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Origine : http://www.epsyweb.com/psycho/sexualite/viagra_pour_qui.htm
On sait sur quelle équivoque le Viagra arrive sur le marché
: il traite de problèmes médicaux précis et
peu nombreux, et bénéficie donc de la publicité
dont peut profiter à bon droit un médicament. Mais
cet effet ne concerne pas la plupart des futurs amateurs qui vont
vouloir acheter, non pour les problèmes organiques concernés,
mais pour lever des inhibitions, à titre d’aphrodisiaque.
Si le laboratoire Pfizer ne demande pas le remboursement par la
Sécurité Sociale, c’est qu’il compte jouer
sur ce malentendu. Ce quiproquo est largement connu du public, ou
il le deviendra très vite, et libre à chacun de se
débrouiller comme il le peut avec les paradoxes de son désir.
Même lorsqu’ils se seront rendu compte des équivoques
et des inconvénients du comprimé bleu, les intéressés
ne chercheront pas forcément à régler les problèmes
que leur pose leur inconscient ni les tours qu’il leur joue.
Toutefois, et par contrecoup, ils se seront bien mieux posé
la question de leur désir, de même que, grâce
à cette molécule, des problèmes de société
majeurs auront été mis au débat.
On s’étonne par exemple, en lisant les protocoles
descriptifs du comprimé miracle, du faible intérêt
accordé au plaisir de l’homme. On apprend qu’un
pourcentage honorable de consommateurs sont assurés d’une
érection! Cependant, on ignore si cette tumescence qui peut
durer plusieurs heures (c’est long) sera compatible avec le
plaisir masculin. On ne sait pas davantage si elle permet l’orgasme
et si oui, combien de fois (au cas où le priapisme durerait,
comme l’indique la notice, de 3 à 4 heures). Voilà
une lacune de l’information intéressante, qui parle
de par son absence répétée: le plaisir masculin
semble n’avoir qu’une importance secondaire et l’intérêt
se porte sur la jouissance féminine. Il apparaît ainsi
en clair que la femme a la charge de jouir pour deux, que la fascination
de l’érotisme se résume à l’orgasme
féminin, vérité encore hier entièrement
occultée. Renversant complètement les données
d’un jeu depuis toujours fermement établi, la femme
n’est plus l’objet de l’homme, mais l’homme
se fait son objet. La tare était hier encore la frigidité
féminine. C’est maintenant l’impuissance de l’homme,
mais seulement à l’heure où il peut y pallier
surpuissamment, d’autant qu’il peut se présenter
de plus comme l’objet de la femme, comme l’agent de
son plaisir.
Toutefois, la place secondaire accordée au plaisir masculin
n’est-elle pas orientée par la satisfaction d’une
amante imaginaire? Car de quelle partenaire s’agit-il, sinon
d’une représentation invraisemblable de la femme, un
mirage de jouissance au-delà du vivant, un fantasme morte!
adressé à une figure idéale au-delà
de toute femme existante? Sans doute quelques femmes partagent-elles
avec les hommes ce rêve d’une femme mythique, toute
adonnée au plaisir. Et celles-là trouveront un intérêt
sporadique à jouir de l’anonymat de l’homme transformé
en porte phallus érigé. Mais justement, telle n’est
pas la condition la plus partagée de l’orgasme féminin,
qui réclame une subjectivation complète du désir.
Qu’elle soit désirée pour ce qu’elle est
- alors qu’elle ignore qui elle est - et qu’elle attende
cette reconnaissance d’un homme porte à conséquence
dans presque toutes les civilisations: en échange de son
orgasme qui vaut pour deux, il lui faut en tribut le don du nom
de l’élu qui vaudra lui aussi pour deux. Un homme peut
sans doute s’objectiver dans un louable effort d’atteindre
par le biais du plaisir de sa compagne son propre plaisir. Mais
comment cela serait-il possible lorsque le désir se dispense
d’être provoqué par une femme particulière,
prise comme ce qui manque à un homme particulier?
Par amour, un homme peut se faire l’esclave d’une femme.
Et c’est de l’extrême de cette perte narcissique
qu’il voudra la reconquérir érotiquement, parce
que c’est celle-là qui l’asservit ainsi. Mais
lorsque l’homme médicamente son impuissance, il perd
dans le même geste la fragilité qui est la source potentielle
de sa puissance. Une femme peut certainement aimer un impuissant
et lui être fidèle, parce que cette faiblesse est aussi
le lieu où il la reconnaît comme sa maîtresse.
Mais aimera-t-elle celui qui ne peut affronter la fragilité
qu’il tient d’elle? C’est moins sûr.
Tout homme est un déficient sexuel en puissance. La “cause
déficiente” (non répertoriée par Aristote)
le fait désirer, donc s’ériger. La puissance
sexuelle ne s’accroît jamais si bien que dans la mise
en question de la virilité: parce que l’objet du désir
angoisse, irrite ou se dérobe, l’excitation de la conquête
s’impose. Nombre de femmes savent être toujours ailleurs
que là où l’homme cherche à les séduire,
et le corps s’érige dans cette quête érotique,
qui sans ce risque, perd son sens. Que se passera-t-il si un homme
s’évite grâce au pharmacon une telle épreuve?
La femme perd alors le seul baromètre qui l’assure
que c’est bien elle que son amant cherche. C’est au
prix de ce risque qu’un homme porte son nom, un nom qu’il
peut donner à cette femme en gage d’une jouissance
qui ne concerne qu’elle. Il s’agit d’une condition
majeure de l’existence subjective.
Si dans la post-modernité, chaque femme prise une par une
offre l’un des derniers abris de la subjectivité, on
devrait s’attendre à quelques révoltes contre
ce qui les anonyme : ne doit-on pas s’attendre à un
déferlement de moqueries féminines, qui chercheront
à remettre à leur place les priapes impénitents?
D’ailleurs les boulangers de Genève ne s’y sont
pas trompés, qui ont mis en vente de beaux petits chocolats
enrobés de sucre bleu. La principale clientèle de
ces ersatz est presque exclusivement féminine! Le rire sera
peut-être une arme fatale contre une érection de contrebande.
Et encore, la moquerie peut-elle être considérée
comme une arme indulgente, lorsque le désir singulier s’échange
contre un phallus passe partout!
Chaque progrès vers la libération des hommes a entraîné
une émancipation des femmes. Et ce mouvement est arrivé
en un point où certaines prérogatives masculines millénaires
se voient fortement menacées. Au défaut du patriarcat
mis à mal par les mouvements de libération des femmes,
les coïts médicalement assistés vont pouvoir
trouver un second souffle, pour la paix des mariages bourgeois et
du patriarcat fin de siècle. On pourra profiter encore des
joies de l’érection en dépit des impuissances
paternelles montantes et de plus en plus ouvertement légalisées.
Érection malgré tout, alors que le temps d’une
métamorphose du lien amoureux arrive sans doute à
maturité. La question se pose d’aimer autrement que
dans le discord de l’amour et du mariage, qui marque l’érotisme
en occident depuis le XIe siècle et les premiers poètes
de l’amour courtois (pour qui l’amour fleurissait toujours
en dehors de l’institution du mariage, destinée à
assurer la descendance patriarcale). Le Sildénafil ne va-t-il
pas conforter une modalité de l’amour si obsolète
que sa contrepartie est une impuissance grandissante?
La transition qui s’amorce s’annonce rude. Plutôt
que de reculer sur quelques prérogatives, on annonce de toute
part le sabordage du désir lui même! Qu’il s’agisse
d’un puissant rêve collectif apparaît plus clairement
si l’on examine les fictions qui accompagnent l’effet
Viagra. Peut-on considérer comme un hasard si l’événement
littéraire de la rentrée se présente sous l’étiquette
des “Particules élémentaires” de M. Houellebecq?
L’auteur annonce tout haut la mort de ce cauchemar de l’humanité
qu’est le désir (ce serait tellement mieux). remplacé
par le machinique et le pseudo scientifique d’un morcellement
des organes. La brutalité impersonnelle qui ne fait pas défaut
à cet écrivain (à titre de simple provocation,
souhaitons-le) se marie harmonieusement à la chute des corps
en leur matière, pieusement ranimée par le tiers médical.
A la liste déjà longue des aphrodisiaques, des poils
d’éléphants, des anxiolytiques, de la cantharide,
du vin, des barbituriques, autant de médecines propres à
lever les inhibitions, on peut donc rajouter maintenant cette molécule,
que le parfum de mort potentielle qui l’accompagne ne fera
que mieux apprécier. Après tout, l’éclatement
possible d’un coeur qui se refuse au Viagra représente
peut-être la seule pointe subjective qui lui restera. La centaine
de ceux qui ont déjà succombés sont les martyrs
tombés au champ d’honneur du désir enfin réduit
à sa molécule, à sa “particule élémentaire”.
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