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Origine : http://www.freud-lacan.com/articles/article.php?id_article=00808
Le corps ne serait-il qu'une machine dont la science pourra un jour
élucider, voire traiter toutes les composantes? La physiologie
du cerveau, la génétique, l'endocrinologie, pourront-elles
percer le " secret de l'âme ", localiser l'inconscient,
trouver enfin le centre de commande de cet incroyable enchevêtrement
de neurones, bref, réaliser cette quadrature du cercle :
objectiver le sujet ?
C'est oublier, écrit Gérard Pommier (*), que sujet
et organisme s'appareillent grâce à la matérialité
du langage : la pulsion, en effet anime le psychique en même
temps qu'elle intègre le somatique. Concept psychanalytique,
"la pulsion introduit une nouveauté radicale : elle
dialectise au point de l'invalider toute opposition du mental et
du cérébral". Si "les neurosciences [...]
montrent malgré elles comment le langage modélise
le corps beaucoup plus profondément que le symptôme
hystérique le laissait supposer, [...] elles obligent les
psychanalystes à choisir leur camp, car il faut reconnaître
que certains d'entre eux ont renoncé à la nature scientifique
de leur discipline pour lui préférer les délices
de l'amour de transfert et les certitudes de la secte."
Si le support de la parole est lui aussi matériel,
qu'est-ce donc que la conscience ? Qu'est-ce qu'un sujet ?
Les neurosciences sont formelles : la parole entendue puis prononcée
est préalable à tout apprentissage, à toute
expansion des capacités proprement humaine. Le cerveau est
tributaire de son exercice, de son utilisation, "la raison
d'exister du neurone se trouve hors du corps." La fonction
langagière crée l'organisme. Dit autrement : c'est
de l'Autre que vient le sujet. La " sur maturation " neurologique
appelle un branchement au-dehors pour finaliser les connections
synaptiques : la néoténie propre à l'homme
n'est pas ici ci que l'on croyait. Le milieu où croît
le sujet humain, son "Umvelt" est, pourrait-on dire un
bouillon de culture, et sa croissance est continue. Le phénomène
d'attrition démontre que l'accroissement quantitatif du stock
neuronal se transmet héréditairement : si les potentialités
du langage ne sont pas utilisées par cerveau dans un certain
délai, il perd une partie de ses possibilités.
Mais quel est alors le sujet de ces apprentissages ?
Pourquoi acceptons-nous d'échanger nos représentations
de choses contre les représentations de mots de l'Autre ?
Pourquoi et comment nos sensations pulsionnelles mémorisées
sont-elles refoulées pour parler la langue commune ?
"Du "Je" au "Tu", une grammaire d'amour
donne un sens à un certain son et, à cette condition,
le vocabulaire se développe. Comme le sens des sons n'apparaît
que grâce à la syntaxe, le développement des
neurones lui-même en devient tributaire. Chose immatérielle,
la grammaire modèle la flexion des sons, dont le rythme et
le débit permettent la croissance des nerfs." C'est
donc en disant "je" à un "tu" qui l'
entend, que le sujet, stimulé par le désir de l'Autre,
apprend, avec le refoulement de ce désir, à s'engager
dans la parole. C'est en s'identifiant grâce à la parole
que naît le sujet, C'est l'appropriation de son propre nom
que raconte le mythe oedipien. Pour Gérard Pommier, le nom
propre est "totémique" , au sens freudien : mise
à mort et dévoration incorporation du père.
" Je" ne parle qu'au nom du totem. Le sujet est celui
de la parole, c'est hors du corps que se joue la nomination. Culture
et identification modèlent le corps, l'érigent et
orientent son fonctionnement. "...le centre de commande se
trouve [...]"dehors ", bien que sa matérialisation
paraisse se trouver " dedans "".
Certes, le code génétique est l'armature qui propose
potentialités et contraintes, mais celles-ci sont modélisées,
exploitées (ou non) par la culture. Chez l'homme "les
potentialités des gênes restent lettre morte sans la
parole". Le langage constitue un instrument d'information supérieur
à celui des gênes.- Pensons à la reproduction
sexuelle réorganisée par le langage au point que le
choix du genre ne dépende même plus de l'anatomie.-
Ce saut évolutif brutal pourrait se comparer, écrit
G.Pommier, au passage de l'écriture idéographique
à l'écriture alphabétique. Toujours est-il
que parler de la " part animale "de l'humain semble un
vain mot, tant il est vrai que ce saut est qualitatif. Le changement
complet du système d'information, de l'animal à l'homme,
va induire des remaniements avec, entre autre, la latéralisation
cérébrale : "la pulsion est refoulée par
la parole selon un circuit dont on peut suivre la trace de l'hémisphère
droit à l'hémisphère gauche".
Le recouvrement des aires sensori-motrices par une aire psychique
trouve sa preuve dans la formation du symptôme, le langage
des sourds-muets, la langue et l'écriture japonaise, le phénomène
du " membre fantôme ", celui dit d'"hémi
négligence", etc. Plus encore, ces observations donnent
une indication sur ceci : les sensations ne deviennent conscientes
qu'en fonction de leur investissement pulsionnel. Celui-ci est un
précurseur de la conscience dans la mesure où, comme
l'avait pressenti Freud, un jugement d'attribution (i.e. ceci est
bon ou mauvais) est préalable à la conscience (jugement
d'existence).
Nous savons que la pulsion, dont dépend le corps psychique,
est modelée par la demande maternelle, qui passe par les
besoins de l'enfant. Si celui-ci a faim, le sein s'érigera
tout naturellement en premier objet de désir... qui est en
même temps l'instrument du désir de la mère
car il médiatise sa demande de faire de son manque, où
l'enfant trouve sa place, un phallus gonflé (de lait). Dans
un temps premier, l'enfant veut ce qui est voulu de lui, il hallucine
le sein, cet objet qui rempli le vide que poursuit la pulsion orale,
puis les autres pulsions (1).
La frontière pulsionnelle, écrit G.Pommier, constitue
la limite " psychosomatique " sur laquelle le psychique
se retourne en organique... et sans laquelle il n'y aurait pas de
psychique. La poussée, constante comme on sait représente
une demande toujours plus grande animant le corps du dehors -psychiquement-
et dont la pression, entraînant trop de déplaisir dans
le plaisir (2), cause le "refoulement primordial", le
"rejet" (3) -c'est du moins ainsi que nous lisons G.Pommier-.
Les pulsions ainsi rejetées investissent et animent le monde
des sensations, ce "corps psychique" contamine l'ensemble
de ce qui est perçu. Cette "perception fausse"
donne sa base à l'animisme de la pensée enfantine
ou aux religions dites primitives. C'est elle aussi qui permet d'expliquer
les hallucinations.
"Le si puissant corps psychique résulte du refoulement
d'un " rien " (le phallus rêvé par la mère),
force d'un vide avide de tout".
Les symptômes résultent de l'inadéquation entre
la logique du psychique et celle de l'organisme, i.e. : si un problème
psychique ne trouve pas la solution de ses contradictions à
son propre niveau (le langage), il se rétracte sur le corps.
Anatomiquement, on peut observer que les activités pulsionnelles
sont localisées dans les aires corticales droites et celles
de la parole à gauche. On peut aussi montrer une vectorialisation
droite/gauche de la pulsion vers la parole. La latéralisation
correspond à une nécessité du refoulement,
le chiasme intracérébral "incarne" celui-ci.
"Tout se passe comme si le corps devait répartir entre
deux lieux le rapport contrarié entre image et signifiant.
Cette jonction des aires corticales sensori-motrices et de l'aire
du langage n'existe pas chez l'animal", pas de différence
de potentiel entre le pulsionnel et le langagier : pas de conscience.
L'acte de parole effectue le refoulement de l'excès pulsionnel
en passant du son au sens : "les mots résonnent avant
de raisonner". Les mots s'adossent à d'autres mots,
échappant ainsi à l'univers des choses, et la Chose
s'éloigne. Ainsi, comme la conscience, la pensée se
sépare du réel extérieur dont elle protège,
elle le nomme pour pallier son innommable. "La mémoire
humaine s'organise en fonction du refoulement de l'image au profit
de la littéralité de ses traits caractéristiques.
[...] l'homme se sent séparé de ce qu'il perçoit".
Symbolisant la pulsion, le sujet s'installe dans sa spacio-temporalité.
L'homme a définitivement "quitté" le jardin
d'Eden et son "improbable animalité".
L'inconscient n'est pas à séparer de la conscience,
inutile d'en chercher la localisation cérébrale, il
présentifie la tension grammaticale, quand ça parle,
et "la pensée (consciente) donne un sujet à des
sensations qui, n'eût été le verbe, l'auraient
annulé".
Mais, écrit G.Pommier, ceci n'est que le premier temps du
refoulement ; en effet, les "mots ne font sens qu'au moment
où ils sont associés dans une phrase adressée
à un semblable, réel ou fictif".
La différence de potentiel entre l'aire psychique pulsionnelle
et l'aire psychique du langage produit de la parole, et donc du
sujet, dans le rapport au semblable. "Le "sujet"
est cette étincelle qui pense et parle dans cette tension".
Comme on le voit, le sujet est en dehors de la machine, résultante
de cette différence de potentiel qu'instaure la proximité
de deux corps : il ek-siste, le sujet de l'inconscient est le même
que celui de la conscience.
G.Pommier nous rappelle que "l'homme n'a conscience d'aucune
sensation sans la médiation du symbole", car c'est le
symbole lui-même qui fonde l'événement d'origine.
La signification phallique (pour la mère) du corps du petit
d'homme est un symbole traumatisant, c'est ce trauma (un innommable),
soutenu par la pulsion ($<>D), qui pousse à parler.
C'est par amour, et pour écranter un amour trop grand que,
pour un sujet, les sons prennent sens, que les choses sont nommées.
"La pulsion est au service du symbole, et c'est en fonction
de sa puissance que la mémorisation s'engrange". Poussée
de symbole en symbole, la mémoire humaine est contrainte
à l'invention et à la fiction ; ce qu'elle défend
est un centre vide : le symbole du trauma premier (refoulé).
Soulignons-le une fois encore : pour G.Pommier, " le traumatisme
signe l'acte de naissance paradoxal du sujet" face au refoulé,
i.e. une contradiction insoluble comme l'amour et la haine, l'espace
et le temps : un oxymore où a pris place un symbole "atemporel".
C'est ce symbole que cherche à retrouver la cure analytique,
non pour le comprendre, mais pour rendre son sujet à la scène
traumatique et libérer le corps, tenu en otage en l'absence
de ce sujet. Un sujet deux fois divisé : d'abord par sa propre
jouissance, et aussi entre conscient et inconscient. Ici encore,
le sujet est l'étincelle qui répond à une différence
de potentiel, car la conscience réclame le refoulement de
la pulsion et le sujet est le lieu de cet acte (le refoulement)
et de la conscience qu'il permet.
L'existence du sujet est préalable à la conscience
: qui parle est extérieur à ce dont il est conscient.-
Ceci n'est pas sans évoquer le sujet transcendantal des philosophes.-
Ce qui fait l'homme le dénature de toujours.
Suit un chapitre sur les malentendus du mot inconscient, où
G.Pommier nous rappelle qu' "un souvenir reste inconscient,
non lorsqu'il est oublié, mais lorsqu'un sujet ne parvient
pas à en prendre la mesure" ; et que ce qui fait l'inconscient
c'est l'absence de sujet de certaines images, symboles ou souvenirs,
présents cependant à la mémoire. Car, si la
conscience ne saisit que le non contradictoire, une image (de rêve,
par exemple) peut exprimer la contradiction, de même qu'un
symptôme. Le refoulé (contradiction) n'est pas déposé
dans un autre lieu, il reste lisible à la surface de la parole.
Le refoulement s'articule "selon l'ordonnancement du complexe
d'Oedipe", car " le nom propre ancre le sujet à
son corps selon le double axe de sa filiation (le patronyme) et
de son appartenance sexuelle (son prénom). L'enfant doit
prendre violemment le nom que son père lui donne pour s'identifier
à lui. Amour-haîne : oxymore encore !
C'est à ce niveau que surgissent les images du rêve
(victoire de la pulsion), qui est structuré comme le langage
dont il triomphe. C'est de ce point de vue que le rêve réalise
le désir : victoire provisoire de la jouissance.
Rappelons-le une dernière fois : la conscience résulte
anatomo-physiologiquement d'une disparité d'excitation entre
plusieurs aires cérébrales, une différence
de potentiel, telle que la symbolise Lacan au départ de son
graphe du désir. Ceci est prouvé par les neurosciences,
bien malgré elles (4).
De même, si le lobe préfrontal a un rôle intégrateur
des fonctions, si, aux dires des neurophysiologistes, il joue un
rôle dans le caractère et l'affectivité, il
sera pour nous la traduction dans l'organique de la fonction d'intégration
psychique du narcissisme, c'est-à-dire la subjectivation
du moi réflexif. C'est à son niveau que peut être
détectée par les scientifiques la dépense d'énergie
que réclame le refoulement (i.e. le passage de droite à
gauche) : un affect, de même que peut être mesuré
le temps que demande l'opération : délai qui permet
la confrontation de la perception avec un autre événement
déjà mémorisé ; le sujet peut ainsi
s'extraire de l'immédiateté de sa perception. Le lobe
préfrontal apparaît ainsi comme la plaque tournante
entre le cérébral et le psychique, et comme lieu d'action
potentiel de la cure analytique.
Le cerveau n'est cependant pas un ordinateur, n'en déplaise
aux cognitivistes, car le désir de savoir et son moteur qu'est
le refoulement ont pour fonction d'écarter la pulsion sexuelle.
La cognition n'émerge pas de la cognition, toujours le sujet
perçoit le monde à travers sa réalité
psychique, conscient et inconscient ne sont pas séparables.
L'inconscient ne fonctionne pas en binaire mais en base trois :
il fait symptôme et c'est cette dysharmonie qui fait grandir
l'être humain.
La neuroscience, rescapée d'une antique horreur du corps,
produit une idéologie, celle de l'homme machine, enfin débarrassée
de la pesante éthique du désir. Et avec elle le fantasme
de pouvoir réparer tout ce qui ferait obstacle au bonheur
du sujet : chirurgie, médicaments, greffes, trituration génétique,
clonage, tout lui est bon. Et G.Pommier d'évoquer une pathologie
du corps pulsionnel propre à notre époque : boulimie,
anorexie, toxicomanie, dépression, certains problèmes
sexuels, etc., qui, loin d'être des maladies à part
entière sont seulement des symptômes. "Originellement,
le corps est sommé de s'égaler au phallus", et
l'idéologie des neurosciences semble tendre vers ce but,
sorte de victoire de la pulsion de mort.
Mais la psychanalyse aussi secrète une idéologie,
celle du psychisme machine. Son sujet est celui de la science de
l'inconscient, ici suturé par son symptôme : l'inconscient
calcule et pilote le destin. Le psychanalyste a à prendre
le parti du sujet contre la scientificité de l'inconscient,
jusqu'au point de surdétermination subjective où elle
peut se dialectiser.
"Le symptôme abrite un savoir particulier sous une présentation
généralisable : chaque expression de l'inconscient
condense un traumatisme passé que des symboles actuels remémorent.
[...] L'art du psychanalyste consiste à attraper au vol le
savoir singulier de l'analysant et à l'extraire du savoir
désubjectivé qui l'occulte dans le symptôme".
L'étincelle subjective peut défaire l'objectivation
du symptôme, et "la structure psychique procède
de la façon dont un sujet dit non au désir de l'Autre"
: refoulement, déni ou forclusion.
(*) Pommier, Gérard, Comment les neurosciences démontrent
la psychanalyse, Flammarion, Paris, octobre 2004.
(1) C'est pourquoi l'aire de projection des lèvres sur le
cortex est si importante, alors que celle du sexe est réduite.
"Comme objet de l'Autre, le corps pulsionnel est d'abord une
bouche et un anus, et il naît comme sujet à part entière
grâce au sexe".
(2) Ce qui qualifie la pulsion
(3) Ausstoßung : Freud in "Die Verneinung".
(4) Si la différence s'annule, si les dites aires sont en
phase, le sujet s'annule : épilepsie ou syncope.
Association lacanienne internationale 2006
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