1 AUTORITÉ, POUVOIR & DÉMOCRATIE - Synthèse
introductive au débat (début)
Débat avec Gérard Mendel et la sociopsychanalyse
mercredi 7 janvier 2004
par Philippe Brachet
Origine http://www.forumgc.org/article.php3?id_article=444
Né après la crise de régime et de l’Autorité
que furent Mai 68, la socio-psychanalyse est un mouvement de recherches
et d’interventions qui tente une synthèse entre psychanalyse
et marxisme non dogmatique, avec le projet de dépasser la
« misère politique actuelle » par l’«
anti-misère » du pouvoir collectif, dont on pouvait
déjà observer « quelques étincelles ».
Mais depuis les années 70, la crise économique et
sociale, l’aggravation du chômage, la montée
de l’individualisme, le bilan décevant de la gauche
au pouvoir semblent rejeter l’idée de « pouvoir
collectif » dans le camp des illusions naïves, tellement
il serait inexorable que l’exercice du Pouvoir, de l’autorité
sociale, transforme les engagements en promesses. Souvenons-nous
du slogan politique du candidat F. Mitterrand en 1974 : «
la principale préoccupation de la Droite : garder le pouvoir
; mon plus grand désir : vous le rendre ! » . Avec
de telles pratiques de pouvoir, la crise de l’Autorité
ouverte par Mai 68 ne s’est pas refermée depuis : elle
s’est même aggravée en s’étendant
à l’ensemble du politique. Mais ce qui a été
démenti par les faits, c’est l’utopie d’un
dépassement rapide du phénomène-Autorité
par une révolution politique et sociale globale réussie.
Car aujourd’hui, l’aggravation des inégalités
et misères de tous ordres alimente une crise de l’Autorité,
dont la droite a fait son principal thème de campagne en
2002, et sa priorité gouvernementale depuis. Cette politique
se traduit en réalité par une résurgence de
l’autoritarisme. Dès lors, l’utopie du «
pouvoir collectif » se substituant au pouvoir personnel et
à l’Autorité sociale est-elle encore crédible
?
Depuis 2002, Gérard Mendel est revenu dans ses deux derniers
livres (1) sur les thèmes de l’autorité et de
la démocratie : fort de trente ans de publications et d’expériences
diverses, il en précise l’alternative, à la
fois sur les plans psycho-social et socio-politique.
I - Résumé de trente ans d’acquis de
la socio-psychanalyse
Ils étaient caractérisées à la fois
par la montée du chômage, mais aussi l’espoir
d’un changement politique global, l’apparition de nouveaux
mouvements sociaux (femmes, écologistes, régionalistes,
jeunes) et de « mouvements dans les institutions » marqués
par le désir de la génération d’après
68 de travailler différemment maintenant. Par des aspirations
collectives à vivre des formes sociales d’où
l’exercice d’un certain pouvoir ne serait pas absent,
mais autre.
A/ L’un des apports de Gérard Mendel,
entamé dès les années 60 est sa contribution
à une anthropologie générale naissante (2)
Il en résume l’acquis dans ses deux derniers ouvrages.
La compréhension de l’Homme, de son évolution,
dans toutes ses dimensions suppose de forger de nouveaux concepts
pluri-disciplinaires. Ces universels empiriques sont pour Mendel
« le vouloir de plaisir, le vouloir de création, la
rationalité instrumentale, la coopération structurale,
le schéma psycho-familial, le langage enfin ». (3)
Ce sont les « ressources anthropologiques des individus, façonnées
de l’extérieur par les rapports sociaux, eux-mêmes
induits en grande part à chaque époque par les modalités
de l’organisation économique ».(5) Au cours de
l’évolution de l’espèce, ils se sont d’abord
mis en forme « au titre d’une défense psychique
contre l’émergence de la conscience » de la réalité
objective. Car cette dernière nous apprend que le monde nous
ignore, « est insensible à nos désirs, indifférent
à notre existence ». L’aspect défensif
de ces universels, ce sont à eux tous les « fantômes
de l’espèce » qui nous protègent «
de la dépression essentielle qui nous saisirait à
considérer notre insignifiance par rapport à l’infini
du cosmos ». « Il n’y a que la faim, la souffrance,
la peur, le travail de la réalité, les échecs
de l’illusion pour nous amener, dans nos actes, à cheminer
vers un peu plus d’objectivité, à accepter un
quotient plus élevé de réalité. Ce chemine-ment,
aléatoire et discontinu, [...] est celui-là même
de l’esprit démocratique. [...] Le combat pour la démocratie,
entendu au sens le plus général, n’est que la
lutte pour l’arrachement à la pure subjectivité,
[...] mais avec une part incompressible de subjectivité,
en raison précisément de ces universels empiriques
qui font l’humain ». (5)
Chaque universel empirique participe en positif et en négatif
du fondement anthropologique du processus démocratique. Ainsi,
la positivité du schéma psycho-familial, c’est
sa contribution décisive, jusqu’à une époque
récente, à la construction du lien social ; sa négativité,
« c’est l’illusion d’une société
"familialiste" qui s’oppose à l’objectivation
du réel. [...] Il est traumatisant d’abandonner cette
illusion et d’accepter de prendre conscience des conflits
sous-jacents et qu’on est à jamais seul dans une société
indifférente... ». (6)
L’une des positivités du vouloir de création,
c’est de nous permettre « dans l’acte, du plus
simple au plus inspiré, d’échapper à
la répétition et de nous offrir la capacité
d’inventer ». Sa "négativité"
est fondée sur l’illusion originelle de « l’enfant
entre six et quinze mois, [qui] "pense" qu’il est
l’auteur du monde étranger à son soi et qui
se dévoile progressivement devant lui. [...] Ultérieurement
chez l’adulte, créer sera vouloir le monde autre qu’il
n’est, pour le meilleur - si l’on accepte de tenir compte
des pesanteurs du réel - ou pour le pire : se croire "maître
et possesseur de la nature" (Descartes) ».(6)
B/ (7) La sociopsychanalyse combine le marxisme et la psychanalyse
:
le premier a montré comment, dans les sociétés
modernes divisées en classes sociales, une part essentielle
de chaque individu est fonction de sa place dans le processus de
production ; la seconde, comment la personnalité psycho-affective
de chacun se construit en fonction d’un passé vécu
dans la relation parents-enfants. Et l’importance du rôle
de l’inconscient et de son occultation.
Si l’on définit le politique comme le domaine du conflit
de classes dans chaque institution et la politique comme l’usage
du politique dans la contestation, la conquête ou l’administration
du pouvoir dans la société globale, alors le champ
du politique, qui s’élabore aujourd’hui lentement
dans chacun, est barré par l’organisation à
la fois technocratique (l’Outil-roi) et bureaucratique (l’État-roi)
du pouvoir. Car chacun ne peut exercer la part de pouvoir due à
son travail qu’à travers son appartenance de classe
dans son institution. Et le pouvoir étatique bloque cette
reconnaissance : en empêchant les rapports de classes de s’élaborer
librement, il provoque une non-maturation du Moi social, une régression
du politique au psycho-familial. Alors, ces rapports entrent dans
le schéma général de l’inégalité,
de l’Autorité, du rapport traditionnel enfant-parents,
avec des soubassements inconscients dominés par le sentiment
de culpabilité. Car « en famille, ce sont les affects
qui dominent ». (8)
C/ (9) Le « pouvoir collectif » existe
aujourd’hui comme aspiration et comme expérimentation
au niveau local, dans les organisations-institutions. Ces dernières
sont un niveau de réalité intermédiaire ("méso")
entre l’individu et la société globale. Ce niveau
possède un amont (les individus œuvrant dans les institutions)
et un aval (la société globale). L’institution
elle-même existe entre l’amont et l’aval, par
sa manière spécifique de combiner les apports extérieurs
d’une part, le travail et le pouvoir produits sur place d’autre
part.
Les institutions-organisations sont composées, selon leurs
objets, de différents acteurs, de "collectifs",
et d’un emboîtement de niveaux territoriaux. Elles sont
organisées selon au moins deux niveaux de la division du
travail. Ce sont des parties spécialisées du tout
social qui, bien que traversées par toutes les luttes et
contradictions de la société civile et politique,
forment des ensembles dotés d’un minimum de cohérence.
Elles produisent des biens ou / et services : à cette production
est lié un pouvoir. Les collectifs dans les institutions
sont des groupes homogènes dans leur participation au processus
productif de l’institution et dans leur métier. Ces
collectifs sont au même niveau hiérarchique et réalisent
le même acte-travail. Or les institutions sont structurées
hiérarchiquement autour de la captation par les classes supérieures
de la part de pouvoir des classes inférieures liées
à leur acte-travail. Résultat : le pouvoir se concentre
au sommet des institutions et les phénomènes d’exploitation-aliénation-domination
sont la généralité.
L’acte-pouvoir est le pouvoir sur ses propres actes. «
Tout acte exerce un pouvoir sur la part de réalité
où il intervient : c’est le pouvoir de l’acte.
Selon le cas, l’acteur possède sur cet acte plus ou
moins de pouvoir : c’est le pouvoir sur l’acte. Enfin,
selon le degré de pouvoir sur l’acte, des mouvements
psychologiques fort différents se développent chez
le sujet : plaisir, motivation, sentiment d’une responsabilité,
créativité ; ou bien, à l’inverse, en
cas de non-pouvoir, désintérêt, démotivation,
absence de plaisir, voire souffrance ». (10) Quand un collectif
entreprend une démarche de recouvrement de pouvoir, il remet
en cause l’équilibre des classes institutionnelles,
provoquant inévitablement des conflits nouveaux. Même
si l’axe hiérarchique de l’institution n’est
pas directement atteint (il peut même en bénéficier
par plus d’informations, par exemple), il l’est symboliquement
car « la communication inter-groupes est devenue égalitaire
». La légitimité [...] de la décision
hiérarchique lui vient désormais tout autant de la
pertinence des arguments développés que de la position
occupée ». (11)
D/ La dynamique du pouvoir institutionnel (12)
vise à obscurcir la réalité des institutions
en maintenant l’isolement des individus, en empêchant
les regroupements en groupes institutionnels homogènes à
partir desquels ils pourraient s’approprier leur Acte-pouvoir
collectif. Ceci en faisant proliférer les « citadelles
de brouillard » grâce à des dispositifs techniques
ou gestionnaires. Ce faisant, elle réalise une captation
du pouvoir des classes institutionnelles par le sommet de l’institution
et une infantilisation des membres de ces classes sur le mode psycho-familial.
Les principaux obstacles sur le chemin d’une vie collective
dans les institutions sont les conditions de travail et l’État,
qui assure le maintien de l’ordre du pouvoir, la dominance
d’une idéologie assise sur l’individualisme (produit
et reproduit dans toutes les institutions) et l’autorité
(pérennisation de la culpabilité individuelle).
E/ (13) La vie institutionnelle est structurée en
obstacles au recouvrement du pouvoir collectif et à
son fonctionnement : hiérarchie, multiplication des instances
de contrôle et des chefs, rigidité des assemblées
hétéro-organisées, amalgame permanent des groupes
institutionnels dans toutes les réunions. La vie institutionnelle
fonctionne selon des schémas anciens, qui sont devenus des
carcans contre l’exercice du pouvoir collectif. Elle reproduit
et alimente la culpabilité de base, fruit de peurs inactuelles
et du fantasme, replonge perpétuellement chacun dans des
désirs d’une relation sécurisante, protectrice,
infantile, "démissionnante", - en même temps
qu’il ne peut totalement le supporter.
Mais ces obstacles, constitués par la vie institutionnelle
actuelle, engendrent leurs propres brèches, et le désir
de prendre en mains son destin fait émerger l’acte
de se réunir comme groupe institutionnel homogène.
Ce qui rejoint l’histoire du mouvement ouvrier qui, depuis
le milieu du XIX e siècle, a toujours manifesté spontanément
la conscience d’un autre mode d’organisation sociale.
Ce mouvement prend aujourd’hui des formes diverses (comités
de quartier, d’usine, d’hôpital, coordinations
...) qui dépassent le formalisme des réunions, les
décisions prises par les états-majors successifs,
l’emprise des experts, l’absentéisme généralisé.
Il ne va pas pour autant submerger les anciennes modalités
: il serait dangereux de croire en une montée inéluctable
des luttes.
F/ (14) Les partis de gauche sont des institutions singulières
vivant la contradiction suivante : ils sont porteurs d’un
projet d’anti-misère politique potentielle, dans une
société organisée en grande partie sur la misère
politique. Ils veulent restituer aux classes sociales qui en sont
dépourvues le pouvoir qui leur revient. Pour ce faire, le
parti doit lui-même produire et utiliser, grâce à
ses militants, de plus en plus de pouvoir social pour investir l’obstacle
suprême : l’État.
Il doit donc affronter l’adversaire sur son propre terrain,
avec ses armes et au moment choisi par lui. Il est organisé
en instances (locales, départementales, nationales) délimitant
chacune une classe institutionnelle (ex. : le secrétariat
fédéral) ou plusieurs classes horizontales (les sections
d’une même fédération). Le caractère
démocratique de cette organisation (élection des instances
dirigeantes) provoque une identité profonde d’intérêt
entre chaque classe institutionnelle et l’Institution entière.
D’où l’identification active des militants à
l’organisation (esprit de parti).
Mais la structure pyramidale du parti provoque une hiérarchisation
: l’expérience particulière de chaque niveau
est représentée dans les autres par délégation
de pouvoir. Elle n’est donc pas intégrée par
ces autres niveaux, comme pourrait le faire une confrontation de
ces expériences de collectif à collectif, qui élargirait
l’expérience socio-politique de chaque niveau.
Par leurs actes militants, les adhérents créent collectivement
du pouvoir social. Mais à travers le fonctionnement délégatif
du parti, ils l’abandonnent en partie aux instances dirigeantes
en échange d’un plaisir affectif individuel, d’ordre
psycho-familial. Ils le cèdent aux dirigeants avec l’espoir
inconscient qu’il sera mis en œuvre par les dirigeants-parents
au niveau politico-institutionnel : ils se vivent comme les enfants
de ces parents puissants.
Un parti fonctionne à l’extérieur comme organisation
destinée à produire et utiliser du pouvoir, et à
l’intérieur, comme une grande famille. Le vécu
du militant est un mixte d’un fantasme d’appartenance
quasi-mystique au corps d’une Église-Parti et d’une
réalité socio-politique liée à l’Acte-pouvoir
de son groupe institutionnel.
C’est ce qui explique pourquoi les partis de gauche (ceux
de droite ne connaissent pas cette contradiction, car ils se réclament
de l’Autorité traditionnelle) produisent essentiellement
deux résultats : de la déception et de la dépoliti-sation
de la part de leurs adhérents de base, quand ils constatent
le malentendu entre leurs convictions et attentes de départ
et les pratiques ; l’acquisition d’un conformisme de
parti, pour ceux qui font carrière dans l’appareil.
G/ Le processus démocratique, substitut
à l’autorité sociale, à « la fonction
médiatrice traditionnellement tenue par l’image paternelle
» (15) aujourd’hui défaillante, suppose un "élément-tiers"
qui, sous différentes formes, a vocation à la compléter.
« Autrefois, le psychofamilialisme patriarcal se projetait
sur le monde extérieur, confortant le dieu-père, l’autorité
des grands de ce monde, le patron paternaliste, le père-chef
de famille. L’inverse se révèle aujourd’hui
exact : le social peut, sous des conditions qui sont celles-là
mêmes de la démarche démocratique, s’intérioriser
et renforcer le moi. L’"élément-tiers"
désigne alors ce qui, dans la réalité sociale
peut, fortifiant le moi, contribuer à la médiation
intrapsychique d’avec les forces archaïques, [...] un
équivalent social de la fonction paternelle ». (16)
Les formes de la socialisation non-identificatoire, qui créent
les conditions de formation de l’élément-tiers,
apparaissent tantôt spontanément (quand un cadre social
est formalisé, contraignant, et établit une égalité
directe entre eux, sans hiérarchie ni délégation),
tantôt à l’intérieur d’un dispositif
construit.
H/ (17) Les rapports institutionnels actuels, les
modalités de prise de décision des organisations mettent
face à face des individus et fonctionnent par délégation.
Pour que le pouvoir des groupes homogènes composant une institution
fonctionne collectivement, de nouvelles modalités sont à
inventer qui mettraient en relation directe des groupes entre eux,
sans passer par une hiérarchie. La sociopsychanalyse en a
présenté dans les années 70 (a et b) ; G. Mendel
en a précisé les conditions méthodologiques
trente ans plus tard (c).
a) Les principaux dispositifs actuels de rencontres institutionnelles
- le tout-venant : ces rencontres n’ont jamais pour but l’exercice
et le renforcement d’un quelconque pouvoir. Elles renforcent
l’individualisme et la hiérarchie ;
- les rencontres inter-individuelles sont commandées par
la psycho-sociologie pour résoudre les problèmes de
communication ;
- l’A. G. symbolise l’existence d’un modèle
de gouvernement démocratique. Mais elle regroupe toutes les
catégories professionnelles, ce qui provoque un malaise et
l’émergence de leaders en réaction de défense
;
- la délégation. Un représentant peut-il seul
transmettre la discussion d’un groupe à d’autres
groupes ? La perte d’information et les filtres (conscients
ou inconscients) sont considérables. Un délégué
ne peut jamais permettre au collectif dont il est issu d’éprouver
une vie collective par son intermédiaire.
L’A. G. paraît comme antidote à la délégation,
mais les deux font appel à l’individu. Elles sont dans
le même type de relation que bureaucratie et technocratie.
b) Les esquisses de nouvelles perspectives : comment coordonner
des unités de travail sans "coordination" ni A.
G. ?
- les conseils de classe : leur préparation collective par
la classe, l’écoute de leur enregistrement par la classe
qui poursuit son élaboration collective seraient des avancées
vers un rapport collectif indirect entre élèves et
enseignants, compensant l’inégalité structurelle
entre les enseignants qui restent et les élèves qui
passent.
- Des formes de lutte contre l’isolement et la dé-socialisation
: un restaurant thérapeutique en hôpital psychiatrique
permettraient à ceux qui le fréquentent d’être
les agents actifs de leur socialisation. Plus largement, la création
de lieux d’expression et d’échanges sociaux en
milieu médical permet à tous ses utilisateurs (malades
ou non) de prendre en charge leur vie sociale quotidienne.
- Les groupes ouvriers homogènes de Montedison contre les
nuisances au travail : en réaction au refus de la direc-tion
d’accepter ses propositions, le Conseil d’Usine d’après
Mai 68 créa des unités d’autogestion de la santé
au travail.
Les rencontres inter-collectifs développent les prises de
conscience institutionnelles. Elles brisent la tendance des groupes
au repliement et au huis-clos, limitent les effets régressifs
des relations duelles. L’idéologie individualiste a
coupé les racines collectives de l’homme, pérennisant
son isolement et sa perte d’identité sociale.
c) Pas plus que l’A G, le referendum ne répond au
développement de la psychosocialité de l’individu,
objectif principal de la démocratie participative. Car «
dans les deux cas, l’individu est renvoyé à
lui-même sans vraie possibilité d’élaboration
collective, et il se trouve placé hors du cadre habituel
de son activité professionnelle ou sociale ». (18)
Un fonctionnement non délégatif et non hiérarchique
dans une organisation suppose le respect de conditions et procédures
:
- « l’individu doit être en mesure de parler de
ses actes sociaux avec [...] ceux avec lesquels il partage les mêmes
actes, les mêmes problèmes (groupe homogène
de métier) » ;. (19)
- « il faut que la concertation du groupe amène des
changements dans l’exercice de l’acte, au travers de
propositions argumentées et qui seront discutées par
la direction » ; (20)
- « les procédures écrites [...] présentent
l’intérêt de s’imposer également
à toutes les parties présentes, quel que soit le niveau
hiérarchique » (21)
- chaque procédure est spécifique et « doit
être étudiée dans son rapport au but particulier
recherché ».21
Quand ces conditions sont réunies, la dynamique de l’acte-pouvoir
se développe, dans les limites permises par l’équilibre
des forces dans l’institution, que cette dynamique bouscule
et qui doit se reconstruire. G. Mendel en prend différents
exemples dans l’école (Dispositif d’expression
collective des élèves - DECE), des organisations politiques
(Verts, Grenoble-Écologie-Autogestion, communistes critiques,
section d’entreprise du PS) ou syndicales (CFDT), des entreprises
(service de recherche d’une grande entreprise suisse, la Société
des transports publics de Poitiers).
(1) : - Une histoire de l’autorité permanences et
variations [la Découverte] 2002, 286 p. - 18,5 €
- Pourquoi la démocratie est en panne construire la démocratie
participative [la Découverte] 2003, 238 p. 17 €.
(2) Cf. L’Homme de pouvoir - I - La chasse structurale (1967),
II - Anthropologie différentielle (1972) III - Pour une autre
société (1975) [Payot].
(3) G. Mendel Pourquoi ... p. 173.
(4) Idem p. 171.
(5) Idem p. 172.
(6) Idem p. 174.
(7) G. Mendel De la régression du politique au psychique
in Sociopsychanalyse 1 [Payot - pbp] 1972 pp. 11-63.
(8) Gérard Mendel Pourquoi ... p. 57.
(9) Introduction de Sociopsychanalyse 7 La misère politique
actuelle [Payot - pbp] 1978, pp. 7-13.
(10) G. Mendel Pourquoi ... p. 25.
(11) Idem p. 226.
(12) Jean-François Moreau in Sociopsychanalyse 7 pp. 66-85.
(13) Jacky Beillerot Misère politique et anti-misère,
idem pp. 161-174.
(14) Jean-François Moreau Regard sur l’institution-parti,
id. pp. 175-191.
(15) G. Mendel Pourquoi ... p. 65.
(16) Idem p. 206.
(17) Gérard Lévy Vers de nouvelles relations de pouvoir,
id. pp. 192-210.
(18) G. Mendel Pourquoi ... pp. 50-51.
(19) Idem p. 48.
(20) Idem p. 49.
(21) Idem p. 49.
(22) Cf. mon article L’autogestion, utopie nécessaire
du XXI° siècle.
2 AUTORITÉ, POUVOIR ET DÉMOCRATIE - Synthèse
introductive (suite et fin)
lundi 12 janvier 2004
par Philippe Brachet
Origine : http://www.forumgc.org/article.php3?id_article=448
II - Le « pouvoir collectif » aujourd’hui
: conditions idéologiques et politico-institutionnelles
A/ Jamais vraiment résorbée depuis Mai 68, la crise
de l’Autorité s’est en réalité
élargie et approfondie. Depuis les élections de 2002,
elle est devenue l’un des thèmes majeurs de la droite,
qui centre sa politique autour de sa restauration. Mais la gauche
semble hésitante et divisée sur cette question. Sans
doute parce que le phénomène-Autorité est complexe
et ambigu, difficile à cerner - surtout sans une remise en
question fondamentale de ses propres pratiques, à laquelle
elle n’est pas prête. Elle est même quasiment
autiste sur ce point, après comme avant son échec
de 2002.
C’est l’un des mérites des deux récents
essais de G. Mendel sur l’autorité et la démocratie
que de tenter cette analyse, dans une approche à la fois
psychanalytique et anthropologique, et de la confronter à
la démocratie et à ses exigences. Il se révèle
alors urgent de concevoir et d’expérimenter une alternative
démocratique à l’Autorité, d’en
repérer les prémices et d’en analyser les obstacles.
C’est là le fondement du « pouvoir collectif
», qui s’inscrit à la fois dans le cadre de l’utopie
autogestionnaire (22) et dans celui de la démocratie délibérative
préconisée par le Fgc.
Car la crise politique et sociale actuelle peut s’interpréter
comme la rencontre entre l’aspiration à un dépassement
des formes personnelles, autoritaires et manipulatrices du Pouvoir,
et le verrouillage souverainiste de la « monarchie républicaine
» actuelle, à tous les niveaux territoriaux. Le Forum
de la gauche citoyenne a traité cette question dans son document
Faire de la politique autrement,(23) où il élabore
l’alternative de la démocratie délibérative.
La démocratie, « pouvoir du peuple », peut-elle
transformer le pouvoir, se traduire par sa pratique collective ?
Le libéralisme politique répond à cette question
par la séparation des pouvoirs, des fonctions politiques,
qui limite l’absolutisme du pouvoir personnel. Le communisme
utopique imagine un pouvoir d’assemblée unique représentant
le "peuple". Il n’a en fait jamais été
expérimenté dans les régimes qui s’en
sont réclamés, et qui ont été (ou sont
encore) en réalité des dictatures d’un chef
suprême coiffant l’appareil bureaucratique d’un
parti unique et organisant leur emprise totalitaire sur la société
par l’État. Peut-on aujourd’hui combiner les
propositions de ces deux approches idéologiquement opposées
?
B/ Comment la société peut-elle s’« auto-gérer
», se gérer elle-même ? L’idée centrale
de l’autogestion, c’est le refus d’une gestion
de la société, de son commandement de l’extérieur
par l’État, parce qu’elle est à l’origine
du phé-nomène de domination. Elle rejoint la définition
de la délibération, intégration entre débat
et décision. Mais la force de l’utopie autogestionnaire
suppose de ne pas se contenter de dénoncer l’adversaire
(le capitalisme ou/et l’État) mais d’être
capable d’inspirer des propositions, des projets. Dans les
sociétés complexes d’aujourd’hui, elle
doit prendre en compte la différenciation sociale. Dans cette
optique, la dénonciation de l’État comme forme
d’organisation sociale archaïque et oppressive n’est
pertinente qu’à condition d’être capable
d’ouvrir une alternative utopique, au sens de souhaitable,
possible et mobilisateur à la fois. Et ce au niveau organisationnel,
et pas seulement social global.
Cette alternative existe dans la pensée autogestionnaire
: c’est l’idée de collégialité,
qui a son correspondant dans le communisme utopique : le "collectivisme".
Mais elle est désormais synonyme pour beaucoup de bureaucratie
et de dictature, car le mot est aujourd’hui connoté
par le régime "soviétique" qui s’en
réclamait. Ceci alors même que nous savons aujourd’hui
à quel point (24) ce régime a rapidement liquidé
ces assemblées (en russe, soviet signifie assemblée)
pour s’installer précisément comme dictature
bureaucratique n’en conservant qu’une façade
idéologique.
C’est pourquoi il est aujourd’hui préférable
d’utiliser le terme qui désigne la même aspiration,
mais dans la tradition chrétienne : collégialité.
Car depuis ses origines, le christianisme est porteur d’une
réflexion et d’une pratique dans ce domaine, sur la
base desquelles s’est largement opéré le ralliement
de chrétiens à la gauche depuis les années
soixante au moins. (25) L’autogestion suppose un fonctionnement
collégial, collectif d’ensembles sociaux. Et ce type
de fonctionnement doit permettre de dépasser les contradictions,
oppositions d’intérêts actuels de ces ensembles
en créant une dynamique démocratique de recomposition
sociale et politique.
C/ Il existe donc aujourd’hui en matière de pouvoir
collectif, de collégialité, à la fois des éléments
d’un projet global (l’autogestion, la démocratie
délibérative) qui s’enracine dans deux courants
de pensée et des expérimentations locales, recensées
et analysées notamment par l’Adels dans sa revue Territoires
depuis plus de quarante ans. (26) Mais des raisons fortes expliquent
l’importance aujourd’hui marginale de cette aspiration
et de ces expérimentations :
- la crise s’approfondissant depuis une trentaine d’années
maintenant, l’impuissance de la gauche (celle de gouvernement
comme l’ultra-gauche) face à elle ont fait perdre à
beaucoup toute illusion - c’est-à-dire le plus souvent
tout espoir ;
- la gauche elle-même sort de ses échecs sans remettre
en cause ses pratiques de pouvoir, incapable de les analyser sans
attaques personnelles, donc se condamnant à faire passer
au second plan l’exigence du renouveau démocratique
; (27)
- les expériences participatives (le plus souvent locales)
butent vite sur la tradition monarchiste du pouvoir, confortée
par l’étatisme des institutions ;
- la gauche qui se veut radicale (l’ultra-gauche, mais aussi
une majorité d’adhérents d’associations
comme Attac) est polarisée par les luttes « anti-capitalistes
», la dénonciation de la « pensée libérale
» en général. Dès lors, elle ne remet
pas en cause les institutions étatiques parce qu’elle
reste prisonnière du schéma léniniste de prise
du pouvoir d’État pour « détruire le capitalisme
» et n’invoque (secondairement) la démocratie
que pour le dénoncer, mais pas pour critiquer l’État
actuel. Elle réduit donc la démocratie à un
en-soi qui existerait ou non en bloc, au lieu de la voir comme une
exigence complexe et permanente. Les 70 ans d’illusion "communiste"
l’ont pourtant montré, vouloir « détruire
le capitalisme » (et non le réformer, même profondément)
conduit, au nom de l’efficacité révolutionnaire,
du volontarisme politique, à prendre "l’État"
comme un tout et à vouloir conserver cet instrument, donc
le renforcer. La démocratie passe alors au second plan.
Si par contre c’est l’exigence démocratique
qui est posée comme centrale, elle permet alors de penser
ensemble l’économique et le politique et de critiquer
la société réelle en articulant ces deux niveaux
: celui du marché, du capitalisme et celui de l’État,
des institutions. Et de formuler des propositions, des projets (la
démocratie participative, délibérative) dans
les deux domaines à la fois, à partir de l’expression
des acteurs concernés. Car tenir ensemble la forme et le
fond, la démarche et le contenu, ne pas les dissocier, est
le propre de la démocratie, qui est à la fois une
méthode, un projet et un but. Une dynamique participative
peut se créer, ayant les réformes comme enjeu, l’expérimentation
comme méthode et l’utopie autogestionnaire comme horizon,
qu’elle alimente à son tour. La notion de « pouvoir
collectif » peut alors commencer de se concrétiser.
Les expériences "communistes" (celles de l’URSS,
la Chine, Cuba...) montrent, au contraire, les conséquences
d’une idéologie "anti-capitaliste" au service
de la volonté de pouvoir d’une avant-garde. En niant
le réel existant soi-disant pour mieux le transformer, elle
ne peuvent qu’aboutir (si elles "réussissent")
à une dictature totalitaire. La chute du mur de Berlin est
encore trop proche pour que le "communisme" comme alternative
au capitalisme soit déjà présentable, donc
affiché comme tel, mais toute attitude qui écarte
l’exigence démocratique comme banale ou secondaire
va dans le sens du retour de cette idéologie comme des pratiques
et conséquences liées.
« L’enfer est pavé de bonnes intentions »,
ne l’oublions pas !
D/ « La démocratie participative connaît [aujourd’hui]
deux limites : [...] l’existence préalable de l’État
de droit et de la démocratie politique ; pas non plus de
participation démocratique dans une institution sans l’armature
d’une organisation hiérarchique [...]. La seconde pourra-t-elle
être un jour dépassée ? Seul le temps le dira
». (28) Mais « quand le tissu social se désagrège
», la nécessité est évidente de nouvelles
formes d’éléments-tiers d’inspiration
démocratique, notamment du fait de l’allongement de
l’adolescence, période de la vie laissée en
jachère par la société.
« L’autorité paternelle a beaucoup servi. Dans
le ciel, le dieu-père donnait un sens à la vie des
hommes, et même à l’après-vie. Sur terre,
le chef-père exerçait un pouvoir considéré
comme légitime. Dans la famille, l’autorité
paternelle se trouvait confortée par les mœurs et les
lois. Dans l’inconscient, Freud avait découvert le
"complexe paternel". Ainsi, tout était en ordre,
bien rangé, assurant, dans la société comme
à l’intérieur des âmes le verrouillage
relativement efficace des forces archaïques. Le système-père
s’affaiblissant, on peut comprendre que, ici et là
déjà, la toile de fond de notre société
se déchire, le mur de soutènement se lézarde
». (29)
Dans ce contexte, des potentialités existent pour la démocratie
délibérative « dans la plupart des lieux sociaux
où se joue l’existence de l’individu, mais à
condition de saisir ce possible dans des formes instituées
et très formalisées. Car dans ces domaines, on improvise
rarement des fonctionnements qui puissent durer. De plus, [...]
le temps est le grand maître si l’on veut qu’évoluent
dans le même mouvement les mentalités et les formes
du lien social ».(29)
(22) Cf. mon article L’autogestion, utopie nécessaire
du XXI° siècle.
(23) Disponible sur ce site, rubrique Textes validés.
(24) Cf. François Furet Le passé d’une illusion
[Robert Laffont-CalmanLévy] 1995.
(25) Dès le début du XX° siècle, des chrétiens
adhérèrent au communisme sur cette base - quitte à
en sortir plus ou molins vite, sur cette même base. Cf. le
portrait de l’un d’entre eux (Pierre Pascal) par F.
Furet opus cité pp. 127-135.
(26) Le n° de Territoires qui synthétise le mieux cette
question est le n° 399 bis (septembre-octobre 1999) Politique
de participation et participation au politique les habitants dans
la décision locale. Étude réalisée par
l’Adels en partenariat avec la Délégation interministérielle
à la ville (D.I.V.). Internet : www.Adels.org
(27) La formule « gauche plurielle » de Lionel Jospin
a en fait correspondu à des arrangements de sommet entre
partis gouvernementaux, ce qui explique sa fragilité. Le
fondement politique de leur esquisse de renouvellement par rapport
au mitterrandisme (les Assises de la transformation sociale, 1993)
avait été jugé insuffisant, inabouti par un
groupe de personnes engagées dans des partis de gauche, des
syndicats, des associations citoyennes. Elles avaient lancé
un appel « à ne pas dissocier la question de la transformation
sociale de celle des pratiques de pouvoir ». La Charte de
la citoyenneté qui résulta début 1996 de leur
élaboration collective, de leur délibération,
a initié une mutualisation qui fut relancée mutatis
mutandis début 2000 par le Forum de la gauche citoyenne.
En effet, les élections de 2002 ont amplement confirmé
(cela me rappelle irrésistiblement cette formule célèbre
d’un responsable communiste au lendemain des législatives
de 1978 « la défaite a dépassé toutes
nos espérances » !) l’actualité de l’appel
de 1993, l’autisme de la gauche au pouvoir sur ses propres
pratiques étant sans doute la principale cause de son échec
et de sa difficulté à le dépasser depuis. Le
renforcement d’associations citoyennes fonctionnant en réseau
comme le Fgc est donc plus nécessaire que jamais.
(28) G. Mendel Pourquoi ... p. 209.
(29) Idem p. 229.
3 AUTORITÉ, POUVOIR & DÉMOCRATIE débat
av. G. Mendel 1
Débat avec G. Mendel le 5 avril 2004 (début)
mercredi 28 avril 2004
Origine http://www.forumgc.org/article.php3?id_article=483
Présentation par Philippe Brachet
Nous sommes quelques-uns ici à vous avoir connu dans les
années soixante-dix, c’est-à-dire à la
période de vos premiers ouvrages et de la création
de la Sociopshchanalyse. Puis nos itinéraires se sont éloignés,
tout en étant marqués par les mêmes préoccupations.
Depuis près de deux ans que vous avez publié Une histoire
de l’autorité, j’ai proposé au collectif
du Fgc un travail avec vous sur ces thèmes des rapports entre
autorité, pouvoir et démocratie qui nous sont communs.
Grâce notamment à Patrick Viveret, il s’est déjà
traduit par une analyse du pouvoir dans notre texte de juin 2003
Pour une politique citoyenne faire de la politique autrement. Puis
quand votre dernier livre est paru,(1) j’ai repris contact
avec vous pour mettre au point le débat de ce soir.
À l’occasion de l’élaboration de la note
de synthèse préparatoire à notre débat,
j’ai constaté la continuité entre vos travaux
d’il y a trente ans et ceux d’aujourd’hui : la
problématique s’est élargie et approfondie,
mais le cœur en est resté le même. Elle se déploie
sur un double registre d’avancées théoriques
d’une part et de pratiques professionnelles et organisationnelles
de l’autre. Nous savons que c’est l’articulation
entre ces deux dimensions qu’il est essentiel de travailler.
Le réseau d’associations citoyennes constitué
autour de l’Adels-Territoires et du Forum de la gauche citoyenne
a constaté que votre démarche était aussi la
nôtre et c’est pourquoi nous avons eu envie de vous
inviter ce soir.
Introduction par Gérard Mendel
Ce n’est pas une invitation fréquente venant de la
sphère politique ! D’abord quelques mots de mon parcours,
qui explique mes orientations.
J’ai été médecin, psychiatre, psychanalyste.
J’ai été un psychanalyste orthodoxe freudien,
mais je n’ai jamais cru que la psychanalyse pouvait tout expliquer.
À partir de la fin des années quatre-vingt-dix, j’ai
levé le pied pour pouvoir écrire davantage. Dès
la fin des années soixante, j’ai commencé une
activité de sociologie d’intervention, qui n’a
pas cessé depuis. Sa perspective n’est pas d’appliquer
la psychanalyse au champ social, mais je considère que le
champ social, la vie de travail construisent dans la personnalité
des éléments dont aucune psychologie ne rend vraiment
compte, car elles sont toutes en retard. Pour le combler, ayant
une formation clinique, j’ai pensé construire un dispositif
comme la psychanalyse en utilise pour ce qui la concerne, afin de
définir des paramètres permettant de cumuler les expériences
et de tenter de les théoriser progressivement à partir
du matériel recueilli.
Depuis le début, notre travail a consisté à
construire un tel dispositif permettant, dans la vie active des
gens, sur leur lieu d’activité (quel qu’il soit,
mais surtout sur leur lieu de travail) d’analyser le rapport
société-organisation du travail-mentalités-transformations-dégradations
ou améliorations. Ce fut le fil rouge des trente-cinq dernières
années. Ce dispositif s’est diversifié mais,
depuis une vingtaine d’années, il est resté
sensiblement le même. Au lieu de travailler sur un seul groupe,
nous travaillons maintenant sur une institution (établissement,
organisation ...).
Le dispositif s’adapte à chaque cas particulier :
nos interlocuteurs sont des groupes homogènes, quelle que
soit cette homogénéité (chauffeurs de cars
dans un service de transport, élèves d’un établissement
scolaire, membres d’une section d’un parti politique
ou d’un syndicat). Ce sont tous les groupes homogènes
de ces institutions, ou une partie représentative. Le dispositif
instaure une communication indirecte entre eux. Le matériel
qui leur est demandé est de parler de leur activité
concrète, de faire des propositions, des demandes, de se
concerter entre eux pour enrichir leurs expériences. Notre
objectif est de comprendre la psycho-socialité, comment elle
est mue, travaillée par la vie sociale. Ceci à partir
de l’expérience d’un groupe, car ce qui se passe
dans un groupe ne peut se comprendre que dans un groupe. Nous avons
atteint une certaine surface sociale à partir du groupe Desgenettes,
créé en 1971, qui existe toujours et qui doit être
aujourd’hui le plus vieux du monde ! Il en existe un autre
depuis une douzaine d’années près de Nice, un
autre important à Buenos-Aires, qui a réalisé
de nombreuses interventions sur l’école, un autre à
Montréal, un autre à Liège.
Depuis près de trente-cinq ans, nous avons réalisé
des centaines d’interventions dans presque tous les lieux
sociaux ; beaucoup à l’école, dont près
de 400 interventions dans une école publique avec une méthode
particulière dérivée du dispositif général,
une expression des élèves entre eux, sans les enseignants.
Dans les collectivités locales, les sociétés
d’économie mixte comme la Société des
transports de Poitiers - STP, depuis dix-huit ans ; dans des maisons
de retraite, le secteur éducatif, les associations...
Quant à la dimension politique, elle est pour nous particulière
car c’est la seule où nous n’ayons jamais abouti
! Avant toute intervention, nous commençons par une phase
d’observation. Nous ne nous précipitons jamais car
dans certains cas, le travail peut être utile, mais dans d’autres,
il se révèle contre-indiqué. Nous le faisons
aussi dans le domaine politique : le fait que cela n’aboutisse
pas n’est pas lié à un manque d’information.
Cela commence toujours bien, par de bonnes paroles, mais cela n’aboutit
jamais. Nous avons entrepris il y a quinze ans (il y a prescription
!) une longue intervention avec une section d’entreprise du
PS du ministère des Finances, lieu stratégique. Ils
étaient d’autant plus malheureux que, se dévouant
en bons militants à leur cause, ils constataient que le gouvernement
de gauche ne choisissait jamais parmi eux les experts économiques,
ne leur demandait jamais leur avis. Nous avons réalisé
deux interventions chez les Verts, une auprès des Communistes
critiques (LCR, Fiterman, Hermier...).
Gilbert Wasserman - J’y étais !
G. M. - Il y a d’ailleurs eu un problème d’organisation
(pas avec vous personnellement !) : des militants de diverses provenances
souhaitaient travailler ensemble. Nous avions constitué des
groupes selon diverses catégorisations, ainsi qu’un
groupe de responsables.(2) Devaient s’y exprimer non seulement
les leaders comme toujours, mais aussi la base, qui a eu la parole.
Il était convenu au départ qu’il sortirait un
document, et que tous ceux qui avaient participé à
la rencontre le recevraient. Cela supposait que l’on nous
communique les listes des participants : cela n’a jamais été
possible ! Nous avons alors demandé que les participants
en soient avertis par les responsables eux-mêmes, et cela
n’a pas été fait non plus. La coupure entre
haut et bas fut manifeste dans le traitement du suivi de cette intervention
: ceux qui ont travaillé longuement avec nous dans les groupes
n’ont pas pu récolter le fruit de leur travail.
Nous avons aussi réalisé une intervention avec la
CFDT de la COGÉMA. Une longue et intéressante avec
Interco : elle donnait le sentiment (qui s’est confirmé)
que les jeunes n’étaient pas seulement intéressés
par la vie interne du syndicat mais voulaient aussi articuler avec
lui une réflexion sur l’organisation du travail. Malgré
le ferme appui du responsable, ce ne fut pas possible parce que
les permanents, qui s’étaient sacrifié à
la cause, n’imaginaient pas pouvoir réfléchir
sur un plan d’égalité et en-dehors du cadre
formel qu’ils connaissaient à des questions d’organisation
du travail avec des jeunes adhérents qu’ils auraient
mal connus : ils ont donc bloqué.
Nous avons réalisé un travail suivi avec Grenoble-écologie-autogestion,
alors groupe important, mi-autogestionnaire, mi-CFDT. Nous avons
fait, comme chaque fois, des propositions précises qui se
sont toujours perdues dans les sables. Ce qui est significatif car
c’est la seule dimension du champ social où lorsque
nous sommes entrés en travail avec une institution, cela
n’a pas abouti. Dans tous les autres champs, cela s’est
aussi trouvé, mais exceptionnellement alors que, dans le
champ politique, l’échec est massif.
Nous ne nous livrons jamais dans notre travail à des interprétations
psychologiques : nous nous situons au niveau de leurs activités,
propositions, demandes, dans leurs établissements, organisations.
Dans quel cadre s’inscrit l’activité que nous
menons depuis près de trente-cinq ans ? (3) Dans la recherche
de la "démocratie participative", même si
ce que nous entreprenons n’a rien à voir ni avec les
pétitions, ni la voie de la rue, les référendums,
les sondages,... Nous voulons d’abord que chacun, quel que
soit son niveau hiérarchique, sur son lieu d’activité,
ait l’occasion de réfléchir avec ceux qui sont
au même niveau que lui, de se concerter, d’échanger,
de s’enrichir. Puis, s’il le souhaite, de communiquer
avec les autres niveaux hiérarchiques, faire des propositions,
des demandes d’information.
Pourquoi ? Nous constatons une grande richesse psychologique de
l’individu contemporain : il est mieux formé, informé,
ses besoins et attentes sont plus riches... Mais ses cadres d’organisation
ne suivent pas le développement de cette richesse. Ainsi
des enfants : dès qu’ils peuvent s’exprimer dans
un cadre adéquat, nous constatons une richesse exceptionnelle
au regard des opinions reçues. Notre perspective ne se limite
pas à la citoyenneté sociale. Car la gauche, les forces
de progrès, de par leur histoire, ont été amenées
à agir aux niveaux économique et social et n’ont
pas pris la mesure de cet élément nouveau qu’est
la montée en puissance de l’individu. L’individualisme,
dont on fait la critique, n’est jamais qu’un individualisme
sans individu : ce dernier se replie car il n’a pas la possibilité
de s’articuler socialement avec les formes existantes.
Le philosophe italien Bobbio (4) faisait ainsi la différence
entre gauche et droite : la droite pense l’individu à
partir de ce qu’il a de particulier et la gauche, de ce qu’il
a de commun. Mais aujourd’hui, les individus deviennent de
plus en plus particuliers. La gauche doit donc réfléchir
à un environnement social permettant à l’individu
le développement de ses ressources sociales. Le travail sur
l’économique et le social doit s’élargir
aux conditions permettant aujourd’hui à l’individu
non seulement de se socialiser mais aussi de se réaliser.
C’est là la finalité dernière de notre
travail : passer d’une culture de la revendication à
une culture de la proposition.
Quelques hypothèses pour conclure sur les raisons de nos
échecs dans le champ politique :
1° parce que l’individu ne fait pas partie de la culture
de la gauche. Elle a toujours pensé en termes d’associations,
de collectifs, de forces, de masses et s’est toujours méfié
de l’individu, de ses pulsions, de sa psychologie. Elle veut
l’encadrer ;
2° les politiques, à un certain niveau, sont des hommes
de pouvoir. Ils ne font pas de la politique sans avoir le goût
du pouvoir. Ce n’est pas une critique car il faut de tout
pour faire un monde : c’est une bonne chose qu’existent
des gens qui aient le goût du pouvoir, aiment commander, sacrifient
leurs loisirs - quelques fois leurs vies - pour faire avancer les
choses, prendre des responsabilités. Mais s’étant
identifié à ce type de vie, ils ne sont pas près
à partager, c’est un simple constat que de le dire
;
3° plus important encore, les politiques (5) ont mené
leur vie de délégation en délégation.
Ils ont commencé en étant secrétaire de section,
puis sont passés par le bureau de la fédération,
puis sont encore montés, ont été candidats,
élus... Toute leur vie procède du phénomène
délégatif : il est impensable pour eux d’imaginer
travailler avec tous dans une perspective de socialisation. Ainsi,
dans l’école, ils pensent en termes de délégués
d’élèves et non d’expression collective
de toute une classe. On devient ce que l’on fait : l’homme
politique a été fait par le phénomène
délégatif. Il lui est impensable, même à
un moment donné de l’activité, que l’on
puisse travailler sur un plan d’égalité avec
les autres.
Depuis quinze ans, nous avons expérimenté un dispositif
d’expression des élèves pendant un an. Ce dispositif
a fonctionné à la satisfaction générale.
Nous avons pensé demander au gouvernement socialiste une
évaluation de notre travail : nous avons rencontré
Ségolène Royal, alors Secrétaire d’État
à l’Éducation et lui avons proposé de
mettre en place notre dispositif dans trois établissements
de l’académie de Versailles.(6) Nous formions des emplois-jeunes
qui pourraient mettre en place ce dispositif que nous supervisions.
Nous aurions tout pris en charge financièrement. Nous demandions
une évaluation de cette expérience par une équipe
de l’Institut national pédagogique. Notre demande n’a
pas abouti. Il aurait fallu une forte volonté politique,
mais elle n’a pas compris notre projet. Je lui ai parlé
de formation de médiateurs, de formation de délégués
d’élèves. L’idée que toute une
classe se concerte collectivement sur ses activités, ses
souhaits, ne peut pas être entendue par un homme politique.
Nous sommes tous ainsi : nous devenons ce que nous avons fait et
chacun a ses forces et ses faiblesses, qui viennent de sa vie sociale
et pas seulement de son enfance.
Jean-Loup Motchane - Je formulerai une hypothèse inverse
: c’est parce que Ségolène Royal a bien entendu
votre proposition qu’elle l’a refusée ! Parce
qu’elle a senti un danger - vrai ou faux.
Philipe Brachet- Quel danger ?
G. M. - Bonne question ! Un ministre ne refuse jamais ! Il donne
le n° de son secrétaire personnel, qui vous mettra en
rapport avec un chef de service du ministère. Ce dernier
est monté à ce poste par son aptitude à noyer
le poisson avec une merveilleuse adresse. Peu à peu, ce n°
devient impossible à joindre. C’est ainsi que les choses
se passent. Il n’y avait pas objectivement danger, mais tout
ce qui sort du cadre familier apparaît inquiétant.
P. B. - Comment dans ces conditions un réel changement social
peut-il se réaliser si les politiques l’affichent dans
leurs discours mais que les pratiques restent figées, toujours
hiérarchiques descendantes ?
G. M. - Il existe diverses formes de démocratie participative.
Je vais donner un exemple de nos pratiques : la STP est une société
d’économie mixte (SEM). 1/3 des agents, sur la base
du volontariat, que ce soit les conducteurs de cadres, les inspecteurs,
la direction, se réunissent régulièrement trois
ou quatre fois par an depuis quinze ans pendant deux heures. Ils
échangent sur leur travail. On constate à la longue
un changement des mentalités. Alors qu’à l’intérieur
des formations politiques, le responsable vient faire son intervention
sans que ses interlocuteurs aient eu le temps de se concerter. À
Poitiers, au début les inspecteurs de la conduite, comme
toujours, mettaient des notes. Puis au bout de trois ou quatre ans
d’échanges et de propositions, ils ont arrêté
et ont proposé de faire un suivi-formation : de coopérer
avec les conducteurs pour améliorer leur formation. Il est
impossible d’échanger sur un plan d’égalité
- même un temps limité dans l’année -
et que les mentalités restent figées. Pour moi, la
démocratie participative ne remplace pas la démocratie
représentative ou délégative : les responsables
le restent, élus. Cela a un rôle consultatif. Mais
la consultation n’est pas un gadget : les propositions et
les réponses doivent être argumentées. C’est
un mot qui n’a pas bonne presse, mais l’on parle bien
de consultation électorale : son contenu est donc variable.
C’est un plus. La démocratie est une chose cumulative
: ses progrès se sont faits par additions, depuis les communes
bourgeoises de l’an mil, les parlements provinciaux qui limitaient
le pouvoir du roi, la monarchie constitutionnelle, le vote censitaire,
la liberté de la presse, le vote des femmes ...
La démocratie participative est ce qui correspond aux besoins
de l’individu d’aujourd’hui.
G. W.- Il me semble dangereux d’affirmer, comme vous semblez
le faire, qu’il y a d’un côté la démocratie
consultative et après, de l’autre, la démocratie
représentative qui décide. Au Forum de la gauche citoyenne,
nous avons travaillé sur une intégration des deux
phases en tant que processus délibératif : la consultation
est une étape indispensable de ce processus global. Les représentants
désignés par le suffrage universel prennent bien la
décision, mais sur la base de l’ensemble du processus.
Sinon, la consultation tend à devenir un gadget.
Il est vrai que les politiques sont marqués par le phénomène
de délégation, mais le processus de carrière
politique que vous avez évoqué est un peu ancien.
Les nouveaux politiques suivent maintenant le cursus suivant : grandes
écoles-ENA-cabinet ministériel. Leur légitimité
vient de là et correspond à une conception de l’expertise
qui domine les choix politiques. Une démocratie délibérative
n’est plus possible car les experts sont en position dominante,
largement à droite mais aussi à gauche.
Vous évoquiez Bobbio pour lequel la gauche s’intéresse
plus à l’homme en ce qu’il a de commun et la
droite, en ce qu’il a d’individuel. Mais il me semble
que la gauche s’est laissé impressionner par une conception
néo-libérale de l’individu : l’individu
émietté plus que celui capable de devenir citoyen.
Un travail reste à faire pour revaloriser l’individu-citoyen.
Auparavant, on partait du collectif (classe, nation...) pour arriver
à la libération individuelle : on a maintenant compris
qu’il fallait inverser la démarche, mais pendant cette
période, la notion d’individu a été disloquée
par la conception d’individus non-solidaires, séparés
les uns des autres. La gauche a maintenant du mal à retisser
les liens.
G. M. - Un progrès de la démocratie peut-il être
attendu d’au-delà de la consultation, par une sorte
d’obligation des décideurs à suivre ses indications
? Il existerait une sorte de mandat impératif post-consultation,
cette dernière étant conçue comme une sorte
d’assemblée générale. Une autre position
est que, dans un processus sérieux de consultation périodique,
il faut faire confiance en la force du processus, au temps. Dans
un tel dispositif au long cours, il est impensable que dirigeants
et élus ne soient pas sous la contagion des arguments sérieux
apparus. Mais les élus, les dirigeants prennent leur décision
librement.
G. W. - Mais la décision n’a pas de valeur si le processus
ne s’est pas accompli.
G. M. - Bien entendu. Mais le problème peut se poser dans
les conseils de quartier. Nous, la sociopsychanalystes, ne touchons
pas à l’existant : nous respectons l’organisation
du travail. Nous ajoutons un plus : l’expérience nous
montre qu’avec le temps, il va modifier l’existant -
tout au moins la marge du possible. Et quand cette marge est atteinte,
faire souhaiter d’autres moyens que ceux de l’institution.
Mais la dimension syndicale et politique est absente de nos interventions
: c’est autre chose.
(1) Pourquoi la démocratie est en panne construire la démocratie
participative [la Découverte] 2003.
(2) Nous en avons d’ailleurs tiré, Jean-Luc Prades,
Débora Sada et moi La mouvance des communistes critiques
[l’Harmattan] 1997.
(3) C’est l’objet de mon livre le plus récent.
(4) Maître à penser de la gauche italienne, mort en
2003.
(5) J’en ai beaucoup fréquenté de 1981 aux
années 90.
(6) Nous disposions de certificats des chefs d’établissement
avec lesquels nous avions travaillé depuis quinze ans.
4 AUTORITÉ, POUVOIR & DÉMOCRATIE débat
av. G. Mendel 2
Débat avec Gérard Mendel le 5 avril 2004 (suite 1)
vendredi 21 mai 2004
Origine http://www.forumgc.org/article.php3?id_article=503
Dominique Taddei - En trente-cinq ans, avez-vous le sentiment que
le désir de participation a évolué significativement
? Car sinon, le changement risque de se cantonner dans des isolats.
Nous sommes arrivés à un moment où (peut-être
est-ce une sorte d’hommage du vice à la vertu) les
hommes et femmes politiques se mettent à parler de démocratie
participative. Il va donc être intéressant d’observer
leurs comportements dans les régions.
La dimension du temps explique sans doute la difficulté
que vous avez rencontrée dans le champ politico-syndical.
Car fondamentalement, les gens de pouvoir n’ont pas le temps
! Ils ont une obligation de résultat, qu’on leur a
donnée ou qu’ils se donnent à eux-mêmes.
Ils sont dans une logique générale de carrière
conçue en termes d’accumulation de responsabilités
: ils tentent de cumuler les responsabilités locales, départementales
et nationales. C’est donc progressivement que ce cumul restreint
leur vie personnelle, et le système y pousse.
Ainsi, en Avignon, devant expliquer à une classe de lycée
quel était le rôle du député, j’ai
constaté en étant simplement adjoint au maire en plus
que j’avais dix-sept fonctions ! Si j’avais été
maire, j’en aurais eu quarante. Parmi elles, celle de diriger
le festival d’Avignon, de présider la Caisse des dépôts
: des fonctions qui prennent du temps. De l’autre côté,
le citoyen qui pourrait rentrer dans le processus participatif n’a
généralement pas le temps d’attendre des résultats,
il ne parvient pas à s’inscrire dans une démarche
où il aurait la conviction de contribuer à des changements
importants. Il devient “consumériste”, y compris
dans les milieux associatifs : les gens sont multi-cartes et, suivant
les moments, investissent plutôt dans la Ligue des droits
de l’Homme, Attac, leur syndicat, leur association de quartier,
une association écologiste... Ceci parce que les mêmes
iront là où ils ont l’impression d’être
le plus efficace pour le changement.
La course contre le temps - le contraire de votre démarche
scientifique, intellectuelle - est le propre du politique et se
retrouve aussi du côté du citoyen par désir.
N’est-ce pas l’une des raisons de la difficulté
de progresser dans le champ civique ? À moins que vous ne
sentiez une évolution profonde.
G. M. - Vous avez raison : la vie d’un responsable politique
est une vie de forçat, heureux mais mangé par le temps.
Son temps n’est pas celui de la démocratie participative.
Je ne sais pas ce qu’est le désir de participation.
Ce que je sais d’expérience, c’est que lorsque
des personnes sont placées ensemble dans un cadre précis
et qu’une méthode les fait parler de ce qu’ils
font, je n’ai jamais vu qu’ils ne le fassent pas. Quand
on propose à des élèves de se réunir
deux heures trois fois par an avec un conseil d’orientation
et de parler de ce qui leur arrive, je n’ai jamais vu une
classe refuser. Et pourtant, on nous donne les “pires”
car, bien entendu, quand un chef d’établissement accepte
de nous en donner une, c’est parce qu’elle est “foutue”
de son point de vue et qu’il ne risque rien, au point où
il en est !
L’important n’est pas un “désir”
abstrait mais le cadre dans lequel se déroule l’expérience.
À Poitiers, les conducteurs de cars le font volontairement
depuis quinze ans parce que cela leur apporte quelque chose. Ils
font des propositions sur des points de travail et la liste est
dressée chaque année par informatique des changements
réalisés. C’est Jean-François Moreau
ici présent qui anime cette démarche.
P. B. - Il faudrait d’abord distinguer parmi les élus
: la plupart ne décident de rien et seuls les élus-décideurs
au sommet de leur pyramide sociale ont un emploi du temps si encombré.
Je constate que la politique use les mots qu’elle emploie
et que, particulièrement dans les temps de crise que nous
vivons, en dévalorise le sens rapidement. C’est le
cas de “consultation”, qui est désormais marqué,
affadi, par la pratique “monarchique” qu’en font
la plupart des élus-décideurs. Son sens est devenu
négatif pour les citoyens car dans une consultation, l’élu
s’informe, mais ne s’engage en rien. Alors que dans
une “concertation”, la dynamique du débat entre
acteurs présents influence les résultats, les décisions
prises qui sont, plus ou moins, collectives, même si le décideur
les a prises librement.
Mais qu’est-ce qui différencie les deux notions ?
D’après moi, ce sont deux conditions que l’élu-décideur
doit remplir pour qu’il y ait réellement concertation
: 1° qu’au début, il affiche la fenêtre de
la concertation, précise son objet. Cela fait partie de sa
responsabilité de décideur ; 2° qu’à
la fin du processus, il motive sa décision au regard de la
concertation qui s’est déroulée. C’est
une sorte d’obligation morale : il est libre de sa décision,
mais il doit, ne serait-ce que par politesse envers ceux qui ont
participé, expliquer pourquoi il accepte certaines des recommandations,
mais pas d’autres.
G. M. - C’est ce que nous faisons. À l’école,
les propositions sur le poids des cartables ou sur l’heure
d’arrivée des cars, le désordre à la
sortie ... doivent être argumentées. Et s’il
y a droit d’expression, il existe aussi un devoir de réponse,
cette dernière devant être également argumentée.
Toutes nos interventions ne peuvent fonctionner qu’ainsi.
Le mot “consultation” n’a pas grand sens en lui-même
: c’est le cadre dans lequel elle se déroule qui est
important, qu’elle s’intègre dans l’organisation
du travail au long cours.
J.-L. M. - Connaissez-vous l’histoire de la poule marocaine
qui rencontre la poule algérienne ? La première fait
remarquer à la seconde qu’elle pond dix œufs par
jour tandis que la seconde n’en pond qu’un. «
Oui, mais moi, j’ai des réunions » ! répond
la seconde.
Vous affirmez que quand le cadre est approprié, un désir
de dialogue émerge. “Cadre”, dispositif signifie
que la structure de l’institution est importante. Mais ne
pourrait-on aussi s’interroger sur l’institution elle-même
: certaines ne sont-elles pas pathogènes par rapport à
ce désir de dialogue, alors que d’autres le favorisent
? Quant au désir, droite et gauche sont sur le même
plan : elles restent dans le domaine de la raison et de la conscience.
Elles font toutes deux appel à des valeurs et à la
morale : à droite, ce sont les notions de responsabilité,
de récompense de l’effort ; d’initiative, de
compétition ; à gauche, ce sont l’égalité,
la justice, la solidarité. Mais l’une et l’autre
restent dans la morale et dans le champ de la conscience. De sorte
que les affects, le désir ne rentrent pas dans le champ politique.
Mais elles rentrent dans votre démarche.
Quant au pouvoir, c’est sa circulation qui pose problème,
ce qui rejoint la question des institutions. Là où
vos dispositifs ont bien fonctionné, c’est quand les
catégories étaient bien délimitées :
conducteurs d’un côté, inspecteurs de l’autre
; élèves et professeurs. Une identification de type
marxiste existe là, alors qu’elle peut être différente
ailleurs, comme dans une institution de soins avec malades, médecins,
infirmiers. Au sein d’un groupe homogène, une circulation
est possible. Mais cela ne suffit pas : une circulation doit aussi
se produire entre différents groupes de l’institution.
Ce qui pose la question de la spécialisation. Elle se pose
aussi dans d’autres institutions comme la répartition
des tâches ménagères, qui est aussi un problème
de circulation !
La plupart des groupes politiques qui ont tenté de faire
de la politique autrement (comme les Verts) sont retombés
dans la politique comme d’habitude, malgré des efforts
sincères. Il faudrait réfléchir sur ces échecs,
leurs causes.
G. M. - Vous avez mis le doigt sur une cause de notre échec
dans le champ politique dont je n’ai pas parlé : il
n’existe pas de fonctionnement alternatif. Compte tenu de
ses urgences, contraintes ..., un mouvement politique n’est
pas fait pour faire de l’expérimentation. Cela ne signifie
pas qu’il ne puisse pas, localement, partiellement, en tenter.
Mais globalement, ils ont autre chose à penser. Vous voyez
le résultat : les Verts ne sont pas satisfaits d’avoir
repris les vieux habits !
Certaines institutions sont-elles pathogènes ? En trente-cinq
ans d’interventions, nous n’en avons réalisé
qu’une dans une entreprise privée, qui est en cours
et passionnante. Elle fut possible parce qu’il s’agit
d’une grande entreprise sans problème de licenciement,
dont l’utilité existerait dans n’importe quelle
forme de société (pas comme le tabac, par exemple).
C’est dire que la contrainte actuelle de l’économie
ne permet pas à ceux qui travaillent dans le privé
de réfléchir sereinement au long cours aux meilleures
manières d’organiser leur travail. C’est la contrainte
principale.
Quant aux deux morales de la droite et de la gauche, l’idée
de prendre en compte la psychologie des gens, leurs besoins de création,
d’expression, ne fait pas partie de la culture de la gauche,
de par son histoire. Or c’est aujourd’hui essentiel.
Ainsi, les militants communistes critiques exprimaient les mêmes
besoins d’expression, de réalisation, de création,
d’auto-développement personnel que les autres catégories
de la population. À aucun prix, il ne faut limiter le développement
personnel des individus : c’est une dimension que les formations
de gauche doivent ajouter à leur réflexion, si elles
veulent saisir leurs chances actuelles. Car l’individu n’est
pas aujourd’hui l’individu réalisé possible
que notre époque permettrait.
Lydie Viala - En général, les politiques ont une
sorte de brain-trust d’experts, de conseillers. Cela remplace
le contact direct avec les gens dont ils se considèrent comme
responsables. Une expression est revenue souvent à droite
pour expliquer son échec aux régionales : non pas
de relation avec la base mais de “pédagogie”,
expression élitiste.
P. B. - Cela signifie : « si nous avions mieux expliqué,
ils auraient compris, donc ils auraient été d’accord
» !
D. T. - Dès 1982, la direction du PS donnait comme raison
à l’échec des municipales : « il y a eu
déficit d’explication ». Comme quoi cette attitude
n’est pas limitée à la droite : pour un parti,
attribuer son échec à un déficit d’explication,
c’est maintenir qu’il avait raison et donc limiter sa
remise en cause. C’est la première ligne de défense.
P. B. - Cela a été la même attitude du PS en
2002 pour expliquer l’échec de Jospin aux présidentielles.
L. V. - J’ai entendu parler des psychodrames de Moreno :
je ne vois pas bien la différence avec votre démarche.
G. M. - Les enjeux ne sont pas les mêmes : les nôtres
sont sociaux alors que ceux de Moreno sont essentiellement psychologiques.
La place des experts en politique est aujourd’hui essentielle
: j’ai entendu Ségolène Royal affirmer au lendemain
de sa victoire : « je veux faire de Poitou-Charentes un modèle
de démocratie participative ». Elle est de bonne foi,
mais qu’entend-elle par là ? Sur certaines questions,
elle va faire plancher des experts devant des groupes de citoyens,
qui vont leur expliquer le bien-fondé de décisions
prises au sommet. Ma perspective est différente : ce sont
les gens eux-mêmes, sur le terrain de leurs activités,
qui réfléchissent à ce qu’ils font. «
Démocratie participative » est devenue aujourd’hui
une expression galvaudée : participation de qui, à
quoi et sous quelles formes ? Tout est là.
L. V. - L’utilisation des mots en politique devrait faire
l’objet d’un dictionnaire pour éviter des dérapages
sur leur signification.
G. M. - Ce serait difficile, car les mots ont des sens différents
selon les personnes. Personne n’a le monopole du sens d’un
mot ! « Démocratie populaire était un bel exemple
de malentendu sur le sens d’un mot.
G. W. - C’est pourquoi il faut savoir en abandonner certains
quand leur sens est trop galvaudé.
5 AUTORITÉ, POUVOIR & DÉMOCRATIE débat
av. G. Mendel 3
Débat avec Gérard Mendel le 5 avril 2004 (suite 3)
vendredi 21 mai 2004
Origine : http://www.forumgc.org/article.php3?id_article=504
Marion Carrel - Je fais une thèse de sociologie : il existe
une grande différence de ce point de vue entre gauche et
droite en ce qui concerne l’individu et ce qu’on appelle
les processus d’individuation. Les sociologues comme Robert
Castel craignent la dé-socialisation collectivisation : la
demande faite aux individus de participer porterait le risque de
l’absence de participation, le report des les problèmes
sociaux sur les gens.
G. W. - Prenons l’exemple de L. Jospin sur la délinquance
: il reconnaît à un moment sa naïveté de
croire que la baisse du chômage la ferait reculer et décide
que la politique de son gouvernement doit désormais faire
porter la responsabilité de la délinquance sur la
personne du délinquant. Il n’a pas tort, mais en même
temps, la gauche ne serait plus elle-même si elle oubliait
les conditions sociales qui ont produit le délinquant.
M. C. - Oui : il s’agit de trouver comment, en partant de
l’individu, rejoindre les questions globales.
G. W. - Mais avant 2002, L. Jospin tenait un discours qui tendait
à oublier les conditions sociales qui produisent la délinquance,
discours qui s’est retourné d’une certaine façon
contre la gauche. La difficulté est d’articuler les
deux.
S. P. - Rencontrez-vous dans vos interventions des gens qui travaillent
dans une approche psycho-sociologique ? Une approche comme la vôtre
va-t-elle se développer ? Et comment vous-mêmes diffusez-vous
vos outils ?
G. M. - C’est une bonne chose que de jeunes sociologues réfléchissent
sur les processus d’individuation, mais la sociologie ne pourra
pas les expliquer à elle seule. La division du travail dans
nos sociétés est pour moi d’origine économique
: de même qu’il a été divisé dans
les usines, il l’est à l’université entre
l’homo œconomicus, l’homo psychologicus... C’est
une absurdité car ces questions ne peuvent être comprises
que dans une perspective plus globale, anthropologique. Des travaux
comme ceux de Castel sont méritoires mais spécialisés.
L’homme ne relève pas seulement de la sociologie, mais
il a aussi des pulsions, des affects, des fantasmes... Ce sont toutes
ces dimensions qu’il faut aujourd’hui parvenir à
identifier, à organiser. Cela implique une réflexion
plus que pluri-disciplinaire : anthropologique.
Nous avons publié un petit livre (1) qui présente
les sept courants actuels comme ceux de Crozier, Loureau, Anzieu.
Il précise les méthodes et objectifs de chacun. Pour
moi, l’un des plus grands scandales actuels, auquel on ne
pense pas, est le suivant : d’un côté existent
les Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM)
; de l’autre, l’une des branches les plus travaillées
de la psychologie depuis les années 1920 est celle de la
psychologie et psycho-sociologie des groupes (Moreno, Mayo, Rogers
et bien d’autres). C’est un courant peut-être
aussi important de la psychologie que la psychanalyse. Or, dans
les IUFM (qui ne comportent pas de séminaire), jamais les
futurs enseignants, qui vont se retrouver avec le grand groupe d’une
classe, n’entendent parler (et encore moins, ne reçoivent
de formation pratique) du rapport de l’individu avec un groupe
!
C’est pour des praticiens un scandale énorme, presque
l’équivalent de l’affaire Dreyfus : que des enseignants,
qui seront toutes leurs vies confrontés à des groupes,
n’en aient aucune notion, alors qu’ils devraient être
formés à la pratique de groupe. Toute leur formation
est ramenée à des phénomènes purement
individuels en termes de recettes.
On touche là à des retards structurels qui expliquent
qu’en France, il n’existe pas de culture du groupe,
du collectif. Les USA sont ce qu’ils sont mais quand un enfant
arrive dans les petites classes, il commence par se présenter
au groupe, ce qui lui confère une position par rapport à
ce groupe et permet à une vie de groupe de commencer. Ces
questions sont prises en compte et en charge. D’où
d’ailleurs l’importance du phénomène associatif.
En France, les gens ne sont pas habitués à travailler
ensemble depuis leur enfance.
L. V. - La concurrence entre individus n’est-elle pas plus
développée en France, la compétition qui pousse
chacun à être sur la première marche du podium
?
G. M. - La compétition est plus vive dans les pays anglo-saxons
; en France, un vieux fonds veut qu’entre l’État
et soi, c’est comme entre le pot de fer et le pot de terre
et qu’il vaut mieux ne pas se mêler des affaires des
autres. Dans un train de banlieue, quand il fait trop chaud l’été,
que le train est bondé et qu’il faudrait entrouvrir
une fenêtre, vous ne trouverez personne qui osera prendre
la parole pour le demander ! Les individus n’ont jamais appris
à prendre la parole dans un groupe : ils sont inhibés.
J.-L. M. - L’intérêt de la parole, quand elle
circule, c’est de changer quelque chose : sinon, n’est-ce
pas du bavardage, ce qui est différent ? Pour moi, la notion
d’individu n’a pas de sens : elle se rapporte à
un être qui n’est pas divisé. Dans la réalité,
je préfère parler de sujet, qui ne peut pas se définir
seul mais est nécessairement entouré. C’est
pourquoi l’individu est un concept de droite. Et la gauche,
en repoussant l’individu, ne s’occupe pas du sujet.
G. W. - “Individu” est un concept de droite, mais pas
“individualité”. (2)
G. M. - Dans nos dispositifs, lorsque les choses ne changent pas,
le dispositif cesse parce que les gens cessent d’être
volontaires.
Reprise du débat après la pose-buffet
D. T. - Les associations citoyennes, le mouvement civique sont
confrontés au problème des citoyens qui ne veulent
pas se substituer aux élus mais contribuer à la vie
politique, à l’émergence des idées, à
la transformation sociale et sont en présence de mobilisations
ponctuelles. Cet opportunisme militant est le reflet de l’opportunisme
politique. Il rend difficile d’inscrire dans la durée
une stratégie de transformation civique. Or ils sont “consuméristes”
et à l’inverse, vous avez insisté sur l’importance
du “long cours” pour la maturation du changement dans
votre démarche.
Odile Rabatel - Ce que vous dites me choque énormément.
Qu’est-ce qui vous permet de parler ainsi de “consumérisme”
et d’“opportunisme” ? Vous dites “ils”
comme si vous vous situiez au-dessus et jugiez cela d’en haut.
Vous ne pouvez pas simplement imaginer que l’on soit en recherche
?
D. T. - Nous en connaissons beaucoup, qui vont militer à
Attac pendant 6 mois, à la LDH pendant 3, vont passer au
Fgc. Ils ne sont pas dépolitisés, mais pratiquent
l’opportunisme militant. Or avec ce type de comportement,
ils seront toujours battus en termes de possibilité de transformation,
de capacité à faire évoluer le système
politique par les appareils politiques. Car ces derniers sont des
professionnels qui sont là pour les échéances,
accélèrent quand c’est nécessaire (comme
avant les élections, ou avant un congrès). Les militants
opportunistes laissent donc le champ du pouvoir aux permanents.
P. B. - Permanents et politiques se mettent toujours en position
d’arbitrage, donc au centre : ils arbitrent entre les divers
acteurs en position périphérique.
O. R. - Cela me choque de parler de “consumérisme”
: on est en recherche et on ne trouve pas. Nous nous posons la question
du rapport entre sujet, collectif et politique et vous vous positionnez
comme expert de ces gens ! Les politiques se comportent comme vous
: ils prétendent tout savoir.
D. T. - Je suis assez d’accord avec vous et ajoute - ce qui
explique mon attitude - qu’elles-ils (car plus de la moitié
sont des femmes) ont entre 15 et 30 ans. C’est ce qui me paraît
le plus positif : c’est une nouvelle génération
qui tend à se comporter ainsi et c’est pourquoi la
mienne cherche à la rendre plus efficace en termes d’épanouissement
d’une nouvelle démocratie.
Suzanne Rosenberg - Votre lecture univoque n’intègre
pas celle des autres, autour de la table.
P. B. - C’est un bon point de départ pour un dialogue,
qui pour moi commence quand on peut répondre à une
réponse. Nous sommes tous conditionnés par la pédagogie
magistrale (à laquelle Gérard Mendel faisait allusion)
et dans laquelle le dialogue est impossible car l’enseignant-chef
(à l’école comme en politique, la parole, c’est
le pouvoir) a toujours le dernier mot et les élèves
peuvent au plus lui poser une question. Nous avons ici l’occasion
de dépasser cette situation.
G. W. - Les jeunes générations sont en recherche
d’engagement et ne rencontrent pas de structure qui corresponde
réellement à leurs aspirations, ou de façon
fragmentaire. La différence de générations
ne se résume pas à l’âge, car l’acculturation
politique n’est pas la même : dans la mienne, on rentrait
en politique à partir de présupposés idéologiques,
d’une vision globale de la société et de sa
transformation (pour moi, le communisme) qui surplombait tout. Les
causes que l’on défendait en dépendaient. Ainsi,
je luttais pour la paix au Vietnam parce que c’était
le terrain central de la lutte contre l’impérialisme
américain et du triomphe du camp socialiste.
Aujourd’hui, l’approche des jeunes est complètement
différente : elle se réalise à partir d’engagements
sur des questions précises, ce qui renforce la difficulté
de dégager une cohérence stratégique.
Aimée Guintrand - Ils ont une démarche pragmatique,
ils sont dans une certaine situation et se demandent quelle est
la meilleure solution pour résoudre les problèmes
posés.
O. R. - Nos choix sont plus nombreux qu’avant, ils sont plus
complexes. Il ne s’agit donc pas de pragmatisme. Nous avons
un recul critique à l’égard de bien des choses.
Et nous avons le sentiment qu’en face, il y a une grande impuissance
des politiques, qu’ils reconnaissent d’ailleurs : depuis
20 ans (d’un côté comme de l’autre) les
politiques parlent des contraintes économiques comme d’une
fatalité qui ne laisserait aucun degré de liberté.
Forcément on finit par ne plus les croire ! On va donc chercher,
ici ou là.
A. G. - Ce n’est pas là une démarche idéologique
mais pragmatique.
G. W. - La démarche idéologique part d’un a
priori et aujourd’hui, cet a priori n’existe plus.
O. R. - Cela ne signifie pas qu’il n’existerait plus
d’idéal aujourd’hui.
P. B. - Ce n’est pas la même chose ! (3)
O. R. - En prétendant vouloir devenir pragmatiques, les
politiques me font peur.
G. W. - Aujourd’hui, il existe plutôt un manque d’utopie
et un trop plein d’idéologie !
D. T. - Pourquoi tant de gens se sont-ils mis à voter P
S aux dernières régionales ? Cela ne correspondait
à aucune adhésion au projet (il n’y en avait
pas) ni au programme. Comment caractériser leur comportement,
si ce n’est pas de l’opportunisme ? C’est du cynisme,
et je m’en félicite.
S. R. - Aux électeurs, on ne demande jamais leur avis sur
rien. Je serais prête à m’incliner devant des
arguments, mais il n’y a pas de dialogue.
J’ai vu le film réalisé pour la télévision
sur l’expérience des conducteurs de bus de Poitiers.
On y voit qu’après le départ du directeur convaincu,
la société elle-même comprend qu’elle
a un intérêt pratique (pas idéologique) à
écouter les conducteurs pour une meilleure circulation des
bus car c’est eux qui connaissent le mieux la question, même
si l’on n’a jamais pensé leur demander leur avis.
Quand le dispositif de consultation est mis en place, cela ne fait
pas la révolution : les conducteurs le restent mais les bus
roulent mieux. Avec le temps, le dispositif est institué
solidement et le nouveau directeur, qui n’est pas convaincu
de son utilité, ne va pas l’arrêter pour autant.
Aujourd’hui, les partis de gouvernement (PS comme droite)
parce que c’est une profession, qu’ils sont des appareils
renforcés par des experts, sont convaincus que les gens d’en
bas n’ont rien à leur apporter en termes d’idées,
de vision de la réalité.
P. B. - Pour les gouvernants, la base est une source d’informations
utiles pour le bon cheminement de leurs décisions, sans plus.
D’où la raison d’être de la plupart des
consultations, en politique : c’est un système dont
le décideur récolte des informations sur les attentes
des gens, ce qui lui permet de mieux ajuster ses décisions,
toujours prises sur un mode hiérarchique descendant, de mieux
les justifier. Selon ce schéma, les décisions descendent
hiérarchiquement pour application, et les informations remontent
: les consultations servent aux politiques à ajuster les
“mesures” qu’ils prennent. La politique se résumerait
à savoir si l’on a bien pris les bonnes mesures, c’est-à-dire
à des questions d’expertise : ce sont toujours des
décisions qui descendent sur la tête des gens considérés
comme des destinataires passifs. Les politiques publiques sont ainsi
implicitement enfermées dans un schéma clientéliste.
Ma génération souhaite que les suivantes s’approprient
la question (et c’est pour moi l’objet de cette réunion)
du dépassement de ce modèle monarchique arrogant,
condescendant dans une démocratie délibérative.
Car la délibération se définissant par l’intégration
entre débat et décision désigne bien le problème
à résoudre, les deux étant aujourd’hui
radicalement dissociés. Les débats publics tournent
largement à vide car sans enjeux,(4) les décisions
étant en fait prises par le système des grands corps
de l’État.(5) D’un côté, ce système
forme les élites-qui-savent-tout à être péremptoires
(6) et en même temps, il leur confie le quasi-monopole du
dialogue social : c’est une machine très efficace à
produire des explosions sociales !
G. M. - Vous êtes généreux envers les politiques
en croyant qu’ils pensent que les citoyens peuvent leur apporter
des informations : c’est pour eux la tâche des experts.
G. W. - À gauche, ce schéma ne se limite pas au PS
: il se retrouve à l’extrême gauche et au PC
avec la tradition de l’avant-garde auto-proclamée,
le summum de ceux qui savent à la place du peuple.
G. M. - La raison pour laquelle les dirigeants communistes critiques
n’ont pas voulu que les militants reçoivent les documents,
ils l’ont dite simplement : « ils vont être déçus
» !
D. T. - J’ai lu successivement un livre de Martine Aubry
et un autre de Laurent Fabius : les deux font par de la révélation
qu’en allant au peuple, ce dernier peut leur apporter quelque
chose ! Quant ils se sentent marginalisés, ils entreprennent
un tour de France et ont cette révélation. Puis ils
se sentent re-légitimés.
S. R. - Le même travers se retrouve au niveau local : la
“participation” est une question de savoir-faire, n’est
pas du tout intégré dans le fonctionnement municipal,
même avec de la bonne volonté. Les élus ont
peur de demander leur avis aux gens parce qu’ils pensent qu’ensuite,
s’ils leur disent non, cela va être grave. Or ce n’est
pas l’optique des gens : pour eux, ce n’est pas binaire,
mais l’important est de donner leur avis et qu’il en
soit tenu compte d’une manière ou d’une autre.
Au niveau local, la situation est désespérante : ne
parlons pas des assujettis politiques, qui viennent aux réunions
par habitude et pour respecter les consignes. Mais les gens qui
sont concernés par une décision municipale concrète
ne sont pas réellement consultés : elle s’arrête
net après une première phase et les participants en
sortent frustrés, apprennent par la presse les décisions
prises.
G. M. - Le fonctionnement depuis quinze ans de la STP ne signifie
pas qu’il y ait moins de grèves qu’ailleurs,
que les revendications soient moins fortes. Mais même sur
ce plan-là, c’est positif car l’habitude de la
consultation fait qu’elles ne prennent pas l’allure
catastrophique de celles de Marseille où le blocage dure
parfois jusqu’à des mois. Notre travail ne remplace
pas les syndicats ou les partis, mais ajoute quelque chose : l’habitude
qu’ils ont prise de réfléchir concrètement
à ce qu’ils font dépasse les murs du travail.
Ils se posent aussi des questions ailleurs et leur degré
d’exigence devient plus grand.
J’aurais souhaité que nous parlions plus ce soir d’un
lieu essentiel : l’École. Car il est difficile de penser
que des adultes qui n’auront jamais appris à parler
entre eux, à s’écouter, quand ils étaient
enfants à l’école, à questionner l’institution
et à en attendre des réponses, une fois adultes, ne
tombent pas dans la critique systématique ou dans la passivité
absolue.
La psychologie moderne nous a appris une chose que nous avons tendance
à oublier : que l’essentiel de la personnalité
de départ se forme pendant l’enfance. Le grand silence
de la gauche sur l’école est un peu assourdissant !
P. B. - On peut partir du paradoxe du rôle de l’examen,
révélé en Mai 68 : c’est à la
fois la garantie républicaine de l’égalité
des chances devant et par l’École, et en même
temps, selon la formule du jeune Marx, le « baptême
bureaucratique du savoir », la clé de voûte de
la pédagogie magistrale. Cette contradiction forte entre
ses deux rôles conditionne la soumission passive à
l’autorité, la difficulté à s’exprimer
entre égaux, horizontalement d’abord, et non toujours
en soumission ou révolte vis-à-vis de l’autorité
hiérarchique.
D. T. - N’y a-t-il pas une grande différence sur ce
point entre la maternelle et l’école primaire ? Il
me semble que la première contient des espaces de spontanéité,
de liberté alors que l’organisation du primaire est
caporalisée.
G. M. - Ça s’est dégradé. Jean-François
Moreau est également psychologue scolaire et pourra répondre
à cette question.
Jean.-François. Moreau - La pression sociale sur les jeunes
fait que la maternelle est de plus en plus instrumentalisée.
Cette pression sociale pèse sur les enseignants de maternelle,
y compris de la part des parents. Résultat : l’attention
portée aux apprentissages scolaires précoces pèse
davantage que les pratiques permettant à l’enfant de
se développer globalement sur de bonnes bases.
L. V. - N’est-ce pas dû en partie à la compétitivité,
la concurrence aujourd’hui ressentie comme prioritaire : il
faut écarter les autres.
X - Les parents font pression dans ce sens sur leurs gosses.
Y. - Tous les pays n’ont pas fait le choix de miser sur l’école
pour la réussite de leurs enfants : c’est particulier
à la France et la même pression ne se retrouve pas
en Allemagne, en Grande-Bretagne ou aux USA. L’école
n’y est pas le lieu de la réussite sociale se traduisant
par l’investissement massif des parents. Et la demande des
parents ne porte pas prioritairement sur l’acquisition des
savoirs, mais d’abord une demande de socialisation. La stratégie
de réussite sociale passe par les familles et pas par l’école.
Alors qu’en France on demande d’abord à l’école
d’aider la réussite sociale des enfants, dont la clé
est le diplôme.
G. W. - Aux USA, la pression scolaire se fait surtout sentir pour
les familles fortunées, ce qui traduit une inégalité
sociale fondamentale.
G. M. - En France, on souhaiterait que son enfant soit le premier
de la classe, et aux USA, qu’il soit populaire.
(1) Gérard Mendel et J-L Prades Méthodes de l’intervention
psycho-sociologique [la Découverte] 2002.
(2) « Individu, considéré dans ce qui le différencie
des autres ». [petit Robert].
(3) L’idéal, c’est « un ensemble de valeurs
esthétiques, morales ou intellectuelles - opposées
aux intérêts de la vie matérielle », alors
que l’idéologie, c’est « l’ensemble
des idées, des croyances et des doctrines propres à
une époque, à une société ou à
une classe ». [petit Robert]. Voir sur cette question le livre
de Paul Ricœur L’idéologie et l’utopie [Seuil
- la couleur des idées] 1997.
(4) Nous venons encore d’en avoir un exemple avec Le grand
débat sur l’École qui s’est déroulé
alors que se posait la question de l’interdiction du voile
à l’école, mais sans jamais faire le rapprochement
! (5) Le Forum a analysé ce système, qui est le cœur
de l’étatisme à la française, dans le
n° 42 des cahiers Devenirs, Mandarinat d’État et
démocratie.
(6) Péremptoire signifie « qui ne supporte pas la
contradiction », « qui ne tolère pas de réplique
».
6 AUTORITÉ, POUVOIR & DÉMOCRATIE débat
av. G. Mendel 4
Débat avec Gérard Mendel le 5 avril 2004 (fin)
vendredi 21 mai 2004
Origine : http://www.forumgc.org/article.php3?id_article=505
M. C. - Je souhaite poser la question suivante : compte tenu de
l’attitude des politiques telle que nous l’avons décrite
ce soir, y a-t-il un espoir possible ?
P. B. - Nous avons donné des éléments de réponse,
chacun selon ses convictions. Ceux de ma génération
(la soixantaine) constatons et dénonçons l’attitude
dure de la plupart des responsables politiques (qui ont souvent
environ notre âge), à la fois autoritaire et manipulatrice
à l’égard des citoyens. Leurs discours de com’
aboutit à une usure de plus en plus rapide des mots qu’ils
emploient : le premier Ministre en est la caricature, mais il n’est
que le symptôme d’un phénomène plus profond,
la crise de légitimité qui atteint aujourd’hui
une ampleur telle que la crise politique devient une crise de régime.
Mais quels que soient les mots employés (démocratie,
citoyenneté, participation) le vrai enjeu est leur contenu,
qui dépend des pratiques sociales, elles-mêmes dépendant
du rapport de forces. “Forces” s’écrivant
au pluriel car pour qu’existe un tel rapport, elles doivent
être plusieurs. L’analyse des politiques publiques que
j’enseigne montre l’interdépendance étroite
entre les méthodes employées, les résultats
et les acteurs reconnus. Or en France, il manque un acteur essentiel
à la démocratie, qui n’est pas reconnu comme
tel : l’acteur associatif comme représentant la fonction
d’usage. De ce fait, les politiques publiques (et les services
publics, qui en sont le « noyau dur ») restent enfermées
dans un rapport dual entre chefs et exécutants, entre décideurs
et syndicats. Mais un rapport dual est toujours régressif,
dans la vie sociale comme dans la vie personnelle : la démocratie
commence à trois et le troisième acteur est en France
comme le refoulé de la vie publique, le parent honteux que
l’on cache.
L’analyse socio-historique à laquelle je me suis livré
(1) montre que cette question, apparue dans les grandes périodes
de mutation, est le refoulé de la démocratie française
depuis ses débuts. Alexis de Tocqueville en a fait dès
le milieu du XIX° siècle une analyse visionnaire, en
pleine période (110 ans, de 1791 à 1901) d’interdiction
des associations. La brève période de gestion tripartite
des entreprises publiques à la Libération (avec 1/3
de représentants des usagers) a été un véritable
rendez-vous manqué qui a structuré ces cinquante dernières
années et dont l’échec pèse encore aujourd’hui
par son non-dit.
Chaque fois, les expériences tendant à reconnaître
une légitimité directe aux associations sont comme
digérées par l’étatisme en ce sens que
leurs représentants sont transformées en “P.
Q.”, les fameuses « personnalités qualifiées
» nommées par l’État, c’est-à-dire
en fait par les administrations, en termes d’expertise. Elles
n’ont donc pas de légitimité démocratique
par l’élection, mais une légitimité dérivée
par l’État - ce qui permet à ce dernier de les
marginaliser.
Depuis une trentaine d’années, les crises qui affectent
les services publics se traduisent par l’apparition d’associa-tions
d’usagers qui tentent de s’exprimer directement sur
la scène publique. L’exemple le plus clair en ce moment
est celui de la santé. La loi Kouchner de mars 2002 comportait
une avancée en matière de démocratie de santé,
résultat d’une concertation avec un collectif d’associations
de santé (le CISS). Mais les décrets d’application
de cette partie de la loi (2) ont été bloqués
par le ministre Mattéi et le Plan hôpital 2007 ne prévoit
aucune représentation de malade dans les hôpitaux publics
! Maintenant, c’est reparti pour un tour avec Douste-Blazy
! Pour combien de temps ?
De décennie en décennie, les associations servent
de baromètre à la pression sociale : quand elle est
trop forte dans un secteur, elles sont tolérées et
récupérées, puis quand la pression se relâche,
elles sont ignorées par une démocratie de pure délégation
qui les marginalise et les manipule. C’est pourquoi l’aggravation
actuelle de la crise politique et sociale doit nous conduire à
travailler cette question : comment promouvoir, organiser et reconnaître
le rôle des associations et leur légitimité
propre en démocratie, « partenaires sociaux »
comme les syndicats ? Cette question nous concerne d’autant
plus directement au Fgc et à l’Adels que nous sommes
nous-mêmes des associations citoyennes. Comme ce sont les
activités de service public qui sont au cœur de cette
question, je travaille à la perspective d’un «
service public démocratique moderne » dont l’une
des dimensions serait la reconnaissance de l’usager-citoyen
et de ses associations comme acteur à part entière.
L’enjeu de ces prochaines années est pour moi la construction
d’une alliance stratégique entre associatifs, syndicalistes
et élus sur ce projet.
G. M. - Comme vous avez toute la vie devant vous, le terme “espoir”
a pour vous un double sens. Les changements ne viendront pas d’une
prise de conscience des hommes politiques mais des situations dans
lesquelles ils seront. Si les syndicats sont suffisamment forts
en Allemagne, ils jouent un rôle de partenaires à part
entière. Si les formations politiques pratiquent des formes
de consultation régulière et sérieuse ... Les
changements ne s’originent pas dans la tête des gens
mais dans la manière dont ils vivent et qui font venir les
idées dans leurs têtes. Que ce soient les associations
ou autre chose, le changement viendra de paramètres avec
lesquels les politiques seront contraints de s’articuler.
Ce n’est pas une question de bonne ou mauvaise volonté,
mais toute leur formation personnelle s’est faite sur une
base où ils ont progressivement été délégués.
Ils n’imaginent donc pas qu’elles puissent fonctionner
autrement, et ce n’est pas leur intérêt. Le fonctionnement
participatif de la Société des cars de Poitiers dure
depuis 18 ans : je ne pense pas qu’il existe d’autre
intervention sociale continue d’aussi longue durée.
J.-F. M. - Elle est financée en grande partie par la municipalité
de Poitiers. Comme les citoyens n’étaient pas toujours
contents de la qualité des services administratifs communaux,
nous avions pensé avec des responsables de la STP et des
élus non décideurs de Poitiers faire quelque chose.
Nous avons été reçus par un responsable d’un
rang élevé du PS, qui a approuvé notre idée
et nous a suggéré de la proposer au maire. Il nous
a reçu avec amabilité, connaissait le dispositif.
Nous avons d’ailleurs commencé à l’expérimenter
pendant 2 ans avec une partie des services de la mairie socialiste
de Saint-Lô (et les acteurs concernés avaient bien
investi notre dispositif), avant que les élections municipales
ne renversent la municipalité sortante. À Poitiers,
le maire a fait comme Ségolène Royal avec Gérard
Mendel : il nous a adressé au secrétaire général
de la mairie, qui nous a expliqué que le programme de formation
des personnels était déjà engagé sur
trois ans. Nous avons présenté cette expérience
à un colloque qui réunissait tous les délégués
de comités d’entreprise de la région, Jean Auroux,
invité du colloque et qui a été à la
base avec ses lois de l’appui juridique des groupes que nous
avons constitués à la STP, a déclaré
dans un grand élan : »je l’ai rêvé
; vous l’avez fait ! » Mais pour autant, nous n’avons
pas vu les responsables présents venir vers nous pour nous
demander de créer le dispositif chez eux !
G. M. - Ce serait une belle enquête sociologique que d’analyser
les écarts entre le verbe et le passage à l’acte
J.-F. M. - Il faut que les gens soient placés dans des situations
où ils puissent vivre les choses. G. Mendel évoquait
l’entreprise privée dans laquelle nous avons démarré
une intervention il y a deux ans : les cadres m’ont dit qu’au
début, ils étaient très sceptiques vis-à-vis
du dispositif, dont ils attendaient plus d’emmerdements que
de bienfaits. Actuellement, les choses ont changé et ils
sont des chauds défenseurs de ce mode de fonctionnement
G. M. - Qu’est-ce qui fait que l’on pense ne pas pouvoir
être instrumentalisé dans une telle situation ? Notre
critère est de savoir si chacun des groupes en intervention
dispose de plus de pouvoir sur ses actes. Si, quels que soient les
évènements au niveau de l’institution, dans
leurs propositions, leurs façons de réfléchir,
leur argumentation, il n’existe pas de changement dans leur
fonctionnement de travail particulier, il vaut mieux interrompre
l’expérience. Car pratique et théorie sont indissociables.
P. B. - Ces conditions du changement organisationnel expliquent
a contrario la difficulté du changement en profondeur en
politique. Car le rythme y est plus court : l’un des blocages
de la « réforme de l’État », serpent
de mer fascinant, est que le temps des gouvernements tourne en moyenne
autour de 2-3 ans (3) et qu’il existe peu de continuité
entre eux quant à ce chantier, alors que les exigences du
changement supposent un temps bien plus long.
C’est également la raison principale pour laquelle
l’évaluation reste en France un outil peu utilisé
dans toutes ses potentialités : la durée du processus
d’évaluation dans toutes ses phases dépasse
leur mandat : ils risqueraient donc d’en être à
la phase du débat contradictoire au moment de la campagne
pour leur réélection, ce qui serait contre-productif
pour cette dernière. Ils ne peuvent donc décider que
des recettes de court terme (un an ou deux au plus) parce que cela
correspond à leur maîtrise de leur mandat.
S’y ajoute la logique des carrières publiques selon
laquelle plus un haut fonctionnaire est brillant et plus il est
promu en changeant rapidement de poste, ce qui a sa traduction dans
le principe de Peter.(4) Résultat : cette logique du temps
court, qui est à la fois celle du politique et de l’administratif,
s’oppose à la logique du changement en profondeur.
G. M. - Cela explique pourquoi Auroux a voulu d’emblée
généraliser, au lieu de commencer par expérimenter,
en faire le bilan avant la généralisation. Mais cette
fascination du court terme a causé l’échec.
G. W. - Le principal effet des lois Auroux a été
de créer des permanents syndicaux !
G. M. - La démarche était viciée à
la base pour deux raisons : ceux qui régulaient les équipes
restaient l’encadrement hiérarchique, et les réponses
étaient allusives et tardives. Le temps court empêchait
l’expérimentation.
M. C. - Connaissez-vous d’autres expériences du type
de celles que vous menez depuis des années, qui utilisent
des outils de psychologie et d’animation de groupe pour constituer
des espaces publics sur des sujets précis ?
G. M. - Je n’aime pas beaucoup les mots “expériences”,
“expérimentation” ! Nous sommes très prudents
et il s’agit plutôt de “réalisations”.
Il fait partie de notre déontologie que de ne jamais poser
de question : dans notre dispositif, le rôle de l’intervenant
est de faire respecter les règles du jeu. Par exemple, de
faire remarquer qu’une question porte sur les salaires et
que ce n’est pas le lieu de la poser puisqu’il s’agit
dans le groupe de questions de travail. Nous n’exprimons aucun
désir personnel.
Nos dispositifs ont des effets psychologiques : nous avons remarqué
plusieurs fois que les personnes à la person-nalité
fragile, chez lesquelles les tensions de l’établissement
ou de l’entreprise provoquent des effets pathologiques, en
font des personnes rejetées par les autres et devenues très
agressives. À partir du moment où elles ne sont plus
seules à assumer directement ces tensions et peuvent partager
leur expérience, elles changent, sont réassurées.
J.-F. M. - Quant aux effets politiques, il est difficile d’établir
des critères. La participation au dispositif, signe d’existence
sociale dans l’entreprise, elle tend à s’accroître
régulièrement : le nombre des groupes ne diminue ni
ne stagne mais augmente. Plus la STP embauche de jeunes conducteurs,
qui n’ont pas de culture traditionnelle d’entreprise
et plus ces personnes souhaitent participer au groupe.
G. M. - Pour apprécier ces résultats, il faut se
souvenir que tout ce que nous faisons l’est sur la base du
volontariat. Il y a une dizaine d’années, j’ai
présenté ce film devant les DRH d’une vingtaine
de grandes entreprises françaises : ils étaient hostiles
à l’expérience et m’affirmaient qu’ils
ne souhaitaient pas rencontrer un collectif mais rester sur le plan
des relations interpersonnelles. Ils ne voulaient pas s’engager
dans le temps - les cercles de qualité ont des objets ponctuels.
Comment les gens pourront-ils à l’avenir réaliser
leurs potentialités à la fois personnelles et sociales
? Il faut qu’ils ne soient bercés ni de mots, ni de
promesses, ni même de programmes, mais que les cadres sur
lesquels ils sont amenés à s’exprimer à
vivre et à travailler leur permettent de développer
leurs ressources propres. Nous mettons l’accent sur les problèmes
d’organisation, de procédures. La démocratie
représentative est une question de procédures : il
faut qu’un bureau de vote soit doté de bougies pour
si l’électricité vient à s’éteindre,
des assesseurs ; il est interdit qu’il y ait un homme en arme...
Ces dispositifs précis résultent des conditions jugées
à l’origine indispensables pour permettre la démocratie
: ce sont eux qui peuvent permettre aux individus soit de développer
leurs potentialités ou de les étouffer.
Enregistrement et retranscription de Philippe Brachet
Version revue par les participants
(1) Dans mes cinq livres sur le(s) service(s) public(s) et dans
mon article La représentation du consommateur-usager-citoyen
et l’étatisme à la française - analyses
historique et socio-politique.
(2) Qui pourtant restait pour les associations dans une logique
d’agrément, mais élargissait leur rôle
et leurs moyens de formation.
(3) Exceptionnellement, le gouvernement Jospin en a eu 5, mais
il n’en a pas fait plus pour autant dans ce domaine, du fait
de la cohabitation - mais pas uniquement.
(4) Peter & Hull Le principe de Peter [Le livre de poche n°
3118] 1988 : « dans toute organisation, chaque employé
tend vers son degré d’incompétence maximum ».
Je l’ai complété par le
« corollaire Brachet
» : « une fois qu’il y est, il y reste »
!
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