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Origine http://perso.orange.fr/marxiens/grit/mendel.htm
http://www.globenet.org/transversales/grit/mendel.htm
L'homme nouveau est déjà là, chrysalide ;
ce sont les conditions sociales lui permettant de devenir papillon
qu'il faut fabriquer.
Malgré son titre, ce livre est largement un réflexion
sur la crise actuelle de la démocratie qui suscite actuellement
une avalanche de publications (Gauchet, Le Goff, Schnapper, Joffrin,
Bourdieu...). Gérard Mendel n'accepterait peut-être
pas ce titre de démocratie matriarcale à laquelle
il préférerait peut-être démocratie régressive
(maladies infantile de la démocratie) mais c'est bien le
lien archaïque à la Mère et le "sentiment
abandonnique" qui caractérisent nos sociétés
post-modernes marquées par le déclin du patriarcat,
de l'autorité et de la Loi. Pour beaucoup de féministes,
il apparaîtra incroyable de prétendre à la fin
d'un patriarcat dont toutes les institutions subsistent au point
qu'une loi sur la parité est encore loin de corriger l'inégalité
entre les sexes, qui perdure notamment dans l'entreprise et la politique,
mais la base du patriarcat a bien disparu avec la famille permanente.
Dans les "familles recomposées", les enfants d'une
même mère ayant des pères différents
c'est le nom de la mère qui devient prédominant en
Europe, et donc la transmission matriarcale. Il faudrait parler
aussi de l'émergence de femmes dominantes dans les milieux
psychanalytiques ou écologistes (toutes les tendances des
Verts ont une femme à leur tête) qui sont rétifs
à une domination trop affirmée. C'est sans doute comme
Mère que la femme est l'avenir de l'homme.
Ces évolutions sont nettement perceptibles bien que leur
généralisation exige plusieurs générations,
mais ce n'est pas du tout de là que part l'auteur de "La
révolte contre le père" (1968) qui fait remonter
le déclin du patriarcat à la démocratie grecque,
aux confessions de Saint Augustin, aux Lumières, achevé
enfin par l'art contemporain depuis la guerre de 14. Il y voit un
phénomène régressif en même temps que
d'individuation, où le déclin de la Loi du Père
nous livre sans médiations à l'inconnu du désir
de la mère dans son arbitraire apparent. Les impasses de
la liberté seraient donc vécues comme une régression
infantile ramenant à l'angoisse de la "mauvaise mère"
(Mélanie Klein). Cet accompagnement fantasmatique n'est pas
la cause d'impasses qui sont réelles. Il est certainement
temps pourtant de joindre, à la critique féministe
du patriarcat, celle du matriarcat, de même qu'il faut critiquer
le libéralisme après avoir critiqué l'autorité.
C'est très compliqué car, par exemple, la libération
sexuelle a pour effet de remplir nos prisons de délinquants
sexuels, de même que le libéralisme se traduit par
une inflation de lois. Il semble d'ailleurs qu'il y ait ici parfois
des confusions de plan mais, si je ne partage pas complètement
la théorie sous-jacente, de nombreuses analyses sont à
retenir.
Gérard Mendel, se disant socio-psychanalyste vise une "anthropologie
générale" rejoignant une tendance de plus en
plus sensible à confronter la psychanalyse avec l'ethnologie
(Stoller, Geffray) comme Foucault l'envisageait, à la fin
de son livre "Les mots et les choses", tout en considérant
impossible une "anthropologie psychanalytique" qui s'imaginerait
avoir affaire à une "nature humaine". Pour Foucault
l'historicité de l'anthropologie ne permet pas de définir
l'homme comme espèce alors que Mendel cherche au contraire
à dégager des universaux d'une approche transdisciplinaire
confrontant psychanalyse, sociologie, histoire, philosophie, ethnologie,
management, art contemporain... Le risque de toute recherche interdisciplinaire
c'est de confondre des objets qui ne se recoupent pas, aboutissant
soit à des simplifications grossières, soit à
une sorte d'éclectisme juxtaposant des faits contradictoires.
Ainsi on ne peut mettre sur le même plan ce qui relèverait
de l'espèce (capacités émotionnelles et cognitives)
et ce qui relève du symbolique, du langage, du désir.
C'est une erreur de croire que l'objet de la psychanalyse serait
l'Homme, comme effet du familialisme ramené à son
origine biologique (besoin). La psychanalyse n'a affaire qu'au désir,
à la demande, à la parole. C'est bien sûr le
saut de Freud à Lacan, mais je pense qu'on gagne beaucoup
à considérer l'Oedipe comme une structure où
la signification du désir de l'Autre s'incarne dans le rival
auquel on s'identifie, ou bien dans l'interdit transgressé,
plutôt qu'une imprégnation des figures parentales constituant
une sorte d'habitus. Comprendre que c'est le désir comme
"désir de désir" qui nous constitue comme
sujet permet immédiatement d'en déduire les problèmes
que cela engendre. René Girard y a introduit beaucoup de
confusion hélas, cela n'en fait pas moins un problème
pour lequel il ne saurait y avoir de véritable solution entre
Loi et séduction. Gérard Mendel intègre d'ailleurs
cette dimension en reprenant le terme de séduction à
Jean Laplanche (Nouveaux fondements pour la psychanalyse). La séduction
est bien un désir de désir mais en escamotant la structure
elle peut sembler s'intégrer dans une nature humaine (phéromones)
qui se réduit dès lors facilement à un rapport
duel et biologique alors que c'est plutôt un rapport à
trois et des jeux de langage. Il ne s'agit pas tant d'instincts
que d'institutions. On peut imaginer une séduction généralisée
alors qu'on ne peut accorder si facilement des "désirs
de désir" en compétition. Tout cela n'empêche
pas qu'il y ait des universaux pour tout être parlant mais
la philosophie n'est pas une anthropologie (comme le soutenait déjà
Hyppolite dans "Logique et existence"). Elle doit plutôt
rendre compte de l'Etre du sens comme devenir et apprentissage sans
fin afin de nous servir de guide pour l'avenir. Ce n'est plus l'espèce
qui évolue depuis que l'homme parle, mais la science et la
technique.
Une pré-histoire de l'inconscient (de la honte à
la culpabilité)
A la suite de Freud, Gérard Mendel, tout comme Pierre Legendre,
s'intéresse aux aspects archaïques, sauvages, de l'autorité
; aspects inconscients dont il tente de faire une histoire centrée
sur la question actuelle de l'autorité et de la Loi dans
nos démocraties. A la différence de Pierre Legendre
qui veut construire une "science du vivant parlant", Mendel
prétend à une "Anthropologie générale"
mêlant toutes les sciences humaines de l'ethnographie à
la psychanalyse et dégageant des "universaux empiriques".
Il récuse nettement pourtant le terme de "nature humaine"
au profit d'une construction historique de l'individu et de son
intériorité, dont il veut justement rendre compte
dans ce livre. Derrière cette histoire de l'autorité
il y a, en effet, une histoire de l'individuation, de la constitution
d'une intériorité et donc aussi d'une historicisation
du complexe d'Oedipe. Pour Mendel ni l'Oedipe, ni l'inconscient
ne sont universels mais caractérisent un stade avancé
de civilisation, d'intériorisation, d'individuation et de
distanciation.
Le caractère historique de l'inconscient suppose donc un
stade préalable d'extériorité ne permettant
pas des interprétations individuelles mais seulement collectives
des rêves ou symptômes. "Nous avons appelé
conscience de clan l'instance qui, chez les Africains, correspond
au surmoi" 132. Les contradictions entre rapports sociaux et
représentation de soi ne peuvent s'exprimer autrement que
dans les signifiants sociaux disponibles dans l'environnement culturel
(mythes, esprits, sorts). La honte est ici fondamentale, et le plus
souvent collective, mais il ne peut y avoir encore, et jusqu'aux
Grecs compris de véritable culpabilité individuelle
(il y a là quelque chose de vrai mais on peut rester tout
de même un peu dubitatif en songeant ne serait-ce qu'à
l'histoire de Job qui date des sumériens).
Le patriarcat est donc supposé dominant à ce stade
(ce qui est contestable aux époques pré-néolithique),
le règne de la Loi des ancêtres, et son déclin
inauguré justement par les Grecs (qui représentent
une étape décisive sans doute, mais on en trouve déjà
des témoignages pendant la période intermédiaire
égyptienne. Comme pour l'individuation on ne peut trouver
d'origine à une tendance entropique, constante plutôt
que continue, travail du scepticisme ou discours de l'hystérique).
La véritable naissance de l'intériorité et
du refoulement, donc de l'inconscient, est imputée à
St Augustin, l'intériorisation de l'autorité en surmoi
et de la honte en culpabilité. Il est assez amusant de voir
l'importance qu'il donne à St Augustin au point de prétendre
que nous portons encore le poids de sa dépression et de sa
culpabilité envers ses parents ! Si nous devons bien "Les
confessions" au deuil d'Augustin, ce n'est pas si loin d'Origène
ou même de Plotin mais surtout de la spiritualité asiatique
(Montanisme, Manichéisme, Attis), rupture vers l'intériorité,
longuement préparée par le stoïcisme et le souci
de soi. Cela n'enlève rien à l'importance historique
indéniable d'Augustin, mais tempère le rôle
de la singularité individuelle de sa dépression dans
l'affaire. Une question qui n'est pas réglée c'est
le rapport entre sa dépression et la constitution de l'Oedipe
et du surmoi, d'une intériorité enfin, chez un petit
enfant ! Il ne faut pas exagérer une coupure qui concerne
surtout le discours social lui-même, alors que l'origine de
l'intériorité c'est d'abord le mensonge, contemporain
du langage, et Zarathoustra interrogeait déjà l'intériorité
de la mauvaise foi et de la bonne volonté des coeurs purs.
Toujours est-il qu'il y a bien avec le christianisme romain une
intériorisation qui prendra toute son ampleur avec le protestantisme
(Luther se réclamant d'Augustin) avant que la guerre de 14
ne déclenche le dernier assaut contre la patriarcat, d'abord
dans l'Art moderne (dadaïstes, surréalistes) dont Mai
68 est l'aboutissement, mais aussi dans les totalitarismes de masse
qui isolent les individus de leur famille et recourent à
des figures archaïques de communautés fusionnelles.
Si la modernité peut bien être identifiée à
une lutte contre l'autorité et la tradition, on ne peut croire
tout-à-fait à une évolution linéaire
depuis les Grecs, la féodalité par exemple, ayant
constitué un retour violent du patriarcat. Il faut se garder
de croire que la causalité serait d'abord fantasmatique alors
qu'il y a des intérêts bien réels en jeu. Le
plus curieux c'est que l'intériorisation de la Loi des Pères
comme surmoi, qui est la contrepartie de son déclin et constitue
un progrès de l'individuation, est analysé comme une
régression par rapport à un complexe d'Oedipe dont
on nous convainc qu'il n'existe pas auparavant ! Au fond l'Oedipe
fonctionnerait comme un mythe inaccessible, tout comme le "stade
génital" normalisateur, un paradis perdu par rapport
auquel nous serions toujours en régression. Le complexe d'Oedipe
est ici un mythe social, puisque historique, témoignant de
la dissolution du patriarcat. C'est le nom donné à
l'impossible compensation de la perte de la Loi extérieure
par une loi privée. La Loi du Père n'est qu'une douteuse
réminiscence de la Loi des anciens, "mythe individuel
du névrosé".
La séparation libératrice
Il faut ajouter, en effet, à cette construction historique
de l'inconscient (phylogenèse), sa construction individuelle
dans les stades pré-oedipiens (ontogenèse). Gérard
Mendel fait état ici d'une évolution récente
lui faisant prendre plus au sérieux les théories de
Mélanie Klein, ce qui l'a amené à distinguer
3 archaïsmes précédant l'Oedipe. Le premier archaïsme
correspondrait au syndrome d'abandon du nourrisson de 6 mois et
à la position dépressive qui s'ensuit selon Mélanie
Klein, fantasme d'un corps morcelé lorsqu'il est séparé
de la fusion maternelle (mauvais sein) et premières "relation
d'objet" dans les tentatives de séduction entre ses
absences incomprises. De 6 à 12 mois, ce que Donald Winnicott
appelle des "objets transitionnels" (doudous, sucettes,
poupées, etc.) vont permettre à l'enfant de maîtriser
petit à petit l'angoisse de la séparation et développer
sa "capacité d'être seul". C'est la Grande
Séparation. Enfin le refoulement primaire intervient avec
l'acquisition du langage, développant alors une "pensée
magique " qui constitue le troisième archaïsme.
L'Oedipe ne vient que plus tard, avec la constitution de l'interdit
de l'inceste et de la Loi, "instituant" la séparation
de la mère, ce qui se traduit par une culpabilité
intériorisée et un désir substitutif reporté
à l'extérieur (exogamie). La question restant donc
posée de savoir si on peut vraiment y accéder.
Il est intéressant de comparer cette présentation
avec celle que faisait Lacan en 1938 dans "Les complexes familiaux
dans la formation de l'individu" intégrant déjà
les découvertes de Mélanie Klein. Le premier archaïsme
est appelé cette fois "complexe de sevrage", renvoyant
classiquement aux sentiments de fusion, d'absorption, de dépendance,
de totalité et même de pulsion suicidaire. La prématuration
de la naissance chez l'homme le prive d'abord de sentiment de soi
comme de la coordination du corps. Il est donc livré au fantasme
d'un corps morcelé jusqu'au stade du miroir qui le constitue
comme sujet pour un autre (sous son regard). Vient alors le "complexe
d'intrusion", c'est-à-dire la jalousie et l'identification
qui structureront ensuite le complexe d'Oedipe. Dès cette
époque Lacan expliquait la naissance de la psychanalyse par
le déclin de l'imago du Père et de la Loi, de leur
fonction séparatrice, se traduisant par un égarement
du désir, une régression vers la fusion mortifère
et psychotique avec la Mère. Si le Père incarne la
Loi du langage, la foi, le symbolique, l'interdit, le maternel est
du côté matériel de la dépendance et
du besoin : flux, pulsions, forces primaires. Plus tard, Lacan montrera
que c'est l'interdit qui désigne l'objet du désir
(signification du phallus), la Loi étant productrice de désir
(de transgression) alors que son absence livre au mystère
d'un désir arbitraire (capricieux), et donc à l'angoisse
d'une séduction sans répit, comme on le constate dans
les "unions-libres".
Malgré quelques différences de détail, il
y a un assez large accord sur ces points puisque, pour Mendel aussi,
l'absence de Loi ou d'autorité nous livre à la séduction
sans mesure de l'autre, à son désir arbitraire et
illimité, à l'angoisse de l'abandon. Il semble donc
bien que "la loi libère et la liberté asservit",
contradictions de la liberté. Vérité très
relative bien sûr à la Loi et aux libertés dont
il s'agit. Ainsi, le Droit permet de protéger les petits
de l'arbitraire des grands, cela ne veut pas dire qu'il ne puisse
être constamment confisqué par les puissants. De même
si la liberté du plus fort asservit, ce n'est pas le cas
de toutes les libertés et ne peut servir de prétexte
à un asservissement ! On est loin, en tout cas, de la croyance
psychologique à un moi parfaitement autonome tel que nous
le décrivent romans et théories psychologiques ou
sociologiques de l'individu rationnel. On est loin surtout des illusions
libertaires aussi bien que libérales. Ce que la psychanalyse
peut nous apprendre ici est absolument primordial pour la politique
bien que la plus grande confusion règne encore à ce
sujet. Il ne s'agit en aucun cas de se servir de l'Oedipe comme
norme sociale ou justification de l'ordre établi ! Les psychanalystes
se ridiculisent à se faire moralistes, même Legendre
bataillant contre le pacs ! Lacan a pourtant eu un rôle important
pour les soixante-huitards refusant le terrorisme, et qu'il avait
prévenu : "en tant que révolutionnaires vous
cherchez un Maître, vous l'aurez !". Ceci sans tomber
pour autant dans l'analyse sauvage ou la condamnation de la contestation,
comme d'autres ont osé le faire. Il n'est pas sûr que
cette "histoire de l'autorité" clarifie assez cette
question décisive de la Loi. Il faudra bien pourtant lui
apporter une solution qui ne peut plus être le retour du Père
ou des religions mais une nouvelle légitimité s'appuyant
sur une objectivité partagée qui me semble devoir
être celle de l'écologie ; mais nous n'y sommes pas
encore !
Genos, Ploutos, Demos
L'originalité de ce livre tient surtout à l'utilisation
de cette sorte de triade indo-européenne entre le pouvoir
patriarcal traditionnel (genos), le poids économique de la
richesse (ploutos) et ce qui représente à la fois
la société et l'individuation (demos). Ces trois dimensions
vont interagir constamment depuis la démocratie grecque,
notamment avec Clisthène, dont le neveu Périclés
continuera l'oeuvre, et qui va unifier le peuple d'Athènes
d'artisans, de commerçants et de marins, comptant nombre
d'étrangers, en adoptant une division territoriale par "dèmes".
"Il rendit concitoyens de dème (démotes) ceux
qui habitaient dans chaque commune (dème), cela pour empêcher
de s'interpeller par le nom de leur père et de dénoncer
ainsi les nouveaux citoyens" (Aristote). La logique de la démocratie
semble bien opposée à la logique familiale, dès
l'origine.
L'auteur rappelle que les rapports sociaux s'édifient sur
une fondation économique ("Les Etats-Unis sont une société
pilotée par le pétrole" Michael Klare 21/10/01
). Les raisons de la réforme démocratique sont donc
largement économiques, conséquence du dynamisme de
l'Athènes marchande et artisanale. Elles sont tout autant
militaires notamment à cause du rôle grandissant de
la marine, et donc des marins, pour la défense de la cité.
Il est assez amusant qu'il veuille en faire aussi une origine absolue,
une séparation radicale instituant la "tradition du
nouveau", minimisant par trop ce qui précède
et d'abord Solon qui a fondé la démocratie sur le
conflit entre riches et pauvres en se rendant odieux aux uns comme
aux autres (cf. Trésors. Geffray). Si ce n'est pas plus que
Socrate une origine absolue, ce sont bien évidemment des
moments significatifs de la transformation de "communautés"
en "société" où la division du travail
prime sur les liens familiaux.
Dans cette opposition de la "communauté" à
la "société" nous allons retrouver un parallèle
avec les notions de maternel fusionnel opposé à la
Loi du Père intériorisée, individualisée
(alors que les communautés originelles sont patriarcales
et que la société démocratique entraîne
une régression maternelle !) D'un côté on a
la communauté familiale organique, fondée sur le genos,
la tradition, les structures de parenté, les liens de dépendance,
la honte extérieure, le culte des anciens ; de l'autre on
a une société instituée sur le demos, une Loi
en construction, la division du travail, l'indépendance,
la culpabilité, le culte du nouveau. C'est la fonction des
tragédies grecques de représenter le conflit entre
les lois de la cité et le respect des devoirs familiaux (Antigone).
Il y a encore conflit d'autorité aujourd'hui entre ce qui
est de l'ordre de la légalité construite (demos) et
ce qui est de l'ordre de la légitimité (genos) renvoyant
aux origines (avant la naissance), à la continuité
des générations. L'autorité personnelle, si
elle n'est pas uniquement fonctionnelle, renvoie aussi aux schémas
familiaux, aux images paternelles et archaïques. La légitimité
de l'autorité se présente ainsi comme la prolongation
de la dépendance familiale, une défense contre l'abandon
où la dépendance des personnes procure l'indépendance
des choses, au contraire du marché. L'auteur va longuement
analyser l'opposition entre l'autorité d'un Hitler et d'un
de Gaulle, le premier mobilisant l'archaïsme pré-oedipien
d'une autorité arbitraire alors que le deuxième s'identifie
(comme fils) à une figure paternelle, oedipienne et légaliste.
Si le demos s'oppose au genos il semble que désormais ploutos
se retourne contre demos. Gérard Mendel refuse ainsi de rendre
la démocratie responsable de la crise de l'autorité,
alors même que toute sa démonstration va dans ce sens,
en insistant sur le fait que seul le capitalisme (ploutos) en serait
responsable, que ce soit dans l'Etat, l'entreprise, l'école
ou la famille. Il constate, en effet, que ce n'est pas par "overdose
de démocratie" mais plutôt par manque de contrôle
de l'économie que la démocratie pêche. On ne
peut que l'approuver sur ce point mais il faut se demander pourquoi
sinon par perte de légitimité résultant bien
de la contradiction entre autorité et démocratie,
répétée d'ailleurs maintes fois par l'auteur.
Ce qu'il faudrait dire plutôt c'est que, certes l'économie
est à la base de l'individuation démocratique, mais
que les institutions démocratiques ne se sont pas encore
adaptées à la nouvelle donne économique. On
peut donner raison aussi à ceux (Gauchet, Beck) qui font
de la réussite même de la démocratie représentative
la cause de sa professionnalisation et de son déclin, qui
est aussi un phénomène cyclique d'usure des institutions.
Ce que Mendel souligne pourtant, c'est que la liaison du capitalisme
et de la démocratie parait de plus en plus douteuse désormais,
avec le développement des multinationales, de la corruption
et des mafias.
La Maison-Mère
Il faut donc se tourner avec l'auteur, du côté de
l'économie capitaliste pour comprendre ce qui sape le patriarcat
aujourd'hui, tout autant que la rationalité démocratique.
L'économie, en effet, tient lieu désormais de religion,
comme on l'a souvent dit. Jean-Pierre Le Goff a donné le
nom de "barbarie douce" au management des entreprises
actuelles. Les titres des chapitres de son livre sont assez éloquents
: "impliquer totalement les salariés dans l'entreprise,
développer le sentiment d'appartenance, le retour du religieux,
modeler les comportements, l'éthique : nouvel outil de la
performance ?". Il s'agit bien d'une nouvelle forme de domination
paradoxale s'appuyant sur l'autonomie des salariés pour capter
la totalité des ressources de la personnalité, jusqu'à
son "savoir-être" ou ses valeurs éthiques.
Si l'autorité est moins apparente, elle est donc encore plus
totale dans son intériorisation même, s'apparentant
aux systèmes totalitaires.
Dans "Souffrances en France", Christophe Dejours montre
toute la cruauté et la souffrance engendrées par cette
mobilisation totale et le culte de la performance avec son cortège
de salariés sacrifiés et de "harcèlement
moral". Une telle barbarie n'est possible qu'à être
refoulée : "c'est la défense ici qui est le ressort
de l'engagement et non le désir", du moins pour les
cadres qui doivent en appliquer les consignes, évitant ainsi
la conscience du mal. Les entreprises se comportent de plus en plus
comme des sectes. Mendel y voit le même phénomène
régressif vers la fusion maternelle. Les salariés
ne sont plus assurés de leur statut, ni des règles
à respecter, mais soumis constamment par la "maison-mère"
à l'urgence, à la redéfinition des limites
et surtout à la menace du chômage qui ramène
à la détresse de l'abandon maternel.
Les méthodes du nouveau management ressemblent beaucoup,
en effet, sous leur apparence libérale et démocratique,
aux pratiques des sectes ou bien à l'auto-critique maoïste.
Ainsi les pratiques d'auto-évaluation obligent les salariés
à adopter imaginairement une position de pouvoir à
l'encontre d'eux-mêmes. La théorie de l'engagement
me semble montrer clairement comment obtenir de quiconque la soumission
complète à ses propres fins en laissant l'illusion
d'un libre choix (cf. le "Traité de manipulation à
l'usage des honnêtes gens"). C'est l'essence même
du pouvoir de mobiliser une liberté en tant que telle. "Plus
il y a de libertés, plus il y a de pouvoirs" rappelait
Foucault. Pour arriver à ses fins, l'intériorisation
par le sujet, le pouvoir a donc intérêt à se
faire insensible, se camoufler, devenir inapparent. C'est ce qu'on
appelle la gouvernance qui est un gouvernement indirect par les
dispositifs. Le vote lui-même est souvent utilisé uniquement
pour obtenir l'adhésion de tous et faire taire les réticences.
Dans ce cadre on comprend le rôle de l'abandon des structures
hiérarchiques et de l'égalitarisme de façade
qui servent surtout à rendre invisible la dissymétrie
des positions. Il ne s'agit de rien d'autre que du refoulement des
inégalités, dans le discours uniquement. Rien d'étonnant
non plus au nouveau "conformisme de l'anti-conformisme"
glorifiant l'autonomie et la créativité, dont la fonction
est de renforcer la culpabilité individuelle avec le refoulement
des rapports de domination. Le capitalisme fonctionne largement
sur le refoulement de ses conséquences, notamment par l'éloignement
du centre de décision (Maison-Mère). L'actionnaire
ne se veut en rien responsable de ce que l'entreprise doit faire
pour verser son dividende, de même que les industriels ne
se sentent pas responsables des dégâts écologiques
qu'il provoquent. Capitalisme et libéralisme sont donc surtout
d'implacables machines à refouler. Les effets en sont souvent
terribles pour les victimes privées de tout recours, de toute
parole, de toute existence. On assiste à une "désocialisation
par négation des différences de rôle, de statut,
de pouvoir". C'est comme les histoires de "risquophobes"
et de culpabilisation des pauvres déniant les facilités
des riches comme si ils ne devaient leur réussite qu'à
eux-mêmes !
Le déclin du patriarcat se traduit donc bien à la
fois par une intériorisation accrue (l'auto-autorité)
et par une régression infantile. L'effacement de la norme
mâle, de la Loi et des liens symboliques nous rend effectivement
plus autonomes, c'est-à-dire plus solitaires (voir "La
solitude des mourants" d'Elias) et différents dans nos
parcours erratiques, certainement pas plus indépendants de
la société ; troquant plutôt une dépendance
formelle pour une dépendance affective et vitale. Il ne faut
plus seulement obéir, mais il faut encore séduire
et paraître content. Il n'est plus question de résister
mais d'en rajouter toujours plus, d'y sacrifier sa vie ! La Maison-Mère
n'est pas une Bonne Mère mais lointaine et capricieuse elle
nous prend et nous jette au gré des fluctuations de la demande.
La mobilité gagnée sur la rigidité de la Loi
est surtout une mobilité subie nous privant d'avenir prévisible.
Cet univers maternel est un univers matériel de flux dans
lesquels nous sommes emportés sans résistance possible.
L'Etat providence aussi a eu un rôle certain dans la désagrégation
des dépendances familiales et locales auxquelles il se substituait.
Il représenterait plutôt la Bonne Mère pourtant,
si la menace de sa désagrégation n'était constante.
Un revenu garanti lèverait une grande part de cette angoisse
d'abandon, au lieu de constituer un renforcement de la dépendance
comme on le prétend.
Faire sans le Père
Le repérage de cette dimension archaïque me semble
à prendre en compte mais il ne faudrait pas oublier que l'autonomie
n'est pas tant idéologique que nécessitée par
des facteurs techniques, l'importance de plus en plus grande du
travail cognitif et le développement de la division du travail.
A suivre Simondon l'individuation produite par ce processus de différenciation
ne peut être autre chose qu'une problématisation, donc
pas sans créer de problèmes pour chacun ! Je ne peux
m'empêcher enfin de voir une certaine contradiction entre
le processus de civilisation des moeurs, d'intériorisation
du surmoi, et la régression infantile qui l'accompagne, même
si cela semble conforme aux faits. Marthe Robert n'avait-elle pas
déjà montré le caractère infantile de
la modernité dont témoigne le roman ("Origine
du roman, roman des origines"). Je crois pourtant bien déceler
la même hésitation chez Gérard Mendel, sensible
par exemple dans son refus de rendre la démocratie responsable
de sa dilution dans l'économie.
Il faut reconnaître que cette grille de lecture semble confirmée
par l'analyse qui est faite de l'Art contemporain comme un "faire
sans le Père" (depuis Robinson Crusoé) subissant
une régression de l'oeuvre, à l'acte, puis à
l'artiste, enfin au vide de l'instant. L'art moderne procède
à chaque fois par différenciations et ruptures, l'artiste
devant renier ses maîtres avant de devenir maître à
son tour. Ce processus autoréférentiel a fini par
démonter toutes les techniques artistiques et supprimer tout
système de référence, ce qui rend de nouvelles
transgressions encore plus problématiques. L'Art contemporain,
toujours réduit à une communauté de "connaisseurs",
semble adopter désormais un double mouvement de familiarisation
d'abord, permettant ensuite d'introduire de l'insolite pour capter
l'attention. On rejoint là encore l'univers fluctuant de
la séduction plus que de la transgression, suspendu à
un désir capricieux et imprévisible qu'on cherche
à retenir un instant, faire événement. Cette
régression de l'Art en simple provocation témoigne
encore d'une infantilisation que renforcerait la mode de grandes
salles et de grands objets qui nous rapetissent. L'importance de
la danse contemporaine peut renvoyer aussi au stade infantile de
la maîtrise corporelle.
L'Art n'est pas le seul à témoigner d'une infantilisation
qu'on retrouve dans les nouvelles pathologies. De nouvelles dépendances
remplacent l'autorité et les névroses d'antan, comme
le montre Ehrenberg, "La fatigue d'être soi" se
traduisant par une montée de la dépression, de l'obésité,
et des toxicomanies auxquelles on peut ajouter les "frénésies
d'achats" renvoyant à l'oralité originelle ou
bien aux "objets transitionnels" pré-oedipiens.
On passe de plus en plus du conflit à l'évitement.
Le désir de fusion hédonique s'exprime dans les grands
rassemblements, les rave, les drogues, alors qu'il semble bien qu'on
ait "perdu le plaisir de la relation humaine" 258. Le
tableau est donc assez complet d'une régression vers les
figures archaïques de la Mère qui n'a rien de réjouissant.
Comme le nazisme l'a illustré, cette régression peut
provoquer en effet des explosions de violences irrationnelles tout
autant que le développement de sectes autoritaires.
Quelle conclusion tirer de ce déclin de l'autorité,
et surtout quelles solutions proposer ? C'est ici sans doute que
les réponses sont le moins satisfaisantes même si,
heureusement, Gérard Mendel ne rêve pas de revenir
au patriarcat comme Legendre. Reconnaissant la nécessité
de poser des limites, on ne voit pas ce qui permettrait qu'elles
soient respectées. "La légitimité de la
politique ne sera sans doute désormais reconnue par l'individu
moderne que si elle lui permet de développer ses ressources
personnelles". Que propose-t-il, en fait ? De laïciser
ce qui reste d'autorités, de "compléter le schéma
psychofamilial" par de nouvelles communautés (sport,
communautés, fêtes, rassemblements, tribus, bandes)
ainsi que par de nouvelles formes de socialisation ni patriarcales
ni communautaires comme les associations (mais aussi, ajouterons-nous,
les entreprises!). Il mise enfin sur la construction de soi qui
dans ce cadre a valeur de sublimation d'une solitude et d'une finitude
assumées. Cela n'est pas très éloigné
de la tradition romanesque et du fantasme du self made man s'auto-engendrant
comme cause de soi. Ce n'est pas ce qui remplacera une nouvelle
institution de la société, la formation d'une conscience
de soi planétaire au nom du principe de précaution.
Ce qu'il faut retenir du moins, c'est qu'il ne faut pas rêver
à un homme nouveau qui est déjà là.
Ce qui manque ce sont de nouvelles institutions qui lui permettent
de vivre et d'alléger ses souffrances. En tout cas on ne
peut plus faire comme avant, comme si nous devions nous libérer
encore d'un pouvoir patriarcal alors que nous sommes pris désormais
dans un réseau de liens contractuels et de dépendances
personnelles. Les stratégies libérales et libertaires
sont bien dépassées même si la plupart ne le
savent pas encore. Il nous faut maintenant trouver un langage commun
pour construire un monde commun, plutôt que se replier sur
soi. Il me semble que seule une écologie-politique pourrait
fonder une nouvelle légitimité sur un développement
humain et local.
10/03/02
Jean Zin - http://perso.orange.fr/marxiens/grit/mendel.htm
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