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Origine : http://www.psychanalyse.lu/articles/PommierToxicomanie.htm
I. Evolution historique de la toxicomanie et naissance
de son concept
Depuis moins d'un siècle, les sociologues, les psychiatres
et les législateurs ont considéré comme une
catégorie en soi les consommateurs réguliers de drogues
assujettis à une addiction. Pour la clarté, on peut
dater l'apparition de cette catégorie avec les premières
lois dressant la liste des drogues interdites, et des peines prises
à l'encontre des utilisateurs et de leur fournisseurs. Avant
cette date, la drogue faisait normalement partie de la vie sociale,
et cela depuis la nuit des temps et dans toutes les cultures. Après
cette date, une ligne de démarcation a été
instaurée entre les drogues légales et les drogues
illégales, dont le nombre tend à s'accroître,
puisque l'alcool et le tabac s'acheminent vers des réglementations
de plus en plus strictes. La drogue illégale, c'est celle
de l'autre dieu, celle de l'autre culture, créditée
d'être restée plus humaine. Ainsi de la prise de haschich,
d'opium, de champignons hallucinogènes, toujours quelque
peu contaminée d'un mysticisme latent. Les nouvelles drogues
légales, les sédatifs, les somnifères, etc.,
prennent en revanche une extension extraordinaire, bien qu'ils soient
eux aussi l'occasion d'abus et d'une addiction qui n'avoue pas son
nom.
Ce bref rappel d'une évolution en cours ne définit
pas avec pertinence un concept de toxicomanie, même du point
de vue psychiatrique et encore moins psychanalytique. Il s'agit
au mieux d'une catégorie sociologique, sinon policière,
qui permet, parmi d'autres mesures, de criminaliser les couches
de la population adonnées aux drogues illégales. En
dehors de ce contexte, le terme de « toxicomanie » a
d'autant moins de sens qu'il est vain d'identifier un sujet à
son symptôme. Lorsqu'on a dit : « l'alcoolique »,
« l'insomniaque », « l'énurétique
», etc.., on s'est seulement économisé la peine
de comprendre pourquoi un sujet boit, pourquoi il ne dort pas, s'oublie
dans son lit etc... Si son but est seulement de calmer l'angoisse,
le recours aux drogues concerne aussi bien la psychose, la névrose
que la perversion. Et rien ne justifie un concept particulier pour
désigner non une maladie, mais un traitement. L'angoisse
des hommes les a toujours amenés à se droguer, et
on devrait donc ne considérer la « toxicomanie »
que comme une facilité de vocabulaire adaptée aux
particularités de la société actuelle, prompte
à occulter ce qui la dérange grâce à
la médecine et à la psychologie. Seule l'existence
de centres de soins spécialisés lui donne quelque
pertinence.
Pourtant la critique de cette catégorie en apparence superficielle
de « toxicomanie » découvre des problèmes
nouveaux qui, en retour, la fondent. Regardons mieux les conditions
de son apparition. Le Pharmakon témoigne sans doute du malaise
universel des civilisations, mais jusque récemment, il était
bien intégré dans le tissu social, c'est-à-dire
religieux. Il avait comme fonction d'endormir le conscient et de
laisser parler l'inconscient, c'est-à-dire ce qui correspondait
aux représentations religieuses de la société
concernée. Ce rôle sacré légitimait la
drogue, et elle avait ensuite un autre rôle, plus thérapeutique,
celui de calmer l'angoisse provoquée par le désir.
Dans notre culture, le vin « sang du Christ », participe
au mystère de la messe, et en ce sens l'alcool est la drogue
légitime de la chrétienté. Dans d'autres civilisations,
les servants du culte communiquent avec les mystères sacrés
en utilisant d'autres drogues, et les shamans s'initiaient aux volontés
des « esprits auxiliaires » grâce à diverses
sortes d'hallucinogènes. Forts de la familiarité ainsi
acquise avec l'inconscient, connaissance médiatisée
par les mythes de leur culture, ils se proposaient d'exorciser ceux
que ce même inconscient faisait souffrir. En conséquence
de ces pratiques sacrées, les drogues elles-mêmes acquirent
la réputation de soulager des esprits malins. Dans le même
sens, les médicaments psychotropes ne rompent pas avec les
coutumes passées : outre leur action sur les nerfs, une part
de leur efficacité relève d'une croyance en cette
nouvelle religion qu'est devenue la science. Ils ont seulement l'inconvénient
d'occulter leur propre condition d'effectuation, en laissant croire
que la cause de la souffrance est organique, alors qu'elle est psychique
dans l'immense majorité des cas. Ne pouvant se verbaliser,
la souffrance psychique se proroge ainsi, et l'intoxication médicamenteuse
est reconduite.
La légitimité d'un Pharmakon a donc toujours été
relative à son intégration dans la sphère sacrée
d'une culture, et l'on commence à soupçonner que les
psychotropes traditionnels ont perdu leurs lettres de créance
au fur et à mesure du déclin des croyances religieuses.
Cette marginalisation des idéaux se produit dans la mesure
où l'idéal hégémonique de notre société
brille par l'absence déclarée d'idéal . Car
la « marchandise » ou le « marché »
sont le contraire d'un idéal. Non que l'idéal soit
forcément « spirituel », mais quel qu'il soit,
il se réalise grâce aux hommes qui l'accréditent
en commun (la justice, la fraternité, la liberté,
par exemple) et non par l'acquisition de biens (qui n'en est que
la conséquence éventuelle).. Ses conséquences
ne sont pas seulement celles subies par les marginaux et les précaires
du monde du travail. Elles frappent aussi, par ricochet, les autres,
y compris les nantis : eux non plus ne peuvent plus croire aux lendemains
qui chantent. Une brisure intérieure refend tout un chacun,
violence à cet égard plus grande que celle subie par
les hommes du Moyen Age, qui vivaient au moins en communauté
de croyances avec leurs oppresseurs. Au contraire, le corps se défait
en même temps que le corps social lorsqu'il perd toute perspective
idéalisée de son histoire.
De nouvelles machines à rêver ont alors été
recherchées ailleurs, dans d'autres cultures, créditées
de proposer des idéaux plus consistants. On en prendra pour
preuve le chemin qu'empruntèrent de nouvelles drogues avant
de se populariser dans notre civilisation. Cette voie a d'abord
été littéraire, initié en Angleterre
par les « Confessions d'un mangeur d'opium » de Thomas
de Quincey, traduit par Musset, suivi d'un nombre croissant d'essais
comme ceux de Baudelaire, Balzac, Gautier ou Nerval[1]. La mode
fit le reste, d'abord dans les cercles d'écrivains, dont
des psychiatres comme Moreau de Tour ne furent pas absents. La drogue
a ainsi d'abord fonctionné en toute innocence et en toute
légalité comme un moyen d'accès à des
mondes nouveaux dans un univers trop connu. Elle a d'abord fait
rêver, moins au titre de son effet chimique que comme objet
littéraire. Nombre de romans populaires prirent ensuite pour
thème la déchéance délicieuse engendrée
par la « Fée Morphine ». Le lecteur aura d'abord
été enivré par cette littérature avant
d'avoir avalé un seul grain de Laudanum.
II. La toxicomanie au défaut des idéaux
Cette rupture assez récente dans le tissu traditionnel des
croyances oblige à penser un problème nouveau, qui
sort du cadre de la sociologie dans lequel la « toxicomanie
» semblait se confiner. Car l'introduction des nouvelles drogues
témoigne de la marginalisation des idéaux du moi,
si importants pour le psychisme. Leur perte d'influence va contraindre
chaque sujet à se construire des idéaux qui lui soient
propre. S'il ne le fait pas, privé du secours de la fraternité
de masse, il devra affronter une angoisse qu'il ne connaissait pas
au bon vieux temps où les cieux étaient surpeuplés.
Quel était le message de ces habitants des cieux ? Ils figuraient
d'abord sous une forme inversée les invariants de son propre
inconscient, et sa subjectivité s'en trouvait ainsi dédouanée.
Son destin lui tombait dessus de là-haut. Et en conséquence,
les dieux énonçaient les règles et les interdits
d'une jouissance bien ordonnée.
On voit donc en quel sens la marginalisation des idéaux
retentit : elle découvre la difficulté des hommes
et des femmes à se rencontrer. Elle révèle
la nudité du sexe, et l'angoisse de l'être humain aux
prises avec un érotisme dont les conditions d'effectuation
sont extérieures à son corps. De sorte que le Pharmakon
change de sens. Il quitte la sphère divine et se sécularise.
Il est désormais consacré aux difficultés de
la rencontre du prochain, à ce que la sexualité recouvre
de néant, devenu condition de la jouissance. Le désir
a comme condition le vide qu'il aspire à combler et les rituels
de l'idéal qui le bordaient n'ont plus d'efficace. Il est
difficile de supporter cette proximité du vide, mais la plupart
des protagonistes de notre société y parviennent,
car la dure vérité de ce rapport n'en représente
pas moins une libération. Mais cet affrontement ne va pas
sans vin, sans tabac, sans café, sans tranquillisants, sans
ces expédients nocturnes de l'angoisse contemporaine. En
contre-partie du lâcher prise des idéaux de masse,
il faut payer le prix d'une liberté nouvelle qui crée
cette angoisse légère et hypomane facilement consommatrice
d'euphorisants, propices à son errance noctambule. Dans les
églises et les armées, où l'on sait ce qu'il
faut penser, il est interdit de fumer.
En revanche d'autres ne le supportent pas, surtout lorsqu'ils sont
confrontés, non seulement au lot commun d'une marginalisation
de l'idéal, mais plus encore, lorsque l'image même
de leur corps, sa présence au monde est remise en question
au point de flotter. Comment cela se peut-il ? Le défaut
d'amour, dont chacun a subi un jour l'épreuve, expérimente
ce que « flotter » veut dire, quand le sol lui même
se dérobe sous les pieds, pourtant alors de plomb. Le défaut
d'amour, c'est le défaut de ce qui leste la présence
: bien plus que l'ennamoration si souvent jouée les yeux
fermés, c'est le regard et la parole qui vous assurent que
vous êtes bien là où il le paraît. L'effondrement
de ce moi aimé se produit non seulement pour ceux qui n'ont
plus la force d'aimer ou d'être aimés, mais aussi pour
ceux qui sont rejetés du lien social, sans travail, méprisés
ou criminalisés. Cela leur arrive d'autant plus violemment
qu'un idéal ne leur permet pas de prendre leur mal en patience,
qu'ils n'ont plus de tribu, même petite, qui les assure de
la vérité de demain, que leur tribu s'est réduite
à celle des sans tribu, eux les hommes devenus les négatifs
de ce que voulait dire être un homme il y encore peu. C'est
alors que flotte ce corps, dont la croissance diffère de
celle des animaux, car elle dépend de l'attention qui lui
est portée. Par la suite et tout au long de sa vie, son existence
procède de sa place par rapport aux autres, qu'il s'agisse
de sa fonction sociale, aussi modeste soit-elle, ou de l'amour dont
il ne peut se passer.
La délimitation de cette place importe, car le corps psychique
est animé par la violence des pulsions, qui le poussent vers
une jouissance anéantissante au delà d'une certaine
limite. Les idéaux dont aucune société ne s'est
dispensée refoulaient ou sublimaient cette violence : ce
n'est plus le cas. Dans ce défaut, les hommes se fabriquent
encore des idéaux à la taille de leur tribu, mais
ils ne sont vraiment efficaces que lorsqu'ils prétendent
à l'universalité. Lorsque cette ligne de défense
cède aussi, reste l'amour et l'avenir de la famille, mais
de manière détournée, la foi en l'amour dépend
elle aussi des idéaux : croire en l'amour, c'est croire en
l'Homme. Le travail et l'amour semblent appartenir à des
réalités bien différentes, mais contrairement
aux apparences, l'amour ne dépend pas simplement de la sphère
privée : des contraintes sociales et des idéaux extérieurs
au couple conditionnent son existence.[2]
Que ce soit par les voies du travail ou par celle de l'amour, c'est
du semblable dont le soulagement de la pulsion est attendu : c'est
lui que le fantasme met en scène, c'est de lui dont on attend
le soulagement de la pulsion. C'est beaucoup lui demander ! Mais
après tout, il attend le même service, et des arrangements
sont possibles.[3] Le défaut d'amour va inhiber l'action,
défaut d'amour de l'homme pour la femme certes, mais aussi,
mise en défaut plus générale de l'amour dans
le lien social. Ce n'est pas d'une sorte d'idylle amoureuse de la
fraternité dont il s'agit, mais de l'empêchement concret
à agir subi par des individus, par une classe, une race,
une foi, un sexe : l'interdiction de l'action signifie un rejet,
d'un défaut d'amour en ce sens.
De sorte que, de défection en défection, le corps
se confronte à la violence de ses pulsions. La rupture des
liens à autrui, qui faisait carburer leur excès de
puissance, provoque d'abord leur rabattement sur le corps psychique,
et ce dernier se confronte ensuite à la béance qui
le sépare de l'organisme. Car notre corps psychique se greffe
seulement sur notre carcasse, qu'il commande plus ou moins bien.
Notre corps psychique, c'est ce souffle qui existait avant nous
dans le désir de nos parents. C'est lui qui tire l'organisme
vers la vie, et continue de l'orienter. Toujours en avant de lui,
il affirme que demain existe.
III. Le Pharmakon dans la béance du corps et de
l'organicisme
Ainsi, lorsque l'idéal se marginalise, il ne reste plus
que cette béance entre le corps psychique et l'organisme,
source d'une angoisse sans nom. On la comparerait à celle
de celui qui entendrait constamment battre son propre cœur,
circuler son sang, claquer ses valvules, mourir à chaque
seconde des millions de ses propres cellules. Cette béance
engendre une angoisse effrayante : celle de traîner son propre
organisme. Et il faut combler ce gouffre, sous peine de tomber à
chaque seconde dans rien, et encore dans rien. Le Pharmakon a pris
cette fonction. Il a rompu avec le sacré. Il n'aide plus
à surmonter la distance qui sépare d'autrui. Dans
la solitude et sans mots, il affronte la béance du corps
psychique à la chair qui le supporte. Cette caractéristique
concerne en propre le toxicomane que la post-modernité fait
naître.
Comment une telle béance peut elle non seulement s'ouvrir,
mais encore rester dans cet état ? La pulsion, qui donne
sa surface au corps psychique, oscille constamment entre plaisir
et déplaisir. Plus exactement elle pousse vers un plaisir
dont l'excès se retourne en son contraire[4]. En effet, son
but est l'identification du corps à une totalité,
au phallus, mais si elle l'atteignait, le corps s'anéantirait.
Semblable aux électrons de la théorie quantique, la
pulsion oscille constamment entre « être » et
« néant ». Et l'on pensera qu'il s'instaure un
instant de béance entre corps psychique et organisme, lorsque
l'identification au phallus se trouve en phase « néant
». Mais comment pourrait-elle se maintenir dans cette ouverture
? La fixation de la pulsion en phase « d'être »
est facile à comprendre. Elle se produit à chaque
fois qu'un traumatisme entraîne sa « fixation ».
C'est ainsi que les symptômes s'écrivent sur le corps
dans l'après-coup d'un choc psychique, par exemple une séduction
sexuelle. Les êtres humains traversent tous de tels chocs.
Le traumatisme s'envisage souvent sous un jour négatif, mais
en réalité il oblige à faire un effort de subjectivation
pour le surmonter : il pousse vers une entrée positive dans
l'humanisation, dans une symptomatisation du corps psychique sans
laquelle les liens avec l'organisme restent défaits. On en
déduira a contrario à quelle condition la béance
organisme / corps psychique se maintient : ce sera en l'absence
de traumatisme. Le traumatisme fixait « l'être »
à coup de symptômes. L'absence de traumatisme va fixer
le « néant ».
Pour comprendre la production d'une béance, on en arrive
donc à une notion aussi bizarre que celle d'un « traumatisme
par absence de traumatisme ». Toutefois, cette étrangeté
disparaît si l'on considère ce qu'elle signifie : le
traumatisme par absence de traumatisme, c'est le défaut d'intérêt
des parents pour leur enfant, le manque d'érotisation de
la relation qui implique qu'aucune occasion n'a fait germer un fantasme
de séduction[5]. Une fixation sur la phase « néant
» du mouvement pulsionnel résulte du défaut
de traumatisme sexuel, c'est-à-dire d'un défaut d'intérêt
érotique des parents pour leur enfant, dont le corps les
a laissé froid. Ce désintérêt n'a pas
d'implication structurale, il ne décide pas si le sujet sera
du côté de la psychose, de la névrose, ou de
la perversion.
On approche ainsi d'encore un peu plus près une caractéristique
transtructurale de la toxicomanie. La stase de la libido, qui désactive
le mouvement pulsionnel, laisse en quelque sorte le sujet tomber
en lui-même, dans le trou de l'organisme qu'il traîne,
dont il faut combler la béance. Pour le dire encore plus
simplement, l'amour des parents dynamise, parce qu'il faut lui échapper,
passer de l'endogamie à l'exogamie, passer à l'action.
Privé de cet amour qu'il faut fuir, le sujet reste en proie
à l'inhibition. On isole ainsi le concept clef qui légitime
qu'on puisse parler de « toxicomanie » autrement que
comme d'un symptôme. Ce n'est pas une nouvelle catégorie
clinique, car l'inhibition qui l'engendre ne concerne pas une structure
particulière : l'inhibition diffère complètement
du symptôme[6]. L'inhibition procède du défaut
d'amour, alors que le symptôme témoigne des embarras
du désir. L'amour et le désir se distinguent dans
leurs causes et dans leurs effets. Le symptôme fait la structure,
en revanche l'inhibition est transtructurale, et un sujet s'adonnera
peu ou prou à une drogue pour la surmonter. Qui ne constate
qu'il lui faut parfois prendre un verre, ou fumer une cigarette,
afin d'avoir le courage d'agir ? Lorsqu'un homme parle à
une femme et la désire, il peut éprouver en même
temps une forte envie de boire ou de fumer (dans certaines occasions,
son émotion est telle qu'à dire vrai, il pourrait
même fumer du foin).
IV. Une caractéristique transtructurale de la toxicomanie
La dernière remarque est tellement banale qu'on se demande
si l'inhibition caractérise vraiment la toxicomanie. Il faut
faire un pas de plus et ajouter qu'il existe des degrés dans
l'inhibition, c'est-à-dire dans le défaut d'amour
des parents. Au degré zéro de l'amour, certains parents
sont indifférents à leurs enfants (ils ne les détestent
même pas, ce qui serait déjà un sentiment positif).
Des parents peuvent aussi aimer leurs enfants, mais ils ne le leur
signifient pas, au moins en le leur disant; ou par de menus cadeaux.
A un niveau supérieur, ils peuvent les aimer en le faisant
savoir par quelques dons. Mais ce troisième degré
comporte deux sous-ensembles : ils peuvent les laisser profiter
de cet amour symbolisé pour gambader en dehors de la famille,
ou bien ils peuvent s'y opposer. A ces quatre degrés correspondent
des niveaux d'inhibition plus ou moins importants. Ce n'est pas
une révélation de constater qu'un enfant très
aimé n'aura aucune peine à entreprendre. Lorsque l'inhibition
est levée, la pulsion s'active alors, elle forme le combustible
ordinaire de la machine à fantasmer ; elle sert, par exemple,
à sublimer ou encore à aimer (ce destin si paradoxal
de la pulsion). Au feu de l'activité, elle se désincarne
en cause du désir, selon cette caractéristique étrange
de l'érotisme humain, jamais si efficace que lorsqu'il passe
de l'objet au manque d'objet, de la pulsion au désir, en
effet.
Et l'on peut penser qu'en revanche au degré zéro
de l'amour, celui de l'inhibition maximale, correspond la généralité
de la toxicomanie : le sujet va se droguer pour réussir à
agir, c'est-à-dire pour surmonter la stase libidinale de
l'objet pulsionnel. Il cherche à surmonter une inhibition
qui l'enferme dans la béance de lui-même. Mais un drame
se produit alors, car au même moment, la pulsion est en stase
complète, de sorte que l'action va bien se produire, mais
seulement au sein du rêve engendré par la drogue. Et
ce drame comporte un acte deux : le produit va engendrer l'addiction,
un manque organique, qui va remplacer la cause du désir régressée
sur la pulsion. Il importe de ne pas considérer la drogue
seulement dans ses effets, mais d'abord du point de vue de son manque.
Que l'organisme puisse ressentir le manque d'un produit a une importance
de premier plan. Le sujet peut ainsi transformer la problématique
du désir, au moment où elle est inhibée, en
un besoin de l'organisme. Au degré zéro de l'amour
le toxique est bien ingéré pour lever l'inhibition,
mais la stase complète de la libido a comme conséquence
de remplacer la cause du désir par le manque organique. Les
« alcooliques » du bon vieux temps ne se comportaient
pas autrement : il se mariait avec la bouteille plutôt qu'avec
une femme[7].
On aura ainsi répondu à une objection que le lecteur
s'était peut-être faite : les drogués ne sont
pas plus entreprenants grâce à leur Pharmakon, loin
de là ! C'est que, si la prise de drogue a bien comme point
de départ l'effort pour surmonter l'inhibition, l'addiction
déplace doublement le lieu de l'action : d'une part la cause
du désir devient un manque organique ; d'autre part, l'effet
chimique produit une rêverie à l'intérieur de
laquelle l'action s'accomplit intégralement. Prendre de la
drogue devient l'action au sein de laquelle se déroule l'action,
qui s'est ainsi développée selon trois degrés
: c'est d'abord un acte qui subjective l'effondrement passif qui
procède de l'absence des idéaux. Ensuite la transgression
fait jouir, en même temps qu'elle fait appel à un père,
pour dérisoire qu'il soit déguisé en gendarme.
Enfin, l'effet chimique construit du rêve et de l'action dans
le rêve.
Une fois la machine à fantasme désamorcée,
le manque organique recouvre la béance. Et plutôt que
l'angoisse de cette béance, le sujet va ressentir des sensations
pénibles de manque à cause de l'addiction. Mais elles
seront moins effrayantes que l'horreur de cette béance. Une
certaine drogue est souvent désagréable. Mais son
manque est agréable, au sens où il anesthésie
le désir[8]. En deçà de sa prise, le toxique
comble la béance organisme/corps psychique ; et au delà
l'addiction remplace la cause du désir par un manque organique,
elle substitue la nécessité peu pratique d'aimer quelqu'un
par la servitude d'un produit. Si l'on ne voit pas cet « en
deça » et cet « au delà », certaines
particularités de la toxicomanie échappent complètement.
En effet, la plupart de ceux qui ne connaissent pas cette souffrance
se refusent énergiquement à se droguer, au moins avec
certains produits. S'ils essayent malgré tout par curiosité,
ils n'en éprouvent que de l'angoisse et un sentiment pénible.
Ils ne peuvent comprendre l'intérêt de drogues qui
provoquent souvent des hallucinations, des moments de dépersonnalisation,
ou une agressivité disproportionnée. C'est que, pour
ceux qui sont dans « l'en deçà », ces
états sont quand même un progrès, comparé
au vide affreux qu'ils doivent supporter. La dilatation du moi pulsionnel,
qui donne l'impression de planer, ferait craindre la chute à
la plupart, mais cette angoisse est légère comparée
à une autre angoisse, moins liée au poids de l'existence
qu'à celui de cet organisme qu'il faut traîner, faire
décoller enfin.[9]
Après le rôle de premier plan du manque, généralement
passé sous silence, il faut situer les effets de la drogue.
Le toxique cimente le vide creusé entre « corps psychique
» et « organisme », distinction qui étonne
peut-être, car notre corps ressemble à une unité.
Certains neuroscientifiques (ou en tout cas leurs idéologues)
s'imaginent que leurs découvertes marginalisent la psychanalyse.
C'est plutôt le contraire, car après tout, ils apportent
des preuves de cette distinction entre corps psychique et organisme
: dans le cerveau, le feuilletage des aires corticales montre le
recouvrement des aires sensori-motrices organiques et d'un découpage
du corps psychique qui ne correspond pas à cette organicité
(par exemple, l'aire représentant les lèvres est proportionnelle
à la pulsion orale, et non aux nécessités organiques
de la bouche, etc.). Le corps psychique recouvre et anime constamment
l'organisme, au point que tout mouvement psychique a sa traduction
organique immédiate, de même d'ailleurs que toute atteinte
organique peut représenter un symptôme.
L'effet chimique réduit la distance entre le corps psychique
et l'organisme. Le produit peut agir soit sur la pulsionnalité
elle-même, en quelque sorte en gonflant et en rendant supportable
la cénesthésie et la sensorialité, soit au
niveau du défaut d'idéal, en augmentant le débit
de la pensée et des productions idéatives. Là
encore, les neurosciences montrent que certains psychotropes agissent
sur le lobe droit au niveau des aires sensorielles (par exemple
l'opium, le haschich, etc.), alors que d'autres portent leur action
à gauche, sur l'aire symbolique du langage (les amphétamines,
la caféine, la cocaïne, etc.).
En ce sens, le Pharmakon remplace le corps psychique par l'organisme
(et l'arrêt de la drogue sera ressenti comme la mutilation
d'un organe). L'urgence corporelle remplace celle du désir,
et cette fonction soulageante ne sera jamais oubliée, même
bien longtemps après une désintoxication complète[10].
V. Mondialisation du Pharmakon
Marginalisation des idéaux, défaut d'amour, défection
du lien social : l'angoisse peut se potentialiser selon ces différents
gradients, ou pour tous ces motifs en même temps. La prise
du Pharmakon a d'abord signifié la légitimation sacrée
du lien social. Puis elle a aidé à supporter la difficulté
du rapport à autrui et à la sexualité. Enfin
elle sert à se supporter soi-même, seul tel qu'en soi-même.
Elle prend alors un troisième sens, celui de la confrontation
de l'organisme avec un corps psychique désarrimé d'autrui
en ses deux ancrages : celui de l'idéal fraternel, et celui
du rêve d'amour partagé.
Le troisième angle d'attaque du Pharmakon inquiète
: il ne relaie pas les anciennes manières de parler aux dieux.
Il prend à revers les façons de rêver, et en
ce sens il est doublement précurseur. En effet, il traite
l'âme comme un organe et annonce l'instrumentation généralisée
des corps. Les excès visibles de la drogue illégale
permettent de mettre en relief l'extension immense et invisible
des drogues légales. L'alcool était largement socialisé.
Est-ce encore le cas des nouveaux psychotropes, aussi bien de ceux
qui sont légaux (on prend ses tranquillisants en secret)
que de ceux qui sont hors la loi ?
En quelques dizaines d'années, ces trois usages du psychotrope
se seront déboîtés l'un de l'autre et potentialisés,
et l'on comprend que le législateur ne soit intervenu qu'avec
l'apparition du dernier, qui tourne seul le dos à la société.
L'ordre politique sévit contre ce qu'il a lui-même
provoqué, ne sachant trop s'il a affaire à des malades
ou à des délinquants, selon l'ambiguïté
des textes de loi eux-mêmes, qui font obligation aux drogués
de se soigner sous peine d'être pénalisés. Le
législateur a eu cette intuition que, en jouant la carte
désespérée d'une jouissance autarcique, le
toxicomane récuse la société et l'accuse, lui
le premier.
Au lieu même de l'effondrement des mythes et alors que se
déploie une frénésie de consommation déjà
à moitié toxicomaniaque, la figure du drogué
prend une inquiétante allure prémonitoire. L'organisation
de la jouissance dans le lien social le montre. La propriété
est « privée » au sens de la privation : la jouissance
d'un objet n'est jamais si délicieuse que lorsque mon semblable
n'en profite pas. Je jouis d'un bien à proportion de la privation
d'un prochain.[11] De sorte que celui qui est privé, non
seulement des biens matériels : mais de ses idéaux
; et non seulement de ses idéaux : mais de ses amours intimes,
se tient au centre secret de la jouissance de la société.
Et la loi lui interdit de se soustraire de ce lieu grâce à
la drogue, qui inverse désormais brutalement le sens du Pharmakon,
dont l'utilisation cesse de faciliter le rapport au semblable au
profit de l'autarcie. Loin de résulter d'un incident marginal
et momentané dans les mutations économiques en cours,
la nébuleuse des toxicomanies, tout comme d'ailleurs celle
des sans-logis ou des sans-papiers, focalise une jouissance pour
l'ensemble de la société, prête à secourir
ses « laissés pour compte », pourvu qu'ils restent
à leur place, où chacun peut apprécier ce que
devient un être humain, lorsqu'il est privé de tout.
Autour d'eux, ceux qui possèdent quelque chose peuvent profiter
de leurs biens, jouissance toujours relative à son absence,
dont ils sont l'incarnation. Ce n'était encore pas assez
du modèle d'appropriation où l'on consomme «
en haut » la maison, la voiture, les vêtements à
la mode, les bijoux, mais aussi bien « en bas » des
objets plus modestes : modèle bourgeois parce qu'il n'est
jamais si agréable que face au dénuement d'autrui.
Ce n'était pas encore assez que de profiter de son bon goût,
de l'éducation et de la culture, comparée à
un abrutissement de masse orchestré. Maintenant, on peut
jouir aussi de ses liens les plus intimes, de ses amitiés,
de ses amours, en les comparant à ceux pour lesquels cette
grâce s'est effondrée. « Voyez ! Cela aussi pourrait
vous être retiré. Profitez du peu que vous avez, et
gardez-vous de vous plaindre ! » Sorte de héros moderne
à rebours, le toxicomane bénéficie ainsi d'une
discrète publicité et d'une manne financière
importante, si on la compare au délabrement croissant de
la psychiatrie, bientôt réduite à la distribution
aveugle de médicaments.
La drogue a donc une nouvelle fonction : elle dénonce en
acte une faillite culturelle, et elle le fait contre la loi, transgression
qui représente à elle seule la moitié de sa
jouissance. A telle enseigne que les molécules à peu
près équivalentes à celle des opiacés,
comme la méthadone, prescrite légalement, n'arrivent
jamais à procurer la même satisfaction qu'un produit
illégal. Commettre un acte illégal fait jouir, et
en ce sens, il est fort probable que la transgression provoque à
elle seule la production d'endomorphines. Les travailleurs en institutions
pour toxicomanes savent que la transgression est la dernière
règle, et qu'ils sont eux-mêmes offerts à l'acte
transgressif, dont la jouissance potentialise celle de la drogue.
On peut conjecturer presque à coup sûr dans l'état
actuel que, si les drogues étaient autorisées ou même
gratuites, une forme de transgression ou une autre serait encore
inventée.
Un pas de plus s'accomplit sous nos yeux. Ce n'est plus la drogue
de l'autre culture, de l'autre mythologie, qui est préférée
comme machine à rêves, comme droit à l'inconscient,
mais simplement celle qui transgresse à n'importe quel prix
: hors culture. De plus en plus, la prise de drogue dit non à
toute culture, acte homogène à la négation,
elle aussi mondialisée des multiples « exceptions culturelles
». La transgression change de sens. Il ne s'agit plus de dire
non à une culture particulière, mais à l'humain,
si l'on range sous ce terme le sujet du lien social. Désormais
le Pharmakon ne vise plus à faciliter l'action, même
rêvée, même érotique, même poétique
: il empaquette le corps et l'organisme en un tout, et représente
ainsi l'avenir du corps devenu lui aussi marchandise mondialisée.
Maintenant, il dit d'abord non à notre culture, et puis non
aussi aux autres cultures. On n'ira plus à Katmandou, à
Marrakech, sur les hauts plateaux mexicains. Nous sommes dans les
banlieues des absences idéales, alors que la culture s'est
partout repliée dans les musées, marchandise devenue
touristique, elle aussi. Ce « non », lui aussi mondialisé
représente malgré lui un dernier espoir. La transgression
en appelle secrètement à une loi idéale, non
celle de la police, mais celle qui saurait légitimer ses
propres raisons d'interdire, au point que l'interdiction, comme
la transgression, deviendrait inutile.
[1] cf. L'imaginaire des drogues, de Max Milner, Gallimard, chapitre
« De Thomas de Quincey à Henri Michaux
[2] La plupart des cultures ont par exemple largement méconnu
l'amour, non qu'il n'exista point, mais parce qu'elles ne lui ont
laissé qu'une place marginale dans les échanges matrimoniaux.
[3] Ce marché problématique porte le masque de l'amour,
sentiment qui ferme les yeux sur l'incommensurabilité du
désir à son objet.
[4] C'est le cas lorsque vous avez faim et regrettez ensuite votre
voracité.
[5] distinct de toute séduction sexuelle effective, naturellement.
[6] cf. S. Freud, Inhibition, symptôme, angoisse.
[7] Dans le même sens, la boulimie est une demie toxicomanie,
au sens où le manque d'aliments remplace la cause du désir.
Mais naturellement, il manque à la nourriture le temps second
que procure l'effet du toxique.
[8] On s'assure ainsi, si l'on en doutait encore, que ce n'est
pas la drogue qui fait le toxicomane, mais que sa souffrance précède
toute prise de Pharmakon.
[9] Dans son livre La nuit venue, Henri Michaux reconnaît
que la déréliction que fait vivre la drogue est un
absolu sans égal... « une solitude dont le solitaire
n'a aucune idée. La solitude de cette banlieue ne se compare
à rien, est une injustice, un scandale. A côté
d'elle, la solitude d'un méditatif est un palais, celle d'un
gueux même est un nid, nid pouilleux mais nid quand même
». Pourquoi s'infliger un tel isolement, sinon parce qu'il
constitue encore un progrès « vous projetant loin du
fini qui partout se découd... une hernie de l'infini ».
[10] La drogue est aussi importante par son manque que par son
effet. En ce cas, on voit que la condition de possibilité
d'une cure psychanalytique sera d'échanger l'objet cause
du désir contre l'objet drogue : en quelque sorte de réactiver
le fantasme, pari qui va dépendre du transfert.
[11] Cette assertion prendra plus de relief si l'on considère
le « bien » comme le partenaire sexuel. Sa propriété
exclusive suppose la privation des autres.
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