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Origine : http://www.etudes-lacaniennes.net/Etudes/Psychanalyse/jouissance/joui-sublimation.htm
La théorie de la sublimation a toujours été très
compliquée, très problématique en raison de son
articulation délicate avec la théorie de la jouissance.
On peut dire globalement, en suivant la plupart des lacaniens, que
la sublimation s’inscrit dans un procès de récupération
de la jouissance une fois admis que celle-ci a été définitivement
“perdue” dès l’origine. On passerait d’une
jouissance en quelque sorte “naturelle” et mythique à
une jouissance “civilisée” par la castration, métamorphosée
par le signifiant. Une des questions les plus classiques est alors
de savoir si la sublimation dépasse le stade de la castration,
si elle touche à la jouissance “supplémentaire”
dont parle Lacan, et quelle est encore la place de la pulsion dans
cette redistribution. A cet égard une réponse des plus
rigoureuses a été fournie par Gérard Pommier,
lequel présente d’emblée la sublimation comme
l’une des formes prises par la jouissance supplémentaire,
se situant exactement entre la jouissance “féminine”
(dans son aspect directement sexuel) et la jouissance “mystique”
(dont nous dirons quelques mots plus loin). Par ailleurs la jouissance
sublimatoire entretient un rapport — justement “supplémentaire”
— avec un aspect important de la jouissance phallique, à
savoir le symptôme. “Si l’on considère maintenant
la jouissance du symptôme, écrit G. Pommier, la sublimation
n’est-il pas le destin échappant au refoulement qui lui
correspondra?" (p. 278). Par rapport à la jouissance maternelle
qui situe le corps de l’enfant en position de phallus, celui-ci
répondant à la demande par la médiation d’une
pulsion partielle, la sublimation inverse les effets de cette pulsion
tout en l’utilisant : elle transforme l’érotisation
excessive du corps en la création d’une œuvre occupant
la place du phallus.
Mais de quoi jouit-on : de l’acte créateur ou de l’objet
lui-même ? Et de quel objet s’agit-il ? Il ne peut pas
s’agir tout uniment de l’objet de la pulsion, puisque
la sublimation a justement pour fonction de dépasser ce rapport
à l’objet. Rappelons que Lacan spécifie par ailleurs
la sublimation comme le fait d’“élever l’objet
à la dignité de la Chose”. Il faut voir dans la
Chose, ici représentée par l’œuvre, la capacité
(éminemment jouissive) de l’artiste d’apposer son
nom sur une réalisation qui ne doit plus rien à l’aliénation
maternelle. L’œuvre est supplémentaire par rapport
au symptôme en ceci qu’elle dépasse aussi la marque
paternelle qui représente la face interdictrice de la jouissance
du symptôme, elle est nomination et création au-delà
cette fois de l’aliénation paternelle. “Lorsque
l’artiste signe son œuvre, il s’invente un nom, même
s’il appose son patronyme. Il se passe du nom légué
par son père et signe avec ce qu’il y a eu de premier
dans son existence au sentir, portant sur l’œuvre une griffe
aussi forte que celle dont sa chair a pu être marquée"
(p. 280). En d’autres termes, si elle dépasse le phallicisme
du symptôme, la sublimation inverse plus radicalement encore
l’aliénation causée par la demande maternelle.
L’œuvre devient le symbole de la perfection phallique,
là où ce rôle était tenu initialement par
le sujet.
L’art procède d’un acte créatif, pourtant
le ressort de cet acte réside dans une passivité toute
“féminine” au sens où l’artiste n’en
subit pas moins l’effet de la pulsion, dont le but est simplement
orienté différemment, au-delà de la sexualité
effective et au-delà de la formation des symptômes. Si
la source et d’une certaine façon le contenu de l’art
reste toujours érotique, c’est parce nul ne peut prétendre
en être l’origine ou le maître (sauf à verser
dans l’illusion perverse) ; l’érotisme provient
nécessairement de l’Autre. L’essentiel, dans l’art,
est que la pulsion génère différemment, dans
une différance ou une distance maintenue, la signification
phallique, et ne se confond pas avec elle comme c’est le cas
avec le simple objet partiel. Pommier écrit excellemment :
“Ainsi s’établit une proportion entre pulsion et
signification du phallus. N’est-ce pas d’elle que dépend
l’émotion esthétique ?" (p. 280). Et “le
sujet de la sublimation se définit de la sorte, non entre deux
signifiants, mais dans la proportion du phallus et de la pulsion.
Ce sujet est esthétiquement ému, parce qu’à
chaque instant s’impose à lui — entre son et phrase,
entre couleur et forme — cette sorte d’épreuve
où se surimposent une perte et sa réparation, accomplie
avec les instruments mêmes de la perte (puisque lorsque le son
s’ajoute aux autres sons, leur ensemble forme une signification
qui dissout la singularité du son" (p. 281)
Ainsi la signification efface et déplace l’objet, mais
celui-ci revient, se fait désirer et relance la signification
: le sujet vacille et s’émeut dans cet entre-temps. L’infinité
de l’émotion ou de la jouissance esthétique s’explique
donc par l’écart que le sujet fait ek-sister (et où
il ek-siste) entre ce qu’il est pour l’Autre, soit le
phallus, et ce qui se présentifie dans la pulsion. Une émotion
infinie de ce type n’en est pas moins corporelle — comme
au fond toute jouissance —, cependant elle n’a plus rien
de sexuel, pas même au sens de la jouissance sexuelle féminine
puisque celle-ci nécessite, en tant qu’occasionnée
par l’orgasme, la présence d’un désir masculin.
La sublimation s’autogénère (exception faite bien
sûr du grand Autre) et par là, en tant que désexualisée,
elle représente au mieux la jouissance “proprement”
féminine.
Mais la forme de sublimation la plus désexualisée,
d’après G. Pommier, reste la jouissance mystique en
tant qu’elle relève purement du signifiant et non plus
de la pulsion. Le nom divin est le seul signifiant au-delà
du symbolique, notamment du phallus, il équivaut au corps
tout entier dont il représente la jouissance illimitée.
Une mystique peut se dispenser d’attacher à un seul
homme, comme le font les autres femmes, la signification du phallus
; il n’est même pas besoin, comme pour l’artiste,
de se forger un nom. “La jouissance mystique, écrit
Pommier, est au-delà du phallus, parce qu’elle s’appuie
sur un signifiant qui se signifie lui-même" (p. 286),
et cette signification continue et résonne “dans un
corps auquel elle équivaut" (id.) : il faudrait néanmoins
s’interroger sur la permanence de cette signification, dont
on conçoit mal comment elle se détache complètement
du phallus. Même à se signifier lui-même, un
nom n’en reste pas moins symbolique et donc “significatif”
; et il n’y a pas d’autre signification que celle du
phallus, quitte à équivaloir à la signification
et à l’usage de tous les autres mots résonnant,
jouissant dans le corps. La jouissance conçue comme jouissance
du signifiant reste éminemment problématique. Du coup
la gêne qui nous prend à examiner cette question de
la jouissance mystique se répercute a fortiori sur les autres
types de jouissance “féminine”, y compris la
sublimation. On se dit que celle-ci ne se détache jamais
vraiment de la pulsion tandis que la jouissance mystique, malgré
les dénégations, reste rivée au symbolique
et donc au phallus. Le fait de purifier la sublimation de toute
référence au phallus ne signifie nullement qu’elle
ne soit pas d’essence phallique. Cette limite de la théorie
provient, comme toujours ici, de l’incapacité à
se figurer “ce que peut un corps” (Spinoza) et notamment
son lien avec le réel.
La théorie de la sublimation fait tout pour que la sublimation
se tienne dans un écart respectueux d’avec le réel,
comme si elle avait à s’émanciper de quelque
tare originelle, comme si elle avait à récupérer
et à payer — c’est bien ce que dit Lacan —,
disons-le nettement : avec la pulsion, une jouissance originellement
fautive. Mais la jouissance du corps n’est pas originellement
fautive et ne manque pas, d’abord parce qu’elle se définit
immédiatement comme jouissance du sujet en tant qu’Autre
(et non pas d’abord de l’Autre, la mère, en tant
que sujet, annihilant l’infans), ensuite parce qu’elle
est seulement jouissance du corps (génitif subjectif) du
signifiant (génitif objectif), sublimation comprise. La psychanalyse
ne peut pas détacher complètement la sublimation de
la pulsion ni de la signification phallique, c’est-à-dire
du langage. Il ne faut pas définir la sublimation à
partir de ce qu’elle n’est pas, de ce qu’elle
manque ou de ce qu’elle ne manque pas de viser (la jouissance
et le réel), mais en fonction de sa réalité
phénoménale propre : du sublimant, d’une part,
identique au corps-sujet de la jouissance (instance théorique
pure, évidemment non analytique), du sublimé d’autre
part et surtout, à commencer par le couple analytique sublimation/pulsion
qui est à sublimer, autrement dit à “unidentifier”
au réel.
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