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Les crimes staliniens en Aragon 1937
Gaston Leval

Origine http://increvablesanarchistes.org/articles/1936_45/37crimstal_aragon.htm

Dans les campagnes d'Aragon où les villages étaient plus disséminés, moins peuplés et moins organisés pour la lutte à l'arrière du front, que ne l'étaient ceux de la région levantine, les communistes staliniens réussirent à détruire presque intégralement les Collectivités. Voici quel fut le processus de cette opération.

En juin 1937, après les décisives journées de mai, de Barcelone, le stalinien Uribe, nouveau ministre de l'Agriculture, publiait un décret par lequel il légalisait les Collectivités agraires sur tout le territoire de l'Espagne, quelles que fussent les circonstances dans lesquelles elles avaient été constituées. Pour qui connaissait la campagne acharnée que cet homme avait menée contre les créations sociales des paysans révolutionnaires, ce revirement était surprenant. Pendant des mois il avait prononcé des discours radiodiffusés, recommandant aux paysans de ne pas entrer dans les Collectivités, poussant les petits propriétaires à s'y opposer, à les combattre par tous les moyens et cela parlant toujours comme ministre, si bien, que les conservateurs et les réactionnaires qui restaient dans les campagnes se sentaient appuyés officiellement tandis que les hésitants concluaient que si le monde officiel se prononçait contre ces nouvelles structures sociales, celles-ci ne dureraient pas longtemps après la victoire sur le franquisme, donc mieux valait ne pas se lancer dans l'aventure.

Non content de cette campagne, Uribe avait organisé la Fédération paysanne du Levant dans laquelle entrèrent en masse tous les défenseurs de la propriété privée du sol. Staliniens et fascistes s'y coudoyaient cordialement. Le front unique antirévolutionnaire était ainsi en marche.

C'est pourquoi cette législation à retardement surprenait énormément, d'autant plus qu'immédiatement des équipes de jeunes communistes se constituèrent pour se répandre en Catalogne et dans le Levant sous prétexte d'aider les paysans à moissonner et à rentrer les récoltes. La presse stalinienne publiait des colonnes entières de communiqués, de comptes rendus et de clichés glorifiant cette collaboration des "brigades de choc" en pleine activité.

Ceux qui connaissaient les tactiques traditionnelles de ces ennemis implacables des collectivisations ne pouvaient se faire d'illusions sur le but ainsi poursuivi. Il s'agissait de s'infiltrer dans les organisations agraires pour, suivant une méthode traditionnelle, s'en servir ou les détruire de l'intérieur.

Assemblée générale de la collectivité Rosas de Llobregat.

Mais au même mois de juin, l'attaque commençait en Aragon sur une échelle et avec une méthode jusqu'alors inconnues. L'époque des moissons approchait, ce qui expliquait bien des choses. Dans la campagne, les "carabineros" souvent commandés par des hommes du parti. communiste qui avaient su s'emparer des postes de commandement commencèrent à arrêter sur la route, fusil au poing, les camions chargés de vivres qui allaient d'une province à l'autre, et à les emmener dans leurs casernes. Un peu plus tard, les mêmes "carabineros" parcouraient les Collectivités, et au nom de l'état-major résidant à Barbastro, exigeaient de fortes quantités de blé.

Les Collectivités aragonaises ne pouvaient pas être accusées d'égoïsme, surtout envers le front qui sans elles se serait rapidement écroulé (nous en avons donné de nombreuses preuves). Mais elles attendaient la récolte pour se procurer, par l'échange, des produits dont elles avaient un besoin parfois urgent. Et livrer de grandes quantités de blé dès le commencement sans compensation, équivalait dans certains cantons, qui, comme celui de Binéfar, avaient tout donné -céréales, pommes de terre, huile, viande- à provoquer chez une certaine partie de la population un mécontentement sur lequel on spéculait. Car on n'exigeait rien des petits propriétaires. La même politique fut, par la suite, pratiquée dans le Levant.

Cette exigence fut immédiatement suivie d'une autre. Toujours sur l'ordre de l'état-major de Batrbastro, lui-même couvert par l'autorité du ministère de la Guerre de Valence, Prieto (ministre CNT), on commença de réquisitionner "manu militari" tous les camions, alors indispensables pour le transport des moissons. Nous avons vu que presque toujours les Collectivités s'étaient procuré ces moyens de transport par l'échange, souvent en se privant d'aliments et autres choses très nécessaires. Les camions étaient une des acquisitions dont elles étaient, à juste raison, le plus fières. On prit tout, ou presque tout, brutalement, sous prétexte de transports de guerre.

En même temps, on mobilisait les classes sous prétexte d'une prochaine offensive. Au moment de la récolte, une cinquantaine de jeunes gens partirent d'Esplus, qui avait déjà envoyé au front tant de volontaires. Les autres villages furent, de la même façon, privés de leur jeunesse. Mais les mêmes classes, qui ne faisaient rien en Catalogne, n'étaient pas appelées. Elles le furent plus tard.

Liberté (affiche en catalan de Carles Fontseré)

Dans la même période, toujours en Aragon, on installait chez l'habitant, dans des villages soigneusement choisis pour leur position stratégique eu égard au plan que l'on avait tracé, des forces militaires qui restaient à l'arrière au lieu d'aller au front. Ces forces venaient d'autres régions; elles vivaient insouciantes, en parasites, mangeant, flânant, jouant à la pelote basque à longueur de journée. On allait s'en servir, le moment venu. En même temps, les paysans, qui avaient réalisé le miracle de labourer et de semer beaucoup plus qu'avant, voyaient le blé s'égrener dans les champs par manque d'aide nécessaire pour le récolter.

Simultanément la campagne de presse continuait. Menant toujours le double jeu, le parti communiste pouvait prouver aux uns qu'il appuyait les Collectivités, en invoquant le texte du décret d'Uribe, et l'envoi de brigades de jeunes au travail des champs, tandis qu'en fait il détruisait, pour briser une révolution qu'il ne contrôlait pas, des ressources économiques nécessaires à l'Espagne républicaine.

Puis, un jour, fin juillet, ce fut l'attaque brutale, grâce à une brigade mobile à la tête de laquelle se trouvait le commandant Lister, dont les troupes allaient, le mois suivant, lors de l'attaque sur Belchite, s'enfuir si vite devant les fascistes qu'elles ne s'arrêtèrent qu'à cinquante kilomètres du front.

Comme résultat final de l'offensive anti-révolutionnaire, 30% des Collectivités furent complètement détruites. A Alcolea de Cinca, le conseil municipal qui gérait la Collectivité fut arrêté, les pensionnaires de la Maison des Vieillards, furent expulsés. Il y eut des arrestations à Mas de las Matas, à Monzon, à Barbastro, un peu partout. Un peu partout aussi, on pilla. Les magasins coopératifs, les dépôts municipaux de vivres, furent dévalisés, les meubles brisés. Le gouverneur d'Aragon, qui représentait le gouvernement central après la dissolution du Conseil d'Aragon dissolution qui sembla être le signal de l'attaque générale voulut s'opposer à cette razzia. On l'envoya au diable. Et le 22 octobre 1937, au plénum national des paysans qui se réunit à Valence, la délégation du Comité régional d'Aragon présenta un rapport dont voici le résumé :
Plus de six cents organisateurs des Collectivités ont été emprisonnés. Le gouvernement a nommé des commissions de gestion qui se sont emparées des magasins de vivres et en ont distribué le contenu au petit bonheur. Les terres, les bêtes de trait et les instruments aratoires ont été rendus aux membres des familles fascistes ou aux fascistes que la Révolution lavait respectés. La récolte a été distribuée de la même façon, de même que les animaux élevés par les Collectivités. Un grand nombre de porcheries collectives, d'écuries, d'étables, de granges ont été détruites. Dans certains villages, dont Bordon et Calaccite, on a repris aux paysans jusqu'aux semences, et ils n'en ont pas pour emblaver leurs terres labourées.

De telles exactions, ont naturellement, porté leurs fruits. Presque partout les Collectivités se reformèrent, mais elles furent loin d'atteindre leur niveau antérieur. Les "individualistes" et les conservateurs reprirent le dessus, d'autant plus que nombre de ceux qui avaient adhéré à ce vaste mouvement de socialisation et qui auraient adhéré de nouveau s'ils avaient pu choisir librement, n'osaient plus maintenant recommencer.
Puis, les franquistes succédèrent aux communistes, et il ne resta rien, sauf certains perfectionnements techniques, de l'œuvre constructive des Collectivités d'Aragon.

Il reste beaucoup à écrire sur les manœuvres employées par les adversaires non fascistes de la socialisation libertaire pendant la révolution espagnole. Cela nous mènerait trop loin, et même, au moment où nous réécrivons ce chapitre, trop de temps est passé pour que nous puissions nous les rappeler toutes. Mais avant de terminer, nous mentionnerons encore deux des procédés employés par eux. L'un, que le Syndicat de l'industrie du bois avait dénoncé en son temps, a consisté à maintenir dans l'oisiveté des dizaines de milliers de chômeurs au lieu de remettre aux syndicats les sommes ainsi distribuées pou créer des industries nouvelles, ou soutenir celles qui. bien que nécessaires, se trouvaient en situation difficile. On a préféré un gaspillage stérile au renforcement de la nouvelle structure sociale.

Et quand, en Catalogne, le leader communiste Comorera devint, après les événements de mai, ministre de l'Economie, les moyens de lutte employés par lui furent inédits. Il s'avérait absolument impossible d'annuler dans les industries l'influence prépondérante des Syndicats de la C.N.T. Le tenter eût été paralyser du jour au lendemain la production. Alors, Connotera eut recours à deux procédures complémentaires : d'une part, il privait les usines de matières premières, ou ne faisait pas remettre celles-ci à temps, provoquant ainsi un retard, savamment critiqué, dans la livraison des produits attendus; d'autre part, il payait les livraisons de tissus, vêtements, armes, etc., avec un retard qui répercutait sur le budget privé des travailleurs. Comme les salaires étaient distribués sous contrôle syndical, c'est contre les délégués, de la C.N.T., et contre les organismes dont ils étaient les représentants que se tournait le mécontentement d'une partie des ouvriers.

Ce sabotage, cet art de tourner contre ceux qui en subissaient les conséquences, la responsabilité de manœuvres savantes, rappellent ce qui s'est produit pendant les premiers dix-huit mois, sur le front d'Aragon.

Nous n'avions pas d'armes, car ce qu'on fabriquait à Barcelone équivalait pratiquement à zéro; et cela nous empêchait de prendre des offensives qui auraient soulagé le front de Madrid, peut-être permis d'avancer au-delà de Saragosse. Les tentatives désespérées qui eurent lieu à plusieurs reprises se soldèrent par des massacres qui firent, par exemple -nous l'avons déjà vu- que les efforts pour déloger, sans y parvenir, les fascistes retranchés dans Huesca, nous avaient coûté vingt nulle morts, alors que normalement la ville ne comptait que dix-huit mille habitants.

En échange, le front de Madrid était largement ravitaillé grâce aux envois russes d'armements (payés en or et d'avance), mais avec lesquels on ne pouvait pas enfoncer les solides défenses, adossées aux sierras, de nos adversaires. Nos milices sur le front aragonais, rageaient, condamnées à l'impuissance et se faisaient massacrer inutilement. Et la presse stalinienne madrilène publiait des caricatures connues celles où l'on voyait un milicien d'Aragon passant son temps à pêcher tranquille. ment dans l'Ebre, au lieu de se battre pour soulage la capitale qui se défendait péniblement.

On peut supposer la répercussion que cette façon de présenter la réalité avait sur l'esprit des lecteurs, non informés, et sur l'opinion publique.

Gaston Leval
Extrait du livre l'Espagne libertaire (Editions du Monde libertaire)

Nous vaincrons mais avec l'ordre à l'arrière du Front (ministère de l'ordre public d'Aragon)