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Gérard Mendel, le penseur de l’autonomie
« Une réflexion sur la capacité de l’homme à inventer le sens de sa vie
et, donc, sur les valeurs qui doivent le guider dans cette tâche. »
Construire le sens de sa vie, Une anthropologie des valeurs.
De Gérard Mendel. Éditions La Découverte, 2004.
203 pages, 15 euros.

Origine : http://www.humanite.fr/journal/2004-11-30/2004-11-30-450999

Dans ce qu’on peut considérer, après son décès récent, comme son livre-testament, Gérard Mendel nous confie l’aboutissement de ses recherches sur l’individu menées depuis près de quarante ans à l’enseigne de la psychanalyse, de la sociologie et de l’anthropologie : une réflexion sur la capacité de l’homme à inventer le sens de sa vie et, donc, sur les valeurs qui doivent le guider dans cette tâche.

Celles-ci, dans la perspective matérialiste qui est la sienne, ne peuvent trouver leur origine dans une quelconque transcendance, qu’elle soit religieuse ou se situe dans une instance transhistorique comme la raison de Kant ou ses succédanés contemporains (le contrat de Rawls et la structure de la communication de Habermas sont tout spécialement récusés). C’est dire que, contre la philosophie morale et son idéalisme impénitent, Mendel choisit, pour une part, le camp de Nietzsche : c’est dans l’immanence de notre vie terrestre qu’il faut trouver la source des valeurs. Avec cette nuance de taille par rapport à l’auteur de Par-delà le bien et le mal : il pense que l’on ne saurait se passer de morale, que celle-ci est indispensable aussi bien à la structuration psychique de l’individualité qu’au fonctionnement de la vie sociale. Mais alors, comment en rendre compte ?

C’est ici que son analyse est extrêmement originale : il n’y a pas pour lui de morale universelle - cela supposerait un point de vue normatif transcendant l’histoire qui lui paraît impossible - mais seulement des conditions universelles pour la production de valeurs qui sont toujours historiquement relatives puisque le « jeu » de ces conditions est lui-même toujours historique. Il y a bien entendu les conditions sociales et Mendel montre justement comment on est passé historiquement de l’éthique communautariste à l’éthique patriarcale, puis à l’éthique démocratique contemporaine où l’homme invente ses valeurs, enfin à la domination actuelle de la valeur-argent qui tend à faire disparaître l’autonomie normative de l’individu. Mais celui-ci n’est pas qu’un effet social et sa discussion passionnante des thèses de Norbert Elias, marquées par le sociologisme, le montre bien : quelque part l’homme est toujours aussi un « sujet » doté d’une intériorité que les structures collectives ne sauraient expliquer. Il y a donc également des conditions individuelles ou anthropologiques pour la morale : l’enfance, sur laquelle l’apport de Freud, une fois revisité d’une manière critique, est irremplaçable, mais surtout des potentialités humaines - ce qu’il appelle les « universels empiriques » - qui rendent possible la valorisation chez tous les hommes mais sont inégalement actualisées, selon les époques et l’appartenance de classe : capacités cognitives et techniques permettant d’objectiver le réel, dispositions affectives, etc. L’ouvrage rappelle ici les ravages du psychofamilialisme : l’enfance est à la fois structurante, période d’inscription de points de repère normatifs en nous, et source d’attachements qui empêchent l’autonomie, et on en retrouve le poids handicapant dans l’adhésion aux diverses formes de pouvoirs autoritaires qu’a connus l’histoire, qu’il s’agisse du fascisme ou du stalinisme, mais aussi des régimes théocratiques, nationalistes ou populistes.

On voit pointer l’objectif de cette réflexion, qui résume finalement tout le travail de Mendel : comment envisager que chaque homme puisse « maîtriser ses actes » et leur donner un sens dans lequel il se retrouve au lieu de s’y perdre comme c’est le cas pour la plupart ? Car la situation, passée et présente, malgré des progrès ou des nuances, mais avec le risque d’une aggravation qui lui paraît imminente, est bien celle d’une aliénation largement répandue, d’un décalage entre les possibilités de vie offertes au genre humain et les réalités culturelles et sociopolitiques - ensembles de valeurs archaïques, organisation du travail, poids de l’économie - qui les répriment. Et il nous propose de comprendre les différents systèmes sociaux en fonction de leur « indice de répression » : dans quelle mesure inhibent-ils les possibilités d’existence propres à une époque et dont le plus grand nombre est frustré ? La solution implique une prise de conscience dont l’ouvrage se veut au moins l’accélérateur : il n’y a pas de sens prédéterminé de la vie humaine car celle-ci est, dans son fond, non-sens et c’est donc aux hommes de l’inventer, en abandonnant les fausses transcendances qui les en empêchent, y compris celle d’une science à qui l’on confierait indûment cette fonction. Mais cela ne suffit pas : Mendel ne cesse d’insister sur le fait qu’on ne saurait émanciper l’individu sans agir sur les processus sociaux qui le déterminent et constituent la part externe de son existence individuelle, inséparable d’elle. La maîtrise de l’acte - ce qu’il appelle « l’acte-pouvoir » - signifie en effet que l’on maîtrise les conséquences de celui-ci sur le réel comme les effets de son déploiement sur l’agent, ce qui implique que l’on maîtrise aussi l’environnement social de l’acte. On rappellera que Mendel a testé cette ambition par des interventions concrètes dans des institutions - lieux de travail, école, syndicats, associations -, et il a ainsi montré les effets revitalisants, pour l’individu comme pour le groupe, d’une activité enfin maîtrisée. Il s’en prend donc au mythe d’une émancipation qui demanderait à l’individu de se prendre en charge sans prendre en charge la société elle-même : c’est le cas des programmes de « développement personnel » dont l’époque est si friande, mais c’est aussi le cas de la psychanalyse quand elle se clôt sur elle-même et oublie le contexte sociologique dans lequel vit le patient. C’est donc à une politique démocratique et, plus précisément, à un projet de démocratie participative, extrêmement exigeante, irriguant l’ensemble de la vie sociale et ayant conscience de sa portée anthropologique, de contribuer, selon lui, à la construction par chacun du sens de sa vie. C’est là, hors des jeux superficiels de la simple éthique spéculative qui tient malheureusement le devant de la scène aujourd’hui, que se situe le véritable idéal d’autonomie.

Yvon Quiniou

Article paru dans l'édition du journal l’Humanité du 30 novembre 2004.