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Gérard Mendel, au carrefour du psychique et du social

Origine http://www.humanite.presse.fr/popup_print.php3?id_article=449682

Parcours. Le psychanalyste et sociologue, disparu le 14 octobre dernier, laisse une oeuvre inclassable où le jeu des affects interroge les formes du pouvoir.

La disparition de Gérard Mendel est passée à peu près inaperçue. Et pourtant, n’hésitons pas à dire que Gérard Mendel fut, dans les sciences humaines, un auteur majeur, mieux : un découvreur et un pionnier. Malgré cela, c’est presque un mur du silence qu’il faut aujourd’hui briser pour inciter à lire une oeuvre considérable, près d’une vingtaine d’ouvrages, sans compter quantité d’autres textes.

Certes, il connut son heure de célébrité après la publication de la Révolte contre le père (Payot, 1968). Un autre de ses ouvrages, 55 Millions d’individus sans appartenance (Robert Laffont, 1983), a fait du bruit. Et, face au délitement de l’autorité dans la société actuelle, les médias se sont souvenus de lui en citant son récent Une histoire de l’autorité (La Découverte, 2002). Mais ce fut pour l’oublier aussitôt après.

Cette relative discrétion dans le paysage intellectuel français (il fut beaucoup plus connu à l’étranger) s’explique sans doute à la fois par des raisons institutionnelles et par le fait qu’il n’a jamais épousé les modes de son temps. Un franc-tireur. En effet, ce médecin, devenu psychanalyste, est resté extérieur à l’université (sauf dans les toutes dernières années qui ont précédé sa retraite). Celle-ci l’a donc ignoré. Bien qu’il n’ait cessé de proposer des analyses psycho-politiques pour aider la gauche à réussir, il n’a pas eu d’engagement partisan, donc pas de haut-parleur de ce côté-là (ses idées ont pourtant inspiré les lois Auroux sur les groupes d’expression des salariés). Surtout, Mendel est un auteur inclassable : on ne peut le ranger dans une discipline, puisqu’il en traverse plusieurs, on ne peut en faire ni un essayiste ni un scientifique, puisqu’il mélange toujours, à des degrés divers, les deux genres.

Son itinéraire commence par une constatation : la psychanalyse, tout entière axée sur la mise au jour du passé familial de l’individu, manque la dimension sociale de son existence, les difficultés propres à son présent. De là naît l’ambition d’articuler ces deux champs fondamentalement hétérogènes, celui de la famille et celui de la société, et de restituer leur dialectique. Un ouvrage résume bien cette démarche, qui s’intitule précisément La société n’est pas une famille (1992) (1).

La famille est, par excellence, le lieu des rapports interindividuels, qu’elle marquera à jamais. Mendel analyse, à l’aide de Freud et de Mélanie Klein, mais aussi avec de nombreux apports personnels, les relations de l’enfant au père et à la mère. Pour dire les choses très schématiquement, l’enfant connaît une première phase, marquée par le règne du fantasme et le désir de toute-puissance, qui s’opère surtout dans la relation avec la mère et qui est constitutive de son inconscient profond ; et une seconde phase, où le père lui inflige la frustration et la soumission au réel, mais en jouant sur son vouloir propre - ce qui est fort loin du structuralisme lacanien. De la nature de ces relations naissent les différences de psychologie individuelle, mais aussi collective. Deux exemples, parmi tant d’autres analysés par Mendel. L’oedipe africain n’est pas du tout le même que l’oedipe occidental (2), en sorte que les tempéraments seront complètement différents. Le nazisme plonge ses racines dans une image de la mère archaïque (pré-oedipienne), qui imprègne toute l’âme allemande, et qu’il tente d’exorciser (en projetant à l’extérieur la Mauvaise Mère pour mieux sauver la Bonne et en survalorisant l’image du père phallique). Rien d’aussi éclairant n’a été écrit pour compléter les explications de type économique, social et historique, sur les sources psychiques d’un phénomène historique aussi singulier.

La société est, elle, le champ des rapports sociaux, qui s’articulent autour de la division du travail, dans un champ qui est donc celui des tâches, des fonctions, de la temporalité sociale. C’est la grande leçon que Mendel retient de Marx, qu’il interprète librement (et parfois un peu rapidement). La division du travail est non seulement le fondement du pouvoir (y compris à travers la détention des moyens de production), mais la cause d’une aliénation spécifique : la séparation du travailleur du pouvoir sur son acte. C’est en quoi Mendel s’éloigne d’une conception du pouvoir comme celle de Foucault, pour qui le pouvoir prend tellement de formes qu’on ne sait plus toujours à quoi il s’oppose, ou de la domination comme celle de Bourdieu, qui peut apparaître comme un présupposé ahistorique. Mais il reproche aussi à Marx son utopisme : si la division du travail ne peut être abolie, les classes ne peuvent l’être non plus (voir la dernière partie de La crise est politique, la politique est en crise, Payot, 1985). C’est là en effet l’autre grand thème mendélien : cette dépossession, qu’il a pu observer par exemple dans des études empiriques sur le mal des OS ou le malaise des opérateurs de conduite dans les centrales nucléaires, a des effets ravageurs sur l’individualité.

La grande originalité de la pensée de Mendel est de croiser les deux approches, ce qui donne des résultats remarquables - et en fait la tentative la moins réductrice, la plus productive, de freudo-marxisme, ouverte par ailleurs à bien d’autres références. Un moment décisif dans la vie de l’enfant est la sortie de l’univers « archaïque » et irrationnel du fantasme vers la maîtrise de l’acte et de la rationalité, source d’un plaisir spécifique. S’appuyant ici sur Winnicott, qui montre que les deux phases se chevauchent partiellement, Mendel ne cessera de creuser ce sillon. Il ira même jusqu’à relire toute la philosophie occidentale dans un pavé qui s’appelle L’acte est une aventure, ouvrage d’une audace étonnante, qui vise d’une part à distinguer l’acte de l’action (alors que l’action, réfléchie, délibérée, se veut prométhéenne, l’acte est plus instinctif, plus souple, plus créatif, plus respectueux du réel), et d’autre part à réhabiliter l’intelligence pratique, ce que les Grecs appelaient « mètis ». Or c’est cet acte-pouvoir - individuel et collectif - qui est brimé par les rapports sociaux de production, ce qui engendre des formes diverses de misère psychologique (ennui, anxiété, dépressions, névroses atypiques, alcoolisme, etc.).

À travers cet aperçu et ses interventions en matière de « socio-psychanalyse » (voir encadré), Mendel ne bricole pas avec des apports divers et ne se contente pas de « psychanalyse appliquée ». Mendel est d’abord un théoricien de grande envergure, qui n’hésite pas à revoir de fond en comble les concepts de la psychanalyse (la psychanalyse revisitée procède à une véritable reconstruction, que les différentes chapelles psychanalytiques ont préféré ignorer), à formuler des hypothèses anthropologiques fascinantes, qui expliquent en particulier le besoin de fusion dans des corps collectifs (4), à interpréter toute l’histoire du XXe siècle (On est toujours l’enfant de son siècle, Robert Laffont, 1986), à ouvrir des champs de recherche nouveaux, le tout dans un constant souci de rectification et dans une confrontation permanente avec les évolutions sociales. Le tout dans une très belle langue, à la fois précise et imagée, qui fait de la lecture un plaisir constant. Voici donc une oeuvre qu’il est urgent de découvrir ou de redécouvrir. S’il est vrai que la gauche a besoin de se régénérer intellectuellement - ce fut le souci constant de Gérard Mendel -, elle devra puiser beaucoup dans le fonds qu’il nous a légué.

Tony Andreani


(1) L’ouvrage le plus commode pour accéder aux idées maîtresses de Mendel est sans doute Quand plus rien ne va de soi (Robert Laffont, 1979).

(2) Lire la très belle analyse de l’éducation de l’enfant Dogon dans le chapitre 18 de la Psychanalyse revisitée (La Découverte, 1988).

(3) Cette expérience d’intervention socio-psychologique en entreprise est longuement analysée dans Vers l’entreprise démocratique,

de Mireille Weiszfeld, Philippe Roman, Gérard Mendel, La Découverte, 1993. Elle a été aussi consignée dans un film.

(4) Voir la Chasse structurale (Payot, 1977), qui explique de façon très convaincante l’émergence d’Homo sapiens et l’origine du langage.



DISCIPLINE: Gérard Mendel Fondateur de la « socio-psychanalyse »

La mise en relation des deux sphères (celle du psycho-familial et celle du psycho-social) permet aussi de comprendre pourquoi la domination se perpétue : les positions de pouvoir réactivent des processus psychiques tels que la soumission à l’autorité, la culpabilité, l’angoisse, l’agressivité.

Et c’est aussi cette relation que Mendel a mise au coeur de la nouvelle discipline dont il est le fondateur : la socio-psychanalyse (et non pas la psycho-sociologie). Comme toujours chez lui, la démarche est expérimentale : il entend partir d’observations concrètes et se propose d’intervenir sur la réalité des rapports dans le travail pour les modifier. Pour dire en deux mots les fondements de cette méthode et du dispositif » auquel elle a donné lieu, il s’agit de permettre aux individus de récupérer du pouvoir sur leurs actes en leur permettant d’abord de réfléchir et de s’exprimer. Et, pour cela, il faut mettre provisoirement hors circuit la hiérarchie en constituant des groupes « homogènes », c’est-à-dire situés dans le même espace et au même niveau dans la hiérarchie du travail, par exemple des conducteurs d’autobus, des agents d’entretien, des agents de maîtrise (les contrôleurs), la direction (3).

Peu admise en entreprise, où elle heurtait de front le management capitaliste, elle a été mise en oeuvre, avec succès, dans des centaines d’écoles ou des lycées, chez des travailleurs sociaux, dans des syndicats. Elle affiche un objectif modeste (créer un « troisième canal de communication » et améliorer les relations de travail), mais elle a une portée beaucoup plus large : favoriser ou améliorer les procédures démocratiques dans l’entreprise. Car c’est là que se situe le grand engagement politique de Gérard Mendel. La démocratie dans les entreprises, mais aussi dans les appareils d’État et dans les organisations, est pour lui le seul espoir pour surmonter les échecs, avec tout leur cortège de régressions psychiques, de nos sociétés capitalistes.

T. A.

Article paru dans l'édition du Journal L'Humanité du 11 novembre 2004.