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D'après une lecture de Gérard Pommier, L'Ordre sexuel, Paris, Flammarion, 1995

Origine : http://www.etudes-lacaniennes.net/Etudes/Psychanalyse/jouissance/joui-sublimation.htm


La théorie de la sublimation a toujours été très compliquée, très problématique en raison de son articulation délicate avec la théorie de la jouissance. On peut dire globalement, en suivant la plupart des lacaniens, que la sublimation s’inscrit dans un procès de récupération de la jouissance une fois admis que celle-ci a été définitivement “perdue” dès l’origine. On passerait d’une jouissance en quelque sorte “naturelle” et mythique à une jouissance “civilisée” par la castration, métamorphosée par le signifiant. Une des questions les plus classiques est alors de savoir si la sublimation dépasse le stade de la castration, si elle touche à la jouissance “supplémentaire” dont parle Lacan, et quelle est encore la place de la pulsion dans cette redistribution. A cet égard une réponse des plus rigoureuses a été fournie par Gérard Pommier, lequel présente d’emblée la sublimation comme l’une des formes prises par la jouissance supplémentaire, se situant exactement entre la jouissance “féminine” (dans son aspect directement sexuel) et la jouissance “mystique” (dont nous dirons quelques mots plus loin). Par ailleurs la jouissance sublimatoire entretient un rapport — justement “supplémentaire” — avec un aspect important de la jouissance phallique, à savoir le symptôme. “Si l’on considère maintenant la jouissance du symptôme, écrit G. Pommier, la sublimation n’est-il pas le destin échappant au refoulement qui lui correspondra?" (p. 278). Par rapport à la jouissance maternelle qui situe le corps de l’enfant en position de phallus, celui-ci répondant à la demande par la médiation d’une pulsion partielle, la sublimation inverse les effets de cette pulsion tout en l’utilisant : elle transforme l’érotisation excessive du corps en la création d’une œuvre occupant la place du phallus.

Mais de quoi jouit-on : de l’acte créateur ou de l’objet lui-même ? Et de quel objet s’agit-il ? Il ne peut pas s’agir tout uniment de l’objet de la pulsion, puisque la sublimation a justement pour fonction de dépasser ce rapport à l’objet. Rappelons que Lacan spécifie par ailleurs la sublimation comme le fait d’“élever l’objet à la dignité de la Chose”. Il faut voir dans la Chose, ici représentée par l’œuvre, la capacité (éminemment jouissive) de l’artiste d’apposer son nom sur une réalisation qui ne doit plus rien à l’aliénation maternelle. L’œuvre est supplémentaire par rapport au symptôme en ceci qu’elle dépasse aussi la marque paternelle qui représente la face interdictrice de la jouissance du symptôme, elle est nomination et création au-delà cette fois de l’aliénation paternelle. “Lorsque l’artiste signe son œuvre, il s’invente un nom, même s’il appose son patronyme. Il se passe du nom légué par son père et signe avec ce qu’il y a eu de premier dans son existence au sentir, portant sur l’œuvre une griffe aussi forte que celle dont sa chair a pu être marquée" (p. 280). En d’autres termes, si elle dépasse le phallicisme du symptôme, la sublimation inverse plus radicalement encore l’aliénation causée par la demande maternelle. L’œuvre devient le symbole de la perfection phallique, là où ce rôle était tenu initialement par le sujet.

L’art procède d’un acte créatif, pourtant le ressort de cet acte réside dans une passivité toute “féminine” au sens où l’artiste n’en subit pas moins l’effet de la pulsion, dont le but est simplement orienté différemment, au-delà de la sexualité effective et au-delà de la formation des symptômes. Si la source et d’une certaine façon le contenu de l’art reste toujours érotique, c’est parce nul ne peut prétendre en être l’origine ou le maître (sauf à verser dans l’illusion perverse) ; l’érotisme provient nécessairement de l’Autre. L’essentiel, dans l’art, est que la pulsion génère différemment, dans une différance ou une distance maintenue, la signification phallique, et ne se confond pas avec elle comme c’est le cas avec le simple objet partiel. Pommier écrit excellemment : “Ainsi s’établit une proportion entre pulsion et signification du phallus. N’est-ce pas d’elle que dépend l’émotion esthétique ?" (p. 280). Et “le sujet de la sublimation se définit de la sorte, non entre deux signifiants, mais dans la proportion du phallus et de la pulsion. Ce sujet est esthétiquement ému, parce qu’à chaque instant s’impose à lui — entre son et phrase, entre couleur et forme — cette sorte d’épreuve où se surimposent une perte et sa réparation, accomplie avec les instruments mêmes de la perte (puisque lorsque le son s’ajoute aux autres sons, leur ensemble forme une signification qui dissout la singularité du son" (p. 281)

Ainsi la signification efface et déplace l’objet, mais celui-ci revient, se fait désirer et relance la signification : le sujet vacille et s’émeut dans cet entre-temps. L’infinité de l’émotion ou de la jouissance esthétique s’explique donc par l’écart que le sujet fait ek-sister (et où il ek-siste) entre ce qu’il est pour l’Autre, soit le phallus, et ce qui se présentifie dans la pulsion. Une émotion infinie de ce type n’en est pas moins corporelle — comme au fond toute jouissance —, cependant elle n’a plus rien de sexuel, pas même au sens de la jouissance sexuelle féminine puisque celle-ci nécessite, en tant qu’occasionnée par l’orgasme, la présence d’un désir masculin. La sublimation s’autogénère (exception faite bien sûr du grand Autre) et par là, en tant que désexualisée, elle représente au mieux la jouissance “proprement” féminine.

Mais la forme de sublimation la plus désexualisée, d’après G. Pommier, reste la jouissance mystique en tant qu’elle relève purement du signifiant et non plus de la pulsion. Le nom divin est le seul signifiant au-delà du symbolique, notamment du phallus, il équivaut au corps tout entier dont il représente la jouissance illimitée. Une mystique peut se dispenser d’attacher à un seul homme, comme le font les autres femmes, la signification du phallus ; il n’est même pas besoin, comme pour l’artiste, de se forger un nom. “La jouissance mystique, écrit Pommier, est au-delà du phallus, parce qu’elle s’appuie sur un signifiant qui se signifie lui-même" (p. 286), et cette signification continue et résonne “dans un corps auquel elle équivaut" (id.) : il faudrait néanmoins s’interroger sur la permanence de cette signification, dont on conçoit mal comment elle se détache complètement du phallus. Même à se signifier lui-même, un nom n’en reste pas moins symbolique et donc “significatif” ; et il n’y a pas d’autre signification que celle du phallus, quitte à équivaloir à la signification et à l’usage de tous les autres mots résonnant, jouissant dans le corps. La jouissance conçue comme jouissance du signifiant reste éminemment problématique. Du coup la gêne qui nous prend à examiner cette question de la jouissance mystique se répercute a fortiori sur les autres types de jouissance “féminine”, y compris la sublimation. On se dit que celle-ci ne se détache jamais vraiment de la pulsion tandis que la jouissance mystique, malgré les dénégations, reste rivée au symbolique et donc au phallus. Le fait de purifier la sublimation de toute référence au phallus ne signifie nullement qu’elle ne soit pas d’essence phallique. Cette limite de la théorie provient, comme toujours ici, de l’incapacité à se figurer “ce que peut un corps” (Spinoza) et notamment son lien avec le réel.

La théorie de la sublimation fait tout pour que la sublimation se tienne dans un écart respectueux d’avec le réel, comme si elle avait à s’émanciper de quelque tare originelle, comme si elle avait à récupérer et à payer — c’est bien ce que dit Lacan —, disons-le nettement : avec la pulsion, une jouissance originellement fautive. Mais la jouissance du corps n’est pas originellement fautive et ne manque pas, d’abord parce qu’elle se définit immédiatement comme jouissance du sujet en tant qu’Autre (et non pas d’abord de l’Autre, la mère, en tant que sujet, annihilant l’infans), ensuite parce qu’elle est seulement jouissance du corps (génitif subjectif) du signifiant (génitif objectif), sublimation comprise. La psychanalyse ne peut pas détacher complètement la sublimation de la pulsion ni de la signification phallique, c’est-à-dire du langage. Il ne faut pas définir la sublimation à partir de ce qu’elle n’est pas, de ce qu’elle manque ou de ce qu’elle ne manque pas de viser (la jouissance et le réel), mais en fonction de sa réalité phénoménale propre : du sublimant, d’une part, identique au corps-sujet de la jouissance (instance théorique pure, évidemment non analytique), du sublimé d’autre part et surtout, à commencer par le couple analytique sublimation/pulsion qui est à sublimer, autrement dit à “unidentifier” au réel.