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Origine : http://www.humanite.fr/journal/2004-11-30/2004-11-30-450999
Dans ce qu’on peut considérer, après son décès
récent, comme son livre-testament, Gérard Mendel nous
confie l’aboutissement de ses recherches sur l’individu
menées depuis près de quarante ans à l’enseigne
de la psychanalyse, de la sociologie et de l’anthropologie
: une réflexion sur la capacité de l’homme à
inventer le sens de sa vie et, donc, sur les valeurs qui doivent
le guider dans cette tâche.
Celles-ci, dans la perspective matérialiste qui est la sienne,
ne peuvent trouver leur origine dans une quelconque transcendance,
qu’elle soit religieuse ou se situe dans une instance transhistorique
comme la raison de Kant ou ses succédanés contemporains
(le contrat de Rawls et la structure de la communication de Habermas
sont tout spécialement récusés). C’est
dire que, contre la philosophie morale et son idéalisme impénitent,
Mendel choisit, pour une part, le camp de Nietzsche : c’est
dans l’immanence de notre vie terrestre qu’il faut trouver
la source des valeurs. Avec cette nuance de taille par rapport à
l’auteur de Par-delà le bien et le mal : il pense que
l’on ne saurait se passer de morale, que celle-ci est indispensable
aussi bien à la structuration psychique de l’individualité
qu’au fonctionnement de la vie sociale. Mais alors, comment
en rendre compte ?
C’est ici que son analyse est extrêmement originale
: il n’y a pas pour lui de morale universelle - cela supposerait
un point de vue normatif transcendant l’histoire qui lui paraît
impossible - mais seulement des conditions universelles pour la
production de valeurs qui sont toujours historiquement relatives
puisque le « jeu » de ces conditions est lui-même
toujours historique. Il y a bien entendu les conditions sociales
et Mendel montre justement comment on est passé historiquement
de l’éthique communautariste à l’éthique
patriarcale, puis à l’éthique démocratique
contemporaine où l’homme invente ses valeurs, enfin
à la domination actuelle de la valeur-argent qui tend à
faire disparaître l’autonomie normative de l’individu.
Mais celui-ci n’est pas qu’un effet social et sa discussion
passionnante des thèses de Norbert Elias, marquées
par le sociologisme, le montre bien : quelque part l’homme
est toujours aussi un « sujet » doté d’une
intériorité que les structures collectives ne sauraient
expliquer. Il y a donc également des conditions individuelles
ou anthropologiques pour la morale : l’enfance, sur laquelle
l’apport de Freud, une fois revisité d’une manière
critique, est irremplaçable, mais surtout des potentialités
humaines - ce qu’il appelle les « universels empiriques
» - qui rendent possible la valorisation chez tous les hommes
mais sont inégalement actualisées, selon les époques
et l’appartenance de classe : capacités cognitives
et techniques permettant d’objectiver le réel, dispositions
affectives, etc. L’ouvrage rappelle ici les ravages du psychofamilialisme
: l’enfance est à la fois structurante, période
d’inscription de points de repère normatifs en nous,
et source d’attachements qui empêchent l’autonomie,
et on en retrouve le poids handicapant dans l’adhésion
aux diverses formes de pouvoirs autoritaires qu’a connus l’histoire,
qu’il s’agisse du fascisme ou du stalinisme, mais aussi
des régimes théocratiques, nationalistes ou populistes.
On voit pointer l’objectif de cette réflexion, qui
résume finalement tout le travail de Mendel : comment envisager
que chaque homme puisse « maîtriser ses actes »
et leur donner un sens dans lequel il se retrouve au lieu de s’y
perdre comme c’est le cas pour la plupart ? Car la situation,
passée et présente, malgré des progrès
ou des nuances, mais avec le risque d’une aggravation qui
lui paraît imminente, est bien celle d’une aliénation
largement répandue, d’un décalage entre les
possibilités de vie offertes au genre humain et les réalités
culturelles et sociopolitiques - ensembles de valeurs archaïques,
organisation du travail, poids de l’économie - qui
les répriment. Et il nous propose de comprendre les différents
systèmes sociaux en fonction de leur « indice de répression
» : dans quelle mesure inhibent-ils les possibilités
d’existence propres à une époque et dont le
plus grand nombre est frustré ? La solution implique une
prise de conscience dont l’ouvrage se veut au moins l’accélérateur
: il n’y a pas de sens prédéterminé de
la vie humaine car celle-ci est, dans son fond, non-sens et c’est
donc aux hommes de l’inventer, en abandonnant les fausses
transcendances qui les en empêchent, y compris celle d’une
science à qui l’on confierait indûment cette
fonction. Mais cela ne suffit pas : Mendel ne cesse d’insister
sur le fait qu’on ne saurait émanciper l’individu
sans agir sur les processus sociaux qui le déterminent et
constituent la part externe de son existence individuelle, inséparable
d’elle. La maîtrise de l’acte - ce qu’il
appelle « l’acte-pouvoir » - signifie en effet
que l’on maîtrise les conséquences de celui-ci
sur le réel comme les effets de son déploiement sur
l’agent, ce qui implique que l’on maîtrise aussi
l’environnement social de l’acte. On rappellera que
Mendel a testé cette ambition par des interventions concrètes
dans des institutions - lieux de travail, école, syndicats,
associations -, et il a ainsi montré les effets revitalisants,
pour l’individu comme pour le groupe, d’une activité
enfin maîtrisée. Il s’en prend donc au mythe
d’une émancipation qui demanderait à l’individu
de se prendre en charge sans prendre en charge la société
elle-même : c’est le cas des programmes de « développement
personnel » dont l’époque est si friande, mais
c’est aussi le cas de la psychanalyse quand elle se clôt
sur elle-même et oublie le contexte sociologique dans lequel
vit le patient. C’est donc à une politique démocratique
et, plus précisément, à un projet de démocratie
participative, extrêmement exigeante, irriguant l’ensemble
de la vie sociale et ayant conscience de sa portée anthropologique,
de contribuer, selon lui, à la construction par chacun du
sens de sa vie. C’est là, hors des jeux superficiels
de la simple éthique spéculative qui tient malheureusement
le devant de la scène aujourd’hui, que se situe le
véritable idéal d’autonomie.
Yvon Quiniou
Article paru dans l'édition du journal l’Humanité
du 30 novembre 2004.
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