"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
QUI JOUIRA DU VIAGRA ?
Gérard Pommier

Origine : http://www.epsyweb.com/psycho/sexualite/viagra_pour_qui.htm

On sait sur quelle équivoque le Viagra arrive sur le marché : il traite de problèmes médicaux précis et peu nombreux, et bénéficie donc de la publicité dont peut profiter à bon droit un médicament. Mais cet effet ne concerne pas la plupart des futurs amateurs qui vont vouloir acheter, non pour les problèmes organiques concernés, mais pour lever des inhibitions, à titre d’aphrodisiaque. Si le laboratoire Pfizer ne demande pas le remboursement par la Sécurité Sociale, c’est qu’il compte jouer sur ce malentendu. Ce quiproquo est largement connu du public, ou il le deviendra très vite, et libre à chacun de se débrouiller comme il le peut avec les paradoxes de son désir. Même lorsqu’ils se seront rendu compte des équivoques et des inconvénients du comprimé bleu, les intéressés ne chercheront pas forcément à régler les problèmes que leur pose leur inconscient ni les tours qu’il leur joue. Toutefois, et par contrecoup, ils se seront bien mieux posé la question de leur désir, de même que, grâce à cette molécule, des problèmes de société majeurs auront été mis au débat.

On s’étonne par exemple, en lisant les protocoles descriptifs du comprimé miracle, du faible intérêt accordé au plaisir de l’homme. On apprend qu’un pourcentage honorable de consommateurs sont assurés d’une érection! Cependant, on ignore si cette tumescence qui peut durer plusieurs heures (c’est long) sera compatible avec le plaisir masculin. On ne sait pas davantage si elle permet l’orgasme et si oui, combien de fois (au cas où le priapisme durerait, comme l’indique la notice, de 3 à 4 heures). Voilà une lacune de l’information intéressante, qui parle de par son absence répétée: le plaisir masculin semble n’avoir qu’une importance secondaire et l’intérêt se porte sur la jouissance féminine. Il apparaît ainsi en clair que la femme a la charge de jouir pour deux, que la fascination de l’érotisme se résume à l’orgasme féminin, vérité encore hier entièrement occultée. Renversant complètement les données d’un jeu depuis toujours fermement établi, la femme n’est plus l’objet de l’homme, mais l’homme se fait son objet. La tare était hier encore la frigidité féminine. C’est maintenant l’impuissance de l’homme, mais seulement à l’heure où il peut y pallier surpuissamment, d’autant qu’il peut se présenter de plus comme l’objet de la femme, comme l’agent de son plaisir.

Toutefois, la place secondaire accordée au plaisir masculin n’est-elle pas orientée par la satisfaction d’une amante imaginaire? Car de quelle partenaire s’agit-il, sinon d’une représentation invraisemblable de la femme, un mirage de jouissance au-delà du vivant, un fantasme morte! adressé à une figure idéale au-delà de toute femme existante? Sans doute quelques femmes partagent-elles avec les hommes ce rêve d’une femme mythique, toute adonnée au plaisir. Et celles-là trouveront un intérêt sporadique à jouir de l’anonymat de l’homme transformé en porte phallus érigé. Mais justement, telle n’est pas la condition la plus partagée de l’orgasme féminin, qui réclame une subjectivation complète du désir. Qu’elle soit désirée pour ce qu’elle est - alors qu’elle ignore qui elle est - et qu’elle attende cette reconnaissance d’un homme porte à conséquence dans presque toutes les civilisations: en échange de son orgasme qui vaut pour deux, il lui faut en tribut le don du nom de l’élu qui vaudra lui aussi pour deux. Un homme peut sans doute s’objectiver dans un louable effort d’atteindre par le biais du plaisir de sa compagne son propre plaisir. Mais comment cela serait-il possible lorsque le désir se dispense d’être provoqué par une femme particulière, prise comme ce qui manque à un homme particulier?

Par amour, un homme peut se faire l’esclave d’une femme. Et c’est de l’extrême de cette perte narcissique qu’il voudra la reconquérir érotiquement, parce que c’est celle-là qui l’asservit ainsi. Mais lorsque l’homme médicamente son impuissance, il perd dans le même geste la fragilité qui est la source potentielle de sa puissance. Une femme peut certainement aimer un impuissant et lui être fidèle, parce que cette faiblesse est aussi le lieu où il la reconnaît comme sa maîtresse. Mais aimera-t-elle celui qui ne peut affronter la fragilité qu’il tient d’elle? C’est moins sûr.

Tout homme est un déficient sexuel en puissance. La “cause déficiente” (non répertoriée par Aristote) le fait désirer, donc s’ériger. La puissance sexuelle ne s’accroît jamais si bien que dans la mise en question de la virilité: parce que l’objet du désir angoisse, irrite ou se dérobe, l’excitation de la conquête s’impose. Nombre de femmes savent être toujours ailleurs que là où l’homme cherche à les séduire, et le corps s’érige dans cette quête érotique, qui sans ce risque, perd son sens. Que se passera-t-il si un homme s’évite grâce au pharmacon une telle épreuve? La femme perd alors le seul baromètre qui l’assure que c’est bien elle que son amant cherche. C’est au prix de ce risque qu’un homme porte son nom, un nom qu’il peut donner à cette femme en gage d’une jouissance qui ne concerne qu’elle. Il s’agit d’une condition majeure de l’existence subjective.

Si dans la post-modernité, chaque femme prise une par une offre l’un des derniers abris de la subjectivité, on devrait s’attendre à quelques révoltes contre ce qui les anonyme : ne doit-on pas s’attendre à un déferlement de moqueries féminines, qui chercheront à remettre à leur place les priapes impénitents? D’ailleurs les boulangers de Genève ne s’y sont pas trompés, qui ont mis en vente de beaux petits chocolats enrobés de sucre bleu. La principale clientèle de ces ersatz est presque exclusivement féminine! Le rire sera peut-être une arme fatale contre une érection de contrebande. Et encore, la moquerie peut-elle être considérée comme une arme indulgente, lorsque le désir singulier s’échange contre un phallus passe partout!

Chaque progrès vers la libération des hommes a entraîné une émancipation des femmes. Et ce mouvement est arrivé en un point où certaines prérogatives masculines millénaires se voient fortement menacées. Au défaut du patriarcat mis à mal par les mouvements de libération des femmes, les coïts médicalement assistés vont pouvoir trouver un second souffle, pour la paix des mariages bourgeois et du patriarcat fin de siècle. On pourra profiter encore des joies de l’érection en dépit des impuissances paternelles montantes et de plus en plus ouvertement légalisées. Érection malgré tout, alors que le temps d’une métamorphose du lien amoureux arrive sans doute à maturité. La question se pose d’aimer autrement que dans le discord de l’amour et du mariage, qui marque l’érotisme en occident depuis le XIe siècle et les premiers poètes de l’amour courtois (pour qui l’amour fleurissait toujours en dehors de l’institution du mariage, destinée à assurer la descendance patriarcale). Le Sildénafil ne va-t-il pas conforter une modalité de l’amour si obsolète que sa contrepartie est une impuissance grandissante?

La transition qui s’amorce s’annonce rude. Plutôt que de reculer sur quelques prérogatives, on annonce de toute part le sabordage du désir lui même! Qu’il s’agisse d’un puissant rêve collectif apparaît plus clairement si l’on examine les fictions qui accompagnent l’effet Viagra. Peut-on considérer comme un hasard si l’événement littéraire de la rentrée se présente sous l’étiquette des “Particules élémentaires” de M. Houellebecq? L’auteur annonce tout haut la mort de ce cauchemar de l’humanité qu’est le désir (ce serait tellement mieux). remplacé par le machinique et le pseudo scientifique d’un morcellement des organes. La brutalité impersonnelle qui ne fait pas défaut à cet écrivain (à titre de simple provocation, souhaitons-le) se marie harmonieusement à la chute des corps en leur matière, pieusement ranimée par le tiers médical.

A la liste déjà longue des aphrodisiaques, des poils d’éléphants, des anxiolytiques, de la cantharide, du vin, des barbituriques, autant de médecines propres à lever les inhibitions, on peut donc rajouter maintenant cette molécule, que le parfum de mort potentielle qui l’accompagne ne fera que mieux apprécier. Après tout, l’éclatement possible d’un coeur qui se refuse au Viagra représente peut-être la seule pointe subjective qui lui restera. La centaine de ceux qui ont déjà succombés sont les martyrs tombés au champ d’honneur du désir enfin réduit à sa molécule, à sa “particule élémentaire”.