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Débat avec Gérard Mendel et la sociopsychanalyse

1 AUTORITÉ, POUVOIR & DÉMOCRATIE - Synthèse introductive au débat (début)
Débat avec Gérard Mendel et la sociopsychanalyse
mercredi 7 janvier 2004
par Philippe Brachet

Origine http://www.forumgc.org/article.php3?id_article=444


Né après la crise de régime et de l’Autorité que furent Mai 68, la socio-psychanalyse est un mouvement de recherches et d’interventions qui tente une synthèse entre psychanalyse et marxisme non dogmatique, avec le projet de dépasser la « misère politique actuelle » par l’« anti-misère » du pouvoir collectif, dont on pouvait déjà observer « quelques étincelles ».

Mais depuis les années 70, la crise économique et sociale, l’aggravation du chômage, la montée de l’individualisme, le bilan décevant de la gauche au pouvoir semblent rejeter l’idée de « pouvoir collectif » dans le camp des illusions naïves, tellement il serait inexorable que l’exercice du Pouvoir, de l’autorité sociale, transforme les engagements en promesses. Souvenons-nous du slogan politique du candidat F. Mitterrand en 1974 : « la principale préoccupation de la Droite : garder le pouvoir ; mon plus grand désir : vous le rendre ! » . Avec de telles pratiques de pouvoir, la crise de l’Autorité ouverte par Mai 68 ne s’est pas refermée depuis : elle s’est même aggravée en s’étendant à l’ensemble du politique. Mais ce qui a été démenti par les faits, c’est l’utopie d’un dépassement rapide du phénomène-Autorité par une révolution politique et sociale globale réussie. Car aujourd’hui, l’aggravation des inégalités et misères de tous ordres alimente une crise de l’Autorité, dont la droite a fait son principal thème de campagne en 2002, et sa priorité gouvernementale depuis. Cette politique se traduit en réalité par une résurgence de l’autoritarisme. Dès lors, l’utopie du « pouvoir collectif » se substituant au pouvoir personnel et à l’Autorité sociale est-elle encore crédible ?

Depuis 2002, Gérard Mendel est revenu dans ses deux derniers livres (1) sur les thèmes de l’autorité et de la démocratie : fort de trente ans de publications et d’expériences diverses, il en précise l’alternative, à la fois sur les plans psycho-social et socio-politique.

I - Résumé de trente ans d’acquis de la socio-psychanalyse

Ils étaient caractérisées à la fois par la montée du chômage, mais aussi l’espoir d’un changement politique global, l’apparition de nouveaux mouvements sociaux (femmes, écologistes, régionalistes, jeunes) et de « mouvements dans les institutions » marqués par le désir de la génération d’après 68 de travailler différemment maintenant. Par des aspirations collectives à vivre des formes sociales d’où l’exercice d’un certain pouvoir ne serait pas absent, mais autre.

A/ L’un des apports de Gérard Mendel, entamé dès les années 60 est sa contribution à une anthropologie générale naissante (2) Il en résume l’acquis dans ses deux derniers ouvrages. La compréhension de l’Homme, de son évolution, dans toutes ses dimensions suppose de forger de nouveaux concepts pluri-disciplinaires. Ces universels empiriques sont pour Mendel « le vouloir de plaisir, le vouloir de création, la rationalité instrumentale, la coopération structurale, le schéma psycho-familial, le langage enfin ». (3) Ce sont les « ressources anthropologiques des individus, façonnées de l’extérieur par les rapports sociaux, eux-mêmes induits en grande part à chaque époque par les modalités de l’organisation économique ».(5) Au cours de l’évolution de l’espèce, ils se sont d’abord mis en forme « au titre d’une défense psychique contre l’émergence de la conscience » de la réalité objective. Car cette dernière nous apprend que le monde nous ignore, « est insensible à nos désirs, indifférent à notre existence ». L’aspect défensif de ces universels, ce sont à eux tous les « fantômes de l’espèce » qui nous protègent « de la dépression essentielle qui nous saisirait à considérer notre insignifiance par rapport à l’infini du cosmos ». « Il n’y a que la faim, la souffrance, la peur, le travail de la réalité, les échecs de l’illusion pour nous amener, dans nos actes, à cheminer vers un peu plus d’objectivité, à accepter un quotient plus élevé de réalité. Ce chemine-ment, aléatoire et discontinu, [...] est celui-là même de l’esprit démocratique. [...] Le combat pour la démocratie, entendu au sens le plus général, n’est que la lutte pour l’arrachement à la pure subjectivité, [...] mais avec une part incompressible de subjectivité, en raison précisément de ces universels empiriques qui font l’humain ». (5)

Chaque universel empirique participe en positif et en négatif du fondement anthropologique du processus démocratique. Ainsi, la positivité du schéma psycho-familial, c’est sa contribution décisive, jusqu’à une époque récente, à la construction du lien social ; sa négativité, « c’est l’illusion d’une société "familialiste" qui s’oppose à l’objectivation du réel. [...] Il est traumatisant d’abandonner cette illusion et d’accepter de prendre conscience des conflits sous-jacents et qu’on est à jamais seul dans une société indifférente... ». (6)

L’une des positivités du vouloir de création, c’est de nous permettre « dans l’acte, du plus simple au plus inspiré, d’échapper à la répétition et de nous offrir la capacité d’inventer ». Sa "négativité" est fondée sur l’illusion originelle de « l’enfant entre six et quinze mois, [qui] "pense" qu’il est l’auteur du monde étranger à son soi et qui se dévoile progressivement devant lui. [...] Ultérieurement chez l’adulte, créer sera vouloir le monde autre qu’il n’est, pour le meilleur - si l’on accepte de tenir compte des pesanteurs du réel - ou pour le pire : se croire "maître et possesseur de la nature" (Descartes) ».(6)

B/ (7) La sociopsychanalyse combine le marxisme et la psychanalyse :

le premier a montré comment, dans les sociétés modernes divisées en classes sociales, une part essentielle de chaque individu est fonction de sa place dans le processus de production ; la seconde, comment la personnalité psycho-affective de chacun se construit en fonction d’un passé vécu dans la relation parents-enfants. Et l’importance du rôle de l’inconscient et de son occultation.

Si l’on définit le politique comme le domaine du conflit de classes dans chaque institution et la politique comme l’usage du politique dans la contestation, la conquête ou l’administration du pouvoir dans la société globale, alors le champ du politique, qui s’élabore aujourd’hui lentement dans chacun, est barré par l’organisation à la fois technocratique (l’Outil-roi) et bureaucratique (l’État-roi) du pouvoir. Car chacun ne peut exercer la part de pouvoir due à son travail qu’à travers son appartenance de classe dans son institution. Et le pouvoir étatique bloque cette reconnaissance : en empêchant les rapports de classes de s’élaborer librement, il provoque une non-maturation du Moi social, une régression du politique au psycho-familial. Alors, ces rapports entrent dans le schéma général de l’inégalité, de l’Autorité, du rapport traditionnel enfant-parents, avec des soubassements inconscients dominés par le sentiment de culpabilité. Car « en famille, ce sont les affects qui dominent ». (8)

C/ (9) Le « pouvoir collectif » existe aujourd’hui comme aspiration et comme expérimentation au niveau local, dans les organisations-institutions. Ces dernières sont un niveau de réalité intermédiaire ("méso") entre l’individu et la société globale. Ce niveau possède un amont (les individus œuvrant dans les institutions) et un aval (la société globale). L’institution elle-même existe entre l’amont et l’aval, par sa manière spécifique de combiner les apports extérieurs d’une part, le travail et le pouvoir produits sur place d’autre part.

Les institutions-organisations sont composées, selon leurs objets, de différents acteurs, de "collectifs", et d’un emboîtement de niveaux territoriaux. Elles sont organisées selon au moins deux niveaux de la division du travail. Ce sont des parties spécialisées du tout social qui, bien que traversées par toutes les luttes et contradictions de la société civile et politique, forment des ensembles dotés d’un minimum de cohérence. Elles produisent des biens ou / et services : à cette production est lié un pouvoir. Les collectifs dans les institutions sont des groupes homogènes dans leur participation au processus productif de l’institution et dans leur métier. Ces collectifs sont au même niveau hiérarchique et réalisent le même acte-travail. Or les institutions sont structurées hiérarchiquement autour de la captation par les classes supérieures de la part de pouvoir des classes inférieures liées à leur acte-travail. Résultat : le pouvoir se concentre au sommet des institutions et les phénomènes d’exploitation-aliénation-domination sont la généralité.

L’acte-pouvoir est le pouvoir sur ses propres actes. « Tout acte exerce un pouvoir sur la part de réalité où il intervient : c’est le pouvoir de l’acte. Selon le cas, l’acteur possède sur cet acte plus ou moins de pouvoir : c’est le pouvoir sur l’acte. Enfin, selon le degré de pouvoir sur l’acte, des mouvements psychologiques fort différents se développent chez le sujet : plaisir, motivation, sentiment d’une responsabilité, créativité ; ou bien, à l’inverse, en cas de non-pouvoir, désintérêt, démotivation, absence de plaisir, voire souffrance ». (10) Quand un collectif entreprend une démarche de recouvrement de pouvoir, il remet en cause l’équilibre des classes institutionnelles, provoquant inévitablement des conflits nouveaux. Même si l’axe hiérarchique de l’institution n’est pas directement atteint (il peut même en bénéficier par plus d’informations, par exemple), il l’est symboliquement car « la communication inter-groupes est devenue égalitaire ». La légitimité [...] de la décision hiérarchique lui vient désormais tout autant de la pertinence des arguments développés que de la position occupée ». (11)

D/ La dynamique du pouvoir institutionnel (12) vise à obscurcir la réalité des institutions en maintenant l’isolement des individus, en empêchant les regroupements en groupes institutionnels homogènes à partir desquels ils pourraient s’approprier leur Acte-pouvoir collectif. Ceci en faisant proliférer les « citadelles de brouillard » grâce à des dispositifs techniques ou gestionnaires. Ce faisant, elle réalise une captation du pouvoir des classes institutionnelles par le sommet de l’institution et une infantilisation des membres de ces classes sur le mode psycho-familial.

Les principaux obstacles sur le chemin d’une vie collective dans les institutions sont les conditions de travail et l’État, qui assure le maintien de l’ordre du pouvoir, la dominance d’une idéologie assise sur l’individualisme (produit et reproduit dans toutes les institutions) et l’autorité (pérennisation de la culpabilité individuelle).

E/ (13) La vie institutionnelle est structurée en obstacles au recouvrement du pouvoir collectif et à son fonctionnement : hiérarchie, multiplication des instances de contrôle et des chefs, rigidité des assemblées hétéro-organisées, amalgame permanent des groupes institutionnels dans toutes les réunions. La vie institutionnelle fonctionne selon des schémas anciens, qui sont devenus des carcans contre l’exercice du pouvoir collectif. Elle reproduit et alimente la culpabilité de base, fruit de peurs inactuelles et du fantasme, replonge perpétuellement chacun dans des désirs d’une relation sécurisante, protectrice, infantile, "démissionnante", - en même temps qu’il ne peut totalement le supporter.

Mais ces obstacles, constitués par la vie institutionnelle actuelle, engendrent leurs propres brèches, et le désir de prendre en mains son destin fait émerger l’acte de se réunir comme groupe institutionnel homogène. Ce qui rejoint l’histoire du mouvement ouvrier qui, depuis le milieu du XIX e siècle, a toujours manifesté spontanément la conscience d’un autre mode d’organisation sociale. Ce mouvement prend aujourd’hui des formes diverses (comités de quartier, d’usine, d’hôpital, coordinations ...) qui dépassent le formalisme des réunions, les décisions prises par les états-majors successifs, l’emprise des experts, l’absentéisme généralisé. Il ne va pas pour autant submerger les anciennes modalités : il serait dangereux de croire en une montée inéluctable des luttes.

F/ (14) Les partis de gauche sont des institutions singulières vivant la contradiction suivante : ils sont porteurs d’un projet d’anti-misère politique potentielle, dans une société organisée en grande partie sur la misère politique. Ils veulent restituer aux classes sociales qui en sont dépourvues le pouvoir qui leur revient. Pour ce faire, le parti doit lui-même produire et utiliser, grâce à ses militants, de plus en plus de pouvoir social pour investir l’obstacle suprême : l’État.

Il doit donc affronter l’adversaire sur son propre terrain, avec ses armes et au moment choisi par lui. Il est organisé en instances (locales, départementales, nationales) délimitant chacune une classe institutionnelle (ex. : le secrétariat fédéral) ou plusieurs classes horizontales (les sections d’une même fédération). Le caractère démocratique de cette organisation (élection des instances dirigeantes) provoque une identité profonde d’intérêt entre chaque classe institutionnelle et l’Institution entière. D’où l’identification active des militants à l’organisation (esprit de parti).

Mais la structure pyramidale du parti provoque une hiérarchisation : l’expérience particulière de chaque niveau est représentée dans les autres par délégation de pouvoir. Elle n’est donc pas intégrée par ces autres niveaux, comme pourrait le faire une confrontation de ces expériences de collectif à collectif, qui élargirait l’expérience socio-politique de chaque niveau.

Par leurs actes militants, les adhérents créent collectivement du pouvoir social. Mais à travers le fonctionnement délégatif du parti, ils l’abandonnent en partie aux instances dirigeantes en échange d’un plaisir affectif individuel, d’ordre psycho-familial. Ils le cèdent aux dirigeants avec l’espoir inconscient qu’il sera mis en œuvre par les dirigeants-parents au niveau politico-institutionnel : ils se vivent comme les enfants de ces parents puissants.

Un parti fonctionne à l’extérieur comme organisation destinée à produire et utiliser du pouvoir, et à l’intérieur, comme une grande famille. Le vécu du militant est un mixte d’un fantasme d’appartenance quasi-mystique au corps d’une Église-Parti et d’une réalité socio-politique liée à l’Acte-pouvoir de son groupe institutionnel.

C’est ce qui explique pourquoi les partis de gauche (ceux de droite ne connaissent pas cette contradiction, car ils se réclament de l’Autorité traditionnelle) produisent essentiellement deux résultats : de la déception et de la dépoliti-sation de la part de leurs adhérents de base, quand ils constatent le malentendu entre leurs convictions et attentes de départ et les pratiques ; l’acquisition d’un conformisme de parti, pour ceux qui font carrière dans l’appareil.

G/ Le processus démocratique, substitut à l’autorité sociale, à « la fonction médiatrice traditionnellement tenue par l’image paternelle » (15) aujourd’hui défaillante, suppose un "élément-tiers" qui, sous différentes formes, a vocation à la compléter.

« Autrefois, le psychofamilialisme patriarcal se projetait sur le monde extérieur, confortant le dieu-père, l’autorité des grands de ce monde, le patron paternaliste, le père-chef de famille. L’inverse se révèle aujourd’hui exact : le social peut, sous des conditions qui sont celles-là mêmes de la démarche démocratique, s’intérioriser et renforcer le moi. L’"élément-tiers" désigne alors ce qui, dans la réalité sociale peut, fortifiant le moi, contribuer à la médiation intrapsychique d’avec les forces archaïques, [...] un équivalent social de la fonction paternelle ». (16)

Les formes de la socialisation non-identificatoire, qui créent les conditions de formation de l’élément-tiers, apparaissent tantôt spontanément (quand un cadre social est formalisé, contraignant, et établit une égalité directe entre eux, sans hiérarchie ni délégation), tantôt à l’intérieur d’un dispositif construit.

H/ (17) Les rapports institutionnels actuels, les modalités de prise de décision des organisations mettent face à face des individus et fonctionnent par délégation. Pour que le pouvoir des groupes homogènes composant une institution fonctionne collectivement, de nouvelles modalités sont à inventer qui mettraient en relation directe des groupes entre eux, sans passer par une hiérarchie. La sociopsychanalyse en a présenté dans les années 70 (a et b) ; G. Mendel en a précisé les conditions méthodologiques trente ans plus tard (c).

a) Les principaux dispositifs actuels de rencontres institutionnelles
- le tout-venant : ces rencontres n’ont jamais pour but l’exercice et le renforcement d’un quelconque pouvoir. Elles renforcent l’individualisme et la hiérarchie ;
- les rencontres inter-individuelles sont commandées par la psycho-sociologie pour résoudre les problèmes de communication ;
- l’A. G. symbolise l’existence d’un modèle de gouvernement démocratique. Mais elle regroupe toutes les catégories professionnelles, ce qui provoque un malaise et l’émergence de leaders en réaction de défense ;
- la délégation. Un représentant peut-il seul transmettre la discussion d’un groupe à d’autres groupes ? La perte d’information et les filtres (conscients ou inconscients) sont considérables. Un délégué ne peut jamais permettre au collectif dont il est issu d’éprouver une vie collective par son intermédiaire.

L’A. G. paraît comme antidote à la délégation, mais les deux font appel à l’individu. Elles sont dans le même type de relation que bureaucratie et technocratie.

b) Les esquisses de nouvelles perspectives : comment coordonner des unités de travail sans "coordination" ni A. G. ?
- les conseils de classe : leur préparation collective par la classe, l’écoute de leur enregistrement par la classe qui poursuit son élaboration collective seraient des avancées vers un rapport collectif indirect entre élèves et enseignants, compensant l’inégalité structurelle entre les enseignants qui restent et les élèves qui passent.
- Des formes de lutte contre l’isolement et la dé-socialisation : un restaurant thérapeutique en hôpital psychiatrique permettraient à ceux qui le fréquentent d’être les agents actifs de leur socialisation. Plus largement, la création de lieux d’expression et d’échanges sociaux en milieu médical permet à tous ses utilisateurs (malades ou non) de prendre en charge leur vie sociale quotidienne.
- Les groupes ouvriers homogènes de Montedison contre les nuisances au travail : en réaction au refus de la direc-tion d’accepter ses propositions, le Conseil d’Usine d’après Mai 68 créa des unités d’autogestion de la santé au travail.

Les rencontres inter-collectifs développent les prises de conscience institutionnelles. Elles brisent la tendance des groupes au repliement et au huis-clos, limitent les effets régressifs des relations duelles. L’idéologie individualiste a coupé les racines collectives de l’homme, pérennisant son isolement et sa perte d’identité sociale.

c) Pas plus que l’A G, le referendum ne répond au développement de la psychosocialité de l’individu, objectif principal de la démocratie participative. Car « dans les deux cas, l’individu est renvoyé à lui-même sans vraie possibilité d’élaboration collective, et il se trouve placé hors du cadre habituel de son activité professionnelle ou sociale ». (18)

Un fonctionnement non délégatif et non hiérarchique dans une organisation suppose le respect de conditions et procédures :
- « l’individu doit être en mesure de parler de ses actes sociaux avec [...] ceux avec lesquels il partage les mêmes actes, les mêmes problèmes (groupe homogène de métier) » ;. (19)
- « il faut que la concertation du groupe amène des changements dans l’exercice de l’acte, au travers de propositions argumentées et qui seront discutées par la direction » ; (20)
- « les procédures écrites [...] présentent l’intérêt de s’imposer également à toutes les parties présentes, quel que soit le niveau hiérarchique » (21)
- chaque procédure est spécifique et « doit être étudiée dans son rapport au but particulier recherché ».21

Quand ces conditions sont réunies, la dynamique de l’acte-pouvoir se développe, dans les limites permises par l’équilibre des forces dans l’institution, que cette dynamique bouscule et qui doit se reconstruire. G. Mendel en prend différents exemples dans l’école (Dispositif d’expression collective des élèves - DECE), des organisations politiques (Verts, Grenoble-Écologie-Autogestion, communistes critiques, section d’entreprise du PS) ou syndicales (CFDT), des entreprises (service de recherche d’une grande entreprise suisse, la Société des transports publics de Poitiers).


(1) : - Une histoire de l’autorité permanences et variations [la Découverte] 2002, 286 p. - 18,5 €
- Pourquoi la démocratie est en panne construire la démocratie participative [la Découverte] 2003, 238 p. 17 €.

(2) Cf. L’Homme de pouvoir - I - La chasse structurale (1967), II - Anthropologie différentielle (1972) III - Pour une autre société (1975) [Payot].

(3) G. Mendel Pourquoi ... p. 173.

(4) Idem p. 171.

(5) Idem p. 172.

(6) Idem p. 174.

(7) G. Mendel De la régression du politique au psychique in Sociopsychanalyse 1 [Payot - pbp] 1972 pp. 11-63.

(8) Gérard Mendel Pourquoi ... p. 57.

(9) Introduction de Sociopsychanalyse 7 La misère politique actuelle [Payot - pbp] 1978, pp. 7-13.

(10) G. Mendel Pourquoi ... p. 25.

(11) Idem p. 226.

(12) Jean-François Moreau in Sociopsychanalyse 7 pp. 66-85.

(13) Jacky Beillerot Misère politique et anti-misère, idem pp. 161-174.

(14) Jean-François Moreau Regard sur l’institution-parti, id. pp. 175-191.

(15) G. Mendel Pourquoi ... p. 65.

(16) Idem p. 206.

(17) Gérard Lévy Vers de nouvelles relations de pouvoir, id. pp. 192-210.

(18) G. Mendel Pourquoi ... pp. 50-51.

(19) Idem p. 48.

(20) Idem p. 49.

(21) Idem p. 49.

(22) Cf. mon article L’autogestion, utopie nécessaire du XXI° siècle.



2 AUTORITÉ, POUVOIR ET DÉMOCRATIE - Synthèse introductive (suite et fin)
lundi 12 janvier 2004
par Philippe Brachet

Origine : http://www.forumgc.org/article.php3?id_article=448

II - Le « pouvoir collectif » aujourd’hui : conditions idéologiques et politico-institutionnelles

A/ Jamais vraiment résorbée depuis Mai 68, la crise de l’Autorité s’est en réalité élargie et approfondie. Depuis les élections de 2002, elle est devenue l’un des thèmes majeurs de la droite, qui centre sa politique autour de sa restauration. Mais la gauche semble hésitante et divisée sur cette question. Sans doute parce que le phénomène-Autorité est complexe et ambigu, difficile à cerner - surtout sans une remise en question fondamentale de ses propres pratiques, à laquelle elle n’est pas prête. Elle est même quasiment autiste sur ce point, après comme avant son échec de 2002.

C’est l’un des mérites des deux récents essais de G. Mendel sur l’autorité et la démocratie que de tenter cette analyse, dans une approche à la fois psychanalytique et anthropologique, et de la confronter à la démocratie et à ses exigences. Il se révèle alors urgent de concevoir et d’expérimenter une alternative démocratique à l’Autorité, d’en repérer les prémices et d’en analyser les obstacles. C’est là le fondement du « pouvoir collectif », qui s’inscrit à la fois dans le cadre de l’utopie autogestionnaire (22) et dans celui de la démocratie délibérative préconisée par le Fgc.

Car la crise politique et sociale actuelle peut s’interpréter comme la rencontre entre l’aspiration à un dépassement des formes personnelles, autoritaires et manipulatrices du Pouvoir, et le verrouillage souverainiste de la « monarchie républicaine » actuelle, à tous les niveaux territoriaux. Le Forum de la gauche citoyenne a traité cette question dans son document Faire de la politique autrement,(23) où il élabore l’alternative de la démocratie délibérative.

La démocratie, « pouvoir du peuple », peut-elle transformer le pouvoir, se traduire par sa pratique collective ? Le libéralisme politique répond à cette question par la séparation des pouvoirs, des fonctions politiques, qui limite l’absolutisme du pouvoir personnel. Le communisme utopique imagine un pouvoir d’assemblée unique représentant le "peuple". Il n’a en fait jamais été expérimenté dans les régimes qui s’en sont réclamés, et qui ont été (ou sont encore) en réalité des dictatures d’un chef suprême coiffant l’appareil bureaucratique d’un parti unique et organisant leur emprise totalitaire sur la société par l’État. Peut-on aujourd’hui combiner les propositions de ces deux approches idéologiquement opposées ?

B/ Comment la société peut-elle s’« auto-gérer », se gérer elle-même ? L’idée centrale de l’autogestion, c’est le refus d’une gestion de la société, de son commandement de l’extérieur par l’État, parce qu’elle est à l’origine du phé-nomène de domination. Elle rejoint la définition de la délibération, intégration entre débat et décision. Mais la force de l’utopie autogestionnaire suppose de ne pas se contenter de dénoncer l’adversaire (le capitalisme ou/et l’État) mais d’être capable d’inspirer des propositions, des projets. Dans les sociétés complexes d’aujourd’hui, elle doit prendre en compte la différenciation sociale. Dans cette optique, la dénonciation de l’État comme forme d’organisation sociale archaïque et oppressive n’est pertinente qu’à condition d’être capable d’ouvrir une alternative utopique, au sens de souhaitable, possible et mobilisateur à la fois. Et ce au niveau organisationnel, et pas seulement social global.

Cette alternative existe dans la pensée autogestionnaire : c’est l’idée de collégialité, qui a son correspondant dans le communisme utopique : le "collectivisme". Mais elle est désormais synonyme pour beaucoup de bureaucratie et de dictature, car le mot est aujourd’hui connoté par le régime "soviétique" qui s’en réclamait. Ceci alors même que nous savons aujourd’hui à quel point (24) ce régime a rapidement liquidé ces assemblées (en russe, soviet signifie assemblée) pour s’installer précisément comme dictature bureaucratique n’en conservant qu’une façade idéologique.

C’est pourquoi il est aujourd’hui préférable d’utiliser le terme qui désigne la même aspiration, mais dans la tradition chrétienne : collégialité. Car depuis ses origines, le christianisme est porteur d’une réflexion et d’une pratique dans ce domaine, sur la base desquelles s’est largement opéré le ralliement de chrétiens à la gauche depuis les années soixante au moins. (25) L’autogestion suppose un fonctionnement collégial, collectif d’ensembles sociaux. Et ce type de fonctionnement doit permettre de dépasser les contradictions, oppositions d’intérêts actuels de ces ensembles en créant une dynamique démocratique de recomposition sociale et politique.

C/ Il existe donc aujourd’hui en matière de pouvoir collectif, de collégialité, à la fois des éléments d’un projet global (l’autogestion, la démocratie délibérative) qui s’enracine dans deux courants de pensée et des expérimentations locales, recensées et analysées notamment par l’Adels dans sa revue Territoires depuis plus de quarante ans. (26) Mais des raisons fortes expliquent l’importance aujourd’hui marginale de cette aspiration et de ces expérimentations :
- la crise s’approfondissant depuis une trentaine d’années maintenant, l’impuissance de la gauche (celle de gouvernement comme l’ultra-gauche) face à elle ont fait perdre à beaucoup toute illusion - c’est-à-dire le plus souvent tout espoir ;
- la gauche elle-même sort de ses échecs sans remettre en cause ses pratiques de pouvoir, incapable de les analyser sans attaques personnelles, donc se condamnant à faire passer au second plan l’exigence du renouveau démocratique ; (27)
- les expériences participatives (le plus souvent locales) butent vite sur la tradition monarchiste du pouvoir, confortée par l’étatisme des institutions ;
- la gauche qui se veut radicale (l’ultra-gauche, mais aussi une majorité d’adhérents d’associations comme Attac) est polarisée par les luttes « anti-capitalistes », la dénonciation de la « pensée libérale » en général. Dès lors, elle ne remet pas en cause les institutions étatiques parce qu’elle reste prisonnière du schéma léniniste de prise du pouvoir d’État pour « détruire le capitalisme » et n’invoque (secondairement) la démocratie que pour le dénoncer, mais pas pour critiquer l’État actuel. Elle réduit donc la démocratie à un en-soi qui existerait ou non en bloc, au lieu de la voir comme une exigence complexe et permanente. Les 70 ans d’illusion "communiste" l’ont pourtant montré, vouloir « détruire le capitalisme » (et non le réformer, même profondément) conduit, au nom de l’efficacité révolutionnaire, du volontarisme politique, à prendre "l’État" comme un tout et à vouloir conserver cet instrument, donc le renforcer. La démocratie passe alors au second plan.

Si par contre c’est l’exigence démocratique qui est posée comme centrale, elle permet alors de penser ensemble l’économique et le politique et de critiquer la société réelle en articulant ces deux niveaux : celui du marché, du capitalisme et celui de l’État, des institutions. Et de formuler des propositions, des projets (la démocratie participative, délibérative) dans les deux domaines à la fois, à partir de l’expression des acteurs concernés. Car tenir ensemble la forme et le fond, la démarche et le contenu, ne pas les dissocier, est le propre de la démocratie, qui est à la fois une méthode, un projet et un but. Une dynamique participative peut se créer, ayant les réformes comme enjeu, l’expérimentation comme méthode et l’utopie autogestionnaire comme horizon, qu’elle alimente à son tour. La notion de « pouvoir collectif » peut alors commencer de se concrétiser.

Les expériences "communistes" (celles de l’URSS, la Chine, Cuba...) montrent, au contraire, les conséquences d’une idéologie "anti-capitaliste" au service de la volonté de pouvoir d’une avant-garde. En niant le réel existant soi-disant pour mieux le transformer, elle ne peuvent qu’aboutir (si elles "réussissent") à une dictature totalitaire. La chute du mur de Berlin est encore trop proche pour que le "communisme" comme alternative au capitalisme soit déjà présentable, donc affiché comme tel, mais toute attitude qui écarte l’exigence démocratique comme banale ou secondaire va dans le sens du retour de cette idéologie comme des pratiques et conséquences liées.

« L’enfer est pavé de bonnes intentions », ne l’oublions pas !

D/ « La démocratie participative connaît [aujourd’hui] deux limites : [...] l’existence préalable de l’État de droit et de la démocratie politique ; pas non plus de participation démocratique dans une institution sans l’armature d’une organisation hiérarchique [...]. La seconde pourra-t-elle être un jour dépassée ? Seul le temps le dira ». (28) Mais « quand le tissu social se désagrège », la nécessité est évidente de nouvelles formes d’éléments-tiers d’inspiration démocratique, notamment du fait de l’allongement de l’adolescence, période de la vie laissée en jachère par la société.

« L’autorité paternelle a beaucoup servi. Dans le ciel, le dieu-père donnait un sens à la vie des hommes, et même à l’après-vie. Sur terre, le chef-père exerçait un pouvoir considéré comme légitime. Dans la famille, l’autorité paternelle se trouvait confortée par les mœurs et les lois. Dans l’inconscient, Freud avait découvert le "complexe paternel". Ainsi, tout était en ordre, bien rangé, assurant, dans la société comme à l’intérieur des âmes le verrouillage relativement efficace des forces archaïques. Le système-père s’affaiblissant, on peut comprendre que, ici et là déjà, la toile de fond de notre société se déchire, le mur de soutènement se lézarde ». (29)

Dans ce contexte, des potentialités existent pour la démocratie délibérative « dans la plupart des lieux sociaux où se joue l’existence de l’individu, mais à condition de saisir ce possible dans des formes instituées et très formalisées. Car dans ces domaines, on improvise rarement des fonctionnements qui puissent durer. De plus, [...] le temps est le grand maître si l’on veut qu’évoluent dans le même mouvement les mentalités et les formes du lien social ».(29)


(22) Cf. mon article L’autogestion, utopie nécessaire du XXI° siècle.

(23) Disponible sur ce site, rubrique Textes validés.

(24) Cf. François Furet Le passé d’une illusion [Robert Laffont-CalmanLévy] 1995.

(25) Dès le début du XX° siècle, des chrétiens adhérèrent au communisme sur cette base - quitte à en sortir plus ou molins vite, sur cette même base. Cf. le portrait de l’un d’entre eux (Pierre Pascal) par F. Furet opus cité pp. 127-135.

(26) Le n° de Territoires qui synthétise le mieux cette question est le n° 399 bis (septembre-octobre 1999) Politique de participation et participation au politique les habitants dans la décision locale. Étude réalisée par l’Adels en partenariat avec la Délégation interministérielle à la ville (D.I.V.). Internet : www.Adels.org

(27) La formule « gauche plurielle » de Lionel Jospin a en fait correspondu à des arrangements de sommet entre partis gouvernementaux, ce qui explique sa fragilité. Le fondement politique de leur esquisse de renouvellement par rapport au mitterrandisme (les Assises de la transformation sociale, 1993) avait été jugé insuffisant, inabouti par un groupe de personnes engagées dans des partis de gauche, des syndicats, des associations citoyennes. Elles avaient lancé un appel « à ne pas dissocier la question de la transformation sociale de celle des pratiques de pouvoir ». La Charte de la citoyenneté qui résulta début 1996 de leur élaboration collective, de leur délibération, a initié une mutualisation qui fut relancée mutatis mutandis début 2000 par le Forum de la gauche citoyenne. En effet, les élections de 2002 ont amplement confirmé (cela me rappelle irrésistiblement cette formule célèbre d’un responsable communiste au lendemain des législatives de 1978 « la défaite a dépassé toutes nos espérances » !) l’actualité de l’appel de 1993, l’autisme de la gauche au pouvoir sur ses propres pratiques étant sans doute la principale cause de son échec et de sa difficulté à le dépasser depuis. Le renforcement d’associations citoyennes fonctionnant en réseau comme le Fgc est donc plus nécessaire que jamais.

(28) G. Mendel Pourquoi ... p. 209.

(29) Idem p. 229.



3 AUTORITÉ, POUVOIR & DÉMOCRATIE débat av. G. Mendel 1
Débat avec G. Mendel le 5 avril 2004 (début)
mercredi 28 avril 2004

Origine http://www.forumgc.org/article.php3?id_article=483

Présentation par Philippe Brachet

Nous sommes quelques-uns ici à vous avoir connu dans les années soixante-dix, c’est-à-dire à la période de vos premiers ouvrages et de la création de la Sociopshchanalyse. Puis nos itinéraires se sont éloignés, tout en étant marqués par les mêmes préoccupations. Depuis près de deux ans que vous avez publié Une histoire de l’autorité, j’ai proposé au collectif du Fgc un travail avec vous sur ces thèmes des rapports entre autorité, pouvoir et démocratie qui nous sont communs. Grâce notamment à Patrick Viveret, il s’est déjà traduit par une analyse du pouvoir dans notre texte de juin 2003 Pour une politique citoyenne faire de la politique autrement. Puis quand votre dernier livre est paru,(1) j’ai repris contact avec vous pour mettre au point le débat de ce soir.

À l’occasion de l’élaboration de la note de synthèse préparatoire à notre débat, j’ai constaté la continuité entre vos travaux d’il y a trente ans et ceux d’aujourd’hui : la problématique s’est élargie et approfondie, mais le cœur en est resté le même. Elle se déploie sur un double registre d’avancées théoriques d’une part et de pratiques professionnelles et organisationnelles de l’autre. Nous savons que c’est l’articulation entre ces deux dimensions qu’il est essentiel de travailler. Le réseau d’associations citoyennes constitué autour de l’Adels-Territoires et du Forum de la gauche citoyenne a constaté que votre démarche était aussi la nôtre et c’est pourquoi nous avons eu envie de vous inviter ce soir.

Introduction par Gérard Mendel

Ce n’est pas une invitation fréquente venant de la sphère politique ! D’abord quelques mots de mon parcours, qui explique mes orientations.

J’ai été médecin, psychiatre, psychanalyste. J’ai été un psychanalyste orthodoxe freudien, mais je n’ai jamais cru que la psychanalyse pouvait tout expliquer. À partir de la fin des années quatre-vingt-dix, j’ai levé le pied pour pouvoir écrire davantage. Dès la fin des années soixante, j’ai commencé une activité de sociologie d’intervention, qui n’a pas cessé depuis. Sa perspective n’est pas d’appliquer la psychanalyse au champ social, mais je considère que le champ social, la vie de travail construisent dans la personnalité des éléments dont aucune psychologie ne rend vraiment compte, car elles sont toutes en retard. Pour le combler, ayant une formation clinique, j’ai pensé construire un dispositif comme la psychanalyse en utilise pour ce qui la concerne, afin de définir des paramètres permettant de cumuler les expériences et de tenter de les théoriser progressivement à partir du matériel recueilli.

Depuis le début, notre travail a consisté à construire un tel dispositif permettant, dans la vie active des gens, sur leur lieu d’activité (quel qu’il soit, mais surtout sur leur lieu de travail) d’analyser le rapport société-organisation du travail-mentalités-transformations-dégradations ou améliorations. Ce fut le fil rouge des trente-cinq dernières années. Ce dispositif s’est diversifié mais, depuis une vingtaine d’années, il est resté sensiblement le même. Au lieu de travailler sur un seul groupe, nous travaillons maintenant sur une institution (établissement, organisation ...).

Le dispositif s’adapte à chaque cas particulier : nos interlocuteurs sont des groupes homogènes, quelle que soit cette homogénéité (chauffeurs de cars dans un service de transport, élèves d’un établissement scolaire, membres d’une section d’un parti politique ou d’un syndicat). Ce sont tous les groupes homogènes de ces institutions, ou une partie représentative. Le dispositif instaure une communication indirecte entre eux. Le matériel qui leur est demandé est de parler de leur activité concrète, de faire des propositions, des demandes, de se concerter entre eux pour enrichir leurs expériences. Notre objectif est de comprendre la psycho-socialité, comment elle est mue, travaillée par la vie sociale. Ceci à partir de l’expérience d’un groupe, car ce qui se passe dans un groupe ne peut se comprendre que dans un groupe. Nous avons atteint une certaine surface sociale à partir du groupe Desgenettes, créé en 1971, qui existe toujours et qui doit être aujourd’hui le plus vieux du monde ! Il en existe un autre depuis une douzaine d’années près de Nice, un autre important à Buenos-Aires, qui a réalisé de nombreuses interventions sur l’école, un autre à Montréal, un autre à Liège.

Depuis près de trente-cinq ans, nous avons réalisé des centaines d’interventions dans presque tous les lieux sociaux ; beaucoup à l’école, dont près de 400 interventions dans une école publique avec une méthode particulière dérivée du dispositif général, une expression des élèves entre eux, sans les enseignants. Dans les collectivités locales, les sociétés d’économie mixte comme la Société des transports de Poitiers - STP, depuis dix-huit ans ; dans des maisons de retraite, le secteur éducatif, les associations...

Quant à la dimension politique, elle est pour nous particulière car c’est la seule où nous n’ayons jamais abouti ! Avant toute intervention, nous commençons par une phase d’observation. Nous ne nous précipitons jamais car dans certains cas, le travail peut être utile, mais dans d’autres, il se révèle contre-indiqué. Nous le faisons aussi dans le domaine politique : le fait que cela n’aboutisse pas n’est pas lié à un manque d’information. Cela commence toujours bien, par de bonnes paroles, mais cela n’aboutit jamais. Nous avons entrepris il y a quinze ans (il y a prescription !) une longue intervention avec une section d’entreprise du PS du ministère des Finances, lieu stratégique. Ils étaient d’autant plus malheureux que, se dévouant en bons militants à leur cause, ils constataient que le gouvernement de gauche ne choisissait jamais parmi eux les experts économiques, ne leur demandait jamais leur avis. Nous avons réalisé deux interventions chez les Verts, une auprès des Communistes critiques (LCR, Fiterman, Hermier...).

Gilbert Wasserman - J’y étais !

G. M. - Il y a d’ailleurs eu un problème d’organisation (pas avec vous personnellement !) : des militants de diverses provenances souhaitaient travailler ensemble. Nous avions constitué des groupes selon diverses catégorisations, ainsi qu’un groupe de responsables.(2) Devaient s’y exprimer non seulement les leaders comme toujours, mais aussi la base, qui a eu la parole. Il était convenu au départ qu’il sortirait un document, et que tous ceux qui avaient participé à la rencontre le recevraient. Cela supposait que l’on nous communique les listes des participants : cela n’a jamais été possible ! Nous avons alors demandé que les participants en soient avertis par les responsables eux-mêmes, et cela n’a pas été fait non plus. La coupure entre haut et bas fut manifeste dans le traitement du suivi de cette intervention : ceux qui ont travaillé longuement avec nous dans les groupes n’ont pas pu récolter le fruit de leur travail.

Nous avons aussi réalisé une intervention avec la CFDT de la COGÉMA. Une longue et intéressante avec Interco : elle donnait le sentiment (qui s’est confirmé) que les jeunes n’étaient pas seulement intéressés par la vie interne du syndicat mais voulaient aussi articuler avec lui une réflexion sur l’organisation du travail. Malgré le ferme appui du responsable, ce ne fut pas possible parce que les permanents, qui s’étaient sacrifié à la cause, n’imaginaient pas pouvoir réfléchir sur un plan d’égalité et en-dehors du cadre formel qu’ils connaissaient à des questions d’organisation du travail avec des jeunes adhérents qu’ils auraient mal connus : ils ont donc bloqué.

Nous avons réalisé un travail suivi avec Grenoble-écologie-autogestion, alors groupe important, mi-autogestionnaire, mi-CFDT. Nous avons fait, comme chaque fois, des propositions précises qui se sont toujours perdues dans les sables. Ce qui est significatif car c’est la seule dimension du champ social où lorsque nous sommes entrés en travail avec une institution, cela n’a pas abouti. Dans tous les autres champs, cela s’est aussi trouvé, mais exceptionnellement alors que, dans le champ politique, l’échec est massif.

Nous ne nous livrons jamais dans notre travail à des interprétations psychologiques : nous nous situons au niveau de leurs activités, propositions, demandes, dans leurs établissements, organisations.

Dans quel cadre s’inscrit l’activité que nous menons depuis près de trente-cinq ans ? (3) Dans la recherche de la "démocratie participative", même si ce que nous entreprenons n’a rien à voir ni avec les pétitions, ni la voie de la rue, les référendums, les sondages,... Nous voulons d’abord que chacun, quel que soit son niveau hiérarchique, sur son lieu d’activité, ait l’occasion de réfléchir avec ceux qui sont au même niveau que lui, de se concerter, d’échanger, de s’enrichir. Puis, s’il le souhaite, de communiquer avec les autres niveaux hiérarchiques, faire des propositions, des demandes d’information.

Pourquoi ? Nous constatons une grande richesse psychologique de l’individu contemporain : il est mieux formé, informé, ses besoins et attentes sont plus riches... Mais ses cadres d’organisation ne suivent pas le développement de cette richesse. Ainsi des enfants : dès qu’ils peuvent s’exprimer dans un cadre adéquat, nous constatons une richesse exceptionnelle au regard des opinions reçues. Notre perspective ne se limite pas à la citoyenneté sociale. Car la gauche, les forces de progrès, de par leur histoire, ont été amenées à agir aux niveaux économique et social et n’ont pas pris la mesure de cet élément nouveau qu’est la montée en puissance de l’individu. L’individualisme, dont on fait la critique, n’est jamais qu’un individualisme sans individu : ce dernier se replie car il n’a pas la possibilité de s’articuler socialement avec les formes existantes.

Le philosophe italien Bobbio (4) faisait ainsi la différence entre gauche et droite : la droite pense l’individu à partir de ce qu’il a de particulier et la gauche, de ce qu’il a de commun. Mais aujourd’hui, les individus deviennent de plus en plus particuliers. La gauche doit donc réfléchir à un environnement social permettant à l’individu le développement de ses ressources sociales. Le travail sur l’économique et le social doit s’élargir aux conditions permettant aujourd’hui à l’individu non seulement de se socialiser mais aussi de se réaliser. C’est là la finalité dernière de notre travail : passer d’une culture de la revendication à une culture de la proposition.

Quelques hypothèses pour conclure sur les raisons de nos échecs dans le champ politique :

1° parce que l’individu ne fait pas partie de la culture de la gauche. Elle a toujours pensé en termes d’associations, de collectifs, de forces, de masses et s’est toujours méfié de l’individu, de ses pulsions, de sa psychologie. Elle veut l’encadrer ;

2° les politiques, à un certain niveau, sont des hommes de pouvoir. Ils ne font pas de la politique sans avoir le goût du pouvoir. Ce n’est pas une critique car il faut de tout pour faire un monde : c’est une bonne chose qu’existent des gens qui aient le goût du pouvoir, aiment commander, sacrifient leurs loisirs - quelques fois leurs vies - pour faire avancer les choses, prendre des responsabilités. Mais s’étant identifié à ce type de vie, ils ne sont pas près à partager, c’est un simple constat que de le dire ;

3° plus important encore, les politiques (5) ont mené leur vie de délégation en délégation. Ils ont commencé en étant secrétaire de section, puis sont passés par le bureau de la fédération, puis sont encore montés, ont été candidats, élus... Toute leur vie procède du phénomène délégatif : il est impensable pour eux d’imaginer travailler avec tous dans une perspective de socialisation. Ainsi, dans l’école, ils pensent en termes de délégués d’élèves et non d’expression collective de toute une classe. On devient ce que l’on fait : l’homme politique a été fait par le phénomène délégatif. Il lui est impensable, même à un moment donné de l’activité, que l’on puisse travailler sur un plan d’égalité avec les autres.

Depuis quinze ans, nous avons expérimenté un dispositif d’expression des élèves pendant un an. Ce dispositif a fonctionné à la satisfaction générale. Nous avons pensé demander au gouvernement socialiste une évaluation de notre travail : nous avons rencontré Ségolène Royal, alors Secrétaire d’État à l’Éducation et lui avons proposé de mettre en place notre dispositif dans trois établissements de l’académie de Versailles.(6) Nous formions des emplois-jeunes qui pourraient mettre en place ce dispositif que nous supervisions. Nous aurions tout pris en charge financièrement. Nous demandions une évaluation de cette expérience par une équipe de l’Institut national pédagogique. Notre demande n’a pas abouti. Il aurait fallu une forte volonté politique, mais elle n’a pas compris notre projet. Je lui ai parlé de formation de médiateurs, de formation de délégués d’élèves. L’idée que toute une classe se concerte collectivement sur ses activités, ses souhaits, ne peut pas être entendue par un homme politique. Nous sommes tous ainsi : nous devenons ce que nous avons fait et chacun a ses forces et ses faiblesses, qui viennent de sa vie sociale et pas seulement de son enfance.

Jean-Loup Motchane - Je formulerai une hypothèse inverse : c’est parce que Ségolène Royal a bien entendu votre proposition qu’elle l’a refusée ! Parce qu’elle a senti un danger - vrai ou faux.

Philipe Brachet- Quel danger ?

G. M. - Bonne question ! Un ministre ne refuse jamais ! Il donne le n° de son secrétaire personnel, qui vous mettra en rapport avec un chef de service du ministère. Ce dernier est monté à ce poste par son aptitude à noyer le poisson avec une merveilleuse adresse. Peu à peu, ce n° devient impossible à joindre. C’est ainsi que les choses se passent. Il n’y avait pas objectivement danger, mais tout ce qui sort du cadre familier apparaît inquiétant.

P. B. - Comment dans ces conditions un réel changement social peut-il se réaliser si les politiques l’affichent dans leurs discours mais que les pratiques restent figées, toujours hiérarchiques descendantes ?

G. M. - Il existe diverses formes de démocratie participative. Je vais donner un exemple de nos pratiques : la STP est une société d’économie mixte (SEM). 1/3 des agents, sur la base du volontariat, que ce soit les conducteurs de cadres, les inspecteurs, la direction, se réunissent régulièrement trois ou quatre fois par an depuis quinze ans pendant deux heures. Ils échangent sur leur travail. On constate à la longue un changement des mentalités. Alors qu’à l’intérieur des formations politiques, le responsable vient faire son intervention sans que ses interlocuteurs aient eu le temps de se concerter. À Poitiers, au début les inspecteurs de la conduite, comme toujours, mettaient des notes. Puis au bout de trois ou quatre ans d’échanges et de propositions, ils ont arrêté et ont proposé de faire un suivi-formation : de coopérer avec les conducteurs pour améliorer leur formation. Il est impossible d’échanger sur un plan d’égalité - même un temps limité dans l’année - et que les mentalités restent figées. Pour moi, la démocratie participative ne remplace pas la démocratie représentative ou délégative : les responsables le restent, élus. Cela a un rôle consultatif. Mais la consultation n’est pas un gadget : les propositions et les réponses doivent être argumentées. C’est un mot qui n’a pas bonne presse, mais l’on parle bien de consultation électorale : son contenu est donc variable. C’est un plus. La démocratie est une chose cumulative : ses progrès se sont faits par additions, depuis les communes bourgeoises de l’an mil, les parlements provinciaux qui limitaient le pouvoir du roi, la monarchie constitutionnelle, le vote censitaire, la liberté de la presse, le vote des femmes ...

La démocratie participative est ce qui correspond aux besoins de l’individu d’aujourd’hui.

G. W.- Il me semble dangereux d’affirmer, comme vous semblez le faire, qu’il y a d’un côté la démocratie consultative et après, de l’autre, la démocratie représentative qui décide. Au Forum de la gauche citoyenne, nous avons travaillé sur une intégration des deux phases en tant que processus délibératif : la consultation est une étape indispensable de ce processus global. Les représentants désignés par le suffrage universel prennent bien la décision, mais sur la base de l’ensemble du processus. Sinon, la consultation tend à devenir un gadget.

Il est vrai que les politiques sont marqués par le phénomène de délégation, mais le processus de carrière politique que vous avez évoqué est un peu ancien. Les nouveaux politiques suivent maintenant le cursus suivant : grandes écoles-ENA-cabinet ministériel. Leur légitimité vient de là et correspond à une conception de l’expertise qui domine les choix politiques. Une démocratie délibérative n’est plus possible car les experts sont en position dominante, largement à droite mais aussi à gauche.

Vous évoquiez Bobbio pour lequel la gauche s’intéresse plus à l’homme en ce qu’il a de commun et la droite, en ce qu’il a d’individuel. Mais il me semble que la gauche s’est laissé impressionner par une conception néo-libérale de l’individu : l’individu émietté plus que celui capable de devenir citoyen. Un travail reste à faire pour revaloriser l’individu-citoyen. Auparavant, on partait du collectif (classe, nation...) pour arriver à la libération individuelle : on a maintenant compris qu’il fallait inverser la démarche, mais pendant cette période, la notion d’individu a été disloquée par la conception d’individus non-solidaires, séparés les uns des autres. La gauche a maintenant du mal à retisser les liens.

G. M. - Un progrès de la démocratie peut-il être attendu d’au-delà de la consultation, par une sorte d’obligation des décideurs à suivre ses indications ? Il existerait une sorte de mandat impératif post-consultation, cette dernière étant conçue comme une sorte d’assemblée générale. Une autre position est que, dans un processus sérieux de consultation périodique, il faut faire confiance en la force du processus, au temps. Dans un tel dispositif au long cours, il est impensable que dirigeants et élus ne soient pas sous la contagion des arguments sérieux apparus. Mais les élus, les dirigeants prennent leur décision librement.

G. W. - Mais la décision n’a pas de valeur si le processus ne s’est pas accompli.

G. M. - Bien entendu. Mais le problème peut se poser dans les conseils de quartier. Nous, la sociopsychanalystes, ne touchons pas à l’existant : nous respectons l’organisation du travail. Nous ajoutons un plus : l’expérience nous montre qu’avec le temps, il va modifier l’existant - tout au moins la marge du possible. Et quand cette marge est atteinte, faire souhaiter d’autres moyens que ceux de l’institution. Mais la dimension syndicale et politique est absente de nos interventions : c’est autre chose.


(1) Pourquoi la démocratie est en panne construire la démocratie participative [la Découverte] 2003.

(2) Nous en avons d’ailleurs tiré, Jean-Luc Prades, Débora Sada et moi La mouvance des communistes critiques [l’Harmattan] 1997.

(3) C’est l’objet de mon livre le plus récent.

(4) Maître à penser de la gauche italienne, mort en 2003.

(5) J’en ai beaucoup fréquenté de 1981 aux années 90.

(6) Nous disposions de certificats des chefs d’établissement avec lesquels nous avions travaillé depuis quinze ans.



4 AUTORITÉ, POUVOIR & DÉMOCRATIE débat av. G. Mendel 2
Débat avec Gérard Mendel le 5 avril 2004 (suite 1)
vendredi 21 mai 2004

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Dominique Taddei - En trente-cinq ans, avez-vous le sentiment que le désir de participation a évolué significativement ? Car sinon, le changement risque de se cantonner dans des isolats.

Nous sommes arrivés à un moment où (peut-être est-ce une sorte d’hommage du vice à la vertu) les hommes et femmes politiques se mettent à parler de démocratie participative. Il va donc être intéressant d’observer leurs comportements dans les régions.

La dimension du temps explique sans doute la difficulté que vous avez rencontrée dans le champ politico-syndical. Car fondamentalement, les gens de pouvoir n’ont pas le temps ! Ils ont une obligation de résultat, qu’on leur a donnée ou qu’ils se donnent à eux-mêmes. Ils sont dans une logique générale de carrière conçue en termes d’accumulation de responsabilités : ils tentent de cumuler les responsabilités locales, départementales et nationales. C’est donc progressivement que ce cumul restreint leur vie personnelle, et le système y pousse.

Ainsi, en Avignon, devant expliquer à une classe de lycée quel était le rôle du député, j’ai constaté en étant simplement adjoint au maire en plus que j’avais dix-sept fonctions ! Si j’avais été maire, j’en aurais eu quarante. Parmi elles, celle de diriger le festival d’Avignon, de présider la Caisse des dépôts : des fonctions qui prennent du temps. De l’autre côté, le citoyen qui pourrait rentrer dans le processus participatif n’a généralement pas le temps d’attendre des résultats, il ne parvient pas à s’inscrire dans une démarche où il aurait la conviction de contribuer à des changements importants. Il devient “consumériste”, y compris dans les milieux associatifs : les gens sont multi-cartes et, suivant les moments, investissent plutôt dans la Ligue des droits de l’Homme, Attac, leur syndicat, leur association de quartier, une association écologiste... Ceci parce que les mêmes iront là où ils ont l’impression d’être le plus efficace pour le changement.

La course contre le temps - le contraire de votre démarche scientifique, intellectuelle - est le propre du politique et se retrouve aussi du côté du citoyen par désir. N’est-ce pas l’une des raisons de la difficulté de progresser dans le champ civique ? À moins que vous ne sentiez une évolution profonde.

G. M. - Vous avez raison : la vie d’un responsable politique est une vie de forçat, heureux mais mangé par le temps. Son temps n’est pas celui de la démocratie participative.

Je ne sais pas ce qu’est le désir de participation. Ce que je sais d’expérience, c’est que lorsque des personnes sont placées ensemble dans un cadre précis et qu’une méthode les fait parler de ce qu’ils font, je n’ai jamais vu qu’ils ne le fassent pas. Quand on propose à des élèves de se réunir deux heures trois fois par an avec un conseil d’orientation et de parler de ce qui leur arrive, je n’ai jamais vu une classe refuser. Et pourtant, on nous donne les “pires” car, bien entendu, quand un chef d’établissement accepte de nous en donner une, c’est parce qu’elle est “foutue” de son point de vue et qu’il ne risque rien, au point où il en est !

L’important n’est pas un “désir” abstrait mais le cadre dans lequel se déroule l’expérience. À Poitiers, les conducteurs de cars le font volontairement depuis quinze ans parce que cela leur apporte quelque chose. Ils font des propositions sur des points de travail et la liste est dressée chaque année par informatique des changements réalisés. C’est Jean-François Moreau ici présent qui anime cette démarche.

P. B. - Il faudrait d’abord distinguer parmi les élus : la plupart ne décident de rien et seuls les élus-décideurs au sommet de leur pyramide sociale ont un emploi du temps si encombré.

Je constate que la politique use les mots qu’elle emploie et que, particulièrement dans les temps de crise que nous vivons, en dévalorise le sens rapidement. C’est le cas de “consultation”, qui est désormais marqué, affadi, par la pratique “monarchique” qu’en font la plupart des élus-décideurs. Son sens est devenu négatif pour les citoyens car dans une consultation, l’élu s’informe, mais ne s’engage en rien. Alors que dans une “concertation”, la dynamique du débat entre acteurs présents influence les résultats, les décisions prises qui sont, plus ou moins, collectives, même si le décideur les a prises librement.

Mais qu’est-ce qui différencie les deux notions ? D’après moi, ce sont deux conditions que l’élu-décideur doit remplir pour qu’il y ait réellement concertation : 1° qu’au début, il affiche la fenêtre de la concertation, précise son objet. Cela fait partie de sa responsabilité de décideur ; 2° qu’à la fin du processus, il motive sa décision au regard de la concertation qui s’est déroulée. C’est une sorte d’obligation morale : il est libre de sa décision, mais il doit, ne serait-ce que par politesse envers ceux qui ont participé, expliquer pourquoi il accepte certaines des recommandations, mais pas d’autres.

G. M. - C’est ce que nous faisons. À l’école, les propositions sur le poids des cartables ou sur l’heure d’arrivée des cars, le désordre à la sortie ... doivent être argumentées. Et s’il y a droit d’expression, il existe aussi un devoir de réponse, cette dernière devant être également argumentée. Toutes nos interventions ne peuvent fonctionner qu’ainsi. Le mot “consultation” n’a pas grand sens en lui-même : c’est le cadre dans lequel elle se déroule qui est important, qu’elle s’intègre dans l’organisation du travail au long cours.

J.-L. M. - Connaissez-vous l’histoire de la poule marocaine qui rencontre la poule algérienne ? La première fait remarquer à la seconde qu’elle pond dix œufs par jour tandis que la seconde n’en pond qu’un. « Oui, mais moi, j’ai des réunions » ! répond la seconde.

Vous affirmez que quand le cadre est approprié, un désir de dialogue émerge. “Cadre”, dispositif signifie que la structure de l’institution est importante. Mais ne pourrait-on aussi s’interroger sur l’institution elle-même : certaines ne sont-elles pas pathogènes par rapport à ce désir de dialogue, alors que d’autres le favorisent ? Quant au désir, droite et gauche sont sur le même plan : elles restent dans le domaine de la raison et de la conscience. Elles font toutes deux appel à des valeurs et à la morale : à droite, ce sont les notions de responsabilité, de récompense de l’effort ; d’initiative, de compétition ; à gauche, ce sont l’égalité, la justice, la solidarité. Mais l’une et l’autre restent dans la morale et dans le champ de la conscience. De sorte que les affects, le désir ne rentrent pas dans le champ politique. Mais elles rentrent dans votre démarche.

Quant au pouvoir, c’est sa circulation qui pose problème, ce qui rejoint la question des institutions. Là où vos dispositifs ont bien fonctionné, c’est quand les catégories étaient bien délimitées : conducteurs d’un côté, inspecteurs de l’autre ; élèves et professeurs. Une identification de type marxiste existe là, alors qu’elle peut être différente ailleurs, comme dans une institution de soins avec malades, médecins, infirmiers. Au sein d’un groupe homogène, une circulation est possible. Mais cela ne suffit pas : une circulation doit aussi se produire entre différents groupes de l’institution. Ce qui pose la question de la spécialisation. Elle se pose aussi dans d’autres institutions comme la répartition des tâches ménagères, qui est aussi un problème de circulation !

La plupart des groupes politiques qui ont tenté de faire de la politique autrement (comme les Verts) sont retombés dans la politique comme d’habitude, malgré des efforts sincères. Il faudrait réfléchir sur ces échecs, leurs causes.

G. M. - Vous avez mis le doigt sur une cause de notre échec dans le champ politique dont je n’ai pas parlé : il n’existe pas de fonctionnement alternatif. Compte tenu de ses urgences, contraintes ..., un mouvement politique n’est pas fait pour faire de l’expérimentation. Cela ne signifie pas qu’il ne puisse pas, localement, partiellement, en tenter. Mais globalement, ils ont autre chose à penser. Vous voyez le résultat : les Verts ne sont pas satisfaits d’avoir repris les vieux habits !

Certaines institutions sont-elles pathogènes ? En trente-cinq ans d’interventions, nous n’en avons réalisé qu’une dans une entreprise privée, qui est en cours et passionnante. Elle fut possible parce qu’il s’agit d’une grande entreprise sans problème de licenciement, dont l’utilité existerait dans n’importe quelle forme de société (pas comme le tabac, par exemple). C’est dire que la contrainte actuelle de l’économie ne permet pas à ceux qui travaillent dans le privé de réfléchir sereinement au long cours aux meilleures manières d’organiser leur travail. C’est la contrainte principale.

Quant aux deux morales de la droite et de la gauche, l’idée de prendre en compte la psychologie des gens, leurs besoins de création, d’expression, ne fait pas partie de la culture de la gauche, de par son histoire. Or c’est aujourd’hui essentiel. Ainsi, les militants communistes critiques exprimaient les mêmes besoins d’expression, de réalisation, de création, d’auto-développement personnel que les autres catégories de la population. À aucun prix, il ne faut limiter le développement personnel des individus : c’est une dimension que les formations de gauche doivent ajouter à leur réflexion, si elles veulent saisir leurs chances actuelles. Car l’individu n’est pas aujourd’hui l’individu réalisé possible que notre époque permettrait.

Lydie Viala - En général, les politiques ont une sorte de brain-trust d’experts, de conseillers. Cela remplace le contact direct avec les gens dont ils se considèrent comme responsables. Une expression est revenue souvent à droite pour expliquer son échec aux régionales : non pas de relation avec la base mais de “pédagogie”, expression élitiste.

P. B. - Cela signifie : « si nous avions mieux expliqué, ils auraient compris, donc ils auraient été d’accord » !

D. T. - Dès 1982, la direction du PS donnait comme raison à l’échec des municipales : « il y a eu déficit d’explication ». Comme quoi cette attitude n’est pas limitée à la droite : pour un parti, attribuer son échec à un déficit d’explication, c’est maintenir qu’il avait raison et donc limiter sa remise en cause. C’est la première ligne de défense.

P. B. - Cela a été la même attitude du PS en 2002 pour expliquer l’échec de Jospin aux présidentielles.

L. V. - J’ai entendu parler des psychodrames de Moreno : je ne vois pas bien la différence avec votre démarche.

G. M. - Les enjeux ne sont pas les mêmes : les nôtres sont sociaux alors que ceux de Moreno sont essentiellement psychologiques.

La place des experts en politique est aujourd’hui essentielle : j’ai entendu Ségolène Royal affirmer au lendemain de sa victoire : « je veux faire de Poitou-Charentes un modèle de démocratie participative ». Elle est de bonne foi, mais qu’entend-elle par là ? Sur certaines questions, elle va faire plancher des experts devant des groupes de citoyens, qui vont leur expliquer le bien-fondé de décisions prises au sommet. Ma perspective est différente : ce sont les gens eux-mêmes, sur le terrain de leurs activités, qui réfléchissent à ce qu’ils font. « Démocratie participative » est devenue aujourd’hui une expression galvaudée : participation de qui, à quoi et sous quelles formes ? Tout est là.

L. V. - L’utilisation des mots en politique devrait faire l’objet d’un dictionnaire pour éviter des dérapages sur leur signification.

G. M. - Ce serait difficile, car les mots ont des sens différents selon les personnes. Personne n’a le monopole du sens d’un mot ! « Démocratie populaire était un bel exemple de malentendu sur le sens d’un mot.

G. W. - C’est pourquoi il faut savoir en abandonner certains quand leur sens est trop galvaudé.



5 AUTORITÉ, POUVOIR & DÉMOCRATIE débat av. G. Mendel 3
Débat avec Gérard Mendel le 5 avril 2004 (suite 3)
vendredi 21 mai 2004

Origine : http://www.forumgc.org/article.php3?id_article=504

Marion Carrel - Je fais une thèse de sociologie : il existe une grande différence de ce point de vue entre gauche et droite en ce qui concerne l’individu et ce qu’on appelle les processus d’individuation. Les sociologues comme Robert Castel craignent la dé-socialisation collectivisation : la demande faite aux individus de participer porterait le risque de l’absence de participation, le report des les problèmes sociaux sur les gens.

G. W. - Prenons l’exemple de L. Jospin sur la délinquance : il reconnaît à un moment sa naïveté de croire que la baisse du chômage la ferait reculer et décide que la politique de son gouvernement doit désormais faire porter la responsabilité de la délinquance sur la personne du délinquant. Il n’a pas tort, mais en même temps, la gauche ne serait plus elle-même si elle oubliait les conditions sociales qui ont produit le délinquant.

M. C. - Oui : il s’agit de trouver comment, en partant de l’individu, rejoindre les questions globales.

G. W. - Mais avant 2002, L. Jospin tenait un discours qui tendait à oublier les conditions sociales qui produisent la délinquance, discours qui s’est retourné d’une certaine façon contre la gauche. La difficulté est d’articuler les deux.

S. P. - Rencontrez-vous dans vos interventions des gens qui travaillent dans une approche psycho-sociologique ? Une approche comme la vôtre va-t-elle se développer ? Et comment vous-mêmes diffusez-vous vos outils ?

G. M. - C’est une bonne chose que de jeunes sociologues réfléchissent sur les processus d’individuation, mais la sociologie ne pourra pas les expliquer à elle seule. La division du travail dans nos sociétés est pour moi d’origine économique : de même qu’il a été divisé dans les usines, il l’est à l’université entre l’homo œconomicus, l’homo psychologicus... C’est une absurdité car ces questions ne peuvent être comprises que dans une perspective plus globale, anthropologique. Des travaux comme ceux de Castel sont méritoires mais spécialisés. L’homme ne relève pas seulement de la sociologie, mais il a aussi des pulsions, des affects, des fantasmes... Ce sont toutes ces dimensions qu’il faut aujourd’hui parvenir à identifier, à organiser. Cela implique une réflexion plus que pluri-disciplinaire : anthropologique.

Nous avons publié un petit livre (1) qui présente les sept courants actuels comme ceux de Crozier, Loureau, Anzieu. Il précise les méthodes et objectifs de chacun. Pour moi, l’un des plus grands scandales actuels, auquel on ne pense pas, est le suivant : d’un côté existent les Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) ; de l’autre, l’une des branches les plus travaillées de la psychologie depuis les années 1920 est celle de la psychologie et psycho-sociologie des groupes (Moreno, Mayo, Rogers et bien d’autres). C’est un courant peut-être aussi important de la psychologie que la psychanalyse. Or, dans les IUFM (qui ne comportent pas de séminaire), jamais les futurs enseignants, qui vont se retrouver avec le grand groupe d’une classe, n’entendent parler (et encore moins, ne reçoivent de formation pratique) du rapport de l’individu avec un groupe !

C’est pour des praticiens un scandale énorme, presque l’équivalent de l’affaire Dreyfus : que des enseignants, qui seront toutes leurs vies confrontés à des groupes, n’en aient aucune notion, alors qu’ils devraient être formés à la pratique de groupe. Toute leur formation est ramenée à des phénomènes purement individuels en termes de recettes.

On touche là à des retards structurels qui expliquent qu’en France, il n’existe pas de culture du groupe, du collectif. Les USA sont ce qu’ils sont mais quand un enfant arrive dans les petites classes, il commence par se présenter au groupe, ce qui lui confère une position par rapport à ce groupe et permet à une vie de groupe de commencer. Ces questions sont prises en compte et en charge. D’où d’ailleurs l’importance du phénomène associatif. En France, les gens ne sont pas habitués à travailler ensemble depuis leur enfance.

L. V. - La concurrence entre individus n’est-elle pas plus développée en France, la compétition qui pousse chacun à être sur la première marche du podium ?

G. M. - La compétition est plus vive dans les pays anglo-saxons ; en France, un vieux fonds veut qu’entre l’État et soi, c’est comme entre le pot de fer et le pot de terre et qu’il vaut mieux ne pas se mêler des affaires des autres. Dans un train de banlieue, quand il fait trop chaud l’été, que le train est bondé et qu’il faudrait entrouvrir une fenêtre, vous ne trouverez personne qui osera prendre la parole pour le demander ! Les individus n’ont jamais appris à prendre la parole dans un groupe : ils sont inhibés.

J.-L. M. - L’intérêt de la parole, quand elle circule, c’est de changer quelque chose : sinon, n’est-ce pas du bavardage, ce qui est différent ? Pour moi, la notion d’individu n’a pas de sens : elle se rapporte à un être qui n’est pas divisé. Dans la réalité, je préfère parler de sujet, qui ne peut pas se définir seul mais est nécessairement entouré. C’est pourquoi l’individu est un concept de droite. Et la gauche, en repoussant l’individu, ne s’occupe pas du sujet.

G. W. - “Individu” est un concept de droite, mais pas “individualité”. (2)

G. M. - Dans nos dispositifs, lorsque les choses ne changent pas, le dispositif cesse parce que les gens cessent d’être volontaires.

Reprise du débat après la pose-buffet

D. T. - Les associations citoyennes, le mouvement civique sont confrontés au problème des citoyens qui ne veulent pas se substituer aux élus mais contribuer à la vie politique, à l’émergence des idées, à la transformation sociale et sont en présence de mobilisations ponctuelles. Cet opportunisme militant est le reflet de l’opportunisme politique. Il rend difficile d’inscrire dans la durée une stratégie de transformation civique. Or ils sont “consuméristes” et à l’inverse, vous avez insisté sur l’importance du “long cours” pour la maturation du changement dans votre démarche.

Odile Rabatel - Ce que vous dites me choque énormément. Qu’est-ce qui vous permet de parler ainsi de “consumérisme” et d’“opportunisme” ? Vous dites “ils” comme si vous vous situiez au-dessus et jugiez cela d’en haut. Vous ne pouvez pas simplement imaginer que l’on soit en recherche ?

D. T. - Nous en connaissons beaucoup, qui vont militer à Attac pendant 6 mois, à la LDH pendant 3, vont passer au Fgc. Ils ne sont pas dépolitisés, mais pratiquent l’opportunisme militant. Or avec ce type de comportement, ils seront toujours battus en termes de possibilité de transformation, de capacité à faire évoluer le système politique par les appareils politiques. Car ces derniers sont des professionnels qui sont là pour les échéances, accélèrent quand c’est nécessaire (comme avant les élections, ou avant un congrès). Les militants opportunistes laissent donc le champ du pouvoir aux permanents.

P. B. - Permanents et politiques se mettent toujours en position d’arbitrage, donc au centre : ils arbitrent entre les divers acteurs en position périphérique.

O. R. - Cela me choque de parler de “consumérisme” : on est en recherche et on ne trouve pas. Nous nous posons la question du rapport entre sujet, collectif et politique et vous vous positionnez comme expert de ces gens ! Les politiques se comportent comme vous : ils prétendent tout savoir.

D. T. - Je suis assez d’accord avec vous et ajoute - ce qui explique mon attitude - qu’elles-ils (car plus de la moitié sont des femmes) ont entre 15 et 30 ans. C’est ce qui me paraît le plus positif : c’est une nouvelle génération qui tend à se comporter ainsi et c’est pourquoi la mienne cherche à la rendre plus efficace en termes d’épanouissement d’une nouvelle démocratie.

Suzanne Rosenberg - Votre lecture univoque n’intègre pas celle des autres, autour de la table.

P. B. - C’est un bon point de départ pour un dialogue, qui pour moi commence quand on peut répondre à une réponse. Nous sommes tous conditionnés par la pédagogie magistrale (à laquelle Gérard Mendel faisait allusion) et dans laquelle le dialogue est impossible car l’enseignant-chef (à l’école comme en politique, la parole, c’est le pouvoir) a toujours le dernier mot et les élèves peuvent au plus lui poser une question. Nous avons ici l’occasion de dépasser cette situation.

G. W. - Les jeunes générations sont en recherche d’engagement et ne rencontrent pas de structure qui corresponde réellement à leurs aspirations, ou de façon fragmentaire. La différence de générations ne se résume pas à l’âge, car l’acculturation politique n’est pas la même : dans la mienne, on rentrait en politique à partir de présupposés idéologiques, d’une vision globale de la société et de sa transformation (pour moi, le communisme) qui surplombait tout. Les causes que l’on défendait en dépendaient. Ainsi, je luttais pour la paix au Vietnam parce que c’était le terrain central de la lutte contre l’impérialisme américain et du triomphe du camp socialiste.

Aujourd’hui, l’approche des jeunes est complètement différente : elle se réalise à partir d’engagements sur des questions précises, ce qui renforce la difficulté de dégager une cohérence stratégique.

Aimée Guintrand - Ils ont une démarche pragmatique, ils sont dans une certaine situation et se demandent quelle est la meilleure solution pour résoudre les problèmes posés.

O. R. - Nos choix sont plus nombreux qu’avant, ils sont plus complexes. Il ne s’agit donc pas de pragmatisme. Nous avons un recul critique à l’égard de bien des choses. Et nous avons le sentiment qu’en face, il y a une grande impuissance des politiques, qu’ils reconnaissent d’ailleurs : depuis 20 ans (d’un côté comme de l’autre) les politiques parlent des contraintes économiques comme d’une fatalité qui ne laisserait aucun degré de liberté. Forcément on finit par ne plus les croire ! On va donc chercher, ici ou là.

A. G. - Ce n’est pas là une démarche idéologique mais pragmatique.

G. W. - La démarche idéologique part d’un a priori et aujourd’hui, cet a priori n’existe plus.

O. R. - Cela ne signifie pas qu’il n’existerait plus d’idéal aujourd’hui.

P. B. - Ce n’est pas la même chose ! (3)

O. R. - En prétendant vouloir devenir pragmatiques, les politiques me font peur.

G. W. - Aujourd’hui, il existe plutôt un manque d’utopie et un trop plein d’idéologie !

D. T. - Pourquoi tant de gens se sont-ils mis à voter P S aux dernières régionales ? Cela ne correspondait à aucune adhésion au projet (il n’y en avait pas) ni au programme. Comment caractériser leur comportement, si ce n’est pas de l’opportunisme ? C’est du cynisme, et je m’en félicite.

S. R. - Aux électeurs, on ne demande jamais leur avis sur rien. Je serais prête à m’incliner devant des arguments, mais il n’y a pas de dialogue.

J’ai vu le film réalisé pour la télévision sur l’expérience des conducteurs de bus de Poitiers. On y voit qu’après le départ du directeur convaincu, la société elle-même comprend qu’elle a un intérêt pratique (pas idéologique) à écouter les conducteurs pour une meilleure circulation des bus car c’est eux qui connaissent le mieux la question, même si l’on n’a jamais pensé leur demander leur avis. Quand le dispositif de consultation est mis en place, cela ne fait pas la révolution : les conducteurs le restent mais les bus roulent mieux. Avec le temps, le dispositif est institué solidement et le nouveau directeur, qui n’est pas convaincu de son utilité, ne va pas l’arrêter pour autant.

Aujourd’hui, les partis de gouvernement (PS comme droite) parce que c’est une profession, qu’ils sont des appareils renforcés par des experts, sont convaincus que les gens d’en bas n’ont rien à leur apporter en termes d’idées, de vision de la réalité.

P. B. - Pour les gouvernants, la base est une source d’informations utiles pour le bon cheminement de leurs décisions, sans plus. D’où la raison d’être de la plupart des consultations, en politique : c’est un système dont le décideur récolte des informations sur les attentes des gens, ce qui lui permet de mieux ajuster ses décisions, toujours prises sur un mode hiérarchique descendant, de mieux les justifier. Selon ce schéma, les décisions descendent hiérarchiquement pour application, et les informations remontent : les consultations servent aux politiques à ajuster les “mesures” qu’ils prennent. La politique se résumerait à savoir si l’on a bien pris les bonnes mesures, c’est-à-dire à des questions d’expertise : ce sont toujours des décisions qui descendent sur la tête des gens considérés comme des destinataires passifs. Les politiques publiques sont ainsi implicitement enfermées dans un schéma clientéliste.

Ma génération souhaite que les suivantes s’approprient la question (et c’est pour moi l’objet de cette réunion) du dépassement de ce modèle monarchique arrogant, condescendant dans une démocratie délibérative. Car la délibération se définissant par l’intégration entre débat et décision désigne bien le problème à résoudre, les deux étant aujourd’hui radicalement dissociés. Les débats publics tournent largement à vide car sans enjeux,(4) les décisions étant en fait prises par le système des grands corps de l’État.(5) D’un côté, ce système forme les élites-qui-savent-tout à être péremptoires (6) et en même temps, il leur confie le quasi-monopole du dialogue social : c’est une machine très efficace à produire des explosions sociales !

G. M. - Vous êtes généreux envers les politiques en croyant qu’ils pensent que les citoyens peuvent leur apporter des informations : c’est pour eux la tâche des experts.

G. W. - À gauche, ce schéma ne se limite pas au PS : il se retrouve à l’extrême gauche et au PC avec la tradition de l’avant-garde auto-proclamée, le summum de ceux qui savent à la place du peuple.

G. M. - La raison pour laquelle les dirigeants communistes critiques n’ont pas voulu que les militants reçoivent les documents, ils l’ont dite simplement : « ils vont être déçus » !

D. T. - J’ai lu successivement un livre de Martine Aubry et un autre de Laurent Fabius : les deux font par de la révélation qu’en allant au peuple, ce dernier peut leur apporter quelque chose ! Quant ils se sentent marginalisés, ils entreprennent un tour de France et ont cette révélation. Puis ils se sentent re-légitimés.

S. R. - Le même travers se retrouve au niveau local : la “participation” est une question de savoir-faire, n’est pas du tout intégré dans le fonctionnement municipal, même avec de la bonne volonté. Les élus ont peur de demander leur avis aux gens parce qu’ils pensent qu’ensuite, s’ils leur disent non, cela va être grave. Or ce n’est pas l’optique des gens : pour eux, ce n’est pas binaire, mais l’important est de donner leur avis et qu’il en soit tenu compte d’une manière ou d’une autre. Au niveau local, la situation est désespérante : ne parlons pas des assujettis politiques, qui viennent aux réunions par habitude et pour respecter les consignes. Mais les gens qui sont concernés par une décision municipale concrète ne sont pas réellement consultés : elle s’arrête net après une première phase et les participants en sortent frustrés, apprennent par la presse les décisions prises.

G. M. - Le fonctionnement depuis quinze ans de la STP ne signifie pas qu’il y ait moins de grèves qu’ailleurs, que les revendications soient moins fortes. Mais même sur ce plan-là, c’est positif car l’habitude de la consultation fait qu’elles ne prennent pas l’allure catastrophique de celles de Marseille où le blocage dure parfois jusqu’à des mois. Notre travail ne remplace pas les syndicats ou les partis, mais ajoute quelque chose : l’habitude qu’ils ont prise de réfléchir concrètement à ce qu’ils font dépasse les murs du travail. Ils se posent aussi des questions ailleurs et leur degré d’exigence devient plus grand.

J’aurais souhaité que nous parlions plus ce soir d’un lieu essentiel : l’École. Car il est difficile de penser que des adultes qui n’auront jamais appris à parler entre eux, à s’écouter, quand ils étaient enfants à l’école, à questionner l’institution et à en attendre des réponses, une fois adultes, ne tombent pas dans la critique systématique ou dans la passivité absolue.

La psychologie moderne nous a appris une chose que nous avons tendance à oublier : que l’essentiel de la personnalité de départ se forme pendant l’enfance. Le grand silence de la gauche sur l’école est un peu assourdissant !

P. B. - On peut partir du paradoxe du rôle de l’examen, révélé en Mai 68 : c’est à la fois la garantie républicaine de l’égalité des chances devant et par l’École, et en même temps, selon la formule du jeune Marx, le « baptême bureaucratique du savoir », la clé de voûte de la pédagogie magistrale. Cette contradiction forte entre ses deux rôles conditionne la soumission passive à l’autorité, la difficulté à s’exprimer entre égaux, horizontalement d’abord, et non toujours en soumission ou révolte vis-à-vis de l’autorité hiérarchique.

D. T. - N’y a-t-il pas une grande différence sur ce point entre la maternelle et l’école primaire ? Il me semble que la première contient des espaces de spontanéité, de liberté alors que l’organisation du primaire est caporalisée.

G. M. - Ça s’est dégradé. Jean-François Moreau est également psychologue scolaire et pourra répondre à cette question.

Jean.-François. Moreau - La pression sociale sur les jeunes fait que la maternelle est de plus en plus instrumentalisée. Cette pression sociale pèse sur les enseignants de maternelle, y compris de la part des parents. Résultat : l’attention portée aux apprentissages scolaires précoces pèse davantage que les pratiques permettant à l’enfant de se développer globalement sur de bonnes bases.

L. V. - N’est-ce pas dû en partie à la compétitivité, la concurrence aujourd’hui ressentie comme prioritaire : il faut écarter les autres.

X - Les parents font pression dans ce sens sur leurs gosses.

Y. - Tous les pays n’ont pas fait le choix de miser sur l’école pour la réussite de leurs enfants : c’est particulier à la France et la même pression ne se retrouve pas en Allemagne, en Grande-Bretagne ou aux USA. L’école n’y est pas le lieu de la réussite sociale se traduisant par l’investissement massif des parents. Et la demande des parents ne porte pas prioritairement sur l’acquisition des savoirs, mais d’abord une demande de socialisation. La stratégie de réussite sociale passe par les familles et pas par l’école. Alors qu’en France on demande d’abord à l’école d’aider la réussite sociale des enfants, dont la clé est le diplôme.


G. W. - Aux USA, la pression scolaire se fait surtout sentir pour les familles fortunées, ce qui traduit une inégalité sociale fondamentale.

G. M. - En France, on souhaiterait que son enfant soit le premier de la classe, et aux USA, qu’il soit populaire.


(1) Gérard Mendel et J-L Prades Méthodes de l’intervention psycho-sociologique [la Découverte] 2002.

(2) « Individu, considéré dans ce qui le différencie des autres ». [petit Robert].

(3) L’idéal, c’est « un ensemble de valeurs esthétiques, morales ou intellectuelles - opposées aux intérêts de la vie matérielle », alors que l’idéologie, c’est « l’ensemble des idées, des croyances et des doctrines propres à une époque, à une société ou à une classe ». [petit Robert]. Voir sur cette question le livre de Paul Ricœur L’idéologie et l’utopie [Seuil - la couleur des idées] 1997.

(4) Nous venons encore d’en avoir un exemple avec Le grand débat sur l’École qui s’est déroulé alors que se posait la question de l’interdiction du voile à l’école, mais sans jamais faire le rapprochement ! (5) Le Forum a analysé ce système, qui est le cœur de l’étatisme à la française, dans le n° 42 des cahiers Devenirs, Mandarinat d’État et démocratie.

(6) Péremptoire signifie « qui ne supporte pas la contradiction », « qui ne tolère pas de réplique ».


6 AUTORITÉ, POUVOIR & DÉMOCRATIE débat av. G. Mendel 4
Débat avec Gérard Mendel le 5 avril 2004 (fin)
vendredi 21 mai 2004

Origine : http://www.forumgc.org/article.php3?id_article=505

M. C. - Je souhaite poser la question suivante : compte tenu de l’attitude des politiques telle que nous l’avons décrite ce soir, y a-t-il un espoir possible ?

P. B. - Nous avons donné des éléments de réponse, chacun selon ses convictions. Ceux de ma génération (la soixantaine) constatons et dénonçons l’attitude dure de la plupart des responsables politiques (qui ont souvent environ notre âge), à la fois autoritaire et manipulatrice à l’égard des citoyens. Leurs discours de com’ aboutit à une usure de plus en plus rapide des mots qu’ils emploient : le premier Ministre en est la caricature, mais il n’est que le symptôme d’un phénomène plus profond, la crise de légitimité qui atteint aujourd’hui une ampleur telle que la crise politique devient une crise de régime.

Mais quels que soient les mots employés (démocratie, citoyenneté, participation) le vrai enjeu est leur contenu, qui dépend des pratiques sociales, elles-mêmes dépendant du rapport de forces. “Forces” s’écrivant au pluriel car pour qu’existe un tel rapport, elles doivent être plusieurs. L’analyse des politiques publiques que j’enseigne montre l’interdépendance étroite entre les méthodes employées, les résultats et les acteurs reconnus. Or en France, il manque un acteur essentiel à la démocratie, qui n’est pas reconnu comme tel : l’acteur associatif comme représentant la fonction d’usage. De ce fait, les politiques publiques (et les services publics, qui en sont le « noyau dur ») restent enfermées dans un rapport dual entre chefs et exécutants, entre décideurs et syndicats. Mais un rapport dual est toujours régressif, dans la vie sociale comme dans la vie personnelle : la démocratie commence à trois et le troisième acteur est en France comme le refoulé de la vie publique, le parent honteux que l’on cache.

L’analyse socio-historique à laquelle je me suis livré (1) montre que cette question, apparue dans les grandes périodes de mutation, est le refoulé de la démocratie française depuis ses débuts. Alexis de Tocqueville en a fait dès le milieu du XIX° siècle une analyse visionnaire, en pleine période (110 ans, de 1791 à 1901) d’interdiction des associations. La brève période de gestion tripartite des entreprises publiques à la Libération (avec 1/3 de représentants des usagers) a été un véritable rendez-vous manqué qui a structuré ces cinquante dernières années et dont l’échec pèse encore aujourd’hui par son non-dit.

Chaque fois, les expériences tendant à reconnaître une légitimité directe aux associations sont comme digérées par l’étatisme en ce sens que leurs représentants sont transformées en “P. Q.”, les fameuses « personnalités qualifiées » nommées par l’État, c’est-à-dire en fait par les administrations, en termes d’expertise. Elles n’ont donc pas de légitimité démocratique par l’élection, mais une légitimité dérivée par l’État - ce qui permet à ce dernier de les marginaliser.

Depuis une trentaine d’années, les crises qui affectent les services publics se traduisent par l’apparition d’associa-tions d’usagers qui tentent de s’exprimer directement sur la scène publique. L’exemple le plus clair en ce moment est celui de la santé. La loi Kouchner de mars 2002 comportait une avancée en matière de démocratie de santé, résultat d’une concertation avec un collectif d’associations de santé (le CISS). Mais les décrets d’application de cette partie de la loi (2) ont été bloqués par le ministre Mattéi et le Plan hôpital 2007 ne prévoit aucune représentation de malade dans les hôpitaux publics ! Maintenant, c’est reparti pour un tour avec Douste-Blazy ! Pour combien de temps ?

De décennie en décennie, les associations servent de baromètre à la pression sociale : quand elle est trop forte dans un secteur, elles sont tolérées et récupérées, puis quand la pression se relâche, elles sont ignorées par une démocratie de pure délégation qui les marginalise et les manipule. C’est pourquoi l’aggravation actuelle de la crise politique et sociale doit nous conduire à travailler cette question : comment promouvoir, organiser et reconnaître le rôle des associations et leur légitimité propre en démocratie, « partenaires sociaux » comme les syndicats ? Cette question nous concerne d’autant plus directement au Fgc et à l’Adels que nous sommes nous-mêmes des associations citoyennes. Comme ce sont les activités de service public qui sont au cœur de cette question, je travaille à la perspective d’un « service public démocratique moderne » dont l’une des dimensions serait la reconnaissance de l’usager-citoyen et de ses associations comme acteur à part entière. L’enjeu de ces prochaines années est pour moi la construction d’une alliance stratégique entre associatifs, syndicalistes et élus sur ce projet.

G. M. - Comme vous avez toute la vie devant vous, le terme “espoir” a pour vous un double sens. Les changements ne viendront pas d’une prise de conscience des hommes politiques mais des situations dans lesquelles ils seront. Si les syndicats sont suffisamment forts en Allemagne, ils jouent un rôle de partenaires à part entière. Si les formations politiques pratiquent des formes de consultation régulière et sérieuse ... Les changements ne s’originent pas dans la tête des gens mais dans la manière dont ils vivent et qui font venir les idées dans leurs têtes. Que ce soient les associations ou autre chose, le changement viendra de paramètres avec lesquels les politiques seront contraints de s’articuler. Ce n’est pas une question de bonne ou mauvaise volonté, mais toute leur formation personnelle s’est faite sur une base où ils ont progressivement été délégués. Ils n’imaginent donc pas qu’elles puissent fonctionner autrement, et ce n’est pas leur intérêt. Le fonctionnement participatif de la Société des cars de Poitiers dure depuis 18 ans : je ne pense pas qu’il existe d’autre intervention sociale continue d’aussi longue durée.

J.-F. M. - Elle est financée en grande partie par la municipalité de Poitiers. Comme les citoyens n’étaient pas toujours contents de la qualité des services administratifs communaux, nous avions pensé avec des responsables de la STP et des élus non décideurs de Poitiers faire quelque chose. Nous avons été reçus par un responsable d’un rang élevé du PS, qui a approuvé notre idée et nous a suggéré de la proposer au maire. Il nous a reçu avec amabilité, connaissait le dispositif. Nous avons d’ailleurs commencé à l’expérimenter pendant 2 ans avec une partie des services de la mairie socialiste de Saint-Lô (et les acteurs concernés avaient bien investi notre dispositif), avant que les élections municipales ne renversent la municipalité sortante. À Poitiers, le maire a fait comme Ségolène Royal avec Gérard Mendel : il nous a adressé au secrétaire général de la mairie, qui nous a expliqué que le programme de formation des personnels était déjà engagé sur trois ans. Nous avons présenté cette expérience à un colloque qui réunissait tous les délégués de comités d’entreprise de la région, Jean Auroux, invité du colloque et qui a été à la base avec ses lois de l’appui juridique des groupes que nous avons constitués à la STP, a déclaré dans un grand élan : »je l’ai rêvé ; vous l’avez fait ! » Mais pour autant, nous n’avons pas vu les responsables présents venir vers nous pour nous demander de créer le dispositif chez eux !

G. M. - Ce serait une belle enquête sociologique que d’analyser les écarts entre le verbe et le passage à l’acte

J.-F. M. - Il faut que les gens soient placés dans des situations où ils puissent vivre les choses. G. Mendel évoquait l’entreprise privée dans laquelle nous avons démarré une intervention il y a deux ans : les cadres m’ont dit qu’au début, ils étaient très sceptiques vis-à-vis du dispositif, dont ils attendaient plus d’emmerdements que de bienfaits. Actuellement, les choses ont changé et ils sont des chauds défenseurs de ce mode de fonctionnement

G. M. - Qu’est-ce qui fait que l’on pense ne pas pouvoir être instrumentalisé dans une telle situation ? Notre critère est de savoir si chacun des groupes en intervention dispose de plus de pouvoir sur ses actes. Si, quels que soient les évènements au niveau de l’institution, dans leurs propositions, leurs façons de réfléchir, leur argumentation, il n’existe pas de changement dans leur fonctionnement de travail particulier, il vaut mieux interrompre l’expérience. Car pratique et théorie sont indissociables.

P. B. - Ces conditions du changement organisationnel expliquent a contrario la difficulté du changement en profondeur en politique. Car le rythme y est plus court : l’un des blocages de la « réforme de l’État », serpent de mer fascinant, est que le temps des gouvernements tourne en moyenne autour de 2-3 ans (3) et qu’il existe peu de continuité entre eux quant à ce chantier, alors que les exigences du changement supposent un temps bien plus long.

C’est également la raison principale pour laquelle l’évaluation reste en France un outil peu utilisé dans toutes ses potentialités : la durée du processus d’évaluation dans toutes ses phases dépasse leur mandat : ils risqueraient donc d’en être à la phase du débat contradictoire au moment de la campagne pour leur réélection, ce qui serait contre-productif pour cette dernière. Ils ne peuvent donc décider que des recettes de court terme (un an ou deux au plus) parce que cela correspond à leur maîtrise de leur mandat.

S’y ajoute la logique des carrières publiques selon laquelle plus un haut fonctionnaire est brillant et plus il est promu en changeant rapidement de poste, ce qui a sa traduction dans le principe de Peter.(4) Résultat : cette logique du temps court, qui est à la fois celle du politique et de l’administratif, s’oppose à la logique du changement en profondeur.

G. M. - Cela explique pourquoi Auroux a voulu d’emblée généraliser, au lieu de commencer par expérimenter, en faire le bilan avant la généralisation. Mais cette fascination du court terme a causé l’échec.

G. W. - Le principal effet des lois Auroux a été de créer des permanents syndicaux !

G. M. - La démarche était viciée à la base pour deux raisons : ceux qui régulaient les équipes restaient l’encadrement hiérarchique, et les réponses étaient allusives et tardives. Le temps court empêchait l’expérimentation.

M. C. - Connaissez-vous d’autres expériences du type de celles que vous menez depuis des années, qui utilisent des outils de psychologie et d’animation de groupe pour constituer des espaces publics sur des sujets précis ?

G. M. - Je n’aime pas beaucoup les mots “expériences”, “expérimentation” ! Nous sommes très prudents et il s’agit plutôt de “réalisations”. Il fait partie de notre déontologie que de ne jamais poser de question : dans notre dispositif, le rôle de l’intervenant est de faire respecter les règles du jeu. Par exemple, de faire remarquer qu’une question porte sur les salaires et que ce n’est pas le lieu de la poser puisqu’il s’agit dans le groupe de questions de travail. Nous n’exprimons aucun désir personnel.

Nos dispositifs ont des effets psychologiques : nous avons remarqué plusieurs fois que les personnes à la person-nalité fragile, chez lesquelles les tensions de l’établissement ou de l’entreprise provoquent des effets pathologiques, en font des personnes rejetées par les autres et devenues très agressives. À partir du moment où elles ne sont plus seules à assumer directement ces tensions et peuvent partager leur expérience, elles changent, sont réassurées.

J.-F. M. - Quant aux effets politiques, il est difficile d’établir des critères. La participation au dispositif, signe d’existence sociale dans l’entreprise, elle tend à s’accroître régulièrement : le nombre des groupes ne diminue ni ne stagne mais augmente. Plus la STP embauche de jeunes conducteurs, qui n’ont pas de culture traditionnelle d’entreprise et plus ces personnes souhaitent participer au groupe.

G. M. - Pour apprécier ces résultats, il faut se souvenir que tout ce que nous faisons l’est sur la base du volontariat. Il y a une dizaine d’années, j’ai présenté ce film devant les DRH d’une vingtaine de grandes entreprises françaises : ils étaient hostiles à l’expérience et m’affirmaient qu’ils ne souhaitaient pas rencontrer un collectif mais rester sur le plan des relations interpersonnelles. Ils ne voulaient pas s’engager dans le temps - les cercles de qualité ont des objets ponctuels.

Comment les gens pourront-ils à l’avenir réaliser leurs potentialités à la fois personnelles et sociales ? Il faut qu’ils ne soient bercés ni de mots, ni de promesses, ni même de programmes, mais que les cadres sur lesquels ils sont amenés à s’exprimer à vivre et à travailler leur permettent de développer leurs ressources propres. Nous mettons l’accent sur les problèmes d’organisation, de procédures. La démocratie représentative est une question de procédures : il faut qu’un bureau de vote soit doté de bougies pour si l’électricité vient à s’éteindre, des assesseurs ; il est interdit qu’il y ait un homme en arme... Ces dispositifs précis résultent des conditions jugées à l’origine indispensables pour permettre la démocratie : ce sont eux qui peuvent permettre aux individus soit de développer leurs potentialités ou de les étouffer.

Enregistrement et retranscription de Philippe Brachet

Version revue par les participants


(1) Dans mes cinq livres sur le(s) service(s) public(s) et dans mon article La représentation du consommateur-usager-citoyen et l’étatisme à la française - analyses historique et socio-politique.

(2) Qui pourtant restait pour les associations dans une logique d’agrément, mais élargissait leur rôle et leurs moyens de formation.

(3) Exceptionnellement, le gouvernement Jospin en a eu 5, mais il n’en a pas fait plus pour autant dans ce domaine, du fait de la cohabitation - mais pas uniquement.

(4) Peter & Hull Le principe de Peter [Le livre de poche n° 3118] 1988 : « dans toute organisation, chaque employé tend vers son degré d’incompétence maximum ». Je l’ai complété par le
« corollaire Brachet » : « une fois qu’il y est, il y reste » !