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Origine : http://www.cellfrancescsabat.org/CELL/seccions/An%C3%A0lisisiEstudisEcon%C3%B2mics/
02.B(1)-HistoriaEcon%C3%B3micaAnarquistaydelaAutogesti%C3%B3n/
06.Lib.Leval,Gaston.EspagneLibertaire36-39.pdf
http://mapagoueg.chez-alice.fr/babel/Leval-Gaston/espagne-libertaire-1936-39/
Gaston Leval : Espagne libertaire (36-39)
ESPAGNE LIBERTAIRE (36-39) L'oeuvre constructive de la Révolution
espagnole
Edition numérique établie à partir du texte édité
en 1983 par les Editions du Monde Libertaire.
SOMMAIRE PRÉFACE
I. PRÉLIMINAIRES
• L'Idéal
• Les hommes et les luttes
• Matériaux pour une révolution
• Une situation révolutionnaire
II. LA SOCIALISATION AGRAIRE
• • • La fédération des collectivités
Les Collectivités du Les Collectivités de d'Aragon
Levant. Castille
• Graus Traits Comptabilité généraux
collectiviste • Fraga Carcagente La démocratie libertaire
• Binéfar Jativa Les chartes
Andorra Quelques processus Alcorisa
Mas de las Matas
Esplus
III. L'INDUSTRIE ET LES SERVICES PUBLICS
• Les réalisations industrielles
• Les syndicalisations d'Alcoy
• L'eau, le gaz et l'électricité en Catalogne
• Les tramways de Barcelone
• Les moyens de transport
• La socialisation de la médecine
IV. VILLES ET RÉALISATIONS ÉPARSES
• Elda et le S.I.C.E.P.
• Granollers
• Hospitalet del LLobregat
• Rubi
• Castellon de la Plana
• La socialisation à Alicante
• Les réalisations éparses V. PARTIS ET GOUVERNEMENT
• La collaboration politique
• Libertaires et républicains
• La contre-révolution interne
VI. CONSIDÉRATIONS FINALES
DOCUMENTS ANNEXES
• Carte de l'Espagne antifasciste en juillet 1937
• Structure générale de la Fédération
Régionale Agraire du Levant
• Monnaies locales, bons et tickets de contrôle, systèmes
de points
• Carnets de consommation familiale
• Tableau de distribution des produits alimentaires (Granollers)
• Organisation de l'industrie textile d'Alcoy
• Organisation du réseau Madrid-Saragosse-Alicante
• Réseau du service sanitaire catalan
• Affiche placardée dans les ateliers métallurgiques
de Castellon de la Plana
PRÉFACE
Voici les faits : une révolution sociale incomparablement
plus profonde que toutes celles qui l'ont précédée
a eu lieu dans un pays dont on a beaucoup parlé durant les
années l936-l939 : l'Espagne. Une révolution qui a
atteint les buts théoriquement préconisés par
Marx et Engels quand ils sont allés au plus loin de leurs
prévisions d'avenir, par Proudhon et par Bakounine, ainsi
que par l'école kropotkinienne de l'anarchisme socialiste
; et cela en moins de trois ans, alors que, après un demi-siècle,
la révolution russe qui, au début, se réclamait
du même idéal, en est plus éloignée que
jamais. A côté de ce fait historique transcendant dans
l'histoire de l'humanité, la Commune de Paris, qui a suscité
tant d'intérêt, tant d'écrits, d'études
et d'essais, apparaît comme un événement mineur.
Car, sur une très large échelle, la révolution
espagnole a réalisé le communisme libertaire.
On peut approuver ou désapprouver cet idéal : on
ne peut ignorer l'application qui en a été faite en
même temps que les forces antifranquistes et l'armée
républicaine luttaient péniblement contre l'attaque
depuis longtemps préparée par la caste militaire,
les grands propriétaires terriens et le vieux conservatisme,
et par une église traditionnellement réactionnaire,
digne héritière du duc d'Albe et de Torquemada.
Les réalisations historiques que nous allons décrire
ne peuvent être dédaignées des sociologues en
quête de nouveaux chemins pour l'avenir, des historiens penchés
sur l'évolution de la société, des hommes épris
de justice, à la recherche de nouvelles équations
sociales. Le régime des Incas intéresse ou passionne
rétrospectivement bien des gens qui ne l'approuvent pas.
Celui qu'implantèrent les jésuites au Paraguay mérite
toujours les honneurs de l'étude ; les structures du capitalisme
d'Etat créé par les bolcheviques sollicitent, aujourd'hui
comme hier, les esprits attentifs à la marche du monde, les
kibboutzim israéliens font espérer une nouvelle aurore
même à l'Orient. Et si nous remontons à l'aube
des sociétés primitives, les clans communautaires,
la " gens " ou les phratries mobilisent toujours l'attention
des spécialistes.
Le communisme égalitaire n'est pas une nouveauté
dans les écoles du socialisme. Dans l'histoire de la pensée
humaine, il remonte à Platon, puis passant par Campanella,
Thomas Morus et d'autres utopistes il nous conduit à Babeuf
et aux autres précurseurs et fondateurs parmi lesquels Robert
Owen, Saint-Simon, Fourier, Cabet, Pecqueur, Vidal, Considérant,
Sylvain Maréchal, Louis Blanc ; mais c'est avec Proudhon
que la justice sociale apparaît liée à la disparition
du gouvernement et de l'Etat, que la suppression de l'exploitation
de l'homme par l'homme se complète de celle de l'oppression
et du gouvernement de l'homme par l'homme. Puis vient son disciple
Bakounine, qui élargit, en même temps que les bases
philosophiques du socialisme, ses méthodes d'application
par la doctrine appelé collectivisme, et enfin le communisme,
au sens intégral est complété politiquement
par les disciples italiens de Bakounine (Covelli, Carlo Caffiero,
Andrea Costa, Malatesta, etc.) et recueilli par Kropotkine, qui
en devient le théoricien le plus éminent. Dès
lors, l'école socialiste de l'anarchisme, la plus nombreuse
dans le monde, est communiste - tandis que l'école socialiste
autoritaire et marxiste sera collectiviste, jusqu'au retour des
bolcheviques au communisme, après octobre 1917.
En France, Proudhon et ses disciples avaient proposé le
mutuellisme contre le communisme dont Louis Blanc était,
à son époque, le plus illustre représentant.
La raison principale - non pas la seule - de ce rejet était
que le communisme apparaissait alors lié à l'organisation
et à la domination de l'Etat. Proudhon, le " père
de l'anarchie ", comme disait Kropotkine au procès de
Lyon, était rageusement antiétatiste, et sa doctrine
inspire en partie les premiers livres de Marx, où les exégètes
obstinés croient, de nos jours, trouver un humanisme qui
n'est autre que le reflet de la pensée proudhonienne que
l'auteur du Capital vantait alors en termes enthousiastes.
Le communisme libertaire implique donc 1° l'organisation d'une
société sans classes ; 2° le fonctionnement de
cette société sur la base du fédéralisme,
et de la libre et nécessaire association. Aspirations dont
beaucoup reconnaissent la grandeur, mais que cette grandeur même
effraie.
Et pourtant, en Espagne, pendant près de trois ans, malgré
une guerre civile qui causa un million de morts, malgré l'opposition
des partis politiques (républicains de diverses tendances,
socialistes, communistes, catalanistes de droite et de gauche, régionalistes
basques et valenciens, petite bourgeoisie, etc.) cet idéal
est entré dans l'histoire vécue des hommes et devenu
chair de la réalité. Très vite, plus de 60
% des terres ont été cultivées sans patrons,
ni propriétaires, sans " terratenientes ", sans
administrateurs tout-puissants, sans que l'intérêt
privé et la concurrence soient nécessaires pour stimuler
les efforts et les initiatives ; dans la plus grande partie des
industries, des usines, des fabriques, des ateliers, des services
publics, les ouvriers, leurs comités d'entreprise et leurs
syndicats ont fait assurer la production en l'absence du contrôle
et de la présence des patrons, des capitalistes, et de l'autorité
de l'Etat.
Plus encore : collectivités agraires et entreprises industrielles
ont, du jour au lendemain, soit implanté l'égalité
économique, en appliquant le principe essentiel du communisme
(" à chacun selon ses besoins, de chacun selon ses forces
".) soit réduit au minimum les différences de
rétribution. Elles ont coordonné leurs efforts par
voie de libre association dans des régions entières,
créé des richesses nouvelles, augmenté - surtout
dans l'agriculture - les rendements, multiplié les écoles,
amélioré les services sanitaires. Elles ont fondé
la véritable démocratie, fonctionnelle et directe,
la démocratie libertaire par laquelle chacun prend part à
l'organisation de la cité et de la vie sociale. Elles ont
remplacé la lutte entre les hommes par la pratique généralisée
de l'entraide, la rivalité par le principe de la solidarité.
Dans bien des occasions il m'est arrivé, pendant mon enquête
obstinée et minutieuse, de rencontrer des républicains
de gauche, des socialistes, des membres de l'Union générale
des travailleurs, qui auparavant considéraient les libertaires
comme des fous délirants, et qui, devant la preuve par les
faits, s'étaient ralliés à ce qu'ils avaient
toujours cru un rêve d'illuminés.
L'ignorance d'un fait social historique d'une telle importance
est donc inadmissible chez des hommes épris de connaissances
ou de progrès. Zola écrivit deux gros volumes pour
nous dépeindre, dans son admirable Travail, la réalisation
imaginaire d'un petit phalanstère organisé autour
d'une usine et ne groupant que quelques dizaines de personnes. Mais
chacune des collectivités, des réalisations sociales
de l'Espagne libertaire - telle celle de Javiva, près de
Valence, d'une petite ville comme Granollers, au nord de Barcelone,
la syndicalisation industrielle embrassant 25 000 travailleurs à
Alcoy (province d'Alicante), ou l'organisation d'un microcosme harmonieux
dans la province de Teruel, en Aragon, mériterait un volume
; et la révolution espagnole en mériterait des dizaines.
Ces volumes n'ont pas été écrits, et vraisemblablement
ne le seront pas. Car les créateurs de ce monde nouveau étaient
des ouvriers, des paysans, plus aptes à manier les outils
que la plume, et se préoccupant plus de faire l'histoire
que de l'écrire. La plupart sont maintenant en exil, y mourant
les uns après les autres, ou se souvenant avec nostalgie
du rêve qu'ils ont vécu.
Persuadé que nous étions condamnés à
perdre la guerre déchaînée par le franquisme,
l'auteur s'est efforcé de recueillir pour l'avenir les résultats
de cette expérience unique. Il a étudié sur
place, dans les villages collectivisés, dans les fabriques
et les usines socialisées, l'uvre constructive de la Révolution
espagnole.
Cette expérience à laquelle ont pris part, directement
ou indirectement, six, sept, huit millions de personnes, et qui
ouvre une voie nouvelle à ceux qui hésitent entre
un capitalisme antisocial et un faux socialisme d'Etat, inévitablement
totalitaire, cette expérience, disons-nous, ouvre la perspective
d'un nouvel humanisme, d'une nouvelle civilisation.
Car même si les réalisations espagnoles ne sont pas
toutes intégralement et servilement transposables, elles
constituent des modèles dont on peut s'inspirer en les adaptant
aux circonstances de temps et de lieu dans lesquelles d'autres expériences
peuvent se produire ; elles sont des sources ou l'on peut boire
et puiser. Ceux qui liront ce livre s'en convaincront.
En l'écrivant j'accomplis un devoir envers tous mes camarades
qui ont lutté, et souvent sont morts pour leur idéal.
Et plus encore envers l'humanité que j'ai, en ma conscience,
fait vu de servir jusqu'à mon dernier souffle.
I. PRÉLIMINAIRES
L'idéal (1) "Maintenant je peux mourir, j'ai vu réalisé
mon idéal." Cela m'était dit dans une des Collectivités
de la région levantine (dans la province de Valence, si mes
souvenirs sont exacts), par un des hommes qui avaient lutté
toute leur vie pour le triomphe de la justice sociale, de l'égalité
économique, de la liberté et de la fraternité
humaines.
Son idéal, c'était le communisme libertaire, ou l'anarchie.
Mais l'emploi de ce dernier mot risque fort, surtout en langue française
- et en d'autres langues sans doute - de déformer dans les
esprits ce que le grand savant et humaniste Elisée Reclus
définissait comme "la plus haute conception de l'ordre".
D'autant plus que très souvent, et ce fut le cas en France,
les anarchistes semblent s'être évertués à
donner raison à leurs adversaires, et à justifier
l'interprétation négative et nihiliste que l'on trouve
déjà dans tel ordonnance ou tel édit de Philippe
le Bel. C'est donc trahir le sens de ce que me disait le vieux militant
qui avait tant combattu et tant souffert, et qui probablement est
mort sous les balles franquistes, que s'en tenir à la simple
énonciation d'un mot si diversement interprété.
Voyons donc plus à fond.
Dans sa brochure El Ideal Anarquista, Ricardo Mella, qui fut le
penseur le plus authentique et le plus original de l'anarchisme
espagnol, donnait de cet idéal la définition suivante:
"La liberté comme base, l'égalité comme
moyen, la fraternité comme but." Retenons-le bien :
le but ultime, le couronnement était la fraternité,
où la liberté serait à la fois une base et
une conséquence, car peut-il y avoir fraternité sans
liberté, mais également peut-on priver son frère
de liberté ?
Ces conceptions n'avaient du reste pas pénétré
en Espagne avec le vocable si discuté, et si discutable d'anarchie.
Dans son livre auquel il faut toujours revenir, El Proletariado
militante, Anselmo Lorenzo, qui fut après Mella le penseur
le plus qualifié de l'anarchisme espagnol, raconte comment
elles lui avaient été révélées
d'abord par la lecture, faite avant 1870, de quelques livres de
Proudhon, parmi lesquels De la capacité politique des classes
ouvrières qu'avait traduits Pi y Margall, philosophe et apôtre
du fédéralisme républicain qui fut - pas pour
longtemps - un des présidents de la première République
espagnole (1873-1874). Ces livres, et les articles publiés
par le même Pi y Margall dans son journal La Discusión
lui avaient montré la réalité du problème
social, tandis que d'autres hommes luttaient pour une république
qui ne pouvait être que bourgeoise, et s'affiliaient au carbonarisme,
ou à quelque autre société secrète européenne.
C'est alors que pénètre en Espagne l'influence bakouninienne.
Le messager en est une très belle figure de lutteur, l'italien
Giuseppe Fanelli, ancien combattant garibaldien, puis député
libéral indépendant, qui ayant rencontré Bakounine,
sans doute lors de son séjour à Florence, avait adhéré
à sa pensée sociale.
Bakounine défend et propage le socialisme. A cette époque,
le mot anarchie est pour lui synonyme de désordre, chaos,
déliquescence. Aussi a-t-il fondé à Genève,
avec une trentaine d'amis parmi lesquels des intellectuels de premier
ordre (1bis), l'Alliance internationale de la Démocratie
socialiste. Il avait connu Proudhon lors de son séjour à
Paris, pendant les années 1844-1848 (2). Comme celui de Proudhon,
son socialisme est antiétatique. Il répond à
sa psychologie slave, à sa large nature russe, à sa
vision cosmique des choses, à l'ample philosophie humaine
basée sur la science expérimentale qu'il s'est construite.
Sa pensée a mûri pendant les douze années de
forteresse, de prison, de déportation sibérienne qu'il
vient de subir. Le comportement de l'autoritaire et dictatorial
Marx pendant cette longue et douloureuse période n'a fait
que renforcer sa méfiance et son aversion de la dictature,
même appelée populaire.
Aussi lorsque, en 1869, Fanelli expose la doctrine de l'Alliance
aux nouveaux amis qu'il s'est faits à Madrid et à
Barcelone, peut-il citer les sept articles du programme de cette
organisation secrète, écrits de la main de son fondateur
:
"L'Alliance se déclare athée ; elle veut l'égalisation
politique, économique et sociale des individus des deux sexes"...
"La terre, les instruments de travail, comme tout le capital,
devenant la propriété collective de la société
tout entière, ne peuvent être utilisés que par
les travailleurs, c'est-à-dire par les associations agricoles
et industrielles."
"Elle veut pour tous les enfants des deux sexes, dès
leur naissance à la vie, l'égalité des moyens
de développement, c'est-à-dire d'entretien et d'instruction
à tous les degrés de la science, des industries et
des arts"... "Elle reconnaît que tous les Etats
politiques et autoritaires actuellement existants devront disparaître
dans l'union universelle des libres fédérations, tant
agricoles qu'industrielles"... "La question sociale ne
pouvant trouver de solution définitive et réelle que
sur la base de la solidarité internationale des travailleurs
de tous les pays, l'Alliance repousse toute politique fondée
sur le soi-disant patriotisme et sur la rivalité des nations"...
"Elle veut l'association universelle de toutes les associations
locales par la liberté." Dans ce programme, Bakounine
dépasse Proudhon, par exemple sur l'égalité
des droits de la femme - il l'a déjà dépassé
avant, entre autres dans son Catéchisme révolutionnaire
- ; il dépasse Marx dans sa vision de société
nouvelle construite sur la base des organisations économiques
internationales des travailleurs. Car les Statuts de l'Internationale
ne vont pas si loin, ils n'impliquent pas une technique précise
de réorganisation sociale en même temps qu'une doctrine
politique (ce qui laissera le chemin ouvert à bien des surprises
et mènera à la conquête du Parlement et de l'Etat).
Mais il est surprenant de voir avec quelle célérité,
quelle facilité, quelle précision les deux noyaux
espagnols - à Madrid et à Barcelone - allaient assimiler
et répandre la doctrine fondamentale de l'Alliance.
Car un an plus tard, exactement le 19 juin 1870, avait lieu à
Barcelone, au Palacio de Bellas Artes, le premier congrès
de la section espagnole de la Première Internationale.
Ce congrès, où sont représentés 40.000
travailleurs, sur une population de 18 millions d'habitants, se
caractérise par le sérieux et la profondeur des débats,
des problèmes étudiés, des résolutions
prises. La nécessité d'en finir avec la domination
du capital et l'exploitation de l'homme par l'homme, l'établissement
d'une tactique propre à la classe ouvrière indépendamment
des partis politiques, le besoin de se préparer à
prendre la relève de la société bourgeoise
grâce aux associations ouvrières furent amplement approfondis.
Et dès le début, les modes d'application de l'idéal
firent élaborer des directives que l'on trouve dans la résolution
relative à l'organisation des travailleurs :
"1° Dans chaque localité on organisera en sections
spécialisées les travailleurs de chaque métier
; on constituera, en outre, la section d'ensemble qui comprendra
tous les travailleurs appartenant à des métiers n'ayant
pas encore constitué de section spéciale : ce sera
la section des métiers divers.
"2° Toutes les sections de métiers d'une même
localité se fédéreront et organiseront une
coopération solidaire appliquée aussi aux questions
d'entraide, d'instruction (3), etc., qui présentent un grand
intérêt pour les travailleurs.
"3° Les sections d'un même métier appartenant
à différentes localités se fédéreront
pour constituer la résistance et la solidarité dans
leur profession.
"4° Les fédérations locales se fédéreront
pour constituer la Fédération régionale espagnole
qui sera représentée par un Conseil fédéral
élu par les congrès.
"5° Toutes les sections de métiers, les fédérations
locales, les fédérations de métiers, de même
que la Fédération régionale se régiront
d'après leurs règlements propres, élaborés
par leurs congrès.
"6° Tous les travailleurs représentés par
les congrès ouvriers décideront, par le truchement
de leurs délégués, des modes d'action et de
développement de notre organisation."
Certes, les postulats fondamentaux de l'idéal sont l'uvre
de Bakounine, ont été apportés par Fanelli.
Mais on trouve ici une vaste conception d'organisation, et une initiative
créatrice qui, s'avançant sur tout ce qui jusqu'alors
a été fait en Europe, montrent à quel degré
l'idéal a été compris et assimilé. Dans
cette structure complexe - comme la société - et complète,
les principes guident l'action, mais l'action à venir guidera
et complétera les principes. D'autre part, nous nous trouvons
devant un esprit novateur, une volonté active et un sens
de l'éthique qui dépassent d'un seul coup les limites
du corporatisme syndical. On ne pense pas seulement à créer
une organisation de caractère professionnel, mais humaniste
et sociale au large sens du mot. En même temps que l'on invente
une arme efficace pour lutter dans l'immédiat contre l'adversaire
de classe, on pose les fondements d'une société nouvelle.
Déjà ce qu'on appellera plus tard organisation verticale
constituée à base de fédérations nationales,
complète l'organisation horizontale. En même temps,
les fédérations locales, constituées dans les
centres quelque peu importants, où il existe différents
syndicats de métiers, réunissent et fédèrent
ces derniers pour les luttes communes. En France, cela se produira
trente ans plus tard, sous la forme de bourses du travail, et il
faudra pour cela que Fernand Pelloutier, venu de la petite bourgeoisie,
s'en fasse l'apôtre.
Mais l'idéal apparaît aussi dans d'autres résolutions
adoptées, d'autres tâches sont envisagées dans
l'immédiat - bien que souvent l'âpreté de la
lutte sociale ait empêché l'application de décisions
prises. A ce même congrès, on s'occupa aussi des coopératives.
Pour des hommes qui envisageaient la transformation radicale de
la société dans un temps très court, celles-ci
pouvaient sembler un frein dangereux. Mais bien qu'ils ne connussent
pas encore le programme des pionniers de Rochdale, les délégués
ouvriers du congrès de Barcelone trouvèrent sur cette
question des solutions de bon sens et de parfait équilibre.
Le paragraphe 3 de la résolution votée stipulait que
:
"Quand les circonstances l'imposent, la coopération
de production doit préférer la production d'objet
de consommation immédiate pour les travailleurs, mais nous
la réprouvons quand elle n'étendra pas, en fait, sa
solidarité aux grandes organisations de travailleurs."
Toutefois, le principe de la solidarité universelle étendue
à tous les exploités semble particulièrement
praticable par la coopération de consommation, "la seule
qui non seulement puisse être appliquée dans tous les
cas, et toutes les circonstances, mais qui doit aussi servir d'éléments
et de moyens de formation générale de tous les travailleurs
dont le retard culturel rend les idées nouvelles difficilement
accessibles."
Enfin, le sixième et dernier paragraphe stipule qu' "à
côté de la coopération de consommation, et comme
complément, on pourra placer des coopératives de secours
mutuels et d'instruction publique" (4).
Rappelons que nous sommes en juin 1870. A cette époque,
le livre de Marx Le Capital est encore inconnu, le Manifeste Communiste
lui-même est ignoré, et la Commune de Paris n'éclatera
que l'année suivante. Le socialisme fédéraliste
et libertaire se développe donc en Espagne d'après
l'impulsion de sa force propre. D'un seul coup, l'idéal a
été précisé dans ses grandes lignes,
et ce que plus tard on appellera le syndicalisme révolutionnaire
français, est formulé dès cette époque.
Mais ce qui a été élaboré dans ces
journées historiques n'en sera pas moins enrichi et confirmé
dans les congrès qui suivront pendant dix ans. Ainsi, l'année
suivante, la Conférence des organisations composant la "Section
régionale espagnole de la Première Internationale"
met davantage encore les choses au point. Les militants les plus
capables sont allés en Suisse prendre contact avec Bakounine
qui inspire leur action grâce à une pensée constructive
et à des dons d'organisateur embrassant la vie à l'échelle
planétaire. Mais ils ajoutent à ses idées leurs
idées propres. Aux fins de la lutte immédiate, de
la résistance ouvrière et de l'organisation de la
société nouvelle, l'Espagne est organiquement divisée
en cinq régions par les délégués présents
à cette conférence : Nord, Sud, Est, Ouest et Centre.
Comme il avait été décidé l'année
précédente, les fédérations locales
et nationales de métiers ont été fondées.
On ébauche un type de coopération, par métier
également afin de pouvoir faciliter, et contrôler,
cette partie de l'activité générale. Le 1er
septembre 187l, après huit jours de débats sur différents
sujets une déclaration de principes contre le républicanisme,
ennemi politique, mais non social du régime monarchique est
approuvée :
"Considérant que la signification réelle du
mot "République" est "chose publique",
donc ce qui est propre à la collectivité et englobe
la propriété collective ;
"Que "démocratie" signifie le libre exercice
des droits individuels, ce qui n'est praticable que dans l'Anarchie,
c'est-à-dire par l'abolition des Etats politiques et juridiques
au lieu desquels il faudra constituer les Etats ouvriers (5) dont
les fonctions seront purement économiques ;
"Que les droits de l'homme ne peuvent être soumis aux
lois car ils sont imprescriptibles et inaliénables ;
"Qu'en conséquence la Fédération doit
avoir un caractère purement économique ;
"La Conférence des travailleurs de la région
espagnole de l'Internationale des Travailleurs réunie à
Valence déclare :
"Que la véritable république démocratique
et fédérale est la propriété collective,
l'Anarchie et la Fédération économique, c'est-à-dire
la libre fédération universelle des libres associations
ouvrières, agricoles et industrielles, formule qu'elle adopte
intégralement." On ne peut qu'admirer la richesse de
cette pensée qui n'a jamais été atteinte par
aucun mouvement ouvrier depuis qu'elle a été formulée.
Il a fallu trente-cinq ans au mouvement ouvrier français
pour en arriver à la Charte d'Amiens, bien inférieure
pour son contenu théorique et doctrinal, à l'ampleur
des visions constructives dans l'ordre pratique, et quant à
ce sens d'universalité et d'internationalisme élevant
les esprits et guidant les actions. Ici, l'inspiration essentielle
est d'abord un idéal fraternel. Il s'agit avant tout d'étendre
à tous les peuples, à tous les habitants de la terre,
la pratique de la solidarité humaine.
L'année suivante - 1872 - l'Internationale est déclarée
hors la loi par le gouvernement de Madrid, malgré la brillante
défense qu'en fit au Parlement Nicolas Salmeron, noble figure
et grand juriste républicain. En Italie, le gouvernement
prend la même mesure. En France, où sévit toujours
la loi Le Chapelier, les tribunaux n'ont cessé de condamner
les internationalistes à des peines d'emprisonnement sévères.
Mais tandis que les internationalistes italiens guidés par
Malatesta, Covelli, Andrea Costa, Carlo Caffiero et autres jeunes
gens enthousiastes sortis de la bourgeoisie, proclament leur joie
de cette mesure qui, disent-ils, hâtera la révolution,
et se lancent dans des tentatives insurrectionnelles échevelées
qui provoqueront la dissolution complète du mouvement, les
militants d'Espagne ne perdent pas de vue les buts de caractère
constructif, et l'action organique immédiate qui en découle.
Ils commencent par confirmer leurs aspirations positives dans un
Manifeste à l'opinion publique que lance le Conseil fédéral
de la section espagnole de la Première Internationale:
"Nous voulons que la justice soit réalisée dans
toutes les relations humaines ;
"Nous voulons l'abolition de toutes les classes sociales et
leur fusion dans une seule classe de producteurs libres, honnêtes
et cultivés ;
"Nous voulons que le travail soit la base sur laquelle repose
la société ; que le monde se convertisse en une immense
fédération de libres collectivités ouvrières
d'une localité qui, se fédérant entre elles
constituent une fédération locale complètement
autonome ; que les fédérations locales d'un canton
constituent la fédération cantonale, que les diverses
fédérations cantonales d'une région constituent
la fédération régionale, et enfin que toutes
les fédérations régionales du monde constituent
la grande fédération internationale ;
"Nous voulons que les instruments de travail, la terre, les
mines, les chantiers navals, les transports maritimes, les chemins
de fer, les fabriques, les machines, etc., devenus propriété
de la société tout entière, ne soient utilisés
que par les Collectivités ouvrières qui les feront
produire directement, et au sein desquelles l'ouvrier recevra le
produit intégral de son travail (6) ;
"Nous voulons pour tous les individus des deux sexes, l'enseignement
intégral de la science, de l'industrie et des arts (7) afin
que disparaissent les inégalités intellectuelles,
fictives en leur presque totalité, et que les effets destructeurs
de la division du travail ne se reproduisent pas ; on obtiendra
alors les avantages uniques, mais positifs de cette force économique
par la production de ce qui est destiné à satisfaire
les nécessités humaines ;
"Nous croyons que par l'organisation de la société
en une vaste fédération de Collectivités ouvrières
basées sur le travail, tous les pouvoirs autoritaires disparaîtront,
se convertissant en simples administrateurs des intérêts
collectifs, et que l'esprit de nationalité et le patriotisme,
si opposés à l'union et à la solidarité
des hommes s'effaceront devant la grande patrie du travail, qui
est le monde entier ;
"Tel est le socialisme que proclame l'Internationale dont
les deux affirmations essentielles sont : en économie, le
collectivisme, comme principe politique, l'anarchie. Le collectivisme,
c'est-à-dire la propriété commune des instruments
de travail, leur utilisation par les Collectivités ouvrières
qui les feront produire directement, et la propriété
individuelle du fruit intégral du travail de chacun. L'anarchie,
ou l'abolition des gouvernements, c'est-à-dire leur conversion
en simples administrateurs des intérêts collectifs."
Ces derniers paragraphes ne nous rappellent-ils pas la formule
de Proudhon : "L'atelier fera disparaître le gouvernement"
? Ou mieux peut-être celle de Saint-Simon : "Remplacer
le gouvernement des hommes par l'administration des choses"
?
Toujours en cette année 1872, la section espagnole de la
Première Internationale continuera de mettre au point principes
et moyens de réalisation. Un nouvel apport massif sera fait
au congrès de Saragosse, juste avant la mise hors la loi.
La hauteur morale des questions traitées, des résolutions
prises, l'emporte souvent de beaucoup sur les problèmes et
les solutions économiques, le tout généralement
s'interpénétrant pour la première fois dans
le mouvement ouvrier. Il sera traité du sort de la femme
"dont l'émancipation est intimement liée à
la question de la propriété", des sections coopératives
de consommation, des comités de consommation organisés
par les sections ouvrières de résistance, et par une
Fédération coopérative spécialisée.
Un long rapport, digne d'un juriste, montre combien, avec quelle
minutie les auteurs ont étudié le problème
de la propriété. Mais le rapport sur "l'Enseignement
intégral" retient le plus notre attention, car c'est
la première fois que ce sujet donne lieu à une analyse
aussi profonde.
Il est stupéfiant de trouver d'abord les considérations
scientifiques d'ensemble, et l'énumération, par ordre
d'importance, des rapports entre le développement biologique
et celui des facultés psychologiques de l'enfant qui furent
alors émises. On est tenté de dire que, depuis, aucun
des grands maîtres de la pédagogie n'est allé
plus loin. En vérité, ce rapport fut l'uvre d'un intellectuel
rallié aux travailleurs avec lesquels il collabora, mais
combien il était honorable pour ces métallurgistes,
maçons, typographes, manuvres, tisserands, débardeurs,
de patronner le lancement d'idées pédagogiques en
avance d'un demi-siècle sur l'époque !
Considéré dans l'ensemble, cet esprit constructeur
était exceptionnel. Nous en trouvons la preuve dans la troisième
Résolution votée au Congrès de Saint-Imier
célébré les 15 et 16 septembre 1872. Ce Congrès
réunissait les sections de la Première Internationale
qui ne s'inclinaient pas devant la dictature de Marx et devant la
dissolution de cette Association comme réplique aux protestations
de la majorité des sections contre l'expulsion frauduleuse
de Bakounine, James Guillaume et la Fédération du
Jura (8). Parmi les questions à l'ordre du jour, l'une d'elles
avait pour sujet : "L'organisation du travail, statistiques".
Le rapport présenté avait visiblement été
écrit par Bakounine, et se terminait par ces mots :
"La Commission propose de nommer une Commission qui devra
présenter au prochain congrès un projet d'organisation
universelle de la résistance, et des tableaux complets de
statistiques du travail dans laquelle cette lutte puisera sa lumière.
Elle recommande la section espagnole comme la meilleure jusqu'à
ce jour."
L'année suivante, et bien que, comme nous l'avons vu, la
Fédération espagnole ait été mise hors
la loi, les statistiques enregistrent 162 fédérations
locales, et 62 autres en formation. Un an plus tard, selon l'historien
belge Laveleye, le nombre des adhérents s'élève
à 300 000, ce qui nous paraît excessif, et doit plutôt
exprimer l'influence exercée par la section espagnole de
l'Internationale. Puis, le mouvement étant devenu clandestin
à cause des persécutions, ses effectifs diminuent.
Il n'empêche qu'en 1876, une Conférence de fédérations
cantonales énumère à nouveau les principes
qui devront être appliqués au moment de la révolution
:
1° Les localités où les membres de l'Internationale
pourront triompher grâce au mouvement international se déclareront
libres et indépendantes et déliées de la structure
nationale (9).
2° Chacune déclarera immédiatement que ce qu'elle
renferme en son sein lui appartient, que rien n'appartient individuellement
à qui que ce soit, excepté les meubles, les vêtements
et autres objets personnels.
5° Organisation de la fédération des forces populaires
de toutes les fédérations, de tous les cantons, de
tout le pays.
6° Les conseils locaux se subdiviseront en autant de commissions
qu'il sera nécessaire : défense, subsistance ; administration,
travail, instruction, relations internationales, et interfédérales,
etc.
9° Dissolution de tous les organes constituant l'Etat actuel
; destruction et autodafés de tous les titres de rente et
de propriété, des hypothèques, valeurs financières,
obligations, etc. : saisie et concentration de toute monnaie métallique
ou fiduciaire, des bijoux et pierres précieuses existant
dans la localité ; centralisation de tous les articles de
consommation et concentration partiale dans des ateliers utilisables,
des outils et des machines.
11° Les congrès cantonaux et régionaux prendront
en charge, grâce à des commissions spéciales,
la gestion de tout ce qui ne pourra pas être fait par les
seules communes : la défense cantonale et régionale,
l'organisation des services publics, de la marine, des chemins de
fer, des postes et télégraphes, etc. ; nomination
des délégués de la région au Congrès
universel et dans d'autres régions." Visiblement, les
problèmes ont continué d'être étudiés
dans l'ordre théorique, ce qui n'empêcha pas le mouvement
d'atteindre une puissance matérielle surprenante. A cette
époque, les "grèves sauvages" se produisent
dans les campagnes, particulièrement du Levant et d'Andalousie.
Selon les régions et les provinces où les gouverneurs,
délégués et représentants du pouvoir
central ont le droit de suspendre les garanties constitutionnelles,
de fermer les locaux, d'arrêter et de déporter administrativement
qui bon leur semble, où la police torture, ou le chômage
sévit, où les "agitateurs" et leur famille
sont réduits à une telle misère qu'une paire
d'espadrilles est souvent un luxe, des journaux propageant l'idéal
apparaissent, publiquement ou clandestinement.
Qui en saura jamais le nombre ? Prenons un exemple. Dans la seule
petite ville de La Corogne, située sur la côte au nord
du Portugal, dont, de 1874 à 1923, le nombre d'habitants
passa de 30 000 à 60 000, on compte 4 hebdomadaires successifs,
communistes libertaires ou anarchistes, et naturellement aussi syndicalistes
: La Bandera Roja, La Emancipación, El Corsario, La Lucha
Obrera. Plus tard, après une période prolongée
de répression, on en comptera cinq autres : Germinal, La
Emancipación, La Voz del Obrero, Tierra et Solidaridad Obrera
(l'auteur a collaboré aux deux derniers).
Il serait impossible, à moins de disposer des archives du
ministère de l'Intérieur, d'énumérer
toutes les publications parues de 1870 à 1936. Mais citons
les chiffres que nous connaissons de cette dernière année
- dont probablement la liste ne sera pas exhaustive : 2 quotidiens
: Solidaridad Obrera, organe de la C.N.T. qui paraît à
Barcelone et tire de 40 000 à 50 000 exemplaires; et C.N.T.,
organe madrilène de la même organisation, qui tire
en moyenne à 30 000 exemplaires. Parmi les périodiques
- une dizaine en tout - le vétéran barcelonais de
la presse anarchiste espagnole Tierra y Libertad, qui tire, à
Barcelone, 20 000 exemplaires ; Vida Obrera paraît à
Gijon (Asturies) ; El Productor paraît à Séville
; Cultura y Accion paraît à Saragosse ; comptons encore
Acracia, dont nous avons oublié le lieu de parution.
Ce n'est pas tout. Il faut ajouter les revues. Voici Tiempos Nuevos,
qui paraît à Barcelone et tire à 15 000 exemplaires
; La Revista Blanca, au tirage minimum de 5 000, publiée
aussi en Catalogne ; Esfuerzo, encore à Barcelone, même
tirage ; Orto, même tirage aussi, mais localisé à
Madrid, et surtout Estudios, publiée à Valence, et
dont le tirage moyen est de 65 000 exemplaires, mais qui tire jusqu'à
75 000.
Dans toute cette presse, les mêmes buts sont continuellement
formulés. Tandis que dans d'autres pays, et durant les époques
de lutte l'accent n'a été mis que sur la critique,
la seule revendication immédiate, la dénonciation
des maux de la société, l'imprécation souvent,
les idées directrices et constructives sont ici continuellement
rappelées. Même dans une période de clandestinité,
un journal comme El Municipio Libre, qui paraissait à Malaga,
publiait cette synthèse en mai ou juin 1880 :
"Nous voulons la constitution de communes libres, indépendantes
de tout lien centralisateur, sans autre union que celle résultant
de pactes fédéraux librement acceptés et toujours
révocables par les communes contractantes.
"L'appropriation par les communes du sol, des instruments
de travail concédés à titre d'usufruit aux
Collectivités agricoles et industrielles.
"La reconnaissance des droits sociaux aux seuls individus
des deux sexes qui contribuent à la production.
"L'enseignement intégral, et l'application à
l'éducation des enfants de tous les moyens de développement
moral et physique.
"Un régime municipal garantissant les droits de l'individu
dans toute leur plénitude.
"L'organisation du travail permettant à chaque travailleur
de bénéficier du produit intégral de son travail.
"Des avances faites à toutes les activités qui
permettront à l'humanité de profiter de toutes les
inventions et de tous les progrès, fruits du génie
de l'homme".
Certes, quelques objections de détail peuvent être
faites quant aux conceptions d'organisation économique, à
condition que l'on se situe à l'époque, que l'on tienne
compte, par exemple, des structures économiques de l'Andalousie
et d'autres régions. Mais l'important, ce sont les grandes
lignes, l'esprit constructeur toujours présent, et qui fait
que les erreurs d'anticipation seront, le moment venu vite corrigées
(10). Et retenons ce retour incessant à "l'enseignement
intégral". On a pu écrire, avec raison, que Joaquin
Costa, le grand leader sociologue républicain, autodidacte
de génie, qui lutta tant pour élever le niveau culturel
du peuple espagnol, et fit de l'instruction publique une des idées-force
de son combat, avait été devancé par ces ouvriers
et ces paysans libertaires dont la vie matérielle était
si terne et l'âme si lumineuse.
La période de clandestinité commencée en 1872-1873
passe, et après neuf ans pendant lesquels d'innombrables
combats ont été livrés, l'organisation syndicale
à nouveau nationalement articulée tient un congrès
à Barcelone. A la fin des travaux, un Manifeste est adressé
au peuple espagnol. Emphase à part, le même Idéal
est rappelé avec la même ténacité :
"Nous, les travailleurs, qui sommes les vrais artisans de
la société, sa force créatrice et vitale, qui
par nos efforts matériels et intellectuels (11) bâtissons
les villes et les villages ; qui travaillons la terre et extrayons
de ses entrailles les produits les plus précieux ; qui construisons
les navires qui sillonnent les mers pour transporter les richesses
que nous produisons ; qui construisons les chemins de fer qui unissent
les régions les plus éloignées ; qui installons
au fond des océans les câbles grâce auxquels
le Vieux Monde peut aujourd'hui communiquer avec le Nouveau ; qui
perçons les montagnes, construisons les aqueducs et creusons
les canaux ; nous qui prenons part, de nos mains rudes, à
tout ce qui est produit par l'humanité... par l'effet d'une
contradiction terrible nous ne profitons pas de ces richesses. Pourquoi
? Parce que la domination du capital et de la bourgeoisie fait de
notre sueur une marchandise que l'on estime au taux du salaire,
qui porte le sceau de l'esclavage et est la source d'où découlent
tous les maux qui nous oppressent."
Une fois de plus on voit comment le problème des classes
sociales est nettement posé. Voici maintenant, et à
nouveau, l'énonciation des méthodes de lutte et du
but à atteindre :
"Notre organisation, purement économique, se sépare
de tous les partis politiques, bourgeois et ouvriers ; elle leur
est opposée parce que tous ces partis s'organisent pour la
conquête du pouvoir politique, tandis que nous nous organisons
pour détruire tous les Etats politiques actuellement existants
et les remplacer par une LIBRE FEDERATION DE LIBRES ASSOCIATIONS
DE TRAVAILLEURS LIBRES."
Un nouveau commentaire s'impose. Ce paragraphe vise nettement le
marxisme international, et naturellement Marx, qui avait entraîné
ses partisans sur le chemin du parlementarisme et de l'Etat, en
faisant voter, au congrès de La Haye (septembre 1872) une
résolution déclarant que "la conquête du
pouvoir politique est le premier devoir du prolétariat".
La polémique publique entre les deux écoles du socialisme
commençait en Espagne. Elle n'a fait, depuis, que s'étendre
et s'accentuer.
Puis le Manifeste insiste sur l'internationalisme, l'universalité
des buts poursuivis et la vision d'avenir :
"Le problème social n'est pas seulement national, il
intéresse les prolétaires des deux mondes, car l'accaparement
des matières premières, l'introduction des machines,
la division du travail, la concentration des capitaux, les opérations
de banques et les spéculations financières, le développement
des moyens de communication sont autant de forces économiques
qui ont favorisé l'avènement complet de la bourgeoisie
et de domination exclusive sur les intérêts sociaux."
Le lecteur quelque peu informé constate que les rédacteurs
de ce document avaient lu Proudhon, particulièrement Qu'est-ce
que la Propriété ? et les Contradictions économiques.
Mais il constate aussi que ces ouvriers dont certains - Ricardo
Mella, Anselmo Lorenzo, Rafael Farga, Pellicer, Federico Urales
- s'étaient élevés à la hauteur de sociologues
(12) analysant la structure du capitalisme et son développement
avec une connaissance dont la profondeur surprend.
Ces progrès, ces développements repris en toute occasion
favorable furent plusieurs fois signalés par Pierre Kropotkine
qui dans le journal Le Révolté, qu'il avait fondé
et était le seul journal anarchiste de langue française
alors existant, écrivait (éditorial du 12 novembre
1881) que le mouvement ouvrier reprenait "avec une force nouvelle
en Europe". Puis, se référant à l'Espagne
:
"Mais c'est surtout en Espagne qu'il prend en ce moment un
développement sérieux. Après avoir couvé
pendant huit ans, comme le feu sous la cendre, il vient de se manifester
ouvertement par le dernier congrès de Barcelone auquel 140
organisations ouvrières se sont fait représenter par
16 délégués. Non pas des sections de 7 ou 8
membres que le hasard a réunis dans un quartier, mais des
sections d'ouvriers du même métier, dont les membres
se connaissent parfaitement et se voient chaque jour, qui sont animés
des mêmes espérances, et qui ont pour ennemi commun
le patron. et un but commun - celui de s'affranchir du joug du capital
; bref, une vraie organisation.
"Nous parcourons les numéros de La Revista Social,
journal fait par les ouvriers eux-mêmes, et chacun nous apprend
la création de nouvelles sections de métiers, soit
l'adhésion de groupes existants, soit la fédération
de groupes jadis isolés. En lisant le bulletin du mouvement
espagnol nous nous sentons transportés vers les meilleurs
temps de l'Internationale avec seulement cette différence
: plus de netteté dans les aspirations, une conception plus
claire de la lutte qu'il faut soutenir, et un tempérament
plus révolutionnaire dans la grande masse du groupement.
"Une comparaison vient immédiatement sous la plume
: la comparaison du mouvement qui s'opère en Espagne avec
celui qui s'opère en France, toute à l'avantage de
l'Espagne, toute au désavantage de la France."
Après quelques autres considérations, Kropotkine
insiste sur la différence entre les deux pays :
"Fidèles aux traditions anarchistes de l'Internationale,
ces hommes intelligents, actifs, remuants ne vont pas faire bande
à part pour poursuivre leur petit but ; ils restent dans
la classe ouvrière, ils luttent avec elle, pour elle. Ils
apportent leur énergie à l'organisation ouvrière
et travaillent à constituer une force qui écrasera
le capital au jour de la révolution : le corps de métier
révolutionnaire. Sections de métiers, fédération
de tous les métiers de la localité, de la région,
et groupes de combat indépendants de tous les métiers,
mais socialistes avant tout (13). Voilà comment ils constituent
les cadres de l'armée révolutionnaire...
".... Nous ne saurons trop recommander aux ouvriers français
de reprendre, comme leurs frères espagnols, les traditions
de l'Internationale, de s'organiser en dehors de tout parti politique
en inscrivant sur leur drapeau la solidarité dans la lutte
contre le capital."
Qu'il nous soit permis de commenter ce commentaire. Nous constatons
d'abord qu'il a fallu, à cette époque, qu'un Russe
publie le seul journal anarchiste existant en France, les anarchistes
français n'étant ni assez nombreux, ni assez capables
d'initiatives pour le faire eux-mêmes ; tandis qu'en Espagne...
Cette différence est lourde de signification.
Ensuite, il ne pouvait être question, pour les ouvriers français,
de revenir aux traditions de la Première Internationale,
pour la simple raison que celle-ci n'avait jamais existé
en France comme mouvement organisé, et que les quelques sections
locales qui purent se constituer furent persécutées
avec acharnement, tandis qu'en Espagne le mouvement disposa de quelques
années pour prendre conscience de lui-même et apprendre
à s'organiser.
Puis il manquait un Bakounine. Malgré toutes ses qualités,
Kropotkine ne pouvait exercer cette influence, cette fascination
qui caractérisaient le grand lutteur, qui fut aussi un grand
penseur et grand organisateur. Il n'avait pas ce don de séduction,
de compréhension humaine directe, qui faisait qu'un paysan
ou un manuvre se sentait de plain-pied en parlant avec celui qui,
parce que et quoiqu'il était héréditairement
un "barine", comprenait l'homme du peuple et savait se
placer à son niveau.
Tout cela nous explique pourquoi, bien qu'il fût partisan
de l'activité et de l'organisation ouvrières, Kropotkine
ne put exercer sur ses camarades une influence comparable à
celle de Bakounine. De plus, à cette époque le mouvement
italien était, par l'impatience et la maladresse de ses personnalités
les plus éminentes, presque réduit à l'état
squelettique ; et la Fédération du Jura se trouvait
dans une situation identique.
Cela nous explique aussi pourquoi le mouvement anarchiste français
se constitua sur la base de groupes "de 7 ou 8 membres que
le hasard a réunis dans un quartier", poursuivant "leurs
petits buts" et délaissant les grandes tâches
de la transformation sociale.
Kropotkine revint, au mois de juin de l'année suivante,
sur l'exemple espagnol. Effort inutile. Il fallut l'activité
terroriste et désastreuse de l'époque dite "héroïque",
et une certaine désagrégation intérieure à
conséquences de déviations diverses, pour qu'une partie
des anarchistes se décide, vers 1895 et les années
suivantes, à entrer dans les syndicats où ils apportèrent
non seulement la pratique de la violence, comme l'écrivait
Georges Sorel, mais un corps de doctrine dont les éléments
principaux furent repris par l'école, maintenant si réduite,
du syndicalisme révolutionnaire.
Revenons en Espagne. Des années ont passé, nous sommes
en 1887 ; un congrès vient d'être célébré,
qui lance un Manifeste publié dans le journal El Productor
(14). Nous y lisons :
"Nous proclamons l'acratie (15) (pas de gouvernement) et nous
aspirons à un régime économico-social dans
lequel, par l'accord des intérêts et la réciprocité
des droits et des devoirs tous seront libres, tous contribueront
à la production et jouiront du plus grand bonheur possible,
qui consiste en ce que les produits consommés soient le fruit
du travail de chacun, sans exploitation, et par conséquent
sans les malédictions d'aucun exploité.
"La terre ne doit pas avoir de maître, pas plus que
l'air et la lumière, les richesses du sous-sol, les forêts
et tout ce qui n'est pas le fruit du travail des hommes.
"La science ne peut pas avoir de maître, pas plus que
les moyens de production, conséquences et applications des
connaissances scientifiques.
"La Terre, la Science, les machines de la grande industrie
n'ont pas été créées par leurs détenteurs,
mais elles se créent soit par des causes indépendantes
de la volonté de l'homme, soit par le travail continu de
tous les hommes...
"L'unité sociale est essentiellement le producteur...
Le premier groupe social est le groupe de producteurs d'une même
branche de travail. Le contrat fondamental se conclut entre le producteur
et le groupe respectif de producteurs de la même branche.
"Les groupes de producteurs d'une même localité
établissent un contrat par lequel ils constituent une entité
facilitant l'échange, le crédit, l'instruction, l'hygiène
et la police locale et ils concluent des contrats avec les autres
localités pour le crédit et pour l'échange
dans une sphère plus vaste, tels les communications, les
services publics généraux et réciproques...
"La terre, les mines, les usines, les voies ferrées,
et, en général, tous les moyens de production, de
transport et d'échange sont concédés en usufruit
aux collectivités de travailleurs. Le but final de la révolution
est :
• "La dissolution de l'Etat.
• "L'expropriation des détenteurs du patrimoine
universel.
• "L'organisation de la société sur la
base du travail de ceux qui peuvent produire; la distribution rationnelle
des produits du travail; l'assistance de ceux qui ne sont pas encore
aptes au travail ou qui ont cessé de l'être ; l'éducation
physique et scientifique - intégrale - des futurs producteurs...
"Pour ces raisons, le congrès, qui considère
la Fédération régionale espagnole comme un
groupement libre dans lequel les travailleurs peuvent résoudre
tous les cas particuliers par l'initiative commune lorsqu'une action
unanime est nécessaire, reconnaît la liberté
des individus et des collectivités pour qu'ils puissent se
développer selon les conditions spéciales qui règlent
la vie de chacun..."
De telles déclarations, de tels programmes où s'ajoutent
souvent des conceptions ou des initiatives complémentaires
montrent que les préoccupations constructives demeurent toujours
au premier plan. Et sous ces préoccupations il y a invariablement
une base doctrinaire fondamentale. inspiratrice des plans et des
projets. Dans ce dernier Manifeste, ce qui demeure c'est la conception
collectiviste proposée par Bakounine, et mitigée par
la conception mutuelliste proudhonienne dont le trait caractéristique
est la formule du contrat.
Mais à la même époque il se produit une évolution
importante, qui prouve que les cerveaux travaillent. Jusqu'à
maintenant, suivant la doctrine collectiviste, et ainsi que nous
l'avons vu à différentes reprises, chaque producteur
devait jouir "du produit intégral de son travail".
Naturellement cette formule avait pour but de faire disparaître
tout vestige d'exploitation de l'homme par l'homme ; mais un problème
nouveau avait été posé par l'école communiste
de l'anarchisme - et au fond, était posé implicitement
dans les conceptions constructives de Bakounine : une partie importante
des membres de la société, souvent la majorité
n'était pas apte au travail, entendu comme apport producteur.
La société était donc obligée de maintenir
cette partie, et pour cela elle devait prélever, inévitablement,
le nécessaire sur la part qui, selon le principe admis jusqu'alors,
revenait aux producteurs. Ceux-ci ne pourraient donc pas "jouir
du produit intégral de leur travail". La formule qui
s'imposait de plus en plus était celle du véritable
communisme "à chacun selon ses besoins, de chacun selon
ses forces", que Louis Blanc avait préconisée
et que Proudhon attaquait en partie parce qu'elle était conçue
sous la forme de communisme d'Etat, en partie aussi parce qu'il
repoussait, instinctivement, et l'on pourrait presque dire viscéralement,
ce qu'il appelait "la communauté". Nous accédons
maintenant à une morale de solidarité intégrale,
qui sera pratiquée par les collectivités de 1936-1939.
Sous l'impulsion de Marx et Engels, qui ont envoyé Lafargue
sur place afin de combattre les internationalistes espagnols qui
ne se soumettent pas à leurs directives, une autre organisation
syndicale, marxiste et réformiste est née (ses fondateurs,
groupés à Madrid, étaient 7). Mais elle ne
présente ni la force morale, que donnent les convictions
philosophiques et sociales basées sur un large humanisme,
ni les caractéristiques de volonté et d'activité
historique nées de l'idéal incorporé à
l'action. En Espagne l'anarchisme, disons plutôt le socialisme
fédéraliste antiautoritaire a précédé
le socialisme autoritaire et d'Etat, bénéficiant ainsi
de l'avantage du temps.
Mais par l'influence qu'il a exercée sur les esprits il a
aussi mieux conquis les hommes ; car non seulement il refusait l'autorité
extérieure à l'individu : il influençait la
société par son uvre culturelle répandue dans
les masses. N'oublions pas qu'en 1882 La Revista social, dirigée
par Luis de Oteiza tire à 20 000 exemplaires, et est probablement
la plus lue d'Espagne. D'autre part, dans l'histoire de l'anarchisme
international nous ne connaissons pas de manifestation culturelle
comparable à celle du Secundo Certamen Socialista (16) et
il n'est peut-être pas inutile de souligner, une fois de plus,
avec quelle facilité les anarchistes espagnols se classent
comme une école du socialisme. En France, un tel comportement
aurait été jugé, et condamné comme une
impardonnable hérésie...
On comprendra mieux l'importance atteinte par ce mouvement quand
on saura qu'en 1903, à Madrid, Tierra y Libertad qui sera
par la suite - nous l'avons dit - le périodique traditionnel
de l'anarchisme espagnol, devint quotidien sous la direction d'Abelardo
Saavedra (17).
*
Pendant la période suivante, on enregistre un certain flottement
dans la pensée jusqu'alors si lucide et précise de
l'anarchisme espagnol. Car malheureusement, l'anarchisme français,
si en retrait sur Proudhon et Bakounine, exerçait sur lui
une influence intellectuellement et spirituellement restrictive.
Son intervention tardive dans le mouvement syndical n'entraînait
qu'une partie des militants. L'habitude des petits groupes que déplorait
Kropotkine s'était trop bien implantée. Certes, on
parlait bien de faire la révolution, mais on entrevoyait
celle-ci comme l'apothéose du Grand Soir, romantique à
ce point que Jean Grave et Charles Malato durent polémiquer
avec leurs propres camarades pour qui toute organisation était
forcément autoritaire et attentait aux droits de l'individu.
Puis, comme la révolution tardait à se produire, on
s'occupa de choses secondaires. L'individualisme apparut, avec sa
revendication stirnérienne plus ou moins bien interprétée
du "moi" ; la révolte devint purement négative,
quand elle ne déviait pas sur de nombreux dadas marginaux
: végétarisme, crudivorisme, naturisme, esthétisme,
exaltation nietzschéenne, etc.
La France jouissait en Espagne d'un prestige immense. C'est de
France qu'avaient été introduites, ou réintroduites
bien des idées nouvelles, dont celles du républicanisme,
du socialisme et de l'anarchisme. Bientôt les déviations
anarchistes françaises furent importées par un certain
nombre d'anarchistes espagnols (18).
Ces nouveautés se confondaient avec celles d'un certain
anarchisme communiste qui rejetait l'activité syndicale,
et la large prévision organique de l'avenir des anarchistes
d'Espagne. Mais d'une part l'intensité même du problème
espagnol limita ces fantaisies. D'autre part, le sentiment social
naturel et l'esprit de solidarité si fortement présents
dans la nature de l'Espagnol étaient trop puissants pour
qu'un tel mouvement pût sombrer dans ces mortelles inepties.
Aussi, l'existence des groupes anarchistes n'empêcha-t-elle
pas l'activité sociale, d'abord, syndicale ensuite, de fomenter
cette dynamique presque mystique de l'histoire qui pousse aux grands
rêves et aux grandes actions.
L'idéal demeure au fond de l'âme espagnole. Pour le
militant moyen, il ne s'agit pas d'abstractions philosophiques,
mais de justice sociale, de travail organisé solidairement,
de fraternité active grâce à la jouissance égalitaire
des biens et des services. Le dernier paysan anarchiste sait cela,
en partie sans doute parce que son sort est si dur qu'il ne peut
chevaucher des chimères quand il s'agit de la question sociale.
Et le congrès du théâtre de la Comedia, célébré
à Madrid en 1919 confirme ce qui a toujours été
: le but de la C.N.T. est le communisme libertaire ; pour y atteindre
on décide de transformer les syndicats traditionnels de métiers
en syndicats d'industrie (19) afin de mieux assurer la gestion de
l'économie nouvelle. Ce que ratifiera, après dix ans
de dictature civile et militaire le congrès de Saragosse
de 1931, qui marque un nouveau départ de notre organisation
syndicale.
Disons-le nettement : la résolution de caractère
constructif votée par les délégués dans
une situation qu'on sentait pré-révolutionnaire fut
inférieure à la plupart de celles qui avaient été
votées dans les congrès précédents.
Mais l'incessante répétition des buts et des moyens,
la volonté d'activités constructives des syndicats,
des fédérations locales, cantonales, régionales,
nationales, de leur cohésion, l'idée d'activités
communales, de l'instruction généralisée, de
vastes ateliers remplaçant ceux, vétustes, où
les artisans et les petits entrepreneurs étaient si mal récompensés
de leur travail, tout cela était demeuré dans l'esprit
des militants de base, chez tous ceux qui, jusqu'alors, s'étaient
donnés corps et âme au triomphe de l'idéal.
Et l'on est surpris de voir comment, bien que les textes en soient
ignorés par la génération qui fit la révolution,
les résolutions des congrès de 1870, 1871, 1872, 1882
et autres sont appliquées, souvent comme à la lettre,
dans les Collectivités agraires et les réalisations
syndicales industrielles de 1936-1939.
Rappelons, avant de terminer ce chapitre, que pendant les cinq
années de république (de 1931 à 1936), de nombreux
essais avaient été publiés, qui s'efforçaient
de préparer les réalisations constructives de la révolution.
Pour la première fois dans l'histoire de l'anarchisme mondial,
successivement Diego A. de Santillan, Higinio Noja Ruiz, Gaston
Leval traitaient ces problèmes non sous forme d'utopies et
d'anticipations imaginaires, mais en se basant sur la réalité
concrète de l'économie du pays, à la lumière
des statistiques concernant la production industrielle et agraire,
le problème des matières premières, de l'énergie,
des échanges internationaux, des services publics, etc. D'autres
études, moins documentées, dont celle du docteur Isaac
Puente intitulée El Comunismo libertario et des essais de
moindre importance parurent aussi. Et l'on traduisit du français
cinq ou six livres d'économistes comme Cornelissen, de théoriciens
militants syndicalistes révolutionnaires comme Pierre Besnard,
de sociologues moins rigoureux comme Sébastien Faure. Tout
cela, édité avec bien d'autres livres et de nombreuses
brochures par au minimum trois organismes éditoriaux, contribua
à préparer la masse des militants pour ses tâches
futures.
L'idéal poursuivi par les anarchistes communistes espagnols
fut donc celui que les plus hauts esprits de l'humanité ont
poursuivi, propagé depuis Platon, et peut-être certains
stoïciens, jusqu'à nos jours. La révolution espagnole
a réalisé ce que demandaient les premiers chrétiens,
ce pour quoi au XIVè siècle luttèrent les Jacques,
en France, et les paysans anglais conduits par John Ball en Angleterre,
ceux d'Allemagne, que Thomas Münzer mena deux siècles
plus tard, les niveleurs anglais inspirés par Everald et
Winstanley, les frères Moraves, disciples de Jean Huss ;
ce qu'ont préconisé Thomas Morus dans l'Utopie, et
François Bacon, et Campanella dans La Cité du Soleil,
et le curé Jean Meslier dans son célèbre Testament,
trop méconnu, et Morelli dans son Naufrage des îles
flottantes, et Mably qui, comme Morelli, inspira les meilleurs esprits
de la révolution américaine, et les "enragés"de
la révolution française, dont Jacques Roux, le "curé
rouge". Et la légion de penseurs et de réformateurs
du XIXe siècle et du premier tiers de celui-ci. Elle est,
dans l'histoire du monde, le premier essai d'application du rêve
poursuivi par ce qu'il y eut de meilleur dans l'humanité.
Elle est parvenue à réaliser, intégralement
dans bien des cas, le plus bel idéal qu'ait conçu
l'esprit humain, et ce sera sa gloire éternelle.
Les hommes et les luttes Pour la plupart de ceux qui s'occupent
d'histoire sociale, de réalisations ou de possibilités
révolutionnaires, c'est à peu près exclusivement
dans les régions industrialisées et chez le prolétariat
industriel qu'il faut enquêter. Les régions agraires
et les travailleurs de la terre sont, d'emblée, écartés.
Plus encore, la classe sociale des petits paysans est réputée
fatalement contre-révolutionnaire, surtout par la "science"
marxiste selon laquelle les conditions d'existence et les techniques
de travail condamnent leurs usagers à être les soutiens
de la réaction, ou son incarnation. Marx insistait sur cette
"loi" de l'histoire, affirmant même que la lutte
entre la ville et la campagne avait été l'un des aspects
dominants de la guerre des classes.
Il est vrai qu'en cette matière, maintes fois les paysans
sont restés en arrière sur les citadins. Toutefois,
rien n'est absolu, et les faits nous prouvent qu'on ne peut prétendre
enfermer le déroulement de la vie des peuples dans des formules
indiscutables. L'Espagne en est un exemple. En effet, s'il est vrai
que le socialisme collectiviste antiétatiste préconisé
par Bakounine apparut en 1869 à Madrid et à Barcelone,
il ne tarda pas à se répandre dans des régions
nettement agricoles, et aussi dans les villes dont l'économie
était liée aux activités générales
de l'agriculture. En fait le mouvement social et socialiste anarchiste
s'étendit au nord, surtout en Catalogne, la plus industrielle,
et au sud, en Andalousie, région où l'agriculture
domine, qui embrasse presque tout le midi de l'Atlantique, au sud
du Portugal, à la région du Levant, sur les côtes
méditerranéennes.
C'est dans ces deux régions que l'on vendait, avant la révolution
espagnole et depuis longtemps, le plus de journaux de propagande,
de revues, de brochures, et que l'activité sociale, les luttes
soutenues ont été parmi les plus intenses.
On peut en donner des explications diverses. Psychologiquement
d'abord, car l'Andalou est peut-être le plus rétifs
des Espagnols aux ordres venus du dehors, à la tutelle de
l'Etat et de l'autorité représentée par l'homme
de loi, ou le fonctionnaire. Economiques ensuite, car la structure
de la propriété agraire sous la forme de très
grandes fermes (cortijos) couvrant souvent des milliers d'hectares,
qui employaient sur place, à demeure, un personnel salarié
nombreux, misérablement payé, prédisposait
les travailleurs à s'entendre pour la résistance et
facilitait leur groupement. Ceux qui ont connu cette époque
nous racontaient comment, le soir, laboureurs et moissonneurs, exténués
par le labeur du jour, se réunissaient dans la grange où
ils dormaient, et là, à la lueur de la lanterne unique
celui qui savait lire faisait connaître à ses camarades
le contenu des journaux révolutionnaires édités
à Barcelone, ou dans les villes andalouses. Ainsi se répandait
la Bonne Nouvelle.
Cela pourtant n'explique pas tout. Car, comme on le verra plus
loin, c'est dans certaines provinces, le plus souvent parmi les
petits propriétaires pouvant lutter plus librement grâce
à leur indépendance économique, que se sont
trouvés nos militants les plus tenaces, les plus héroïques
et les plus efficaces.
D'autre part, si la faim, le chômage, la misère endémique
constituaient des facteurs et des causes de guerre sociale, d'autres
facteurs poussaient les adhérents dans leurs efforts de rénovation
sociale. Nous revenons aux caractéristiques de la nature
humaine. Abelardo Saavedra nous racontait comment, lorsque Francisco
Ferrer entreprit de répandre la pédagogie nouvelle
sous forme d' "escuelas modernas", il avait, toujours
dans cette vaste région andalouse - il était lui-même
natif de Séville - fondé 148 petites écoles.
Ferrer fournissait l'argent et le matériel, Abelardo Saavedra
organisait. Mais il lui fallait trouver sur place des éléments
de soutien matériel et des instituteurs. Les syndicats ouvriers
les fournissaient. Presque toujours les enseignants étaient
de jeunes militants ouvriers, autodidactes, qui s'attelaient à
ces nouvelles tâches, et y réussissaient.
Il en fut de même hors de l'Andalousie. En 1919-1920, j'ai
visité dans la région du Levant, particulièrement
la province de Valence, plusieurs de ces écoles où
l'on continuait au mieux l'uvre du martyr de Montjuich (20).
Elles existaient surtout dans ce que nous pouvons appeler les petites
villes rurales. Les ressources autrefois fournies par le grand fondateur
manquant, le Syndicat local qui réunissait des travailleurs
de tous les métiers, ou la fédération locale
quand il existait plusieurs Syndicats, apportaient les fonds prélevés
sur les cotisations versées. Souvent, l'école devenait
le but principal, presque mystique, de l'association ouvrière.
Et j'ai connu des paysans qui se privaient de tabac, leur seul plaisir
de luxe, pour verser tous les mois un douro - cinq pesetas - afin
de soutenir l'école maintenant appelée "rationaliste".
On pourrait écrire des pages émouvantes sur le combat
mené localement autour et à propos de ces réalisations
où le caractère moral prédominait. Car, naturellement,
elles se heurtaient à l'hostilité active des "caciques",
grands propriétaires terriens, maîtres de la vie locale,
qui faisaient bloc avec le curé, la garde civile, parfois
le pharmacien et le médecin. Souvent, appliquant une vieille
coutume, on arrêtait l'instituteur non officiel, et on le
déportait à pied, menottes aux mains, entre deux gardes
civils à cheval, vers des régions lointaines où
il restait en résidence surveillée. Alors, presque
toujours, le militant le plus instruit de l'endroit prenait la relève.
Presque toujours aussi c'était son tour de connaître
la déportation. Et un autre ouvrier ou paysan lui succédait,
qui partait aussi, de prison en prison, pour les provinces lointaines.
Parfois les autorités finissaient par fermer l'école.
Et il arrivait que sur la résolution du Syndicat les élèves
partent tous les matins, dans la montagne, avec un dernier maître
improvisé, qui les faisait lire, leur enseignait en écrivant
en l'air les mots et les chiffres, ou l'histoire naturelle par observation
directe.
Ce que je viens d'écrire ne dépeint qu'un des aspects
des luttes sociales qui, cela va de soi, s'appliquaient aux conditions
de vie immédiates, mais étaient aussi inséparables
d'une finalité supérieure. Certes elles revêtaient
des formes multiples, telles les protestations, contre l'Etat qui
soulevèrent tant de fois les paysans de France, d'Italie
et d'Europe centrale, contre les agents du fisc aux siècles
des grands rois et des empereurs ; mais s'y ajoutait une guerre
de classes qui à cette époque avait pris un caractère
beaucoup plus aigu que ce qu'on avait connu auparavant.
Nous allons, par des informations puisées à des sources
sûres et remontant à une époque particulièrement
troublée, énumérer des faits qui permettront
de saisir l'importance du combat social mené par les déshérités
révoltés de l'Espagne. Elles ne concernent qu'une
période très limitée, mais l'intensité
des faits qu'elles rapportent permet d'en imaginer l'acuité
d'ensemble. Elles ne reconstituent pas l'ampleur des grèves
générales, surtout andalouses, dans la dernière
partie du XIXè siècle, grèves qui paralysaient
tout dans les villes, les villages et les campagnes, où les
pâtres lâchaient les troupeaux dans les montagnes, les
nourrices rendaient les nourrissons aux dames de l'aristocratie,
le personnel domestique se joignait aux salariés industriels.
Toutefois ce qui suit, et qui commence dix ans après la naissance
du mouvement libertaire espagnol, nous permettra de mieux comprendre
le sens de cette lutte sociale.
Année 1879. - Exécution, au garrot, du paysan anarchiste
Oliva, condamné pour des raisons sociales - sans doute pour
avoir commis un attentat contre un "cacique". Dissolution
des sociétés ouvrières à Tarragone (Catalogne)
et d'une coopérative dans le village d'Olivera (province
de Cadix). A Valence, grève des fermiers et métayers
qui refusent de payer les propriétaires. Intervention de
la garde civile, nombreuses arrestations, proclamations des grévistes
apposées sur les arbres, 75 paysans grévistes sont
déportés, sans condamnation, aux îles Mariannes
(archipel des Philippines, alors colonies espagnoles). A Arcos de
la Frontera (province de Cadix), à Grenade, Ronda, Jaén
- tout en Andalousie - manifestations de chômeurs demandant
du travail et du pain. Arrestations nombreuses. En plusieurs endroits,
le peuple pille les boulangeries et les boucheries.
En juin et juillet, incendie de récoltes, vignobles, forêts,
moisson et granges des grands propriétaires de Castille,
d'Estrémadure, de la région valencienne, et surtout
d'Andalousie où les brasiers continuent pendant le mois d'août.
Un nommé Moncasi est exécuté, sans doute encore
au garrot, pour attentat contre un patron. Il est suivi par Francisco
Otero Gonzalez, qui a tiré sans résultat deux balles
de pistolet contre un riche.
1880. - Des bandes saccagent les églises et les bureaux
des percepteurs, rançonnent les riches dans les provinces
de Tarragone, Tolède, Ciudad Real (ces deux dernières
en pleine Nouvelle-Castille). Agitation en Andalousie. D'après
La Revista Social, 4.566 lopins de terres ont été
saisis et vendus par le fisc. Puis 51.854 autres lopins sont à
leur tour saisis, mais non vendus par manque d'acheteurs. Dans les
premiers mois de 1880, c'est le tour de 39.000 autres lopins.
En mai et juin, des incendies de mas, de vignobles des grands propriétaires
ont lieu dans la région de Xérès, en Andalousie.
Dans cette ville, depuis vingt-trois mois, 13 militants sont emprisonnés,
accusés d'incendies qui ont eu lieu à Arcos ; deux
d'entre eux, Manuel Alvarez et José Campos Rodriguez meurent.
Une bombe éclate devant la maison de l'alcalde, de La Corogne,
en Galice.
Dans la province de Huelva (Andalousie), extermination des troupeaux
par les grévistes et destruction de plantations d'arbres.
Une douzaine - ou une quinzaine de soulèvements contre les
agents du fisc, dans différentes parties du pays (Valls,
Arriate, Orense, en Galice ; Almodovar (province de Ciudad Real),
etc.
Toujours en 1880, des incendies sont allumés dans les campagnes
de la province de Cordoue. Des milliers d'hectares de céréales
sont détruits, dont 84 appartenant au duc d'Albe. A nouveau
des demeures de riches brûlent. La misère exaspère
le peuple. Le journal libéral El Siglo déclare: "Nous
préférons nous retirer dans la vie privée,
car nous sommes convaincus que la révolution triomphant en
Espagne tomberait immédiatement aux mains de tous les éléments
démagogiques du pays." Un pétard éclate
au couvent des jésuites de Gandia (province de Valence).
Ceux-ci vont s'établir dans la maison du duc de Pastraña,
qui est incendiée par les révolutionnaires.
Le 3 août, trois auteurs d'un déraillement et de l'attaque
d'un train près d'Alcazar, en Castille, sont fusillés.
Le 17, quatre condamnés à mort sont exécutés
à Berzocana, le 18, un à Riaza, le 19, un à
Marchena: dix exécutions en dix jours. Un organe clandestin
paraît, El Municipio libre, distribué dans les villes
et les campagnes. La maison du collecteur d'impôts, de Requeña
(province de Valence) est prise d'assaut, les livres comptables
sont brûlés sur la place publique avec une partie des
archives de la municipalité. La troupe intervient, le peuple
fait face. Dans la ville-village d'Alcoy, province de Valence (21)
les jésuites sont obligés de partir devant l'attitude
hostile du peuple. Des militants sont arrêtés à
Malaga où l'imprimerie clandestine de El Municipio Libre
est découverte.
1881. - Du 24 au 26 septembre, un congrès de fédérations
"comatules" (cantonales) a lieu à Barcelone. Par
leur structure même, nombre de ces fédérations
sont basées sur les travailleurs des champs groupés
dans les organisations syndicales. Deux cents sections sont représentées,
136 délégués y prennent part. A l'unanimité
moins huit voix, une résolution est votée, déclarant
que le but poursuivi est l'anarchisme collectiviste. Les opposants
sont partisans du socialisme d'Etat marxiste.
1882. - Congrès national (appelé régional,
l'Espagne étant considérée par les libertaires
comme une région de l'Internationale), à Séville
; 212 délégués, 10 régions organiquement
constituées, 218 fédérations locales, 633 sections
syndicales et 59.711 fédérés. Ce dernier chiffre
se décompose comme suit Andalousie de l'Ouest, 17.021 adhérents;
Andalousie de l'Est, 13.026 ; Aragon. 689 ; Catalogne, 13.181; Vieille-Castille,
1.036 ; Nouvelle-Castille, 515 ; Murcie, 265 ; Galice, 847 ; Pays
basque, 710 ; Valence, 2.355. Chiffres très inférieurs
à ceux des gens du peuple qui prennent part aux luttes sociales.
Il y a décalage (qui sera rectifié par la suite)
entre le total et les chiffres régionaux ou locaux. L'importance
du mouvement n'en apparaît pas moins, étant donné
son caractère idéologique. Soulignons aussi quels
efforts, souvent extraordinaires, impliquait la présence
de si nombreux délégués dont une bonne partie
a dû voyager à pied, ou traverser l'Espagne dans des
conditions invraisemblables.
Observons aussi qu'à ce dernier congrès il a été
décidé, presque trente ans avant que Francisco Ferrer
n'entreprenne cette tâche qui lui coûta la vie, de fonder
des écoles non soumises à la tutelle de l'Eglise et
de l'Etat.
En Andalousie toujours, la fédération locale de Séville
où, à cette époque, la vie sociale est solidaire
des activités agraires, compte 53 sections syndicales et
6.000 adhérents. Immédiatement après les congrès
de Séville, sept nouvelles fédérations locales
sont organisées dans la province, 19 sections ont adhéré
à la fédération régionale andalouse.
Chaque numéro du périodique El Trabajo (Le Travail)
qui paraît à Malaga, annonce la fondation d'une vingtaine
de sections syndicales où les travailleurs des champs adhèrent
en grand nombre. Sur les 18.000 exemplaires de La Revista Social,
8.000 sont vendus dans la seule Andalousie.
N'oublions pas qu'alors l'Espagne ne compte que 18 millions d'habitants,
dont 65 % d'illettrés. Ajoutons qu'une vingtaine de congrès
régionaux avaient précédé le congrès
de Séville pour étudier l'ordre du jour et décider
des propositions qui y seraient émises.
1883. - La Revista Social annonce qu'à Marchena, un ouvrier
gagne de 2 à 3 "réales" (1 "réal"
= un quart de peseta). On compte 30.000 chômeurs dans la campagne
andalouse ; la fédération en secourt 3.500 (il y a
donc une pratique d'entraide limitée aux ressources disponibles).
Le gouvernement "ferme les bibliothèques et les écoles
ouvrières".
Mais le caractère violent, exaspéré de la
lutte sociale a provoqué la constitution d'une organisation
secrète, la "Mano Negra" (la main noire). Plus
de 400 personnes sont arrêtées, accusées d'en
faire partie. Des militants de la province de Valence sont déportés
aux îles Mariannes. Bientôt 2.000 travailleurs sont
inculpés d'appartenir à cette société
mystérieuse ; la terreur règne. Les fédérations
locales se dissolvent, des perquisitions ont lieu à peu près
partout dans le pays, des crimes sociaux sont commis, la garde civile
perquisitionne nuit et jour, arrête, emprisonne, torture.
Un grand procès se prépare à Montilla (province
de Cadix-Andalousie). A la bibliothèque-école de La
Linea (province de Cadix), la garde civile s'empare des meubles,
tables, livres, mappemondes, etc.
En mai, premiers procès de la Mano Negra. L'avocat général
réclame trente peines de mort. Cinq malheureux condamnés
seront exécutés. La police prétend avoir découvert
une nouvelle organisation secrète dont vingt membres seraient
arrêtés.
1885-1886-1887. - A La Corogne (Galice), révolte des paysans
contre l'octroi. Livres, papiers, registres sont jetés au
feu. La troupe tire, l'insurrection dure deux jours. Les paysans
de Canollas (23), province de Barcelone, refusent de payer les impôts,
cent hommes armés de bâtons obligent le percepteur
à se retirer.
D'après le journal libertaire El Obrero (l'Ouvrier), rien
qu'en décembre 1886 l'Etat a saisi 75 fermes à Jodar,
32.000 dans la province de Logroflo, 4.000 dans les Baléares,
pour arriérés d'impôts. A Onteniente, province
de Valence, le peuple prend d'assaut la municipalité au cri
de "A bas les impôts !" et brûle les documents
comptables. On calcule que de 1880 à 1886 le ministère
des Finances a saisi judiciairement 99.931 propriétés
rurales et urbaines. Depuis la Restauration, en treize ans, le total
s'élèverait à 999.000 (24).
Le chiffre est énorme, et nous ne pouvons, rétrospectivement,
le vérifier. Toutefois on annonce en mai 1887, que dans la
région d'Alcañiz (province de Teruel), 3.000 fermes
doivent être vendues pour non-paiement d'impôts. De
nouvelles et nombreuses émeutes sont signalées en
divers endroits contre les octrois, avec des morts, des blessés,
car la garde civile tire, tire... Arrestations dans toute l'Andalousie
pour contrecarrer la campagne pour les martyrs de Chicago. A Grazamela
(province de Cadix), 24 hommes et 6 femmes sont emprisonnés.
Dans bien des petites villes (à Rio Tinto, province de Huelva,
Andalousie, par exemple), solidarité active entre les mouvements
des ouvriers d'usine et les mineurs. Misère noire dans de
nombreux villages et petites villes d'Andalousie. A La Loja (province
de Grenade), Ecija, Los Arcos, Sanlucar, Grazamela, les maires télégraphient
au gouvernement de Madrid demandant des secours et des troupes.
Le journal portugais Grito do Povo annonce 414.565 confiscations
de propriétés (sans spécifier en combien de
temps), dont 63.562 dans la province de Cuenca (Nouvelle-Castille),
73.395 dans la province de Saragosse.
Les paysans de Vieille-Castille émigrent en masses.
Ce que nous venons d'énumérer, et qui est forcément
incomplet quant aux luttes sociales menées dans cette période
de douze ans, permet de juger de l'intensité des combats
menés par le peuple dans toutes les régions d'Espagne
- excepté probablement le Pays basque.
*
D'autres facteurs complètent l'explication du comportement
des populations des campagnes, et l'on aurait tort de juger de l'attitude
de ces dernières d'après les seules révoltes
désespérées dont nous venons de donner l'idée.
Certes, la lutte est en dents de scie, il est des périodes
où elle s'atténue, où la répression
qui met hors la loi, pendant des années, les Syndicats paysans,
prend le dessus, où une certaine résignation semble
s'emparer du plus grand nombre. Mais les militants libertaires sont
toujours là, comme un ferment, comme un levain. Ils continuent
d'influencer par l'action, ou par la propagande, la diffusion des
journaux et des revues, la création de bibliothèques,
même 1'adhésion à la section locale du parti
républicain quand il en existe une. Ils font preuve d'une
volonté, d'un stoïcisme, d'un héroïsme souvent
bouleversants. C'est par centaines, par milliers qu'ils ont connu
- souvent pour combien d'années ! - la prison, le bagne,
la déportation, l'exil, le boycottage des "caciques"
et de leurs administrateurs, des patrons, des commerçants
refusant le crédit, les persécutions sans nombre.
Mais cette lutte a trempé les hommes, forgé des volontés
admirables. Nous avons dit, et nous verrons davantage que, souvent,
les petits propriétaires jouissant d'une certaine indépendance
matérielle, pouvaient agir et lutter avec plus d'efficacité
que les salariés. Ce sont ces petits propriétaires
libertaires, indépendants qui avaient le plus contribué,
pendant les années 1915-1920, à la renaissance du
mouvement libertaire dans la ville même de Valence où,
sous le régime monarchiste, le républicanisme avait
accaparé l'opposition. Le dimanche matin, délaissant
leurs travaux, ils descendaient des villages, des montagnes, ou
venaient de la Huerta, apporter leur concours à ceux qui,
dans la ville, s'efforçaient de remettre sur pied les forces
que les répressions avaient balayées. Ils furent les
soutiens, les principaux artisans de cette réapparition.
*
C'est dans la région du Levant que j' ai connu Narciso Poimireau
(25) qui habitait le village de Pedralva, dans la région
montagneuse et pauvre de la province de Valence, où il possédait
des terres et pouvait figurer parmi les bien nantis de l'endroit.
Et pourtant, Narciso Poimireau, grand, sec, au cur d'or et à
l'esprit illuminé, était l'agitateur par excellence
du canton de Lina, qui offre peut-être l'histoire sociale
la plus intéressante de la région du Levant.
Il travaillait ses terres, et le soir, partait à pied pour
ne pas fatiguer sa mule, qui comme lui, devait travailler le lendemain
- parcourant les chemins rocailleux, allant d'un village à
l'autre, prêchant l'évangile libertaire, et organisant
les paysans. Il avait fondé de ses deniers, et maintenait
une école rationaliste dont sa fille était l'institutrice.
En même temps que la lutte contre les riches exploiteurs il
menait le combat contre le curé. Il parlait aussi dans les
meetings mais au sein de notre mouvement il était dans la
région, par sa hauteur morale, le guide éclairé
et pondéré, qui calmait les élans de la colère
et s'opposait aux fureurs de la haine.
Quand les troupes franquistes arrivèrent, ses adversaires
locaux qu'il n'avait pourtant pas poursuivis pendant la période
antifranquiste l'arrêtèrent. On n'entendit pas parler
de lui durant un certain temps, puis un jour les autorités
convoquèrent les habitants sur la place du village. Et devant
eux, par dérision, elles firent circuler une charrette sur
laquelle se trouvait une grande cage de bois. Dans la cage, Narciso
Poimireau enfermé comme Don Quichotte à son retour
lamentable, et donné en spectacle public aux moqueries des
gens autoritairement rassemblés. "Mais les gens ne se
moquèrent pas de moi ; ils me regardaient avec peine, les
franquistes en furent pour leurs frais", racontait-il dans
la prison à celui qui m'a rapporté ces faits. Narciso
Poimireau que j'avais connu, chez qui j'étais descendu deux
fois quand j'étais allé parler à Pedralva,
fut fusillé par les franquistes.
*
Passons au nord de l'Aragon. Voici un autre de ces hommes exceptionnels
qui forcent l'admiration. Il s'appelle Juan Ric, il vit encore,
quelque part en France. Il habitait Binéfar, dans la province
de Huesca, était propriétaire de 15 hectares de bonne
terre irriguée - une fortune - élevait et revendait
une centaine de moutons par an, possédait deux mules et tenait,
avec sa femme, une épicerie lui appartenant. En même
temps il était le principal animateur du mouvement syndical
libertaire local et cantonal.
Toujours se dépensant avec une vitalité inépuisable,
il fut à plusieurs reprises poursuivi pour activités
subversives. Une tentative insurrectionnelle prématurée
ayant eu lieu en décembre 1934, et des gardes civils étant
tombés dans la lutte, il se vit condamné deux fois
à perpétuité (la condamnation à perpétuité
était alors de trente-trois ans), et à une quinzaine
d'années supplémentaires. En tout quelque quatre-vingt
deux ans : Ric ne sait plus au juste. Il sortit de prison avec l'amnistie
de 1936, et naturellement reprit aussitôt la lutte.
Naturellement aussi, il fut quelques mois plus tard à l'avant-garde
de la contre-offensive antifranquiste.
Naturellement encore je le trouvai, toujours actif et souriant,
principal animateur de l'organisation collectiviste du canton de
Binéfar dont il sera question plus loin. Il dut passer les
Pyrénées au moment de l'avance franquiste, connut
les camps de concentration français (26), puis celui de Dachau
où l'emmena la police hitlérienne et dont il revint
par miracle et il est prêt, demain, s'il peut retourner à
Binéfar où la population refusa d'acheter ses terres
que les franquistes avaient mises aux enchères, à
recommencer l'expérience d'une collectivité égalitaire
et libertaire avec le même enthousiasme, la même volonté,
la même foi illuminée.
Combien d'autres biographies, riches, passionnantes, d'hommes exceptionnels,
de révolutionnaires libertaires, paysans, petits propriétaires
et salariés, apôtres obstinés de la révolution
parce qu'apôtres de la justice et de l'amour pourrait-on écrire
! J'ai sous la main un bref récit de lutte sociale qu'a rédigé
sur ma demande un de ces hommes, qui fut la figure de proue des
luttes paysannes à Navalmoral de la Mata, petite ville de
7.500 habitants dans la province de Cacérès, en Estrémadure.
Il fut deux fois condamné à mort, grièvement
blessé dans les combats contre les forces franquistes. passa
dix-huit ans au bagne, et s'il en avait la force et les possibilités,
serait, lui aussi, j'en suis certain, prêt à recommencer
les luttes que je vais résumer à mon tour.
Mais ce héros inconnu, modeste et obscur, éprouve,
avant de parler de lui, le besoin de rendre hommage à un
autre héros modeste et inconnu. Lisons-le :
"Je veux, avant de commencer, parler d'Alfonso Gonzalez, le
plus vieux militant de Navalmoral. Il fut notre père à
tous en anarchie, emprisonné maintes fois, deux fois condamné
à mort, arrêté par les franquistes le 22 juillet
1936, et remis en liberté en 1942 ; puis arrêté
de nouveau en 1944 parce qu'il servait d'agent de liaison aux guérilleros
de la région, il fut condamné au bagne et enfermé
dans le pénitencier d'Ocaña. Il purgea sa peine, et
revint ; à 84 ans, les autorités l'expulsèrent
de Navalmoral. Il passa six mois au village de Talayuela, et revint
à Navalmoral où il mourut six mois plus tard. Par
testament devant notaire, il exigeait un enterrement civil. Les
autorités voulurent passer outre, mais le notaire obtint
que fût respectée la volonté du vieux lutteur.
On ouvrit une brèche dans le mur du cimetière pour
que le passage du corps dans les allées bénies par
Dieu et par les prêtres ne contaminât pas les autres
tombes, et on l'enterra dans un coin à part."
Espérons que les générations futures élèveront
un monument à Alfonso Gonzalez. Mais il faudrait en élever
tant d'autres !
Et voici, résumé, ce qui concerne Ambrosio Marcos:
"L'opposition libérale, qui constituait déjà
un pas important à Navalmoral, apparut, aux temps de la monarchie,
vers la fin du siècle dernier, en la personnalité
de républicains éminents, qui laissèrent un
beau souvenir dans la mémoire du peuple. L'un d'eux fonda
une grande bibliothèque publique où l'on trouvait
tous les livres de culture générale et ceux traitant
du problème social, donc on le comprend, des livres de sociologie
anarchiste si nombreux en Espagne. Cela n'est nullement surprenant,
car certains courants républicains maintenaient un contact
fraternel avec le mouvement ouvrier révolutionnaire dans
l'opposition anti-monarchiste. Les conflits sociaux se produisirent
sous forme de grèves agraires, de luttes contre les grands
propriétaires. Les détails nous manquent, mais au
début du siècle, on parle de la Main Noire qui causait
une telle terreur que les mères en menaçaient leurs
enfants ! Elle remplaçait le diable."
En 1905, le peuple de Navalmoral se soulève pour défendre
l'alcade libéral qui vient d'être élu, et contre
qui le marquis de Comillas, qui passe pour l'homme le plus riche
d'Espagne et possède des terres dans la juridiction de Navalmoral
comme dans beaucoup d'autres régions, a opposé son
veto. Une compagnie de la garde civile accourt, avec fusils et mitrailleuses,
soutenir les forces locales ; après des escarmouches, elle
finit par se retirer et le peuple triomphe. Dans les années
suivantes, on enregistre des manifestations contre la cherté
de la vie. En 1916 une Fédération ouvrière
locale est fondée, qui adhère à l'Union générale
des Travailleurs (socialiste et réformiste). Mais se trouvent
sur place des militants libertaires qui, un an plus tard, entraînent
cette Fédération à la Confédération
nationale du Travail. Des conflits sociaux habituels se produisent,
et en 1924 Primo de Rivera établit sa dictature. Les Syndicats
sont fermés, comme dans de nombreuses autres villes et régions
d'Espagne, où l'agitation sociale est intense. Alors apparaît
cette espèce de génie de la clandestinité que
nous avons déjà constaté. Le mouvement syndical
se maintient malgré la fermeture des Syndicats, les syndiqués
cotisent, se réunissent dans les champs (ailleurs ce sera
dans les montagnes ou dans les bois).
Comme la loi n'interdit pas la constitution de groupes de travail,
ni même de certaines formes d'association, les charretiers
s'organisent en collectivité de travail. En pleine répression,
ils vont au-delà du salariat. Des travailleurs d'autres métiers
font comme eux (27).
Primo de Rivera abandonne le pouvoir en novembre 1930. Le Syndicat
se reconstitue immédiatement. En un mois il compte 1.500
adhérents. Les paysans s'inscrivent à leur tour. Ils
sont bientôt 400, les uns sans terre, les autres ne possédant
que quelques ares de "secano" (terre sèche). Ambrosio
Marcos s'est occupé de l'organisation mutualiste agricole,
qui avait été fondée par des militants catholiques,
ou socialement neutres.
Terrien lui-même, et aidé par d'autres ouvriers et
paysans, il influe sur les adhérents, les gagne à
la lutte pour la terre, et en janvier 1931, les travailleurs des
champs et les paysans pauvres s'emparent des propriétés
du marquis de Comillas et d'autres très grands possesseurs
de ces terres toujours incultes, dont ils avaient envie depuis toujours.
Ils y vont en masse, se mettent à labourer, à désherber,
à semer. La garde civile intervient, les hommes feignent
de céder, se retirent, avec leurs bêtes, leurs charrues,
leurs outils ; la garde civile reste sur le terrain, victorieuse.
Mais au lieu de rentrer chez eux, les paysans vont de l'autre côté
du village, sur une autre terre, où ils recommencent le même
travail. Les femmes et les enfants leur apportent à boire
et à manger et restent sur les routes pour prévenir
de l'arrivée de l'ennemi qui finit par se lasser de ce jeu
de cache-cache, et par laisser aux paysans le fruit de leur installation.
En avril 1931, la République est proclamée. Les nouvelles
autorités font ce que n ont pas fait celles de l'époque
monarchique. Un procès contre les paysans durera plusieurs
mois. Ils sont condamnés à payer une indemnité
pour l'usage de la terre mais ne paient pas. Juillet venu, ils emportent
la récolte. L'hiver (1931-1932) arrive. Les propriétaires
veulent récupérer leurs biens, les paysans résistent.
La garde civile intervient, toujours fusil au poing, mais de nouveau
bat en retraite.
Un jour de printemps une caravane de 500 laboureurs reprend le
chemin des champs. Fourmilière humaine qui se met à
travailler. L'affaire fait grand bruit, la presse madrilène
en parle, des reporters, journalistes et photographes vont enquêter
sur place. Dans d'autres régions, d'autres paysans envahissent
les propriétés non cultivées, et la garde civile,
maintenant républicaine, commence à tirer. Pour le
moment les armes se taisent encore à Navalmoral de la Mata,
"car ils ont peur de nous" écrit Ambrosio Marcos.
L'année 1933 arrive. Le labourage collectif continue dans
les terres occupées, mais les rapports sont de plus en plus
tendus. Les conflits sont continuels entre les grands terratenientes,
les caciques ou leurs administrateurs appuyés par la force
armée d'une part, et les paysans, les Syndicats ouvriers,
d'autre part. Au mois de mars, huit des principaux militants, dont
naturellement Ambrosio Marcos, sont arrêtés, la nuit,
clandestinement. Ordre a été donné de leur
appliquer la "loi de fugue" (28). Mais en une heure la
nouvelle est connue, le téléphone marche, toute la
population descend dans la rue, coupe au loin des routes pour empêcher
l'arrivée des détenus à la prison provinciale
de Cacérès. Les autorités font changer l'itinéraire
des voitures, on n'ose pas appliquer la loi de fugue, et à
trois heures du matin nos camarades arrivent sains et saufs à
l'établissement auquel ils étaient destinés.
Mais quand le jour se lève à Navalmoral, non seulement
toutes les routes demeurent coupées : la mairie est enlevée
d'assaut, les autorités sont prises comme otages par les
paysans, les travailleurs, salariés ou non.
On ne relâcha pas les emprisonnés, où on voulait
décapiter coûte que coûte le mouvement d'expropriation.
Mais ils furent remplacés par d'autres militants, et l'agitation
continua à Navalmoral de la Mata.
Grève des journaliers paysans en mai et en août, au
moment de la récolte chez les propriétaires moyens.
Les autorités gouvernementales républicaines, très
différentes des figures apostoliques du premier républicanisme,
interviennent. Mais le mouvement s'étend dans les villages
environnants, à Peralta de la Mata, village sans importance,
où notre organisation compte 500 adhérents, à
Valdeuncar, où elle en compte 200, à Josandilla de
la Vera, à Villanueva de la Vera. Et il gagne la prochaine
province castillane de Plasencia, séculairement endormie.
En décembre 1933, pour réagir contre le triomphe
électoral des droites, une tentative de grève générale
nationale, qui sera une erreur tactique, est décrétée
par la Confédération nationale du Travail. A Oliva
de Plasencia, la mairie est prise d'assaut, mais c'est à
Navalmoral que l'attaque se montre la plus puissante.
Pendant trois jours le peuple est maître de la ville. Il y
a bataille, et la garde civile et la garde d'assaut finissent par
faire battre en retraite les forces de la C.N.T.
Trente-cinq militants, presque tous des paysans, comparurent devant
le tribunal et furent condamnés au bagne. Ils en sortirent
quand les gauches triomphantes aux élections d'avril 1936
accordèrent l'amnistie.
Pendant ce temps, devant les forces supérieures de l'adversaire,
les paysans de Navalmoral de la Mata avaient perdu une partie du
terrain gagné. Mais ils avaient aussi conquis certains droits
d'usufruit de la terre.
Ambrosio Marcos résume modestement le résultat de
cette épopée, qui se termina, hélas, par le
triomphe des forces franquistes, bientôt présentes
et victorieuses après leur attaque du 19 juillet 1936 :
"On peut dire, à propos de l'organisation de l'agriculture,
que nos Collectivités n'étaient pas l'application
du communisme libertaire intégral (29), mais que, si nous
tenons compte des circonstances, il n'y eut pas un seul échec.
C'est le plus important, car tout échec cause un recul et
sème le désarroi. Il fallait prouver que nos idées
étaient viables, que notre programme était réalisable.
Malgré les autorités et les propriétaires,
le premier essai de la culture en commun fut réalisé.
Les plus malheureux furent secourus, les plus forts aidèrent
les plus faibles. Des ouvriers se firent paysans pour prendre part
à cette réalisation nouvelle. On aida les gens d'autres
localités. Quand eut lieu, dans les Asturies, la grève
de Duro-Felguera (30) on envoya un wagon de pois chiches et de nombreux
sacs de pommes de terre aux grévistes, ainsi que de l'argent.
Les grévistes du central téléphonique de Madrid
furent aussi aidés par nous, et d'autres actes de solidarité
s'accomplirent. "
*
Nous n'avons jusqu'ici que donné un aperçu - limité
dans le temps et même quant à l'aire géographique
espagnole -, de l'acuité de la lutte sociale dans les zones
paysannes et agraires espagnoles. Mais malgré son intensité,
parfois sauvage, cette lutte fut peut-être surpassée
par celle qui se livra dans les villes. D'abord, en Andalousie,
particulièrement, ville et campagne marchèrent souvent
ensemble, les conflits sociaux s'interpénétrant. Mais
dans les zones industrielles, surtout celle de la Catalogne, le
mouvement acquit rapidement une ampleur et une vigueur surprenantes.
Dès le début du siècle, la Catalogne concentrait
70 % de l'industrie espagnole. L'utilisation des chutes d'eau descendues
des Pyrénées, le contact permanent avec la France,
la large ouverture sur la Méditerranée, l'apport de
capitaux franco-belges et l'initiative des hommes firent que cette
région, sans matières premières de base, développa
à temps une industrie de transformation qui atteignit une
très grande importance.
Les conditions étaient donc réunies pour la constitution
de Syndicats ouvriers qui étaient apparus déjà
dans la première moitié du XIXè siècle
(comme ils étaient apparus en Italie), si bien qu'en 1840,
il existait non seulement des sociétés de résistance
ouvrière, mais des fédérations de métiers
qui, comme celle des Tisserands s'étendaient dans toute la
région, et celle des trois industries de la vapeur qui, fédérées,
pouvaient être comparées par Anselmo Lorenzo aux trade-unions
constituées en Angleterre.
Et à partir de 1870, le mouvement syndical anarchiste est
une école révolutionnaire, libre d'interférences,
dans laquelle les organisations ouvrières les plus importantes
assument leur destin. Grèves partielles, grèves générales,
sabotages, manifestations publiques, meetings, combat contre les
briseurs de grève (il y en avait aussi), emprisonnements,
déportations, procès, insurrections, lock-out, attentats
parfois...
L'auteur de ces lignes arriva à Barcelone en juin 1915.
A ce moment, la Confédération nationale du Travail
d'Espagne, fondée cinq ans plus tôt, traversait une
période difficile. Les meetings contre la guerre mondiale
organisés par les nôtres attiraient moins de monde
que n'en attiraient ceux des républicains réclamant
l'intervention de l'Espagne aux côtés des Alliés.
Pourtant il y avait, à Barcelone, quatre centres ouvriers
appelés "Ateneos" parce qu'on trouvait dans chacun
d'eux une bibliothèque, des tables où s'installer
pour lire, et l'on y donnait des conférences. Le mouvement
des groupes anarchistes agissait en concordance avec la C.N.T.
Mais vint la révolution russe, dont l'influence déferla
sur l'Occident, et qui éveilla tant d'espérances.
Immédiatement les Syndicats virent grossir leurs effectifs,
les grèves se multiplièrent, la lutte sociale s'intensifia,
toujours de force à force, d'organisation ouvrière
à organisation patronale. C'est le moment où notre
hebdomadaire, Solidaridad Obrera, que Francisco Ferrer avait contribué
à fonder, devint quotidien.
Deux ans plus tard (1919) nous avions six quotidiens du même
nom (à Barcelone, à Bilbao, Saragosse, Madrid, Valence,
Séville), et une dizaine d'hebdomadaires paraissaient dans
différentes régions d'Espagne. A quoi il faut ajouter
des revues comme Paginas libres, magnifique publication que dirigeait
à Séville le docteur Pedro Vallina, et La Revista
Blanca, éditée à Barcelone.
Dans les campagnes d'Andalousie, les récoltes flambaient,
mais dans les villes, en Catalogne. en Aragon, dans certains centres
industriels du nord de l'Espagne, les grèves succédaient
aux grèves.
La plus importante est restée dans l'histoire sociale de
l'Espagne sous le nom de grève de La Canadiense (La Canadienne),
déclenchée en décembre 1920, à Lérida,
chef-lieu de la province du même nom, à 150 km de Barcelone.
Cette entreprise canadienne construisait un barrage important qui
devait permettre l'installation d'une grande centrale électrique.
Quelques ouvriers furent renvoyés, leurs camarades firent
aussitôt grève de solidarité, et devant la résistance
de la compagnie, le mouvement s'étendit à toute la
province d'abord, puis aux trois autres provinces catalanes. On
a rarement vu grève générale plus complète,
plus absolue, plus impressionnante. Non seulement les ateliers,
fabriques et usines, mais tous les moyens de transport furent paralysés.
Les forces ouvrières faisaient la loi dans la rue. Seuls
les médecins avaient le droit de circuler.
Cafés, hôtels, restaurants, tout était fermé.
Le soir, obscurité complète dans tout Barcelone. Cette
grève, qui dura du 5 février au 20 mars 1919 fut une
extraordinaire bataille livrée contre le patronat et les
autorités.
Mais la répression fut déclenchée. La loi
espagnole permettait - et elle ne cessa pas de permettre - même
pendant la République qui au contraire aggrava la législation
répressive - d'emprisonner administrativement soit des délinquants
de droit commun, même s'ils avaient purgé leur peine,
soit les adversaires politiques, et surtout les militants ouvriers
jugés subversifs, ou dangereux pour l'ordre public.
Cela donnait au pouvoir politique des possibilités d'action
dont il usait largement. Dans la période qui va de 1920 à
1924, il y eut des moments où les emprisonnés se comptaient
par milliers. Non seulement la "carcel modelo" (prison
modèle) de Barcelone en regorgeait, mais il fallut les parquer
dans les Arènes monumentales, et en charger des bateaux entiers
dans l'avant-port, comme en France on avait fait après la
Commune en utilisant les pontons. Qui a vécu ces heures d'intense
effervescence ne peut oublier.
Mais ce n'était pas tout. Tant que l'Espagne avait eu des
colonies, on y déportait les ennemis du régime comme
les communards l'avaient été en Nouvelle Calédonie.
A l'époque de la grève de la Canadiense, à
part l'île de Fernando Po, où l'auteur de ces lignes
faillit bien aller, on disposait de l'île de Mahon, dans la
Méditerranée. C'était trop peu. Aussi eut-on
recours à la déportation dans l'Espagne même.
Des convois étaient formés de prisonniers enchaînés
deux par deux reliés par une même corde. C'est pourquoi
on appelait ces convois les "cuerdas de deportados". On
les emmenait ainsi 30, 40, 50, sur les routes, escortés par
la garde civile à cheval, toujours prête à faire
usage du fusil Mauser dont chaque homme au bicorne ciré était
armé. Il s'agissait de reléguer ces ouvriers révolutionnaires
dans les régions les plus isolées, à 500, 600
km ou plus afin de les couper des masses. Mais quand la foi possède
les hommes, ces moyens ne suffisent pas. Les "cuerdas de deportados"
donnaient finalement des résultats contraires à ceux
poursuivis.
Sur le chemin parcouru, le spectacle qu'offraient les déportés
excitait la pitié, la générosité, la
solidarité.
L'annonce de l'arrivée ou du passage d'une "cuerda"
courait dans les villages, et avant que le convoi eût franchi
les premières demeures, les voix s'élevaient :
- Los presos ! Las presos ! (Les prisonniers ! Les prisonniers
!)
Et les portes des maisons s'ouvraient, des femmes, des enfants,
des vieillards sortaient, offrant des grappes de raisin, du pain,
des melons, des hommes dévalaient les pentes des champs,
apportant du tabac. C'était une offrande collective que la
garde civile était bien obligée de tolérer.
Et comme là où ils arrivaient, c'est-à-dire
dans les régions les plus arriérées, nos camarades
prenaient part aux travaux des champs, apportaient des connaissances
techniques plus avancées, apprenaient à lire aux enfants,
le résultat fut que la Bonne Nouvelle pénétra
dans les campagnes socialement les plus arriérées.
Toutefois, les formes de la répression ne s'arrêtèrent
pas là. A Barcelone, fin 1919, un lock-out patronal fut déclaré
dans toutes les industries, afin de briser une fois pour toutes
le mouvement syndical. Il dura sept semaines. Mais bien que l'organisation
des travailleurs en sortît très affaiblie, elle n'était
pas abattue. Alors le gouverneur suspendit les garanties constitutionnelles
(ce à quoi on avait eu recours en bien d'autres occasions,
et on eut recours bien souvent ensuite), et notre mouvement fut
mis hors la loi. Les "centros obreros" furent fermés,
ainsi que les Ateneos. Et commença la chasse aux militants
de la C.N.T.
Combien furent assassinés à coups de pistolets dans
les rues de Barcelone ? J'ai sous les yeux une liste qui n'est pas
exhaustive, et on en compte 101. Parmi eux, des hommes de la valeur
de Salvador Segui, ouvrier manuel autodidacte et orateur qui faisait
évoquer Danton, Evelio Boal, notre meilleur organisateur
syndical, et bien d'autres dont certains furent mes amis. Des blessés
graves s'en tirèrent par miracle, dont Angel Pestata, qui
reçut une balle dans la gorge et une autre dans un poumon
en sortant de la gare de la petite ville de Mataro où il
allait faire une conférence. Il survécut inexplicablement.
En sortant de l'hôpital, il alla faire directement la conférence
annoncée deux mois plus tôt.
Matériaux pour une révolution Sur une superficie
de 505.000 km² (31), y compris les îles méditerranéennes
et atlantiques (Baléares et Canaries), l'Espagne comptait,
le 19 juillet 1936, date du déchaînement de l'attaque
franquiste, de 24 à 25 millions d'habitants, soit 48 au kilomètre
carré au kilomètre carré. Cette faible densité
pouvait faire supposer que dans ce pays où l'agriculture
prédominait, les sources économiques assuraient le
bonheur de la population.
Mais la richesse d'un pays, même considérée
du seul point de vue agraire, ne dépend pas seulement de
son étendue. Lucas Gonzalez Mallada, le meilleur géologue
espagnol, doublé d'un excellent géographe, a classé
comme suit - et ses conclusions sont toujours valables - la valeur
économique du sol :
• 10 % de roches pelées ; • 40 % de terres franchement
mauvaises ; • 40 % de terres médiocres (32) ; •
10 % de terres qui nous donnent l'illusion de vivre dans un paradis.
Ces conditions naturelles sont confirmées par d'autres chiffres
de base qui dissipent toute illusion : sur les 50 millions d'hectares,
la surface moyenne cultivée s'élevait à 20
millions ; le reste était à peu près improductif
; on ne pouvait qu'y faire paître des moutons ou des chèvres.
Ajoutons que sur ces 20 millions d'hectares cultivables, ou arables,
on en laissait toujours une moyenne de 6 millions en jachères
afin que le sol puisse se renouveler, selon le système appelé
"año y vez" - un an sur deux. Si bien qu'en réalité
la terre cultivée en permanence ne comprenait que 28 % de
la surface du pays.
La structure orographique aggrave ces données premières.
L'altitude moyenne est de 660 m, la plus haute d'Europe après
la Suisse nous dit le géographe Gonzalo de Reparaz. Au centre,
le plateau castillan s'étend sur 300.000 km², et sa
hauteur moyenne est de 800 m. Au nord, la chaîne des Pyrénées,
plus importante sur le versant espagnol que sur le versant français,
couvre 55.000 km² - le dixième de la France. On compte
en Espagne 292 pics de 1.000 à 2.000 m, de 2.000 à
3.000 m, 26 de 3.000 à 3.500 m. Ce relief montagneux influe
très fortement sur le climat, et à son tour le climat
conditionne l'agriculture. D'autre part, la direction des sierras,
qui coupent et cisaillent la péninsule en tous sens, interrompt
et dirige souvent à contresens les pluies bienfaisantes.
Aussi ce n'est pas seulement l'hiver, avec le froid propre à
toute zone élevée qui joue contre les conditions de
vie : c'est encore l'été, avec ses sécheresses
; toutes ces conditions justifient l'affirmation si souvent répétée
: L'Afrique commence aux Pyrénées" (33).
Prenez la carte d'Espagne : au nord, continuant la chaîne
pyrénéenne, vous y voyez les monts cantabres qui,
s'étirant parallèlement à 50 km du littoral
atlantique, s'élèvent à 2500 m, et forment
un écran barrant le passage des nuages que le vent pousse
de l'Océan. Il pleut beaucoup dans les Asturies, comme il
pleut au Pays basque espagnol, dans la province de Santander, et
jusqu'en Galice, au nord du Portugal. On enregistre dans toute cette
zone de 1.200 à 1.800 mm de pluie par an (bassin parisien,
700 mm en moyenne). Mais de l'autre côté des montagnes
asturiennes, sur le plateau castillan, grenier de l'Espagne, il
ne pleut, en moyenne, que 500 mm par an, et dans de vastes régions
du bassin de l'Ebre, le fleuve le plus important de l'Espagne nourri
des eaux qui descendent les Pyrénées, on enregistre
parfois moins de 300 mm de pluie. Toutefois, ces seuls chiffres
ne donnent pas une impression suffisante de la réalité.
Car, dans l'ensemble, la porosité du sol et l'ardeur du soleil
font perdre, par infiltration et par évaporation jusqu'à
80 % des précipitations atmosphériques.
Il y a pire, parfois : telles les conditions géographico-économiques
de ce que Gonzalo de Reparaz dénomme le "tragico sudeste".
Sur environ 500 km, de Gibraltar à Murcie, on connaît
des années sans pluie. L'Espagne, précise le même
auteur, est le seul pays d'Europe où ce fait se produise
sur une aussi vaste échelle.
L'aridité du sol est donc fréquente dans le bassin
de l'Ebre, qui s'étend sur 5 millions d'hectares, soit le
dixième du pays ;"les déserts alternent avec
les oasis, mais les premiers y prédominent; la steppe ibérique
qui s'étend le long de ce fleuve est la plus vaste d'Europe".
Il faudrait ajouter d'autres steppes, et tout d'abord celle de
la Manche qui commence aux portes de Madrid et atteint Carthagène.
Au total, 40 % de la superficie de l'Espagne sont composés
de steppes.
La "Huerta" de Valence, les jardins potagers de Murcie
et de Grenade chantés par les poètes ne sont que des
îlots qui trompent certains voyageurs épris de poésie.
Aussi le rendement moyen de la culture du blé, la plus importante
à l'époque, était-il de 9 quintaux à
l'hectare, exceptionnellement de 10, assez fréquemment de
8, alors qu'il était en France de 16 à 18 quintaux
(moyenne établie sur dix ans dans les deux cas) en terre
non irriguée, et de 22 quintaux en Allemagne et en Angleterre.
Les plus hautes moyennes des terres irriguées donnaient,
toujours en Espagne, de 16 à 18 quintaux, et les donnent
encore, alors qu'aujourd'hui, sans irrigation artificielle la moyenne
française est de 32 à 35 quintaux (34).
Nous avons pris le blé comme exemple parce qu'il constituait
la base et l'essentiel de l'agriculture espagnole.
Le reste était à l'avenant, sauf pour la production
de pommes de terre, dont les moyennes soutenaient la comparaison
avec celles des autres pays d'Europe, mais étaient obtenues
en terre irriguée. L'importance du troupeau de moutons (18
à 20 millions de têtes) et celle de la culture de l'olivier
(35) constituent des preuves irrécusables des difficultés
de l'agriculture espagnole : dans tout le pourtour de la Méditerranée
le mouton et l'olivier sont toujours l'indice de terres pauvres,
aux maigres rendements.
*
Quand, il y a longtemps, l'auteur entreprit d'étudier sérieusement
l'économie espagnole, il crut d'abord, devant le bilan décevant
de l'agriculture, qu'à cause des circonstances historiques,
politiques et religieuses qui avaient présidé à
la vie économique de l'Espagne, surtout après l'expulsion
des Arabes, le pays avait pris et suivi un chemin contraire à
ses possibilités naturelles. "L'Espagne, écrivaient
certains commentateurs, possède le sous-sol le plus riche
du monde" (es la bodega más rica del mundo). Raison
de cet optimisme, que ne partageaient pas d'autres spécialistes,
mieux informés : le sous-sol contenait du charbon, du fer,
du plomb, de l'étain, du cuivre, du zinc, du mercure, de
l'argent, du wolfram. Apparemment il y avait là des bases
pour y asseoir des industries dont l'ensemble aurait changé,
ou changerait le caractère économique du pays. Mais
si l'on étudiait les statistiques sérieuses publiées
par les géographes, les géologues, les ingénieurs
hydrauliciens, et même les bureaux officiels spécialisés,
on constatait que ces différents minerais n'existaient qu'en
petites quantités, et le mercure mis à part - mais
son importance économique était infime sur l'ensemble
de la production nationale - ne pouvaient ouvrir des perspectives
réconfortantes.
Les mines d'Espagne ont été exploitées par
les Phéniciens, les Carthaginois, les Romains, les Arabes,
les Anglais, même les Espagnols. Elles n'étaient pas
inépuisables, et maintenant elles sont, dans l'ensemble et
excepté celles fournissant le minerai de fer, dont les réserves
ne sont pas vraiment importantes, à peu près vidées
de leurs richesses. En 1936, le pays ne fournissait que 0,40 à
0,50 du cuivre mondial : les mines de Rio Tinto n'étaient
plus rentables, et depuis longtemps la Rio Tinto C° avait commencé
à déplacer ses capitaux vers d'autres régions
du globe. Le plomb ? Sa valeur marchande s'élevait, en 1933,
à 21.754.000 de pesetas - et sans doute à un chiffre
comparable en 1936. Pour en juger, rappelons que la récolte
de blé valait, en moyenne, 10 milliards de pesetas.
Le charbon et le fer sont, et étaient plus encore à
l'époque, à la base de l'industrie. Or l'Espagne produisait
bon an mal an 7 millions de tonnes de houille médiocre -
la France de 48 à 68 millions de tonnes. Actuellement même,
quand sous la pression gouvernementale la production a été
élevée à 11 - 12 millions de tonnes, on calcule
que les réserves "potentielles" assurent le charbon
et le lignite pour environ cent quarante ans... à condition
que la consommation ne s'élève pas davantage. Or,
au taux actuel de la consommation nécessaire pour un développement
industriel moyen, il faudrait réduire ce temps des deux tiers...
L'Espagne n'est pas mieux partagée pour le fer. Toujours
d'après les réserves "potentielles", mais
non prouvées, elle n'aurait de minerai, si nous nous basons
sur la consommation moyenne par habitant en France, que pour une
quarantaine d'années. Et n'oublions pas que sa population
augmente à raison de 300.000 habitants par an (aujourd'hui
elle approche de 33 millions).
Dissipons d'autres illusions sur un point concernant l'agriculture.
Nombre de gens, qui n'ont pas le temps de s'informer sérieusement,
et souvent n'en éprouvent pas le besoin, croient au miracle
de l'irrigation.
Malheureusement cet espoir n'est pas fondé. Le volume d'eau
que charrient les fleuves et les rivières d'Espagne ne permet
pas d'aller bien loin (36) : environ 50 milliards de mètres
cubes par an, alors que le Rhône seul en charrie en moyenne,
à la hauteur d'Avignon, une soixantaine de milliards. Etant
donné qu'on ne peut assécher complètement tous
les rios de l'Espagne, que même une partie d'entre eux, qui
coulent vers l'Atlantique, ne peuvent pas être utilisés,
car il pleut déjà trop dans ces régions (37),
les calculs les plus optimistes permettent de prévoir tout
au plus d'irriguer 5 millions d'hectares : exactement le dixième
du pays.
Et sur ces 5 millions, 2 millions au moins le sont déjà.
Depuis le départ des Arabes qui avaient multiplié,
dans le Levant, les "acequias" (canalisations étroites
et rigoles), on a construit beaucoup plus de barrages que ne supposent
bien des commentateurs. Primo de Rivera même, et Franco ont
mis en pratique une certaine politique hydraulique qu'avait préconisée
Joaquin Costa. Le malheur fut souvent qu'après avoir construit
de nombreux réservoirs artificiels, on s'est aperçu
qu'il n'arrivait pas assez d'eau pour les remplir. Et qu'il a fallu,
dans bien des cas, remplacer la production hydraulique d'électricité
par la production d'origine thermique.
*
Telle était la cause naturelle de la misère sociale
du peuple espagnol en 1936 ; telle est la cause de l'émigration
continuelle à laquelle nous assistons de nos jours. Mais
il en est une autre qui, parce qu'elle dépend des hommes,
peut - et c'est à cela que s'est efforcée la révolution
espagnole - être corrigée par eux.
Le problème de la propriété agraire revêt
dans ce pays une importance capitale. Il se présentait sous
deux caractéristiques essentielles : le latifundia (grande
propriété) et le minifundia (extrême petite
propriété).
L'Espagne a de nombreux petits propriétaires ; les chiffres
du cadastre daté du 31 décembre 1959 en accusaient
exactement 5.989.637. Proportion énorme sur la population
totale actuelle. Mais d'abord, la plupart des parcelles possédées
sont de "secano", c'est-à-dire de terres sèches
qui, par leur improductivité poussent en ce moment même
les foules paysannes vers les cités où elles s'entassent
dans les bidonvilles, "ciudades miserias".
En 1936, on n'avait recensé qu'une partie du sol et des
propriétaires. Mais les chiffres connus donnaient un aperçu
suffisant de la terrible réalité sociale, que nous
aurons maintes occasions de voir confirmée dans les chapitres
qui suivent.
Sur un total de 1.023.000 propriétaires, 845.000 n'obtenaient
pas de leur terre la valeur d'une peseta par jour - et le pain coûtait
en moyenne 0,60 - 0,70 peseta le kilo. Ils devaient travailler comme
journaliers, comme bergers, chez les riches, ou comme cantonniers,
aller chercher, sinon "voler"du bois dans les maigres
futaies, évitant de se faire arrêter par les gardes
civiles et n'y parvenant pas toujours, parcourant 5, 10, 15 km et
plus, poussant devant eux leur âne. pour aller revendre à
d'autres, plus fortunés, le produit de leur course, de leur
"vol". Ou encore, ils allaient travailler en ville, comme
manuvres pendant certaines périodes de l'année.
La deuxième catégorie se composait de 160.000 propriétaires
moyens, qui vivaient indépendamment et sobrement.
La troisième était celle des grands propriétaires.
Ils composaient 2,04 % du total recensé, mais possédaient
67,15 % des terres cultivées. Leurs propriétés
couvraient de 100 à plus de 5.000 ha.
On comprendra l'intensité de la misère paysanne ;
or, les paysans constituaient plus de 60 % de la population espagnole.
Croire que cette masse humaine supporterait, indéfiniment
résignée, son sort lamentable, tenait de l'inconscience.
Car le peuple espagnol n'est pas de ceux qui se résignent
servilement. Autrefois, Andalous, Extremeños, Galiciens,
Asturiens, Basques, Castillans émigraient nombreux en Amérique
centrale et du Sud pour y trouver des moyens d'existence, et ils
continuent d'émigrer maintenant - surtout en Europe. Mais
au long de son histoire, que ce fût pour une cause juste ou
injuste, le peuple espagnol a été capable de combat
et d'aventure. Il a sommeillé longuement après le
traumatisme causé par l'expulsion des Arabes, par la domination
catholique et l'Inquisition, par les conséquences de la conquête
de l'Amérique, mais il s'est enfin réveillé
avec son esprit et son caractère, capable de courage ; avec,
aussi, ce fonds mystique qui le prédispose à lutter
pour de grandes causes, pour lui et pour les autres, dans un élan
spirituel presque cosmique (38) ; et ce capital de dignité
humaine qui lui fait supporter de force la mainmise autoritaire,
et se révolter contre elle quand il le peut ; et puis aussi
avec un sens de la solidarité et de l'égalité
qui marque autant la morale de l'ouvrier de Barcelone que celle
du paysan d'Andalousie.
Ces deux facteurs, la misère sociale et la dignité
individuelle, alliés à la solidarité collective,
prédisposaient un large secteur de la population à
accepter les idées libertaires.
*
En 1936, deux organisations révolutionnaires incarnaient
ces idées : la Confédération nationale du Travail
(C.N.T.). et la Fédération anarchiste ibérique
(F.A.I.). La première se composait de fédérations
régionales qui, à leur tour, étaient intégrées
par les fédérations "comarcales" (cantonales),
et locales ; ces dernières rappelaient les Bourses du Travail
françaises, mais plus structurées, plus solidaires
et ne devant absolument rien à l'aumône gouvernementale.
En 1936, la C.N.T. groupait un million d'adhérents. On comprendra
mieux l'importance de ce chiffre si l'on se souvient du nombre d'habitants
à l'époque : de 24 à 25 millions.
La C.N.T. avait pour but, spécifié dans sa déclaration
de principes, le communisme libertaire. Elle était l'uvre
exclusive des anarchistes qui luttaient sur le plan syndical, et
purement idéologique, et qui en étaient les organisateurs,
les propagandistes et les théoriciens.
*
Dès la proclamation de la Deuxième République,
le 14 avril 1931, la marche vers une grave crise sociale apparut
inévitable. Dès sa naissance la vie du nouveau régime
politique était aléatoire. La monarchie n'avait pu
être mise en déroute que grâce à l'appoint
de la C.N.T., et des anarchistes qui militaient en dehors de cette
organisation (mais c'était surtout la C.N.T. qui comptait
et qui apportait un million de voix). Parmi les forces qui s'étaient
prononcées contre la royauté et avaient contribué
à la renverser, on trouvait des salariés industriels
et des paysans adhérant aussi au parti socialiste et à
l'Union générale des Travailleurs, ou votant ordinairement
socialiste, ce qui faisait environ un autre million de voix. Venaient
ensuite les communistes, très peu nombreux du reste, les
républicains fédéralistes, ennemis de la république
jacobine et centraliste, et des forces régionales séparatistes
comme celles dominant en Catalogne et au Pays basque.
De l'autre côté, les droites comptaient encore des
forces considérables. Monarchistes, conservateurs de tout
poil, réactionnaires dominant dans les provinces encore endormies,
forces cléricales traditionnelles. Sur l'ensemble des voix,
celles qui provenaient des véritables républicains
devaient atteindre à peu près 25 % du total. Si bien
que le comte de Romanonès, chef du parti libéral monarchiste
et le plus intelligent de ce secteur, pouvait résumer la
situation en disant humoristiquement : "Je vois bien une république,
mais je ne vois pas de républicains."
Dans ces conditions, le nouveau régime ne pouvait s'installer
durablement qu'en entreprenant des réformes sociales hardies
qui auraient affaibli l'armée, l'Eglise et le vieux caciquisme
encore maître de presque toutes les provinces. Mais les réformes
envisagées, et celles réalisées par les socialistes
et les républicains de gauche qui gouvernèrent pendant
les deux premières années (de 1931 à 1933)
ne pouvaient paraître hardies et très importantes qu'aux
juristes, aux professeurs, aux avocats, aux journalistes et aux
politiciens professionnels qui composaient la majorité des
députés. Elles n'étaient rien, ou à
peu près, pour l'ensemble du peuple. Si avant la République,
pour beaucoup de paysans et d'ouvriers, le menu ordinaire se composait
surtout de pois chiches à l'huile, il continua de se composer
de pois chiches à l'huile avec la République. et ceux
qui allaient en savates ne purent pas plus qu'avant, acheter des
chaussures.
Et le peuple espagnol avait faim, faim de pain et de terre. Pour
ceux qui avaient voté républicain avec des sentiments
et des espoirs républicains, la République était
synonyme de véritable liberté, de véritable
égalité, de véritable fraternité ; elle
impliquait, avant tout, la disparition de l'injustice sociale et
de la misère.
Devant les lenteurs d'application de la réforme agraire
les paysans commencèrent à travailler pour leur compte,
en les envahissant collectivement, les terres que les grands "terratenientes"
ne faisaient pas produire - et en vérité elles étaient
généralement très peu rentables. Alors, sur
l'ordre du gouvernement, la garde civile, qui servait la République
comme elle avait servi la monarchie, intervenait. Dans les deux
premières années de république socialisante,
109 paysans d'Estrémadure, d'Andalousie, d'Aragon, de Castille
furent massacrés au nom de la légalité républicaine.
La tragédie de Casas Viejas, en Estrémadure, où
des pauvres parmi les pauvres familles payaient à 5 sous
(un réal) par mois les vêtements achetés à
crédit, où tant de paysannes gardaient la même
jupe pendant presque toute leur vie (cela se voyait aussi en Galice)
se contentant de la retourner le dimanche,- cette tragédie,
disons-nous, souleva l'indignation de la population (39).
La deuxième période fut la conséquence de
la première. Ecurée et indignée, la majorité
du peuple vota pour les conservateurs "républicains",
c'est-à-dire pour les droites qui avaient eu beau jeu de
critiquer leurs adversaires et promettre de faire mieux. Mais leur
triomphe impliquait un recul dangereux, et les mineurs asturiens
se dressèrent, en une insurrection formidable, contre l'arrivée
au pouvoir de ceux qui, visiblement et légalement, ouvraient
la voie au fascisme. Trop localisée par manque d'accord préalable
avec les forces similaires des autres régions, l'insurrection
fut écrasée implacablement.
Si ce qu'on a appelé le "bienio negro" (les deux
années noires), ne fut pas plus désastreux que le
"bienio" dit libéral, il fut aussi dur, et des
tentatives insurrectionnelles s'étant produites, particulièrement
en Catalogne et en Andalousie, la répression fut élevée
à la hauteur d'une pratique permanente de gouvernement. Les
deux années passèrent sans la moindre amélioration
du niveau de vie des masses. En outre, la crise économique
née aux Etats-Unis, et qui avait déferlé sur
l'Europe sévissait aussi en Espagne où l'on comptait
environ 700.000 chômeurs dont au moins la moitié figuraient
parmi les travailleurs industriels. Or, le secours aux sans-travail
était ignoré. D'autre part, le nombre d'emprisonnés
- condamnés, en instance de jugement et prisonniers administratifs
- appartenant à 99 % à la C.N.T. et la F.A.I. s'élevait
à 30.000 (40).
Devant les promesses des partis condamnés à l'opposition,
les travailleurs républicains se reprirent à espérer.
A nouveau les gauches non politiques, oubliant leurs griefs se sentirent
solidaires et se rapprochèrent des partis. Et quand les élections
eurent lieu, en avril 1936, le Frente popular alors constitué
emporta la majorité.
Mais il ne la gagna pas aisément. Encore une fois, pour
éviter le pire, les membres de la C.N.T., qui n'oubliaient
cependant pas leurs principes d'action directe, votèrent
pour empêcher l'accès légal du fascisme au pouvoir.
Mais malgré ce renfort, le bloc des gauches obtint 4.540.000
voix, tandis que la droite en obtenait 4.300.000 ; il eût
suffi d'un décalage de 150.000 voix pour que triomphent les
admirateurs de Mussolini et de Hitler. Donnée complémentaire
: on comptait 6 partis politiques de droite, 6 du centre, 6 de gauche.
En tout, 18. Ce n'était pas une garantie de solidité.
Par l'application d'une loi électorale malhonnête,
le bloc des droites n'obtint que 181 sièges ; son adversaire,
281. Et dès ce moment, les vaincus activèrent la préparation
du coup d'Etat. Personne ne l'ignorait. Des rapports parvenaient
au ministère de la Guerre, au ministère de l'Intérieur.
La presse de gauche, particulièrement la presse libertaire,
dénonçait les conciliabules et les réunions
clandestines des hauts officiers de l'armée et de la marine
qui n'avaient pas démissionné, bien que le premier
gouvernement les eût invités à le faire s'ils
n'étaient pas d'accord avec la république.
Le gouvernement de Madrid ne fit rien, contre le danger qui augmentait
sans cesse. Il aurait pu armer le peuple, licencier les troupes,
arrêter ou révoquer les généraux comploteurs.
Il ne bougea pas, se contentant d'énergiques déclarations.
Et quand l'armée soulevée attaqua, bon nombre de gouverneurs
républicains passèrent à l'ennemi et l'aidèrent
très efficacement à arrêter les antifascistes
les plus déterminés.
Dans cette conjoncture, ce furent les anarchistes qui, aidés,
il faut le dire, à Barcelone par les gardes d'assaut (41),
firent reculer les onze régiments d'infanterie que le gouverneur
militaire général Batet avait lancés dans la
ville. Le même fait se produisit à Malaga. Dans les
autres régions, socialistes madrilènes de la base,
cénétistes et anarchistes catalans, séparatistes
libéraux du Pays Basque, bien peu de républicains,
même catalans, tous se battant souvent sans armes, obligèrent
Franco et ses généraux à lutter pendant près
de trois ans' avant de triompher.
*
C'est pendant ces trois années qu'eut lieu l'expérience
sociale dont ce livre apporte le témoignage. Cette expérience
fut exclusivement l'uvre du mouvement libertaire, surtout de la
C.N.T. dont les militants, formés aux pratiques de l'organisation
syndicale, purent rapidement créer, en collaboration avec
les masses, les nouvelles formes d'organisation sociale que nous
allons décrire. Même quand des hommes appartenant à
d'autres tendances ont, eux aussi, réalisé quelques
entreprises semblables, ils n'ont fait que copier l'exemple de nos
camarades. Ce sont les libertaires qui ont apporté les idées
fondamentales, les principes sociaux, et proposé les nouveaux
modes d'organisation basés sur le fédéralisme
a-gouvernemental directement pratiqué.
La révolution espagnole fut l'uvre du peuple, réalisée
par le peuple, mais avant tout par les libertaires, hommes du peuple,
qui étaient au sein du peuple, et des organisations syndicales.
D'autre part, le succès de nos camarades aurait été
impossible si les conceptions libertaires n'avaient pas répondu
à la psychologie profonde, sinon de la totalité, d'une
très grande partie des travailleurs, ouvriers et paysans.
Si, surtout parmi ces derniers, en Aragon, en Castille, dans le
Levant, en Andalousie, en Estrémadure, la sociabilité
naturelle, l'esprit à la fois individuel et collectif n'avaient
pas permis ces réalisations uniques dans l'histoire du monde.
L'auteur, qui avait auparavant vécu et lutté en Espagne,
résidait en Amérique du Sud quand la guerre civile
éclata. Devant voyager illégalement, il ne put revenir
et débarquer à Gibraltar qu'au mois de novembre. Vite
convaincu que les antifascistes finiraient par perdre la guerre,
et constatant l'importance de l'expérience sociale que ses
camarades avaient entreprise, il n'eut plus qu'un seul souci : pousser
par sa propagande, à approfondir et élargir cette
expérience qu'il avait depuis longtemps contribué
à préparer et en enregistrer les résultats
pour l'avenir.
Il l'a fait dans la mesure que lui permirent les circonstances,
et bien qu'avec un grand retard dû aux avatars de sa vie de
lutteur, il présente le résultat de son enquête
personnelle qui fut facilitée non seulement par ses recherches
directes dans les Syndicats, les usines, les Collectivités
villageoises, mais aussi par l'apport spontané de documentation
que lui firent les camarades fraternels avec lesquels il s'entretint
dans sa quête d'informations.
Il n'a pas la prétention d'apporter une histoire générale
de la révolution espagnole, même envisagée du
seul point de vue constructif ; car celle-ci a été
beaucoup plus vaste que ce livre pourrait le laisser supposer.
Particulièrement en ce qui concerne les Collectivités
agraires, il regrette que, d'une part, le triomphe des staliniens
qui en furent les ennemis implacables, et d'autre part son emprisonnement
en France en juin 1938, ne lui aient pas permis de pousser plus
loin ses études.
Ce qu'il présente est donc un ensemble de matériaux
pour une histoire générale de la révolution
espagnole que du reste il ne désespère pas d'écrire
lui-même s'il peut, un jour, retourner en Espagne libérée
du franquisme.
A moins qu'occupé lui aussi à faire l'histoire, il
n'ait pas non plus, comme ses camarades hier, le temps de l'écrire.
Une situation révolutionnaire Document annexe : Carte de
l'Espagne antifasciste en juillet 1937.
(cliquer sur l'image pour accéder à un agrandissement
lisible)
Quand, le 19 juillet 1936 se déclenche l'attaque fasciste,
la réplique se centre entièrement sur la résistance
à l'armée insurgée, contre la menace qui non
seulement met en danger le gouvernement légal, mais dans
leur existence même, toutes les forces de gauche et du centre,
ainsi que les libertés bien relatives, mais cependant appréciables,
que représente la République.
Déjà la veille, la C.N.T. a donné l'ordre
de grève générale, et presque partout cet ordre
est suivi. Il ne s'agit pas de révolution sociale, de proclamation
du communisme libertaire comme on a essayé de le faire prématurément
en d'autres circonstances. On ne prend pas l'offensive contre la
société capitaliste, l'Etat, les partis et les défenseurs
de l'ordre établi : on fait face au fascisme. Comme nous
l'avons vu, en Catalogne, à Barcelone particulièrement,
ce sont surtout les forces de la C.N.T. et de la F.A.I., appuyées
par les gardes d'assaut, qui font reculer les régiments d'infanterie
que leurs officiers ont, sur les ordres du commandant de la place
militaire, lancés dans la rue.
D'abord, empêcher le triomphe du fascisme ; car s'il gagne
la partie, c'en est fini des républicains des diverses tendances,
des socialistes prietistes ou largo caballeristes, des catalanistes
de gauche (les plus nombreux) et même de ceux de droite, menacés
parce que séparatistes, des libéraux et des autonomistes
basques, des communistes, de l'Union générale des
Travailleurs (U.G.T.) et de la C.N.T. La solidarité s'établit
spontanément à différents degrés, selon
les villes, les villages, les régions. A Madrid, socialistes,
ugétistes, républicains, groupes libertaires et syndicats
cénétistes prennent ensemble, d'assaut, les casernes
d'où peut venir le danger, arrêtent les fascistes notoires,
envoient des forces reconquérir certaines localités
tombées aux mains de l'ennemi, se retranchent et arrêtent
les troupes du général Mola, dans la sierra de Guadarrama
que l'armée napoléonienne avait eu tant de mal à
franchir.
De fait, il n'y a pas de résistance officielle car le gouvernement
est désemparé. Les ministres font des discours énergiques,
à la radio, gesticulent dans le vide, tournent en rond, car
ils ne disposent plus de forces structurées, de mécanique
militaire en état de fonctionner, pas même d'organisation
bureaucratique en état de servir. Le corps des officiers,
le gros de l'artillerie, l'aviation sont passés à
la sédition ; ce qui reste de troupes manque d'unité,
hésite ; les sous-officiers qui ne suivent pas les fascistes
n'inspirent pas plus confiance que les quatre ou cinq généraux
fidèles au régime et dont on ne sait s'ils ne vont
pas trahir aussi d'un moment à l'autre. Un gouvernement,
un ministère sont faits pour commander à un ensemble
organisationnel qui fonctionne dûment et réglementairement.
Tout cela manque.
Oui, la résistance est dans la rue, et par cela même
le gouvernement ne la commande pas. Le pouvoir politique est déplacé,
et les hommes qui viennent de donner un coup d'arrêt au fascisme,
font peu de cas des ordres officiels, car les ministres, la veille
si inférieurs à leur tâche, ont perdu grande
partie de leur crédit. En tout cas, ils l'ont perdu entièrement
auprès des masses libertaires ou libertarisantes qui reprochent,
non sans raison, aux politiciens de gauche, membres du gouvernement,
de n'avoir rien fait pour conjurer la menace opiniâtrement
dénoncée.
Toutefois, en Catalogne, qui jouit d'un statut autonome, la situation
revêt un aspect particulier. Au lendemain du triomphe sur
les forces militaires, après la prise des casernes qui a
coûté tant de victimes, Companys, président
du gouvernement catalan demande à la C.N.T. et à la
F.A.I. de lui envoyer une délégation pour un entretien
important. Quand il a devant lui les délégués
encore noirs de poudre et épuisés par le combat, il
prononce ce petit discours :
"Sans vous, les fascistes triomphaient en Catalogne. C'est
vous, anarchistes, qui avez sauvé la Catalogne, et je vous
en remercie ; mais aussi vous avez gagné le droit de prendre
en mains la direction de la vie publique.
Nous sommes donc prêts à nous retirer et à vous
laisser la responsabilité de la situation."
Garcia Oliver, un des militants anarchistes les plus en vue, qui
rapporte cette entrevue, lui répondit qu'il ne pouvait en
être question : l'heure était trop grave, il fallait
maintenir l'unité antifasciste, Companys devait rester à
la tête du gouvernement catalan, et celui-ci assumer les responsabilités
du moment (42).
Mais, de fait, le gouvernement était plus nominal que réel.
La force dominante se trouvait bel et bien dans les Syndicats de
la C.N.T. et dans la F.A.I. (beaucoup moins dans cette dernière).
Les milices de résistance s'improvisaient, des groupements
d'action constitués par des hommes portant des brassards
rouges et noirs remplaçaient la police républicaine,
qui s'effaçait ; l'ordre révolutionnaire s'installait
non seulement à Barcelone, mais dans toutes les villes de
Catalogne. Il arrivait même que, dans de nombreuses localités,
comme à Igualada, Granollers, Gérone, les partis politiques
locaux composés de catalanistes de gauche, de socialistes,
de républicains fédéralistes, parfois même
de républicains centraliste du parti de Manuel Azafla, et
de libertaires cénétistes, se réunissaient
en un seul faisceau au sein de la municipalité, et que les
autorités communales nouvelles, libres de liens avec le gouvernement
catalan, et plus encore avec le gouvernement central (qui de Madrid
passa assez vite à Valence), constituaient un bloc gestionnaire
local. La vie prenait ainsi un caractère communal presque
autonome.
La déliquescence de l'Etat républicain fut encore
plus accusée en Aragon. Coupée à l'ouest de
la Castille où dominaient et d'où menaçaient
les forces franquistes, confinant au nord à la France par
les Pyrénées, ayant à l'est la Catalogne qui
n'exerçait pas de pouvoir sur elle, cette région n'était
en contact avec la zone où s'efforçait de dominer
le gouvernement central que par ce qui restait de limites communes
au sud et au sud-est de la province de Teruel. Or, cette province
était livrée à elle-même. Cela assurait
à l'Aragon l'indépendance presque absolue (43).
La guerre civile créait ainsi une situation révolutionnaire
car même dans les provinces levantines que le fascisme ne
menaçait pas encore, l'influence déterminante exercée
par le forces populaires qu'inspiraient la C.N.T. et la F.A.I. bouleversait
l'organisation publique. Dans bien des cas, les autres secteurs
politiques pouvaient, tous réunis, surclasser numériquement
ces deux organisations, mais leurs hommes n'étaient pas ceux
de la situation. L'absence de directives et d'institutions officielles
les paralysait tandis qu'elle facilitait les initiatives des hommes
qui faisaient de la lutte révolutionnaire le ressort essentiel
de leur activité historique.
C'est pourquoi très souvent, même quand, dans les comités
de villages ou les conseils municipaux, la représentation
de la C.N.T. fut minoritaire, elle fut aussi déterminante,
nos hommes sachant ce qu'ils voulaient et apportant des solutions
là où les autres ne savaient que discourir, poser
et se poser des problèmes.
Problèmes nouveaux, nombreux, souvent immenses, toujours
urgents. Celui, d'abord, de la défense locale contre les
attaques possibles venues de villages voisins, ou de villes environnantes,
menace d'une cinquième colonne latente, de forces groupées
dans les montagnes. En Aragon, dans chaque village et dans chaque
petite ville, il fallut sur-le-champ faire face à l'armée
franquiste qui, après avoir pris les capitales de province
- Saragosse, Huesca (44) -, avançait sur la Catalogne. Arrêter
les envahisseurs, puis les repousser aussi loin que possible : des
localités furent prises, reprises, parfois reperdues et reprises
encore. Dans d'autres cas, la population, après avoir liquidé
le fascisme local, envoya les forces disponibles (le plus souvent
des civils armés de pauvres fusils de chasse) aider ceux
qui ailleurs résistaient ou prenaient l'offensive. Tout cela
demandait une organisation spontanée, mais réelle,
malgré des lacunes inévitables. Puis arrivèrent
les milices, improvisées aussi, envoyées par la Catalogne,
et dont les effectifs les plus importants étaient constitués
de membres de la C.N.T. qui y perdit nombre de militants, souvent
les meilleurs.
A d'autres échelons, et pour d'autres raisons, la nécessité
d'une organisation nouvelle représentant un appareil logistique,
même sommaire, s'imposa sans délai. Toujours en Aragon,
rares furent les maires républicains qui restèrent
à leur poste, ou les édiles qui assumèrent
leurs responsabilités civiques. Effrayés, débordés,
inaptes à la lutte, ou d'accord avec les fascistes, presque
tous s'effacèrent ou disparurent. En échange, dans
bien des cas apparaissaient à la pointe du combat les militants
cénétistes libertaires qui souvent prenaient la direction
de la situation. La lutte terminée - elle fut, à l'arrière
du front, généralement brève - il fallut improviser
une organisation d'ensemble dans les villages, établir une
cohésion indispensable à la vie locale. Là
encore, dans l'immense majorité des cas, les mêmes
hommes prirent les initiatives nécessaires. Leur expérience
d'organisateurs syndicaux les prédisposait à occuper
des charges d'administration publique locale. Ils avaient l'habitude
des assemblées populaires, des comités responsables,
des commissions administratives, des tâches de coordination.
Rien d'étonnant que, dans la plupart des cas, sinon de tous
ceux où les autorités locales s'étaient éclipsées,
ils aient convoqué à une assemblée générale,
sur la place publique ou dans un local - la mairie, par exemple
- l'ensemble des habitants du village (comme hier ils convoquaient
les membres de l'organisation syndicale à une assemblée
ouvrière) afin d'examiner avec eux la situation et de décider
ce qu'il fallait faire. Et partout, toujours dans ces villages d'Aragon
abandonnés de leurs autorités, on nomma non pas un
autre conseil municipal basé sur des partis politiques, mais
un "Comité" d'administration chargé de prendre
en main la responsabilité de la vie publique.
Cela fut fait à la majorité des voix ou à
l'unanimité, et l'on ne se surprendra pas que dans l'ensemble
les hommes connus pour leur dynamisme, si nécessaire à
ce moment, aient été choisis. Puis le furent aussi,
en moindre nombre, et souvent sur l'insistance des militants cénétistes
eux-mêmes, des militants de l'Union générale
des Travailleurs, parfois des républicains de gauche qui,
dans leur conduite personnelle, n'avaient pas toujours suivi les
directives officielles de leur parti, et attribuaient encore au
républicanisme le contenu social qu'il avait fait espérer
auparavant.
Mais cette diversité d'appartenance n'impliquait pas la
constitution d'autorités foncièrement politiques.
Sans s'embarrasser de grandes définitions, et s'inspirant
des normes que notre mouvement avait toujours préconisées,
nos camarades proposèrent une nouvelle structure de toute
la vie collective. Pour eux, qui avaient tant combattu, tant souffert
et tant espéré, contre l'inégalité sociale
et pour la justice également sociale, puisque la république
s'était effondrée, l'occasion se présentait
d'instaurer un régime nouveau, une vie nouvelle. Et au lieu
de reconstruire sur le modèle ancien ils proposèrent
une structuration naturelle et fonctionnelle accordée à
la situation locale intégralement considérée.
La guerre venait au premier plan. Mais venaient aussi l'existence
de chacun et de tous, les problèmes de consommation générale,
la production agraire, toutes les activités nécessaires
à la vie collective. On proposa donc de désigner un
responsable chargé de diriger, ou de coordonner les travaux
agricoles ; suivait l'élevage du bétail (45) pour
lequel un autre délégué fut chargé du
recensement, des soins d'ensemble, et de l'augmentation rapide des
animaux de boucherie. Puis venaient les petites industries locales
dont il fallait assurer la continuité, et si possible le
développement. En même temps, l'instruction publique,
obsession permanente de notre mouvement devant les proportions inadmissibles
de l'analphabétisme, était l'objet de mesures immédiates.
Et les services de salubrité de l'urbanisme, de la voirie,
l'organisation des échanges et du ravitaillement. Les différents
délégués constituèrent le Comité
(46). Parfois, selon l'importance des localités, un même
camarade assumait deux fonctions. Et le plus souvent ces hommes
travaillaient aux champs ou à l'atelier, il n'en restait
qu'un pour dans la journée, faire face aux affaires urgentes.
Il va de soi que cette révolution s'accompagnait d'une autre,
tout aussi profonde, dans la distribution des biens de consommation,
non seulement comme conséquence des nouvelles nécessités
nées de la guerre, mais aussi de la nouvelle éthique
sociale qui s'instaurait. Toujours dans les villages d'Aragon -
et cela commença très vite dans la région du
Levant - la lutte contre le fascisme parut incompatible avec l'ordre
capitaliste et ses inégalités. Aussi, dans les assemblées
successives des villages, souvent même dans la première,
on établit le salaire familial qui égalisait les possibilités
d'existence pour tous les habitants, hommes, femmes et enfants.
Les finances locales se trouvèrent bientôt aux mains
du Comité élu comme nous l'avons vu, et qui mettait
sous séquestre, souvent contre reçu, l'argent trouvé
dans les succursales des banques, quand il y en avait, ou chez les
riches qui, généralement, avaient pris le large. Ou
l'on imprimait une monnaie locale, sur la base nominale de la peseta,
des bons de consommation dont il sera question plus loin. Dans d'autres
cas, on supprimait radicalement toute monnaie, et l'on établissait
une table de rationnement unique pour tous. L'essentiel est que
l'égalité des moyens d'existence apparaissait, et
que du jour au lendemain se réalisait, presque sans secousse,
une révolution sociale.
Pour mieux assurer la libre consommation, ou pour éviter
soit le gaspillage, soit des occultations fort possibles, le Comité
prenait sous son contrôle l'organisation de la distribution.
Dans certains cas les commerçants mêmes étaient
chargés de cette besogne ou y contribuaient. Dans d'autres,
le commerce disparaissait comme tel, et l'on créait un ou
plusieurs dépôts, un ou plusieurs magasins municipaux,
généralement appelés coopératives, et
dont souvent aussi étaient chargés d'anciens professionnels
de la distribution. Parfois on toléra, par humanité,
des petits boutiquiers qui, au fond, ne faisaient de tort à
personne, et purent vendre à des prix contrôlés
les marchandises qui leur restaient. Leurs stocks écoulés,
ils s'incorporaient à la Collectivité.
Rappelons-nous que l'insurrection fasciste avait éclaté
le 19 juillet. A cette date, les blés étaient mûrs,
et le départ des grands "terratenientes". (qui,
en majorité, habitaient plutôt les immeubles qu'ils
possédaient dans les villes) ou de leurs administrateurs
- presque toujours petits despotes locaux dominant une forte partie
du paysannat - entraînait l'abandon et la perte de la moisson.
La question de la récolte se posa donc immédiatement
après la prise en main de l'administration générale.
Et d'accord avec les délégués à l'agriculture,
les animateurs paysans convoquèrent leurs camarades. On réquisitionna
les machines trouvées dans les grandes exploitations - les
seules qui en possédaient -, les bêtes de somme, les
moissonneurs hommes et femmes qui, si souvent, coupaient encore
les céréales à la faucille. Le blé fut
fauché, les gerbes furent faites et rentrées, la moisson
fut engrangée dans les magasins communaux improvisés.
Froment, pommes de terre, betteraves à sucre, légumes,
fruits, viandes devenaient des biens collectifs placés sous
la responsabilité du Comité local nommé par
tous.
Toutefois, on n'atteignait pas encore à la collectivisation
au sens plein du mot. La prise de possession de la propriété
usurpatrice ne suffisait pas. Le collectivisme - terme généralement
et spontanément adopté - supposait la disparition
de toutes les propriétés privées, petites,
moyennes, et surtout grandes, disparition volontaire pour les premières,
obligatoire pour les autres, et leur intégration dans un
vaste système de propriété publique et de travail
commun. Cela ne se fit pas partout de façon uniforme.
Si, en Aragon, 80 % des terres cultivées appartenaient aux
grands propriétaires, dans d'autres régions, particulièrement
dans le Levant, et surtout en Catalogne, la petite propriété
dominait souvent, ou occupait une place importante, selon les villages
aux cultures très diversifiées. Et bien que nos meilleurs
camarades fussent souvent des petits propriétaires, bien
que dans de nombreux cas les autres petits propriétaires
eussent adhéré d'enthousiasme aux Collectivités,
et même les aient organisées, il est arrivé
que, dans la région du Levant (provinces de Castellon de
la Plana, Valence, Murcie, Alicante et Albacete), surgissaient des
difficultés ignorées en Aragon. D'abord parce qu'à
cette époque de nombreux habitants de la région se
croyaient préservés du danger fasciste par la distance
qui les séparait du front, et par la supériorité
des armes républicaines (la démagogie officielle trompa
les gens jusqu'au dernier moment). Ensuite parce que les différents
partis politiques n'avaient pas disparu ; après un moment
de panique ils s'étaient repris, en même temps que
le gouvernement central se consolidait et organisait sa bureaucratie
et sa police. Si l'installation de ce dernier, à Valence,
libéra de sa pression la région du Centre, ce qui
facilita l'apparition des Collectivités castillanes, elle
augmenta dans le Levant les possibilités de résistance
antisocialisatrice non seulement des partis, mais encore de la bourgeoisie,
des petits commerçants, des paysans attachés à
leur propriété.
L'action expropriatrice se porta donc sur les grands domaines dont
les possédants étaient soit des fascistes - ce qui
facilitait les choses - soit considérés comme tels.
De toute façon, les grands domaines ne pouvaient être
défendus ouvertement, du moins dans la première période,
par ce qui restait d'autorités locales. La culture de l'oranger,
qui est une des caractéristiques de la région levantine,
exige de très grands frais ; si bien que presque toutes les
orangeraies appartenaient à des sociétés capitalistes
souvent anonymes, et, parfois, embrassaient la juridiction de plusieurs
villages. En moindres proportions, la situation était souvent
la même dans la zone, beaucoup moins étendue, de riziculture.
La mainmise sur ces grandes propriétés se justifiait
donc dans cette période où le politique et le social
s'interpénétraient, car la nécessité
de désarmer le fascisme économique complétait
son désarmement politique et militaire. Et d'une façon
ou d'une autre, la révolution s'implantait.
Elle s'implantait aussi par d'autres chemins. Toujours dans la
région levantine, et désireux de ne pas provoquer
de heurts avec les autres secteurs antifascistes, car la lutte contre
l'ennemi commun demeurait au premier plan, nos camarades durent
prendre des initiatives dont les républicains, les socialistes
et les autres hommes respectueux de la Loi se montraient incapables.
Dans les villages, numériquement plus importants que ceux
d'Aragon, parce que le sol et le climat permettaient une plus grande
densité de production et de population, dans les petites
villes agricolo-industrielles de 10 à 20.000 habitants, le
ravitaillement se paralysait ou diminuait de façon alarmante
parce que les intermédiaires, doutant du lendemain et souvent
de l'issue de la guerre, hésitaient à se démunir
de leur argent, et même à vendre les marchandises qu'ils
possédaient en réserve (l'intention spéculative
guidait certainement une partie d'entre eux). Ajoutons que, pour
d'autres, favorables au fascisme, c'était une forme de résistance
passive. Et les produits d'épicerie, de mercerie, d'hygiène,
les engrais, les semences sélectionnées, l'outillage,
certains comestibles se raréfiaient assez vite, ce qui commençait
à perturber la vie de tous les jours. Alors, devant l'inertie
des autres secteurs, nos camarades qui, presque partout, étaient
entrés dans les conseils municipaux où ils multipliaient
les propositions et les initiatives, firent adopter des mesures
inédites. Souvent, grâce à eux, la municipalité
organisait des centres de ravitaillement qui réduisaient
l'emprise du commerce privé et commençaient la socialisation
distributive. Puis, rapidement, la même municipalité
se chargeait d'acheter aux paysans, encore rétifs, les produits
de leur travail, qu'elle leur payait mieux que les habituels intermédiaires
ou grossistes. Enfin, étape devenue complémentaire,
des Collectivités intégrales, quoique partielles par
rapport à l'ensemble de la population locale, apparaissaient
à leur tour et se développaient.
*
Quant à la production industrielle des petites villes et
des grandes cités, la situation rappelait souvent celle créée
par le petit commerce et l'agriculture. Les petits patrons, les
artisans occupant un, deux, trois, quatre ouvriers hésitaient
souvent sur ce qu'ils devaient faire, n'osant pas risquer leurs
faibles ressources monétaires.
Alors, nos Syndicats intervenaient, recommandant ou exigeant, selon
les cas, le maintien de la production.
Mais inévitablement de nouveaux pas étaient rapidement
franchis. Certes, en général, la bourgeoisie industrielle
catalane était antifranquiste, ne fût-ce que pour cette
raison première que Franco, fils de la Galice et nationaliste
espagnol, était anticatalaniste, et que son triomphe représentait
pour les Catalans l'annulation de l'autonomie régionale difficilement
conquise et la suppression des droits politiques ainsi que des privilèges
linguistiques. Mais il est probable qu'entre ces dangers et ceux
représentés par les forces révolutionnaires
préconisant le communisme libertaire et l'expropriation des
patrons, le premier mal lui sembla bientôt le moindre. Aussi
l'interruption du travail par la fermeture des usines et des ateliers
au lendemain de la défaite infligée aux forces armées
pouvait-elle, à bon droit, être considérée
comme une aide indirecte apportée aux fascistes insurgés.
La misère, déjà représentée par
le chômage auquel la République avait été
incapable de porter le moindre remède, allait augmenter,
et serait un facteur de désordre des plus efficaces dont
l'ennemi profiterait. Il fallait donc que le travail continue, et
pour s'en assurer on constitua dans toutes les entreprises, sur
l'initiative de la C.N.T. ou de ses militants agissant spontanément,
des comités de contrôle chargés de superviser
les activités de production.
Ce fut le premier pas. Mais une autre raison, indiscutablement
fondée, obligea d'en faire un autre, et dans certaines industries
de faire presque simultanément les deux. Il fallait fabriquer,
sans attendre, des moyens de combat pour un front encore mobile
qui se trouvait à 250 km de Barcelone, à 50 km des
limites de la Catalogne, et qui pouvait se rapprocher dangereusement
(le terrain était facile sur presque tout le parcours).
Nous avons vu que, dès que les forces armées employées
par les fascistes, sans être forcément toujours fascistes
elles-mêmes (composées souvent de simples soldats)
eurent été refoulées dans les casernes de Barcelone,
des milices avaient été organisées, qui partirent
immédiatement pour l'Aragon. Il fallut pour cela remettre
les trains en marche. Le Syndicat des cheminots s'en chargea sans
attendre. En même temps, celui de la métallurgie donnait
d'abord l'ordre de reprendre le travail interrompu par la grève
générale, puis refusait, ainsi que les autres syndicats,
la diminution des heures de travail proposée par le gouvernement
catalan ; enfin il chargeait les ateliers métallurgiques
de blinder des camions et des camionnettes pour les envoyer vers
les lieux de combat (47).
Et c'est ainsi, qu'au nom des mesures nécessaires pour assurer
la victoire, bon nombre d'entreprises industrielles furent expropriées,
leurs possesseurs étant considérés comme de
fascistes réels ou en puissance, ce qui était vrai
dans un très grand nombre de cas. Dans les entreprises de
moindre envergure, les choses ne s'arrêtèrent pas là,
car par une évolution irréversible et systématiquement
poursuivie, le comité de contrôle se mua en comité
de gestion, où le patron ne figurait plus comme tel, mais
comme technicien quand il était capable de l'être.
On le voit, la révolution sociale qui s'accomplit alors
ne provint pas d'une décision des organismes de direction
de la C.N.T., ou des mots d'ordre lancés par les militants
et agitateurs qui tenaient publiquement les premiers rôles,
et furent presque toujours inférieurs à leur tâche
historique. Elle se produisit spontanément, naturellement,
non pas (évitons la démagogie) parce que "le
peuple" dans son ensemble était devenu tout à
coup capable de faire des miracles, grâce à une science
révolutionnaire infuse qui l'aurait brusquement inspiré,
mais parce que, répétons-le, au sein de ce peuple,
et en faisant partie, il y avait une minorité nombreuse,
active, puissante, guidée par un idéal, qui continuait
à travers l'histoire une lutte commencée au temps
de Bakounine et de la Première Internationale (48) ; parce
que dans d'innombrables endroits il se trouvait des hommes, des
combattants qui, depuis des décennies, poursuivaient des
buts constructifs concrets, doués qu'ils étaient de
l'initiative créatrice et du sens pratique indispensables
aux adaptations locales, et dont l'esprit d'innovation constituait
un levain puissant, capable d'apporter des orientations décisives
aux moments nécessaires.
* La situation était donc révolutionnaire tant par
la volonté des hommes que par la force des choses. Et cela
nous oblige, avant d'entrer plus profondément dans l'exposé
des processus et du développement des réalisations
nouvelles, à réfuter certaines affirmations se rapportant
à ces éléments fondamentaux de la situation.
Nous nous référons d'abord à la situation
contradictoire née de la participation politique de notre
mouvement au gouvernement central, et au gouvernement régional
catalan. "Puisque vous collaborez au gouvernement, ont répété
maintes fois les antifascistes ennemis des collectivités,
vous n'avez pas à agir en marge de la légalité
gouvernementale."
Théoriquement l'argument semblait logique. En fait, les
choses étaient beaucoup moins simples. D'abord, nous n'eûmes
que 4 ministres sur 16 au gouvernement de Valence ; nous étions
constamment mis en minorité par les autres secteurs coalisés
contre nous, et les ministères-clés - les Finances
et la Guerre, par exemple - étaient réservés
à ces autres secteurs. Il aurait été trop habile,
et trop facile, de nous obliger à la passivité révolutionnaire
en échange d'une concession apparente sur le plan gouvernemental.
Et certes, trop souvent, nos ministres n'avaient que trop tendance
à accepter un tel état de fait.
On pourra nous dire que cette collaboration avait été
ratifiée par les assemblées, les plénums et
les congrès de notre mouvement. Mais en fait il arriva que,
submergés par les flots d'éloquence de nos interminables
discoureurs, les délégués des provinces, des
petites villes, des villages approuvaient la collaboration ministérielle
parce que débordés par une situation qu'on leur peignait
sous les couleurs les plus sombres, et manquaient d'informations
et d'habileté oratoire pour réfuter les promesses,
les explications invérifiables, les arguments dont ils ne
pouvaient contrôler la valeur. Mais de retour dans les villes
et les villages, ils continuaient de construire la société
nouvelle. Ils ne se sentaient pas liés par les manuvres politiques,
et ils avaient raison, car nous n'en aurions pas moins perdu la
guerre, et la magnifique expérience de la révolution
espagnole n'aurait pas eu lieu.
Mais certains de nos adversaires, particulièrement les staliniens,
firent jouer un autre argument qu ils emploient toujours où
qu'ils soient, tant qu'ils ne sont pas assez forts pour s'emparer
d'une situation : le moment de la révolution n'était
pas encore venu, il fallait maintenir l'unité entre les secteurs
antifascistes, vaincre d'abord Franco. En expropriant les industriels,
les propriétaires, les patrons, les actionnaires, les terratenientes,
on risquait de les pousser dans le camp adverse.
Sans doute cela s'est-il produit, dans de bien petites proportions.
Mais tant que la situation n'est pas encore assez mûre pour
qu'ils puissent s'en emparer, les staliniens diront toujours que
les initiatives de leurs partenaires qui ne se soumettent pas à
leur direction sont prématurées, même contre-révolutionnaires.
D'autre part, croit-on que sans socialisation, les possibilités
de victoire eussent été plus grandes ? Si oui, c'est
ne pas tenir compte des réalités qui composaient la
situation.
D'abord, l'hostilité des patrons dépossédés
n'atténuait en rien l'ardeur combattive des masses ouvrières
et paysannes, qui fournissaient l'armée des miliciens. Nous
avons vu que, dans l'ensemble, les membres de la bourgeoisie et
des partis politiques demeuraient inertes ou s'agitaient dans le
vide devant cette situation qui les dépassait. La lutte étant
déplacée du Parlement et des urnes dans la rue, la
riposte à l'attaque fasciste ne pouvait que s'adapter aux
circonstances nouvelles et suivre le chemin qu'elle a suivi. Si
l'on avait dû attendre le triomphe de l'organisation officielle
dûment mise au point, le franquisme aurait triomphé
en un an, peut-être en trois mois (49).
II. LA SOCIALISATION AGRAIRE La fédération des Collectivités
d'Aragon Les 14 et 15 février 1937 eut lieu, à Caspe,
petite ville de la province de Saragosse qui avait été
libérée du fascisme par les forces venues de Catalogne,
le Congrès constitutif de la Fédération des
Collectivités d'Aragon (50). Vingt-cinq fédérations
cantonales étaient représentées. En voici la
liste : Fédération du canton d'Angüés,
Alfambra, Aïnsa, Alcorisa, Alcañiz, Albalate de Cinca,
Basbastro, Benaharre, Caspe, Enjuive, Escucha, Graus, Grañen,
Lecéra, Monzón, Muniesa, Más de las Matas,
Mora de Rubielos, Puebla de Hijar, Pina de Ebro, Pancrudo, Sástago,
Tardienta, Valderrobres. Chacune de ces fédérations
cantonales (comarcales) représentait de 3 à 36 villages
plus ou moins importants. Le total de ces villages, dont nous possédons
la liste intégrale, s'élevait à 275. Le nombre
des familles affiliées, à 141.430. Mais à cette
époque, le fait collectiviste était en pleine expansion.
Si bien que très vite de nombreuses collectivités
s'ajoutèrent à cette première liste.
D'autre part, celles existantes virent leurs effectifs augmenter
rapidement. Si par exemple à ce congrès le canton
de Más de las Matas comprenait 19 villages dont seul le chef-lieu
était intégralement collectivisé, 18 autres
villages l'étaient aussi intégralement lors d'un plénum
célébré trois mois plus tard. Si le canton
d'Angüés comptait 36 Collectivités au congrès
de Caspe, il en comptait 70 au plénum suivant. Dans la même
période, le nombre des Collectivités fédérées
du canton de Barbastro était passé de 31 à
58. Le développement était si rapide que pendant le
temps demandé pour l'impression des dernières statistiques,
les chiffres les plus récents étaient presque toujours
dépassés.
Rappelons que ce mouvement s'étendait - et avec quelle rapidité
! - malgré les difficultés causées par la guerre,
souvent à quelques kilomètres du front - cas de Grañen,
Aïnsa, Pina de Ebro, etc. - et alors que nos militants étaient
mobilisés en grand nombre dans les forces armées :
on ne peut qu'admirer le sens de l'organisation et de la solidarité
dont firent preuve, dès le début, les Collectivités
libertaires aragonaises.
Voici maintenant les résolutions pratiques qui furent prises
à la suite de débats et d'examens dont on devinera
la substance :
1° Suppression de la monnaie au sein des Collectivités,
et constitution, par un apport général, d'un fonds
commun de marchandises et de ressources financières devant
servir aux échanges avec d'autres régions et avec
l'étranger. Un carnet unique de consommation sera édité,
valable pour tous les collectivistes (51).
2° L'examen des structures d'organisation donna lieu à
ce qui constituait une innovation, en attribuant le rôle le
plus important à l'organisation communale : "Nous acceptons
l'organisation communale parce qu'elle nous permet de mieux contrôler
l'ensemble des activités dans les villages."
Puis on modifia les délimitations géographico-administratives
traditionnelles d'après les besoins de la révolution
et la logique de l'économie sociale opposée aux découpages
arbitraires et capricieux de l'Etat historique.
3° Le texte adopté à ce sujet précisait
que : "En constituant les fédérations cantonales,
aussi bien que la Fédération régionale, il
faudra éliminer les limites traditionnelles des villages
entre eux ; d'autre part, seront destinés à un usage
commun tous les instruments de travail et les matières premières
mis indistinctement à la disposition des Collectivités
en ayant besoin."
Cette solidarité intercollective et intercommunale - car
chaque Collectivité englobait, sinon un village entier, du
moins une partie dominante de chaque village -, est complétée
par d'autres dispositions pratiques :
"Dans les Collectivités ayant un excédent de
main-d'uvre, et qui ne pourront l'employer à certains moments
de l'année pour les travaux agricoles, les Comités
des Fédérations cantonales se mettront d'accord pour
envoyer ces camarades là où l'on aura besoin de leurs
services."
Ainsi tout en maintenant l'esprit et la pratique fédéralistes,
qui impliquent une liberté intérieure et l'autonomie
de la gestion, on dépasse immédiatement l'esprit de
repli sur soi-même, ou la seule vision autarcique d'organisation
découlant d'une conception étroite du communalisme.
Mais cela n'est-il pas la conséquence pratique et presque
automatique des conceptions et des pratiques de l'organisation syndicale
guidant, souvent à leur insu, les organisateurs des Collectivités
? On passe maintenant aux projets de développement et d'amélioration
de l'agriculture. La résolution recommande, comme première
mesure, l'organisation de fermes et de pépinières
expérimentales, afin d'améliorer d'une part le cheptel
- ovin, porcin et bovin - d'autre part les variétés
végétales, par l'adaptation de races et de semences
sélectionnées. Dans chaque localité, dit la
révolution, on devra réserver à ces essais
"ne serait-ce qu'une parcelle de terre aux fins d'acclimatation
de nouvelles cultures arboricoles".
On établit ensuite un projet de division du territoire aragonais
en trois zones où de vastes étendues seront réservées
à la production de semences pour l'ensemble des Collectivités,
"même si elles n'appartiennent pas à la zone réservée
à cette production" ; c'est-à-dire, même
si elles ne sont pas aragonaises. Ainsi, après avoir dépassé
l'esprit communaliste, on dépasse l'esprit régionaliste,
ce qui est un pas très important pour qui sait combien attaché
aux traditions était resté l'esprit espagnol en matière
de régionalisme. A ce point de vue, la pratique créatrice
dépasse, presque toujours, certaine littérature théorique
un peu trop répandue.
"Prenons l'exemple des pommes de terre, dit la Résolution.
Il faut produire la semence dans le Haut-Aragon, et la livrer ensuite
aux Collectivités des autres zones, car cette plante résiste
mieux aux parasites dans les zones de haute montagne que dans celles
de faibles altitudes où le climat est humide et chaud."
Les trois grands secteurs dans lesquels l'Aragon est spécialement
divisé "échangeront leurs semences au fur et
à mesure des besoins, et d'après les résultats
des recherches des stations expérimentales qui devront travailler
en complet accord et sous la direction des techniciens pratiquant
toutes les recherches nécessaires".
Nous voici arrivés à une conception planificatrice
de l'économie agraire, qui, dans la pratique des choses,
ne devait certainement pas s'arrêter aux pommes de terre.
On conçoit très bien la réunion des techniciens
des différentes zones confrontant leurs expériences
et en tirant les leçons d'autant plus utiles que les rivalités
d'intérêt ne se seraient pas opposées à
la généralisation des méthodes de travail les
plus efficaces.
Le troisième grand thème à l'ordre du jour
fut celui de la conduite à tenir envers les petits propriétaires
qui refusaient d'entrer dans les Collectivités. Une Commission
d'études avait été nommée. Elle était
constituée par F. Fernandez, du canton d'Angüés,
Juho Ayora, de Montoro, R. Castro, d'Alforque, R. Bayo, de Gudar,
E.
Aguilar, de Pina, et M. Miro, de Ballobar. Par 6 voix contre 1,
la Résolution suivante fut proposée par la Commission
- puis adoptée par la majorité.
1."Les petits propriétaires qui veulent rester en marge
de la Collectivité se considèrent donc capables de
se suffire à eux-mêmes quant à leur travail
; ils ne pourront donc pas bénéficier des bienfaits
de la Collectivité.
Toutefois, leur droit d'agir ainsi sera respecté, à
condition qu'ils ne portent pas atteinte aux intérêts
de la Collectivité.
2."Toutes les propriétés, agraires ou urbaines,
ainsi que les biens des fascistes qui ont été saisis
demeureront en usufruit aux mains des organisations ouvrières
qui existaient au moment de la saisie, à condition que ces
organisations acceptent la Collectivité."
3."Toutes les terres des propriétaires auparavant travaillées
par des fermiers, ou métayers, passeront aux mains de la
Collectivité."
4. Tout petit possédant resté en marge de la Collectivité
ne pourra conserver que les terres qu'il pourra cultiver lui-même
; l'emploi de salariés est absolument interdit.
"Pour contrecarrer l'esprit de propriété égoïste
propre aux petits propriétaires, leur propriété
ne sera pas enregistrée au cadastre."
Cette dernière mesure rappelle le procédé
préconisé par Bakounine en ce qui concernait la conduite
à suivre par la révolution envers les petits propriétaires.
Pour lui, il fallait éviter une dépossession violente,
et la solution du problème lui apparaissait dans la "suppression
du droit d'héritage". Il y est revenu plusieurs fois
dans ses écrits. Et Kropotkine, dans La Conquête du
Pain, écrivait que, non seulement la révolution ne
déposséderait pas les petits propriétaires
qui s'échinaient à travailler une terre obtenue au
prix de tant d'efforts, mais qu'elle leur enverrait ses jeunes gens
pour les aider à moissonner et rentrer leurs récoltes.
Bien que non formulée spécifiquement, cette conception
était généralement partagée par l'ensemble
du mouvement libertaire international.
Comme on le verra à maintes reprises, non seulement le droit
des petits propriétaires fut respecté, mais, dans
la pratique on se montra conciliants, et même fraternels envers
eux.
Le quatrième point à l'ordre du jour fut l'établissement
d'un Règlement général qui stipulait les directives
d'ensemble des Collectivités aragonaises. En voici le texte
:
" 1° Sous la dénomination de Fédération
de Collectivités agricoles, il est constitué en Aragon
une Association qui aura pour but de défendre les intérêts
des travailleurs composant ces Collectivités.
" 2° Les tâches de cette Fédération
consisteront en ce qui suit :
" a) Répandre intensément les bienfaits du collectivisme
basé sur la pratique de l'entraide.
" b) Contrôler les fermes expérimentales et les
stations d'essais qui seront organisées là où
cela conviendra le mieux.
" c) Favoriser la formation des jeunes les plus doués
grâce à l'organisation d'écoles techniques spécialisées.
" d) Organiser un corps de techniciens qui étudieront
la façon d'obtenir de meilleurs rendements du travail dans
les diverses spécialisations agricoles.
" e) Rechercher la façon d'établir et d'améliorer
les rapports d'échanges en dehors de la région.
" f) Organiser les échanges à l'échelle
internationale, grâce à l'établissement de statistiques
relatives aux excédents de production de la région
; on constituera une Caisse de résistance afin de pourvoir
aux besoins des Collectivités fédérées,
toujours en bonne harmonie avec le Conseil régional d'Aragon."
Du point de vue de l'instruction publique, la Fédération
se chargera :
" a) De fournir aux Collectivités tous les éléments
qui favorisent les loisirs et développent la culture de chacun.
" b) D'organiser des conférences qui contribueront
à l'éducation de l'ensemble du paysannat, ainsi que
des soirées de cinéma et de théâtre,
des sorties, des excursions et toutes les activités de propagande
et de culture possibles.
" 3° Il est aussi nécessaire de constituer, dans
chaque Collectivité, des établissements d'élevage
afin de sélectionner des animaux de races diverses, grâce
aux apports de la science moderne, pour obtenir de meilleurs rendements
que ceux obtenus jusqu'à ce jour... Toutes ces activités
devront être guidées par des techniciens qualifiés...
D'autre part, toute exploitation agricole doit englober à
la fois l'agriculture et l'élevage... Nous tenons à
la disposition des Collectivités des plans divers de fermes
expérimentales."
Telles furent, pour les problèmes majeurs, les Résolutions
adoptées par le Congrès constitutif de la Fédération
des Collectivités d'Aragon (52). Insistons sur le refus de
tout système monétaire, ce qui correspondait à
ce que nous pourrions appeler l'orthodoxie communiste libertaire,
et sur l'adoption du Carnet de consommation, appelé "Carnet
de ravitaillement familial", où le barème de
distribution était établi en pesetas, monnaie officielle,
comme base de calcul. Cela devait permettre d'unifier, et de niveler
plus facilement les rapports sociaux des habitants des trois provinces
aragonaises, dont les conditions d'existence étaient déterminées
par les possibilités naturelles qui dans cette région
montagneuse variaient souvent d'une contrée à l'autre,
du simple au double, et au triple, par l'extrême différence
du climat et de l'irrigation du sol. Toutefois, on ne put parvenir
à la généralisation de ce nivellement égalitaire,
qui correspondait à l'esprit de solidarité générale,
l'attaque des forces armées staliniennes au mois d'août
suivant, ayant empêché de réaliser bien des
projets.
Il importe pourtant de préciser que si l'ensemble de ces
résolutions constitue un tout cohérent qui embrasse
les aspects principaux de la vie sociale, nous ne trouvons ici qu'un
reflet très insuffisant de ce qui se passait en Aragon. Il
faut avoir parcouru les 3 provinces, assisté directement
à l'effort créateur des collectivistes, dans les villages,
les champs, les ateliers, les magasins de distribution municipaux
ou communaux, avoir parlé avec les hommes pleins de foi,
soulevés d'enthousiasme et riant au présent et à
l'avenir que l'on trouvait alors pour apprécier comme il
convient l'uvre réalisée.
*
La dernière Résolution adoptée par le Congrès
de Caspe avait un caractère politique. Devant l'absence pratique
d'autorités gouvernementales, en Aragon, et afin de prévenir
une offensive des autorités de Valence, les militants libertaires
eurent l'idée de constituer un Conseil de Défense
qui pourrait suppléer le gouverneur - équivalent du
préfet en France - représentant le gouvernement central
et empêcherait, ou retarderait le plus longtemps possible
la mainmise de ce dernier sur la région.
Mais il va de soi que ce gouvernement ne pouvait tolérer
l'existence d'une administration autonome. Il publia donc un premier
décret selon lequel les conseils municipaux devaient se constituer
partout, selon les normes légales établies. Comme
souvent les Collectivités s'étaient substituées
aux municipalités, ou avaient en quelque sorte fusionné
avec elles, ces organismes reconstitués empiétaient
sur ceux que la révolution s'était donnés.
D'autre part, une telle reconstitution provoquait la résurrection
des partis politiques qui n'avaient rien à faire dans les
Collectivités - pas plus, du reste, que d'autres tendances
révolutionnaires constituées en mouvements autonomes
: la Collectivité était devenue l'incarnation de l'organisation
naturelle, et générale, de l'ensemble des habitants.
Toutefois, depuis le 19 juillet, et en de nombreux endroits, bien
que les partis fussent démantelés surtout parce que,
dans la plupart des cas, ils s'étaient effacés d'eux-mêmes,
leurs sections locales reparaissaient timidement, ou s'efforçaient
de se reconstituer.
Isolés, leurs membres n'exerçaient aucune influence
; unis, ils pouvaient non pas mettre les Collectivités en
péril, mais fomenter une certaine opposition gênante.
Et les républicains radicaux, de droite et de gauche (ou
ce qui en restait), les socialistes réformistes, du moins
les officiels, certaines sections locales poumistes (53), les communistes,
ainsi que les petits propriétaires anticollectivistes s'efforçaient
de constituer une force appuyée sur le gouvernement dans
la majorité des cas (poumistes mis à part), et qui
pouvait causer des difficultés.
En fait, et malgré cette situation, nombreux furent les
membres de partis politiques qui rallièrent les Collectivités.
Mais la résurrection des conseils municipaux officiels, au
passé nettement politique, permettrait une certaine intromission,
ou pression du gouvernement, les conseils municipaux devant, selon
la loi, obéir aux ordonnances émanant du ministère
de l'Intérieur.
Devant cette contre-attaque, il fallait improviser une tactique
de défense. Et le congrès de Caspe prit la résolution
suivante :
"Considérant que les conseils municipaux jouent un
rôle différent de celui des Collectivités.
"Que ces conseils sont des organismes légalement constitués,
dans lesquels collaborent toutes les organisations antifascistes
et dont la représentation la plus élevée est
le Conseil supérieur d'Aragon.
"Que les Comités administratifs des Collectivités
exercent une fonction différente de celle des Conseils municipaux.
"Que les Syndicats sont appelés à désigner
et à contrôler les camarades qui vont représenter
la C.N.T. dans ces deux sortes d'organismes.
"Qu'il ne peut y avoir opposition entre la gestion des Collectivités
et celles des conseils municipaux.
"Que les uns et les autres sont solidaires de l'organisation
syndicale, tant que celle-ci prendra part à la constitution
des conseils des Collectivités, les conseils municipaux maintiendront
des rapports fraternels grâce au truchement de la C.N.T."
On réintroduisait ainsi, dans le domaine politique, la C.N.T.et
ses Syndicats, force combattante traditionnelle, ce qui avec les
Collectivités permettra de parer aux inconvénients
du rétablissement des conseils municipaux.
Et au moyen de ces trois organes - puisque nos camarades entraient
aussi dans les conseils municipaux - le mouvement libertaire donnait
une extrême souplesse à son activité créatrice.
La protection du Conseil d'Aragon, organe devenu semi-officiel,
ajoutait momentanément du moins, un facteur complémentaire
à cette souplesse.
*
Les adversaires des Collectivités, surtout les staliniens
d'hier et d'aujourd'hui, affirment souvent que les Collectivités
aragonaises furent imposées par nos milices qui, en leur
majorité, étaient accourues de Catalogne pour enrayer
l'avance de l'ennemi, ce qu'elles parvinrent à faire pendant
deux ans au prix de pertes énormes (54).
Certes, la présence de ces forces auxquelles les autres
partis ne pouvaient rien opposer, et n'opposaient rien, a favorisé
indirectement les réalisations constructives dont nous parlons,
en empêchant la résistance active des partisans de
la république bourgeoise et du fascisme. Mais d'abord, si
ces autres partis n'ont pas agi ainsi, c'est simplement parce qu'ils
manquaient de forces combattantes, non seulement venues de Catalogne,
mais surtout en Aragon. Car même sans ce rapport de forces
notre mouvement aurait joué le rôle prépondérant
qui fut le sien. Car il faut le répéter inlassablement,
"la situation était devenue révolutionnaire"
du fait de l'attaque franquiste et de la carence du gouvernement
républicain. Dans ce cas, c'est l'élément révolutionnaire
le plus important qui devait jouer le plus grand rôle par
le fait de sa supériorité et de l'adhésion
des masses. Sans la valeur des hommes, des cadres militants qui
prirent les initiatives, et s'adaptèrent aux circonstances
avec une intelligence tactique souvent merveilleuse, à peu
près rien n'aurait été fait. Peut-être,
malgré la fringale de terres des paysans n'aurait-on touché
qu'insuffisamment à la grande propriété, sans
inspiration constructive d'envergure, par manque de directives idéologiques
précises. La présence militaire des nôtres a
contribué à libérer la population d'un passé
de tradition qui aurait par trop limité son effort : c'est
tout.
Mais cette présence est bien loin de tout expliquer. En
témoignent les autres régions où, malgré
l'existence des autorités légales et des forces militaires
non libertaires, la révolution s'est produite aussi. C'est
dans le Levant que, comme on le verra, les Collectivités
furent les plus nombreuses et les plus importantes. Or c'est à
Valence, capitale du Levant, que résidait le gouvernement
avec toute sa bureaucratie, et des forces policières nombreuses.
Et en Castille, où au début républicains, socialistes
et communistes l'emportaient largement sur nous, les Collectivités
paysannes naquirent et se développèrent, leur ensemble
devenant peut-être plus puissant qu'en Aragon.
En allant davantage au fond des choses, je crois pouvoir dire que,
contrairement aux assertions qui attribuent l'implantation et le
développement des Collectivités aragonaises au poids
spécifique des troupes libertaires, celles-ci n'ont pas joué
un rôle positif dans ce fait historique. D'abord, selon mes
observations directes, elles ont vécu en marge de l'uvre
de transformation sociale qui s'accomplissait. Monde militaire -
même libertaire - et monde civil. Esprit militaire avec ses
préoccupations propres et dans une certaine mesure replié
sur soi-même, généralement indifférent
à ce qui n'était pas la vie du front. Il y eut des
exceptions où s'établirent des rapports entre civils
et miliciens : elles furent le fait d'un mince pourcentage d'individus.
La plupart des soldats, souvent des Catalans, venus des zones industrielles,
ont vécu à côté des villages aragonais
sans s'y intéresser, même quand ils y étaient
hébergés. Quant à la nouvelle organisation
de la vie, de la production, des échanges, la présence
militaire a joué un rôle plus négatif que positif.
D'une part, les Collectivités ravitaillaient, sans contrepartie
économique, ces troupes qu'il fallait nourrir, et bien nourrir,
et que le gouvernement laissait à l'abandon. D'autre part,
bon nombre de "maños" (55), les plus jeunes, les
plus robustes, étaient mobilisés au front et soustraits
au travail des champs et des ateliers. Tout compte fait, toujours
du point de vue économique, les Collectivités auraient
gagné à ce qu'il n'y eût pas de forces armées
établies dans la région.
Mais il est vrai qu'alors les fascistes auraient avancé.
Graus (56) Graus est situé au nord de la province de Huesca,
dans une région moins propice à la production agraire
socialisée que les villages d'Aragon que nous avons visités
plus au sud. La topographie du terrain en est la cause principale.
Nous sommes ici en pleines Pyrénées espagnoles, parmi
des bois assez maigrelets et des rocs beaucoup plus nombreux que
les arbres. Les champs sont rares, les surfaces cultivées
de petites dimensions.
Les cultures s'étagent, irrégulières, entre
les formations pierreuses et chaotiques. On y arrive par des sentiers
où les machines ne peuvent passer. L'eau ne manque pas ;
ruisseaux, sources, rivières, torrents abondent. Mais la
terre est rare. L'érosion l'a entraînée au long
des siècles. Aussi les villages sont-ils perdus dans les
masses grisâtres, avec leur petit nombre d'habitants et leurs
groupes de demeures mornes, qui n'arrivent pas toujours à
100 ; on les trouve aussi sur les hauteurs, dominant des vallées
minuscules, et entourés d'énormes blocs déchiquetés
au milieu desquels ils ressemblent à des nids.
Là où la vie est si paisible, dans des endroits si
retirés, le progrès ne pénètre pas aisément.
Une tradition séculaire règne, les esprits sont lents.
Les idées nouvelles ont peu pénétré
dans les hautes montagnes d'Aragon ; comme dans tout pays montagneux
que ne traversent pas de vivantes artères. L'horizon restreint
de la vie sociale, le repli sur soi-même prédisposent
peu les habitants à une large pratique collectiviste, ce
qui n'exclut, surtout dans cette région, ni la loyauté,
ni la noble hospitalité.
Nous sommes en juin 1937. Le canton de Graus compte 43 villages
parmi lesquels Capella, Campo, Vesian, Pelatua, Benasque, Bocamorta,
Puebla de Castro, Torres del Obispo, Puebla de Fantova, Laguares
sont collectivisés à 50 %.
L'organisation que j'ai eu le loisir de mieux étudier est
celle de Graus, chef-lieu du canton. Ce village - 2.600 habitants
-, qui a un peu l'aspect d'une petite ville, est situé au
bord de l'Esera, la rivière d'Espagne dont, me dit-on, le
débit est le plus constant, qui prend sa source en France
et alimente l'immense barrage du canal d'Aragon et de Catalogne.
Entouré, lui aussi, de hautes montagnes et bien arrosé,
Graus se trouve à l'intersection de plusieurs routes. Il
est donc devenu un centre commercial relativement important, et
l'esprit d'initiative y a fait naître de petites entreprises
répondant aux besoins de la contrée. En juillet 1936,
40 % des habitants vivaient du commerce ; l'industrie et l'agriculture
se partageaient 60 % à égalité.
20 % de la terre cultivée sont irrigués. On y fait
venir des plantes potagères. Dans les terres sèches,
on cultive des céréales, la vigne, l'olivier, l'amandier.
Mais cette année, dans tout le nord de l'Aragon, les amandes
ont été détruites par une nuit de gelée
comme, plus au sud, les vignes du canton de Binéfar ont été
ravagées par un orage d'une heure.
40 % des terres irriguées appartenaient à deux propriétaires.
40 % étaient plus équitablement répartis, mais
la pauvreté des récoltes obligeait les paysans moyens
(on peut deviner le sort des absolument pauvres) à se procurer,
hors du travail des champs, le tiers, et souvent la moitié
de leur ressources. Ils s'employaient dans l'industrie locale, comme
journaliers sur la terre des riches. Ou encore, ils partaient faire
un travail saisonnier dans d'autres régions. Dans les travaux
industriels, les salaires oscillaient de 6 pesetas pour les manuvres
à 8 pour les maçons et les mécaniciens. Mais
des calculs précis montraient que, compte tenu du chômage,
les maçons gagnaient en moyenne 5 pesetas par jour. Quant
aux manuvres...
Durant ces dernières années, les jeunes gens émigraient
pour aller vivre en Catalogne ou en France ; 20 % des jeunes filles
partaient se placer comme domestiques dans les villes.
Les commerçants et les petits industriels ne vivaient guère
mieux. Leurs dettes dépassaient depuis longtemps le montant
de leur capital.
Dès que les antifascistes, guidés par nos camarades,
eurent pris la situation en main, ils entreprirent les réformes
sociales que nous allons décrire.
On l'a vu, les conditions d'existence des différentes couches
de la population étaient très différentes.
Un journalier travaillant aux champs gagnait par jour la moitié
de ce que gagnait un mécanicien. On instaura donc immédiatement
le salaire familial, qui assurait à tous le même droit
à la vie. Ce salaire fut d'abord payé en bons. Au
bout d'un mois, on mit en circulation des tickets divisés
en points plus ou moins nombreux. Plus tard, la relative importance
commerciale de Graus, sa situation sur les routes très fréquentées,
firent reprendre la peseta, monnaie officielle maintenue dans l'ensemble
de l'Espagne, comme étalon général des valeurs
; puis le Comité émit pour son compte une monnaie
divisionnaire locale.
D'abord contrôlé, le commerce fut bientôt socialisé.
On remplaça les transactions individuelles par les transactions
collectives. Une "coopérative alimentaire" fut
installée, où l'on concentra tous les vivres trouvés
dans le petit commerce. Puis on ouvrit une deuxième coopérative
(57) pour les tissus et la mercerie, et qui remplaça 23 des
25 boutiques spécialisées - car on en conserva deux.
Il y avait aussi 25 ou 30 épiceries, qui furent transformées
en deux grands magasins collectifs. Un magasin de chaussures sur
trois subsista ; les deux quincailleries furent fondues en une seule
; sur six, quatre boulangeries et dépôts de pain disparurent,
et maintenant il suffit d'un fournil sur trois.
Ce processus de réorganisation et de perfectionnement technique
a été de pair avec celui de la collectivisation agraire
et industrielle. A Graus, comme dans beaucoup d'autres endroits
d'Aragon, la pratique du socialisme a commencé par l'organisation
de la Collectivité agraire. Devant la gravité de la
situation, le Comité révolutionnaire s'est occupé
d'abord des besoins vitaux les plus urgents. Il fallait rentrer
les récoltes, il faut labourer et semer, obtenir de la terre
le maximum de rendement avec - étant donné le nombre
de ceux qu'absorbe la guerre - le minimum d'efforts. Sous l'action
des camarades de l'U.G.T. et de la C.N.T., les vieux araires tirés
par un âne sont éliminés, les bêtes de
trait les plus robustes sont rassemblées et lancées,
avec les meilleures charrues, sur les terres d'où l'on a
arraché les haies séparatrices. Les champs sont emblavés.
La Collectivité agraire se constitue le 16 octobre : à
peine trois mois après l'attaque fasciste. Ce même
jour, les moyens de transport, qui s'étaient collectivisés
pratiquement dès le début, le font officiellement.
Et d'autres nouvelles étapes sont décidées,
selon les indications données par les deux syndicats - le
socialiste et le libertaire. La socialisation de l'imprimerie est
décidée le 24 novembre (58). Deux jours plus tard
vient celle des magasins de chaussures et des boulangeries.
Le 1er décembre, c'est le tour du commerce, de la médecine,
des pharmacies, des maréchaux-ferrants, des serruriers. Le
11 décembre, celui des ébénistes, des menuisiers.
Graduellement, toutes les activités sociales entrent dans
le nouvel organisme.
La Résolution votée par les agriculteurs fera mieux
connaître les lignes essentielles et les principes généraux
des Collectivisations successives, puisque dans tous les cas ces
principes sont à peu près les mêmes. En voici
le texte :
" Les travailleurs de l'agriculture, réunis à
Graus le 16 octobre 1936, décident ce qui suit :
1° Ils adhèrent à la Communauté générale
de tous les métiers ;
2° Tous les adhérents entrent dans la Communauté
de leur propre volonté ; ils sont tenus d'apporter leurs
outils ;
3° Toutes les terres des camarades entrant dans la Communauté
doivent être apportées pour augmenter les biens communaux
;
4° Quand les travailleurs de l'agriculture n'auront pas de
travail, ils devront aider obligatoirement les autres professions
qui auront besoin de leur concours ;
5° On fera par duplicata un inventaire des biens apportés
à la Collectivité ; un exemplaire sera remis au propriétaire
de ces biens, l'autre restera aux mains de la Collectivité
;
6° Si, pour des raisons imprévues, la Collectivité
devait se dissoudre, chaque camarade aura le droit indiscutable
de reprendre les biens qu'il aura apportés ;
7° Les adhérents nommeront, dans leur réunion,
la Commission administrative de leur profession ;
8° Quand les travailleurs de l'agriculture se seront mis d'accord
sur ce dernier point, ils devront nommer une Commission administrative
composée d'un président, un trésorier, un secrétaire
et trois membres ;
9° Cette Collectivité agraire maintiendra des relations
directes avec la Caisse communale de tous les métiers réunis
qui sera créée par le Comité de liaison ; 10°
Les ouvriers qui viendront travailler en commun toucheront les salaires
suivants : pour les familles composées de trois personnes
et au-dessous (59), six pesetas ; celles composées de plus
de trois personnes toucheront une peseta par jour pour chacune d'elles
;
11° Le salaire pourra être modifié selon les circonstances,
et sur proposition de la Commission administrative de tous les métiers
réunis (60) ;
12° Les ouvriers dont les parents n'appartiennent pas à
la Collectivité recevront les salaires que le Comité
établira (61) ;
13° L'expulsion d'un membre de la Collectivité devra
être décidée par la Commission centrale de tous
les métiers, dont la section d'agriculture fait aussi partie
;
14° Les adhérents à la Collectivité s'engagent
à travailler autant d'heures que la Commission administrative,
d'accord avec la Commission centrale locale, jugera nécessaire,
en apportant au travail l'intérêt et l'enthousiasme
indispensables ;
Dûment informés, et en plein accord, les travailleurs
de l'agriculture prennent acte de cette Résolution."
Ce document, comme tous les autres du même genre - nous n'en
verrons d'exception qu'à Alcorisa - a été rédigé
par des paysans qui n'étaient pas des lettrés, et
même faisaient d'assez nombreuses fautes d'orthographe ; on
pourrait aussi y trouver certaines gaucheries rédactionnelles,
ou de petites ambiguïtés de termes.
Toutefois, les tâches essentielles sont énumérées,
et la pratique rendra la pensée plus claire et plus précise.
Pour y contribuer, observons d'abord qu'aucune collectivisation
n'est réalisée en dehors de la volonté des
intéressés. Quant au Comité révolutionnaire
collectiviste, dont le nom change parfois selon les textes, il se
borne à convoquer - certainement après accord préalable
avec les militants les plus au courant des problèmes et des
activités - chaque section de producteurs, qui décide,
en toute indépendance, de se collectiviser. Une fois entrée
dans la Collectivité, cette section n'est plus autonome (62).
Le Comité révolutionnaire, bientôt transformé
en Comité de liaison (de enlace), dirige ou coordonne le
tout. Il disparaîtra en janvier 1937, avec le rétablissement
du Conseil municipal exigé par le gouvernement.
Là encore, une parfaite harmonie règne entre les
deux fractions ouvrières : U.G.T. et C.N.T., qui se sont
mises d'accord pour désigner chacune quatre conseillers,
et pour que le président, qui joue le rôle de maire,
soit un travailleur républicain, choisi par une assemblée
générale de tous les habitants du village. L'impartialité
et l'entente sont ainsi assurées.
Mais le maire n'est qu'un personnage décoratif : il ne fait
qu'appliquer les décisions prises par la majorité
du Conseil municipal qui doit représenter le gouvernement
central, appeler les soldats pour la guerre, fournir les papiers
d'identité, établir le rationnement pour tous les
habitants du village, individualistes et collectivistes.
La Collectivité ne dépend que d'elle-même.
Le Conseil municipal n'intervient ni dans ses activités,
ni dans son administration - et il en est de même pour toutes
les Collectivités en général. Elle dirige 90
% de la production (il ne reste d'individualistes que dans l'agriculture),
et les moyens de transport, la distribution, les échanges.
Sur les huit camarades qui la composent, six sont à la tête
de la section pour laquelle ils sont le plus qualifiés. Voici
la classification établie pour chaque délégué
:
Culture et santé publique qui comprend tout ce qui concerne
la vie intellectuelle, y compris le théâtre, le cinéma
(il y en a un à Graus, lequel, à l'occasion, sert
de salle de réunions). La même section s'étend
aussi au sport et aux questions sanitaires en général
;
Travail et statistique qui s'occupe du classement et de la répartition
des travailleurs, des rétributions, du recensement général
;
Ravitaillement (commerce, fourniture de charbon; engrais chimiques,
magasins, dépôts et distribution) ;
Transport et communications (camions et camionnettes, automobiles,
chariots, taxis, garage, P.T.T.) ; Industrie (fabriques, ateliers,
électricité, eau, travaux du bâtiment).
Les deux autres camarades, un de l'U.G.T. et un de la C.N.T., occupent
le secrétariat général ; ils sont aussi chargés
de la propagande.
Dans l'organisation industrielle, chaque atelier désigne
un délégué qui travaille et qui maintient les
relations permanentes nécessaires avec le secrétaire
à l'industrie.
Chaque spécialité industrielle a un compte particulier
tenu par la section de comptabilité générale
où l'on me montre le Livre majeur dans lequel je relève
les sections existantes. Leur liste donne une impression assez complète
des activités non agricoles de l'endroit et de l'organisation
d'ensemble :
Eau potable, fabrication d'outres, menuiserie, matelasserie, cinématographie,
charronnerie, meunerie, photographie, soierie, chocolaterie, charcuterie,
fabrication de liqueurs, électricité, huilerie, quincaillerie,
hôtels et cafés, forges, lingerie, fours à plâtre,
boulangeries, établissements de coiffure, blanchisserie,
collectivité des tailleurs, savonnerie, peinture en bâtiment,
tuileries, ferblanterie, réparation de bicyclettes, ateliers
de couture, atelier de machines à coudre, de confection,
imprimerie, vacherie, matériaux de construction.
Tout est donc contrôlé et coordonné. Comme
pour la distribution, on a rationalisé l'organisation de
la production. C'est ainsi que la fabrique de boissons a été
installée par la Collectivité qui a réuni en
un seul établissement les petites entreprises où l'on
préparait le vin, et fabriquait la limonade, l'eau gazeuse,
la bière et les liqueurs. Le travail est maintenant mieux
fait, dans des conditions plus hygiéniques pour les producteurs
et les consommateurs.
La Collectivité a aussi installé un moulin producteur
d'huile d'olive, aux techniques modernes, et maintenant on utilise
les déchets pour la fabrication du savon : une industrie
dérive de l'autre. Notons encore, parmi les achats : deux
grands camions de 8 tonnes, mis au service de tout le village, et
une bascule d'une puissance de 20 tonnes, qui permettra, pour la
première fois dans l'histoire de Graus, de contrôler
le mouvement des marchandises qui entrent et sortent. Ajoutons parmi
les acquisitions deux grandes machines à laver électriques,
une pour l'hôpital, l'autre pour les hôtels locaux,
collectivisés.
Bien entendu, l'agriculture n'en est pas restée à
sa production précédente. Etant donné la faible
proportion de terres cultivables, la surface irriguée n'a
augmenté que de 5 %, celle des terres sèches de 10
%, mais la suppression des anciennes divisions permet de gagner
du terrain sur les haies et les chemins inutiles. On travaille la
terre plus rationnellement ; on ne perd plus tant de petites surfaces
non labourées à l'extrémité de chaque
champ ; et l'on a semé 50 % de plus de pommes de terre, ce
qui permettra d'échanger les trois quarts de la récolte
contre les produits venus de Catalogne ; et si la nature ne réserve
pas de mauvais coups, on obtiendra, grâce à un meilleur
emploi de l'outillage, des engrais et de l'effort des hommes, plus
de luzerne pour le bétail, et le double de betteraves sucrières
pour la population humaine.
De plus, mettant à profit les moindres parcelles de terre,
environ 400 arbres fruitiers sélectionnés ont été
plantés.
La Collectivité a acheté une batteuse moderne, des
charrues modernes, et des semoirs, un tracteur puissant, une faucheuse-lieuse,
des sulfateuses, un buttoir. L'emploi de tous ces éléments
mécaniques, auxquels s'ajoutent ceux fournis par l'industrie
chimique, permet de comprendre qu'entre les terres travaillées
par les individualistes - qui finirent par adhérer à
l'effort commun - et celles de la Collectivité, la différence
de rendement à l'hectare ait atteint jusqu'à 50 pour
cent.
Avant juillet 1936, l'élevage avait été négligé
à Graus. Mais la localité, trop commerciale, s'est
vue, par la diminution même du trafic que cause l'interruption
des contacts avec les autres parties de l'Aragon, obligée
de changer une partie de ses activités. On a donc intensifié
l'élevage en achetant d'abord 310 moutons, point de départ
d'un troupeau plus abondant qui pourra se nourrir dans la montagne.
Mais il y a mieux.
J'ai visité deux "granjas" - disons fermes - qui
donnent une splendide impression d'effort créateur. La ferme
n° 1 est destinée à l'élevage des porcs.
On l'a construite loin du village, dans un endroit entouré
d'arbres et de champs où la Collectivité installera
bientôt des parcs avicoles.
Cette porcherie comprendra deux corps de bâtiment, dont l'un
est achevé. Il est construit en excellents matériaux
: murs de pierre, sol de ciment, longueur et largeur suffisantes,
le tout bien éclairé et aéré. Dans vingt-deux
divisions, 162 porcs sont classés selon leur âge et
leur race. Une allée centrale sépare les deux rangées
de compartiments où les bêtes s'agitent et grognent.
Les murs sont peints en blanc ; tout est journellement nettoyé
au jet d'eau, et en même temps les porcs sont douchés
quand on le croit nécessaire.
Bientôt, ils prendront, dehors, l'air et le soleil, grâce
aux portes déjà percées pour leur sortie quotidienne.
Il ne restait qu'à installer l'enclos extérieur, ce
qui certainement fut fait par la suite.
Au premier étage, aussi solide, quoique moins haut que le
rez-de-chaussée, on a installé les réserves
de nourriture et un réservoir d'où l'eau, élevée
au moyen d'une pompe à moteur, est distribuée à
toute la porcherie. Dehors, au sol, des rigoles spécialement
creusées mènent le purin et les excréments
dans une fosse d'où ils s'écouleront, après
traitement adéquat si nécessaire, et serviront d'engrais
pour les cultures environnantes.
Les truies sur le point de mettre bas sont logées séparément,
isolées et tranquilles. Quand l'installation en cours sera
achevée, la Collectivité élèvera au
moins 400 porcs de plus que Graus n'en élevait auparavant.
Le gain sera plus élevé si l'on tient compte de l'amélioration
de la race, et de la plus grande rapidité de l'engraissement.
Le projet d'un vaste parc avicole non loin de cette porcherie ne
doit pas faire penser que tout était à entreprendre
dans ce domaine, au moment où j'ai visité cette localité
et étudié ce qui s'y faisait. La "granja"
n° 2 le prouve. Elle fut organisée dès les premiers
moments. Le plan en a été tracé d'après
les données et les expériences les plus récentes.
D'un côté on a construit, - toujours avec une rapidité
surprenante, car on ne disposait que de l'énergie humaine,
- cinq pavillons, chacun avec son premier étage. De l'autre,
un pavillon seul, qui compte sept départements. Puis on a
commencé l'élevage en prenant ce qu'on avait sous
la main. Ici sont les poules de race Leghorn, là les catalanes
du Prat, race excellente et trop méconnue. Puis des races
indéfinies. Des centaines de pondeuses. Les oeufs sont réservés
aux membres de la Collectivité, bien que certaines familles
possèdent une petite basse-cour. Il y a encore de nombreux
canetons, des oies, des oisillons pour lesquels on prépare
une mare. En outre, les dindonneaux et soixante lapins et lapines
sont le début de vastes réalisations.
En juin 1937, 1.500 poussins étaient déjà
nés, et 800 se formaient dans sept couveuses artificielles
dont cinq avaient été achetées en Catalogne,
l'une avait été donnée, et la dernière
fabriquée sur place.
Qualité de la construction, conditions d'hygiène,
tout est irréprochable. Les poussins sont alimentés
d'après les recommandations les plus récentes de la
zootechnie : farine de lait, huile de foie de morue, rien ne leur
manque. Justement, cette année, on ne sait quelle maladie
tue presque tous ceux élevés dans les maisons particulières.
Disposant de plus de ressources, l'élevage collectif ignore
cette hécatombe. En revenant, je découvre dans une
dépendance, trois moulins électriques pour triturer
le grain et les os que l'on donne aux volailles, afin qu'elles puissent
former la chaux nécessaire à la ponte.
Revenons aux travaux non agricoles. Dans la fabrique de corsets,
une trentaine de femmes travaillent en chantant des hymnes révolutionnaires
à la gloire de Durruti, tué sur le front de Madrid,
ou des "jotas" aragonaises et des "coplas" d'autres
régions d'Espagne. Au lieu de corsets, on confectionne des
chemises et des caleçons pour les miliciens. La plupart des
jeunes filles ne sont pas payées spécialement pour
venir travailler, puisque leur existence est assurée par
le salaire familial touché au foyer, et dans lequel elles
sont incluses. Cependant, elles viennent, en deux équipes,
l'une le matin, l'autre l'après-midi ; et elles n'en travaillent
pas moins aussi activement que possible. Nous sommes dans le domaine
de l'esprit solidaire.
Maintenant, examinons d'un peu plus près les nouvelles conditions
d'existence. Nous avons vu, dans la Résolution des travailleurs
des champs, qu'un ménage touche six pesetas par jour, qu'on
attribue une peseta de plus par personne, toujours d'après
ce principe que plus grand est le nombre des membres d'une famille,
moins élevé est le coût de la vie par individu.
Cette augmentation est uniforme. Par conséquent, une famille
de huit personnes touche 14 pesetas, ce qui ne s'était jamais
vu, même de loin, car il n'y avait aucune aide sociale pour
les familles nombreuses. Puis, devant les progrès des ces
sources économiques, ce salaire des familles nombreuses a
été augmenté de 15 %. En outre, on ne paye
plus de loyer, celui-ci étant considéré comme
un service public ; le prix du gaz et de l'eau a été
diminué de moitié, et les soins médicaux et
pharmaceutiques sont gratuits, car, ainsi que nous l'avons vu, ces
deux services sont socialisés.
Ajoutez qu'il n'y a pas de chômage et que comme dans toutes
les Collectivités, le salaire est payé intégralement
pour les cinquante-deux semaines de l'année, car, me disait
un des organisateurs de Graus, "il faut manger tous les jours".
Par contre, le prix des vêtements provenant de Catalogne,
et des aliments venus d'autres régions, a augmenté
de 30 pour cent.
Si nous voulons comparer, prenons une famille de cinq personnes
(chiffre normal en Espagne) et composée du père, de
la mère et de trois enfants, ou du père, de la mère,
de deux enfants et de l'un des grands-parents : c'est-à-dire
une famille où un seul membre est producteur. Prenons aussi
l'un des anciens salaires les plus élevés : celui
d'un mécanicien dont nous supposerons qu'il ne chôme
jamais. Ses huit pesetas par jour - très bon salaire pour
un village d'Espagne - font 200 pesetas par mois de 25 jours de
travail. Maintenant, y compris l'augmentation de 15 pour cent, ces
cinq personnes gagnent 310,50 pesetas par mois. Compte tenu de l'élévation
actuelle de certains prix, la différence n'est pas si grande
que le laisseraient supposer les premiers chiffres. Mais elle donne
tout de même un avantage appréciable. De plus, comme
nous l'avons vu, cette famille ne paye pas de loyer, qui, avec les
frais médicaux et pharmaceutiques, représentait soixante-dix
pesetas par mois. Le salaire monte ; il monte aussi grâce
au petit lopin de terre que l'on a donné, ou laissé
à chaque famille, pour qu'elle puisse cultiver ce qui lui
plaît. Il monte encore grâce aux semences sélectionnées
et aux engrais distribués gratuitement, grâce aussi
aux animaux de basse-cour. Et il monte bien davantage pour les maçons,
les manuvres maçons travaillant à l'intempérie,
y compris les journaliers des champs, qui gagnaient quatre pesetas
par jour six mois par an... Aujourd'hui, il n'est plus besoin d'aller
s'employer ailleurs, et les jeunes filles ne partent plus, en Catalogne
ou en France, pour aller faire les domestiques.
On peut donc dire que, dans l'ensemble, le niveau des conditions
d'existence s'est élevé de 50 à 100 pour cent
en quelques mois, que le capital de production a augmenté
de façon étonnante, en pleine guerre, bien qu'une
partie de la main-d'uvre, la plus jeune et la plus active, soit
au front. Le miracle a été possible non seulement
parce qu'on a travaillé avec un enthousiasme collectif admirable,
mais aussi par une meilleure économie de l'emploi et des
forces de production : rappelons-nous que la population s'adonnant
au commerce atteignait 40 pour cent, et comprenons qu'une meilleure
distribution des activités a permis, ici comme ailleurs,
de libérer une main-d'uvre, jusqu'alors pratiquement parasitaire,
et de l'employer à des taches enrichissantes pour tous.
*
L'ensemble du mécanisme économique - production,
échanges, moyens de transport, distribution - est aux mains
de douze employés, qui tiennent séparément
les livres et fichiers de chaque activité. Jour par jour,
tout est enregistré, stipulé : mouvement et réserves
des biens de consommation et de production, prix d'achat, prix de
vente, total des sommes versées et perçues, bénéfice
et déficit pour chaque production ou activité.
Et toujours, l'esprit de solidarité est présent,
non seulement entre la Collectivité et chacun de ses composants,
mais entre les différentes branches de l'économie.
Le déficit de telle branche, utile et nécessaire,
est compensé par le bénéfice de telle autre
branche. Voici, par exemple, la section des coiffeurs. Les boutiques
doivent être ouvertes toute la journée pour accueillir
les usagers, généralement des hommes (les femmes des
villages ne se font pas friser souvent), qui peuvent se présenter.
Mais en général les hommes travaillent dans la journée,
aux champs ou à l'atelier et ne vont se faire raser que le
soir... et pas tous les jours ; à moins qu'ils ne préfèrent
se raser eux-mêmes. Comme, d'autre part, on ne vend pas de
parfums, la coiffure travaille à perte. En revanche, l'activité
des chauffeurs est très rentable, ce qui, de même que
la fabrication d'alcool employé en médecine et en
usages industriels, laisse des excédents appréciables.
Eh bien ! ces excédents compensent le déficit des
établissements de coiffure. C'est aussi par ce jeu des compensations
entre les sections que l'on achète les produits pharmaceutiques
pour tout le monde, et des machines pour les paysans.
La Collectivité de Graus donne d'autres exemples de solidarité.
Elle héberge 224 réfugiés qui ont fui de leurs
villages devant l'avance fasciste. De ce total, seuls une vingtaine
sont en condition de travailler, et 145 sont sur le front. Vingt-cinq
familles dont les membres responsables sont malades ou impotents
touchent leur salaire familial.
Malgré toutes ces dépenses, on a réalisé
des travaux publics d'une certaine importance. Cinq kilomètres
de routes ont été goudronnés, un canal d'irrigation
de 700 m de long a été élargi de 40 cm et approfondi
de 25, pour mieux arroser les terres et augmenter la force motrice.
Un autre a été prolongé de 600 m. Un large
chemin tournant descend à une source jusqu'alors interdite
aux habitants du village. Mais ceci vaut d'être conté.
*
Cette source débouchait dans la dépression d'un vaste
terrain que son propriétaire divisait et louait en parcelles.
Jaloux et tracassier, l'homme interdisait d'y aller boire parce
que, pour y accéder, il fallait emprunter un sentier qui
traversait une haie en bordure d'un champ et d'un petit ravin lui
appartenant. Même ses fermiers ne pouvaient, aux jours de
grande chaleur, aller s'y désaltérer.
Toutefois, assez fréquemment, et comme il est naturel, les
gens désobéissaient aux injonctions du propriétaire.
Alors, le bonhomme fit sceller l'orifice de la source, et triompha.
Mais la révolution changea les rôles. Parmi les mesures
du Comité révolutionnaire figura, à la joie
de tant de gens, non seulement l'expropriation des terres de l'intraitable
égoïste, mais aussi la jouissance publique de la source
interdite. On décida de construire, même à travers
les haies, le beau chemin qui maintenant descend en courbe vers
l'eau jaillissante ; et le propriétaire d'hier dut prendre
part aux travaux avec ceux qui avaient été ses fermiers.
Quand tout fut construit, avec cet amour que l'eau suscite en Espagne
- et dans tant d'autres pays ! - une plaque de marbre fut apposée
au-dessus du jet cristallin. J'y ai lu, gravées en lettres
d'or, ces paroles vengeresses : "Source de la Liberté,
19 juillet 1936."
*
Comme partout aussi, Graus fait une large place à l'enseignement.
La création la plus frappante, oeuvre surtout d'un homme
illuminé par sa tâche et par son apostolat, est une
Ecole des Beaux-Arts que fréquentent, l'après-midi,
les élèves des écoles primaires, et, le soir,
des jeunes gens travaillant toute la journée. Dessin, peinture,
sculpture (ou étude de la sculpture), chorales qui devaient
exister avant, car l'Espagne en était couverte : on cultive
l'esprit et on l'élève par l'art, l'âme de l'homme
et de l'enfant.
Lors de ma visite, quatre-vingts petits réfugiés
de la zone franquiste étaient installés dans une belle
propriété naturellement saisie par la Collectivité,
et située à plusieurs kilomètres du village.
Deux instituteurs et trois institutrices donnaient l'enseignement
à l'ombre des grands arbres. Dans le pavillon principal,
des lits de tous modèles, réunis comme on avait pu
par le concours de la population, mais suffisants et nets, garnissaient
la chambre. Deux femmes spécialisées assuraient la
propreté et préparaient le repas dans la vaste cuisine
dont auparavant les riches propriétaires ne faisaient usage
que quelques semaines par an. Aliments, meubles, linge, salaire
du personnel, Graus fournissait tout.
L'endroit était splendide avec son bois qui descendait vers
la rivière, son parc, sa piscine, ses basses-cours, ses dépendances
variées. Les enfants étaient visiblement heureux.
Sans doute n'avaient-ils jamais connu une si belle vie. Si les circonstances
nous sont favorables, nos camarades de Graus, ceux de l'U.G.T. et
de la C.N.T. réunis établiront, dans la vaste propriété
jusqu'ici ostentatoire et humainement stérile, une colonie
permanente où tous les enfants de Graus iront tour à
tour vivre, s'instruire et jouer au grand air et au soleil.
*
Je veux terminer sur une dernière impression, un dernier
souvenir qui me situe toujours dans le passé vécu.
C'est à Graus que j'ai vu, pour ainsi dire proclamée
sur les façades, dans toutes les rues, et avec le plus d'éclat,
et d'intensité, la joie de l'effort et de l'ordre nouveau.
Tous les lieux de travail, tous les ateliers, les dépôts,
les magasins de marchandises, portaient sur leur façade des
panneaux de bois aux couleurs rouge et noire, de dimensions diverses,
sur, lesquels on lisait, selon leur ordre de classement, dans l'appareil
collectif de production : Lingerie, comunal N° 1, comunal N°
2 ; Menuiserie, Comunal N° 3, Comunal N° 4, Comunal N°
5 ; Collectivité des tailleurs N° 1, N° 2, N°
3, N° 4 ; Collectivité des boulangers, des charrons,
des savetiers, etc. C'était un hymne, une proclamation de
tous et de chacun, une explosion de confiance et de bonheur.
Tout cela fut détruit par la brigade du général
stalinien Lister et par Franco.
Et tout cela demeure vivant en moi, et y demeurera tant que je conserverai
la mémoire des choses et des hommes.
Fraga Au bord du rio Cinca, qui descend des Pyrénées
pour aller se jeter dans l'Ebre, Fraga dresse, sur un monticule,
ses très vieilles maisons qui semblent s'appuyer les unes
sur les autres, comme feraient des aveugles infirmes ; on a l'impression
qu'elles vont s'écrouler toutes ensemble.
La terre ne manque pas, et les 8.000 habitants auraient dû
y connaître une existence heureuse. Le territoire municipal
s'étend sur 48.000 hectares. Mais, d'abord, 30.000 hectares
seulement peuvent être cultivés : le reste est de la
steppe à peu près stérile (63). Puis nous retrouvons
les méfaits de la propriété privée du
sol et des vols historiques qui, le plus souvent, remontent à
l'époque de la Reconquête chrétienne sur le
monde arabe : les riches possédaient 10.000 hectares de chasse
gardée.
Pourtant, le vieux droit municipal subsistait - du moins en principe.
Théoriquement la commune était maîtresse de
35.000 hectares, et n'accordait pour l'agriculture, pour l'élevage
et pour la chasse, que le droit d'usufruit. L'élevage constituant
une source de revenus importants, les terres non cultivées
(car l'habitude est de ne semer qu'un an sur deux, ou sur trois,
étant donné la pauvreté du sol), devaient être
automatiquement cédées aux éleveurs dont les
troupeaux, tout en se nourrissant, répandaient un engrais
précieux.
Mais le privilège violait la légalité, et
les possesseurs, petite minorité, avaient pratiquement des
droits de propriétaires (on peut supposer quelle devait être
leur influence au conseil municipal), maîtres de la vie locale.
Toutefois, il est juste de reconnaître que les habitants de
Fraga atteignaient, dans l'ensemble, un niveau de vie supérieur
à celui de la plupart de ceux des autres localités
aragonaises.
Notre Syndicat local, qui groupait tous les métiers, avait
été fondé en 1918 ; il fut dissous en 1924
par la dictature de Primo de Rivera. Alors, nos camarades fondèrent
la Société culturelle "Aurora", qui poursuivit
la propagande de nos idées. La République ayant été
proclamée en 1931, le Syndicat fut reconstitué, puis
fermé par le nouveau régime dont on attendait mieux.
Il fallut revenir à la Société culturelle Aurora
qui, plus forte qu'avant, construisit un local où elle fonda
une école "rationaliste". Les gauches ayant triomphé
aux élections d'avril 1936, on réorganisa pour la
troisième fois le Syndicat qui compta bientôt 500 adhérents,
tous d'accord sur les principes de la C.N.T. ; le Syndicat aurait
probablement été fermé une quatrième
fois si le mouvement fasciste n'était venu obliger bien malgré
lui à aller de l'avant... pour tout détruire ensuite.
Dès les premiers jours du mois d'août, c'est-à-dire
deux semaines après l'attaque des droites, la Collectivité
commença de se former. Mais quoique nos camarades étaient
à la fois le levain et les artisans principaux de cette entreprise,
d'autres pétrissaient la pâte avec eux. J'ai vu, dans
l'administration socialisée de Fraga, à côté
de libertaires chevronnés, des hommes de la classe moyenne,
administrateurs professionnels et républicains, qui collaboraient
de tout cur à l'uvre entreprise. Le délégué
au ravitaillement appartenait au parti républicain de gauche,
dont le leader était Manuel Azaña, beaucoup plus jacobin
que socialiste. L'ampleur de ses vues, son intelligence, son parfait
castillan vous maintenaient sous le charme de la conversation. Comme
je lui demandais si, dans le cas où nous gagnerions la guerre,
il rejoindrait son parti et abandonnerait la Collectivité,
ou adopterait l'attitude contraire, il me répondit, avec
cette fermeté de voix qui caractérise les Aragonais
: "Je ne sais exactement ce que je ferai alors, mais ce que
je puis vous dire c'est que, pour le moment, je suis avec ce qui
se fait ici".
Puis il me montra avec un intérêt qui n'était
pas inférieur au mien, les fiches correspondant à
la partie administrative dont il avait la charge. Ce qui me donna
une fois de plus l'occasion de voir comment la communauté
des intérêts de toutes les sections d'activité
était la grande loi générale.
Sans doute est-ce la tradition communale qui a inspiré à
Fraga sa structure d'organisation où la municipalité
joue un rôle si considérable. Le conseil local est
le continuateur du Comité révolutionnaire en fonction
dès les premières semaines qui suivirent les journées
de juillet. C'est lui qui assume la direction de toute la vie sociale,
selon les spécialisations de travail que l'on retrouve toujours
: agriculture, bétail, industrie, distribution, hygiène,
assistance sociale, travaux publics, organisation scolaire. On compte
un conseiller pour chacune d'elles. Tous les conseillers sont nommés
par les travailleurs intéressés, moins celui au ravitaillement
et à la distribution, que désigne une assemblée
de représentants de toutes les activités locales,
car il s'agit de problèmes intéressant l'ensemble
des habitants, collectivistes et non-collectivistes sans exception.
Mais tout en étant ramifié à cet ensemble
coordonné, chaque métier a son organisation propre,
répondant à ses tâches, ses besoins et ses goûts.
Responsable de son travail, il l'organise à sa façon.
Ainsi, la Collectivité des agriculteurs et des pâtres,
qui comprend 700 familles - la moitié de la population agricole
- est divisée en 51 groupes dont 20 s'adonnent à l'agriculture
intensive, et 31 à l'agriculture extensive, où domine
la production de céréales.
Chaque groupe nomme un responsable, et les responsables se réunissent
tous les samedis pour décider des tâches à accomplir.
Le conseiller communal à l'agriculture assiste aux réunions
générales de cette vaste section, afin d'harmoniser
l'activité des cultivateurs, des éleveurs et des paysans
individualistes.
Lors de mes visites, les pâtres élevaient et soignaient
6.000 brebis mères, 4.000 agneaux, 150 vaches (64), 600 chèvres
et 2.000 porcs. Presque tout ce bétail appartenait auparavant
à de grands propriétaires qui employaient les bergers
actuels ; maintenant les mêmes bergers continuent à
travailler, au bénéfice de toute la population.
Chaque troupeau compte deux ou trois bergers, dont un responsable
nommé par ses camarades. Les responsables se réunissent
aussi tous les samedis, le conseiller à l'agriculture assiste
également à leurs réunions où l'on décide
des lieux de pacage, des mesures à prendre pour les différents
troupeaux, de l'importance des reproductions à assurer selon
les besoins de la consommation et des échanges de l'entretien
des étables, de l'abattage, etc.
Ainsi, le travail est conduit rationnellement. Terres, pâturages,
au besoin irrigation sont méthodiquement utilisés.
Et les résultats sont évidents. On sacrifie les animaux
à point ; on ne voit plus 50 moutons paissant où il
pouvait en paître 200, ni 100 se disputant une herbe qui peut
à peine en nourrir 40 (65). Les brebis qu'on vendait autrefois
prématurément sont gardées en nombre suffisant
pour la reproduction. On réserve dans le même but un
nombre approprié de truies et de vaches sélectionnées.
Des porcheries collectives, des étables et des écuries
pour les mulets employés aux travaux des champs ont été
construites en dehors de Fraga.
Favorisée par l'utilisation des 10.000 hectares autrefois
réservés à la chasse, l'augmentation du bétail
est déjà évidente. Elle le serait davantage
s'il ne fallait ravitailler gratuitement le front, presque intégralement
soutenu par les Collectivités d'Aragon. Mais si la Collectivité
municipaliste de Fraga n'est pas gênée dans son développement,
on calcule que les troupeaux seront doublés dans deux ans,
et que leur qualité sera sensiblement améliorée.
*
Passons aux activités non agricoles. Les autres métiers
constituent un Syndicat général de 30 sections ; y
compris les cultivateurs et les pâtres, il compte maintenant
950 membres. Ces sections ne sont donc pas importantes par elles-mêmes,
et souvent l'on peut à peine parler d'industrie : trois scieurs
de bois, trois maréchaux-ferrants, trente-deux maçons,
neuf plâtriers, vingt-huit tailleurs, vingt-huit couturières...
Dans les rapports entre producteurs et usagers, celui qui a besoin
d'un complet s'adresse au délégué des tailleurs
; qui veut faire réparer sa maison s'adresse au responsable
des maçons ; pour faire ferrer son cheval, l'individualiste
va trouver le délégué des maréchaux
ou des forgerons. Les prix sont fixes, établis ensemble par
le délégué général du travail,
le technicien du Conseil municipal à l'industrie, les représentants
de la section productrice, et plusieurs consommateurs ; tous se
prononcent d'après le coût de la matière première,
le temps de travail nécessaire, les frais généraux
et les ressources des collectivistes. J'ai relevé, quant
aux tarifs de l'ébénisterie, le barème suivant
: un lit de bois pour deux personnes, 130 pesetas, pour une personne,
70 pesetas ; une armoire à glace simple, 270 pesetas , à
trois portes sans glace, 250 pesetas ; une table de salle à
manger fixe, 50 pesetas, à rallonges, 70 pesetas ; une table
de cuisine pliante, avec tiroirs, 25 pesetas, sans tiroir, 20 pesetas
; un lit d'enfant, 40 pesetas. La qualité des matières
premières est spécifiée par écrit.
L'acheteur paye au délégué, qui remet l'argent
au conseiller du travail. Le contrôle du paiement effectif
est vérifié au moyen d'un carnet à souches,
avec deux reçus ; un reçu est remis à l'acheteur,
l'autre au conseiller ; la souche reste au pouvoir du responsable
de la Collectivité productrice. La vérification est
donc simple, aucune tromperie ne serait possible.
Comme dans toutes les Collectivités, les différentes
sections ne sont pas, quant à leur comptabilité, autonomes
ou indépendantes. Elles constituent un ensemble dont toutes
les parties sont solidaires, et s'entraident grâce au mécanisme
général. Ici aussi, les maçons qui n'ont pas
de travail vont aider les laboureurs, et le contraire se produit
en cas de besoin. Et tous les salaires sont égaux, payés
en monnaie locale, établis par le conseil de la commune.
Un seul producteur collectiviste touche 40 pesetas par semaine.
Un ménage, 45, et ainsi de suite jusqu'à un plafond
de 70 pesetas pour une famille composée de 10 personnes,
et toujours d'après le raisonnement généralement
admis que plus nombreux sont les composants d'un foyer, moins élevé
est le coût de la vie par individu. Si, dans une famille,
il y a deux producteurs, le salaire familial, toujours hebdomadaire,
est légèrement plus élevé, depuis 50
pesetas pour trois personnes jusqu'à 85 pour 10 personnes.
Les femmes travaillant ont une même rétribution que
les hommes, et sont payées exactement comme eux.
Pour rompre complètement avec le passé, on n'emploie
pas le mot salaire, qu'on a remplacé par "crédit".
Les individualistes - 700 familles, dont le nombre tend à
diminuer - sèment, cultivent, élèvent des animaux
pour leur consommation. Mais, par les soins de la Collectivité,
leurs activités s'adaptent au travail d'ensemble.
Le délégué à l'agriculture assiste à
leurs réunions et, fraternellement, les guide sur ce qu'il
convient de semer, de planter, de supprimer ou perfectionner. C'est
encore le même délégué qui achète
leurs produits, d'après le barème établi par
le Syndicat auquel adhèrent aussi les individualistes qui
le désirent, et auquel, du reste, n'adhèrent pas tous
les collectivistes. Et cela donne comme résultat une liberté
de mouvement et de choix extrêmement remarquable, que nous
retrouverons dans les Collectivités du Levant.
Ce qui précède montre que la distribution aussi est
socialisée, et cela intégralement, de sorte que les
producteurs individualistes sont collectivistes quant à cet
aspect de la vie sociale. Le conseiller au ravitaillement est chargé
des échanges avec la Catalogne (67), le Levant et d'autres
parties de l'Aragon.
Connaissant les réserves de blé disponibles, quelles
quantités de viande, de laine, de peaux pourront être
livrées à tel ou tel moment, il fait à l'avance
des propositions de troc d'après les barèmes de prix
établis. Ou, suivant une pratique qui tend à se généraliser,
il procède aux échanges par le truchement du Conseil
d'Aragon qui est aux mains des libertaires et qui se procure en
grandes quantités ce que les régions agraires demandent
le plus aux régions disposant de surplus industriels : machines,
engrais, essence, camions, tissus, produits d'épicerie, etc.
Comme signe monétaire, on avait d'abord appliqué
le système des bons. Mais ce qui réussit dans un endroit
ne réussit pas toujours dans un autre. Il n'y eut pas d'abus
à Calanda, à Rubielos de Mora, ni ailleurs. Il y en
eut, me dit-on, à Fraga (nous ne savons pas comment ils se
produisirent, et les informateurs n'avaient pas le temps de s'arrêter
sur ces détails). On recourut donc à la monnaie locale.
Puis, simultanément, on rationna les articles les plus difficiles
à trouver : économie de guerre, d'autant plus que
Fraga se trouve sur la route menant à Saragosse, c'est-à-dire
au front d'Aragon. Grâce au rationnement on évite les
déséquilibres dangereux.
Chaque famille a un livret sur lequel figurent les quantités
de produits qu'elle a le droit de consommer d'après ce qu'il
est possible de se procurer, ou de fournir.
Sous le contrôle du conseiller au ravitaillement, tous les
produits de consommation locale sont distribués dans des
magasins communaux, ici aussi appelés coopératives.
Le commerce privé a disparu. Il y a un magasin général
pour le pain, trois magasins généraux pour les produits
d'épicerie, trois pour la boucherie, trois pour la charcuterie.
Le reste, en proportion de la consommation ou du volume disponible.
La viande est portée directement des abattoirs aux boucheries
et aux charcuteries. Les animaux sont consommés selon une
statistique précise. Les responsables de la distribution
doivent rendre des comptes exacts sur les ventes, d'après
le poids des marchandises qu'ils ont reçues. De l'éleveur
au consommateur, le processus est parfaitement synchronisé.
Le blé, tant celui livré par les individualistes
que par la Collectivité, est entreposé dans un magasin
réservé aux céréales. Il est ensuite,
au fur et à mesure de la consommation, livré aux moulins
communaux qui distribuent la farine aux onze fournils d'où
sortent les miches dorées, bientôt remises pour la
distribution.
Le Conseil communal applique un système de crédit
que je n'ai vu pratiquer nulle part ailleurs. Quand un collectiviste,
ou un petit propriétaire, a besoin d'argent pour un achat
important, il s'adresse à l'organisation des finances locales
et formule sa demande. On calcule alors, sur la base d'une évaluation
faite par deux délégués collectivistes et deux
individualistes, la valeur de ce que, dans le laps de temps proposé,
l'emprunteur pourra obtenir par son travail, à moins d'accidents
naturels toujours prévisibles. On examine d'autre part la
moyenne de dépenses normales faite pendant une période
de trois mois, et sur cette base un compte courant est ouvert. Naturellement,
sans intérêt.
Cela donne plus de souplesse à la vie matérielle
des collectivistes ; mais s'agissant de ceux-ci, la Collectivité
professionnelle à laquelle ils appartiennent est aussi responsable,
et garantit le remboursement. Si des difficultés inattendues
se sont produites, on accorde à l'intéressé
un délai. Jusqu'à présent, le système
a bien marché.
Il serait surprenant que l'organisation sanitaire ait été
négligée. Dans les établissements publics,
dans leur cabinet ou à domicile, deux médecins sur
trois ont accepté d'exercer leur profession en accord avec
la municipalité. La médecine est donc presque intégralement
collectivisée. L'hôpital a été rapidement
agrandi. Il ne contenait que vingt lits, il en contient maintenant
cent. Le dispensaire, qui était en construction, a été
rapidement terminé. On y assure les soins urgents et on y
pratique la petite chirurgie. Les deux pharmacies sont également
intégrées dans le nouveau système.
Tout cela est complété, ou accompagné d'une
augmentation intense de l'hygiène publique. Comme nous l'avons
vu, les étables et les écuries ont été
réorganisées hors de Fraga. L'une d'elles, spécialement
construite, abrite 90 vaches. Chose qui n'avait jamais pu être
réalisée jusqu'à présent, l'hôpital
dispose d'eau courante dont disposeront bientôt tous les habitants
de l'endroit. La typhoïde en reculera d'autant.
Tout cela fait partie du programme de travaux publics suivant lequel
les routes des environs ont déjà été
réparées et plantées d'arbres sur une bonne
longueur. Grâce à la supériorité de rendement
du travail collectif, que Proudhon signalait déjà
en 1840 comme une des particularités du grand capitalisme,
mais que le socialisme libertaire sait mieux encore appliquer et
généraliser, on dispose maintenant, dans les Collectivités,
de travailleurs spécialisés dans ce genre de travaux.
Jamais la municipalité de l'ancien régime n'aurait
pu faire face à de telles dépenses.
Les avantages de l'économie socialisée apparaissent
dans bien d'autres cas. La rareté de l'eau, et les problèmes
nés de son utilisation ont provoqué, en Espagne, la
formation de nombreuses "comunidades de regantes" (associations
d'utilisateurs de l'eau), constituées pour l'irrigation des
champs, et qui se partagent plus ou moins équitablement le
liquide précieux. Les problèmes, les conflits individuels
posés ont donné lieu, à Valence, à l'organisation
du fameux "Tribunal des Eaux" qui se réunit tous
les jeudis pour résoudre à l'amiable, sans intervention
des autorités ni de la justice officielle, les litiges qui
lui sont soumis.
Mais de tels litiges disparaissent quand les hommes n'ont plus
à se concurrencer et à se battre pour subsister, ou
quand la volonté de s'enrichir individuellement ne les domine
plus. Dans la région de Fraga, quinze "comunidades de
regantes" couvrant la terre de cinq villages se sont dissoutes.
La morale de la solidarité a produit ce miracle. L'ancienne
pratique a été remplacée par une administration
collectiviste unique, qui coordonne partout la distribution de l'eau,
et qui projette maintenant d'améliorer la captation et l'utilisation
des rivières, particulièrement du rio Cinca, par des
travaux que les villages ne pourraient mener à bien isolément.
Comme partout, la solidarité s'est étendue infiniment.
Quatre vingt-dix familles dont, pour des raisons diverses, maladie,
décès du soutien principal, etc. les membres étaient
condamnés à la misère en société
individualiste, reçoivent le "crédit" établi
pour tous. Les familles des miliciens sont soutenues de la même
façon. Une dernière réalisation complète
cette pratique de l'entraide.
Il y avait à Fraga, venus de villages plus petits et plus
pauvres, des vieillards, hommes et femmes, abandonnés de
tous, épaves douloureuses d'une société dont
le malheur est un des éléments naturels. C'est pour
ces malheureux qu'a été organisée la "Casa
de los Ancianos" (Maison des Vieillards) dans laquelle, le
jour de ma visite, ils étaient au nombre de trente-deux.
Chambres (ou petits dortoirs), salle à manger, salle de réunion
avec un feu de large cheminée, tout respirait la propreté,
la chaleur et la cordialité de l'accueil.
Trois femmes étaient à leur service, dont deux anciennes
religieuses. Je parlai longuement avec ces hôtes courbés
par le destin. Ils étaient sceptiques sur l'avenir. Qui a
connu le malheur pendant longtemps ne peut croire en la durée
du bonheur, même relatif. Sans doute prévoyaient-ils
que tout cela se perdrait un jour, soit par le triomphe de Franco,
soit par celui du gouvernement républicain, inspiré
par les staliniens, et en moi-même je n'étais pas tellement
sûr qu'ils n'avaient pas raison. Mais je devais m'efforcer
de leur donner confiance, et je prononçai des paroles d'espoir.
Puis je m'informai de la façon dont ils étaient traités.
L'un d'eux me résuma l'opinion de tous avec cette concision
que conseillait l'Aragonais Gracian ("Lo bueno, si breve, dos
veces bueno") (68) :
"Nous ne pouvons nous plaindre ni pour la nourriture, ni pour
le vin, ni pour le coucher, ni pour l'affection."
Que dire de plus ?
Binéfar Par son esprit et par son dynamisme, Binéfar
était probablement le centre le plus important de collectivisation
de la province de Huesca. La capacité des militants qu'on
y trouvait en avait fait le chef-lieu d'un canton de trente-deux
villages. Sur les trente-deux, vingt-huit étaient plus ou
moins collectivisés. Esplus l'était intégralement,
ainsi que les 500 habitants de Balcarca, et les 2.000 de La Almunia
; Alcampel et Peralta de la Sal comptaient 1.500 collectivistes
sur 2.000 habitants, Algayon 491 sur 500. A Binéfar 700 familles
sur 800 composaient la société nouvelle.
Un dixième des 5.000 habitants travaillait dans de petites
industries qui desservaient tant la localité que le canton
: meunerie, biscuiterie, fabrique de vêtements, de chaussures,
fonderie, réparations d'instruments aratoires, petite mécanique,
etc. Mais cette faible proportion n'empêchait pas l'existence
d'un mouvement social d'une certaine importance.
Le Syndicat unique, groupant les travailleurs de différents
métiers, fut fondé en 1917. Il connut les difficultés
que l'on a vues en d'autres endroits : persécutions, fermetures
prolongées, condamnations et déportations des militants.
Toutefois, pendant les deux premières années de la
République, le nombre des adhérents s'éleva
à 600.
La plupart d'entre eux étaient des travailleurs des champs
et comme on s'en doute, leur situation n'était pas très
prospère. Le partage inégal des terres en était
la cause, car la nature est assez clémente à Binéfar
et les travaux d'irrigation en complètent les bienfaits.
Les 2.000 hectares de terre cultivable dont on dispose sont réservés
à la culture intensive. Fourrages, betteraves à sucre,
légumes divers, oliviers constituent les principales sources
de revenus. Sur ces 2.000 hectares, la grande propriété
en possédait 1.200. Le reste était divisé en
petites parcelles : presque toutes les familles en possédaient
une. Mais une centaine seulement y obtenaient de quoi vivre. Les
autres, souvent hommes et femmes, devaient, pour subsister, cultiver
la terre des riches, comme fermiers ou salariés.
Nos forces étaient encore désarticulées par
une répression récente quand, à la mi-juillet,
la menace fasciste se précisa. Les autorités municipales
appartenaient au Front populaire où les communistes ne pesaient
pratiquement pas. Elles ne voulaient pas du fascisme, mais comme
la plupart des démocrates, elles étaient incapables
d'action. Heureusement, les militants de la C.N.T. et de la F.A.I.
firent, comme à l'habitude, face au danger. Et sur leur initiative
fut constitué, le 18 juillet, un Comité révolutionnaire
dans lequel ils entrèrent en majorité, à côté
de deux membres du Front populaire.
La garde civile hésita devant la décision de ses
adversaires. Attendant des renforts, elle se retrancha dans sa caserne
avec les principaux réactionnaires et les fascistes de l'endroit.
Mais, le 20 juillet, après des pourparlers inutiles, la caserne
était enlevée d'assaut, et après un inévitable
règlement de compte, nos camarades partaient vers d'autres
villages où il fallait en finir avec les défenseurs
de l'ancien régime.
On n'attendit pas, à Binéfar, pour prendre les mesures
destinées à assurer la vie de tous. Le plus fort de
la récolte grillait dans les champs des grands propriétaires
qui avaient fui à Huesca. Le Comité révolutionnaire
prit sous sa responsabilité la moisson abandonnée,
les machines faucheuses et lieuses. Les salariés qui avaient
travaillé la terre pour le compte des riches décidèrent
de continuer pour le compte de tous. Des équipes furent constituées,
comme partout ailleurs, avec, comme partout ailleurs aussi, des
délégués qui se réunirent pour coordonner
leurs efforts, et dans ce but se voyaient d'abord tous les soirs,
puis, quand le travail fut mis en route, une fois par semaine.
La récolte rentrée, on socialisa les industries.
Vint ensuite le tour du commerce. Et l'assemblée générale
des habitants de l'endroit, spécialement convoquée,
approuva une Charte dont voici les articles principaux, cités
textuellement :
Article premier. - Le travail sera effectué par groupes
de dix personnes, et chaque groupe nommera son délégué.
Ce délégué devra ordonner le travail et maintenir
l'harmonie nécessaire entre les travailleurs , il pourra
aussi, le cas échéant, appliquer les sanctions votées
dans les assemblées.
Art. 2. - Les délégués devront présenter
chaque jour à la Commission de l'Agriculture un rapport sur
les tâches accomplies.
Art. 3. - L'horaire du travail sera établi selon les besoins.
Art. 4. - On nommera, dans l'assemblée générale
de la Communauté de Binéfar, un Comité central
composé d'un membre de chaque branche de production ; ce
Comité rendra compte, dans l'assemblée mensuelle,
de la marche de la consommation, de la production, ainsi que des
rapports établis dans le reste de l'Espagne, et hors de l'Espagne.
Art. 5. - Tous ceux qui seront nommés pour diriger les activités
de la Collectivité le seront par l'assemblée générale
des collectivistes.
Art. 6. - Tout adhérent recevra un inventaire des biens
par lui apportés.
Art. 7. - Les membres de la Collectivité auront, sans exception,
les mêmes droits et les mêmes devoirs ; on ne pourra
les obliger à appartenir à une centrale syndicale
plutôt qu'à une autre (69) ; il leur suffira d'accepter
pleinement les résolutions prises par la Collectivité.
Art. 8. - Les bénéfices obtenus ne pourront pas être
partagés. Ils feront partie du patrimoine collectif, au profit
de tous. Les aliments seront rationnés, et l'on veillera
à organiser des réserves en prévision d'une
mauvaise année agricole.
Art. 9. - Quand les circonstances l'exigeront, comme dans certains
travaux agricoles urgents, la Collectivité pourra faire travailler
les camarades femmes en nombre nécessaire; celles-ci seront
aussi employées dans des travaux propres à leur sexe
(70). Un contrôle rigoureux sera exercé pour que les
camarades femmes assument cet effort producteur.
Art. 10. - Les jeunes gens ne commenceront pas à travailler
avant l'âge de 15 ans ; quand il s'agira de travail pénible,
il faudra attendre 16 ans.
Art. 11. - Les assemblées prendront les décisions
nécessaires en ce qui concernera l'administration de la Collectivité
et le changement de commission administrative.
On voit que la Collectivité embrasse toute la vie sociale.
Car sa tâche s'étend, comme nous le constaterons bientôt,
à l'instruction, à la salubrité, à tous
les services publics. Pratiquement, le Syndicat ne joue aucun rôle.
Il a préparé l'ordre nouveau, mais celui-ci s'établit
et s'étend en dehors de lui.
Il n'y a pas non plus d'organisation municipale au sens traditionnel,
même si nous remontons aux communes du Moyen Age. Le Syndicat
est insuffisant, la municipalité est dépassée.
La Collectivité est l'organe le plus typique de la Révolution
paysanne espagnole, qui embrasse tous les aspects de la vie.
Car il ne s'agit plus, maintenant, de lutter contre le patron,
d'obtenir ou d'arracher des réformes, des améliorations
de salaires et de conditions de travail tout en étant soumis
au régime du salariat, mais d'assurer la production, de remplacer,
sur ce point, les exploiteurs et les organisateurs de la veille.
Et il faut diriger cette production d'après les besoins locaux
directs, les nécessités de l'échange. Production
et jouissance des biens, travail et répartition sont liés.
Et le mode de répartition, les conceptions morales qui y
président, dirigent et influent sur l'orientation du travail.
Tout est solidaire, tout s'enchaîne. Les sections de production
sont les rouages d'un mécanisme d'ensemble, au service de
tous : hommes jeunes ou vieux, valides ou non, femmes travaillant
ou non, enfants, malades, impotents, etc.
Cet esprit de solidarité se retrouve dans les rapports entre
les différentes parties du mécanisme d'ensemble.
Pas d'esprit corporatif, ni de rivalités de métiers
ou de spécialisation de travail. La Collectivité est
un ensemble humain et fraternel. L'industrie et l'agriculture constituent
une caisse commune. Pas de salaire différent pour le mécanicien
et le paysan. Les sections de producteurs s'entraident. Une Commission
spécialement nommée et composée d'un président
(qui coordonne les travaux), d'un trésorier, d'un secrétaire
et de deux membres, tient la comptabilité administrative
générale, mais en ayant soin de séparer, pour
rectifier et adapter, si nécessaire, les comptes de chaque
section spécialisée. En outre, deux camarades, en
contact permanent avec les délégués des groupes,
sont chargés de contrôler le travail et ses résultats.
Les sections spécialisées (métallurgistes,
maçons, laboureurs, etc.) se réunissent séparément
pour examiner leurs problèmes, décider des travaux,
des activités à entreprendre, des modifications à
introduire dans les besoins recensés. D'autre part, selon
ce qu'imposent les circonstances, la Commission administrative les
convoque, ou convoque les délégués afin d'examiner
ce qui doit l'être.
Binéfar a suivi la norme généralement adoptée
sans accord préalable, comme une réalisation spontanée
de caractère presque biologique. On y a centralisé
les petits ateliers épars. Il n'y a plus qu'une fabrique
pour la confection des habits d'hommes, un vaste atelier pour la
fabrication de chaussures, etc. Quant à l'agriculture, on
a augmenté de 30 pour cent les terres ensemencées
de blé - sans diminuer les autres cultures -, et dans tout
le canton on aurait récolté 70.000 tonnes de betteraves
au lieu des 40.000 habituelles si le temps n'avait pas trahi l'effort
des hommes.
Devant les leçons de l'expérience on a modifié,
au bout de quelques mois, la constitution des groupes agricoles
et leur organisation du travail. On a fini par délimiter
sept zones, chacune constituant une unité, avec son bâtiment,
et une centaine de travailleurs.
D'autre part plaçant toujours la loi de la solidarité
au-dessus de tout, on fait, quand il le faut, appel aux ouvriers
industriels et même aux employés, sans que ceux-ci
puissent s'y refuser - résolution d'assemblée - pour
aider au travail des champs. Pendant la moisson de juillet 1937,
les tailleurs même prêtaient main-forte.
Pour cette mobilisation, des listes sont dressées par rues,
avec mention des femmes mariées et des célibataires.
Les premières ne sont appelées qu'exceptionnellement.
Ce sont surtout les jeunes filles que l'on convoque par le truchement
du crieur public qui va, la veille, de place en carrefour, lire
les listes de celles qui sont désignées à tour
de rôle.
Visiblement, le travail n'est pas une corvée. En plein été,
pour semer les betteraves, les groupes de jeunes filles se réunissaient
au petit matin, et partaient en chantant. Sans doute certaines auraient-elles
préféré rester au lit, mais il leur était
impossible de tricher. Seules pouvaient ne pas répondre à
l'appel celles qui avaient de vieux parents ou des petits frères
et surs dont elles prenaient soin.
Le délégué de chaque groupe agraire, ou de
section industrielle, note journellement, sur le carnet de producteur
de chaque collectiviste, sa présence au travail. Les infractions
(dans le cas où elles se commettraient) ne pouvaient se répéter
sans attirer l'attention.
La Collectivité assure gratuitement à tous ses membres
le logement, le pain, l'huile (seule matière grasse), les
produits pharmaceutiques. Le reste doit s'acheter en monnaie locale
et selon le salaire familial.
Les biens de consommation et les marchandises sont distribués
dans les magasins communaux. Binéfar en compte plusieurs
: pour le vin, pour le pain, pour l'huile, pour les produits d'épicerie
en général, pour ceux de mercerie et les tissus ;
ajoutons trois laiteries communales, trois boucheries, un magasin
de quincaillerie, un magasin de meubles où l'on centralise
la production des ateliers.
Comme chef-lieu, choisi aussi pour sa situation géographique
et les moyens de communication, Binéfar est chargé
des échanges entre les 32 villages du canton. D'octobre à
décembre 1936, on avait échangé avec les autres
collectivités de Catalogne et d'Aragon pour 5 millions de
pesetas de marchandises (en monnaie demeurée forte). On comptait
en dépôt pour 800.000 pesetas de sucre et 700.000 d'huile,
sans compter les produits secondaires. Le téléphone
et l'électricité avaient été installés
dans tout le canton.
Toutefois, l'énumération qui précède
ne donne pas une impression suffisante de la réalité,
car celle-ci comporte aussi des aspects négatifs, qui dépendaient
de la situation. On manquait souvent de viande à Binéfar,
voire de pommes de terre, car nous retrouvons ici le mal de la guerre.
Le canton entier était d'une générosité
sans limites. Sur le front d'Aragon, les milices abandonnées
par le gouvernement, manquaient de ravitaillement comme elles manquaient
d'armes et de munitions. Binéfar donnait ce qu'il pouvait,
ce qu'il avait. Pendant des mois il a envoyé au front de
30 à 40 tonnes de vivres par semaine. Le canton entier donna,
pour Madrid, 340 tonnes en une seule fois. En un seul jour il fut
remis à trois colonnes de miliciens - la colonne Ascaso,
la colonne Durruti et la colonne Ortiz - pour 36.000 pesetas d'huile.
Les Collectivités ne se lassent pas de cette solidarité.
Voici à ce sujet un trait caractéristique :
En juin 1937 j'assistais à un plénum où étaient
venues des délégations de tous les villages du canton.
Un grave problème fut posé : la moisson approchait,
et l'on manquait de sacs, de ficelle lieuse, d'essence et de quelques
autres éléments nécessaires aux travaux qu'elle
impliquait. Le tout, qui devait être acheté par la
fédération cantonale et distribué aux villages
au prorata de leurs besoins, représentait plusieurs dizaines
de milliers de pesetas; pour se les procurer, il fallait soit vendre,
soit échanger de l'huile et divers produits alimentaires
destinés au front, et par conséquent en priver les
miliciens.
Eh bien ! pas un seul délégué ne se prononça
pour cette solution. A l'unanimité, sans la moindre discussion,
l'assemblée déclara qu'il fallait trouver autre chose.
On finit par décider d'envoyer une délégation
auprès du gouvernement de Valence, démarche vouée
à un échec certain, car le sabotage des troupes d'Aragon
entrait certainement dans les calculs de la majorité ministérielle
qui espérait que les privations pousseraient les miliciens
à saccager les Collectivités.
C'est alors que j'envoyai à Solidaridad Obrera, notre quotidien
de Barcelone, un appel adressé à ces miliciens, leur
expliquant la situation et leur demandant de donner une partie de
leur solde pour aider les paysans.
L'argent arriva, et la moisson fut sauvée.
Tous ces faits expliquent la rareté de certains produits
qu'un journaliste de passage peut enregistrer en passant à
Binéfar ; surtout si l'on tient compte qu'une moyenne de
500 soldats sont ici hébergés en permanence.
L'esprit de solidarité, qui est l'élément
dominant des collectivités, revêt d'autres aspects
encore. Ainsi, Binéfar a élargi l'assistance médicale.
Un des médecins, établi depuis un certain temps, s'est
prononcé pour la C.N.T., et dans un congrès régional
des hommes de sa profession, a décidé la majorité
de ses confrères aragonais à le suivre. Puis il s'est
mis sans attendre au service de la population. Et on a complété
la distribution des produits pharmaceutiques, par la construction,
en dehors de la localité, dans un endroit choisi pour les
conditions favorables qu'il réunit, d'un petit hôpital
grâce aux apports faits en matériaux et en argent par
le canton tout entier.
Dès avril 1937, une quarantaine de lits étaient installés.
Un excellent chirurgien catalan était accouru pour collaborer
avec le premier médecin. De nombreux appareils furent achetés
à Barcelone. Quelques mois plus tard, on possédait
des instruments de chirurgie, d'obstétrique, de traumatologie
en quantité suffisante pour le démarrage. Une installation
pour l'application des rayons ultraviolets permettait de soigner
les enfants chétifs ; on monta un laboratoire pour les analyses,
on construisit un pavillon de médecine générale,
un autre pour les maladies vénériennes - le front,
garni de soldats, n'était pas loin - un autre pour la prophylaxie,
un autre pour la gynécologie.
Jusqu'alors la naissance des enfants avait été confiée
aux soins de sages-femmes le plus souvent improvisées, manquant
de moyens techniques pour les cas difficiles - et l'hygiène
faisait défaut chez les paysans. Le chirurgien catalan a
commencé par faire, auprès de ses camarades installés
dans d'autres villages, une campagne pour que les femmes sur le
point d'être mères soient envoyées à
l'hôpital où elles seront mieux soignées, ainsi
que l'enfant qui ne sera pas victime du manque habituel de surveillance
médicale.
Un service de consultation a été organisé,
et tous les jours des malades viennent d'un peu partout se faire
examiner.
Sauf une minorité de 5 pour cent, les petits propriétaires
qui menaient une existence supportable avant la révolution,
ont conservé leur mode de vie. Ils sont respectés
dans tout le canton à la seule condition de ne pas conserver
plus de terre qu'ils n'en peuvent cultiver. La section des échanges
leur a assigné un livret spécial où sont inscrits
face à face leur Doit et Avoir. Dates, qualité, quantité
et valeur des produits livrés par eux et reçus se
confrontent. On sait ainsi, et les intéressés savent
exactement quelles sont leurs disponibilités économiques.
Ils ne peuvent, du reste, dépasser les limites de consommation
établies pour tous. Ce qui n'implique pas une mesure vexatoire
à leur encontre, puisqu'ils ont droit de prendre part aux
assemblées collectivistes où les barèmes sont
établis. Ils ont du reste aussi, et cela est à peu
près général, le droit d'utiliser le matériel
technique de travail dont dispose la Collectivité.
Parmi les travaux d'assainissement qui ont été réalisés,
citons, outre les écuries construites ou aménagées
en dehors du village, l'assèchement d'une fondrière
qui couvrait une vingtaine d'hectares. Cette fondrière, où
pullulaient les moustiques et les miasmes, appartenait à
un grand nombre de petits propriétaires qui en possédaient
chacun une parcelle, mais qui n'en faisaient rien, le manque de
ressources techniques les empêchant d'entreprendre les travaux
d'assainissement et d'aménagement nécessaires. La
Collectivité a drainé, raclé, puis semé
et récolté. Les rendements obtenus dépassent
ceux des terres habituellement cultivées.
Reconnaissons pourtant que tout n'est pas que conscience infaillible
chez tous les hommes et toutes les femmes qui composent la population
des villages collectivisés. On trouve de temps en temps,
des faiblesses humaines. Je me souviens d'une discussion entre une
femme d'une cinquantaine d'années, et un camarade beaucoup
plus jeune chargé du contrôle du travail et du logement.
Elle vivait avec son mari, son fils, sa bru et leurs enfants, et
voulait changer de logement :
"Ma bru est devenue insupportable, disait-elle. Je veux vivre
de mon côté, on ne s'entend pas."
Le camarade nommé Turmo - âme d'enfant, courage de
lion, voix de tonnerre - se démenait comme un beau diable
contre la rouée qui ne perdait pas son calme, mais finit
par se retirer en bougonnant. Je demandai alors à Turmo pourquoi
il n'avait pas cédé. Il m'expliqua que la proportion
des salaires étant plus élevée par individu
quand les familles sont composées par un moindre nombre de
personnes, certaines grandes familles voulaient se dédoubler
afin de toucher davantage, même si leur calcul était
faux. Or, on n'avait pas assez de logements, et il faudrait attendre
longtemps avant de pouvoir en construire, étant donné
le nombre de mobilisés envoyés au front stabilisé
à une quarantaine de kilomètres.
C'est un petit trait. Il en est d'autres : et les organisateurs
des collectivités doivent y faire face avec sérénité
ou bonne humeur, et il est impossible de ne pas éprouver
un sentiment d'admiration pour ces hommes pleins d'abnégation
qui, constructeurs obstinés, ont fait les choses si vite
et si bien. Car à Binéfar, comme dans l'ensemble des
collectivités aragonaises, pas un engrenage de l'organisation
générale n'a failli, ni dans les ateliers, ni dans
le système de distribution, ni dans les travaux des champs.
J'ai fait maintes fois le parcours de Tamarite à Binéfar.
Un jour, avec un médecin venu aussi de Barcelone, nous longions
en voiture - qui n'était pas de luxe - des champs semés
de céréales, plantés de vignes et d'oliviers,
où les jardins potagers et les vergers alternaient avec les
moissons blondes. Je montrais tout cela à mon camarade. "Ces
kilomètres de plantations, de culture où rien n'est
négligé, appartiennent à la Collectivité"
lui disais-je, avec fierté. Deux jours plus tard, je lui
montrais, à Esplus où je l'avais accompagné
pour l'organisation de son travail, d'autres vastes plantations
de pommes de terre cette fois, des vignes encore ; et au long de
la route que nous parcourions, je lui répétais presque
avec ferveur devant le miracle de cette révolution que nous
avions enfin réalisée : "C'est la Collectivité,
c'est la Collectivité qui a fait cela !"
P.S. - La brigade commandée par le communiste Lister n'allait
pas tarder à lâcher le front pour aller détruire
"manu militari" presque toutes les Collectivités
aragonaises, dont celles de Binéfar et de son canton. Plusieurs
de leurs organisateurs, comme les admirables frères Blanco,
furent assassinés ou grièvement blessés. On
rendit leurs terres aux propriétaires, et l'hôpital
fut entièrement saccagé.
Andorra La superficie du territoire d'Andorra était de 25.600
hectares. Ses 3.337 habitants se divisaient en 909 familles. La
grande propriété y était inconnue. Les plus
riches travaillaient, comme les plus pauvres, et seul un propriétaire
possédait quatre bêtes de trait. La moyenne était
de deux bêtes. Au bas de l'échelle sociale, les familles
avaient un âne et s'entraidaient pour labourer la terre et
moissonner les céréales.
Encore une fois, en Espagne, et dans tant d'autres pays du globe
- la superficie du sol n'est pas obligatoirement une garantie de
richesse. Il pleut à peine dans la région d'Andorra.
Donc, culture extensive.
On récolte surtout du froment, du raisin (71), des olives.
L'orge, l'avoine et le seigle viennent au second rang.
Les quelques terres irriguées ne le sont que par courtes
périodes. Pendant les années de sécheresse,
les sources tarissent et l'eau ne descend pas des montagnes. Ajoutez
les brusques gelées qui, si souvent, détruisent les
plantes et les fleurs sur les arbres fruitiers, et la grêle
qui n'a permis, cette année, de récolter que 6.000
sacs d'olives au lieu de 28.000 l'année dernière.
Si la grande propriété individualiste avait sévi,
Andorra serait sans doute un "despoblado" de plus.
Ces conditions naturelles obligeaient 300 familles à vivre
dans de grandes masures appelées fermes, toutes très
pauvres, disséminées dans la montagne. Le reste de
la population y passait les deux tiers de l'année.
Pratiquement, le village était presque toujours sous-habité.
Les gens y rentraient le samedi soir, et repartaient le lundi matin,
en poussant devant eux leur âne qui portait le pain, le vin,
l'huile, les haricots, les pois chiches, les pommes de terre, la
morue salée et la viande de porc - enfin, la nourriture achetée
pour la semaine.
Il existait pourtant une catégorie sociale encore plus misérable,
située au-dessous du bas de l'échelle sociale : c'étaient
les déshérités qui travaillaient à ferme
la terre des veuves, des vieillards, des vieilles filles célibataires,
du médecin, du pharmacien, de certains propriétaires
impotents ou incapables de faire produire leurs champs. Ces fermiers,
des " medieros ", ne touchaient que la moitié de
la récolte obtenue par leur travail.
Les deux tiers des terres de l'endroit étaient cultivés,
mais il faut se rappeler que la moitié au moins des terres
sèches d'Espagne est laissée en jachère. A
Andorra, même avec les engrais chimiques et les engrais naturels
que procure le nombreux bétail, les terres doivent reposer
alternativement un an sur deux, quand ce n'est pas sur trois.
Dans les maigres herbages naturels qui avec les rochers couvrent
le tiers de la superficie, on élevait environ 13.000 moutons
et 2.000 chèvres. Le bétail était vendu aux
autres régions. Les paysans ne mangeaient presque jamais
de viande (72). Ils vendaient leur blé aux accapareurs locaux
qui, naturellement, gagnaient beaucoup plus qu'eux.
Jusqu'en 1931, la droite monarchiste triompha aux élections.
Mais après la chute d'Alphonse XIII, la gauche républicaine
s'impose. En juillet 1936, sa section locale arrive à compter
450 adhérents. Le mouvement ouvrier naît péniblement
et cherche sa route à tâtons. La C.N.T. et l'U.G.T.
ont un petit noyau de sympathisants ; en 1932, chacun fonde un Syndicat.
Le manque de formation sociale des militants et des travailleurs
fait que cette même année, les deux Syndicats disparaissent.
Le 1er mai 1936, autre double tentative. Et chaque Syndicat compte
15 adhérents au moment de la révolution.
A quatre reprises, les fascistes venus d'autres régions
furent maîtres du village. Refoulés quatre fois, ils
partirent enfin, définitivement - du moins pour la période
où nous nous trouvons au moment de cette enquête.
On nomma alors un Comité révolutionnaire, car ici
encore l'initiative devait partir du village, l'appareil d'Etat
étant démantelé et le gouvernement ayant perdu
tout contact avec l'ensemble des habitants.
Le Comité fut composé de trois membres de la Gauche
républicaine, trois de l'U.G.T., trois de la C.N.T. Cette
largesse envers les organisations syndicales s'explique tant par
la tolérance de la fraction politique locale que par l'inclination
croissante du peuple vers les solutions révolutionnaires
nouvelles. Le changement fut tel que la Gauche Républicaine
n'avait plus, en mai 1937, que 80 adhérents. L'U.G.T. en
comptait 340, les jeunesses socialistes 160, la C.N.T. 220, et les
jeunesses libertaires, 100.
La Collectivité locale, qui embrasse maintenant tout le
village et tous les habitants, fut constituée le 1er novembre
1936, quand, sur l'initiative conjointe des trois forces énumérées,
le Comité révolutionnaire convoqua une assemblée
générale où républicains, socialistes,
libertaires prirent la parole pour recommander la nouvelle organisation
sociale. L'approbation fut unanime. On laissa la liberté
d'action aux individualistes, mais il n'y en eut, et il n'y en a
pas un seul.
Au début, le Comité révolutionnaire fut chargé
d'administrer la Collectivité. Puis, le Conseil municipal
ayant été réorganisé sous l'injonction
du gouvernement de Valence, on le chargea de cette tâche confiée
à huit conseillers et à un secrétaire. Peu
après, et pour assurer la liberté entière de
la Collectivité, on constitua une Commission administrative
de cette dernière, et c'est elle qui, maintenant, assume
les responsabilités vitales de la vie locale. Elle est divisée
en cinq sections : présidence et finances, distribution et
ravitaillement, industrie et commerce, production agraire et bétail,
enfin travaux publics, englobant l'enseignement. Deux sections sont
aux mains de l'U.G.T., deux aux mains de la C.N.T., une aux mains
de la Gauche républicaine.
Pour l'organisation de l'agriculture, on a divisé le territoire
en quatre groupes de fermes. Dans chacune de ces fermes réside
un groupe de familles et de travailleurs qui continuent à
descendre au village le samedi soir et à remonter à
la montagne le lundi matin.
La lecture du règlement les concernant nous permettra de
savoir comment ces travailleurs organisent et dirigent leurs activités
:
"1° Les travailleurs de chaque groupe de fermes nommeront
un délégué et un sous-délégué
afin d'assurer la bonne marche du travail.
"2° Le délégué sera chargé
d'organiser le travail, naturellement en accord avec les camarades
qui sont dans les fermes.
"3° Le délégué doit savoir, à
tout moment, où travaillent les camarades des fermes, et
ce qu'ils font.
"4° Il aura aussi pour tâche de préparer
les éléments de travail dont on aura besoin, et tout
l'outillage de la ferme, toujours en accord avec la Délégation
du travail qui donnera toutes les instructions écrites nécessaires.
"5° Ce sera aussi la mission du délégué
que de contrôler ce qui se fera dans les fermes, d'inscrire
dans le livre qu'on lui donnera tous les produits livrés
par chaque ferme, et tout ce que la Collectivité remettra
; c'est-à-dire les entrées et les sorties diverses.
"6° Quand des produits seront remis aux fermes, le délégué
de ces fermes devra passer à la Délégation
du travail pour en faire la déclaration.
"7° Quand un camarade de la ferme devra s'absenter, pour
des raisons particulières ou de maladie, il devra en faire
part au délégué ; si ce camarade ne prévient
pas, le délégué portera le fait à la
Délégation du travail.
"8° Quand pour des raisons de santé, ou pour toute
autre cause, un délégué ne pourra pas remplir
sa tâche, les travailleurs du groupe de fermes en choisiront
un autre, et s'ils n'y parviennent pas, la Délégation
du travail choisira pour eux.
"9° Dans les cas de maladie, d'absence ou d'empêchement
quelconque, le délégué sera remplacé
par le sous-délégué, qui prendra la direction
du travail."
Article supplémentaire. - Dans tout ce qui concerne le pacage
des troupeaux, les cultures de fourrage et autres questions similaires,
le délégué des fermes se mettra d'accord avec
ceux s'occupant du bétail et avec les pâtres qui travaillent
dans le même endroit afin d'assurer la bonne administration
et l'entraide pour et entre tous.
Si, pour des causes involontaires, un pâtre ne peut pas lâcher
son troupeau, un camarade de la ferme le fera pour lui, et le délégué
au bétail cherchera un autre pâtre. "
On voit que le travail est la préoccupation majeure, ce
qui domine et impose sa loi sur toute chose ; il n'y a pas, ici,
place pour la revendication de la liberté personnelle ou
pour l'autonomie individuelle. Travail, production, solidarité
sont au premier plan. Cette conscience des responsabilités
dicte la conduite et l'activité de chacun.
Tous les samedis soir, les délégués des fermes
se réunissent avec le délégué général
au travail, et font leur demande de matériel et de vivres
; on contrôle les comptes de ce qui a été remis
et de ce qui a été reçu ; ainsi chaque ferme
connaît, jour par jour, le bilan de ses activités.
Plus de 200 hommes sont au front, 53 travaillent dans une mine
de lignite ouverte depuis la révolution ; 80 vont partir
pour l'armée. Dans ces conditions il est naturel que l'on
n'ait pas semé plus de céréales cette année
1937 que l'année dernière, mais on a augmenté
de 80 % les surfaces plantées de pommes de terre ; on a ajouté
100.000 laitues, 20.000 pieds de tomates et d'autres légumes
en abondance.
Auparavant, ces cultures n'atteignaient que d'infimes proportions
; c'est que, dans le régime de la propriété
individuelle, l'initiative d'un seul, même excellente, ne
se limite le plus souvent qu'à lui, tandis que dans la Collectivité
l'esprit nouveau et la pratique nouvelle l'étendent très
vite à tous. La conception générale, et la
pratique de l'agriculture étaient, ici, rudimentaires. L'esprit
créateur de tous l'enrichit d'autant plus qu'il n'y a plus
à craindre les difficultés de placement de la production
obtenue.
On espère même avoir bientôt assez d'eau pour
la culture potagère. Il s'agit de la découvrir, de
se procurer les moteurs et les pompes pour l'extraire des dépressions
profondes de terrain qui entourent le village. Le petit propriétaire
n'a jamais pu entreprendre cette besogne qui dépassait son
cadre d'action, ses possibilités matérielles et ses
connaissances.
Le travail et l'esprit collectifs font des miracles. J'ai vu effectuer,
par des tailleurs en chômage - personne n'est jamais oisif,
et, comme à l'habitude, les sections s'entraident - les premiers
et modestes travaux de canalisations. Dans quelques années,
me disent les collectivistes enthousiastes, Andorra aura assez d'eau
pour arroser des centaines d'hectares et remplir des réservoirs
qui lui permettront de faire face aux périodes de sécheresse.
Mais si la Collectivité était détruite, ce
vaste travail serait impossible, et chaque paysan retournerait à
l'âpre misère de son passé.
Le bétail est distribué dans les fermes de la montagne
par deux délégués qui dirigent le déplacement
des troupeaux et les mesures à prendre selon la qualité
de la végétation et les soins nécessaires aux
bêtes.
Chaque métier a son atelier unique. Comme à Fraga,
à Binefar, le collectiviste qui veut un objet quelconque
sortant de l'ordinaire, demande à la Commission administrative
de le lui faire fabriquer. On lui donne alors un bon avec lequel
il se présente au délégué d'atelier
qui se charge de l'exécution du travail. Quand il reçoit
l'objet, il paie à la Commission administrative.
On a imprimé une monnaie locale, et créé une
échelle de salaires selon l'importance des familles. Une
seule personne touche 2,25 pesetas par jour ; deux grandes personnes,
4,50 pesetas ; trois grandes personnes, 6 pesetas ; quatre grandes
personnes, 7 pesetas ; cinq grandes personnes, 8 pesetas. Au-delà,
le salaire augmente à raison d'une peseta par personne, que
les membres de la famille puissent ou non travailler.
S'il y a deux producteurs, on ajoute 1,50 peseta au salaire de
base ; pour trois producteurs, 3 pesetas ; pour quatre producteurs,
4 pesetas. Selon ces principes, les revendications individuelles
de chaque travailleur exigeant "le produit intégral
de son travail" (formule du collectivisme primitif), ou l'esprit
revendicatif du syndicalisme traditionnel, ont disparu. On pratique
le "un pour tous et tous pour un" dans lequel chacun est
solidaire de tous, et chacun gagne, en fin de comptes à l'échelle
de toute une vie.
Le logement, la lumière électrique, l'usage des salons
de coiffure, les soins médicaux, les produits pharmaceutiques
dont, en juin 1937, on avait déjà payé pour
16.000 pesetas, sont gratuits, ainsi que la consommation du pain,
qui n'est pas limitée. On distribue 18 litres d'huile d'olive
par personne et par an. La viande, que l'on destine à la
consommation des miliciens et de la population des villes, est rationnée
à 100 grammes par jour - malgré l'abondance du bétail.
L'austérité est dans la nature de l'Espagnol de l'intérieur.
Tous ces biens de consommation sont distribués dans les
magasins communaux. L'un d'eux est réservé à
l'huile, au savon, et au vin ; un autre, à la boulangerie,
un autre, ouvert dans l'ancien orphelinat, à la boucherie
(il n'y a plus d'enfants orphelins à Andorra, ni dans aucun
autre village collectiviste : tout enfant sans parents a trouvé
une famille). Sept tailleurs confectionnent des vêtements
pour les travailleurs qui, jusqu'à maintenant, en achetaient
très rarement. Quand donc, auparavant, un pâtre avait-il
eu des vêtements sur mesures ? Nous en arrivons à l'instruction
qui, est-il besoin de le dire, n'a pas été négligée.
Jusqu'en juillet 1936, l'école était installée
dans un immeuble sale et obscur. Pourtant, six mois plus tôt,
on avait achevé d'en construire une nouvelle, mais des raisons
de politique locale, aussi sales et obscures que l'ancienne école,
empêchaient d'y commencer les classes. La Collectivité
ne perdit pas un jour, les classes commencèrent immédiatement.
L'enseignement est vraiment, maintenant, obligatoire. L'ordre nouveau
ne tolérerait pas que les parents retiennent leurs enfants
en âge scolaire à la maison. Aussi, le nombre des élèves
a-t-il fortement augmenté.
Une soixantaine de petits bergers, de 12 à 14 ans, qui ne
descendaient au village que deux, ou trois fois par an, qui étaient
nés et s'étaient élevés parmi les moutons,
les chèvres, les chiens et les loups, résident maintenant
à Andorra, vont à l'école et apprennent de
tout leur cur. Deux nouvelles classes ont été aménagées
pour eux, de nombreux livres achetés à des maisons
éditoriales spécialisées de la Catalogne et
du Levant. Les groupes pré-scolaires ont vu leurs effectifs
grossir. Sur huit maîtres et maîtresses d'école,
l'Etat en paie trois, la Collectivité cinq. Mais elle ne
se contente pas d'apporter des moyens matériels d'enseignement.
Elle surveille le travail des instituteurs. L'un d'eux, stupide
et diplômé, se plaignait de ce que la manière
forte ne soit plus tolérée. Toute une révélation.
*
J'ai voulu mentionner séparément la mine d'Andorra.
La province de Teruel est assez riche en lignite. Pendant la Première
Guerre mondiale on y eut recours pour remplacer le charbon venu
d'Angleterre, et normalement ce combustible alimente en grande partie
la ville de Saragosse. Maintenant, presque toute l'Espagne antifasciste
étant séparée des Asturies, principale zone
carbonifère qu'occupent les armées de Franco, le charbon
manque. Il était donc naturel de penser à intensifier
la production de lignite dans la zone de Teruel.
Naturel aussi que le gouvernement n'y ait pas songé. Aussi,
les mineurs et les paysans ont-ils continué, ou entrepris
l'exploitation des mines.
En novembre 1936, sept mineurs, qui avaient déjà
travaillé dans la région commencèrent à
faire, près d'Andorra, des excavations dans un endroit où
ils pressentaient l'existence de gisements. Avec des pics et des
pelles, ils ont creusé trois galeries de 50 mètres
de profondeur. Ils sont maintenant 53, ils seront plus nombreux
demain. Pas de machines, à part une pompe à moteur
pour extraire l'eau qui suinte partout, ou qui parfois tombe brusquement,
en trombe, d'anciens puits creusés depuis des siècles,
au temps de la domination romaine ou arabe.
Les pieds dans la boue et l'âme dans le rêve, les paysans
improvisés mineurs continuent, en respirant les gaz délétères
causés par les explosions de dynamite (il n'y a pas de système
d'aération ni d'évacuation), à arracher de
la mine encore inorganisée le combustible incomplet. Ces
conditions de travail font qu'il y ait toujours sept, huit ou neuf
d'entre eux l'hôpital. Quand ils en sortent, après
une cure insuffisante, ils reprennent le pic et la pelle.
Ce mode d'exploitation ne permet d'arracher que 30 tonnes de lignite
par jour. Dans les mines des Asturies, pauvres par rapport à
celles d'autres pays, mais riches par rapport à celles de
Teruel, la moyenne extraite par mineur et par jour est de 400 à
450 kilos. Et l'on dispose d'éléments techniques infiniment
supérieurs (3). Ici, sans ces éléments, avec
des filons beaucoup plus pauvres, la moyenne est de 325 kilos, pour
des mineurs en grande partie improvisés. Sainte solidarité,
saint amour du devoir !
"Nous n'en sommes encore qu'à la période préparatoire,
d'ici peu nous fournirons du charbon en abondance - m'a dit le responsable,
comme en s'excusant.
Mais devant l'eau qui suinte et coule des parois et du plafond
de la galerie que je suis allé visiter, quand je sais qu'il
a fallu arrêter le travail pendant des semaines pour assécher
le fond, et écarter le danger de glissements, je me demande
avec angoisse si ce bel optimisme ne sera pas démenti par
une horrible tragédie. Nos mineurs improvisés n'y
pensent pas : ils fournissent du combustible qui fait tourner plusieurs
usines de Catalogne, ils aident la Collectivité.
Ils touchent, il est vrai, un sursalaire par rapport à leurs
camarades exerçant d'autres métiers : un kilo de savon
par semaine, une paire d'espadrilles par mois, et une combinaison
de travail...
Alcorisa Je veux d'abord vous parler de Jaime Segovia. Et il le
mérite bien, ou tout du moins sa mémoire le mérite
bien, car il a payé de sa vie son adhésion au plus
bel idéal humain, et son dévouement à la cause
des travailleurs, des exploités et des vaincus.
Pour qui connaît vraiment la langue espagnole et le sens
profond des mots, des syllabes et des sonorités assemblées,
ce nom et ce prénom de Jaime Segovia ont des résonances
d'ancienne noblesse castillane. En effet, mon camarade et ami avait
du sang de vieille famille aristocratique dans les veines. Et sur
son visage, avec la bonté et l'intelligence, on lisait quelque
chose d'usé, de "fin de race", d'une lignée
humaine en dépérissement.
A vingt et un an il était avocat. Quoique la fortune de
ses aïeux eût été entamée et divisée
de génération en génération, ses biens
immeubles valaient encore un demi-million de pesetas au début
de 1936, ce qui représentait une assez coquette fortune.
Il pouvait exploiter des paysans avec ses terres, tirer un large
parti de ses titres universitaires ; mais il méprisait la
seule pensée de cette éventualité. Nos camarades
lui semblèrent des hommes qui interprétaient le plus
sainement la vie, et étaient le plus près de la vérité
humaine. Rejetant les hypocrisies mondaines pour adhérer
à ce qui lui semblait le plus noble, il alla vers eux. Et
lorsque la révolution éclata, il lui apporta tous
ses biens et toute son énergie. Alcorisa, dans la province
de Teruel, a 4.000 habitants. C'est le centre de dix-neuf villages.
La terre y est moins mauvaise qu'ailleurs, l'irrigation est suffisante
et la vie économique privilégiée par rapport
au reste du canton. Les propriétaires étaient peu
nombreux, les fermiers l'étaient moins encore. Les grands
"terratenientes" possédaient aussi des terres dans
d'autres endroits. L'industrie - meunerie, huilerie, savonnerie,
limonade, eau gazeuse et soufre - n'occupait que 5 pour cent de
la main-d'uvre. Les journaliers mal payés dominaient par
le nombre.
Notre syndicat, le seul ayant pu s'implanter ici, datait de 1917.
Il connut les vicissitudes et les persécutions que nous avons
vues dans tant d'autres villages. Et comme partout, nos militants
persistèrent dans le combat.
Leurs efforts ont abouti.
D'abord tombé aux mains des fascistes, Alcorisa fut reconquis
au bout de huit jours par une colonne que nos camarades constituèrent
dans la montagne où ils s'étaient réfugiés,
et qui obligea la garde civile et ceux qu'elle protégeait
à se retirer vers Teruel. Au lieu de se dissoudre, cette
colonne se renforça. Des autres villages, les combattants
accouraient, armés de revolvers et de pistolets souvent anachroniques,
de vieux fusils de chasse à un ou deux coups, de quelques
armes prises à la garde civile, de bombes hâtivement
et grossièrement fabriquées. Puis sans discipline
militaire, ils partirent combattre sur d'autres secteurs du front
d'Aragon les forces fascistes bien armées, équipées
et disciplinées.
Dès qu'Alcorisa fut repris, on organisa un Comité
local de défense composé de deux membres de la C.N.T.,
de la Gauche républicaine, de ]'Alliance républicaine
et de la Fédération anarchiste ibérique. Et
le lendemain on nomma, sur les mêmes bases, un "Comité
central d'administration".
Dans l'ordre économique, ce Comité n'avait qu'une
alternative : ou laisser les choses en l'état, respecter
le commerce individuel, permettre aux commerçants politiquement
douteux de saboter la stabilité du régime nouveau,
aux habitants aisés de se procurer trois ou quatre fois plus
de vivres que ceux qui ne l'étaient pas ; ou contrôler
tout afin que personne ne manquât de rien, pour éviter
que le désordre économique n'entraînât
une situation favorable au fascisme. Il choisit cette dernière
solution.
Il fallait tout d'abord établir un contrôle, surveiller
le mouvement des vivres et la vente des articles de consommation
courante, ce qu'on ne pouvait faire si chaque commerçant
disposait des marchandises à son gré. La liberté
du commerce, au sens bourgeois du mot, fut donc abolie. On ne pouvait
non plus laisser chaque famille acheter selon ses seules ressources.
L'égalité intégrale commença par la
consommation.
Puis la lutte, le départ au front de 500 hommes, la solidarité
qui unissait les habitants dans cette période d'exaltation
collective firent apparaître d'autres problèmes. Il
fallait rentrer la récolte, mais on n'allait pas moissonner
avec les faux et les faucilles tandis que les faucheuses mécaniques
jusqu'alors possédées par les riches dormaient. Convoquée
dès le troisième jour, l'assemblée des agriculteurs
décida l'organisation de 23 équipes qui nommèrent
chacune leur délégué, répartirent les
machines et le travail. La socialisation naquit, ici comme ailleurs,
très simplement, presque sans que l'on eût conscience
de l'ampleur et de la profondeur de l'uvre entreprise.
Et trois semaines après la victoire, les 23 sections improvisées
furent définitivement constituées, d'après
une division minutieuse du territoire municipal. Minutieuse, car
on tint compte des caractéristiques du sol, des genres de
culture à réaliser, de l'importance numérique
des habitants, des variétés et du nombre des bêtes,
des moyens techniques dont on disposait. Et en suivant cette voie,
on tendait, un an plus tard, à faire de chacune de ces sections
une unité économique aussi complète que possible,
quoique répondant toujours à une activité d'ensemble
dûment concertée.
La Collectivité fut enfin définitivement constituée.
Voici l'essentiel des statuts, plus compliqués parce que
plus savants, que ceux d'autres Collectivités qui n'avaient
pas de juristes à leur tête :
"Biens de propriété. - Les biens meubles et
immeubles, ainsi que les machines, les outils, l'argent, les crédits
apportés par le Syndicat unique des travailleurs, par le
Conseil municipal et par les adhérents à la Collectivité,
constitueront les biens de propriété.
Usufruit. - La Collectivité aura en usufruit les biens qui
lui seront remis par le Conseil municipal et par le Comité
de défense, afin de les faire fructifier, ou ceux qui lui
seront provisoirement remis, soit que pour des raisons d'âge,
de maladie ou de sexe leurs propriétaires ne puissent les
exploiter, soit que ceux-ci les laissent à l'abandon.
Membres de la Collectivité. - Tous les adhérents
au Syndicat unique des travailleurs seront considérés
membres fondateurs de la Collectivité ; tous ceux qui adhéreront
plus tard en seront également membres. Les personnes qui
voudront entrer dans la Collectivité seront admises sur décision
de l'assemblée. Toute demande d'adhésion devra être
accompagnée des antécédents politiques et sociaux
et de la liste des biens de l'intéressé.
Séparation. - Tout membre de la Collectivité pourra
s'en retirer volontairement ; mais l'assemblée se réserve
le droit de se prononcer sur les raisons invoquées. Quand
ces raisons ne lui paraîtront pas valables, le démissionnaire
ne pourra pas rentrer en possession des biens qu'il aura apportés.
Toute personne expulsée perd aussi le droit de revendiquer
ce qu'elle a apporté au moment de son admission.
Administration. - L'administration de la Collectivité sera
confiée à une commission de cinq membres dont un pour
le ravitaillement, un pour l'agriculture, un pour le travail, un
pour l'instruction publique, et un secrétaire général."
Suivent d'autres articles sur le rôle de l'Assemblée
générale, les droits et les devoirs des collectivistes,
les conditions de dissolution, etc.
On sent ici l'influence des deux avocats - car avec Jaime Segovia
il y en avait un autre, tout aussi bon organisateur dont nous n'avons
pas retenu le nom - qui travaillaient avec nos camarades paysans.
Dans les statuts des autres collectivités, on trouve moins
de formules et de science juridiques, mais plus de substance pratique
et humaine.
Ce furent les assemblées générales successives
qui prirent les résolutions par lesquelles se régit
maintenant la Collectivité d'Alcorisa. Maintenant, sur leur
décision, les 23 délégués de l'agriculture
se réunissent chaque semaine pour diriger le travail des
champs.
On a innové une formule originale quant au mode de distribution.
D'abord, on avait appliqué la libre consommation intégrale,
qui répondait le mieux aux principes du communisme libertaire.
Il suffisait à chaque famille de se présenter au Comité
d'administration et de le demander, pour recevoir un bon où
l'on ordonnait aux responsables des magasins d'approvisionnement
de remettre au porteur l'huile, les pommes de terre, les légumes
frais ou secs, le sucre, les vêtements, etc., qu'il demandait.
Ne furent rationnés dans cette période que la viande
et le vin, mais le tout dut l'être deux mois plus tard.
Il ne fallait non plus aucune formalité pour aller gratuitement
au cinéma, au café, où l'on buvait à
peu près exclusivement de la limonade, se faire raser ou
couper les cheveux. Ou encore pour recevoir sa part du peu de tabac
que la guerre permettait de se procurer.
Mais, me dit-on, il y eut des abus, et pour certains articles, la
demande dépassa les possibilités d'approvisionnement.
Alors, pendant trois mois, on essaya une monnaie locale qui fut
employée exclusivement pour l'achat des vêtements,
des chaussures, des ustensiles de ménage, du café
et du tabac. Un homme disposait d'une peseta par jour, une femme,
de 70 centimes, un enfant au-dessus de 14 ans, de 40 centimes...
"para vicios" sans doute, comme on disait dans le nord
de l'Aragon.
Une fiche fut imprimée. On y stipulait ce que chaque individu
pouvait recevoir d'après les possibilités de ravitaillement.
Voici la ration qui fut assurée, avec de légères
variantes, jusqu'en novembre 1936 (n'oublions pas qu'une part importante
des aliments étaient envoyés au front) :
Viande, 100 grammes par jour ; pain, 500 ; sucre, riz, haricots
secs, 40 grammes par jour ; vin, un demi-litre ; sardines, une boîte
par semaine. Chacun avait en outre droit à un demi-kilo de
sel, un kilo de savon, deux sachets de "bleu" pour le
linge, un balai et un demi-litre de lessive par mois.
Mais cette solution ne satisfaisait pas les libertaires d'Alcorisa,
ni même les républicains, libertaires par tempérament,
qui passèrent tous à la C.N.T. après avoir
dissous la section de leur parti. Elle semblait trop rigide, involontairement
tracassière, obligeant les gens à consommer ce qu'on
leur imposait, ou à y renoncer.
D'autre part, les animateurs de la Collectivité voulaient
à tout prix éviter le retour de la monnaie, de l'"argent"
maudit. Plusieurs se creusèrent la tête, Jaime Segovia
passa des nuits à chercher une solution inédite. Et
l'on trouva le système des points. Voici en quoi il consiste
:
Les 500 grammes de pain comptent pour 4 points et demi, les 100
grammes de viande, pour 5 ; donc 66,5 points par semaine. Tout le
reste : savon, riz, haricots, pâtes alimentaires, lessive,
vin, etc., est aussi calculé en points. Sur cette base, un
homme a droit à 450 points par semaine, une femme seule à
375, une femme mariée à 362 points, un enfant dès
sa naissance, à 167. La somme de points de chaque collectiviste,
et la valeur en points de chaque article figurent sur la carte de
ravitaillement.
Dans ces limites, chaque famille, chaque individu peut dépenser
comme bon lui semble les points qui lui reviennent, prendre plus
de viande et moins de légumes secs, plus de vin et moins
d'huile, etc. On évite ainsi une consommation excessive tout
en respectant au maximum la liberté de chacun.
Pour les chaussures, les vêtements et les articles de ménage,
on tient une comptabilité à part. Le calcul en argent
a disparu et est remplacé par un livret spécial sur
la première page duquel on indique le nombre de points correspondant
à chaque famille, pour ce qui n'est pas la nourriture : 24
points pour les ustensiles de ménage par individu et par
an, 60 points pour les chaussures, 120 pour les vêtements,
etc.
Outre son magasin général, Alcorisa compte quatre
épiceries collectivisées, un magasin appelé
Coopérative de tissus, une mercerie, quatre boucheries magnifiques
de propreté et d'hygiène, où les habitants
vont se fournir.
Tout le reste est aussi distribué dans les magasins spécialement
organisés où l'on inscrit les dépenses de chaque
famille à la page du registre général destiné
à une étude précise des tendances de la consommation,
et à une comptabilité si minutieuse que l'administration
est contrôlable à tout moment. Si l'un des membres
de la Collectivité perd sa carte, on peut savoir presque
immédiatement ce qu'il avait consommé pendant la partie
du mois écoulée, et ce qui lui est encore dû.
Nous avons vu que les enfants ont droit à 167 points dès
leur naissance. Sur la carte qui leur est octroyée, figurent,
en plus, du savon et de la lessive, 100 grammes de viande, et des
pâtes alimentaires. Ces nourritures substantielles ne sont
certes pas prises par les nouveau-nés, mais par la mère
à laquelle on donne une suralimentation dont l'enfant bénéficiera.
Elle peut, du reste, donner aux points la destination de son choix.
Alcorisa se ressent de l'absence des 500 hommes partis au front.
Cependant, on y a augmenté de 50 % les terres cultivées.
De si grandes proportions sont possibles parce qu'une partie des
champs habituellement en jachère ont été labourés
et ensemencés. L'effort a été facilité
par l'acquisition d'excellentes charrues, dont l'emploi était,
auparavant, exceptionnel. Si l'on ajoute les engrais chimiques plus
utilisés cette année que les années précédentes,
on comprendra les perspectives qui s'ouvrent à l'agriculture.
L'effort redoublé de tous y a contribué aussi. Non
seulement celui des hommes restés à l'arrière,
mais aussi celui des femmes qui travaillent beaucoup plus cette
année que les années précédentes, et
celui des miliciens qui envoient régulièrement à
la Collectivité la moitié de leur solde (74).
Des modifications ont été introduites dans certaines
activités. Une église a été transformée
en cinéma, un couvent en école. Sur deux garages concurrents
il n'en reste qu'un, largement suffisant. On a installé dans
l'autre un salon de coiffure bien organisé, et une petite
fabrique de chaussures dans laquelle ont été réunies
toutes les machines des ateliers autrefois dispersés. On
y fait de très bons souliers, de très bonnes sandales
pour les habitants d'Alcorisa et d'autres localités voisines.
Le responsable du travail était auparavant un patron réactionnaire,
donc, potentiellement, un fasciste. On s'est contenté de
l'exproprier. Quand je lui ai parlé, il m'a dit s'être
convaincu des avantages de la production socialisée, car
en travaillant d'après l'ancien système individualiste,
on ne pourrait jamais produire le tiers de ce qu'on produisait maintenant.
Une fabrique récemment organisée fournit en salaisons
toute la région et une partie des milices du front de Teruel.
Il y a un atelier des tailleurs, un de menuiserie, une forge collective.
Les maçons, qui aménagent un très bel édifice
pour le Syndicat, réparent aussi les maisons, sans frais
pour les bénéficiaires. La lessive, la limonade et
l'eau gazeuse se fabriquent dans un même établissement.
Un hôtel a été organisé, et un haras,
où des chevaux et des ânes sélectionnés
sont destinés à améliorer rapidement les bêtes
de trait non bovines d'Alcorisa et des alentours. Enfin, une étable
unique réunit de fort belles vaches, propres et bien soignées.
Comme partout, il y avait à Alcorisa des classes parmi les
classes, des pauvres parmi les pauvres, des déshérités
parmi les déshérités. Et le revenu de tous
les petits propriétaires n'était pas le même
; celui de certains ouvriers était inférieur à
celui de certains paysans favorisés, celui d'un manuvre à
celui d'un ouvrier, celui d'un pâtre à celui d'un manuvre.
La Collectivité a tout transformé en assurant à
tous les mêmes moyens d'existence.
Pas plus que dans les autres villages vivant sous le nouveau régime,
les petits propriétaires récalcitrants (ils sont une
centaine) ne peuvent faire le commerce de leurs produits. Ils les
remettent au Conseil municipal, intégralement composé
de membres de la C.N.T., et sont payés avec une monnaie spécialement
inventée pour eux. Mais quant à la consommation, ils
sont soumis au rationnement commun : nous sommes en guerre.
Les villages du canton d'Alcorisa pratiquent entre eux, l'entraide
compensatrice comme ceux des autres régions d'Aragon et de
l'Espagne collectivisée, et les rapports d'échange
pratiqués s'étendent à 118 villes et villages,
d'Aragon, du Levant, de Catalogne et même de Castille.
Dans les débuts, à conséquence des divers
incidents de la lutte militaire, l'instruction donnée avait
été insuffisante, car il n'y avait que deux écoles
au moment où la guerre civile et la révolution commencèrent.
Jaime Segovia dut s'improviser instituteur. On fit venir des institutrices
formées dans les villes ; tout est payé par le régime
local.
C'est aussi ce régime qui donne à tout nouveau ménage
le logement et les meubles. Le mariage légal a complètement
disparu, mais les unions sont officiellement enregistrées
sur le livre de la municipalité.
Alcorisa n'est ni un des plus mauvais villages de l'Aragon, ni
un village modèle. Les maisons y sont vieillottes, et les
rues étroites, parfois encaissées entre des roches,
ne sont pas propices à une expansion de l'endroit habité.
Nos camarades projettent - et là on reconnaît l'esprit
d'initiative de Jaime Segovia - l'installation dans l'aire municipale
des vingt-trois unités que l'on a commencé d'organiser.
On voudrait qu'au maximum chaque unité ait ses moyens d'existence
avec, en plus de la production agricole, du bétail et des
animaux de basse-cour, tous les éléments de confort
et de culture de l'esprit : électricité, piscine,
radio, bibliothèque, jeux, etc. On utilise déjà
de petites chutes d'eau pour produire la lumière. On tend
à un humanisme, à l'homme aussi intégral que
possible.
J'ai visité l'unité dont l'installation est la plus
avancée. Sa surface était divisée en deux parties
: l'une destinée à l'agriculture, l'autre à
l'élevage. Elle couvrait huit km². Dans la première
partie on produisait des céréales, des légumes,
des arbres fruitiers, des vignes, du foin, de la luzerne : tout
ce qu'il est normal de trouver dans de bonnes terres bien soignées,
bien arrosées. Dans la deuxième, l'effort initial
avait donné lieu à la construction d'une vaste porcherie
en ciment, avec ses divisions symétriques, et où l'on
élevait plus de 100 bêtes qui, comme à Graus,
pouvaient sortir séparément au soleil. On allait agrandir
incessamment l'installation, et le fait de cette spécialisation
montre que les rapports économiques, et bien entendu les
autres, devaient se maintenir entre les vingt-trois phalanstères
libertaires.
On a poussé aussi l'élevage des agneaux, de nombreuses
génisses ont été achetées un peu partout,
et l'on projette de construire dans je ne sais quelle unité
une étable pour une centaine de vaches. Quant aux animaux
de basse-cour, on multiplie surtout la production de lapins pour
lesquels la nourriture abonde.
P.S. - A l'arrivée des troupes franquistes, Jaime Segovia,
qui ne voulut pas s'enfuir, fut arrêté, torturé
pendant six mois, et fusillé.
Mas de las Matas Au nord de la province de Teruel, Mas de las Matas
est le chef-lieu du canton qui porte son nom, et qui comprend 19
villages. On y compte 2.300 habitants. Les autres localités
les plus importantes sont Aguaviva, avec 2.000 habitants, Mirambel,
avec 1.400, La Ginebrosa, avec 1.300. Seuls six villages sont, en
mai 1917, entièrement collectivisés, quatre le sont
presque intégralement, et cinq à 50 pour cent. Trois
autres viennent de se décider et un seul hésite encore
(75).
Ici, le mouvement libertaire a précédé le
mouvement syndical. La petite propriété, étant
très répandue, ne favorisait pas l'apparition d'associations
de salariés. Et à Mas de las Matas, où l'on
vit dans une certaine aisance grâce à l'irrigation,
tandis que la vie des autres villages, relativement privés
d'eau, est misérable, les idées libertaires prirent
racine dès le début du siècle. Non pas tant
pour une question de classe que de conscience humaine. Si des groupes
se formèrent pour lutter contre l'exploitation de l'homme
par l'homme, pour l'égalité et la justice sociale,
et contre l'asservissement par I'Etat, leur inspiration était
surtout humaniste.
La dernière génération de ces hommes est maintenant
à la tête de l'organisation collectiviste du canton.
Sous la monarchie, les tendances libérales prédominaient.
La république provoqua quelques changements, si timides qu'ils
déçurent la majorité de la population. Alors
celle-ci s'inclina vers la gauche révolutionnaire ; en 1932
apparut le premier syndicat de la C.N.T., et le 8 décembre
de la même année, dans une tentative insurrectionnelle
qui embrassait l'Aragon et une bonne partie de la Catalogne on proclama
le communisme libertaire. La garde civile, au service de la république
comme elle avait été au service de la monarchie, liquida
en deux jours ce premier essai, et le Syndicat fut fermé
jusqu'à la veille des élections législatives
d'avril 1936, qui donnèrent la victoire au front populaire.
Le Syndicat fut alors immédiatement reconstitué.
Puis le fascisme local échoua trois mois plus tard. Il n'y
eut pas même lutte, et vers la mi-septembre, nos camarades
lancèrent l'idée de Collectivité agraire. L'initiative
fut acceptée à l'unanimité dans une assemblée
syndicale. Mais tous les petits propriétaires ne faisaient
pas partie du Syndicat. Il fallut donc constituer un groupement
à part. On fit circuler une liste d'adhésions volontaires.
En quinze jours, 200 familles s'étaient inscrites. Lors de
ma visite on en comptait 550 sur les 600 qui composaient la totalité
du village. Les 50 familles restantes appartiennent à l'Union
générale des travailleurs et obéissent aux
instructions de leurs chefs, ou leaders.
Dans tout le canton, le même principe a été
appliqué. On est libre d'adhérer à la Collectivité,
ou de continuer l'exploitation individuelle du sol. Les différents
degrés de socialisation réalisés selon les
villages en témoignent.
Dans aucun de ces villages il n'a été établi
de règlements écrits, de statuts. Simplement, tous
les mois, l'assemblée des membres de chaque Collectivité
indique, à la Commission composée de cinq membres
élus, les directives à suivre, sur des problèmes
concrets librement examinés.
Malgré cela, mon souvenir de Mas de las Matas se rattache,
même sans le vouloir, à l'heureuse Icarie dont les
utopistes ont souvent parlé (76). Tout était tranquille,
heureux, dans l'allure et la démarche des gens, dans l'attitude
des femmes assises au seuil des demeures, ou qui tricotaient en
causant tranquillement devant les maisons. On devinait, sous-jacente
une belle organisation de la vie. Essayons de la découvrir.
A Mas de las Matas, 32 groupes de travailleurs ont été
constitués ; ils sont plus ou moins importants, selon les
tâches à accomplir, ou les dimensions des zones agricoles
à travailler, et que limite l'encadrement capricieux des
montagnes. Chaque groupe cultive une partie de terre irriguée
et une partie de terre sèche. Le travail agréable,
moins agréable, ou même pénible, est ainsi partagé
équitablement.
Les bienfaits de l'eau permettent d'obtenir des légumes et
des fruits abondants. Moins heureux, les autres villages n'obtiennent
que des céréales, surtout du blé - 9 quintaux
à l'hectare, peut-être moins - et des olives.
Dans toutes les Collectivités du canton, les groupes de travailleurs
choisissent leurs délégués, nomment leur Commission
administrative. Et comme les délégués de Mas
de las Matas, qui montrent toujours le chemin, se réunissent
une fois par semaine pour organiser le travail, on en fait autant
dans les villages jusqu'à maintenant entièrement collectivisés.
Comme partout, les efforts sont constamment coordonnés.
Jusqu'à présent il a été impossible
d'augmenter la surface localement cultivée. Les terres irrigables
étaient déjà totalement exploitées.
Mais les terres sèches, qui depuis toujours n'étaient
utilisées que pour l'élevage du bétail, seront
bientôt destinées à la production de céréales.
Et, pour compenser ce changement, on a commencé à
parquer les moutons dans les montagnes, maintenant mises librement
à contribution, et où il pousse assez de végétation
pour les nourrir. En même temps, on commence à préparer
la terre qui sera ainsi disponible pour semer du blé, de
l'avoine et du seigle. C'est un des nombreux exemples d'organisation
rationnelle de l'économie que nous constatons si fréquemment.
On pense, du reste, que l'effort s'intensifiera dès que
les hommes mobilisés au front reviendront, et déjà
on s'inquiète de savoir ce qui arrivera dans deux ans, à
conséquence de l'augmentation de la production : l'Espagne
se trouvera devant un excédent important dû aux améliorations
introduites. Mais n'est-ce pas trop anticiper ? (77)
Il était plus facile d'augmenter le bétail. Le total
des moutons s'est accru de 25 % ; le nombre de truies de reproduction
est passé de 30 à 60 ; celui des vaches laitières,
de 18 à 24 (la terre, ici, ne donne pas de pâturages
pour le bétail bovin). On a acheté en Catalogne un
grand nombre de gorets qui ont été distribués
à la population, le temps et la main-d'uvre manquant pour
entreprendre la construction de porcheries collectives que l'on
espère commencer incessamment. Chaque famille élève
donc un ou deux porcs dont la chair sera salée et distribuée
au moment de l'abattage général, selon les besoins
des foyers.
Mais la production n'est pas limitée à l'agriculture
et à l'élevage. Dans ce chef-lieu de canton, comme
dans tous les chefs-lieux et dans tous les villages collectivisés
de quelque importance, de petites industries se sont développées
: bâtiment, cordonnerie, fabrication de savates et de vêtements,
boucherie, etc. Comme à Graus, comme dans tant d'endroits,
chacune de ces spécialités constitue une section de
la "Collectivité générale" (tel est
le nom qu'on lui donne), et travaille pour tous.
Si donc la section agraire a besoin de se procurer certains outils,
elle s'adresse, par l'intermédiaire de son délégué,
à la Commission administrative qui lui délivre un
bon pour le délégué des métallurgistes
à qui l'on explique ce qu'on attend de lui et de ses camarades.
La commande est en même temps enregistrée sur le livre
de comptabilité de la section Métallurgie. Si une
famille a besoin de meubles, elle s'adresse aussi à la section
administrative qui lui remet un bon de commande pour le délégué
des ébénistes, ou des menuisiers (les travailleurs
sur bois ne forment qu'un seul syndicat). Tel est le mécanisme
par lequel les activités de chaque groupe de producteurs
sont contrôlées, ainsi que les dépenses de chaque
famille.
On n'emploie ni monnaie officielle (la peseta) ni monnaie locale
dans aucune des collectivités du canton.
La socialisation du commerce fut une des premières étapes.
Mais elle ne fut pas intégrale. Lors de mon passage à
Mas de las Matas, il y avait encore deux petits épiciers
récalcitrants, dont le commerce périclitait par manque
de ravitaillement. Mais dans l'ensemble, les magasins municipaux
remplacent aussi l'ancien mode de distribution.
Pénétrons plus avant dans le détail d'un village
collectivisé. Il est très difficile de rendre par
écrit une impression suffisante de ce vaste mouvement qui
complète la socialisation agraire. Voici, à Mas de
las Matas, et dans n'importe quel autre village collectivisé
non seulement les écriteaux rouges et noirs apposés
devant tous les ateliers, les magasins communaux, les hôtels
comme nous avons vu à Graus, mais encore le dépôt
cantonal de produits chimiques, ou de ciment, de matières
premières pour les différentes industries, où
les collectivités des autres villages du canton viennent
se ravitailler, selon les normes établies par leurs délégués
fraternellement réunis. Dans la boutique d'un ancien commerçant
cossu et fasciste, qui a disparu, sont empilés les vêtements
destinés aux habitants du canton. Ici, est la section de
ravitaillement général dans laquelle on remet aux
individualistes les bons qu'ils sollicitent, et où l'on enregistre
sur un fichier les demandes faites par chaque famille.
Dans cette distillerie cantonale on extrait - initiative récente
- l'alcool et l'acide tartrique des résidus de raisins envoyé
par tous les villages. Et ces villages ont constitué la Commission
administrative de la distillerie, qui se réunit périodiquement.
Si vous entrez dans la fabrique, on vous montre les innovations
techniques faites pour produire de l'alcool à 90°, nécessaire
pour la médecine et les opérations chirurgicales au
front.
Dans l'atelier des tailleurs, ouvriers et ouvrières coupent
et cousent des complets selon les mesures des camarades qui les
ont demandés. Dans des casiers, les vêtements de velours
côtelé, ou de drap, chacun avec son étiquette
portant le nom du destinataire, attendent l'heure de passer à
la machine à coudre (78).
Les femmes se procurent la viande dans un bel établissement
où dominent le marbre et les carreaux blancs. Le pain, que
les ménagères généralement surchargées
de besognes qui leur sont propres, cuisaient chez elles, est maintenant
pétri et cuit quotidiennement dans les boulangeries collectives.
Au café, chacun peut prendre quotidiennement deux tasses
d'orge grillée (on n'a pas mieux), deux rafraîchissements,
ou deux limonades.
Visitons maintenant les alentours de Mas de las Matas. Nous découvrons
d'abord une pépinière où, afin d'être
repiquées dans tout le canton, d'innombrables plantes potagères
sont préparées par une famille qui auparavant s'enrichissait
dans ce commerce, et qui, dès le début, est entrée
dans la Collectivité.
Dans l'atelier de couture, non seulement on confectionne des vêtements
de femmes, mais comme dans beaucoup d'autres villages, les jeunes
filles apprennent à coudre, pour elles et leurs futurs enfants.
Un écriteau attire notre attention. Nous y lisons : "Librairie
populaire". C'est en réalité une bibliothèque.
Sur ses rayons figurent six, huit, dix exemplaires des livres de
sociologie, de littérature, de divulgation culturelle et
scientifique mis à la portée de tous, même des
individualistes. On y trouve aussi, en plus grand nombre, des livres
de texte pour les écoles (histoire, géographie, arithmétique),
des contes, des romans, des lectures variées pour les petits
et les grands ; puis des cahiers, et d'admirables méthodes
pour l'apprentissage du dessin, dont les modèles sont parfaitement
gradués, selon les techniques les plus récentes.
Ici aussi, quoique l'esprit et la pratique de solidarité
générale inspirent la conduite et le comportement
de chacun et de tous, on a laissé à chaque famille
un petit lopin de terre où les intéressés cultivent
des légumes, des fruits ou élèvent des lapins.
Cela complète le ravitaillement qui, de son côté,
n'est pas unilatéral : on fait les choses de façon
que chacun puisse prendre tel ou tel aliment au lieu de tel ou tel
autre. Le rationnement n'est donc pas synonyme de rigide uniformité.
L'échelle de consommation - aliments, vêtements, chaussures,
etc. - avait d'abord figuré sur le carnet familial. Mais,
après la résolution du congrès de Caspe, on
crut préférable d'adopter le livret standard édité
par la Fédération régionale des Collectivités,
et pour toutes les Collectivités, afin d'éviter de
trop grandes différences selon la richesse ou la pauvreté
des villages, et même des cantons.
Si donc on rationne aussi les vêtements, ce n'est pas que,
dans cette partie de l'Aragon, les Collectivités manquent
des ressources nécessaires pour s'en procurer. Elles ont
généralement assez de marchandises, surtout du blé,
pour les échanger contre des tissus, des machines et tout
ce qui se produit en Catalogne, où dominent les industries
de transformation. Mais on est tendu par l'effort de guerre. Et
de plus la valeur du blé, de la viande, des légumes,
de l'huile fournis gratuitement pour soutenir le front est énorme.
On aide même, gratuitement aussi, Madrid qu'assiègent
les armées franquistes. Et il arrive encore que certaines
régions industrielles, mal socialisées ou manquant
de matières premières pour la fabrication de certains
articles, ne peuvent honorer les promesses d'échange.
Les soins médicaux et les produits pharmaceutiques sont
gratuits. En plus de la Bibliothèque publique dont nous avons
parlé, il existe celle du Syndicat et celle des Jeunesses
libertaires. L'instruction est obligatoire jusqu'à l'âge
de 14 ans. Dans un groupe de "masias" (79), construit
dans la montagne, à quelque distance du village, une école
a été ouverte pour de grands enfants qui ne s'étaient
jamais assis devant un pupitre d'écolier.
Et à Mas de las Matas deux classes nouvelles viennent d'être
improvisées pour recevoir chacune 50 enfants dont l'éducation
est confiée à deux jeunes filles qui avaient fait
- à Saragosse, à Valence, à Teruel ? - des
études supérieures (80).
Les spectacles publics sont gratuits, pour les collectivistes comme
pour les individualistes.
D'après les normes établies dans tout l'Aragon -
et en Castille et dans le Levant -, aucune Collectivité ne
peut commercer pour son compte. On évite ainsi la tendance
à la spéculation qui pourrait se faire jour dans cette
période troublée par la guerre, et l'espèce
de concurrence qui est si souvent apparue entre les fabriques collectivisées,
particulièrement de l'industrie textile, à Barcelone.
Ces mesures, de caractère moral, vont de pair avec le sens
de l'organisation qui apparaît dans l'ensemble des villages
socialisés. Chaque Collectivité villageoise communique
au Comité cantonal la liste de ses produits excédentaires,
et de ceux dont elle a besoin. Chacune de celles du canton de Mas
de las Matas a donc, dans les registres du chef-lieu, un compte
courant où est enregistré ce qu'elle apporte et ce
qu'on lui procure, ou lui a procuré. En même temps,
le Comité cantonal sait exactement de quelles réserves
de vin, de viande, d'huile, de blé, de pommes de terre, ou
de betteraves à sucre - très cultivée en Aragon
- on dispose dans chaque village.
D'autre part, si le village qui a fourni de l'huile n'a pas besoin
du vin qu'on lui offre, il demande d'autres articles. On les lui
remet et on fait venir à Mas de las Matas, où il est
tenu en réserve pour l'échanger dans une autre occasion,
avec d'autres Collectivités du canton, le produit fourni
par lui. C'est une espèce de clearing.
Ainsi, par le truchement du Magasin général, ou du
dépôt communal, les possibilités de troc à
l'intérieur et en dehors du village existent toujours.
Ce système de compensation se pratique sans la moindre réticence
car tout esprit spéculatif a disparu. Le village qui traverse
des difficultés spéciales et n'a rien à échanger
ne sera pas pour cela condamné à la misère,
ou à faire des emprunts dont les intérêts et
le remboursement grèveraient son économie pendant
des années.
La question ne se pose pas en ces termes dans les cantons solidaires.
Ainsi, dans celui de Mas de las Matas, les principales ressources
économiques de Seno et de La Ginebrosa ont été,
cette année, détruites par la grêle.
En régime capitaliste, cela aurait signifié des privations
sans nom, et même l'émigration pour quelques années,
d'une partie des hommes. Dans un régime de stricte justice,
les prêts difficilement obtenus auraient pesé interminablement.
Dans le régime de solidarité libertaire, la difficulté
a été tranchée par l'effort du canton tout
entier. Vivres, plants de légumes, semences, tout a été
fourni fraternellement, sans hypothèques et sans contraction
de dettes. La révolution a créé une civilisation
nouvelle.
Esplus Pour ses 1.100 habitants, Esplus disposait de 11.000 hectares
de terre, dont 9.000 irrigués. Mais le duc de Luna en accaparait
5.500, et la propriété du monarchiste Alvarado, ancien
ministre des Finances, qui prenait certainement mieux soin de ses
intérêts que de ceux de la nation, s'étendait
sur 1.100 hectares. Un autre propriétaire en possédait
autant, quelques-uns, moins. On en trouvait d'autres, moins riches
mais très à leur aise, qui disposaient de 70 à
100 hectares chacun.
Il ne restait pas grand-chose pour les gens du peuple dont la moitié
étaient exploités par les riches et les très
riches, en travaillant leurs terres selon un système dénommé
"a terraja", qui consiste à défricher le
sol non cultivé, le préparer, le niveler, et le faire
produire tout en donnant au propriétaire le quart de ce que
l'on obtenait. Il fallait aussi payer un fermage de six pesetas
par hectare et par an, et employer obligatoirement une paire de
mulets achetés par l'usager pour mettre au point chaque hectare
emblavé. Les champs ainsi préparés étaient,
par la suite, offerts à des "medieros" qui donnaient,
pour payer le fermage, 50 pour cent de la récolte.
L'histoire de notre mouvement a été, ici, aussi accidentée
qu'à Belver de Cinca et en tant d'autres localités.
Un Syndicat de la C.N.T. constitué en 1920 fut fermé
quatre ans plus tard par la dictature du général Primo
de Rivera. Il resurgit en 1931, après la proclamation de
la IIè République, et comptait 170 adhérents
quand, en 1932, le gouvernement de gauche de Manuel Azaña,
où Largo Caballero était ministre du Travail et profitait
de son ministère pour combattre la C.N.T. au profit de l'U.G.T.
dont il était le personnage le plus éminent, ferma
le Syndicat local qui fut reconstitué quand les républicains
de droite triomphèrent aux élections ; mais la République
d'Alexandre Leroux fit à son tour comme celle qui l'avait
précédée. Si bien qu'après le triomphe
du "frente popular"., en avril 1936, nos camarades se
remirent à construite leur Syndicat pour la quatrième
fois, mais ils étaient en tout dix-sept au moment de l'attaque
fasciste. Tant de persécutions avaient découragé
les travailleurs et les paysans pauvres.
Toutefois il s'était produit, discrètement, ce que
nous avons déjà vu dans d'autres endroits. Nos camarades
avaient adhéré à la section locale de la gauche
républicaine, afin de se préserver contre de nouvelles
mesures réactionnaires, et de ne pas être, une fois
de plus, arrachés de leurs foyers et envoyés sur les
routes, en déportation. C'est pourquoi, en juillet 1936,
le Conseil municipal d'Esplus se composait de six libertaires camouflés
en républicains de gauche, et de trois républicains
de droite, monarchistes cinq ans auparavant, et qui, au fond, l'étaient
restés.
La grève générale déclenchée
contre le coup d'Etat franquiste dura quinze jours. Un Comité
révolutionnaire fut nommé, composé d'une majorité
républicaine qui de droite était passée à
gauche, et d'une minorité de nos camarades. Mais les deux
tendances ne pouvaient s'entendre. Les nouveaux républicains
de gauche continuaient de manuvrer, et très habilement fondaient
un Syndicat ouvrier réformiste, adhérant à
l'U.G.T.
afin de s'en servir pour freiner la révolution.
Ils parvenaient à gagner du temps en faisant se prolonger
les débats et les discussions au sein du Comité révolutionnaire
; alors, comprenant qu'on ne parviendrait jamais à un accord,
nos camarades constituèrent un Comité local qui confisqua
les grandes propriétés et les prit en charge : c'était
la seule façon d'empêcher le partage des terres que
réclamaient les politiciens-caméléons et certains
paysans ambitieux.
Toutefois, les conservateurs monarcho-républicains devenus
ugétistes ne lâchaient pas prise, et un jour, poussant
à l'action quelques malheureux travailleurs, ils attaquèrent
le Comité local, ouvrant le feu, et se protégeant
avec des femmes et des enfants qu'ils poussaient devant eux. Nos
camarades répondirent en s'attaquant aux hommes ; les conservateurs
furent vaincus, et l'on organisa la Collectivité.
Huit mois plus tard il ne restait que deux familles d'individualistes
dont les droits étaient respectés, suivant la règle
générale.
Le nouveau mode d'organisation avait déjà été
nettement imaginé par nos camarades quand ils propageaient
clandestinement leurs idées sous la République, et
préparaient l'organisation d'une communauté agraire,
achetant d'avance des outils, des machines et des semences.
Maintenant, l'ensemble du travail agraire est assumé par
dix équipes d'agriculteurs. Principaux auxiliaires: dix paires
de mulets par équipe. Quatre équipes supplémentaires
s'occupent des travaux les moins rudes (désherbage, tri des
semences, etc.). Les jeunes filles aident, quand cela est nécessaire.
Les femmes mariées, surtout celles ayant des enfants, n'y
sont pas tenues. Mais dans les cas exceptionnellement urgents, on
fait, par le truchement du crieur public, appel aux volontaires,
et tout le monde accourt. Seules les femmes les plus âgées
restent chez elles, pour garder les enfants. Quant aux vieillards,
pas un ne manque. Ils ne conçoivent pas la vie sans travail.
Il y a 110 hommes au front. L'augmentation des surfaces cultivées
est donc minime : on a plutôt diversifié des cultures
et l'on s'est surtout occupé d'intensifier l'élevage.
Au début de la révolution, trois des anciens propriétaires
possédaient chacun 200 moutons et brebis. Un autre élevait
50 bovins. Et la plupart des familles avaient une vache ou un porc.
Les cochons étaient tués une fois l'an, mais les paysans
pauvres vendaient les jambons aux riches et ne consommaient que
les carcasses.
Toutefois, à l'époque où j'ai fréquenté
Esplus, les jambons étaient spécialement gardés.
Il y en avait 400, réservés aux moissonneurs pour
le moment de la récolte, leur travail exigeant une alimentation
plus riche qu'à l'ordinaire. On comptait quatre kilos par
homme. Quand je contemplai les "guitares" suspendues aux
poutres d'une vaste pièce en attendant la Fête de la
Moisson (on commençait à remplacer les fêtes
religieuses traditionnelles par de nouvelles fêtes païennes),
je compris mieux l'importance du changement qui s'était produit.
La Collectivité a construit quatre porcheries : une pour
les truies mères, une pour les tout jeunes porcs, une pour
les adultes, une pour les bêtes à l'engrais en vue
d'une prochaine consommation. Deux cents porcs avaient été
achetés au début, et en juillet 1937 des centaines
étaient déjà nés.
Les vaches sont gardées dans deux bonnes étables.
Seules les mauvaises laitières sont sacrifiées (81).
Quant aux moutons, et bien qu'on en ait mangé en même
temps qu'on en envoyait aux soldats du front, leur nombre est passé
de 600 à 2.000.
Des écuries collectives ont aussi été construites
mais leur nombre est encore insuffisant. Une partie des mulets demeure
provisoirement aux mains de ses anciens possédants, ils ne
sont employés que d'après la planification rationnelle
du travail décidée par la Collectivité.
Soins médicaux, produits pharmaceutiques, logement, éclairage,
salon de coiffure sont assurés gratuitement.
Comme presque partout, chaque famille dispose d'un lopin de terre
où elle cultive des légumes, ou des fleurs, élève
quelques lapins ou quelques poules, selon ses préférences.
Les légumes frais sont aussi fournis sans qu'il soit nécessaire
de rien débourser, mais il faut acheter le pain, la viande,
le sucre, le savon. Un homme seul touche 25 pesetas par semaine,
un ménage 35 à quoi l'on ajoute 4 pesetas par enfant
au-dessous de 14 ans, et 13 à partir de cet âge.
Le prix des marchandises, actuellement si instable en Espagne républicaine,
à cause des événements qui bouleversent tout,
n'a pas plus augmenté ici que dans la plupart des villages
qui impriment une monnaie locale. Les bons monétaires sont
garantis par la production. Le mécanisme de leur circulation
est très simple : distribués le samedi après
midi, ils sont, pendant la semaine, échangés contre
des produits au magasin communal de distribution appelé coopérative
qui, le samedi, les remet au Comité local, lequel leur imprime
à nouveau le même mouvement circulaire.
Les personnes inaptes au travail sont payées comme les autres.
C'est le cas d'un malade chronique ayant quatre enfants en bas âge,
d'un infirme et de sa fille, etc.
Un hôtel est ouvert pour les célibataires, un autre
pour les réfugiés, assez nombreux, du territoire aragonais
occupé par les forces de Franco. Tous ceux qui sont ainsi
soutenus jouissent des mêmes ressources que les membres actifs
de la Collectivité.
Les ouvriers du bâtiment travaillent avec acharnement. Ils
avaient commencé par appliquer la journée de huit
heures, mais les paysans firent remarquer qu'ils en travaillaient
douze. Ils s'inclinèrent donc, et ont fait toutes les réparations
qui apparurent nécessaires dans les maisons d'Esplus. Un
vaste atelier de menuiserie est en construction. On y installera
des machines qui permettront de faire des meubles en série
pour tous les habitants de la localité et même, pense-t-on,
pour ceux des villages des alentours.
Esplus pratique l'échange de produits par l'intermédiaire
de Binéfar, chef-lieu de canton. Comme c'est un village naturellement
riche, il a livré pour 200.000 pesetas de marchandises que
le Comité cantonal distribue soit pour participer au ravitaillement
des troupes du front, soit pour aider les villages les plus pauvres.
Ce résumé ne donne qu'une idée très
insuffisante de ce qui a été, de ce qui est fait.
Par exemple. J'assistais un soir - je suis allé très
souvent dans ce village - à la rentrée du bétail
ovin qui descendait une fois par semaine de la montagne aux bergeries
du village. Moutons et agneaux bêlants, brebis délicates
et timides, béliers balançant leurs cloches tintinnabulantes,
chiens vigilants, pâtres attentifs... Il n'en finissait pas
le troupeau de la Collectivité. Quel bel effort et quel beau
résultat ! Quel beau résultat aussi que ces hectares
de jardins potagers où, pour la première fois, on
cultivait sur une vaste échelle toute sorte de légumes.
La variété des plantes et la façon dont elles
étaient soignées provoquaient l'admiration. Et un
jour j'ai découvert de nouveaux champs de pommes de terre
dont on avait oublié de me parler. On en récoltait
pourtant assez pour la consommation locale dans la "huerta"
de la Collectivité. Mais on avait fait un effort supplémentaire
comme mesure de prévoyance en faveur des villes, beaucoup
trop confiantes, pour les soldats qui sont au front, pour d'autres
villages malchanceux. Ce surplus de production doublait la récolte
normale.
Avant de commencer la fauchaison, pour laquelle on craignait de
manquer de bras, tant elle était abondante - mais des renforts
vinrent d'autres villages - les membres de la Collectivité
célébrèrent donc la Fête de la Moisson
à laquelle prirent part tous les habitants d'Esplus. L'immense
banquet auquel j'avais été invité, eut lieu
dans un grand champ dont les blés venaient d'être fauchés.
Femmes et enfants aidèrent largement les hommes à
déguster les jambons, on chanta des hymnes révolutionnaires
et je crois même qu'on dansa quelques jotas aragonaises. Sans
que - nous sommes en Espagne - la joie fît oublier la dignité.
Ce qui sous-entend qu'il n'y eut pas un seul cas d'ivresse. L'esprit
collectif était à la joie comme il avait été
à l'effort.
Il me fut impossible de participer à cette liesse à
laquelle j'avais été fraternellement invité
: je devais, ce jour-là, faire une conférence dans
un autre village.
Les Collectivités du Levant
Document annexe : Structure générale de la Fédération
Régionale Agraire du Levant
(cliquer sur l'image pour accéder à des agrandissements
lisibles)
Traits généraux La Fédération régionale
du Levant, partie intégrante de la Confédération
nationale du travail, et donc constituée de Syndicats ouvriers
et paysans, traditionnellement organisés par les libertaires
espagnols, a servi de base à la Fédération
parallèle des Collectivités agraires du Levant. Elle
englobe cinq provinces : ce sont, du nord au sud, Castellon de la
Plana, Valence, Alicante, Murcie et Albacete. Le développement
de l'agriculture, qui classe les trois premières, toutes
méditerranéennes, parmi les plus riches d'Espagne,
et celui de leur population - près de 3.300.000 habitants
en 1936 - donnent aux réalisations sociales qui s'y sont
produites des dimensions souvent insoupçonnées. A
notre avis, c'est dans le Levant, grâce à ses ressources
naturelles et à l'esprit novateur de nos camarades que l'uvre
de reconstruction libertaire a été la plus ample et
la plus complète. Je n'ai pu l'étudier aussi minutieusement
que celle des Collectivités d'Aragon, mais me basant sur
mon enquête directe où mes camarades me facilitèrent
de si bonne grâce toutes les informations possibles, puis
sur des témoignages et des documents de première main,
j'en donnerai une idée d'ensemble, complétée
par quelques monographies qui permettront de saisir presque sur
le vif le caractère et la profondeur de la transformation
sociale réalisée.
Des cinq provinces levantines il était naturel que celle
de Valence accomplisse l'uvre la plus importante.
D'abord, pour des raisons démographiques. On y comptait 1.650.000
habitants au moment de la Révolution (82) ; par ordre décroissant
venait ensuite Murcie, avec 622.000 habitants où les fameux
jardins ne s'étendaient que sur une très petite partie
du territoire, et qui fut toujours une terre de misère et
d'émigration.
Alicante, plus riche, arrivait en troisième lieu avec 472.000
habitants, puis Castellon de la Plana avec 312.000, enfin Albacete
avec 238.000.
Celui qui connaît tant soit peu l'histoire sociale de cette
région ne s'étonne pas que dans la province de Valence,
surtout en ce qui concerne les réalisations du monde agraire,
la socialisation ait pris la cadence la plus ferme et la plus accélérée.
Depuis 1870, le mouvement libertaire y avait toujours compté,
particulièrement dans les campagnes, des militants souvent
héroïques ; le cas des "martyrs de Cullera"
est resté célèbre dans les annales de l'histoire
sociale de la région. Il en fut d'autres, comme on a pu le
voir au chapitre "Les hommes et les luttes". Et alors
que, dans les villes levantines, le républicanisme dominait
souvent l'opposition à l'époque de la monarchie, les
combattants des campagnes maintenaient très souvent le flambeau
antiétatique : attitude du reste très fréquente
chez les paysans. Ainsi, vers 1915-1920, c'est à eux, souvent
petits propriétaires, que les propagandistes libertaires
qui vinrent d'autres régions, durent souvent faire appel
pour remettre en marche le mouvement que les espoirs suscités
par la Révolution russe, encore mal connue, contribuèrent
à faire renaître.
Nous avions donc, dans de nombreuses localités de ces cinq
provinces, des militants économiquement et politiquement
libres, pour qui la révolution n'était pas seulement
une question d'agitation écervelée ni de simples changements
politiques, mais d'abord l'expropriation de la terre, et l'organisation
de la société par le communisme libertaire.
En 1936, les villages de cette province où notre mouvement
social s'était implanté se groupaient en 23 cantons
("comarcas") ayant leur chef-lieu à Adamuz, Alborache,
Carcagente, Catarroja, Chella, Foyos, Gandia, Jarafuel, Jativa,
Moncada, Onteniente, Paterna, Puerto Sagunto, Requeña, Sagunto,
Utiel, Villar del Arzobispo, Villamarchante, Alcantara del Jucar,
Titaguas, Lombay et Denia.
La province de Murcie comptait six fédérations cantonales,
dont le chef-lieu était d'abord à Murcie même,
puis à Caravaca, Carthagène, Vieza, Lorca, Mazarron,
Mula, Pacheco, Elche de la Sierra, Hellin.
Puis la province d'Alicante venait avec neuf fédérations,
toujours cantonales : celles d'Alicante, Alcoy, Almansa, Elda, Elche,
La Nucia, Orihuela, Villajoyosa, Villena.
La province de Castellon de la Plana comptait huit cantons organisés,
dont chacun groupait toujours des villages plus ou moins nombreux
: le canton de Castellon, Albocacer, Alcora, Morella, Nulès,
Onda, Segorbe et Vinaroz.
Enfin venait la province d'Albacete, la moins favorisée,
où de plus, pendant la guerre civile les Collectivités
eurent à souffrir de la présence des hommes commandés
par le célèbre communiste français Marty, surnommé
"le boucher d'Albacete" pour ses cruautés commises
au nom de la lutte antifranquiste. Nous n'y avions que quatre cantons
organisés : Albacete, Alcarraz, La Roda et Casas Ibañez.
Signalons que très souvent la structure de notre organisation
cantonale n'avait rien à voir avec celle des cantons traditionnels
de l'administration publique ou d'Etat. Comme en Aragon on avait
souvent remanié d'après les besoins du travail, des
échanges, des activités vitales. Plus qu'à
un but ou un critère politique, cela répondait maintenant
à un besoin d'union directe à la base et de cette
cohésion humaine qui a, sans nul doute, exercé une
influence décisive dans l'uvre constructive de notre fédéralisme
créateur.
*
Le développement et la multiplication des Collectivités
levantines stupéfièrent même ceux qui, parmi
nous, se montraient les plus optimistes quant aux possibilités
de reconstruction sociale. Car malgré des difficultés
multiples, malgré l'opposition de nos adversaires souvent
coalisés - républicains de diverses tendances, autonomistes
valencianistes, socialistes et ugétistes, communistes, éléments
nombreux de la bourgeoisie, etc. ; on en comptait 340 au congrès
de la Fédération des paysans du Levant tenu les 21,
22 et 23 novembre 1937 ; cinq mois plus tard leur nombre s'élevait
à 500 ; à la fin de 1938, le chiffre de 900 était
atteint, et celui des chefs de famille s'élevait à
290.000. En gros, on peut compter qu'au moins 40 % de la population
faisaient partie des Collectivités.
Pour mieux apprécier ces chiffres, ayons recours à
un autre calcul. Les cinq provinces levantines totalisaient, de
la plus grande ville au plus petit village, 1.172 localités
(83). C'est donc, dans 78 % des localités de la région
agricole la plus riche d'Espagne que sont apparues, en vingt mois,
ces 900 collectivités. Disons qu'en unités elle n'atteignent
pas un pourcentage aussi élevé que les Collectivités
aragonaises. En Aragon, la prédominance presque exclusive
des forces libertaires empêcha, pendant longtemps, l'administration
d'Etat, la police municipale ou nationale, l'armée, les partis
appuyés par les autorités gouvernementales, les gardes
d'assaut, les "carabineros" de faire obstacle aux changements
de structure sociale. Tandis que dans le Levant - n'oublions pas
que depuis novembre 1937 le gouvernement central siégeait
à Valence, devenue capitale de l'Espagne légale -,
toutes ces forces existaient, et qu'avec les petits commerçants,
la bourgeoisie libérale, antifranquiste mais aussi anticollectiviste,
elles s'opposaient par tous les moyens, souvent violents, à
cette mise en oeuvre du socialisme libertaire. Il y eut des batailles
rangées où même les tanks de l'armée
intervinrent. Dans ces conditions, ce qui a été réalisé
tient du prodige.
D'autant plus que, dans la région levantine, et à
conséquence de la richesse et de la densité de la
population dans certaines zones, les localités sont souvent
des agglomérations de 10.000 à 20.000 âmes où
les classes sociales et les forces en présence sont plus
solidement constituées et peuvent mieux coordonner leurs
efforts.
Aussi, quand nos camarades prenaient l'offensive socialisatrice,
la résistance n'en était que plus vigoureuse. Il fallut
toute la souplesse, l'ingéniosité, l'esprit créateur,
l'intelligente et utile adaptation aux circonstances, l'énergie
qui les caractérisait pour que, malgré tout, l'uvre
révolutionnaire puisse s'accomplir.
C'est une des raisons pour lesquelles les Collectivités
levantines sont nées dans la plupart des cas sur l'initiative
des Syndicats paysans de chaque localité, car ils apportaient
en même temps le crédit moral, la tradition organisatrice,
l'habitude du combat et la puissance matérielle.
Mais malgré un contact étroit avec ces Syndicats
- souvent ce sont les mêmes hommes qui sont à la tête
des deux organisations -, les Collectivités constituèrent
d'abord un organisme autonome. Les Syndicats de la C.N.T. ont continué
de grouper la plupart de leurs adhérents, mais aussi les
"individualistes" non collectivistes et pourtant non réactionnaires,
retenus soit par une conception discutable de la liberté
individuelle, soit par l'isolement dans lequel se trouvait leur
terre, soit par une hésitation plus ou moins fondée
sur la crainte d'une réaction gouvernementale après
la victoire, ou par la crainte du triomphe fasciste.
Le rôle des Syndicats est donc des plus utiles. Ils constituent
une étape, un élément d'attraction. Ils ont
aussi un autre côté pratique. C'est à eux que
les individualistes syndiqués apportent leurs produits qu'ils
se chargent d'échanger avec les Collectivités. Des
commissions - pour le riz, les agrumes, les plantes potagères,
etc. - ont été organisées en son sein. Le Syndicat
avait, dans chaque localité, son magasin de ravitaillement
auquel se fournissaient les non-collectivistes. Mais la Collectivité
avait aussi le sien. On pensa bientôt que cela faisait double
emploi, et la fusion fut décidée au profit de la Collectivité,
et à représentation égale d'administrateurs
délégués. Les individualistes syndiqués
continuèrent d'apporter leurs produits, et furent ravitaillés,
comme les collectivistes (84).
Puis on créa des commissions mixtes pour l'achat de machines,
de semences, d'engrais, d'insecticides, de produits vétérinaires.
On utilisa les mêmes camions, la solidarité s'étendit,
tout en évitant une trop grande confusion des deux organismes.
La socialisation repose donc sur deux bases. Avec cette souplesse
merveilleuse que nous observons souvent chez les constructeurs libertaires
espagnols, elle embrasse tout ce qu'il est possible d'embrasser,
les réalisations intégrales et les réalisations
partielles. Les éléments de captation sont complémentaires.
Mais très rapidement les collectivités tendirent
à unifier, à rationaliser tout ce qui pouvait l'être.
Le rationnement et le salaire familial furent établis à
l'échelle cantonale, les villages les plus riches aidant
les pauvres ou les moins favorisés, comme en Aragon, comme
en Castille. Dans chaque chef-lieu de canton fut constituée
une équipe de techniciens spécialisés, et comprenant
des comptables, un expert en agriculture, un vétérinaire,
un ingénieur, un architecte, un spécialiste en questions
commerciales, etc. Ces équipes étaient au service
de tous les villages.
La pratique de l'entraide permettait de distribuer et d'utiliser
équitablement les éléments nécessaires
à la bonne marche des Collectivités. La plupart des
ingénieurs, et des vétérinaires de la région
entière étant syndiqués à la C.N.T.,
ceux employés par l'économie non collectivisée
collaboraient aussi, généralement de façon
désintéressée, à l'établissement
de plans et de projets, car l'esprit créateur de la Révolution
entraînait ceux qui voulaient contribuer au progrès
économique et social général.
Ainsi, les agronomes proposaient les initiatives nécessaires
ou réalisables : planification de l'agriculture, transplantation
des cultures que la propriété individuelle ou les
intérêts de certaines catégories de propriétaires
ne permettaient pas, auparavant, d'adapter aux conditions géologiques
ou climatiques favorables. Le vétérinaire de la Collectivité
organisait scientifiquement l'élevage. S'il le fallait, il
consultait l'agronome quant aux ressources alimentaires dont on
pourrait disposer par la suite. Et, avec les commissions de paysans,
ce dernier aménageait la production. Mais l'architecte et
l'ingénieur étaient aussi appelés à
la rescousse pour la construction des écuries, des porcheries,
des étables, des granges collectives. Le travail se planifiait,
les activités s'intégraient.
*
Grâce aux ingénieurs, un grand nombre de canalisations
(acequias) et de puits ont été creusés et forés,
qui ont permis de changer des terres sèches en terres irriguées.
Au moyen de pompes, on a procédé à l'élévation
et à la distribution de l'eau, souvent dans des secteurs
entiers. La nature du sol, très poreux et très sablonneux,
et la faiblesse des précipitations atmosphériques
- 400 mm en moyenne quand il en faudrait au minimum le double -
rendaient très difficile cette extraction et cette bonne
utilisation du précieux liquide qu'il faut aller chercher
souvent à 50, 100 et même 200 m de profondeur. Cela
n'était possible qu'aux grands propriétaires terriens,
qui cultivaient ou faisaient cultiver des produits de bon rapport,
telle l'orange -, ou à la Collectivité.
C'est peut-être dans la région de Carthagène
et de Murcie qu'à ce sujet furent faits les plus grands efforts.
Près de Villajoyosa dans la province d'Alicante, la construction
d'un barrage permet d'irriguer un million d'amandiers qui jusqu'alors
avaient souffert de la sécheresse permanente.
Mais les architectes des Collectivités ne s'occupent pas
seulement de l'habitat des animaux. Parcourant la région,
ils donnent des conseils pour l'habitat humain. Style des maisons,
emplacement, exposition, matériaux, hygiène, etc.,
toutes considérations indispensables auxquelles s'opposaient
jusqu'ici, et trop souvent, l'ignorance des uns, les bas calculs
des autres.
La quasi-contiguïté des villages facilite cette solidarité
active qui met toutes les ressources au service de l'ensemble. Le
travail pratique est souvent intercommunal. Telle équipe
constituée pour combattre les maladies des plantes, sulfater,
tailler, greffer, travaille dans les champs de plusieurs localités
; telle autre le fait pour arracher des arbres, pratiquer à
leur place des labourages inhabituels, ou improviser de nouvelles
cultures. Tout cela facilite la coordination des efforts et leur
synchronisation sur un plan général qui s'élabore
non seulement d'après les conceptions abstraites de technocrates
ou de techniciens sans expérience, mais aussi selon les enseignements
pratiques du travail et du contact avec les faits et les hommes.
C'est une société nouvelle, un monde nouveau qui
ont été créés.
Voyons plus à fond certains aspects de l'organisation générale.
Les 900 Collectivités sont réunies en 54 fédérations
cantonales, qui se groupent et subdivisent tout à la fois
en cinq fédérations provinciales, lesquelles aboutissent,
à l'échelon supérieur, au Comité régional
de la Fédération du Levant, situé à
Valence, et qui coordonne le tout.
Ce Comité est nommé directement par les congrès
annuels, responsable devant eux et devant des centaines de délégués
paysans choisis par leurs camarades, que les discours de bureaucrates
ou des agitateurs dominateurs n'éblouiraient pas, car dans
leur grande majorité ils savent ce qu'ils veulent et où
ils vont. C'est aussi sur leur initiative que la Fédération
levantine a été divisée en 26 sections générales
selon les spécialisations de travail et d'activités.
Ces 26 sections constituent un ensemble qui embrasse, sans doute
pour la première fois dans l'histoire, considérée
hors de l'Etat et des structures gouvernementales, toute la vie
sociale. Nous les réunirons en cinq groupements principaux
impliquant l'organisation administrative correspondante :
AGRICULTURE.. - Céréales (particulièrement
le blé, dont la culture a été souvent improvisée,
ou stimulée comme conséquence de l'occupation des
zones céréalières par Franco) ; riziculture
; agrumes (oranges, citrons, mandarines) ; production fruitière
et ses subdivisions (amandes, pêches, pommes, etc.) ; oliviers
; vignobles ; culture potagère ou maraîchère
; bétail, surtout ovin et caprin ; bétail porcin,
bétail bovin,
INDUSTRIES ALIMENTAIRES. - La Fédération étant
essentiellement paysanne, les industries qu'on y trouve dérivent
surtout de l'agriculture. Les sections spécialisées
sont les suivantes : vinification ; conserverie de légumes
et fruits ; huilerie ; fabrication d'alcool ; jus de fruits ; liqueurs
diverses, parfums et produits dérivés.
INDUSTRIES NON ACRICOLES (non dérivées de l'agriculture).
- Section du bâtiment ; productions diverses ; menuiserie
; fabrication d'emballages pour l'expédition des agrumes,
vêtements, etc. Observons ici une tendance à l'intégration
de l'ensemble des activités, ce qui amoindrit en partie le
rôle du Syndicat que le syndicalisme a toujours considéré
comme l'organisateur unique de la production industrielle. Ces problèmes
se résolvent sur place, à l'amiable, entre organisations
surs.
SECTION COMMERCIALE. - A part les exportations sur une vaste échelle
dont il sera question plus loin, importations de machines, de moyens
de transport routier et maritime, d'engrais, et de produits divers.
SANT PUBLIQUE ET ENSEIGNEMENT. - Ajoutons la section d'hygiène
et de salubrité qui coordonnait les efforts tendant à
préserver ou à améliorer la santé publique,
et celle de l'enseignement qui, grâce à ses écoles,
ses instituteurs et l'apport des Collectivités poursuivait
avec enthousiasme les efforts lui incombant.
Toutes ces activités étaient synchronisées
à l'échelle des 900 collectivités, dont beaucoup
embrassaient des milliers de personnes. On saisira mieux maintenant
l'ampleur de ces réalisations et la supériorité
de cette méthode d'organisation. On comprendra aussi qu'il
nous soit impossible de la décrire dans tous ses détails.
Ajoutons pourtant quelques précisions à certains aspects
déjà énumérés.
La riziculture est un exemple. Dans la seule province de Valence,
30.000 hectares de rizières sur un total national de 47.000
se trouvaient aux mains des Collectivités. La fameuse région
de La Albufera, que Blasco Ibañez a si abondamment décrite,
était entièrement collectivisée.
La moitié de la production d'oranges, soit quatre millions
de quintaux, était aux mains de la Fédération
des paysans, des Collectivités fédérées
et des Syndicats ; et 70 pour cent de la récolte totale,
plus de 5.600.000 quintaux, étaient transportés et
vendus sur les marchés européens grâce à
son organisation commerciale appelée Ferecale (85) qui, au
début de 1938 avait établi en France des sections
de vente à Marseille, Perpignan, Bordeaux, Sète, Cherbourg
et Paris.
Observons, en passant, que l'importance de la distribution était
largement supérieure à celle de la production.
Par des renseignements de première main nous pouvons établir
les comparaisons suivantes : comme nous l'avons dit, les producteurs
des Collectivités levantines composaient environ 40 pour
cent de l'ensemble. Par la supériorité de leur organisation
technique, ils apportaient de 50 à 60 pour cent de la production
agraire ; et pour les mêmes raisons le système collectiviste
assurait de 60 à 70 pour cent de la distribution générale,
au bénéfice de toute la population.
L'organisation d'ensemble et la puissance des ressources qu'elle
assurait rendaient possibles d'autres réalisations, et des
méthodes de travail sans lesquelles les travaux entrepris
auraient souvent échoué, par manque de moyens techniques,
l'insuffisance des rendements, ou le coût excessif des efforts
entrepris.
L'esprit de solidarité active, la volonté de coordination
étaient toujours et partout présents. Quand, par exemple,
les membres d'une collectivité, ou un Comité local
croyaient utile de fonder une fabrique de liqueur, de jus de fruits,
ou d'aliments nouveaux, pour les hommes ou pour le bétail,
ils faisaient part de leur initiative à la section industrielle
du Comité régional-fédéral de Valence.
Celle-ci examinait la proposition, au besoin faisait venir une délégation,
avec laquelle elle étudiait le pour et le contre de la proposition.
Si, d'après la demande prévisible, les matières
premières disponibles, les frais à envisager, et autres
facteurs prévisibles l'idée semblait intéressante,
elle était adoptée ; dans le cas contraire, elle était
rejetée, après explications et comme résultat
de l'examen auquel on s'était livré. Un autre motif
de rejet était l'existence de fabriques déjà
installées.
Mais l'acceptation de l'initiative ne signifiait pas que ses premiers
promoteurs en seraient propriétaires, même à
l'échelle de la Collectivité locale. En employant
à sa fondation les ressources fournies par l'ensemble des
Collectivités, la Fédération devenait propriétaire
de la fabrique nouvelle, la Collectivité locale n'avait pas
le droit de vendre pour son seul bénéfice les produits
qui en sortiraient.
Dépenses et gains étaient donc affaire de tous. C'est
aussi la Fédération qui répartissait les matières
premières fournies à toutes les fabriques, et les
localités, selon leur genre de production et leurs besoins
(86).
La situation obligeait aussi à innover avec rapidité,
ce qui n'était pas possible à l'échelle du
paysan ou du commerçant isolé, ni dans les organisations
purement corporatives où l'esprit et la morale individualistes
dominaient. Ainsi, jusqu'à la Révolution, d'immenses
quantités de fruits se perdaient, pourrissant sur place faute
de marchés nationaux et internationaux. C'était alors
le cas pour les oranges qui, en Angleterre, se heurtaient à
la concurrence de la Palestine et de l'Afrique du Sud, ce qui obligea
d'abaisser les prix et de réduire quelque peu la production
(87).
Mais, outre la guerre civile, la fermeture d'une partie des marchés
d'Europe et celle du marché intérieur, occupé
et coupé par les troupes de Franco, ainsi que les obstacles
opposés sournoisement à l'uvre de création
socialiste libertaire par le gouvernement et ses alliés aggravèrent
la situation. Non seulement il y eut excédent d'agrumes,
il y eut trop de pommes de terre et de tomates. Alors, une fois
de plus, apparut l'initiative des Collectivités.
On s'efforça de mieux tirer partie des oranges en fabriquant
des essences extraites de l'écorce sur une plus grande échelle
qu'auparavant ; on fabriqua un nouvel aliment, une espèce
de dessert appelé "miel d'orange", et du "vin
d'orange". ; on employa la pulpe pour la conservation du sang
dans les abattoirs, ce qui donna un nouvel aliment pour la volaille
; on augmenta la production de conserverie de légumes, et
de fruits : les fabriques les plus importantes se trouvaient à
Murcie, Castellon, Alfafar et Paterna. Comme depuis longtemps les
paysans allemands faisaient dans leurs coopératives spécialisées,
on organisa des séchoirs de pommes de terre afin de fabriquer
de la fécule pour l'alimentation humaine et animale, et on
fit de même pour les tomates.
Nous avons dit que le siège des fédérations
cantonales était très souvent choisi parce que se
trouvant près des routes ou des voies ferrées, ce
qui facilitait le transport des marchandises. C'est à ces
sièges que l'on emmagasinait, à moins de difficultés
exceptionnelles, les excédents de production des Collectivités.
Les sections correspondantes du Comité fédéral
de Valence étaient informées de l'importance des variétés,
de la qualité, de la date de réduction des biens entreposés,
et savaient ainsi, exactement, les réserves disponibles pour
les livraisons, les exportations, les échanges, ou la redistribution
entre les cantons ou. les collectivités.
L'intensification de l'élevage des animaux de basse-cour
confirme cet esprit créateur. Les poulaillers, les clapiers,
les parcs d'aviculture se multiplièrent sans cesse. En juillet
1937, la seule Collectivité de Gandia produisait dans ses
couveuses 1.200 poussins tous les 21 jours. Des races de lapins
et de volailles, inconnues du simple paysan (souvent trop attaché
aux variétés traditionnelles et très peu rentables),
sont apparues, les Collectivités qui firent les premiers
pas aidant celles qui, pour des raisons diverses, n'avaient pas
encore commencé.
Enfin, les efforts d'organisation et de justice économique
n'ont pas, non plus, été les seuls. Ici comme partout,
l'appétit de culture, le désir intense de répandre
l'instruction ont été un des grands ressorts et un
des grands buts de la révolution. Ainsi, chaque Collectivité
a créé une ou deux écoles avec la même
promptitude qu'elle a procédé à ses premières
créations économiques. Le salaire familial et la morale
nouvelle permettent d'envoyer tous les enfants en classe. Dans leur
sphère d'influence, les Collectivités espagnoles donneront
en un temps record le coup de grâce à l'analphabétisme.
Et n'oublions pas que, dans les campagnes d'Espagne on trouvait,
en 1936, 60 pour cent d'illettrés.
Pour compléter cet effort, et dans un but pratique immédiat,
une école fondée pour la formation de secrétaires
et de comptables a été ouverte à la fin de
l'année 1937. Plus de cent élèves y furent
immédiatement envoyés par les Collectivités.
La dernière grande innovation a été l'université
agricole de Moncada (province de Valence). Elle avait pour but de
former des techniciens de l'agriculture. Dans les différentes
classes et dans les cours pratiques, on enseignait aux jeunes gens
les diverses spécialités du travail de la terre et
de la zootechnie (soins à donner au bétail, méthodes
de sélection, caractéristiques des races, horticulture,
fruiticulture, apiculture, sylviculture, etc.). Quand l'établissement
fonctionnait à plein, on y comptait 300 élèves,
et il y en aurait eu bien davantage s'il avait été
possible de faire plus grand et si les professeurs avaient été
lus nombreux. Située au flanc de coteaux couverts d'orangers,
l'université de Moncada était aussi à la disposition
des autres régions.
Dernier aspect de la solidarité mise en pratique : les Collectivités
levantines ont, elles aussi, accueilli un grand nombre de réfugiés,
surtout des femmes et des enfants, venus de Castille, qui avaient
fui devant l'avance fasciste. Des foyers d'accueil furent fondés
en pleine campagne, et des colonies où les jeunes, bien traités,
bien nourris, oubliaient la guerre. De longues files de camions
partis des villages ravitaillaient gratuitement Madrid. Les Collectivités
de Beniopa, Oliva, Jerosa, Tabernas de Valdigna, Beirrairo et Simat
(toutes du canton de Gandia) donnèrent, dans les premiers
six mois de guerre, 198 camions de vivres. Peu après la chute
de Malaga, un simple coup de téléphone leur fit envoyer
sept camions de vivres à Almeria, bondée de réfugiés
exténués et affamés.
Car devant les nécessités et les responsabilités
de la vie, nos camarades n'étaient pas paralysés,
ni insensibilisés par l'esprit bureaucratique et la paperasserie
de l'Etat. En parfaits libertaires, ils pratiquaient un nouvel humanisme,
pour eux et pour les autres, sans tricher, sans spéculer
même sur la valeur de propagande de leurs gestes, sans autre
récompense que la joie intense de la pratique solidaire.
Carcagente Plutôt grand bourg campagnard que petite ville,
Carcagente, situé dans la province de Valence, comptait,
lors de ma première visite, en novembre 1936, 18.000 habitants
(88). Bien que son histoire sociale fût moins dramatique que
celle de Sueca ou Cullera, notre mouvement y était implanté
depuis très longtemps et son importance était grande.
Ainsi, toujours en novembre 1936, notre Syndicat des paysans comptait
2.750 membres, dont quelques centaines de petits propriétaires
; celui des emballeurs - ou plutôt des emballeuses d'oranges,
car dans ce travail les femmes étaient, de loin, les plus
nombreuses, 3.325 ; on ajoutait encore 310 travailleurs du bâtiment,
150 cheminots, 120 métallurgistes et 450 travailleurs de
professions diverses, tous syndiqués. En tout, 41 pour cent
de la population. Si nous tenons compte du pourcentage représenté
par les enfants et mineurs qui n'avaient pas atteint l'âge
de l'apprentissage, cette proportion est énorme.
Dans la zone de Carcagente, c'est-à-dire dans la juridiction
même de la localité et dans les localités environnantes,
mais moins importantes, la grande propriété, à
peu près toute spécialisée dans la production
d'agrumes, dominait. Et bon nombre de petits propriétaires
qui ne pouvaient vivre de la production de la terre qu'ils possédaient
palliaient l'insuffisance de leur revenu en travaillant chez les
riches ou en ayant recours à des expédients divers.
Situation très fréquente en Espagne, et qui devait
contribuer à faire basculer du côté de la révolution
sociale le bouleversement causé par l'insurrection et la
menace fasciste. La conséquence logique en fut l'influence
prédominante de notre organisation syndicale qui se mit sans
tarder à socialiser les grandes propriétés.
Cela d'autant plus facilement que les grands "terratenientes".
s'étaient éclipsés et qu'il fallait éviter
que les biens de production devenus socialement disponibles fussent
répartis entre de nouveaux bénéficiaires qui
réintroduiraient, quelque peu modifié dans sa forme,
mais identique quant au fond, le régime d'exploitation, de
désordre et d'inégalité que l'on venait d'éliminer.
Simultanément, et poursuivant la réalisation de l'idéal
communiste libertaire pour lequel ils combattaient depuis si longtemps
nos camarades s'attaquèrent à la petite propriété
traditionnelle afin de transformer le plus possible les parcelles
individuellement cultivées, éparpillées et
morcelées en de vastes étendues rationnellement exploitées
grâce à la propriété sociale commune
et aux techniques qu'elle permettait d'employer.
J'ai retrouvé, à Carcagente, certains camarades que
j'avais auparavant connus à Barcelone ou à Buenos
Aires où ils avaient émigré pendant la dictature
de Primo de Rivera. Pour ces transformations fondamentales, ils
n'ont pas eu, me disent-ils, recours à la force, surtout
en ce qui concerne les petits exploitants. Ceux qui ont adhéré
l'ont fait volontairement, suivant l'exemple des militants qui ont
commencé par donner l'exemple en apportant leurs terres,
leurs bêtes et leurs outils. Il y a bien eu, il y a bien encore
quelques récalcitrants, mais nos camarades ont une foi absolue
en la supériorité du travail en commun, dans les résultats
pratiques et de caractère moral de l'entraide. Ils savent
que l'exemple finira par entraîner ceux qui hésitent
encore. Leur conviction est telle que, dans plusieurs cas - et je
retrouverai, et d'autres signaleront le même fait très
souvent - ils n'ont pas hésité, pour compléter
certaines étendues collectivisées au milieu desquelles
se trouvaient des terres appartenant à des individualistes,
à offrir à ces derniers des terres meilleures que
celles leur appartenant, et à les aider à s'y installer.
En quelques mois, des résultats positifs sont apparus. D'abord,
une crise économique locale a été enrayée.
Les difficultés nées de la guerre civile et de ses
répercussions avaient causé un certain marasme économico-commercial,
qui a gêné le placement des produits récoltés,
et chaque petit exploitant, livré à lui-même,
a connu des difficultés inquiétantes. Ensuite, la
pratique de l'union et de la solidarité a permis, et permet,
de trouver des possibilités d'écoulement des mêmes
produits, sinon à Carcagente même, à Valence
ou dans d'autres provinces.
Mais cela ne remédie que très partiellement au ralentissement
des activités. La cassure causée dans le mécanisme
habituel des exportations et le blocus, ou semi-blocus commercial
de l'Espagne rendent la situation difficile. Et il n'est pas question
d'y remédier par l'organisation municipale de la charité
publique. Ce qui a poussé, et pousse, vers une plus complète
transformation sociale. Aussi, continuellement, les paysans offrent-ils
leurs terres à la Collectivité en échange de
leur admission. Car seule la Collectivité est capable de
prendre des initiatives révolutionnaires et de trouver les
solutions nécessaires, par la réorganisation de la
vie locale.
J'ai lu des demandes d'admission présentées, après
bien d'autres, le jour de ma visite. On y énumérait
la surface, l'emplacement dans le territoire de la commune, la qualité
des terres apportées, le nombre de membres de la famille,
les bêtes et les instruments de travail. Dans tout cela, pas
de traces de violence.
Toutefois, et devant la gravité des circonstances créées
par la guerre civile, la liberté individuelle ou l'autonomie
des producteurs demeurés en marge de la Collectivité
ne signifient pas que cette dernière leur permette de freiner
ou d'interrompre la production. Nos camarades ont compris dès
le premier jour qu'il fallait, par un effort redoublé, collaborer
à la victoire. Et sans attendre que les autorités
municipales et les partis politiques assument ces responsabilités,
le Syndicat des Agriculteurs a nommé une Commission de surveillance
du travail qui parcourt la campagne et veille à ce que tant
les individualistes que les collectivistes ne relâchent pas
leur acharnement au travail.
Mais naturellement, c'est d'abord la Collectivité, organisée
par le Syndicat des paysans, et placée sous son contrôle,
qui prêche d'exemple. J'ai parcouru de vastes orangeraies,
dont l'une s'étendait sur la juridiction de cinq villages,
et j'ai été frappé par la propreté,
la netteté des cultures. Chaque pied carré était
travaillé, comme peigné, avec un soin méticuleux
afin d'assurer à l'arbre tous les éléments
nutritifs naturels. Le paysan valencien est renommé pour
l'amour avec lequel il soigne la terre et ce qu'il y fait venir.
Cela apparaissait visiblement. On n'avait pas besoin d'engrais.
"Auparavant, me disaient les camarades qui me pilotaient à
travers les plantations aux fruits dorés, tout cela, qui
appartenait aux capitalistes, était cultivé par des
salariés assez indifférents aux résultats de
leur travail. Les patrons achetaient de grandes quantités
d'engrais chimiques ou de guano quand il suffisait, d'avoir soin
du sol pour obtenir de bonnes récoltes.".
Et c'est avec joie et fierté qu'ensuite ils me montraient
les greffes pratiquées par leurs soins afin de sélectionner
les arbres et d'améliorer la qualité des fruits.
Pourtant, en certains endroits, j'ai vu des plantes qui apparaissaient
entre les orangers. J'ai demandé de quoi il s'agissait. Alors
mes camarades m'ont expliqué que, si la guerre dure, les
villes manqueront de nourriture.
C'est pourquoi, dans ce sol généralement sablonneux,
peu propice à ce genre de culture, ils ont semé des
pommes de terre hâtives. Ils ont fait plus encore, mettant
à profit les quatre mois qui s'écoulent entre la récolte
du riz et les semailles qui suivent, ils ont semé, dans les
rizières valenciennes dûment préparées,
du blé, lui aussi hâtif.
J'ai, car c'était mon premier contact avec une collectivité
agraire, demandé des explications sur l'organisation générale
du travail. Et j'ai découvert qu'elle était à
la fois beaucoup plus simple et beaucoup plus complète que
je n'avais imaginé. A la base, une assemblée publique
de travailleurs de l'agriculture, à laquelle assistent les
syndiqués et non syndiqués (ces derniers étant,
comme on s'en doute d'après les chiffres précédemment
rapportés, très peu nombreux). Sur la proposition
des assistants, individualistes et collectivistes, on nomme, à
l'unanimité ou à la majorité des voix un Comité
divisé en deux sections : la section technique, composée
de six membres, chargée de diriger la production et les problèmes
d'écoulement sur le marché espagnol et étranger,
et la section administrative, composée de cinq membres, chargée
de la comptabilité. La section technique comprend d'anciens
exportateurs professionnels dont on connaît et reconnaît
la compétence. Ils font bien leur travail et semblent s'être
vraiment intégrés à la nouvelle structure sociale.
A Carcagente, la socialisation industrielle a commencé après
la socialisation agraire. Mais elle a pris un départ qui
inspire confiance. Les travaux du bâtiment sont aux mains
du Syndicat de l'industrie du bâtiment, ceux de la métallurgie
sont dirigés par le Syndicat des métallurgistes ;
le Syndicat des travailleurs du bois - ébénistes,
menuisiers et charpentiers - a réuni tous les petits patrons
et artisans en un vaste atelier où chacun touche une rémunération
décidée en commun, où l'on n'a plus besoin
d'attendre impatiemment le client, et de se demander comment on
paiera ses traites à la fin du mois. Les autres métiers,
moins importants, sont groupés en un Syndicat unique. Les
boutiques de coiffeurs où la lumière, l'organisation
et la propreté laissaient auparavant souvent à désirer,
ont été remplacées par plusieurs établissements
collectifs propres et confortables. Les concurrents d'hier y sont
devenus des camarades de travail.
C'est, comme on l'a vu, l'emballage des oranges pour l'exportation
qui occupe la main-d'uvre la plus nombreuse. Plusieurs bâtiments,
disposant des éléments nécessaires dans Carcagente,
sont destinés à ce travail. Chacun est dirigé
par un comité nommé par les travailleurs, composé
d'un expert professionnel en matière commerciale, et d'un
délégué pour chacune des activités spécifiques
: fabrication des caisses, tri, emballage, conditionnement, etc.
Dans les opérations correspondantes, ouvriers et ouvrières
travaillent diligemment, suivant le rythme des trieuses mécaniques
auprès desquelles les caisses d'oranges, offrant un certain
cachet artistique bien propre aux habitants de cette région,
sont alignées en attendant d'être fermées et
chargées. Les fruits doivent être envoyés en
Angleterre, en Suède, en France, en Hollande, etc. "Nous
voulons que l'on voie à l'étranger que, avec la production
socialisée, nous travaillons mieux qu'avant" me disent
les travailleurs.
C'est aussi un Comité spécialement nommé par
l'assemblée des ouvriers qui dirige l'industrie du bâtiment.
On ne construit pas de maisons - et probablement n'en construira-t-on
pas pendant la guerre, non seulement parce que dans les crises graves
c'est toujours le bâtiment qui s'arrête le premier,
mais encore parce qu'une bonne partie des demeures qui appartenaient
aux riches et aux fascistes locaux ont été remise
à ceux qui étaient le plus mal logés. Mais
on fait des aménagements, des réparations. Une partie
des anciens patrons a adhéré aussi à l'uvre
commune, et travaillent aussi bien qu'avant ; un des deux architectes
de Carcagente s'est inscrit au Syndicat.
Les briqueteries et la fabrique de parpaings sont organisées
selon les mêmes principes et d'après les mêmes
normes de rétribution. Il en est de même pour tous
les autres métiers.
Lorsque je suis retourné à Carcagente, au commencement
de février 1937, le commerce d'exportation des oranges était
le seul qui fût socialisé. Mais il ne l'était
pas indépendamment. D'abord, la section locale de l'U.G.T.
avait adhéré aux réalisations nouvelles ; ensuite,
on travaillait en accord avec le Comité régional.
Quand les demandes arrivaient de Valence, les sélectionneurs
se déplaçaient vers les zones où ils savaient
pouvoir trouver les variétés et les quantités
demandées. Les mêmes sélectionneurs indiquaient
quand il fallait cueillir les fruits, selon la durée du voyage
prévu, et les pays acquéreurs.
Pour l'ensemble de la distribution, et malgré les conseils
que j'avais donnés afin d'échapper à une hausse
des prix lente, mais persistante qui contrecarrait une partie des
résultats positifs obtenus dans la production, la boutique
locale existait encore. Elle constituait un facteur négatif,
et le moment était venu de se demander s'il ne fallait pas
entreprendre une nouvelle étape, complémentaire de
la première.
On avait fait un premier pas, que l'on retrouve dans bien des cas,
surtout dans la région du Levant, en constituant un Comité
de ravitaillement qui se chargeait de trouver des vivres non produits
sur place et nécessaires à la consommation locale.
Ce même comité organisa la pratique des échanges
sur la plus large échelle possible. Mon ami Grañén,
plus tard fusillé par les fascistes, projetait l'organisation
de centres de distribution dans les différents quartiers,
ce qui rendrait la population maîtresse du mécanisme
des prix et de la distribution des biens de consommation. L'idée,
qui prenait forme comme elle prit forme en tant d'autres endroits,
ne tarderait pas à être réalisée. Car,
un mois et demi plus tard la moitié du commerce de Carcagente
était socialisée, et Grañén avait de
bons espoirs de socialiser l'autre moitié.
A cette même période, une partie des orangers dont
les fruits ne se vendaient pas avait été arrachée
et remplacée par des légumes. On marchait vers une
intégration économique qui s'opérait aussi
ailleurs.
Le soir de ma première visite, en novembre 1936, je dus
donner une conférence que mes camarades m'avaient demandée,
et qui avait été un des buts de cette prise de contact.
Auparavant, j'avais tenu à m'informer, pour ne pas parler
inutilement. J'appris alors à peu près tout ce que
je viens de rapporter. Et quand je m'adressai à ces hommes
et à ces femmes qui attendaient mes paroles avec une ferveur
qui rendait leur regard plus brillant, je dus déclarer qu'étant
venu pour leur apporter des indications utiles, ainsi qu'il m'avait
été demandé, il arrivait que c'était
moi qui avais appris d'eux, et non pas eux qui avaient à
apprendre de moi. Et je le dis sincèrement.
Dernière touche à ce tableau d'ensemble : mes camarades
voulurent avoir pour moi une attention dont les Espagnols sont si
coutumiers, et ils m'invitèrent à aller avec eux manger
une paella dans le jardin d'un des plus beaux pavillons expropriés
hors de Carcagente. Ce pavillon était situé sur une
hauteur d'où l'on distinguait, entre les pins, des orangeraies
magnifiques. Mes amis me firent remarquer la beauté du site,
la salubrité du climat, combien reposante y était
l'atmosphère, verte la colline boisée qui surplombait
l'endroit. Je pensai immédiatement que l'endroit serait idéal
pour y installer une maison de repos et de convalescence. Mais une
fois encore ils n'avaient pas eu besoin de moi. Après avoir
consulté les médecins de Carcagente, ils avaient décidé
de transformer cette belle demeure en sanatorium.
Jativa Comme Carcagente, Jativa est située dans la province
de Valence. Il m'est impossible, en l'évoquant, de ne pas
me rappeler son style, arabe, comme son nom, la belle vallée
dans laquelle elle a été construite il y a bien longtemps,
son climat merveilleux, et le bleu intense de son ciel éclatant.
Avec quelques camarades de l'endroit je suis allé visiter
les ruines encore debout et pétries d'histoire d'un grand
château maure au long du sommet de confines flanquant la ville,
où des mimosas magnifiques poussaient à profusion
entre les pierres disjointes. De cette hauteur on contemplait un
paysage de rêve qui s'étendait devant nous avec, d'abord,
des cultures diverses, puis d'immenses orangeraies dont les fruits
d'or pendaient, comme en cascades, le long des branches qui ployaient
sous leur poids, et qu'encadraient des feuillages vernissés
de vert, qui rutilaient au soleil.
La fondation de la Collectivité de Jativa n'a pas été
aussi rapide que celle de Carcagente, qui n'est pourtant pas bien
loin. Pourtant, le mouvement social y était aussi très
vieux, et nous y avions toujours compté de bons militants.
Des 17.000 habitants, 3.000 adhéraient à la C.N.T.
L'agriculture dominait et l'industrie, beaucoup moins importante,
se rattachait surtout à la production d'oranges et aux travaux
en dérivant, à la production de riz, préparé
et moulu sur place, à celle d'olives, transformées
en huile dans les moulins locaux.
L'attaque fasciste avait réuni toutes les fractions de gauche
qui, comme dans tant d'endroits, convergèrent au Conseil
municipal. Bientôt, celui-ci compta, selon l'importance numérique
des forces représentées, cinq représentants
de la C.N.T., cinq de l'U.G.T., un socialiste, un communiste, un
républicain de gauche et un membre du parti autonomiste valencien.
Et bien que l'industrie fût dérivée de l'agriculture,
c'est par elle que la socialisation commença. Elle ne fut
pas généralisée dans toutes les professions,
et en janvier 1937, les coiffeurs se disposaient, parmi les derniers,
à collectiviser, avec leurs patrons, les boutiques qu'ils
s'étaient, jusqu'alors, limités à contrôler.
Dans le domaine industriel, la structure et le mécanisme
fonctionnels sont ceux que nous avons déjà vus : sections
techniques d'organisation, sections administratives , les Syndicats
dirigent les activités des ateliers où les ouvriers
élisent les comités chargés de la direction
sur le terrain même du travail.
Mais la Collectivité agraire, née le 16 janvier 1937,
trois semaines après mon premier passage, me semble plus
importante, car elle démarrait avec un tel élan, que
j'en ai gardé comme un éblouissement. Il y avait à
cela une raison fondamentale qui nous explique bien des cas semblables
que nous avons eu l'occasion d'observer : le plus grand nombre des
membres de la C.N.T. étaient des paysans, durs à la
tâche, habitués au travail responsable, à la
création directe, tandis que dans la section locale de l'U.G.T.
prédominaient les employés d'administration publique
et privée, nombre de commerçants, et la partie conservatrice
des petits exploitants dont la centrale socialo-réformiste
faisait profession de foi incessante de défendre la propriété
traditionnelle de la terre.
Cela était en contradiction avec les postulats essentiels
du marxisme, avec les vues de Marx et Engels, mais le marxisme des
socialistes espagnols était tout aussi anémié
que celui des socialistes français. Et Marx et Engels et
leurs continuateurs ont dit tant de choses contradictoires !
Nos camarades ne prétendaient pourtant pas enlever de force
les biens de personne - à moins qu'il ne s'agît de
fascistes, de "terratenientes" ou de caciques ; et sauf
quelques cas isolés que nous admettons par hypothèse,
on ne peut leur faire ce grief. Au contraire, on est surpris de
voir combien grande a été, dans l'ensemble, leur tolérance
vis-à-vis des "individualistes".
La naissance en force de la Collectivité agraire s'explique
aussi pour d'autres raisons, compléments de celle que nous
venons d'exposer. Avant les événements, les libertaires
de l'endroit exerçaient une influence constructive sur de
nombreux paysans groupés dans une Société mutuelliste
locale. Et c'est maintenant le noyau actif, organisateur et dynamique
de cette Société d'entraide, qui constitue l'élément
de base du microcosme social en formation. Il est bien difficile
de s'improviser organisateur, et très souvent on trouve dans
les antécédents de cette révolution, une activité
pratique qui explique la sûreté de l'essor et la rapidité
de la réussite.
En outre, Jativa offre d'autres traits remarquables de conscience
sociale. Tel le cas de ce propriétaire d'un moulin à
huile - une fortune à l'échelle locale - qui donna
spontanément son capital de travail et ses terres à
la Collectivité. Tel celui de son fils, lui aussi privilégié,
qui apporta tout son argent et celui de sa femme. Et encore celui
du secrétaire (89) qui en fit autant. On ne se surprendra
donc pas de l'optimisme idéaliste qui se lisait dans les
regards, dans les gestes, dans l'allure, presque dans la démarche
de ceux qui s'affairaient à créer un monde nouveau,
allant et venant sans cesse pour les multiples tâches dont
ils avaient la charge.
Cet esprit apparaît dans le Règlement rédigé,
après de nombreuses délibérations, et édité
sur un petit carnet blanc que je conserve toujours avec un soin
religieux. En voici les articles qui me semblent les plus caractéristiques
:
" Art. 1. - La Collectivisation sera l'uvre des paysans, métayers
et petits propriétaires, qui adhéreront volontairement
et seront agréés par l'assemblée générale.
Art. 3. - Quand la terre d'un petit propriétaire se trouvera
au milieu de terres collectivisées, constituant ainsi un
obstacle pour la Collectivité, on l'échangera pour
une autre, de meilleure qualité et plus avantageuse pour
celui qui sera obligé de se déplacer.
Art. 5. - Les veuves n'ayant pas d'autres moyens d'existence que
la terre pourront, si elles le veulent, faire partie de la Collectivité.
Art. 10. - La défense de notre production et l'administration
des cultures seront assurées par les commissions suivantes
:
a) Statistiques ; b) Irrigation ; c) Engrais, semences et cultures
nouvelles ; d) Maladies des plantes, désinfection et fumigations
; e) Economat, achats et prix de vente ; f) Bétail, aviculture
et apiculture ; g) Outillage et machines ; i) Analyses ; i) Aliments
du bétail ; k) Moyens de transport de la Collectivité
; l) Production et direction technique appropriée ; m) Travailleurs
de la terre.
Art. 15. - En, cas de maladie, les membres de la Collectivité
ou leur famille seront soignés pour le compte de la Collectivité,
qui assumera tous les frais.
Art. 16. - Le loyer des demeures privées habitées
par les membres de la Collectivité sera payé par celle-ci,
indépendamment du salaire (90).
Art. 17. - Les meubles des nouveaux ménages seront payés
par la Collectivité si les bénéficiaires en
sont membres depuis au moins six mois, et s'ils se conduisent comme
de véritables collectivistes.
Art. 21. - Les enfants ne seront pas admis au travail avant l'âge
de quatorze ans ; ils seront obligés d'aller à l'école
dès l'âge de six ans. Les parents ou les tuteurs seront
responsables de leur assistance scolaire ; toute absence injustifiée
des enfants sera punie d'une réduction de six pesetas sur
le salaire des parents.
Art. 22. - La Collectivité aidera, pour qu'ils puissent
suivre des études supérieures, pour le bien de l'humanité,
les enfants les plus doués. Les frais seront couverts par
la Collectivité.
Art. 28. - Quand la Collectivité aura à se plaindre
du comportement d'un de ses membres, elle le rappellera à
l'ordre jusqu'à deux fois. La troisième fois, il sera
expulsé sans aucun droit d'indemnisation. L'assemblée
générale statuera sur ces cas."
On établit le salaire familial. Un homme seul touchera 35
pesetas par semaine, une femme seule exactement la moitié
(91). Chaque enfant à charge donne droit à sept pesetas
de plus par semaine ; puis, de 10 à 14 ans, à 10,50
pesetas, pour les garçons et à 8,75 pour les filles.
On oublie bien peu des questions essentielles, si l'on oublie vraiment
quelque chose que l'expérience se chargera de révéler,
car rien n'empêche de modifier les statuts établis,
et de les améliorer. Ajoutons que non seulement l'instruction
sera obligatoire, mais elle sera donnée dans les écoles
de la Collectivité qui a déjà ses maîtres,
et qui, dès le début, se préparait à
aménager trois bâtiments scolaires pour les classes,
plus un quatrième mis à la disposition des enfants
dans la journée, aux heures creuses, pour étudier
ou se recréer.
Des projets d'une telle ampleur doivent se baser sur une situation
matérielle solidement établie. Il en est bien ainsi.
En quinze jours, près de cinq cents familles ont demandé
leur inscription, en offrant tous leurs biens. La majorité
appartient à la C.N.T., une minorité à l'U.G.T.,
car presque partout des socialistes ou des membres de l'organisation
syndicale réformiste n'ont pas respecté les directives
données par leurs leaders. Et les adhérents seraient
beaucoup plus nombreux si les organisateurs ne croyaient pas nécessaire
d'observer une certaine prudence pour ne pas courir le risque d'être
débordés, ou gênés, par des collectivistes
encore incertains.
En adhérant, chaque nouveau membre remplit un formulaire
où sont détaillés son identité, celle
de sa famille et de ses parents à charge ; puis le capital
actif qu'il apporte, ou son passif et ses dettes, en terre, en argent,
en outils, en bêtes de trait.
La superficie totale des terres collectivisées, qu'elles
soient prises aux fascistes, aux grands propriétaires, ou
apportées par les adhérents, s'élève
à 5.114 hectares, dont 2.421 irrigués et 2.693 de
terres sèches. Quinze jours après l'inauguration officielle,
le comité technique dirigeait le travail sur 446 hectares.
Grâce à son initiative et à l'enthousiasme de
tous, on avait déjà défriché 75 hectares
de terre nouvellement livrés à la culture, qu'on avait
ensuite ensemencés de blé, et de pommes de terre en
prévision de la disette dont les villes étaient menacées.
Selon un plan général établi par les techniciens-praticiens,
un quart des terres est réservé à la culture
du riz, un quart aux orangeraies, la moitié à la culture
maraîchère.
On a aussi décidé d'introduire l'élevage.
En trois semaines, quatre cents moutons et chèvres (les fameuses
chèvres de Murcie étaient à portée de
la main), ont été commandés pour la reproduction.
On espère ainsi pouvoir fournir bientôt à la
ville entière la viande dont elle aura besoin, et dont les
principales zones de production (Castille, Estrémadure, Galice)
sont aux mains des forces franquistes.
Même initiative pour la volaille et pour les oeufs. Deux
couveuses artificielles ont été achetées, qui
ne constituent qu'un commencement. L'apiculture n'est qu'à
l'état de projet, mais on y viendra vite dans cette région
où les fleurs et les arbres fruitiers offrent tant de possibilités
pour une activité jusqu'alors inexploitée.
Enfin on va garnir de pins, dont le plant est déjà
acheté, toute la partie de la sierra qui ne peut être
travaillée par l'homme, et que l'érosion dénude
de plus en plus.
En très peu de temps, la Collectivité s'est aussi
procuré trois camions. Elle a entrepris de vastes travaux
pour améliorer et étendre l'irrigation des terres
sèches. En une semaine, des "acequias" ont été
creusées, d'autres mises en chantier. Le plan adopté,
et en voie de réalisation, consiste à élever
l'eau au moyen de pompes motorisées jusqu'à un château
d'eau d'où elle sera distribuée dans des terres qui,
jusqu'à présent, étaient restées stériles
parce que la petite propriété n'a ni l'initiative
ni les ressources nécessaires pour de tels travaux (92).
Nous avons parlé d'économat, mot employé dans
le Règlement. Les membres de la Collectivité y obtiendront,
à prix coûtant, les produits disponibles dont ils auront
besoin. Chacun pourra même demander ces produits en grandes
quantités et en amortir le paiement sans intérêts,
ainsi les ménagères n'auront pas besoin d'aller tous
les jours, ou tous les deux jours, acheter du savon, du lard, de
l'huile ou du charbon de bois.
Comme dans toutes les Collectivités, les bêtes de
trait - ânes, chevaux, mulets - sont logées dans de
vastes écuries spécialement aménagées,
et employées selon les travaux lourds ou légers. Le
matin, les garçons spécialisés attellent les
charrettes et autres véhicules, ce qui diminue le travail
des charretiers et des laboureurs. Le soir, lorsqu'ils rentrent,
ces derniers n'ont plus à travailler encore une demi-heure
ou plus, pour dételer les bêtes et leur donner les
soins habituels avant de rentrer dans leur foyer. Leurs camarades
s'en occupent. S'il y a beaucoup à décharger, d'autres
compagnons accourent. Quelquefois ils sont trop nombreux et se gênent
les uns les autres.
Moins de deux mois après la constitution de la Collectivité
de Jativa, j'ai reçu de son secrétaire une lettre
que je crois utile de reproduire intégralement. En voici
le contenu textuel : Jativa, le 8 mars 1937.
Au camarade Gaston Leval.
Cher Camarade,
J'ai attendu, pour te répondre, malgré ma promesse
de le faire au plus tôt, parce que je désirais t'informer
le mieux possible sur la marche de la Collectivité, et comme
l'étude que je projette d'écrire me ferait tarder
trop longtemps, j'ai décidé de t'envoyer les données
absolument sûres dont je dispose, remettant à plus
lard une information plus complète.
Le nombre de nos adhérents incorporés à la
Collectivité s'élève à 408, dont 82
membres de l'U.G.T. et les autres de la C.N.T. Vingt-trois demandes
d'admission attendent que la Commission nommée se prononce
sur leur cas, les accepte ou les repousse. Les demandes d'adhésion
sont très nombreuses, mais nous voulons avancer avec prudence.
L'élan des collectivistes est formidable, on travaille plus
que jamais, si bien que les adhérents travaillent deux fois
plus qu'avant. Aussi nous préférons freiner un peu
quant à l'acceptation de nouveaux membres pour qu'ils ne
soient pas guidés par le seul intérêt matériel,
et que rien ne vienne nuire à l'esprit magnifique qui règne
et est la garantie du succès.
Le total des salaires qui correspondent aux 408 familles adhérentes
s'élève à 22.811 pesetas par semaine, dont
nous devons déduire 1.108,50 pesetas que certains collectivistes
gagnent au-dehors, dans d'autres professions (93), et qu'ils remettent
à la Collectivité d'accord avec ce que le Règlement
stipule à cet effet. Il faut ajouter d'autres dépenses,
que nous calculons à l'année, telles que :
Pesetas Médecins, opérations, dentistes, accouchements,
oculistes, médicaments 26.600 Achats de meubles aux nouveaux
ménages 9.250 Loyers des collectivités, 2.632 pesetas
par mois, soit par semaine 607.40 Tout cela représente une
somme hebdomadaire de 22.999,32 pesetas, qui divise par 453 personnes
travaillant - nous retranchons naturellement les vieillards et les
impotents - donne un salaire familial de 50,70 pesetas.
Nous n'avons pas encore pu faire nos calculs en ce qui concerne
les achats d'engrais, de matériel de fumigation, de machines,
d'aliments pour le bétail, et autres dépenses ; il
en est de même pour nos recettes provenant de la vente de
nos produits : nous sommes trop absorbés par les réunions
avec les paysans qui n'ont pas voulu adhérer afin de décider
à l'amiable quelles terres ils peuvent cultiver individuellement,
et quelles terres ils peuvent nous céder.
Il y a continuellement du nouveau, aussi est-il impossible d'établir
des comptes exacts tant que nous n'aurons pas terminé toutes
ces tâches. Toutefois, la vie de la Collectivité est
d'ores et déjà garantie. On peut, dès maintenant,
faire en chiffres ronds le calcul suivant :
Pesetas Valeur de la production de 340 hectares d'orangers, au
prix minimum de 3.000 pesetas l'hectare 1.020.000 Idem 100 hectares
de rizières, moyenne 720 quintaux à 350 pesetas le
quintal 252.000 Idem 280 ha de terres irriguées à
une moyenne certainement supérieure à 6.000 pesetas
1.680.000 Idem 1.000 ha de terres sèches à 300 pesetas
(94) 300.000 3.252.000 La différence entre les dépenses
énumérées et les excédents bruts prévisibles
est de 2.052.752 pesetas, qui nous permettront d'améliorer
l'outillage, d'acheter des engrais, de nourrir du bétail,
etc. Nous avons calculé au plus juste dans l'intention d'améliorer
les conditions d'existence des membres de la Collectivité
à mesure que nos réserves nous le permettront. Cela
incitera les fermiers et les propriétaires jusqu'à
présent hésitants à se décider. Les
résultats obtenus les feront alors venir avec un meilleur
esprit que s'ils venaient maintenant.
Depuis trois mois que notre Collectivité est fondée,
nous avons acheté trois camions d'une valeur de 100.000 pesetas,
nous avons aussi acheté douze mules et 230 chèvres
(95). Nous attendons quarante vaches. Nous avons organisé
un parc avicole et acheté six couveuses artificielles. Nos
poules produisent actuellement 3.000 oeufs par mois. Nous avons
décidé de développer au plus vite notre parc
pour assurer gratuitement tous les produits de l'aviculture.
La production et l'apport monétaire de tous les collectivistes
s'élèvent aujourd'hui à 400.000 pesetas par
mois.
A toi fraternellement et à la cause qui nous est chère,
V. G.
Nous arrêtons ici la description en détail de la Collectivité
de Jativa ; mais nous croyons utile de souligner une fois de plus
la différence des conditions dans lesquelles sont nées
les Collectivités d'Aragon et celles du Levant. En Aragon,
il a été possible d'obtenir dès le début
l'adhésion d'une plus grande proportion de la population
par l'absence d'autorités républicaines s'y opposant,
et de partis classiques, qui avaient disparu.
Souvent la Collectivité s'est confondue avec le village.
Dans le Levant, étant donné les circonstances, les
Collectivités ont le plus souvent été partielles
- la proportion de 40 % du total des habitants nous semble juste.
Mais d'une part, le rayonnement de leur action, et d'autre part
la plus grande densité démographique ont fait qu'elles
aient été plus nombreuses, ont eu généralement
plus d'adhérents, et que par l'abondance de leurs ressources,
leur oeuvre constructive a été, dans le domaine économique,
beaucoup plus importante. Sur le plan humain, l'Aragon n'a certainement
pas été dépassé.
Quelques processus
Segorbe (province de Castellon de la Plana)
S'il y avait de nombreux libertaires dans cette petite ville de
sept mille habitants, il y avait aussi de nombreux militants socialistes,
ugétistes, républicains et communistes. Ajoutons les
fermiers qui pensaient pouvoir garder la terre que les "terratenientes"
maintenant dépossédés, leur louaient auparavant,
et les petits propriétaires traditionnels, satisfaits de
leur situation, qui n'étaient pas attirés par l'organisation
collective. Ces forces adverses constituaient un front solide de
résistance à la socialisation proposée par
les cénétistes, d'autant plus que le ministre de l'Agriculture,
le communiste Uribe, prononçait à la radio de Valence
des discours véhéments incitant les paysans à
la "résistance", c'est-à-dire à la
lutte contre les Collectivités, tandis que la Pasionaria
(96), leader officiel du parti de Moscou, reprenant les arguments
autrefois brandis par les réactionnaires, disait par le même
moyen de communication aux hésitants : "N'est-ce pas,
camarades paysans, qu'il est douloureux de travailler, de s'échiner
toute une année pour qu'au moment de la récolte des
gredins sans conscience viennent vous dépouiller du fruit
de vos efforts ?" Suivaient des déclarations de guerre
aux partisans de la collectivisation.
On ne fut pas loin d'incidents sanglants, que les staliniens s'efforçaient
de provoquer, et quand il passa pour la première fois à
Segorbe, l'auteur de ces lignes dut, après avoir donné
une conférence sur les bienfaits de la collectivisation du
point de vue économique et social, s'employer à calmer
ses camarades hypertendus, leur conseillant d'éviter un affrontement
brutal et de commencer par une communauté modeste quitte,
comme cela s'était produit ailleurs, à gagner de nouveaux
adhérents par la force de l'exemple.
Le canton de Segorbe comptait 42 villages où, comme en tant
d'autres endroits, nos camarades étaient entrés dans
les conseils municipaux par lesquels ils s'efforçaient de
faire accepter des réformes sociales souvent fondamentales.
Sur leur initiative, on établit le contrôle des prix
dans la plupart de ces villages ; puis on socialisa le commerce,
d'abord pour participer au ravitaillement du front, qui n'était
pas loin. Nouvelle étape : on établit un Comité
qui distribuait les marchandises chez les commerçants contrôlés.
Puis naquirent les "coopératives municipales" en
plein accord avec les délégués de sept villages
élus pour former le comité distributeur du canton
entier. Enfin, la "Commune libre de Segorbe". naquit avec
un noyau initial de quarante-deux familles.
Un mois plus tard elle en comptait quatre-vingt dix, et peu après
la puissance de son développement était telle que
le député travailliste Fenner Brockway la citait élogieusement
à son retour en Angleterre.
Jérica (province de Castellon de la Plana)
Là encore, et bien que nullement réactionnaire, la
population n'acceptait pas facilement la collectivisation des terres,
même de celles expropriées aux riches fascistes, parce
que l'esprit collectiviste demeurait étranger à de
nombreux habitants. Et de nouveau il faudrait savoir dans quelle
mesure la crainte du triomphe du franquisme ou d'un retour en arrière
de la République après la victoire pesait sur l'attitude
de ceux qui, même dans certains villages aragonais, refusaient
de se rallier aux solutions nouvelles.
Huit mois après le 19 juillet, la C.N.T. ne comptait que
deux cents adhérents, autant du reste que l'Union générale
des travailleurs. Avec cette différence maintes fois constatée
: l'adhésion à l'U.G.T. était très souvent
dictée aux petits propriétaires conservateurs, aux
petits commerçants et autres éléments nouvellement
syndiqués par le désir de contrecarrer les entreprises
révolutionnaires de la C.N.T., de maintenir l'existence d'une
société de classes dont chacun espérait tirer
profit aux dépens des autres.
Toutefois, on commença par socialiser l'industrie. Puis
notre Syndicat s'empara de cinq grandes propriétés
qui s'étendaient respectivement sur 70, 80 et trois fois
30 hectares. Soixante-dix familles de la C.N.T. et dix de l'U.G.T.
s'installèrent dans la première. Partant de là,
le nombre des collectivistes allait s'élever très
rapidement.
Sonéja (province de Castellon de la Plana)
Le mouvement libertaire y était très ancien - sans
doute remontait-il à l'époque de la Première
Internationale.
En 1921, plusieurs de nos camarades organisèrent une coopérative
plâtrière afin de se libérer du patronat et
de réaliser une oeuvre constructive. Dix ans plus tard, presque
tout le plâtre utilisé dans le village et les environs
sortait de leur entreprise qui, en 1936, disposait d'un capital
liquide de 300.000 pesetas. Un salaire journalier de sept pesetas
pour un homme de métier étant, dans ces villages,
considéré excellent, il s'agissait là d'une
petite fortune.
Les ressources dont ils purent disposer permirent à nos
camarades de construire une petite école dont ils firent
présent au Syndicat local, et qu'ils maintenaient de leurs
deniers. Puis ils fondèrent une société culturelle
et une bibliothèque publique. Grâce à eux, Sonéja
n'avait pas d'enfant illettrés. Aussi les considérait-on
comme les plus idéalistes de la région, et leur élévation
morale, qui en faisait souvent les arbitres dans certains litiges,
était proverbiale.
Après le 19 juillet, un nouveau conseil municipal fut élu,
où ils constituèrent la majorité. Comme à
Segorbe, l'industrie fut socialisée la première. Ce
n'est qu'en mars suivant que le Syndicat général local
entreprit de socialiser ce qu'il pouvait dans l'agriculture, toujours
dans les propriétés abandonnées par les fascistes,
dans les terrains délaissés par manque d'initiative
privée ou dans les cas d'incapacité physique.
On ne parvenait pas à la plénitude d'autres localités
. On fit tout de même du bon travail, qui s'améliora
par la suite.
Sueca (province de Valence) (97) Le 19 juillet, comme dans presque
toutes les autres localités levantines, les forces antifascistes,
cénétistes, républicaines et socialistes constituèrent
un Comité de défense, prirent contre les fascistes
les mesures de protection nécessaire, s'efforcèrent
d'assurer les moyens d'existence de tous les habitants, et confisquèrent
les terres des grands propriétaires.
Ces terres furent d'abord travaillées au bénéfice
de tous. Puis, franchissant une seconde étape, le Comité
de défense prit tout le sol cultivable sous son contrôle,
et procéda à un nouveau partage selon les besoins
des familles et le rendement moyen des diverses zones agricoles.
Système qui rappelle celui du "mir" russe ; ce
fut le seul cas de solution agraire de ce genre, même transitoire,
dont nous ayons eu connaissance. Mais, comme dans le "mir",
la terre était donnée en usufruit, non en propriété
juridiquement reconnue.
Un ménage recevait deux hectares d'excellente terre irriguée
; on lui attribuait un hectare supplémentaire pour le premier
enfant et, suivant la norme établie pour le salaire familial,
on appliquait pour les autres enfants une augmentation dégressive.
Les moyens propriétaires furent réduits à la
portion commune qui leur permettait de vivre en travaillant.
En même temps, et peut-être auparavant, le même
Comité de défense, inspiré par les éléments
libertaires qui en faisaient partie, établissait le contrôle
des rizières, le riz étant la production dominante
de cette zone. La Commission administrative de l'agriculture, spécialement
nommée et mandatée, vendit la récolte et prit
en charge le produit de cette vente. Puis elle établit dans
une banque locale un compte courant correspondant à chaque
famille qui pouvait toucher sa part de l'argent ainsi disponible
toutes les semaines, toutes les quinzaines ou tous les mois, sans
dépasser les limites établies pour éviter le
gaspillage et le désordre.
C'est dans cette situation que le 10 janvier 1937, soit près
de six mois après le commencement de la guerre civile, le
Syndicat des paysans, affilié à la C.N.T., et qui
groupait 2.000 adhérents, fonda la Collectivité agraire
de Sueca. Quatre cents familles s'inscrivirent, apportant leurs
terres et leurs instruments de travail. On disposa d'emblée
de 1.000 hectares de sol extrêmement fertile pour l'agriculture
générale, de 200 hectares pour l'agriculture maraîchère,
et d'une partie proportionnelle de la terre prise aux fascistes.
Juridiquement ces terres continuaient d'appartenir à la commune,
mais les usufruitiers les cultivaient comme bon leur semblait.
Peu après, trente-deux familles de membres de l'U.G.T. et
dix de membres du parti communiste fondaient à leur tour
une Collectivité. L'exemple s'imposait, même à
nos adversaires.
Benicarlo (province de Castellon de la Plana)
Le processus de Benicarlo rappelle avec certaines variantes, celui
de Segorbe. Aucun des cinquante-deux villages du canton ne se décidait,
au début, à tenter l'expérience collectiviste,
partielle ou intégrale, et il n'était pas question
non plus, pour nos camarades, de l'imposer de force. Pourtant les
résistances faiblirent plus tard, et des collectivités
se formèrent.
Ce furent encore la participation au Conseil municipal et les solutions
apportées au problème du ravitaillement qui ouvrirent
la voie. Le commerce privé s'étant paralysé,
nos camarades firent face à la situation en mobilisant camions
et camionnettes qui allaient dans les villes chercher le ravitaillement,
et en organisant un Comité municipal chargé des achats
et des ventes "pour l'ensemble des cinquante-deux villages
du canton".
Cet organisme commença par acheter aux paysans leurs produits
qu'il envoya aux points de consommation ou d'écoulement,
même à l'étranger. Puis il centralisa les semences
diverses et les engrais chimiques, et les distribua particulièrement
pour intensifier la production de blé et de pommes de terre
en prévision de la disette de produits alimentaires qu'on
pouvait craindre pour l'hiver (les paysans nous apparaissent plus
prévoyants et plus soucieux du sort des villes que les gouvernants
et les citadins, principaux intéressés). Cela conduisit
à surveiller le travail des petits propriétaires pour
éviter tout sabotage ou toute négligence préjudicielle
dans une période où devaient prévaloir les
nécessités d'ensemble.
En même temps, le Comité cantonal de Benicarlo apportait,
grâce aux rapports fraternels que permettait l'unification
croissante de l'agriculture et de l'industrie, des améliorations
immédiates à la condition des paysans. Les fermiers
et les métayers n'avaient plus à payer en argent ou
en nature le loyer de leur terre. Très vite, ils bénéficièrent
de l'installation électrique gratuite, fruit des excellents
rapports intersyndicaux de caractère régional, et
chaque village eut son téléphone. Les ressources nécessaires
pour ces travaux provinrent du loyer des maisons des habitants de
Benicarlo même, qui furent invités à en verser
le montant au Conseil municipal où siégeaient nos
camarades. En échange, les impôts furent supprimés,
et les propriétaires ne furent jamais jetés à
la rue.
Puis on fonda des écoles, on organisa des jardins d'enfants.
Tout cela convainquit les hésitants, et les Collectivités
finirent par apparaître.
Dans le cas de Benicarlo, l'initiative est donc surtout venue du
centre. C'est en partant du centre qu'on a installé, puis
multiplié les "Communautés confédérales",
ainsi nommées à cause de leur affiliation à
la C.N.T.
Tout ce qui concerne le canton passait par Benicarlo stratégiquement
bien situé. Chaque matin, une moyenne de 150 charrettes apportaient
ou emportaient des produits de toute sorte. Le réseau fraternel
s'est enfin créé. Il s'est complété
par la suite.
Entraînés, les partis politiques admettent ou collaborent.
Les Collectivités de Castille Des circonstances spéciales
de la vie de combattant qui fut celle de l'auteur, ont interrompu
beaucoup trop tôt son étude directe des réalisations
de la révolution sociale espagnole ; entre autres lacunes,
elles ne lui ont pas permis d'observer sur place les Collectivités
de Castille, ou plus exactement des deux Castilles : la Vieille
et la Nouvelle. Une autre raison en fut que c'est en Aragon d'abord,
puis dans la région levantine que la socialisation agraire
apparut et s'étendit avec force. Elle se produisit ensuite
dans le Centre de l'Espagne, à la fois comme un développement
naturel et comme une nécessité.
Pourtant, la région castillane, surtout celle que l'esprit
au courant de l'histoire invoque automatiquement, ne semblait pas
prête pour une telle aventure, si contraire au rôle
qu'elle a joué depuis l'écrasement des "comuneros"
au temps de Charles Quint (98). Car, dès la Reconquête
triomphante aux dépens des Arabes, elle fut le foyer du centralisme
et de la domination politique implantée par Fernand et Isabelle
appelés avec raison les "rois catholiques" et maintenue
par la force des armes. L'établissement de la cour à
Madrid, dont Charles Quint fut l'artisan définitif, fit pénétrer
chez les habitants, comme il arrive presque toujours dans la population
des capitales, l'intoxication dominatrice, et l'Eglise la plus fanatique
dont la royauté fit un instrument du pouvoir, y ajouta le
sceau de son fanatisme intransigeant.
Toutefois, les convictions politiques et religieuses ne détruisent
pas toujours, forcément, les belles qualités humaines.
C'est le cas du paysan castillan dont la noblesse d'esprit et d'âme,
la droiture, le courage, l'honnêteté profonde sont
les vertus dominantes, qui inspire l'estime de tous, et dont le
respect de l'Etat lui-même n'est pas soumission volontaire
et servile. Chaque individu étant d'abord un homme, c'est
d'abord en lui-même, en sa propre conscience qu'il puise les
raisons de son comportement.
D'autre part, le droit municipal et coutumier a résisté
en Castille comme en d'autres régions d'Espagne, et sous
les structures autoritaires du pouvoir central, il a très
souvent maintenu, comme le feu sous la cendre, un esprit et une
pratique d'entraide que des personnalités comme Adolfo Posadas
et Joachim Costa ont exalté dans des livres comme El Derecho
Consuetudinario, ou El Colectivismo Agrario en España. Pour
le paysan castillan, une certaine tradition d'entraide, de droit
municipal, demeure, et la parole donnée vaut plus que la
loi. Il est hospitalier et généreux. Il est travailleur,
faisant venir le blé qui nourrit presque tout le pays dans
une terre dure, ingrate, à une altitude moyenne de sept cents
mètres au-dessus du niveau de la mer, en butte, presque toute
l'année, aux gelées intenses et à la chaleur
torride. Cette lutte continuelle a développé en lui
des qualités d'austérité et de courage.
Pourtant les idées libertaires n'avaient que très
peu pénétré sur le vaste plateau castillan.
Les conservateurs y dominaient avec le "caciquisme" séculaire
des grands propriétaires terriens. Là où un
certain réveil aux idées nouvelles s'était
produit, les socialistes réformistes en avaient été
les bénéficiaires.
Mais la guerre changea bien des choses. Car, dès le premier
moment, dans une large partie de la région, elle ne se fit
pas contre le fascisme. En échange, elle s'étendit
fatalement aux grands propriétaires terriens, implicitement
ou explicitement ses alliés. La fuite des hommes, qui passèrent
immédiatement aux régions enlevées à
la république, facilita, ou provoqua la mainmise révolutionnaire
sur leurs biens fonciers.
Et dès le premier moment, dans tous les villages autrefois
dominés par une organisation sociale d'un autre âge,
le Front populaire nomma des administrateurs qui confisquèrent
non seulement la terre, mais les machines et les bêtes de
travail.
En même temps, la centrale syndicale réformiste, l'Union
générale des Travailleurs, nomma des comités
d'administration pour la gestion des champs expropriés. Et
les communistes qui faisaient partie du Front populaire s'infiltrèrent
au plus vite dans ces nouveaux organismes.
Cet ensemble hétéroclite d'administrateurs sans initiative
créatrice exerça immédiatement une gestion
désastreuse. Les républicains, naturellement légalistes,
et qui n'avaient jamais pensé à de telles responsabilités,
ne savaient que faire de ces biens de production. Les communistes
et les socialistes, habitués à n'agir que d'après
les instructions reçues du Comité central de leur
parti, ou des institutions d'Etat, attendaient des ordres qui ne
venaient pas, ou qui étaient inadéquats, quand ils
n'arrivaient pas trop tard.
Or le travail de la terre exige une initiative constante, répondant
à de multiples circonstances que l'on ne peut prévoir
des bureaux ; et rien n'est plus insupportable au paysan qu'être
commandé à distance par des gens qui ne connaissent
rien à son travail. Les militants des partis politiques freinaient
les activités nécessaires au lieu de les susciter.
Et il arriva que la grande exploitation, expropriée sous
les auspices de l'Etat, qui accomplissait presque par force une
réforme agraire dont on parlait depuis longtemps sans jamais
l'entreprendre dans la mesure nécessaire, accusa des rendements
décroissants ; puis que les travailleurs étaient tenus
pour responsables de ce recul, et que l'interruption partielle des
travaux agricoles provenant de l'incapacité des autorités
locales, des comités de gestion qui stagnaient entre la grande
propriété individuelle et le socialisme, que tout
cela était cause d'une diminution de la production qui menaçait
les villes.
La situation devint donc favorable à l'organisation des
Collectivités. Bientôt s'ajouta le départ du
gouvernement de Madrid, devant l'arrivée des troupes franquistes
difficilement contenues, au sud, à douze kilomètres
de la capitale. L'appareil d'Etat en était relâché,
l'esprit de la population se "dégouvernementalisait",
les choses s'arrangeaient d'après l'initiative devenue libre
ou beaucoup plus libre, de la population.
Nouvelle étape où l'influence libertaire commença
de se faire sentir avec une force inattendue. C'est dans la capitale
qu'elle s'était jusqu'alors développée, à
un degré pouvant atteindre des dimensions historiques. Depuis
quelques années, particulièrement depuis la proclamation
de la Deuxième République, en 1931, le mouvement libertaire
avait progressé à Madrid, où le caractère
bureaucratique et parasitaire imprimé par la résidence
royale, la présence de la cour, du Parlement, et des divers
organismes d'Etat put pendant longtemps, en même temps que
l'absence d'industries, favoriser les institutions de caractère
bureaucratique et affadir les murs.
Mais, pendant les cinq années qui venaient de s'écouler,
notre mouvement était parti en flèche, et notre quotidien
C.N.T. avait augmenté son tirage à 30.000 exemplaires.
Le Syndicat du bâtiment, que nos militants avaient eu tant
de peine à mettre debout contre l'opposition du Syndicat
de la même industrie dont le leader réformiste Largo
Caballero était depuis des décennies le dirigeant
professionnel, comptait 15.000 adhérents à la veille
de l'attaque franquiste ; celui des travailleurs sur bois avait
absorbé le tiers des salariés ébénistes,
menuisiers et charpentiers. Le Syndicat des professions libérales
groupait un nombre croissant de journalistes, d'ingénieurs,
d'écrivains que leur esprit foncièrement antiétatiste
poussait hors de l'U.G.T. toujours dirigée par les socialistes
d'Etat.
Pendant la dictature de Primo de Rivera (1924-1931), un "Ateneo"
(centre d'études et de diffusion culturelle) avait été
organisé, qui avait commencé de répandre des
connaissances en matière sociale (99). La république
proclamée, une trentaine d'Ateneos, du même type et
de moindre importance, dont une bibliothèque constituait
le point de départ, furent organisés dans les quartiers
intérieurs et extérieurs. Ceux des faubourgs constituaient
une véritable ceinture, et l'on y trouvait non seulement
une salle de lecture et de conférences, ainsi que des livres
généralement abondants, mais des syndicats ouvriers
qui y établissaient leur siège, ce qui faisait aller
de pair la lutte de classes et le perfectionnement individuel. Les
quartiers de Tetuan, Cuatro Caminos, La Bombilla, Carretera Extremadura,
Barrio Malyas, Villaverde, Vallecas, Entre Vias, Las Ventas, La
Eliopa, La Guiladera, San Martin, Lucero, Puente de Vallecas, Puente
de Segovia, Guindalera, Las Cuarenta Fanegas, Carabanchel Alto,
La Latina, La Elipa comptaient chacun un Ateneo (100). Et naturellement,
ces Ateneos avaient constitué une Fédération
et un réseau qui couvraient la ville et ses environs. Le
caractère moral élevé de cette activité
explique en grande partie l'influence de la C.N.T., et les réalisations
constructives qui se firent jour dès que la situation permit
de les entreprendre (101).
Nos camarades madrilènes, qui avaient déjà
établi des contacts avec des noyaux paysans, intervinrent
graduellement, préconisant ce qui se faisait en Aragon et
dans le Levant. Ils furent assez vite écoutés, d'autant
plus qu'en majorité, c'étaient des travailleurs manuels
et non des bureaucrates, et que ces travailleurs abandonnèrent
facilement le marteau ou la truelle pour la fourche quand cela parut
nécessaire.
Et les Collectivités naquirent, puis se répandirent
au nord et au sud de Madrid, à travers ce qui restait des
deux Castilles non conquis par les franquistes : les deux tiers
de la province de Guadalajara, presque toute la province de Madrid,
celle de Tolède, de Ciudad Real (102), et la province entière
de Cuenca. En un an, on comptait environ cent mille adhérents
avec leur famille, et deux cents trente Collectivités. Six
mois encore, et le nombre de ces dernières s'élevait
à trois cents. Nul ne doute que le mouvement ne se fût
étendu bien au-delà de ces limites si Franco n'avait
pas gagné la guerre.
On sera sans doute très surpris en apprenant que la Fédération
des Travailleurs de la Terre, qui faisait pourtant partie de l'U.G.T.,
adhéra elle-même aux Collectivisations.
Ces dernières s'affirmèrent dès les premiers
moments comme autant de réussites, fruits de la solidarité
et de la communauté des efforts et des techniques plus efficaces.
On n'attendait plus les consignes et les autorisations officielles
ou semi-officielles pour aller de l'avant. Terres défrichées,
travaux d'irrigation entrepris, nouveaux emblavements, plantations
d'arbres, magasins collectifs ("coopératives"),
parcs d'aviculture, égalité économique grâce
à l'établissement du salaire familial... Au fond,
les travailleurs adhérant à l'U.G.T. avaient, le plus
souvent, les mêmes aspirations que ceux adhérant à
la C.N.T. Comme eux ils voulaient l'expropriation des grands propriétaires
terriens que la mini-réforme agraire du gouvernement de la
deuxième République menait avec une lenteur exaspérante.
Ils voulaient l'établissement de la justice sociale dans
les faits, dans le droit à la vie, à la consommation,
aux satisfactions matérielles nécessaires pour eux
et leur famille. Et ils comprenaient bien que cela serait impossible
tant que la terre appartiendrait à une minorité d'exploiteurs
et de parasites. L'entente se fit donc facilement entre les deux
organisations paysannes.
En décembre 1937, le secrétariat de la Fédération
nationale de l'Agriculture adhérant à la C.N.T. pouvait
déclarer que la région du Centre, comprenant essentiellement
les deux Castilles, venait au deuxième rang quant aux résultats
atteints, des régions agraires socialisées. La première
était le Levant dont nous avons vu la puissance, et à
cette époque les Collectivités d'Aragon se ressentaient
terriblement des ravages causés par la brigade du communiste
Lister, qui fut alors plus courageuse contre les paysans collectivistes
que contre les forces armées de Franco.
Les réalisations castillanes ne furent pas seulement dues
aux efforts des militants libertaires de la région (103)
et des socialistes qui osèrent se joindre à leurs
efforts. Fait qui mérite d'être signalé, et
qui prouve une fois de plus la profonde solidarité qui unissait
les régions, en juillet 1937, mille membres des Collectivités
levantines avaient été envoyés en Castille
pour aider et conseiller leurs camarades moins préparés
qu'eux. Grâce à ce concours de participations complémentaires,
il semble bien qu'en Castille, les enseignements de l'Aragon et
du Levant aidant, on avança plus vite, dans un minimum de
temps.
Au point de vue administratif, la structure organique des Collectivités
castillanes est essentiellement la même que celle que nous
avons déjà décrite pour l'Aragon et le Levant.
Commission gestionnaire nommée par l'assemblée villageoise,
ou collectiviste, et responsable devant elle ; groupes de producteurs
constitués et organisés suivant l'âge, l'aptitude
au travail, le sexe et la diversité des tâches (104)
; délégués des groupes se réunissant
périodiquement pour planifier l'ensemble et coordonner les
efforts (105).
Les Commissions administratives furent, comme en Aragon et dans
le Levant, composées d'autant de membres qu'il y avait de
branches d'activités : agriculture, bétail, habitat,
enseignement, etc. Dans les petits villages ou les collectivités
peu nombreuses, un seul délégué cumulait parfois
plusieurs de ces fonctions, sans, généralement, cesser
pour autant de travailler. Car, lisons-nous dans un rapport publié
à l'époque, "dans une Collectivité bien
organisée, personne ne doit abandonner sa condition de paysan".
Le Conseil économique pour la Castille, qui résidait
à Madrid, était lui-même conseillé par
des spécialistes, diplômés et non diplômés,
en matière de culture et d'élevage. En même
temps, la comptabilité locale, confiée généralement,
dans les campagnes, à un professionnel souvent venu de la
ville, enregistrait ce qui se rapportait à la production,
à la consommation, aux salaires versés, aux produits
emmagasinés. Ainsi tout était contrôlé
par les paysans, régulièrement informés ; d'autre
part, ce qui se produisait à l'échelle du canton était
communiqué à la commission correspondante de la fédération
cantonale qui, à son tour, informait les Collectivités
implantées dans les campagnes. Il s'exerçait ainsi
une décentralisation des fonctions administratives.
*
Au point de vue économique, les Collectivités de
Castille n'avaient pas toujours la même structure organique
que, par exemple, les Collectivités d'Aragon. Souvent elles
n'ont pu se développer que dans les immenses propriétés
dont les paysans socialisateurs se sont emparés. D'autre
part, et comme en Andalousie (106), des propriétés
étaient si vastes qu'elles constituaient, avec le personnel
installé, des unités économico-sociales. Il
arriva donc qu'une Collectivité isolée avait une très
grande importance. Il arriva aussi que dans la juridiction de certains
villages, plusieurs Collectivités éparses étaient
réunies par un Comité local de liaison. D'autres fois,
le village presque entier était collectivisé, ou ce
qui l'était constituait une unité homogène
et intégrée dans la multiplicité des activités
générales.
Car, quelle que fût l'importance de ces réalisations,
elles ont toutes, dès le début, tendu à unifier,
et même, pour employer un verbe cher à Bakounine, à
"solidariser" leur action. C'est pourquoi chaque Collectivité,
adhérant à la Fédération cantonale,
après avoir couvert ses frais (paiement de salaires ou d'assignation
- le mot "salaire" répugnant à la mentalité
générale ; achats d'engrais, de semences, de machines,
déboursements scolaires, dépenses sanitaires, etc.),
envoyait l'excédent d'argent dont elle disposait à
la "Caisse cantonale de compensation". Cette Caisse, dont
les administrateurs étaient nommés par l'assemblée
générale des délégués des Collectivités,
et responsables devant elles, avait pour mission essentielle de
distribuer l'argent fourni par les Collectivités les plus
favorisées aux Collectivités les plus défavorisées.
Ainsi donc, comme en Aragon le principe communiste libertaire s'appliquait
non seulement au sein de chaque Collectivité, mais entre
toutes les Collectivités. Aucun village catastrophé
par la grêle, ou la sécheresse, ou la gelée
et secouru contre les méfaits de la nature ne devait rembourser
la moindre parcelle de l'aide qu'il avait reçue.
Mais la Caisse fédérale de compensation avait aussi
d'autres attributions. Il ne suffisait pas d'aider le village, ou
la Collectivité isolée constamment et involontairement
déficitaire. Avec les spécialistes du Comité
de la Fédération du Centre, elle étudiait les
moyens de porter remède à ces difficultés en
améliorant le rendement de l'agriculture, en organisant des
industries auxiliaires.
Comme dans les autres régions d'Espagne, toutes les caisses
cantonales de la région du Centre étaient fédérées.
Leur siège se trouvait à Madrid. La région
constituait donc une unité dont les parties résolvaient
librement les problèmes locaux, mais aussi, sur un plan d'ensemble,
les problèmes plus généraux, dont ceux de la
production. En un an, le Comité de Madrid distribua pour
deux millions de pesetas d'engrais chimiques et de machines aux
Collectivités les plus pauvres (107). Il s'était procuré
cet argent par la vente des excédents des Collectivités
les plus riches.
Le mécanisme général et fédéral
était donc bien monté. Rien n'était laissé
au hasard. Et l'organisation régionale d'ensemble ne se limitait
pas à remplir les fonctions qui viennent d'être énumérées.
Elle conseillait, guidait en permanence sur l'emploi des meilleures
techniques, les formes les plus appropriées du travail. Déjà,
en novembre 1937, la Fédération régionale des
paysans devenue Fédération régionale des paysans
et de l'alimentation du Centre, avait installé ses laboratoires
que l'on consultait sur la profondeur des labours, les engrais les
plus indiqués, les cultures ou les semences les plus adéquates.
après examen chimique de la terre.
Mais on ne se contentait pas de conseiller : la section des engrais
se procurait, et fournissait ce que recommandait la section des
laboratoires : synchronisation toujours.
Campo libre, organe de la Fédération - et qui paraissait
en même temps que la C.N.T. publiait, ainsi que les différents
organes régionaux des Collectivités libertaires, des
indications précises, sur la façon de cultiver, ou
de traiter les céréales, les fruits, les légumes,
la vigne, les arbres fruitiers, selon les variétés,
le climat, le terrain. On y trouvait des instructions techniques
sur la lutte contre les maladies cryptogamiques, sur la conservation
des produits obtenus, ainsi que sur les races animales qui convenaient
le mieux à chaque région, sur leur alimentation rationnelle,
etc. Et les sections techniques de la Fédération publiaient
dans les organes de presse des avis comme celui-ci :
"Nous prions nos Syndicats et Collectivités locales
et cantonales ayant besoin de renouveler leurs vignes et de les
améliorer au moyen de plants américains de nous le
communiquer au plus tôt, en nous indiquant quelles variétés
il leur faut, et en quelles quantités. Cela dans les cas
où elles savent ce qu'il convient, selon le terrain.
Dans le cas contraire, qu'elles nous fassent savoir quel nombre
de plants elles désirent, et nous envoient, pour analyse,
un échantillon de la terre, en surface et en profondeur,
afin que nous puissions établir la variété
la plus appropriée. Nous pourrons aussi leur procurer à
temps les plants nécessaires pour que les vignobles donnent
les meilleurs résultat."
D'autres recommandations et indications sur tous les aspects de
la production agricole et ses dérivés contribuaient
à la formation technique des paysans, et tous ces efforts
facilitaient la rationalisation rapide de l'agriculture qu'aidaient
avec enthousiasme nos ingénieurs agronomes, nos chimistes,
nos spécialistes divers (108).
On retrouvait cette morale, cette solidarité, cette responsabilité,
cette pratique collectiviste dans tous les aspects de la vie. Déjà
vers la fin de 1937, quand des camarades envoyés du Levant
ou de la Catalogne avec des camionnettes, arrivaient dans n'importe
quel village collectivisé de Castille pour se procurer du
blé, ils se heurtaient régulièrement à
un refus. Même si l'on disposait de stocks, on leur répondait
: "Camarades, ce dont nous disposons ne nous appartient pas
; il faut vous adresser au secrétariat de la Fédération
régionale, à Madrid." Aucune offre d'argent ou
de marchandise n'eût pu changer quoi que ce fût à
cette attitude, car on savait que le respect des résolutions
prises était un gage de succès général.
Il ne restait alors aux acheteurs qu'à téléphoner
ou à se rendre à Madrid, où la section des
échanges ou de commercialisation acceptait de fournir la
marchandise demandée si les intérêts généraux
des régions moins bien partagées ou les nécessités
de la guerre, toujours présentes, le permettaient.
Nous avons dit que la Fédération régionale
des paysans du Centre était devenue Fédération
régionale des paysans et de l'alimentation. Il s'agissait
là, d'abord, d'une prise de conscience du rôle joué
par les producteurs, ensuite d'une intégration organique
dont il existait des précédents peut-être moins
développés en Aragon et dans le Levant.
Le 25 octobre 1937, sur l'initiative de l'organisation paysanne
de la C.N.T., région du Centre, la fusion s'opéra
entre les 97.843 paysans et les 12.897 travailleurs de la distribution,
eux aussi appartenant à la C.N.T. C'était un pas de
plus dans la coordination de fonctions complémentaires. A
partir de ce moment, production et distribution ne sont plus séparées.
Ce sont les distributeurs de la Fédération des producteurs
qui sont chargés de répartir les produits dans les
coopératives et les magasins ou dépôts publics,
ce qu'on organise aussi rapidement que possible dans les villages
et dans les villes, sans oublier la capitale de l'Espagne. Le commerce
privé est éliminé ou tout du moins mis en tutelle,
et disparaît la possibilité, pour une minorité
d'intermédiaires, de spéculer sur les produits apportés
par une majorité de producteurs, et d'être maîtresse
de la vie matérielle des populations (109).
Puis, comme en Aragon, comme dans le Levant, comme en Catalogne,
comme, nous en sommes certain, dans les parties de l'Andalousie
et d'Estrémadure qui furent pendant quelque temps aux mains
de nos camarades, cette réorganisation économique
fut complétée par la création de nombreuses
écoles, de colonies d'enfants, d'importants travaux d'irrigation
et de nombreuses initiatives dans la mise en culture de terrains
vagues, et cela dans Madrid même, au prix d'efforts souvent
inouïs. Ajoutons encore les mesures positives que nos camarades
firent triompher dans les Conseils municipaux, où ils s'efforçaient
d'élargir le rôle de la commune et de transformer cette
dernière en élément actif de réorganisation
sociale.
Voici maintenant quelques exemples qui peuvent nous donner une
idée assez nette des réalisations effectuées
dans les trois cents Collectivités castillanes qui existaient
en mars 1938, et dont le nombre augmenta par la suite.
Collectivité de Miralcampo. - Elle fut fondée dans
une immense propriété du comte de Romanonès,
leader fameux du libéralisme monarchiste. En 1936, avant
la Révolution, on y avait cultivé le blé sur
une superficie de 1.938 hectares, et de l'orge sur 323 hectares.
Après la collectivisation, la superficie emblavée
était de 4.522 hectares pour le froment et de 1.242 hectares
pour l'orge. La production du vin passa de 485 à 727 hectolitres,
grâce au meilleur entretien des vignes, et à l'organisation
de l'irrigation (car on n'avait pas encore eu le temps de changer
les cépages). Quant à la valeur de la production de
melons elle était passé de 196.000 à 300.000
pesetas, et celle de la luzerne, de 80.000 à 250.000 pesetas.
Or à l'époque, et dans l'ensemble, l'augmentation
des prix n'atteignait pas 10 pour cent.
De plus, la Collectivité avait un splendide élevage
de lapins, une centaine de porcs et un magasin de ravitaillement
auquel se fournissaient huit cents personnes (110).
Dans tout le canton, les Collectivités de Tielmes, Dos Barrios,
Cabañas Yelpe, Cislada, Tomelloso, Almagro, réalisent
une oeuvre constructive comparable à celle de Miralcampo.
Manzanarès. - Les réalisations collectivistes de
Manzanarès furent beaucoup plus vastes que celles de Miralcampo.
Cette ville comptait à l'époque 25.000 habitants,
et exceptionnellement aussi, s'agissant de la Castille, le mouvement
libertaire y avait poussé de nombreuses racines (111). Aussi,
la collectivisation fut-elle entreprise dès le mois d'août
1936 ; dès le début, nos camarades parvinrent à
entraîner avec eux les adhérents locaux de l'Union
générale des travailleurs.
En 1937, la Collectivité possédait 22.500 hectares
de terre, et 2.500 de bois et forêts. La moitié de
cette richesse provenait d'expropriations, l'autre de dons et d'adhésions
volontaires. On conservait dans les archives les procès-verbaux
de soixante-trois expropriations, de vingt-trois dons volontaires
à perpétuité, et des dons de cinq cents collectivistes
auparavant petits propriétaires. Le noyau initial se composait
de 1.700 personnes, hommes, femmes et enfants.
L'année suivante, on obtenait 87.610 quintaux de blé,
96.840 hectolitres de vin, 630 hectolitres d'huile, pour 630.000
pesetas de céréales secondaires et 900.000 pesetas
de fruits et de légumes.
Dès février 1937, la Collectivité possédait
700 mules et mulets, autant de charrettes et de chariots, six tracteurs,
quatre batteuses pour les céréales, six ventilateurs
à main, trois à moteur, quatre-vingts pompes pour
extraire l'eau et la distribuer dans les cultures potagères.
Ajoutons 3.000 têtes de bétail ovin, quatre-vingts
chèvres et deux immenses pigeonniers contenant six mille
pigeons chacun.
Ce n'est pas tout. On comptait aussi trois moulins à huile
munis de pressoirs hydrauliques, trente caves vinicoles d'une contenance
totale de 131.200 hectolitres, une fabrique d'alcool à usage
médicinal, une imprimerie, deux ateliers de charronnage munis
d'outillage moderne, une menuiserie, un atelier pour le tissage
du sparte, une fabrique de plâtre, une de soufre pour le sulfatage
des vignes, et un atelier de mécanique.
Il est vrai que presque toutes ces installations existaient auparavant,
mais la Collectivité les a fait produire au maximum. Et,
siège cantonal, elle a aidé les Collectivités
de Membrilla, La Solana, Alhambra, Villarte, Arenas de la Vega,
Daimiel, Villarubia, Almagro et Bolanos avec lesquelles elle était
unie par la communauté de l'effort. Telle était la
confiance qu'elle inspirait que l'Institut de la réforme
agraire, organisme officiel d'Etat lui octroya, au début
de son organisation, un prêt de 800.000 pesetas qu'elle remboursa
sans peine, bien que la mobilisation pour la guerre d'une partie
importante de ses membres la privait de bras qui lui auraient permis
de faire davantage.
Alcazar de Cervantes. - C'est dans cette ville, dont le nom traditionnel
d'Alcazar de San Juan avait été changé par
la révolution, que naquit Cervantes (ceci est du reste controversé).
Dès octobre 1936 la section locale de la C.N.T. et celle
de l'U.G.T. commençaient la socialisation agraire. Sur 53.000
hectares qu'embrassait le territoire municipal, 35.000 passèrent
aux mains de la Collectivité.
Un comité d'administration composé de trois membres
de chaque organisation syndicale fut nommé. Le président,
un vieux paysan, petit propriétaire, membre de l'U.G.T.,
n'était peut-être pas le plus favorable à cette
entreprise révolutionnaire, mais sa nomination constituait,
de la part de nos camarades, un geste de tolérance. On n'eut
du reste pas à s'en plaindre.
Comme partout, la première chose que fit la Collectivité
fut d'intensifier la production agraire. Jusqu'alors, celle de céréales
était presque inexistante. Un an après elle s'élevait
à 19.000 hectolitres de blé et à 15.000 hectolitres
d'orge. Effort appréciable, dans des terres dures et dans
des conditions de climat généralement adverses.
En février 1938, la Collectivité comptait 1.800 mules
et mulets, 400 moutons et brebis. Ce troupeau ovin qui n'avait pas
augmenté davantage parce qu'il était continuellement
mis à contribution pour le ravitaillement de Madrid (112),
avait, au 30 juillet 1937, rapporté, après le paiement
des salaires familiaux, un bénéfice net de 211.792
pesetas.
La région est surtout apte à la culture de la vigne.
En 1937, la vendange donna 48.300 quintaux de raisin qui furent
livrés aux pressoirs des caves collectives. On retint pour
la consommation locale la trentième partie du vin, et l'argent
encaissé par la vente des produits obtenus permit d'améliorer
le standard économique et de donner en vêtements, en
meubles, en réparations des maisons un confort jusqu'alors
inconnu.
Ce n'est qu'en mars 1937, six mois après la naissance de
la Collectivité agraire, qu'apparut la Collectivisation industrielle.
Sans doute les résultats de la Collectivisation agraire incitèrent-ils
à l'entreprendre ceux qui avaient jusqu'alors hésité.
Les membres de la C.N.T. commencèrent par installer dans
une maison abandonnée un atelier de métallurgie. Quelques
artisans et petits patrons les aidèrent, et peu après,
l'atelier réunissait quarante ouvriers mécaniciens
dont le responsable technique était nommé par eux.
On avait commencé avec l'outillage que chacun apporta, mais
celui-ci fut amélioré dans la mesure où les
circonstances le permettaient.
Comptabilité collectiviste Documents annexes :
Carnets de Monnaies locales, bons et tickets de consommation contrôle,
systèmes de points. familiale.
Tableau de distribution des produits alimentaires (Granollers).
Nous avons vu que la grande majorité des anarchistes espagnols
avaient adhéré au communisme libertaire ou anarchiste,
ou à l'anarcho-communisme, ou encore dans la période
qui va de 1918 à 1936, à l'anarcho-syndicalisme, dont
la formule et la dénomination se répandirent comme
une des conséquences de la révolution russe, mais
n'ajoutaient rien, bien au contraire, aux conceptions constructives
de l'anarchisme que nous pouvons qualifier génériquement
de social (113). Nous avons vu aussi que la formule de l'anarchisme
communiste, aussi bien que celle du communisme libertaire et de
l'anarcho-syndicalisme était celle de la libre consommation,
qui semblait garantir le droit à la vie égal pour
tous, et être l'expression pratique de la véritable
justice sociale. C'est pourquoi, Kropotkine l'avait simplifiée
en la résumant, dans son livre La Conquête du Pain,
par la formule un peu trop répandue et inquiétante
de "prise au tas" : chacun et chacune prendrait librement
ce dont il avait besoin dans les magasins communaux. Mais depuis
assez longtemps, des réticences s'étaient formulées
parmi les anarchistes sociaux. Malatesta, le premier sans doute,
et dont l'esprit critique était assez souvent éveillé,
bien qu'il fût généralement incapable d'opposer
à ce qu'il critiquait, des solutions constructives valables,
avait exprimé des doutes quant à la possibilité
de pratiquer ce principe en toute liberté, et affirmé
qu'il ne serait pas applicable tant qu'il n'y aurait pas une très
grande production de biens de consommation ; malheureusement il
ignorait que l'augmentation des besoins suit toujours, quand elle
ne la précède pas, l'augmentation de la production,
et qu'il n'y aurait jamais, pour ce problème, de possibilité
de libre consommation.
Mais des militants moins connus, dont l'auteur de ce livre, avaient
posé le problème à leur façon. Parmi
eux, certains proposaient l'emploi d'une monnaie - ce que Malatesta
avait fait incidemment, sans trop y insister, vers 1922. Certains
préconisaient aussi une monnaie, sans en expliquer le mécanisme
financier, et pour éviter qu'elle donne lieu à une
thésaurisation dangereuse, l'imaginaient "fondante",
et perdant sa valeur en un laps de temps très court. D'autres
solutions furent préconisées. Par exemple, que la
distribution fût organisée sous un certain contrôle,
par des coopératives syndicales et des magasins municipaux,
ce qui empêcherait le gaspillage, et que des éléments
contraires à la révolution ne la sabotent en consommant
inconsidérément et en gaspillant librement. Toutefois,
en 1936, on n'avait pas encore trouvé de solution théoriquement
valable, particulièrement pour les villes.
Rien donc n'avait été formulé avec une ampleur
et une précision suffisantes. Or, la révolution commencée,
il était indispensable de trouver une ou des solutions. Les
circonstances obligèrent à y parvenir. Dans les régions
où, comme en Castille, en Catalogne ou dans le Levant, le
maintien des structures politico-administratives officielles se
poursuivait par la présence de l'Etat républicain,
l'emploi de la monnaie officielle fut conservé, avec sa garantie
or (114). Il ne restait plus, dans les régions que nous venons
de mentionner, qu'à établir le salaire familial pour
éviter les inégalités. La peseta demeura donc
comme étalon de valeur, et moyen de distribution.
Mais - et ce fut particulièrement le cas en Aragon -, là
où l'Etat ne dominait pas, il fallut improviser des solutions
originales ; et nous disons bien "des solutions", parce
que chaque village, ou petite localité, innova la sienne.
Il n'y eut donc accord tacite, au départ, que pour la suppression
de l'argent, expression et symbole de l'injustice traditionnelle,
de l'inégalité sociale, de l'écrasement des
pauvres par les riches, de l'opulence des uns aux dépens
de la misère des autres. Pendant des siècles, et d'aussi
loin que les plaintes des déshérités s'étaient
transmises de génération en génération,
l'argent était apparu comme le moyen de l'exploitation par
excellence, et la haine des gens du peuple s'était accumulée
contre le métal maudit, contre le papier monnaie ; ce que
les révolutionnaires s'étaient promis de faire disparaître,
avant et par-dessus tout.
Ils tinrent parole, toujours en Aragon. Toutefois on n'appliqua
pas pour cela le principe de la "prise au tas", ou, exprimé
en termes d'économie, de la libre consommation. A part l'accès
sans contrôle aux produits existant en très grande
abondance, et qui n'étaient pas les mêmes dans tous
les villages (ici le pain et le vin, ailleurs les légumes,
l'huile ou les fruits), un certain ordre fut établi dès
les premiers moments quand on le crut nécessaire, comme il
le fut pour la poursuite du travail et de la production. Car, et
dès les premiers moments aussi, la révolution fut
considérée comme une entreprise constructive très
sérieuse. Dans les campagnes surtout, il n'y eut pas d'orgie
révolutionnaire. On comprit, dès le premier jour,
la nécessité de contrôler et de prévoir.
Nous avons conservé des témoignages probants de la
façon dont s'établit la comptabilité collectiviste.
Commençons par le plus simple de toutes.
Nous voici à Naval, village situé au nord de la province
de Huesca. Pas de monnaie, même locale, pas de rationnement.
Consommation libre dès le premier jour, mais consommation
contrôlée. Chacun peut se présenter au "Comité
antifasciste" que conseille, si nécessaire, le groupe
libertaire local. On a improvisé une Coopérative de
distribution générale, et celle-ci a établi
un carnet à souches numéroté de 1 à
100, sur lequel sont notées, au jour le jour, les denrées
remises, sur la demande, et le nom des consommateurs.
Le 15 septembre, date de l'inauguration de la vie collective, Antonio
Ballester - ou quelqu'un de sa famille - a reçu un demi-kilo
de pois chiches et un kilo de savon ; José Gambia a reçu
une paire d'espadrilles ; Serafin Bistué, du grillage pour
une cage à lapins et de la ficelle; Prudencia Lafulia, une
femme, un kilo de riz et un kilo de sucre; Joaquinna Bustes, un
kilo de savon ; Antonio Puértolas, deux kilos de viande ;
Ramon Sodomillo, trois litres de vin ; José Lafarga, un pain
; José Arnal, une robe pour fillette, un kilo de savon et
un de riz (115) ; de même que Sotero Fuentes, qui prend aussi
un kilo de savon et un de lard ; Sesouta, des clous pour la guérite
de la garde ; Joaquina Lacoma, un kilo de savon, de même que
Pablo Solanona, Juan Lacambra, Antonio Puértola, Isidro Salas,
une livre de lard. Puis c'est une boîte de sardines à
un ou une collectiviste dont nous ne pouvons déchiffrer le
nom ; et encore un kilo de savon à Domiciana Linès
; et un autre, accompagné d'un kilo de sucre à .?.
Baron. Antonia Coronas a demandé ce jour-là une boîte
de lait condensé, un kilo de riz, un de savon. Nous ignorons
à qui va la "vara" (116) de toile pour la "garde"
- peut-être pour une baraque où veillent des sentinelles.
Puis, pour terminer ce premier jour, voici, consigné à
la souche n°25, l'échange d'une demi-douzaine d'ufs apportée
sans doute par un individualiste, contre un demi-kilo de sucre.
Naval comptait alors 800 habitants et 176 familles. Il n'y eut
donc pas, ce premier jour, abus ou gaspillage.
Mais les souches des jours suivants montrent une même modicité
de consommation gratuite : deux paires d'espadrilles pour deux hommes
; trois kilos de savon; une bouteille de lessive; un kilo de pois
chiches ; un kilo de sucre ; 150 grammes de viande de mouton "pour
une malade" est-il mentionné comme pour s'excuser de
demander cet aliment de luxe ; un litre d'huile, du fil à
coudre, puis deux kilos de pain, trois litres de vin (exceptionnel),
un kilo de pâtes alimentaires, et encore du savon, et encore
de la lessive, et encore du savon (117). Chacun de ces articles
a été demandé par des personnes différentes,
et figure sur une souche à part.
Tel fut à Naval et dans d'autres villages le procédé
de contrôle le plus simple utilisé dans les premiers
temps.
Mais il fut encore simplifié par la suite. Car le 1er décembre
de la même année, on remplaça le carnet à
souches par un carnet ordinaire, sans souches, qui fut distribué
à chaque famille. Et pour tout le mois de décembre,
le total de dépenses en épicerie et boucherie de la
famille à laquelle appartenait celui que nous avons en main,
et que nous n'avions pas spécialement choisi, fut de 107,30
pesetas ; il fut de 79,20 pesetas en janvier, de 68,85 pesetas en
février, de 90,80 pesetas en mars, de 83 pesetas en avril.
Un compte séparé était tenu pour les articles
de mercerie et le rayon des vêtements et chaussures.
Mais derrière ce contrôle primaire, en sa simplicité,
on trouvait une comptabilité plus sévère et
plus compliquée. Voyons nos notes prises sur les registres
de contrôle général, et dans la documentation
que nous avons soigneusement compulsée, ou gardée.
D'abord un registre où sont couchées quotidiennement
les entrées et les sorties, les achats et les ventes de tous
les produits sans exception. Puis le Grand Livre où figurent,
au fur et à mesure des jours qui s'écoulent dans les
sections respectives, spécialement établies, toutes
les opérations. Et un autre livre concernant l'abattage des
animaux, avec la date, le détail des bêtes, leur nombre,
leur provenance, leur poids, leur qualité, la quantité
de viande gardée pour les malades et celle livrée
à la boucherie.
Dans un petit registre séparé on consigne ce qui
est remis aux collectivistes "para vicios", comme dit
savoureusement le rédacteur, qui doit être un peu puritain
: les "vicios" (vices) c'est le tabac pour les hommes,
de menus produits de toilette pour les femmes, des bonbons pour
les enfants... Les hommes disposent de deux pesetas par semaine,
les femmes d'une peseta, les enfants de 0,50 centime. Ce registre
a pour pendant celui où figurent les comptes des deux estaminets
du village où l'on peut consommer de la limonade, un verre
de vin - un seul -, de l'eau gazeuse, ou un "café"
d'orge grillée.
Enfin, on me montre le registre concernant les deux camions que
la Collectivité s'est procurés, et le compte des dépenses
qu'ils entraînent (essence, pneus, réparations, etc.).
Il y a encore le livre réservé à la vente des
poteries fabriquées sur place et répandues dans la
région. Puis voici, à part, le livre des recettes
provenant de la vente du sel obtenu sur place. Enfin, celui réservé
aux dépenses totales de chaque famille.
Comptabilité précise, quoique improvisée par
des hommes qui n'en avaient jamais fait.
Dans le domaine de la distribution, quelle qu'ait été
la forme ou la méthode, l'initiative organisatrice apparaît
sans cesse. En des centaines de villages, les "libretas de
consumo" (disons carnet de consommation) sont apparues. Ces
carnets sont de dimensions et de couleurs diverses. Des tables de
rationnement y sont établies, car il faut rationner, non
seulement en prévision d'une diminution des réserves,
et peut-être de la production, mais parce qu'il faut, aussi,
ravitailler le front, et les villes qui trop souvent ne semblent
pas comprendre la gravité de la situation. Voici donc un
carnet d'un assez grand format (22×13 cm) ; il est de couleur
verte, il a été édité à Calanda,
dans la province de Teruel. Il embrasse la période allant
du 1er mars 1937 au 2 février 1938, et chaque page correspond
à une semaine. Sur la gauche, une colonne verticale contient
la liste des produits que le possesseur ou sa famille peut se procurer,
de la viande à la lessive, en passant par les produits d'épicerie,
les conserves (généralement, en Aragon, tomates et
sardines), les légumes secs, les meubles, les tissus et même
les parfums. En tout, vingt-sept articles. A chaque jour de la semaine
correspond une colonne parallèle où l'on inscrit la
valeur des achats, calculée en pesetas. Le total est ainsi
connu très simplement et le contrôle exercé.
Le carnet de Fraga est plus petit : 15×10 cm. Ici, ce sont
les jours, du 1er au 30, ou 31 de chaque mois, qui figurent sur
la colonne de gauche, et en haut, horizontalement et verticalement,
en petits caractères, et pour chaque colonne, sont énumérés
quatorze produits que l'on a cru nécessaire de rationner,
d'après les possibilités de ravitaillement local et
les réserves existantes (nous avons déjà dit
que Fraga est continuellement mis à contribution par les
troupes de passage).
Le carnet d'Ontiñena (appelé "libreta de crédito")
avait les mêmes dimensions que celui de Fraga. Mais on n'y
spécifiait ni les dates, ni les articles disponibles. Les
colonnes correspondantes étaient remplies au fur et à
mesure de la consommation. Le carnet de Granollers, dans la province
de Barcelone, répondait à une autre conception. Edité
par le conseil municipal, il comptait huit feuillets par semaine,
et ces feuillets étaient divisés en coupons détachables
où étaient stipulée la quantité de pain,
d'ufs, de sucre, de pommes de terre, de viande de boucherie, de
volaille (poule ou lapin), de morue salée ou de viande de
porc que chaque famille pouvait acheter selon le nombre de ses composants,
et selon les jours de la semaine, spécialement stipulés,
d'après l'organisation établie du ravitaillement.
Il y avait ainsi, en Catalogne et surtout en Aragon, quelque 250,
peut-être 300 carnets de conception voisine et formes diverses.
Mais il existait aussi d'autres formes de ravitaillement et de contrôle.
Tout cela variait selon les ressources disponibles, les réserves
existantes et la conception que l'on avait des choses. Voici, par
exemple, la table de rationnement établie sans carnet, et
sans monnaie nationale ou locale, dans la ville de Barbastro, la
seconde en importance de la province de Huesca :
Rationnement par personne et par semaine (hommes, femmes et enfants)
(P = petite ; G = grande)
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 Pois chiches (en 160 280 380 500 600
700 950 1050 1150 1230 1325 1400 g) Pâtes (en g) 180 320 450
700 835 950 1075 1200 1200 1325 1450 1575 Riz (en g) 300 550 850
1050 1450 1700 1975 2240 2500 2700 2900 3000 Haricots (en g) 160
280 380 500 6QO 700 950 1050 1150 1250 1325 1400 Lait avec ordonnance
Hommes 75g par jour on n'en donne pas plus car il y a Viande Femmes
60g par jour du porc salé dans chaque maison Enfants 40g
par jour Sardines (boîtes) 1P 1G 1G 1G 1G 1G 1G 1G 2G 2G 2G
2G Sucre avec ordonnance
Le pain n'est pas rationné, le vin l'est parfois ; l'huile
aussi, mais on distribue en moyenne 30 litres par personne et par
an. C'est, comme en tant d'endroits, la seule matière grasse
employée dans l'alimentation.
Observons encore que l'on inclut parmi les grandes personnes les
enfants au-dessus de quatorze ans.
Tous ces exemples, et d'autres que nous n'énumérons
pas pour ne pas trop nous étendre sur cet aspect de la comptabilité
collectiviste montrent qu'il n'y eut jamais désordre. Au
contraire, on pourrait peut-être (nous disons bien peut-être)
reprocher aux animateurs des Collectivités d'avoir parfois
un peu trop organisé les choses. On a vu comment, à
Naval, une part minime des dépenses était réservée
aux petits extras, aux "vicios". Cette attention se retrouve
là où le rationnement avait atteint un degré
émouvant d'austérité. Les "hojas de fumadores"
(cartes de fumeurs) qui, à la fois, tenaient compte d'une
faiblesse humaine et en freinaient les excès furent éditées
et distribuées dans nombre de Collectivités, ainsi
que les "vales" ou bons de consommation donnant droit
à la consommation d'une tasse d'orge grillée, appelée
café. A Ontiñena, par exemple, chaque collectiviste
recevait par semaine une carte pour dix consommations que l'on poinçonnait
à chaque dégustation d'où l'alcool était
exclu. Ce genre de cartes circulait très souvent, et celui
qui invitait un ami à prendre "quelque chose" consommait
par la suite un "café" ou une limonade en moins.
Là où le strict rationnement et la monnaie officielle
étaient refusés, est apparue la monnaie locale. Les
villages qui l'adoptaient faisaient imprimer des bons ornés
d'une gravure ou d'un simple cadre avec le nom de l'endroit, et
l'indication : 1, 2, 5 ou 10 pesetas, parfois vingt-cinq ou cinquante
centimes de pesetas, et cette monnaie fiduciaire était, toujours
localement, aussi solide que la peseta officielle, garantie par
le gouvernement de Valence. Elle avait même l'avantage de
ne pas se dévaluer.
Toutefois, reconnaissons aussi qu'elle offrait l'inconvénient
de n'être utilisable qu'à l'échelle locale.
Cela n'échappait pas à nombre de ceux qui assumaient
l'initiative de la reconstruction sociale. Ni, par exemple, aux
habitants désireux de se déplacer. Dans ce dernier
cas, le Comité de la Collectivité fournissait les
pesetas nécessaires, ce qui permettait d'aller dans une région
où la monnaie officielle faisait loi (118). Mais pour en
finir avec la multitude de monnaies locales, le congrès des
Collectivités d'Aragon que nous avons résumé
au chapitre correspondant avait accordé à l'unanimité
de supprimer totalement leur emploi et d'établir le rationnement
égalitaire pour toutes les Collectivités aragonaises.
Aussi fit-on éditer un carnet de ravitaillement familial,
identique pour tous. Ce carnet, qui portait, de semaine en semaine,
les dates du 1er avril 1937 (moment du démarrage) au 31 décembre,
énumérait vingt et un articles et groupes d'articles
dont la liste donnait, en même temps, un aperçu de
la sobriété de la vie du paysan espagnol (sobriété
redoublée toujours par les impératifs de la guerre).
Enumérons, pour plus de précision, quels étaient
ces articles, dans l'ordre établi : pain, vin, viande, huile,
pois chiches, haricots, riz, pâtes alimentaires, saucisses,
saucisson, boudin, lard, conserves diverses (non spécifiées),
sucre, chocolat, tomates en conserve, pommes de terre, lait, lentilles,
olives, lessive, savon, quincaillerie, articles de ménage,
mercerie, chaussures.
L'attaque communiste qui se produisit peu après allait empêcher
l'application généralisée de ce projet.
Repliées sur elles-mêmes, extrêmement amoindries
à conséquence de destructions qu'elles avaient subies,
les Collectivités furent, par la suite, condamnées
à une vie précaire.
On peut toutefois en arriver aux conclusions suivantes pour le
problème de la distribution, plus important à certains
points de vue que celui de la production même, les Collectivités
ont montré un esprit novateur qui, par la multiplicité
des aspects et son sens pratique, force l'admiration. Le génie
collectif des militants de base a su résoudre des problèmes
qu'une organisation gouvernementale centralisée n'aurait
pu ni su résoudre. Si les méthodes pragmatiques auxquelles
on dut recourir peuvent paraître insuffisantes, et parfois
défectueuses devant certaines contradictions que l'on observe
çà et là, l'évolution tendant à
éliminer ces contradictions s'opérait rapidement (en
huit mois, et moins, selon les cas, les résolutions organiques
étaient prises), et l'on s'acheminait rapidement vers des
améliorations unificatrices et décisives. Pendant
ce temps, dans la zone du pays où dominait la monnaie officielle,
la peseta se dévaluait sans arrêt, par l'incapacité
du gouvernement de juguler l'augmentation des prix, et la spéculation
qui s'établissait et se développait.
*
Durant son séjour à Mas de las Matas, l'auteur demanda
aux principaux organisateurs de la Collectivité (des jeunes
au regard et au front illuminés d'idéalisme, d'intelligence
et de foi), des chiffres précis sur le cheptel dont on lui
avait vanté l'augmentation, et qu'il avait vu, en partie,
dans les installations collectives. On les lui fournit. Il conserve
encore la page dactylographiée dont voici la traduction :
Collectivité générale de Mas de las Matas
Porcs pour la consommation 570 Porcelets 99 Truies de reproduction
61 Vaches à lait 24 Veaux d'élevage 61 Brebis 708
Agneaux de boucherie 471 Jeunes brebis de reproduction pour 471
l'année prochaine Chèvres 164 Chevreaux 116 Caprins
d'un an 270 Consommation de viande pendant le mois d'avril : 194
agneaux, 50 brebis, 16 de premier choix, et 18 chevreaux.
Mas de las Matas, le 5 mai 1937, Le Comité collectif.
On ne pouvait être plus précis, et je suis certain
qu'aucun maire de commune française, allemande ou autre ne
pourrait fournir en si peu de temps des statistiques aussi minutieuses.
Or, dans les quelque 1.600 Collectivités agraires, ou principalement
agraires (dont la moitié englobait le village tout entier),
et qui existaient en Espagne à cette époque, la même
comptabilité précise était tenue au jour le
jour. Et s'il y avait des exceptions que nous n'avons pas connues,
elles n'ont fait que confirmer cet effort général.
Nous retrouvons le même souci de bonne organisation dans
d'autres aspects de la vie économique considérée
sur une plus large échelle. Ainsi, nous avions demandé
au comité local d'Angüés, chef-lieu du canton
de même nom, dans la province de Huesca, au nord de l'Aragon,
de nous expliquer de quelle façon s'exerçait le mouvement
et le contrôle des échanges de la localité et
du canton avec les autres zones aragonaises et aussi les zones catalanes.
Notre curiosité fut satisfaite par le document suivant :
Canton d'Angüés (Province de Huesca)
Livraisons faites par notre Fédération cantonale
de différents produits envoyés en échange à
la Fédération cantonale de Granollers 1937 Valeur
en pesetas 13.300 kilos de 3 avril 7.049,00 blé à
0,53 22.050 kilos de 10 avril 11.686,00 blé à 0,53
13.300 kilos de 14 avril 7.049,00 blé à 0,53 25 Diff.
; 17 avril livraison 13,25 précédente 2 porcs à
60 17 avril 120,00 pesetas chacun Total 25.917,75 Livraisons faites
par le canton de Granollers à notre Fédération
cantonale 192 porcs 3 avril d'élevage à 60 11.520,00
pesetas 214 porcs 10 avril d'élevage à 60 12.840,00
Pesetas Somme remise 10 avril 7.000,00 en pesetas Total 31.360,00
RESUME Doit 31.360,00 Avoir 25.917,75 Dû à Granollers
5.442,25
Canton d'Angüés (Province de Huesca)
Livraisons faites par notre Fédération cantonale
de différents Produits envoyés en échange au
Conseil municipal de Tarrasa 1937 Valeur en pesetas 35 sacs de farine
à 70 25 mars 2.450,00 pesetas les 100 kilos 40 sacs de farine
à 70 25 mars 2.800,00 pesetas les 100 kilos 35 sacs de farine
à 70 26 mars 2.450,00 pesetas les 100 kilos 80 sacs de farine
à 70 28 mars 5.600,00 pesetas les 100 kilos Marchandises
diverses, 30 mars 7.762,00 facture n°31.36 35 sacs de farine
à 70 2 avril 2.450,00 pesetas les 100 kilos 40 sacs de farine
à 75 14 avril 3.000,00 pesetas les 100 kilos Total 26.512,10
Livraison faite par le Conseil municipal de Tarrasa à notre
Fédération cantonale Marchandises selon 9 mars 2.086,45
facture Marchandises selon 5 24 mars 7.789,45 factures Marchandises
selon 12 12 avril 18.056,00 factures Dés à coudre
remis par 2.247,50 Ramon Moré Articles d'électricité
54,00 Total 30.234,10 RESUME Doit 30.234,10 Avoir 26.512,10 Nous
devons à Tarrasa 3.722,00 Tels étaient, à la
période indiquée, les comptes concernant les échanges
entre le village et le canton d'Angüés, en Aragon, et
les deux petites villes de Granollers et de Tarrasa, dans la province
de Barcelone, en Catalogne.
Sur des registres à part étaient consignés
tous les achats. Nous avons relevé beaucoup d'autres exemples
de cette comptabilité dans d'autres localités. Les
camions allaient et venaient d'une région à l'autre,
transportant les marchandises. Chaque canton connaissait les particularités
de production des autres cantons. Tous s'adressaient les uns aux
autres, s'accordaient les crédits nécessaires sur
la garantie tacite des récoltes ou des ventes prochaines,
équilibraient par l'échange leur production.
Cette précision, qui surprenait et émerveillait presque,
apparaît sous tous les rapports. Nous avons pu sauver, magnifiquement
imprimé, sur des feuilles de papier-carton de 30×23
centimètres, des fiches spécialement confectionnées
pour enregistrer toutes les sortes d'achats et de ventes de la Collectivité
de Graus, en Aragon.
Mois, jours, entrées, sorties, stocks, prix d'achat - quand
il y a achat -, prix de vente - quand il y a vente -, montant des
achats et montant des ventes, différence en plus ou en moins,
fournisseur : chaque poste, chaque article a sa colonne correspondante
où figure en permanence le détail des opérations
et du mouvement des marchandises qui s'est produit depuis la naissance
de la Collectivité. On peut ainsi tout contrôler, modifier,
orienter.
Une de ces fiches nous informe sur l'article vermicelle (appelé
"sopas" selon le langage régional des paysans).
Une autre sur le lait liquide, la troisième sur les amandes.
Nous apprenons ainsi que le Comité cantonal de Barbastro
a fourni, à Graus, le 18 décembre 1936, 200 kilos
de vermicelle, et que le 22, le Magasin général en
a fourni 50. Nous suivons jour par jour la vente et la diminution
des stocks. Sur les premiers 200 kilos, il en restait 166 kilos
le 18 décembre même, puis, le 22 décembre le
stock remontait à 216 kilos, grâce aux 50 kilos qu'on
a pu se procurer. Ensuite, rapidement, - le vermicelle était
presque un luxe - on est descendu à 184, 147, 97, 72 et 40
kilos le 30 décembre, le reste ayant été vendu
le jour suivant, 31 décembre.
Pour ces opérations on avait dépensé 225 pesetas,
prix d'achat, et touché 237,50 pesetas, prix de vente ; la
différence en plus était de 12,50 pesetas qui permettaient
de couvrir les frais généraux.
Même comptabilité pour le lait, dont, du 6 au 15 avril,
l'acquisition passe de 110 à 274 litres, et qui est, naturellement,
vendu tous les jours. Le détail des amandes est plus minutieux,
car le nombre des fournisseurs est plus élevé - il
doit comprendre un certain nombre d'individualistes. Mais chacun
figurait avec le nombre de doubles décalitres, fournis par
lui, le prix payé, le résultat de la vente. Cette
comptabilité était pratiquée pour tous ces
genres d'opérations.
Dans la même province, nous avons demandé au Comité
administratif de la Collectivité d'Albalate de Cinca un rapport
aussi précis que possible sur l'ensemble de son organisation.
Voici ce qu'ont répondu nos camarades :
"Notre Collectivité compte 113 familles et 470 habitants
de tous âges. Trois cents peuvent travailler. Il y a huit
groupes pour les travaux agricoles et 25 personnes travaillent dans
les différents métiers non agricoles.
Toute la population est dans la Collectivité.
Nous avons 2.900 hectares de terre irriguée et 800 de terre
sèche. La dernière récolte a été
de 696 quintaux de blé, 20 quintaux d'orge, 30 quintaux d'avoine,
161,43 quintaux de pommes de terre, 40 hectolitres de fèves,
autant de maïs. La production de betteraves à sucre
couvrait 90 hectares. La luzerne, sans doute la production la plus
rentable, couvrait 200 hectares, à raison de 25 quintaux
à l'hectare. L'augmentation de la production a été
de 15%, pour le blé, l'avoine et l'orge, de 30% pour le maïs,
de 25% pour les tubercules et les légumineuses.
La Collectivité possède 13 vaches de trait, 45 vaches
laitières, 48 génisses, 57 veaux, 900 moutons et brebis
pour la reproduction, 300 agneaux, 100 moutons destinés à
la consommation, et 200 porcs."
Les informateurs terminaient par ces lignes :
"Puisque nous pouvons, à Albalate, récolter
de la luzerne en abondance, et aménager davantage de prés,
ces ressources seront mises à profit pour augmenter le nombre
de fermes et la production ; en ce qui concerne la consommation,
tout le monde est dans la Collectivité ; chacun est libre
de travailler comme il le veut, individuellement ou en petits groupes,
ou dans la Collectivité ; mais toute la production passe
aux mains du Comité local pour faire face aux exigences de
la guerre et de la Révolution.
P.S. - Nota. Parmi les 300 personnes aptes au travail, nous comptons
les femmes qui composent la moitié de ce total, et sont employées
pour la récolte de la luzerne et pour démarier les
betteraves."
Voyons, un peu mieux, ce que nous appellerons la "comptabilité
solidariste" à l'échelle de la Fédération
des Collectivités aragonaises, et de toutes les Collectivités
des autres régions. Elle avait été mise au
point au plénum qui eut lieu à Caspe, le 25 avril
1937, trois mois après le congrès où s'était
constituée la Fédération régionale.
Entre autres nouvelles résolutions, les délégués
repoussèrent l'offre venue du ministre de l'Agriculture d'un
emprunt monétaire qui aurait pu aider les Collectivités
à venir à bout de certaines difficultés provenant
du maintien de la peseta, et du fait qu'elles n'acceptaient les
échanges qu'avec d'autres Collectivités, ou des Syndicats,
les unes et les autres appartenant à l'U.G.T. ou à
la C.N.T. Tous rapports économiques avec le commerce privé,
les "individualistes" ou l'Etat était absolument
banni.
L'application de ces principes entraînait la nécessité
de connaître exactement les ressources dont on disposait,
de façon non seulement à pouvoir pratiquer les échanges,
mais aussi l'entraide de façon permanente. Ainsi, peu après
le plénum d'avril, sur la base de questionnaires envoyés
là où cela était nécessaire, on possédait
les chiffres suivants en ce qui concernait un premier groupe de
77 Collectivités villageoises ou villages collectivisés,
producteurs de blé. L'excédent disponible de froment
s'élevait à : 17.180 quintaux ; mais d'autre part,
d'autres villages accusaient un déficit de 1.653 quintaux.
Après avoir livré à ces villages déficitaires
le blé qui leur manquerait on disposerait de 15.520 quintaux.
Pour l'huile, et d'une part, les calculs se référant
au même groupe de 77 villages, accusaient une production totale
de 4.053 quintaux. Mais d'autre part, il y aurait un déficit
causé par les difficultés du climat, de 1.637,10 quintaux.
Ce déficit comblé il resterait 2.415 quintaux que
l'on pourrait échanger contre d'autres produits (machines,
vêtements, etc.). Les villages qui bénéficiaient
de cette aide solidaire, organisée rapidement à l'échelle
non plus seulement cantonale, comme nous l'avons vu, par exemple,
à Mas de las Matas, mais à l'échelle régionale,
avaient leurs comptes courants, et payaient avec d'autres produits,
calculés en valeur pesetas, quand ils le pouvaient. Mais
cette pratique de la solidarité dépassait rapidement
le cadre étroit du canton, elle avait lieu par l'intermédiaire
des comités cantonaux, à l'échelle entièrement
régionale (119).
Ajoutons un détail qui montre avec quelle opiniâtreté
lucide l'organisation collectiviste défendait son autonomie,
et surtout sa liberté par rapport aux organismes non collectivistes.
Nous avons dit qu'un Conseil régional avait été
crée en Aragon, Conseil qui constituait un organisme politique
indépendant, afin d'empêcher que le gouvernement de
Valence n'étende ses pouvoirs sur cette région (il
les étendra tout de même dès juillet-août
1937). Ce Conseil avait à sa tête une majorité
de libertaires, et était présidé par un membre
de la famille Ascaso, dont tous les membres étaient des militants
plus ou moins connus. Et il arriva que cet organe semi-gouvernemental
voulut semi-gouverner, particulièrement en monopolisant le
commerce extérieur et en se réservant le bénéfice
des opérations. Mais la Fédération refusa nettement
d'accéder à cette prétention, déclarant
qu'elle était disposée à payer, s'il le fallait,
un impôt pour que le Conseil d'Aragon pût faire face
à ses responsabilités, mais que l'économie
dépendait des Collectivités et qu'elle n'était
pas disposée à renoncer à sa direction.
La démocratie libertaire Il y a dans l'organisation mise
sur pied par la révolution espagnole, et par le mouvement
libertaire qui en a été la cheville ouvrière,
structuration de la base au sommet, qui correspond au véritable
fédéralisme et à la véritable démocratie.
Il est vrai qu'au sommet, et même à un échelon
ou à un autre, des déviations peuvent se produire
; que des individus autoritaires peuvent transformer, ou vouloir
transformer, la délégation en pouvoir autoritaire
intangible. Et nul ne peut affirmer que ce danger ne surgirait jamais.
Mais la situation est toute différente de ce qu'elle est,
ou serait dans un appareil d'Etat. Dans l'Etat que Marx, quand il
voulait courtiser les communards échappés au massacre
afin de les attirer à lui appelait une "superstructure
parasitaire" de la société, les hommes installés
aux commandes sont inaccessibles pour le peuple. Ils peuvent légiférer,
décider, ordonner, choisir pour tous sans consulter ceux
qui devront subir les conséquences de leurs décisions
: ils sont les maîtres. La liberté qu'ils appliquent
est leur liberté de faire les choses comme ils l'entendent,
grâce à l'appareil de lois, de règlements et
de répression dont ils disposent, et au bout duquel il y
a les prisons, les bagnes, les camps de concentration et les exécutions.
L'U.R.S.S. et les pays satellisés en sont d'écrasants
témoignages.
Le système non étatique ne permet pas ces déviations
parce que les comités de direction et de coordination, évidemment
indispensables, ne sortent pas de l'organisation qui les a choisis
; ils restent en son sein, toujours contrôlables, à
la portée des adhérents. Si tels ou tels individus
contredisent par leurs actes les instructions reçues, les
résolutions prises, il est possible de les rappeler à
l'ordre, de les blâmer, de les destituer, de les remplacer.
C'est seulement dans, et par cette pratique que "la majorité
fait loi"..
Ce système avait été, depuis 1870, apporté
par les libertaires d'Espagne, qui tenaient absolument, suivant
en cela la pensée de Proudhon et de Bakounine, à ce
que la masse des adhérents se prononce et décide au
maximum sur les problèmes posés et la marche des activités.
Cela signifie-t-il qu'il n'existait pas de minorités, d'individualités
exerçant une influence souvent décisive sur les assemblées,
ou dans la vie quotidienne des Syndicats, des Collectivités,
des fédérations ? L'affirmer serait mentir et ne tromperait
personne. Comme partout, comme toujours, il y avait dans ces organismes
des militants mieux préparés, les premiers sur la
brèche, prêchant d'exemple, payant de leur personne,
et qui, parce que poussés par l'esprit de dévouement
et de sacrifice, connaissaient plus à fond les problèmes
et trouvaient plus facilement les solutions. L'histoire de l'humanité
contient, en bonne place, celle des minorités qui ont pris
en charge le bonheur de leurs contemporains et le progrès
de l'espèce. Mais la minorité libertaire assumait
ce rôle selon le principe antiautoritaire, et en s'opposant
à la domination de l'homme par l'homme.
Pour émanciper les peuples, il faut d'abord leur apprendre,
les pousser à penser, et à vouloir. La minorité
libertaire, nombreuse et ardente comme on l'a vu, s'efforçait
donc d'apprendre aux masses à se passer de chefs et de maîtres,
et pour cela les informait continuellement, les éduquait,
les habituait à comprendre les problèmes les concernant
directement ou indirectement, à chercher et à trouver
les solutions adéquates. Les assemblées syndicales
étaient donc l'expression et la pratique de la démocratie
libertaire, démocratie n'ayant rien à voir avec la
démocratie athénienne où les citoyens discouraient
et disputaient à longueur de journée sur l'agora,
où les factions, les rivalités de clans, d'ambitions,
de personnages se heurtaient ; où, étant donné
les inégalités sociales, le temps précieux
était perdu en disputes interminables. Ici, un nouvel Aristophane
n'aurait pas eu de raisons d'écrire l'équivalent des
Nuées.
Normalement, ces réunions périodiques ne dépassaient
pas quelques heures. On y traitait de sujets concrets, précis,
de façon concrète et précise. Et tous ceux
qui avaient quelque chose à dire pouvaient s'exprimer. Le
Comité exposait les problèmes nouveaux surgis depuis
la dernière assemblée, les résultats obtenus
par l'application de telle ou telle résolution sur le volume
de la production, l'augmentation ou la diminution de telle ou telle
spécialité, les rapports avec les autres syndicats,
les rendements selon les ateliers ou usines. Tout cela faisait l'objet
d'exposés et de débats. Ensuite, l'assemblée
nommait les commissions ; les membres de ces commissions discutaient
entre eux des solutions à prendre ; s'il y avait désaccord,
on établissait un rapport de majorité, un rapport
de minorité.
Cela avait lieu dans tous les syndicats de toute l'Espagne, de
tous les métiers et de toutes les industries, dans les assemblées
qui, à Barcelone, réunissaient depuis la naissance
de notre mouvement, des centaines ou des milliers, et des milliers
de travailleurs, selon l'importance des organisations. De façon
que la prise de conscience des devoirs, des responsabilités
de chacun s'étendait de plus en plus, dans une mesure déterminante
et décisive.
*
La pratique de cette démocratie s'étendait aussi
aux régions agricoles. Nous avons vu comment, dès
le début de la guerre civile doublée de la Révolution,
la décision de nommer un Comité local de gestion des
villages fut prise par les réunions générales
des habitants des villages, comment les délégués
aux différentes fonctions essentielles qui réclamaient
une indispensable coordination des activités furent proposés
et élus par toute la population rassemblée. Mais il
convient d'ajouter et de souligner que dans tous les villages collectivisés,
dans toutes les collectivités partielles de villages, dans
les 400 collectivités d'Aragon, dans les 900 de la région
levantine, dans les 300 de la région castillane (région
du Centre. selon la dénomination adoptée) pour ne
parler que des grandes formations qui embrassaient au moins 60 %
de l'agriculture de l'Espagne "républicaine", la
population était convoquée une fois par semaine, par
quinzaine ou par mois, et mise, elle aussi, au courant de tout ce
qui concernait l'existence générale.
L'auteur a assisté, en Aragon, à un certain nombre
de ces assemblées où les exposés sur les différentes
questions composant l'ordre du jour permettaient à la population
de savoir, de comprendre, et de s'intégrer mentalement à
la société, de co-participer à la direction
des affaires publiques, aux responsabilités, si bien que
les récriminations, les tensions qui se produisent toujours
quand le pouvoir de décision est confié sans contestation
possible à quelques individus, fussent-ils démocratiquement
élus, ne se produisaient pas ici. Les assemblées étaient
publiques, les objections, les propositions discutées publiquement,
chacun pouvant, comme dans les assemblées syndicales, participer
aux débats, critiquer, proposer, etc. La démocratie
s'étendait à toute la vie sociale. Dans la plupart
des cas, les individualistes mêmes pouvaient prendre part
aux délibérations. Ils étaient écoutés
comme les collectivistes.
Ce principe et cette pratique furent étendus aux débats
des Conseils municipaux dans les petites villes, et même dans
des villes d'une certaine importance - telles Villanueva y Geltru,
Castellon de la Plana, Gérone Alicante ou Alcoy. Nous avons
vu que, quand, à cause des exigences de la guerre, nos camarades
étaient entrés dans ces conseils, et s'y trouvaient
en minorité, ils n'en exerçaient pas moins, très
souvent, une influence proportionnellement supérieure à
leur nombre, en premier lieu parce qu'ils obtinrent des autres partis
qui ne pouvaient s'y refuser, que les débats fussent publics.
Ceux qui, parmi les gens du peuple, disposaient de temps libre ne
se privèrent pas d'y assister. Et souvent on arracha à
la majorité politicienne des réformes sociales immédiates
(construction d'écoles, crèches, jardins d'enfants,
secours décents aux vieillards) qui n'auraient pas été
accordées si les débats avaient eu lieu à huis
clos.
Tant à l'échelle individuelle qu'à l'échelle
locale, ces différents aspects de la démocratie libertaire
inauguraient, à notre avis, une civilisation nouvelle. Pour
en donner une idée plus précise, et plus claire, nous
allons voir le déroulement d'une assemblée villageoise,
à Tamarite de Litera, dans la province de Huesca, assemblée
à laquelle nous avons assisté -ainsi qu'à d'autres
-, désireux que nous étions de recueillir des témoignages
aussi vivants que possible pour l'avenir.
*
Le "pregonero" (crieur public) s'est présenté
aux carrefours, sur la place ou dans les endroits les plus fréquentés
du village. Il a soufflé trois fois dans la petite corne
avec laquelle il s'annonce toujours, comme font en France les gardes
champêtres avec leur tambour, puis d'une voix lente, de ténor
léger qu'adoptent, je ne sais pourquoi, tous les "pregoneros"
d'Aragon, il a lu, en hachant les mots et les phrases un peu au
hasard, un papier sur lequel il était écrit que les
membres de la Collectivité étaient invités
par la Commission administrative à prendre part à
l'assemblée générale qui aurait lieu le soir
même, à 21 heures.
A 21 h 30, la salle du cinéma local est à moitié
pleine. A 22 h, elle l'est complètement. Il y a là
environ 600 personnes dont une centaine de femmes, de jeunes filles,
et quelques enfants.
En attendant l'ouverture de la séance, tous parlent, sans
cris, malgré le tempérament expansif des habitants
de la région. Enfin, le secrétaire de la Collectivité
monte, seul, à la tribune. Le silence s'établit, et
le secrétaire propose immédiatement l'adoption des
dispositions nécessaires :
- Nous devons, dit-il, nommer un bureau de séance.
Aussitôt, un des assistants demande la parole, "pour
une question d'ordre".
- Il y a dans la salle des individualistes. Ce sont des ennemis
de la Collectivité. ils n'ont rien à faire ici, nous
devons les expulser, déclare-t-il. De plus, il est indispensable
que les femmes se taisent pendant la discussion, sinon il faudra
les expulser, elles aussi.
Une partie du public semble d'accord avec la double proposition
; une autre doute, visiblement. Le secrétaire répond
qu'à son avis les individualistes peuvent aussi assister
et même prendre part aux débats. "Nous n'avons
rien à cacher, et c'est en voyant comment nous agissons qu'ils
finiront par se convaincre.". Quant aux femmes bavardes - ce
sont des paysannes qui n'avaient jamais assisté à
semblables débats, et qui ont, elles aussi, droit à
la parole -, il est sûr qu'elles se tairont et qu'il ne sera
pas nécessaire de recourir à des mesures si énergiques.
L'ensemble des assistants approuvent. Les individualistes demeurent.
On nomme alors le bureau, composé par des camarades qui
sont élus l'un après l'autre. Puis le président
prend la parole. C'est, naturellement, un des militants les plus
actifs et les plus au courant des problèmes qui figurent
à l'ordre du jour. Il commence par exposer abondamment pourquoi
la Commission a convoqué cette assemblée extraordinaire.
Bien qu'intelligent, il n'est pas vraiment orateur, mais s'efforce
de s'exprimer avec la plus grande clarté, et y parvient.
Première question : il faut remplacer quatre camarades de
la Commission administrative, qui n'accomplissent pas bien leur
tâche, non par mauvaise volonté, mais par manque de
formation. D'autre part, il existe un certain mécontentement
contre le délégué au ravitaillement. Il est
très capable, mais il a mauvais caractère et des manières
trop brusques, ce qui cause des frictions désagréables,
particulièrement dans les rapports interrégionaux,
mieux vaudra désormais qu'il s'occupe des échanges
à distance, où les contacts individuels jouent très
peu. Le délégué à l'industrie et au
commerce pourrait se charger de la distribution à l'échelle
locale, et des rapports qu'elle entraîne avec les membres
de la Collectivité.
L'assemblée accepte sans discussion inutile le changement
des membres de la Commission, qu'elle remplace un par un. Puis le
délégué au ravitaillement local voit ses attributions
limitées d'une part, et étendues de l'autre.
Autre question à l'ordre du jour : un groupe assez nombreux
de membres de la Collectivité vient de s'en retirer pour
revenir aux pratiques individualistes. Mais la Collectivité,
qui a pris en main la production locale non agricole a en sa possession
les fournils destinés à la fabrication du pain, et
le groupe d'individualistes en réclame un.
Les visages sont sérieux, attentifs, tendus. Les femmes
commentent sans élever la voix. Un collectiviste prend la
parole :
- Nous devons leur prêter un fournil pour quinze jours ou
un mois afin qu'ils aient le temps d'en construire un.
- Non, répond un autre, ils n'avaient qu'à rester
avec nous. Puisqu'ils sont partis, qu'ils se débrouillent
!
Un troisième déclare qu'il y a déjà
trop de fournils dans le village. Il ne faut pas en construire davantage.
Plusieurs autres assistants parlent encore avec cette économie
de mots qui caractérise les paysans aragonais.
Personne d'autre ne demande la parole. Le président expose
alors son opinion.
Il y a tout d'abord le problème de la bonne organisation
de l'économie. Construire un fournil de plus c'est gaspiller
du matériel dont on a besoin pour d'autres usages ; demain
cela entraînerait une dépense supplémentaire
de bois et d'électricité, ce que nous devons éviter
car les répercussions d'une mauvaise gestion ne retombent
pas seulement sur les individualistes, mais aussi sur toute l'économie
nationale. Or nous devons montrer que nous sommes capables de faire
mieux que le capitalisme. C'est pourquoi, au lieu d'en augmenter
le nombre, nous devons même réduire le nombre de fournils
en activité. Faisons donc le pain pour nous et pour les individualistes.
Mais ceux-ci fourniront la farine correspondant à leur consommation,
et il n'y aura qu'une même qualité de pain pour tous.
D'autre part, nous ne devons pas refuser le pain aux individualistes,
car malgré leur erreur ils doivent pouvoir manger, et dans
une situation opposée à celle que nous vivons, nous
serions heureux que nos adversaires n'empêchent pas les collectivistes
de se nourrir.
Le président a convaincu l'assemblée, qui, sur l'intervention
de quelques collectivistes, approuve sans opposition.
La question suivante se rapporte au rationnement et au non-rationnement
du pain. Les salaires familiaux élevés payés
par la Collectivité permettent d'en acheter beaucoup, ce
qui facilite certains excès, et même parfois une inégalité
que la Révolution ne peut admettre. Il faut par conséquent
établir une limite de consommation afin que chaque famille
puisse obtenir les quantités dont elle aura besoin, mais
sans en arriver au gaspillage.
L'assemblée admet le rationnement, mais voici que se pose
une question de jurisprudence : qui appliquera les mesures décidées
? Le Conseil municipal ou la Collectivité ? Le Conseil municipal
embrasse la population tout entière : les individualistes,
qui en comprennent le huitième, et les collectivistes. Si
le Conseil municipal s'en charge, le rationnement devra être
établi pour tous. Si c'est la Collectivité, les individualistes
ne se considéreront pas obligés de le respecter. Diverses
opinions sont émises, qui permettent de préciser les
attributions des deux organismes. Et l'on décide de demander
d'abord au Conseil municipal de s'en charger.
S'il n'acceptait pas, la Collectivité prendrait l'affaire
en main, tout du moins dans les limites de ses possibilités.
Mais le départ des individualistes a posé un autre
problème. Plusieurs d'entre eux ont laissé leurs vieux
parent s à la charge de la Collectivité, tout en s'installant
sur les terres que ceux qu'ils abandonnent ainsi possédaient
auparavant. Les dépossédés ont été
pris en charge par l'organisation solidariste et collective parce
qu'il s'agit de vieillards handicapés pour le travail, mais
on considère ce comportement inacceptable. Quelles mesures
adopter ? Le président, qui a exposé le litige, souligne
d'emblée qu'on ne peut penser à expulser ces pauvres
vieux. De toute façon, ils seront aidés, mais il faut
que les fils reprennent leurs parents, ou la terre leur sera enlevée.
Telle est son opinion.
Plusieurs membres de l'assemblée interviennent dans un ordre
qui ne se dément à aucun moment. L'un demande qu'on
enlève la moitié de leur récolte à ces
fils sans conscience. Un autre répète qu'il serait
honteux de faire sortir ces vieillards de la Collectivité
- tout doit être envisagé, moins cela. On en revient
à la solution suggérée par le président
ou les individualistes prennent leurs parents avec eux, ou ils n'auront
pas de terre, et toute solidarité leur sera refusée.
Le problème moral est primordial. La proposition est approuvée.
A chaque fois qu'une solution est adoptée et avant qu'un
autre problème ne soit abordé, l'assemblée
commente, donne libre cours à sa pensée. Pourtant,
la conversation générale n'est pas bruyante, et dure
à peine une minute.
On aborde maintenant la question des ateliers de poterie qui, normalement,
constituent une source de revenus car ils fournissent de nombreux
villages de la région, et même de petites villes, en
cruches, alcarazas et "cantaros" (brocs en terre). On
y fabrique aussi des tuiles et des briques. Mais comme les bras
manquent aux travaux des champs à cause de la mobilisation
pour le front, on y a envoyé les potiers qui ont cessé
leur métier ; certains, aussi, sont au front. Aussi la production
a-t-elle baissé notablement. Que faire ?
Un homme demande que l'on fasse passer la journée des potiers
de huit à dix heures ; un autre, que l'on augmente la main-d'uvre;
solution sur laquelle un troisième insiste, en ajoutant que
l'on devrait faire venir des spécialistes d'autres régions.
Il propose aussi que l'on rouvre la fabrique de carrelage, fermée
à cause des événements actuels.
On lui répond sur ce dernier point que nous sommes en temps
de guerre, et qu'on peut très bien se passer de carrelage.
Rires de l'auditoire, qui approuve, et comme quelques-uns demandent
pourquoi les ouvriers spécialisés ne peuvent pas produire
cette année autant que l'année précédente,
le secrétaire de la Collectivité, ancien maire et
qui connaît bien toutes ces questions, explique qu'auparavant
plusieurs cantons se fournissaient à Huesca ; or, cette ville
étant tombée aux mains des fascistes, ils se fournissent
maintenant à Tamarite. Il faut donc rendre à leur
métier les ouvriers potiers, et de plus publier dans notre
presse un appel pour que les travailleurs spécialisés
d'autres régions viennent s'installer dans la localité.
Proposition acceptée.
L'ordre du jour est épuisé. On passe aux questions
diverses. Un des assistants déclare qu'il y a, à Tamarite,
un "alpargatero" (ouvrier fabricant d'espadrilles), qui
connaît très bien son métier. On pourrait organiser
un atelier où les femmes iraient travailler au lieu de perdre
leur temps à bavarder dans la rue. Les femmes rient, mais
la proposition est acceptée. Un homme de cinquante à
soixante ans déclare que les petites jeunes filles du village
ne sont pas sérieuses, car elles préfèrent
se promener au lieu d'aller travailler dans l'atelier qui leur a
été désigné pour apprendre la couture.
Pour y remédier il propose que l'on choisisse une bonne couturière
chargée de les former, mais que l'enseignement soit donné
dans une église sans fenêtres. La porte serait fermée
à clef, les gamines ne pourront pas sortir pendant les heures
de travail. Tout le monde rit, les intéressées plus
que les autres.
Plusieurs collectivistes exposent tour à tour leur opinion,
et l'on finit par décider que dans chaque atelier une déléguée
surveillera les apprenties. Celles qui manqueront deux fois de suite
sans motif valable seront renvoyées. Mais celui qui voulait
les enfermer est implacable : il propose, très sérieusement,
du moins le semble-t-il, que, pour les punir quand elles ne donneront
pas satisfaction, on oblige les jeunes filles à jeûner
deux ou trois jours. Cette fois, c'est un rire général.
Nouveau problème : il faut nommer une nouvelle directrice
à l'hôpital (nous apprenons ainsi que c'est une femme
qui le dirige, ce qui est assez inhabituel). Cet hôpital a
été transformé en Maison de Vieillards, mais
ceux-ci sont maintenant soignés à domicile par le
médecin qui a adhéré à la Collectivité,
et l'on dispose de l'hôpital cantonal pour les cas urgents
ou sérieux de maladies. Cela pose à nouveau un problème
de juridiction. L'hôpital a un caractère public général.
Il faut savoir s'il dépend ou non du Conseil municipal reconstitué
après la publication du décret correspondant du gouvernement
de Valence. Si oui, l'hôpital est l'affaire de tous, collectivistes
et individualistes, et ces derniers doivent aussi participer aux
frais. Or, jusqu'à présent la Collectivité
a tout payé, et ses ennemis ont profité de ses largesses.
Affaire à étudier plus à fond.
Après examen de quelques questions de moindre importance,
le président lève la séance. L'assemblée
a duré deux heures et demie. Presque tous ceux qui y avaient
pris part étaient des paysans du village, ou des environs,
habitués à se lever tôt, et qui, en cette époque
de l'année, avaient travaillé douze ou quatorze heures.
Pourtant, personne ne partit avant la fin des débats, pas
même ceux qui se tenaient debout, car bien vite les sièges
avaient manqué. Pas une femme, pas un gamin ne s'endormit.
Les yeux étaient restés bien ouverts, les visages
aussi éveillés. On y lisait, à la fin, autant
d'intérêt souvent amusé qu'on en avait lu au
commencement.
Et le président, à la fois paternel, fraternel et
pédagogue dut insister pour que l'ordre du jour ne fût
pas allongé.
La dernière résolution prise concernait la fréquence
des assemblées qui, de mensuelles, devenaient hebdomadaires.
Et les collectivistes s'en furent se coucher en commentant les
débats et les motions votées. Certains vivaient assez
loin. Ils rentrèrent chez eux à pied, ou à
bicyclette.
Les chartes Nous nous sommes efforcé, dans les chapitres
qui précèdent, d'introduire au maximum, et toutes
proportions gardées, des textes, ou les parties les plus
importantes des règlements et des statuts qui montraient
les principes essentiels sur lesquels se fondaient et organisaient
les Collectivités agraires. Nous ajoutons maintenant, séparés
des chapitres que nous avions écrits afin d'éviter
trop de répétitions, d'autres textes qui, comme ceux
déjà reproduits fragmentairement ou intégralement,
confirment l'esprit à la fois constructif et humaniste qui
a guidé les organisateurs libertaires d'Espagne dans leur
tâche historique.
Cela a, pour nous, la même importance qu'en ont les chartes
des communes et des villes du Moyen Age, pour étudier et
connaître cette phase de l'histoire humaine. Ces textes demeurent,
pour l'avenir, des éléments d'appréciation,
dont pourront s'inspirer ceux qui continueront la lutte pour une
société plus juste, et plus rationnelle.
Peut-être, en les examinant à la loupe, un esprit
critique pourra-t-il formuler certaines objections secondaires.
Mais malgré telle ou telle gaucherie de rédaction,
nous sommes persuadé que jamais, jusqu'à présent,
une révolution n'a montré un esprit constructif aussi
précis, des conceptions réalisatrices aussi claires
et une éthique sociale aussi élevée. Considérés
en leur essence, on peut affirmer que les buts poursuivis, les méthodes
énumérées et adoptées constituent une
doctrine du socialisme qui "colle" à la vie, et
qui peut guider vers un meilleur avenir les hommes épris
de véritable justice et de véritable fraternité.
STATUTS DE LA COLLECTIVITE LIBRE DE TRAVAILLEURS DE TAMARITE DE
LITERA
Article premier. - Sous le titre de Collectivité et coopérative,
il a été constitué à Tamarite, le 1er
octobre 1936, une Collectivité composée par des paysans
et des travailleurs industriels dans le but d'exploiter collectivement
les propriétés agricoles et les entreprises industrielles
appartenant auparavant aux éléments factieux (120)
qui ont participé, directement ou indirectement au soulèvement
fasciste en Espagne, et dont les biens passent ainsi à la
Collectivité. Sont inclus aussi dans cette mesure d'exploitation
collective les biens des collectivistes et des propriétaires
immobiliers ou d'entreprises industrielles restés loyaux
et d'accord avec le mouvement révolutionnaire ainsi que les
biens de ceux qui, sans être fascistes, ne cultivent pas bien
et directement leurs terres ou cessent de les cultiver.
Art. 2. - Notre Collectivité, composée, ainsi qu'il
vient d'être dit, par des paysans et des travailleurs industriels,
s'inspirera des sentiments humains et les principes sociaux les
plus élevés.
Art. 3. - Les buts poursuivis par la constitution de cette Collectivité
seront : l'amélioration de la condition sociale et économique
de la masse paysanne et des travailleurs industriels qui ont toujours
lutté pour les idées de revendication sociale avant
le soulèvement fasciste et pendant la révolution.
DES BIENS DE LA COLLECTIVITE
Art. 4. - Les biens de la Collectivité seront composés
par tous les immeubles, urbains, rustiques, ainsi que par les marchandises
expropriées aux éléments fascistes, et par
les biens de la Collectivité même, et de ceux qui,
sans être fascistes, ne cultivent pas dûment leurs terres
par leur effort personnel.
Art. 5. - En aucun cas les biens de la Collectivité ne pourront
être morcelés, qu'ils viennent des factieux ou des
adhérents volontaires. La terre sera cultivée en commun,
par une communauté unique, qui se divisera en trois sections
ou plus ; chaque section, ou zone délimitée disposera
de tous les instruments nécessaires pour le travail agricole,
de bêtes de labour, d'outils ; chaque groupe nommera ses délégués
de caractère technique pour assurer au mieux le développement
et le travail dans les propriétés expropriées.
a) Comme il est dit auparavant, les travailleurs seront divisés
en trois sections, ou davantage, selon les aptitudes de chacun :
les uns pour les soins à donner aux oliviers et aux divers
arbres fruitiers, les autres pour moissonner la luzerne et les céréales,
d'autres pour le travail fait à la bêche ou à
la houe, d'autres pour conduire les mulets, d'autres enfin pour
des travaux secondaires ; par cette organisation nous éviterons
la persistance de points faibles et d'insuffisances que nous connaissons
trop bien.
b) Tout collectiviste est autorisé à adhérer
à la section qui lui plaira, et pourra donc changer de domicile
avec sa famille ; tous devront obligatoirement travailler d'après
les instructions des délégués responsables
qui auront, dans les réunions préliminaires, décidé
des travaux à réaliser ; si quelqu'un n'applique pas
les accords pris dans ces réunions, la Commission administrative
en sera saisie par le délégué responsable,
qui décidera de l'expulsion du camarade ou des camarades
qui observeront cette attitude.
c) Les groupes précédemment constitués auront
le droit de continuer, selon leur constitution déjà
établie.
d) Tous ceux qui possèdent trois hectares et demi de terres
irriguées et de terre sèche seront libres d'appartenir
à la Collectivité ou d'être individualistes,
toutefois ils devront obligatoirement travailler leurs terres de
par leurs propres efforts ; mais tant les collectivistes que les
individualistes devront prêter l'aide que la communauté
leur demandera, en apportant soit leurs bêtes de travail,
soit leur effort personnel. Ceux qui posséderont moins de
trois hectares et demi de terre devront entrer dans la Collectivité.
e) Chaque groupe, ainsi que chaque collectiviste recevra de la
commission directive un livret sur lequel figureront les entrées
et les dépenses.
Art. 6. - Afin d'assurer la meilleure administration possible,
on procédera à un inventaire de tous les biens de
la Collectivité, dans lequel figureront les différentes
pièces de terre, les immeubles, les marchandises, etc., en
mentionnant leur origine fasciste.
Art. 7. - A mesure que les produits de l'exploitation communale
seront récoltés, ils seront emmagasinés dans
des endroits choisis par la Collectivité sans que soit autorisé
le partage ni l'emmagasinage individuels.
Art. 8. - Dans les terres qui par leur situation ou l'importance
des habitants offriront des conditions favorables, on constituera
des exploitations agricoles aussi vastes que possible.
Art. 9. - Ceux qui demanderont à entrer dans la Collectivité
devront apporter tous leurs biens, cessant ainsi d'être individualistes
pour devenir membres et solidaires de la Collectivité.
Art. 10. - Afin de connaître à tout moment la situation
de chaque Collectivité, chaque section devra tenir la comptabilité
permanente de la production et de la consommation.
Art. 11. - Les éléments factieux qui saboteraient
volontairement le travail et seraient une charge pour la Collectivité
devront en être expulsés - car nous savons bien que
si la situation changeait, ces éléments deviendraient
des persécuteurs non seulement contre nous-mêmes, mais
même contre les membres de notre famille.
DROITS ET DEVOIRS DE LA COLLECTIVITE Art. 12. - La Collectivité
met au service des collectivistes la coopérative générale
de consommation qui répond à tous les besoins : aliments,
boissons, chauffage, vêtements ; de même elle assure
les services médicaux et pharmaceutiques et tout ce qui concerne
les nécessités et le développement collectifs
: elle dispose aussi de quatre moulins à huile, d'une fabrique
de farine, une de savon (en collaboration avec les moulins à
huile pour la fabrication d'huiles secondaires), d'une fabrique
de lessive, de trois fours à plâtre, trois de céramique
et de briques, et une de lumière électrique.
Art. 13. - Tout collectiviste a le droit d'élever où
il habite des porcs, des poules, des dindes, des oies, des lapins
afin d'assurer une surproduction ; 10 % des oiseaux de basse-cour
et des lapins seront remis aux unités collectivistes ; d'autre
part, les collectivistes qui élèveront des animaux
de basse-cour remettront à la coopérative les oeufs
qu'ils auront en excédent afin de ravitailler les habitants
vivant de l'industrie et tous ceux qui pourront en avoir besoin
jusqu'à ce que les nouvelles unités collectives puissent
les obtenir par elles-mêmes.
Art. 14. - Tous les collectivistes travaillant dans l'industrie
et tous ceux qui, n'étant pas agriculteurs, ne peuvent cultiver
des légumes en recevront gratuitement, pour eux et leur famille.
Art. 15. - La Collectivité assure par semaine à chaque
chef de famille le salaire familial en monnaie locale.
En voici le barème, en cette monnaie :
• Un jeune ménage : 25,00 pesetas • Un vieux
ménage : 21,00 pesetas • Trois grandes personnes :
33,00 pesetas • Pour toute personne excédant ce chiffre
: 1,00 pesetas par jour • Pour tout mineur excédant
ce chiffre : 0,70 pesetas par jour • Pour deux femmes seules
: 20,00 pesetas par semaine • Pour un homme seul : 18,00 pesetas
par semaine • Pour une femme seule : 14,00 pesetas par semaine
• Pour ceux se nourrissant au réfectoire collectif
: 9,00 pesetas par semaine
Ces chiffres pourront être modifiés, en plus ou en
moins selon les circonstances, après examen général,
par l'assemblée des collectivistes.
Art. 16. - Tous les membres de la Collectivité, sans distinction
de sexe, devront, sauf dans les cas d'empêchement physique
médicalement reconnu, travailler de quatorze à soixante
ans ; dans ces derniers cas, le travail, d'obligatoire deviendra
volontaire.
Art. 17. - Les frais médicaux, pharmaceutiques, de lumière
et de logement sont au compte de la Collectivité, ainsi que
la fourniture d'huile pour toute l'année.
Art. 18. - Quand un membre de la Collectivité prendra une
compagne, c'est-à-dire voudra constituer une famille nouvelle,
la Collectivité assurera sa vie matérielle.
Art. 19. - Quand pour des raisons valables ou des circonstances
inévitables, un collectiviste devra aller vivre ailleurs,
la Collectivité prendra en charge les frais causés
par ce déplacement.
Art. 20. - Tout camarade collectiviste aura le droit le plus absolu
de se séparer de la Collectivité quand bon lui semblera
; mais on lui retiendra la valeur de 15 % des biens qu'il aura apportés
lors de son adhésion.
Art. 21. - La Commission administrative sera composée d'un
délégué par section, ou par zone ; les délégués
décideront entre eux des postes et des fonctions de chacun.
La nomination des délégués et des charges des
diverses sections de la Collectivité aura lieu en Assemblée
générale des Collectivistes ; la durée de ces
fonctions ne sera pas limitée ; celles-ci cesseront à
la demande des délégués eux-mêmes, et
quand l'Assemblée se prononcera en ce sens.
REGLEMENT DE LA COLLECTIVITE DE SALAS ALTAS Les soussignés,
réunis en Assemblée générale et après
avoir défini les normes collectivistes, décident librement
d'organiser une Collectivité et d'y adhérer. Et ils
approuvent les bases suivantes pour en assurer le développement
économique :
1° Tout habitant de Salas Altas, quelle que soit sa condition
et sans distinction d'organisation ouvrière ou de parti,
pourra appartenir à la Collectivité.
2° Les membres de la Collectivité nommeront un Comité
composé d'un président, un vice-président,
un secrétaire, un comptable, un trésorier, et d'autant
de membres qu'il le faudra, d'après les tâches à
accomplir.
3° Ce Comité aura un caractère purement administratif,
et répondra de sa gestion devant les assemblées des
collectivistes qui pourront confirmer ou destituer ceux qui n'auront
pas rempli leur mandat d'une façon satisfaisante.
4° Les adhérents apporteront tous leurs biens : terres,
instruments aratoires, bêtes de trait, argent et divers moyens
de travail.
5° Les collectivistes apporteront également leurs animaux
de basse-cour avec lesquels on s'efforcera d'organiser une grande
basse-cour collective afin de décupler cette richesse. Cette
tâche incombera à ceux que l'assemblée choisira.
6° Des écuries communales seront organisées afin
que toutes les bêtes de trait soient réunies et soignées
par un personnel compétent. Ainsi les conducteurs travailleront
moins longtemps que le temps demandé pour les tâches
agricoles ou les transports.
7° Les moutons seront groupés en troupeaux, et la Collectivité
nommera des pâtres pour les soigner et les faire paître.
Un spécialiste sera choisi pour l'abattage. C'est lui qui
désignera quels moutons devront être sacrifiés.
8° Les produits de la terre et d'épicerie seront emmagasinés
dans les locaux collectifs pour que leur contrôle soit mieux
exercé.
9° On constituera une ou plusieurs coopératives ; celles-ci
procureront les produits qu'il faudra obtenir au moyen des échanges
; elles distribueront les articles de consommation sur la présentation
du carnet de producteur, et d'après les barèmes établis
par l'assemblée.
10° Ces barèmes pourront être modifiés
en plus ou en moins, selon la situation économique de la
Collectivité.
11° Nul ne pourra consommer avec excès. En cas d'exception,
et s'agissant d'un malade, la demande devra être justifiée
par un certificat du médecin.
12° L'assemblée décidera des jours de vacances
annuelles dont pourront bénéficier les membres de
la Collectivité.
13° L'argent dont pourra disposer la Collectivité ne
servira qu'à se procurer des marchandises dans les régions
où la monnaie subsistera encore.
14° Dans toutes les branches du travail (agriculture, élevage,
mines), les délégués pourront être réélus
; leurs instructions devront être respectées, faute
de quoi la Collectivité prendrait les mesures qu'elle jugerait
nécessaires.
15° Au-dessus de quinze ans, tous les membres de la Collectivité
devront travailler. L'assemblée décidera de ce que
devront faire les jeunes femmes mariées ou les inaptes au
travail.
16° Les collectivistes de plus de soixante ans sont dispensés
de travailler ; toutefois, si tel est leur désir et que leur
état physique le leur permet, ils pourront se livrer à
des travaux correspondant à leurs possibilités physiques
pour aider la Collectivité.
17° Celui qui, sans cause justifiée, se séparera
de la Collectivité, n'aura aucun droit aux biens collectifs.
18° Les résolutions seront prises à la majorité
des assemblées.
19° Tout adhérent recevra un reçu des biens par
lui apportés au moment de son adhésion.
20° L'assemblée est souveraine et ses accords feront
loi, même s'ils modifient les présents statuts.
Tel est le Règlement collectiviste que nous nous engageons
à appliquer.
Salas Altas, le 7 décembre 1936.
TEXTE DE LA RESOLUTION COLLECTIVISTE D'ALBALATE DE CINCA (121)
"A Albalate de Cinca, le 28 janvier 1937, la presque totalité
des habitants de la localité se sont réunis en assemblée
générale, sous la présidence d'Isidoro Castro
Gil, président du Conseil municipal. Le secrétaire
a donné lecture du compte rendu de la séance précédente,
qui a été approuvé à l'unanimité.
Puis on est passé à l'examen de la Proposition présentée
par le Conseil. En voici le texte :
"Tant que dureront les circonstances que nous traversons,
l'administration locale sera représentée par le Conseil
municipal, quelles que soient les personnes le composant.
"Comme responsable de l'administration locale, le Conseil
propose d'établir le rationnement familial en autorisant
un maximum de consommation par personne et par jour. Tous les frais
seront compris dans cette somme, excepté ceux de caractère
médical et pharmaceutique. De même il propose que l'on
fixe une rétribution à ceux qui ne produisent pas
de vivres, comme les maréchaux-ferrants, les menuisiers,
les charretiers, les employés de la coopérative, de
la pharmacie, et autres activités utiles à tous, exception
faite pour les postes de membres du Conseil, ceux-ci devant travailler
gratuitement, ce qui aussi les exempte de payer ce qu'ils se procurent
pour vivre.
"Il propose aussi qu'on ouvre un Centre ouvrier où
l'on servira du café et du vin. Il faudra pour cela nommer
un concierge.
"La question de la Coopérative vint ensuite. Il s'agissait
d'établir de quelle façon on distribuerait les vêtements,
particulièrement les vêtements chauds. Plusieurs camarades
déclarèrent qu'on ne devait pas en fournir à
ceux qui n'avaient pas encore payé leurs dettes. Gabriel
Sender Castro prit la parole pour proposer une solution satisfaisante
et préconisa la distribution de linge de corps à tous
les habitants, qu'ils eussent ou non payé leurs dettes, et
que cela fait, on exigerait le paiement rigoureux de leurs dettes
à ceux qui pouvaient payer, sous peine de ne pas leur fournir
de vêtements chauds. Ce qui fut accepté.
"Aux questions diverses, Thomas Almunia déclara qu'au
lieu de servir du café qui n'était pas indispensable,
il faudrait mieux en faire l'économie pendant trois mois,
et acheter avec cet argent un appareil de projection cinématographique,
de cinéma sonore si possible. Le président répondit
que l'on ferait immédiatement son possible pour que les deux
choses soient réalisées.
"Felix Galindo proposa la nomination de contrôleurs
pour les opérations d'achat et de vente, ce qui fut repoussé.
Et la séance fut levée."
COLLECTIVITE DE PINA DE EBRO (Bases approuvées par l'Assemblée
locale le 3 janvier 1937)
(Après un prologue fait de considérations révolutionnaires
sentimentales, le texte entre en matière) :
"En vertu de ce qui précède, la classe ouvrière
et paysanne, s'élevant à la hauteur des circonstances,
fonde la Collectivité volontaire sur les bases suivantes
:
1° L'adhésion à la Collectivité est volontaire
pour tous les habitants du village, quelle que soit leur condition
économique, et pourvu qu'ils acceptent le Règlement
maintenant établi.
2° Tous les adhérents d'accord avec ce nouveau régime
social apporteront tous leurs biens à la Collectivité
: terres, instruments de travail, bêtes de labour, argent
et outillage.
3° Dès que les circonstances le permettront, on s'efforcera
de construire des écuries collectives afin d'y abriter tous
les animaux utiles pour les travaux agricoles ; on fera de même
pour le bétail bovin et ovin, et l'on choisira une main-d'uvre
capable pour cette tâche.
4° Emmagasinage de tous les articles d'alimentation, d'épicerie,
et des produits agricoles dans des locaux collectifs pour assurer
un meilleur contrôle ; également organisation d'une
ou de plusieurs coopératives pour la distribution des aliments
et des instruments divers dont les collectivistes auront besoin.
5° La quantité des produits distribués aux collectivistes
pourra augmenter ou diminuer, selon la situation économique
de la Collectivité.
6° Le travail sera effectué par groupes à la
tête desquels sera placé pour chacun un délégué
responsable. On s'efforcera d'organiser des sections de charretiers
et conducteurs de bufs, et des travailleurs ayant un métier,
de façon que les camarades ayant des aptitudes puissent se
relayer dans ces tâches.
7° Tous les individus des deux sexes, âgés de
plus de 15 ans, devront travailler pour la Collectivité.
Sont exemptées de travail les personnes de plus de 60 ans,
et les impotents à moins que leur condition physique ne leur
permette de faire des travaux non pénibles, au bénéfice
de la Collectivité.
8° La Collectivité se sépare complètement
de ceux qui voudront continuer à vivre en régime individualiste
; si bien qu'ils ne pourront avoir recours à elle, en aucune
façon. Ils travailleront leurs terres par eux-mêmes
exclusivement ; toutes les terres qui resteraient infructueuses
entre leurs mains passeront à la Collectivité.
10° Tout soupçon d'exploitation de l'homme par l'homme
est aboli ; et par conséquent toute forme de fermage, de
métayage ou de salariat. Cette mesure sera appliquée
à tous les habitants de la localité, quelle que soit
leur condition.
11° L'assemblée est souveraine et se régit d'après
le régime de la majorité. C'est dans les assemblées
que se prendront les décisions concernant les membres de
la Collectivité qui pourraient en perturber la bonne marche.
III. L'INDUSTRIE ET LES SERVICES PUBLICS
Les réalisations industrielles (122) Selon le dernier recensement
qui précéda la guerre civile et la révolution,
l'Espagne comptait 1.900.000 personnes employées dans les
industries, sur 24.000.000 d'habitants.
En premier lieu, nous trouvons 300.000 salariés au poste
"Industrie du vêtement", mais il faut retenir que
le nombre des femmes y est plus élevé que celui des
hommes.
Le deuxième poste était celui de l'industrie textile,
qui exportait beaucoup de tissus, même à l'Angleterre.
Il comptait aussi quelque 300.000 ouvriers et ouvrières.
Mais dans le nombre de ces dernières figuraient celles employées
à la fabrication de lingerie.
La troisième industrie était celle du bâtiment.
On y comptait 270.000 hommes exerçant les métiers
les plus divers propres à la construction. La quatrième
était celle de l'alimentation : conserverie, salaisons, fabrication
de produits d'épicerie, avec 200.000 personnes. Nous trouvons
ensuite 150.000 Ouvriers au poste "Chasse et pêche",
naturellement beaucoup plus réservé à la pêche
qu'à la chasse.
Et c'est alors seulement que nous entrons dans la production de
base, celle qui, pour les nations modernes, est constituée
par ce qu'on appelle avec raison les industries-clefs : l'industrie
d'extraction d'une part, avec 100.000 mineurs, et l'industrie métallurgique
avec 120.000 travailleurs.
Si donc l'industrie espagnole n'était pas importante par
rapport aux pays plus avancés, on ne peut dire qu'elle était
inexistante, d'autant plus que ce total approximatif de 1.900.000
personnes doit se comparer avec l'ensemble de 24.000.000 d'habitants,
et non de 40.000.000 si par exemple il s'agissait de la France à
la même époque. Et quoique la population vivant de
l'agriculture l'emportait largement, ce serait une erreur de jauger
les possibilités de socialisation révolutionnaire
d'après les seules activités paysannes.
Ajoutons à ces chiffres de base que, comme nous l'avons
déjà dit, 70 % de l'industrie étaient concentrés
en Catalogne où les abondantes chutes d'eau pyrénéennes
avaient, depuis longtemps, facilité la captation de force
motrice, tandis que le contact avec la France, et l'ouverture sur
la Méditerranée, vers l'Italie, l'Afrique du Nord,
et même l'Amérique du Sud en contournant Gibraltar
favorisaient l'expansion commerciale, l'introduction de matières
premières et l'exportation de certains produits finis. Ainsi,
l'industrie textile, qui mobilisait le plus de capitaux, put se
développer grâce au coton importé des Etats-Unis,
du Brésil et d'Egypte, tandis que la laine arrivait de la
Manche et autres régions espagnoles où les difficultés
naturelles de l'agriculture et la maigreur de la production des
steppes qui couvraient une partie de l'Espagne obligeaient les paysans
a se spécialiser dans l'élevage du mouton.
Complétons cette brève énumération
en enregistrant 60.000 travailleurs au poste "Moyens de transport,
appareils de transmission et entreprises d'électricité",
et, pour finir, 40.000 autres travailleurs employés dans
4.000 petites fabriques de produits chimiques dont l'existence montrait
une tendance à la modernisation de l'économie générale.
En résumé, d'après les statistiques officielles,
les industries absorbaient, au moment où éclata la
guerre civile et commença la révolution, de 22 à
23 % des "personnes actives", l'agriculture 52 %, et ce
qu'on appelle le secteur tertiaire qui, en Espagne, et à
cette époque, comptait une grande partie de personnel domestique,
à peu près 25 % (123).
Comme on le comprendra, cette structure économique a influencé
les réalisations constructives de la Révolution espagnole,
comme a influencé, à un certain stade, le manque de
matières premières, ou d'énergie, l'épuisement
des réserves de coton (qui n'arrivait plus de l'étranger
à cause du blocus des côtes), ou de laine, qui ne venait
plus de la Manche, en grande partie aux mains de Franco, ou coupée
de la Catalogne.
Enfin - et cela suffirait à nous montrer l'importance de
certaines difficultés économiques dont trop souvent
on s'aperçoit un peu tard (124) - l'industrie du bâtiment,
qui occupait à Barcelone quelque 40.000 travailleurs, se
paralysa du jour au lendemain, car, dans toute période de
crise, le bâtiment est ce qui s'arrête le plus vite,
les propriétaires disparaissant ou n'engageant plus leur
argent soit pour faire construire de nouveaux immeubles, soit pour
faire réparer ceux qu'ils possèdent déjà.
*
C'est au congrès de Madrid (appelé congrès
de la Comedia, ou du théâtre de la Comedia), qu'en
1919 la C.N.T., fondée en 1910, avait décidé
de renoncer pour toute l'Espagne aux Syndicats traditionnels de
métiers et aux fédérations également
de métiers, filles de la Première Internationale que
Bakounine avait recommandées et dont il préconisait
l'extension, pour la reconstruction de l'Europe entière.
Cette première structure d'organisation ouvrière,
que l'on trouve encore dans bon nombre de pays, ne répondait
plus, selon les militants syndicalistes libertaires, à l'évolution
des structures du capitalisme qui imposaient de plus grandes concentrations
de combat. Mais aussi, car ce but n'a jamais été oublié,
et allait de pair avec la lutte de classes dans la société
capitaliste, il s'agissait de mieux préparer l'organisation
sociale de l'avenir. Les luttes intercorporatives, dont le Moyen
Age et la Renaissance ont donné de si lamentables exemples,
ne répondaient pas à l'esprit de nos militants espagnols
pour qui le fédéralisme a toujours été
synonyme d'association et de solidarité pratique. Les choses
ainsi considérées, sur le terrain syndical et du travail,
un terrassier, un géomètre, un maçon, un briqueteur,
un cimentier, un plâtrier, un manuvre, un architecte, un plombier,
un zingueur, un poseur de fil électrique collaboraient et
participaient à la construction d'un immeuble ou de maisons
d'habitation. Il était donc logique et nécessaire
de les trouver unis dans un même syndicat.
De même l'impression d'un livre ou d'un journal, depuis la
fabrication du papier jusqu'à la sortie des presses ou des
rotatives, ou la construction d'une chaudière, depuis la
fabrication de la tôle jusqu'au calfatage demandent une série
d'opérations exercées par différents métiers,
tous solidaires. Le problème était d'unir tous ces
métiers, convergents dans le double but que nous avons exposé.
Mais cette union ne devait pas s'établir sans méthode
et en ignorant la pratique de la liberté. Au fond, un Syndicat
était une fédération de métiers, et
de travailleurs de métiers divers ; chacun de ces métiers
constituait une section technique, et toutes ces sections étaient
interdépendantes (125). Dans l'immédiat, quand une
d'entre elles engageait le combat, les autres l'appuyaient solidairement,
ce qui permettait de mieux assurer la victoire. Le Syndicat d'industrie
en même temps qu'il augmentait formidablement la capacité
de combat des organisations ouvrières préparait mieux
le cadre économique d'une société socialisée.
L'acceptation des fédérations d'industries, complément
logique de la constitution des Syndicats d'industrie, comme les
fédérations de métiers étaient le complément
des syndicats de métiers, se heurta à l'opposition
de la "gauche anarchiste", incompréhensive et démagogique;
à quoi s'ajouta la désorganisation causée par
de trop nombreuses grèves locales ou générales,
des tentatives insurrectionnelles, des boycottages, des répressions,
et aussi, reconnaissons-le, le manque de militants techniquement
préparés pour mener à bien cette tâche
complémentaire (126). Toutefois, les grandes lignes avaient
été tracées dans les congrès, dont une
résolution votée à celui de 1936 englobait
dans dix-huit fédérations d'industries toutes les
activités de production et les services du pays. Ces fédérations
étaient les suivantes : métallurgie et sidérurgie
; industrie textile ; industrie chimique ; pétrole et ses
dérivés ; eau, gaz et électricité ;
transport terrestre et maritime ; services sanitaires ; enseignement
; spectacle (théâtre, cinéma, etc.) ; travail
du bois ; production de tabac ; services sanitaires ; agriculture
; services bancaires et financiers ; bâtiment ; mines ; technique
en général.
Plus tard, en 1938, le Plénum économique de Valence
apporta des modifications causées en partie par la guerre
dans une situation devenue très complexe, à cause
des rapports souvent si difficiles avec les formations politiques.
Les fédérations d'industrie - mais qui souvent débordent
le cadre qu'on leur assigne et ne sont plus que des appellations
génériques d'industrie seront au nombre de quinze.
*
Avant de décrire les réalisations constructives de
caractère industriel, uvre des syndicats, et que pour cette
raison nous appelons de préférence "syndicalisations"
comme nous les avons appelées en Espagne même à
l'époque, ajoutons quelques précisions supplémentaires.
Ce qu'on a appelé "collectivités" et "collectivisations"
dans les régions agraires n'a été, en somme,
sous des formes diverses et toujours voisines, que ce qu'auparavant
on appelait socialisation. Mais socialisation véritable.
Comme nous l'avons montré, collectivités et collectivisations
embrassaient alors l'ensemble solidaire des habitants de chaque
village, de chaque commune, ou de chaque collectivité fragmentaire
organisée par ceux qui l'intégraient. On n'y trouvait
pas de différence de niveau de vie ou de rétribution,
pas d'intérêts divergents de groupes plus ou moins
séparés. La grande loi était celle de l'égalité
et de la fraternité, dans les faits et au bénéfice
égal de tous.
Mais dans ce qu'on a appelé les collectivisations industrielles,
surtout dans les grandes villes, et comme conséquences des
facteurs contradictoires et d'opposition nés de la coexistence
de courants sociaux émanant de classes sociales diverses,
les choses allèrent différemment. Trop souvent, à
Barcelone et à Valence, les travailleurs de chaque entreprise
prirent possession de l'usine, de la fabrique, de l'atelier, des
machines, des matières premières, et profitant du
maintien du système monétaire, et des rapports commerciaux
propres au capitalisme, organisèrent la production pour leur
compte, vendant à leur profit le produit de leur travail.
Le décret de 1936 légalisant les collectivisations
ne leur permettait pas davantage, et cela faussait tout au départ.
Il n'y avait donc pas véritable socialisation, mais un néocapitalisme
ouvrier, une autogestion à cheval entre le capitalisme et
le socialisme, ce qui, nous insistons, ne se serait pas produit
si la Révolution avait pu s'accomplir intégralement,
sous la direction de nos syndicats. Et lorsque nous étions
en pleine guerre, en pleine offensive franquiste en Aragon et vers
la Catalogne, en Vieille Castille et vers Madrid, en Andalousie,
au Pays Basque et contre les Asturies, nos Syndicats ne pouvaient
pas entrer en lutte contre les forces sociales bourgeoises et les
partis antifascistes dont le comportement était double, car
nous n'avions pas assez de toutes nos forces réunies pour
contenir les armées ennemies.
Certains de ceux qui, aujourd'hui, rappellent cette situation déplaisante,
furent à l'époque, par leur opposition à nos
entreprises de transformation sociale, plus que nous responsables
de ces semi-socialisations. Et ils n'ont pas, maintenant, le droit
d'accuser.
Cependant, ces insuffisances, que l'auteur dénonçait
dès décembre 1936, n'ont pas empêché
un fait d'une importance immense : les usines tournèrent,
les ateliers, les fabriques produisirent sans patrons, sans capitalistes,
sans actionnaires, sans haut personnel directorial ; et nous avons
connu des visiteurs, tel le sociologue belge Ernestan, qui devant
ces faits constatés sur place, nous disaient plus tard leur
émerveillement.
Puis très vite des réactions se produisirent, qui
passèrent trop inaperçues. Dans la métallurgie,
qui devint l'industrie la plus importante à cause des fabrications
de guerre, les choses avaient aussi mal commencé par rapport
à la socialisation libertaire intégrale (127). Mais
le Syndicat parvint à exercer un contrôle administratif
sévère sur la marche des entreprises dont les comités
de gestion acceptèrent bientôt une discipline comptable
qui renforçait l'esprit et la pratique de socialisation.
Le gouvernement catalan réclamait ce contrôle, mais
il ne fut possible de l'exercer que grâce au Syndicat qui
en voyait, comme lui, la nécessité.
Toujours au Syndicat métallurgique le désir de mieux
faire était présent chez les militants souvent débordés
par une situation complexe qu'on ne peut imaginer à distance
ou à travers le temps. C'est pourquoi le Comité de
ce Syndicat chargea l'auteur de ce livre de préparer un plan
de syndicalisation de la production métallurgique de Barcelone,
plan qui fut accepté à l'unanimité par une
assemblée, à laquelle assistaient des milliers de
syndiqués. L'auteur n'a pas pu, par la suite, suivre les
efforts, suffisants ou insuffisants (le problème de la préparation
technique des travailleurs se posait aussi) qui furent faits pour
la mise en pratique de ce plan.
Mais d'autres réactions se produisirent, dont celle du Syndicat
de l'industrie du bois (ébénistes, menuisiers, charpentiers,
et professions annexes) est un exemple. Pour mieux documenter, nous
allons reproduire les parties les plus significatives d'un Manifeste
publié en date du 25 décembre 1936 et qui montre bien
que nos militants avaient conscience de la situation (128).
"Au lieu d'une véritable prise de possession des ateliers,
au lieu de donner complète satisfaction au peuple, on oblige
les patrons à payer des salaires, on augmente ces salaires
et on diminue les heures de travail. Et cela, en pleine guerre !
"Maintenant que le gouvernement de la Généralité
(129) s'est emparé de toutes les valeurs monétaires,
il admet le paiement de dettes imaginaires (130), et il distribue
des sommes si fabuleuses que ceux qui le font se repentiront quand,
au moment de rendre des comptes, on verra combien de millions auront
été dépensés sans produire, tout en
causant à l'économie un tort considérable.
"On a fabriqué un nombre énorme de bureaucrates
parasitaires, ce que dans la sphère de ses activités,
le Syndicat du Bois s'est efforcé de réduire dans
les entreprises.
"Nous nous sommes opposés dès le premier moment
à ce gaspillage, et dans la mesure de nos forces nous avons
intensifié le rendement de notre industrie. Nous aurions
pu, nous aussi, suivre le courant, et tolérer que l'on continue
de traire la vache à lait gouvernementale, en tirant de l'argent
de la Généralité sur des ateliers non rentables,
et en payant des factures hypothétiques qui ne seront pas
remboursées par des débiteurs insolvables.
"Parvenus à ce point, nous pensons montrer par des
réalisations pratiques notre capacité de producteurs,
et à la fois sauver l'économie et éliminer
la bourgeoisie avec tous ses rouages d'intermédiaires parasitaires,
sa fausse comptabilité et ses prébendes.
"Dans les premiers temps de la Révolution, nous ne pouvions
pas collectiviser notre industrie parce que nous voyions, et nous
pensions, et nous pensons encore que de nombreuses sections de notre
Syndicat devront disparaître. Et aussi parce que, dès
le premier moment, il y eut un malentendu entre nous et le monde
officiel qui ne voulut pas reconnaître le droit des syndicats
(131) ; mais il est bien certain que, si l'on avait agi différemment,
on aurait pu, en dépensant beaucoup moins de millions, perfectionner
toutes les industries, car nous devons nous efforcer pour qu'en
Catalogne et partout, notre industrie nationale se développe
; elle a les moyens de le faire.
"Il faut adapter l'organisation technique aux besoins du moment,
et en pensant à l'avenir. Devant les exigences de l'heure,
le Syndicat du Bois a voulu non seulement avancer sur la route de
la Révolution, mais orienter cette Révolution en s'inspirant
de l'intérêt de notre économie, de l'économie
du peuple. A cet effet, nous avons groupé tous les petits
patrons insolvables, sans moyens d'existence, nous avons pris en
charge tous les ateliers microscopiques, ayant un nombre insignifiant
de travailleurs, sans parti pris d'organisations syndicales, ne
voyant en eux que des ouvriers dont l'inactivité nuisait
à l'économie.
"Et grâce à nos ressources et aux cotisations
de nos adhérents nous avons organisé des ateliers
de la C.N.T., ateliers de deux cents travailleurs et même
davantage, comme on n'en vit jamais à Barcelone, et comme
il en est bien peu dans le reste de l'Espagne.
"Nous aurions pu, et cela eût été plus
facile, collectiviser les ateliers dont l'existence était
assurée, mais nous les laissâmes assumer la production
jusqu'où cela leur était possible, et nous ne collectivisons
que ceux qui connaissent des difficultés économiques
réelles.
"Il y a malentendu quand on affirme que nous n'acceptons pas
le Décret de Collectivisation. Bien au contraire, nous l'acceptons,
mais tout simplement nous l'interprétons de notre point de
vue. Ce qui, pour quelques-uns, aurait été logique,
eût été l'organisation de grandes coopératives
que seules les industries favorisées auraient pu fonder.
En échange, ils laisseraient les sans-ressources livrés
à leurs difficultés, ce qui revient à créer
deux classes : les nouveaux riches et les pauvres de toujours."
Suivant les idées exposées dans ce Manifeste, des
assemblées générales furent convoquées,
où comme auparavant, les travailleurs vinrent par milliers.
On y examina la situation, en finit par décider des mesures
de redressement. Bon nombre des plus grands ateliers passèrent
sous contrôle syndical, chacun avec son numéro communautaire.
L'autorité du Syndicat, c'est-à-dire celle des assemblées
dont les décisions étaient sans appel, finit par s'imposer.
Là où il y avait excédent de main-d'uvre, on
déplaça une partie des travailleurs vers d'autres
entreprises qui fabriquaient des objets utiles dans la situation
nouvelle - par exemple des meubles simples au lieu de meubles de
luxe. On rationalisa l'emploi des moyens techniques disponibles,
et dans la mesure où la situation créée par
la guerre le permettait, on revint à l'esprit et aux pratiques
du syndicalisme libertaire. De nouvelles constructions d'ensemble
germaient dans les esprits, et de ces efforts acharnés à
surmonter les difficultés du moment un redressement général
n'aurait pas tardé à se produire.
Malgré tout, des réalisations industrielles libertaires
n'ont pas manqué, qui, à elles seules, auraient justifié
une Révolution (132).
Les syndicalisations d'Alcoy Document annexe : Organisation de
l'industrie textile d'Alcoy
(cliquer sur l'image pour voir le document) En ce qui concerne
les syndicalisations, Alcoy nous paraît le cas le plus probant
et le plus plein d'enseignements. Deuxième de la province
d'Alicante, cette ville comptait, en 1936, 45.000 habitants. C'était
un centre industriel et commercial assez important. Le total des
salariés de l'industrie s'élevait à 20.000,
proportion très élevée pour un pays où
la population active atteignait, à l'échelle nationale,
de 33 à 35 %. La production textile, qui fournissait non
seulement des tissus, mais aussi de la bonneterie et de la lingerie,
était la plus développée, et employait un assez
grand nombre de femmes. La fabrication de papier venait ensuite.
Notre mouvement remontait aux origines du socialisme, à
l'époque de la Première Internationale. Il connut,
comme il arriva partout, des périodes de calme, et des répressions
souvent très dures. Mais, à partir de 1919, l'organisation
des syndicats d'industrie lui insuffla une force nouvelle.
Les groupes anarchistes furent ici nombreux, et surent, généralement,
à la fois lutter sur le terrain syndical, et poursuivre au
sein des travailleurs (ils n'étaient eux-mêmes composés
que de travailleurs), une oeuvre d'éducation sociale dont
les résultats sont maintenant visibles. Et c'est à
Alcoy que, sous la dictature de Primo de Rivera (1923-1930), parut
pendant sept ans le périodique libertaire Redención,
d'une tenue remarquable. A cette époque, et par la suite,
cette ville était sans doute celle qui comptait, proportionnellement
à sa population, le plus grand nombre de militants libertaires.
Les jeunes y étaient très nombreux.
C'est aussi pourquoi, lors de ma première visite, en février
1937, nos syndicats totalisaient 17.000 adhérents, hommes
et femmes. Ceux de l'Union générale des travailleurs
en totalisaient 3.000, y compris les fonctionnaires qui n'étaient
pas des révolutionnaires, et les petits commerçants
antirévolutionnaires qui cherchaient dans cette organisation
une garantie de leur statut social.
Ces mêmes hommes comptaient aussi sur l'appui des partis
politiques naturellement hostiles à ce que les nôtres
pouvaient entreprendre. Mais les nôtres avaient en main l'ensemble
des activités essentielles à la vie sociale. Cela,
grâce à nos syndicats dont voici la liste : Alimentation,
Imprimerie (papier et carton) ; Bâtiment (y compris les architectes)
; Hygiène (médecine, services sanitaires, pharmacie,
coiffeurs, lavandières, balayeurs) ; Transports ; Spectacles
; Industrie chimique (laboratoires, parfumerie, savon, etc.) ; Petites
industries diverses (non précisées) ; Cuirs (peaux
et chaussures) ; Textiles ; Industries du bois ; Techniciens industriels
; Commerçants ambulants ; Professions libérales (instituteurs,
artistes, écrivains, etc.) ; Vêtement ; Métallurgie
; Agriculture (basée sur les horticulteurs des environs).
La conscience très nette de leur mission fit agir nos camarades
avec précision et rapidité. Alcoy n'est pas passé
par les étapes trop souvent prolongées ailleurs, des
comités de contrôle cherchant leur voie, ni des comités
de gestion isolés qu'on a vus dans d'autres cas. Dès
le premier moment, et très rapidement, les syndicats prirent
en main la direction de l'initiative révolutionnaire qu'ils
suscitaient, et cela dans toutes les industries sans exception.
Essayons de suivre le développement de leurs réalisations.
*
Le 18 juillet, les rumeurs concernant une attaque immédiate
du fascisme qui se propageaient dans toute l'Espagne, circulaient
aussi dans Alcoy. On s'attendait à une attaque des nos militaires
et des conservateurs appuyés par la garde civile ; nos forces
se mobilisèrent pour y faire face, et prirent, dans la rue,
des dispositions de combat, mais l'attaque ne se produisit pas.
Alors, nos forces, qui, par leur initiative débordaient les
autorités locales, se tournèrent vers elles et présentèrent
quelques revendications en grande partie motivées par le
chômage de l'industrie textile (notre Syndicat comptait alors
4.500 adhérents ; il en comptera bientôt 6.500). Ces
revendications exigeaient, sans rompre l'unité antifasciste,
l'aide aux sans-travail, puis l'assurance maladie, enfin le contrôle
ouvrier sur les entreprises industrielles. L'assurance maladie fut
accordée sans délai ; on accorda aussi, en principe,
le paiement par les patrons d'un salaire aux ouvriers en chômage
et aussi le contrôle ouvrier dans les ateliers et les fabriques.
Mais des difficultés nouvelles apparurent bientôt.
Les patrons acceptaient bien que les commissions ouvrières
de contrôle examinent leurs livres où les opérations
d'achats, et de ventes, les bénéfices et pertes étaient
sans doute correctement consignés. Mais les ouvriers, et
surtout leurs syndicats, voulaient aller plus loin. Ils voulaient
contrôler tout le mécanisme capitaliste qui faisait
se gripper absurdement la production alors qu'il y avait tant de
gens insuffisamment vêtus, et qui provoquait un chômage
inadmissible étant donné les besoins non satisfaits.
Et très vite on arriva à la conclusion qu'il fallait
s'emparer de la direction des usines, et tout transformer dans la
société.
D'autre part, le patronat déclara bientôt ne pas pouvoir
payer les salaires aux chômeurs, ce qui, en cette période
de crise, était sans doute vrai. Une partie des usines apparaissaient
déficitaires à cause de la crise, et ne pouvaient
pas même payer les ouvriers en activité. Si bien qu'on
en arriva à cette situation saugrenue que les patrons demandèrent
aux associations ouvrières de leur fournir des fonds pour
payer les chômeurs.
Alors, le Syndicat des travailleurs de l'industrie textile, dont
nous connaissons le mieux l'histoire, nomma une commission qui étudia
la situation et présenta un rapport où elle concluait
que l'industrie textile d'Alcoy se trouvait "dans une situation
de paralysie systématique, de faillite financière
et de déficience absolue du point de vue administratif et
technique".
Ce qui détermina l'étape décisive : sur la
résolution du Syndicat, les commissions de contrôle
de l'industrie textile se transformèrent en comités
de gestion. Et le 14 septembre 1936, le Syndicat prit officiellement
possession de 41 fabriques de drap, 10 de filés, 8 de tricot
et bonneterie, 4 de teintures, 5 d'apprêts, 24 de bourre,
ainsi que de 11 dépôts de chiffons. Tous ces établissements
constituaient l'ensemble de l'industrie textile d'Alcoy.
Rien ne restait en dehors du contrôle et de la direction
syndicale. Mais il ne faut pas imaginer que sous ce nom il ne s'agissait
que de quelques comités supérieurs et bureaucratiques
décidant sans la consulter au nom de la masse syndiquée.
Ici aussi on pratique la démocratie libertaire. Comme dans
tous les syndicats de la C.N.T., il existe un double courant : d'une
part, celui donné à la base par la masse des syndiqués
et les militants qui en font partie. D'autre part, l'impulsion directrice
venue d'en haut. De la circonférence au centre et du centre
à la circonférence, comme le demandait Proudhon, ou
de bas en haut avant tout, comme le demandait Bakounine.
Il existe cinq grandes branches générales de travail
et de travailleurs. D'abord le tissage, qui emploie 2.336 ouvriers
; puis les filés, avec 1.024 filandiers et filandières;
puis vient la finition avec 1.158 spécialistes, hommes et
femmes ; la fabrication de tricot et de bonneterie en emploie 1.360,
et le cardage 550.
A la base, les travailleurs de ces cinq spécialités
choisissent, dans les réunions d'entreprises, le délégué
les représentant pour intégrer les comités
d'entreprise. Puis on retrouve, par le truchement des délégations,
ces cinq branches de travail au Comité de direction du Syndicat.
L'organisation générale repose donc d'une part sur
la division du travail, d'autre part sur la structure synthétique
industrielle.
Avant l'expropriation, les comités d'entreprise ne se composaient
que de représentants des ouvriers manuels ; on ajouta par
la suite un délégué du personnel des bureaux,
et un autre des magasins et dépôts de matières
premières. Le rôle de ces comités consiste maintenant
à diriger la production d'après les instructions reçues,
émanant des assemblées, à transmettre aux Comités
et sections responsables du Syndicat les rapports sur la marche
du travail, à faire connaître les besoins de nouveau
matériel technique, et de matières premières.
Ils doivent aussi transmettre les factures importantes et payer
celles qui ne le sont pas.
Mais les représentants de ces cinq branches de travail ne
constituent que la moitié du Comité directeur. L'autre
moitié est constituée par la Commission de contrôle
nommée par le Comité syndical et par les représentants
des sections de fabrique.
La commission technique est aussi divisée en cinq sections
: administration, ventes, achats, fabrication, assurances. On lui
a adjoint un secrétaire général, pour assurer
une coordination qui s'imposait. Examinons rapidement le fonctionnement
de cette commission.
Choisi parmi ceux que l'on considère les plus aptes pour
assurer cette fonction, le secrétaire surveille, et au besoin
oriente, le travail général.
A la tête de la section des ventes, on a placé un
camarade dont la capacité est reconnue pour cette tâche
(133).
Il contrôle le travail de la section dont il est chargé
; cette section reçoit les commandes, ordonne les livraisons
de marchandises aux divers magasins où elles sont entreposées
et méthodiquement classées. Quand un magasin a fait
une livraison, il le communique à la comptabilité
pour qu'elle se charge d'en assurer le paiement. D'autre part, la
section des ventes communique à celle de fabrication le genre
et l'importance des articles vendus pour qu'elle les remplace à
temps. On connaît ainsi, au jour le jour, l'évolution
de toutes les réserves de l'industrie textile d'Alcoy.
L'emmagasinage est aussi l'affaire de cette commission. Les magasins
sont spécialisés dans les différents articles
(tricot, bonneterie, couvertures, pardessus, draps, étoffes
diverses, etc.).
Quand les commandes sont payées au comptant, le chef de
ventes les autorise directement. S'il s'agit d'un client payant
à crédit, il peut aussi en autoriser la livraison,
mais si un plus long délai de paiement est demandé,
la Commission doit en décider.
Tout comme les autres la section achats compte un camarade spécialement
compétent, professionnel spécialisé qui a aussi
adhéré au Syndicat. Il est chargé d'acheter
la laine, le coton, le jute, la soie, la bourre, etc., selon les
besoins communiqués par les sections correspondantes. Quand
il le faut, on envoie d'autres techniciens spécialisés
dans d'autres régions d'Espagne, et même à l'étranger,
avec l'accord de la Commission technique. Cette même Commission
tient à jour le compte des réserves des magasins de
matières premières, enregistre les transferts d'un
dépôt ou d'une fabrique à l'autre. Il ne se
déplace pas un kilo de ces éléments de production
sans que tout soit dûment enregistré.
Parce qu'elle est la plus importante, et que ses tâches sont
plus diversifiées, la section fabrication est divisée
en trois sous-sections : 1° fabrication proprement dite ; 2°
organisation technique des fabriques et entretien des machines ;
3° contrôle de la production, et statistiques.
La première de ces sous-sections distribue le travail selon
les moyens techniques et la spécialisation des fabriques.
Après avoir reçu les commandes que la section ventes
lui a transmises, et décidé quels ateliers et fabriques
devront y satisfaire, parce que possédant l'outillage le
plus adéquat - et naturellement la main-d'uvre la mieux spécialisée
-, elle transmet les données nécessaires à
la Commission d'achat pour que celle-ci se procure et assure les
matières premières.
L'ensemble du personnel de toute l'industrie est divisé
en trois spécialités : les travailleurs manuels, les
dessinateurs et les techniciens. On ne distribue pas les commandes
et on ne demande pas le travail qu'elles impliquent sans consulter
auparavant les techniciens des fabriques elles-mêmes. On ne
décide pas d'en haut, sans s'informer en bas. Si, par exemple,
on veut fabriquer un tissu d'un genre déterminé, contenant
plus de coton que de laine, ou de laine que de coton, on convoque
cinq mécaniciens parmi les mieux informés, et l'on
examine avec eux si les moyens techniques de production existent,
où, et dans quelle mesure on peut les employer. Quant aux
travailleurs manuels, ils accomplissent leur tâche aussi scrupuleusement
que possible ; ils participent aux responsabilités à
l'échelle de leur activité ; s'il le faut, ils informent
les sections techniques, par l'intermédiaire du comité
d'entreprise, des difficultés qui surgissent dans l'accomplissement
de leur labeur.
Tous les lundis, dans chaque fabrique, les dessinateurs, les techniciens,
et les délégués ouvriers se réunissent,
examinent les livres et les comptes de l'entreprise, le rendement
du travail, la qualité de la production, l'état des
commandes, et enfin tout ce qui participe à l'effort commun.
Ces réunions ne prennent pas de décisions, mais leurs
résultats sont transmis aux sections syndicales correspondantes.
La sous-section des machines a pour but de veiller à l'entretien
des instruments mécaniques de travail, et aux bâtiments
dans lesquels ils sont installés. Elle ordonne les réparations
demandées par les comités d'entreprise, mais doit
consulter la Commission technique quand les frais dépassent
certain plafond.
La sous-commission de contrôle de la fabrication et de la
statistique établit des rapports sur le bilan particulier
de chaque fabrique ou atelier, sur le rendement des matières
premières, les essais d'utilisation nouvelle, les problèmes
particuliers par eux posés dans la distribution du travail
et de la main-d'uvre, la consommation d'énergie, et tous
les éléments accessoires qui peuvent orienter l'ensemble
de la production.
Elle enregistre aussi le transfert des machines d'une fabrique ou
d'un atelier à l'autre.
La sous-section d'administration est divisée en trois parties
: caisse, comptabilité, administration urbaine et industrielle.
La Caisse est chargée des paiements se rapportant à
l'industrie textile locale dans son ensemble, sur l'autorisation
du responsable des sections correspondantes. Mais, d'autre part,
celui-ci doit recevoir l'accord des fabriques dont il s'occupe.
La seconde section enregistre administrativement toutes les opérations
d'achat, vente, crédit, etc. Nous expliquerons plus loin
ses méthodes de travail qui nous permettront de mieux comprendre
les améliorations apportées dans le système
comptable introduit à Alcoy par la révolution.
Enfin, la sous-section d'administration urbaine et industrielle
s'occupe du paiement des contributions, et des loyers, et celle
des assurances de tout ce qui se rattache aux accidents et aux rapports
permanents avec la Compagnie mutuelle du Levant (134).
En marge de ces cinq sections, ou sous-sections, on a organisé
deux groupes pour les archives : l'un, provisoire, l'autre, définitif.
On y conserve non seulement les actions des anciens propriétaires,
le renoncement à leurs titres signé au moment de l'expropriation,
mais aussi tout ce qui se rapporte à chacune des activités
de l'industrie textile, tant dans le régime nouveau que dans
le régime ancien, y compris la marche du travail et des affaires
dans le régime capitaliste.
*
Nous croyons nécessaire de traiter séparément
de l'organisation de la comptabilité. Celle-ci est intégralement,
ou presque intégralement, l'uvre d'un républicain
de gauche qui a adhéré à notre Syndicat, et
approuve les transformations réalisées. Ce camarade
appliquait une méthode non absolument nouvelle dans les pays
d'organisation avancée, mais inédite en Espagne. Son
premier avantage était de faire avec soixante-dix employés
le travail qui, autrefois, demandait au moins un comptable, et souvent
deux, pour chacun des établissements (fabriques, ateliers,
dépôts de marchandises, etc., 103 en tout) existants.
Et il me donna des éléments de preuve.
Voici le Grand livre d'une fabrique administrée selon la
méthode pratiquée dans tout Alcoy avant la révolution.
Prenons une date quelconque et comptons les pages remplies ce jour-là.
Vingt-cinq ? Nous ne nous souvenons pas très bien, mais c'était
mortellement fastidieux et embrouillé. Par contre, dans le
nouveau grand livre de la comptabilité de l'industrie textile,
toutes les opérations étaient consignées sur
une page et demie ; on n'enregistrait que des résumés.
Le détail était contenu dans les livres des treize
sections diverses (caisse, banques, porte-feuille, etc.).
Chaque section enregistre, à l'instant même, ce qui
se rapporte à sa spécialité, puis classe sur-le-champ
la documentation correspondante. Les comptes sont arrêtés
chaque jour à quatre heures, le résumé est
inscrit dans le Grand livre.
De plus, chaque section a ses fichiers par matière, aux
mains d'employés spécialisés. On peut donc,
à tout moment, réviser n'importe quel compte, en contrôler
tous les détails. On sait aussi, sur-le-champ, ce qu'un client
doit, on connaît le bilan d'une fabrique, aussi bien que les
dépenses en essence de tel ou tel représentant.
Dans cette vaste organisation coordonnée et rationalisée,
le Syndicat est donc l'organisme directeur qui englobe tout. Les
assemblées générales auxquelles assistent ou
peuvent assister tous les travailleurs sans exception jugent l'activité
de la Commission technique et des sections issues des comités
d'entreprise. C'est aussi le Syndicat qui assume la responsabilité
juridique et sociale tant de l'expropriation opérée
que de la gestion générale. C'est lui qui établit
les rétributions et coordonne toutes les activités
sur le plan supérieur des intérêts collectifs.
*
Comme nous le disions auparavant, les autres industries d'Alcoy
sont organisées et gérées de la même
manière que l'industrie textile. L'organisation intégrale
se trouve aussi aux mains des Syndicats. Et le Syndicat est aux
mains des travailleurs qui participent effectivement à l'organisation
de l'industrie - et non seulement de la fabrique - et s'élèvent
au sens individuel des responsabilités collectives.
On travaillait ferme dans les ateliers métallurgiques que
j'ai visités, eux aussi organisés d'après les
principes de la démocratie et du syndicalisme libertaires.
On avait même improvisé avec succès une industrie
nouvelle exigée par la guerre : celle des armements. Les
progrès réalisés causèrent l'admiration
de certains visiteurs techniquement qualifiés, et le gouvernement
passa des commandes pour l'armée qui faisait face à
l'attaque fasciste.
Par contre, la fabrication de papier connaissait des difficultés
causées par la diminution des réserves de matières
premières. Une fois de plus on voit que, si cette expérience
avait eu lieu dans des circonstances plus favorables, les résultats
eussent été beaucoup plus heureux qu'ils ne le sont.
Toutefois, la solidarité des organisations libertaires permet
jusqu'ici au Syndicat de l'imprimerie, du papier et du carton, de
résister aux difficultés. En effet, les seize autres
Syndicats qui composent la Fédération locale d'Alcoy
aident matériellement, pécuniairement (puisque le
signe monétaire a été conservé) l'industrie
déficitaire. On est au-dessus de l'esprit corporatif, même
de corporatisme syndicaliste étroit.
*
L'organisation de la production était techniquement parfaite
à Alcoy dans la période où je l'ai étudiée,
et comme il est arrivé généralement, le plus
probable est qu'elle n'a fait que se perfectionner par la suite.
Le point faible était, comme en d'autres endroits, l'organisation
de la distribution. Sans l'opposition des commerçants et
des partis politiques, tous effrayés par la menace de socialisation
intégrale, et qui combattaient ce programme "trop révolutionnaire",
on aurait fait mieux. Cette opposition leur fit créer leur
propre "comité de contrôle" antifasciste
qui n'avait pas de rôle de combat à jouer, mais qui
sous cette apparence centralisait l'achat des denrées agricoles,
payant leurs produits meilleur marché aux paysans d'une part,
et de l'autre protégeant la hausse des prix et du coût
de la vie. Il n'était pas facile de s'imposer pour éviter
des frictions entre secteurs antifranquistes, et j'ignore si mes
camarades purent réagir efficacement par la suite. Car les
politiciens socialistes, républicains, communistes s'efforçaient
d'empêcher notre triomphe, même en restaurant l'ancien
ordre des choses ou en maintenant ce qui en restait.
Il n'empêche qu'à Alcoy, vingt mille travailleurs
(135) administrent la production au moyen de leurs syndicats, et
ont prouvé que l'industrie travaille beaucoup plus rentablement
sans capitalistes, sans actionnaires et sans patrons dont les rivalités
empêchent l'emploi rationnel du matériel technique,
comme le désordre de l'agriculture individuelle empêchait
l'emploi rationnel des terres et des moyens de production agraire.
Devant ces réalisations, le gouvernement n'a pu que s'incliner,
et commander des armes aux ateliers métallurgiques syndicalistes
d'Alcoy, comme il a commandé du drap pour habiller les soldats
à l'industrie textile socialisée, et des brodequins
aux fabriques d'Elda, qui étaient aussi aux mains des libertaires,
dans la même province d'Alicante.
L'eau, le gaz et l'électricité en Catalogne Le Syndicat
des travailleurs, qui assura en Catalogne, dès le début
de la Révolution, la fourniture ou la production d'eau potable,
du gaz et de l'électricité, avait été
fondé en 1927, sous et malgré la dictature du général
Primo de Rivera. D'autres étaient constitués à
travers l'Espagne, et la fédération des mêmes
industries apparut dans le canton de Barcelone. Puis étaient
apparues la Fédération régionale catalane,
et enfin, unissant toutes les fédérations régionales
constituées en Espagne, la Fédération nationale
dont le secrétariat général se trouvait à
Madrid.
Sans doute cette structuration fut-elle facilitée, et suscitée
par le caractère de la production, surtout celle d'électricité,
presque toujours hydraulique (136) et basée sur l'exploitation
des chutes d'eau descendant des Pyrénées, ou de barrages
se trouvant à de longues distances - parfois à des
centaines de Kilomètres - des postes transformateurs et des
lieux de distribution.
A l'échelle nationale, la masse des travailleurs adhéra
très vite. A Barcelone, le Syndicat de la C.N.T. comptait
normalement de 2.500 à 3.000 adhérents, et 7.000 dans
l'ensemble de la Catalogne. Puis, après le 19 juillet, dans
la nouvelle situation créée par la Révolution,
ouvriers et techniciens réunis atteignirent le chiffre de
8.000. De son côté, et toujours en Catalogne, l'Union
générale des travailleurs en atteignit un peu moins
de la moitié.
Les techniciens, semi-techniciens et cadres avaient constitué
un Syndicat séparé, indépendant des deux centrales
ouvrières. Mais l'élan de solidarité jailli
de la Révolution les poussa vers une union plus étroite
avec les travailleurs manuels, union nécessaire pour mieux
assurer la production. Et une assemblée résolut, par
acclamation, de dissoudre le Syndicat séparé pour
constituer la section technique du Syndicat unique adhérant
à la C.N.T. Postérieurement, les préférences
idéologiques entrant en jeu, cinquante de ces techniciens
quittèrent la C.N.T. pour constituer une section adhérent
à l'U.G.T.
Les directeurs des centrales électriques, qui gagnaient
jusqu'à 33.000 pesetas par mois, tandis que les ouvriers
en gagnaient moins de 250, étaient pour la plupart des étrangers.
Ils reçurent de leurs consuls l'ordre de rentrer dans leur
pays. Cependant, grâce aux efforts de tous les travailleurs,
et malgré le manque de certains éléments techniques
de provenance internationale, l'eau, le gaz et l'électricité
continuèrent d'être fournis jusqu'à, nous l'avons
dit, la fin de la guerre civile et de la révolution espagnole.
Seuls les bombardements provoquèrent des interruptions partielles.
L'initiative des premiers jours ne fut pas due seulement à
notre Syndicat en tant qu'organisme constitué.
Comme pour les tramways et les chemins de fer, elle partit de militants
sachant prendre des responsabilités.
Le jour même de l'insurrection fasciste, c'est-à-dire
le 19 juillet, une poignée d'entre eux se réunissaient
pour assurer la continuité de ces services publics. Immédiatement
des comités d'entreprise furent constitués, ainsi
qu'un comité central de liaison entre les deux organisations
syndicales. Par la suite, ce comité dirigea l'ensemble du
travail et de la production pour les quatre provinces catalanes
(Barcelone, Tarragone, Lérida et Gérone).
La prise de possession définitive n'eut lieu qu'à
la fin du mois d'août. Pendant la période de transition,
on s'était contenté de continuer les activités
productrices de l'organisation capitaliste, sans encore arriver
à l'expropriation. Chacun des travailleurs restait à
son poste comme autrefois ; les grandes décisions, qui impliquaient
une prise en main de caractère technico-administratif, furent
prises par les assemblées syndicales des deux centrales ouvrières.
Et, chose curieuse, que l'on constate du reste en d'autres occasions,
non seulement les Syndicats succédaient aux capitalistes
dans l'organisation du travail, mais ils assumaient les responsabilités
que ces derniers avaient auparavant contractées. C'est ainsi
qu'ils prirent à leur compte les engagements financiers et
les dettes de leurs prédécesseurs, et payèrent
toutes les factures, sans doute pour ne pas faire de tort aux travailleurs
employés par les fournisseurs, et qui, eux aussi, héritaient
de la situation laissée par leurs employeurs.
Seules furent annulées les obligations envers les bailleurs
de fonds espagnols, en leur majorité privilégiés
- la petite épargne étant pour ainsi dire inexistante
en Espagne. L'argent dont on disposa permit de faire face à
des nécessités diverses.
Au début 1937, le total des recettes avait diminué
de 20 %. Peut-être un certain nombre d'abonnés avait-il
négligé de payer les factures, mais on trouvait aussi
une autre explication : le prix du kilowatt d'électricité
avait été abaissé, nous ne savons dans quelles
proportions ; celui du mètre cube d'eau était passé
de 0,70 et 0,80 et dans certains cas de 1,50 peseta au tarif uniforme
de 0,40 peseta. Et l'on ne faisait plus payer le loyer des compteurs.
Naturellement, l'attitude des travailleurs de l'U.G.T. fut combattue
par les politiciens qui sévissaient à la tête
de la centrale réformiste. Mais leur opposition obstinée
ne put entamer la résolution des adhérents, et l'accord
continua de régner entre tous les travailleurs.
Le système d'organisation mis en pratique facilita cette
bonne entente. Il partait du lieu du travail, de l'entreprise, et
s'élevait jusqu'au Syndicat. Voyons les choses de plus près.
Dans l'entreprise même, le premier noyau est la spécialité
de travail. Chaque spécialité constitue une section
dès lors qu'elle groupe, par usine, atelier ou "bâtiment"
au moins 15 travailleurs. Quand elle ne les groupe pas, les ouvriers
de plusieurs spécialités collaborant entre elles s'assemblent
et constituent une section commune.
Les sections sont plus ou moins nombreuses, plus ou moins variées
selon l'importance des usines ou des centrales. Chacune nomme deux
délégués que les assemblées choisissent
: un de caractère technique, qui devra faire partie du Comité
de l'entreprise, un autre chargé de la direction du travail
de la section.
Le "comité de bâtiment" (c'est ainsi qu'on
l'appelle) vient ensuite. Il est nommé par les commissions
de sections, et se compose d'un technicien, d'un ouvrier manuel
et d'un administrateur. Quand on le croit nécessaire, on
y ajoute un quatrième membre pour que les deux centrales
syndicales soient représentées à égalité.
Le délégué des travailleurs manuels doit résoudre,
ou s'efforcer de résoudre, les difficultés qui peuvent
surgir entre diverses sections, celles qui surgissent au sein des
sections étant résolues par les intéressés
eux-mêmes.
Il reçoit les suggestions des travailleurs des diverses spécialisations
pour la nomination ou le déplacement du personnel. Et les
sections l'informent quotidiennement de la marche du travail.
Il sert aussi d'intermédiaire entre la base et le Conseil
général d'industrie. Il convoque périodiquement
les sections aux réunions générales qui ont
lieu au Syndicat, ce qui resserre les liens entre les travailleurs
des différentes entreprises. Au cours de ces réunions
on examine les propositions et les initiatives susceptibles de perfectionner
la technique du travail et la production, d'améliorer la
situation des travailleurs ou encore d'intéresser l'organisation
syndicale. Une copie des délibérations est remise
au conseil d'industrie. Notons que l'activité spécifique
du délégué des travailleurs manuels ne l'empêche
pas d'exercer sa profession aux côtés de ses camarades.
Le délégué aux fonctions administratives contrôle
l'arrivée et l'emmagasinage des matériaux, enregistre
les demandes, comptabilise les fournitures et les réserves,
veille au mouvement des dépenses et des recettes. Il contrôle
aussi la correspondance, et c'est sous sa responsabilité
qu'est rédigé tout bilan ou tout compte rendu adressé
au Conseil d'industrie.
Le délégué aux fonctions techniques contrôle
les activités correspondantes de sa section, s'efforce d'augmenter
le rendement du travail, d'alléger l'effort humain, par des
initiatives, novatrices. Il contrôle la production des centrales,
l'état des réseaux, établit des statistiques
et des graphiques montrant l'évolution de la production.
Voyons maintenant, d'un peu plus près, les conseils d'industrie
au sommet de l'organisation.
Il y en a, naturellement, trois : un pour l'eau, un pour le gaz,
un pour l'électricité. Chacun se Compose de huit délégués
: quatre pour l'U.G.T. et quatre pour la C.N.T. La moitié
de ces délégués est nommée par les assemblées
générales de syndicats (137). L'autre moitié,
par les délégués des sections techniques, en
accord avec le comité central. Cette dernière mesure
a pour but d'assurer, dans la composition des conseils d'industrie,
la nomination d'hommes techniquement et professionnellement capables,
ce qui, me dit-on, n'a pas toujours lieu dans les assemblées
syndicales où les dons oratoires, les affinités idéologiques
ou personnelles peuvent reléguer au second rang les considérations
plus nécessaires.
Tout cela est coiffé par le Conseil général
des trois industries, qui se compose aussi de huit membres : comme
auparavant, quatre de chaque centrale syndicale. Ce conseil coordonne
l'activité des trois industries, harmonise la production
et la distribution des matières premières du point
de vue régional, national et international, modifie les prix,
organise l'administration générale, enfin prend et
applique toutes les initiatives intéressant l'ensemble des
producteurs, de la production et des besoins. Cependant, il doit
toujours soumettre ses activités au contrôle des assemblées
syndicales locales et régionales.
Examinons maintenant les résultats de cette gestion ouvrière.
Du point de vue technique il convient de souligner certaines réalisations
dont celle, primordiale et que nous trouvons constamment, de la
concentration et de la coordination. Toutes les usines n'ont pas,
il s'en faut de beaucoup, l'importance de celle de Tremp et de Camarasa,
qui sont les principales centrales alimentées par de grands
barrages. A part ces deux géantes, la plupart des 610 unités
(comprenant les transformateurs) éparpillées en Catalogne
n'ont qu'un rendement médiocre ou insignifiant ; leur maintien
en activité servait des intérêts privés,
mais bien peu l'intérêt général. Il était
nécessaire de les relier, d'éliminer, de réorganiser.
Ce qui fut fait. Six mois après le début de la socialisation,
70 % des usines représentant 99 % de la production constituaient
un ensemble technique parfaitement homogène ; et 31 %, qui
ne représentaient que 1 % de cette même production,
étaient en marge.
Entre autres choses, cela représentait une économie
de main-d'uvre que l'on employa à des améliorations
et des innovations souvent importantes. Ainsi, 700 travailleurs
ont construit, près de Flix, un barrage qui augmenta de 50.000
CV le courant disponible.
La production de gaz est économiquement moins importante,
et je n'ai pas, à ce sujet, recueilli de données comparables
à celles recueillies pour l'électricité. D'autant
plus que le manque croissant de charbon, conséquence du blocus,
ne permettait pas d'entreprendre des améliorations dignes
d'être enregistrées. Notons seulement que sur vingt-sept
usines, vingt- deux, les plus grandes, synchronisèrent immédiatement
leur production, et la répartition des matières premières.
Par contre, l'eau, surtout l'eau potable dont la fourniture demandait
une organisation sérieuse et coûteuse, généralement
pour chaque locataire de chaque immeuble, ne manqua jamais, même
dans les villes bombardées. A Barcelone, la fourniture quotidienne
qui était de 140.000 m3 avant la révolution s'éleva
rapidement à 150.000 m3, et augmenta par la suite. Toutefois,
cette augmentation ne fut pas importante, car il n'était
pas facile, dans une région aussi accidentée, de procéder
à de nouvelles captations, toutes les sources étant
déjà, depuis longtemps, mises à contribution.
Les tramways de Barcelone Les tramways constituaient, à
Barcelone, le moyen de transport le plus important. Soixante lignes
sillonnaient la ville, et desservaient les faubourgs et les localités
des alentours : Pueblo Nuevo, Horta, Sarria, Badalona, Sens, Bonanova,
Gracia, Casa Antunez, etc. La Compagnie générale des
tramways, société anonyme dont les capitaux étaient
surtout belges, employait 7.000 salariés qui non seulement
conduisaient les voitures et encaissaient le prix des trajets, mais
aussi travaillaient dans les huit dépôts et dans les
ateliers de réparation.
Sur les sept mille, 6.500 environ étaient syndiqués
à la C.N.T. où ils composaient la section du Syndicat
industriel des transports correspondant à leur spécialisation.
Les autres sections, beaucoup moins importantes, étaient
celles du métropolitain celle des taxis, qui, par la suite,
se collectivisèrent pour leur compte, celle des autobus,
et enfin celle des deux lignes de funiculaires de Montjuich et du
Tibidabo (138).
Les combats de rues avaient paralysé tout le trafic, obstrué
les chaussées par des barricades dressées un peu partout,
et dont souvent les tramways et les autobus constituaient le matériau
principal. Il fallait faire place nette, laisser le chemin libre,
remettre en route les moyens de transport indispensable à
la grande cité. Alors, la section syndicale des tramways
chargea une commission composée de sept camarades d'occuper
les locaux administratifs, tandis que d'autres inspectaient les
voies et dressaient le tableau des déblaiements nécessaires.
Devant le local de la compagnie, la commission trouva un piquet
de gardes civiles chargé d'en interdire l'accès. Le
sergent qui le commandait déclara avoir ordre de ne laisser
passer personne. Armés de fusils et grenades, et une partie
d'entre eux bien abrités dans le camion blindé qui
servait à la compagnie pour le transport des fonds, nos camarades
menacèrent. Alors, le sergent demanda par téléphone
à ses supérieurs l'autorisation de se retirer; elle
lui fut accordée.
Insistons sur un petit détail qui ne manque pas de piquant.
Tout le haut personnel étant absent, la délégation
syndicale ne trouva dans les bureaux que l'avocat chargé
de représenter la compagnie et de parlementer. Le camarade
Sanchez, militant de pointe, le plus actif et le plus éprouvé,
connaissait bien ce monsieur qui, deux ans auparavant, l'avait fait
condamner à dix-sept ans de prison lors d'une grève
qui avait duré vingt-huit mois (139) ; le défenseur
des intérêts de la compagnie avait même requis
contre lui 105 ans de la même peine !
Ce monsieur le reçut très aimablement, déclarant
qu'il acceptait la situation nouvelle, et même que, comme
avocat, il se mettait à la disposition des travailleurs.
Les camarades de Sanchez voulaient le fusiller sur place ; ce dernier
s'y opposa. Il donna même au personnage l'autorisation de
se retirer. On était vendredi, rendez-vous fut pris pour
le lundi suivant. Mis en confiance, l'homme demanda qu'on l'accompagnât
jusqu'à son domicile, car il y avait beaucoup de révolutionnaires
armés dans les rues... On l'accompagna, mais le lundi il
ne se présenta pas. On ne le revit plus.
Le comité des sept convoqua immédiatement les délégués
des différentes sections syndicales : usine électrique,
câbles, réparations, trafic, receveurs, magasins, comptabilité,
bureaux et administration, etc. Une fois de plus la synchronisation
du Syndicat d'industrie jouait merveilleusement. Et, à l'unanimité,
on décida de remettre sans attendre les tramways en marche.
Le jour suivant on convoqua par radio - comme le Syndicat de la
métallurgie avait fait pour ses adhérents - les travailleurs
manuels et les techniciens. L'immense majorité accourut :
seuls manquèrent quelques fascistes.
Tous les ingénieurs se mirent aux ordres du Syndicat, y compris
un ancien colonel, que sa sympathie active pour les ouvriers avait
fait rétrograder de chef de la section du trafic et directeur
du métropolitain à la section des archives.
Et cinq jours après la fin des combats, sept cents tramways,
au lieu de six cents, tous peints aux couleurs rouge et noire de
la F.A.I. tranchant en diagonale (140), circulaient dans Barcelone.
On en avait augmenté le nombre pour supprimer les remorques
qui causaient de nombreux accidents. Il avait fallu pour cela réparer,
en travaillant jour et nuit, et dans un enthousiasme général,
une centaine de voitures mises au rancart parce que jugées
inutilisables.
*
Naturellement, les choses purent s'organiser si vite et si bien
parce que les hommes étaient bien organisés eux-mêmes.
On retrouve donc ici un ensemble de sections constituées
par métiers et mises sur la base industrielle, selon l'organisation
du travail, de l'entreprise au Syndicat. Mécaniciens, conducteurs,
réparateurs, menuisiers, etc., autant de groupements complémentaires
dépassant le simple cadre professionnel de la tradition,
et réunis dans une organisation unique.
Chaque section comptait à sa tête un ingénieur
nommé en accord avec les Syndicats, et un représentant
des ouvriers : on s'occupait ainsi du travail et des travailleurs.
Au-dessus, les délégués réunis constituaient
le Comité général local. Les sections se réunissaient
séparément quand il s'agissait de leurs activités
spécifiques que l'on pouvait considérer indépendamment
; quand il s'agissait de problèmes généraux,
tous les travailleurs de tous les métiers tenaient une assemblée
générale. De la base au sommet, l'organisation était
fédéraliste, et l'on pratiquait ainsi non seulement
une solidarité permanente dans les activités matérielles,
mais aussi une solidarité morale, qui attachait chacun à
l'uvre d'ensemble, avec une vision supérieure des choses.
L'accord était donc aussi permanent entre ingénieurs
et ouvriers. Aucun ingénieur ne pouvait prendre une initiative
importante sans consulter le Comité local, non seulement
parce qu'il convenait que les responsabilités fussent partagées,
mais aussi parce que souvent, dans les problèmes pratiques,
les travailleurs manuels ont une expérience qui manque aux
techniciens. Cela était compris par les deux parties, et
par la suite, très souvent quand le comité du Syndicat,
ou un délégué, imaginait une initiative intéressante,
on convoquait l'ingénieur spécialisé pour le
consulter ; d'autres fois, c'était l'ingénieur qui
proposait l'examen d'une idée nouvelle. On convoquait alors
des travailleurs manuels. La collaboration était complète.
Mais on ne se contenta pas de remettre, même en plus grand
nombre, les tramways en route ; ni de les repeindre aux couleurs
de la révolution. Les différentes corporations décidèrent
d'effectuer ce travail supplémentaire sans le moindre sursalaire.
L'élan créateur dominait. Dans les dépôts,
il y avait toujours vingt ou trente voitures qu'on révisait
et enjolivait.
On améliora aussi l'organisation technique et le fonctionnement
du trafic ; l'importance des perfectionnements réalisés
surprend. On commença par éliminer trois mille poteaux
métalliques auxquels étaient suspendus les câbles
électriques fournissant le courant, qui gênaient le
trafic et causaient de nombreux accidents ; on les remplaça
par un système de suspension aérienne. Puis on installa
un nouveau procédé de signalisation et de sécurité
consistant en un aiguillage électrique et en disques automatiques.
D'autre part, la compagnie de Agua, Luz y Fuerza (Eau, Lumière
et Energie) avait installé, en maints endroits, et au beau
milieu de la voie suivie par les tramways des cabines transformatrices
ou distributrices de courant, ce qui obligeait à des détours
et des bifurcations innombrables, souvent brusques (il n'y avait
très souvent qu'une seule voie montante et descendante),
et provoquait aussi des accidents. Cela durait depuis le début
des installations, selon ce qu'avait été le caprice
des intérêts économiques ou politiques. Les
camarades de l'Eau, du Gaz et de l'Electricité installèrent
ces cabines où elles ne pouvaient pas gêner, et l'on
put redresser définitivement les voies des tramways.
On reconstruisit aussi une partie des lignes endommagées,
dont la n°60, à double voie, qui fut entièrement
refaite. Dans certains cas, on asphalta la chaussée.
Ces améliorations demandèrent un certain temps, et
aussi des modifications de l'infrastructure générale.
Dès le début, les organisateurs, sans pour cela oublier
les intérêts des travailleurs de la vaste entreprise,
s'occupèrent de perfectionner l'outillage employé.
En moins d'un an on comptait diverses acquisitions remarquables
: ce fut d'abord l'achat, en France, d'un tour américain
automatique, unique en Espagne, d'une valeur de 200.000 F, et capable
de faire à la fois sept pièces identiques.
On acheta aussi deux fraiseuses ultra modernes, et des avertisseurs
électriques permettant de repérer à distance
les avaries et les ruptures de câbles ; des câbles nouveaux
remplacèrent ceux déjà vieillis. Et l'on se
procura un four électrique pour fondre des coussinets. Bien
d'autre matériel technique fut ainsi acquis, dont des appareils
belges, à électrodes pour la soudure des rails, et
qui coûtaient, somme vraiment importante à l'époque,
250.000 francs.
Ainsi outillés, on alla beaucoup plus loin dans l'esprit
d'entreprise, et l'on se mit même à construire des
véhicules, dont deux modèles de funiculaires pour
la ligne de la Rebasada, qui montait au Tibidabo, et pour celle
de Montjuich (141). Les nouvelles voitures pesaient 21 tonnes, tandis
que les anciennes en pesaient 35, et transportaient moins de voyageurs.
Auparavant, on avait réorganisé les techniques de
fourniture de courant, et réparé les dynamos.
*
Voyons brièvement les résultats financiers de la
nouvelle organisation. Des chiffres nous ont été fournis
par les principaux réalisateurs de cette création
révolutionnaire; nous avons pris les autres, publiés
officiellement, dans la presse ouvrière de l'époque.
Ils partent du mois de septembre 1936, date à laquelle la
comptabilité avait été prise en main de façon
à offrir des garanties sérieuses. C'est pourquoi les
comparaisons que nous allons faire partent du même mois dans
les années indiquées :
CHIFFRE TOTAL DE RECETTES
Année 1935 Année 1936 (Pesetas) (Pesetas) Septembre
2.277.774,64 2.600.226,86 Octobre 2.425.272,19 2.700.688,45 Novembre
2.311.745,18 2.543.665,72 Décembre 2.356.670,60 2.653.930,85
L'augmentation était de 322.452,22 pesetas pour le premier
de ces quatre mois, de 275.416,26 pesetas pour le deuxième,
de 231.919,22 pesetas pour le troisième, de 297.260,25 pour
le quatrième. La différence varie donc entre 12 et
15 %.
On peut supposer qu'une telle augmentation s'explique par celle
des prix du transport. Eh bien, non, au contraire des mesures furent
prises pour abaisser les tarifs d'ensemble. Ceux-ci variaient, selon
les distances parcourues, de 0,10 à 0,40 peseta, et l'on
établit un tarif uniforme de 0,20 peseta au bénéfice
principal des travailleurs qui, vivant souvent dans les quartiers
extérieurs, devaient précisément faire de longs
trajets, et payer en proportion, surtout pour les tarifs de nuit
(142).
Ces réductions de tarifs auraient causé un déficit
dans l'entreprise auparavant existante, mais la suppression du profit
capitaliste et des hautes rétributions de la hiérarchie
administrative et technicienne permit, au contraire, d'obtenir des
excédents.
*
Le bilan général des services rendus est également
positif. Pendant l'année 1936, le nombre de voyageurs transportés
avait été de 183.543.516; pendant l'année suivante
il fut de 233.557.506. Différence en plus : 50.014.244.
Mais le progrès ne s'arrête pas là. Le nombre
de kilomètres parcourus augmenta aussi. En l'année
1936, le total avait été de 21.649.459 ; en l'année
1937, en pleine situation nouvelle, il fut de 23.280.781.
Augmentation de 1.640.244 km.
Reconnaissons que ces chiffres s'expliquent en partie par le manque
croissant d'essence pour les véhicules à moteur, à
conséquence du blocus des côtes espagnoles. Toujours
est-il que l'organisation nouvelle sut répondre, et au-delà,
aux besoins croissants de la population.
Pour y parvenir, il ne fallut pas se contenter de continuer sur
la lancée du capitalisme : il fallut faire beaucoup plus.
On l'a fait, même dans des proportions qui dépassent
ce que nous venons de résumer. Car, avant la Révolution,
les ateliers de l'Entreprise des Tramways de Barcelone, S.A., ne
fabriquaient que 2 % du matériel employé, et n'étaient,
dans l'ensemble, que destinés aux réparations les
plus urgentes. Acharnée au travail, la section des tramways
du Syndicat ouvrier des communications et des transports de Barcelone
réorganisa et perfectionna les ateliers où, en un
an, on fabriqua 98 % du matériel employé. En un an,
la proportion fut inversée malgré une augmentation
de 150 % des prix des matériaux se raréfiant sans
cesse, ou venus de l'extérieur dans des conditions souvent
onéreuses.
Et non seulement les travailleurs des tramways de Barcelone n'ont
pas vécu sur les réserves du capitalisme, comme le
prétendent ou l'insinuent les détracteurs des collectivisations
syndicales, ou syndicalisations, mais ils firent face à certaines
difficultés financières héritées du
capitalisme, comme le firent le Syndicat de l'industrie textile
d'Alcoy, et celui de la fabrication de chaussures d'Elda. Le 20
juillet, en pleine bataille, il fallut payer pour 295.535,65 pesetas
de salaires - le paiement s'effectuait tous les dix jours. Peu après,
il fallait payer pour 1.272.528,18 pesetas de matériel auparavant
acheté par la compagnie. Ce qui fut fait. Et jusqu'à
la fin de l'année 1936, on paya pour 2.056.206,01 pesetas
de dépenses générales, d'exploitation, 100.000
pesetas pour le service médical et les indemnités
d'accidents, 72.168,01 pesetas de primes pour l'économie
de courant et de matériel - pratique de l'ancienne compagnie
; enfin, 20.445,90 pesetas pour l'assurance du personnel (143).
Rien n'a été négligé. Certes, nous
ne sommes pas encore devant la socialisation intégrale et
intégralement humaniste des collectivités agraires,
avec l'application du principe "à chacun selon ses besoins".
Mais répétons inlassablement que dans les villes le
régime républicain avec les institutions d'Etat n'avait
pas été et ne pouvait pas être aboli ; qu'une
bonne partie de la bourgeoisie et des courants politiques traditionnels
existaient toujours, que le commerce n'avait pu être socialisé.
Il était fatal que les réalisations, même les
plus audacieuses, s'en ressentissent. Toutefois, ce qui fut fait
dans les socialisations syndicales était déjà
énorme.
Car l'esprit des travailleurs de Barcelone, et d'autres villes
comme Valence, était probablement, au monde, le plus apte
à instaurer l'égalité économique et
la pratique de l'entraide. C'est ainsi que, soit pour les aider
à faire face à des difficultés momentanées,
soit pour contribuer à leur développement, la section
des tramways de Barcelone aida financièrement les autres
sections des transports urbains. Les autobus reçurent 865.212
pesetas, les funiculaires du Tibidabo et de Montjuich, 75.000, les
transports du port de Barcelone 100.000, et l'entreprise du métropolitain
400.000. Et le 31 décembre 1936, les tramways de Barcelone
avaient en caisse 3.313.584,70 pesetas.
*
Fait curieux : non seulement les prolétaires libertaires
espagnols acceptèrent de payer aux fournisseurs de la compagnie
les dettes que celle-ci avait contractées, mais ils voulurent
traiter avec les actionnaires. Ceux-ci devaient être assez
nombreux, le capital se composant de 250.000 actions de 500 pesetas,
mais probablement résidaient-ils surtout à l'étranger.
Nos camarades convoquèrent par la presse et voie d'affiches
les porteurs de titres à une assemblée générale.
Il ne se présenta qu'une femme d'un certain âge, propriétaire
de 225 actions.
Nullement effrayée par les événements, elle
déclara remettre la gestion de son petit capital au Syndicat
ouvrier avec lequel elle maintiendrait dorénavant des rapports
confiants. Nous ignorons quel fut par la suite le caractère
de ces rapports, mais si cette femme ne disposait pas d'autres ressources,
nous serions étonné qu'on l'ait entièrement
privée de moyens d'existence. Cette inhumanité n'était
pas habituelle chez nos camarades.
*
Il nous reste à voir quelle partie des bénéfices
alla aux travailleurs des tramways. Au moment de l'insurrection
fasciste, les manuvres (peones) gagnaient de 8 à 9 pesetas
par jour, les agents du trafic gagnaient 10 pesetas, les chauffeurs
de camions et les ouvriers qualifiés des ateliers (tourneurs,
ajusteurs, etc.), 12 pesetas. Tous les salaires furent réajustés
avec une différence minime : 15 pesetas pour les manuvres
et 16 pesetas pour les ouvriers qualifiés. On s'approchait
de l'égalité de base absolue.
Mais d'autres améliorations de la condition des travailleurs
méritent d'être retenues. D'abord, on installa des
lavabos dans les dépôts et les ateliers, ce qui n'avait
jamais été fait. On installa aussi des douches (n'oublions
pas que nous étions en 1936) dans tous les lieux de travail
collectif. On désinfecta les tramways une fois par semaine.
Puis on organisa un service sanitaire dont nous pouvons sans doute
tirer quelques enseignements.
Ce service sanitaire reposait sur la division de Barcelone et des
quartiers environnants en trente secteurs.
Chacun de ces secteurs était à la charge d'un médecin
payé par le Syndicat des Tramways de Barcelone. Les médecins
ne soignaient pas seulement les travailleurs employés, mais
également leur famille. Un service d'assistance à
domicile fut aussi constitué, dont les membres soignaient
les malades, et leur apportaient des secours de caractère
humain, des conseils, un soutien moral, toutes choses souvent plus
nécessaires que la médecine même. En même
temps, on vérifiait et contrôlait la véracité
des déclarations de maladies et des malaises passagers afin
d'éviter les abus - on n'avait pas encore atteint la perfection
humaine. Si l'on en découvrait - le cas était assez
rare, car l'esprit n'était plus le même que sous le
capitalisme - le Syndicat prenait des mesures allant jusqu'à
la suppression d'une semaine de salaire. Normalement, le malade
touchait son salaire entier (144).
A cette organisation générale des soins à
domicile fut ajoutée l'utilisation d'une très belle
clinique qui, jusqu'alors n'avait été qu'au service
des riches. A part le confort de l'installation qui faisait un contraste
plus qu'appréciable avec les hôpitaux traditionnels
de Barcelone, on repeignit les murs à la laque, on décora,
on agrémenta de postes de radio, des soins correspondants
à des branches particulières de la médecine
furent assurés par un spécialiste en gynécologie,
un spécialiste des voies digestives et un spécialiste
de chirurgie générale, tous trois travaillant au service
du Syndicat.
La discipline spontanée, la moralité des travailleurs
étaient reconnues de tous. Il y avait adhésion, participation
à l'uvre commune, et même on aiguisait l'imagination
pour trouver des améliorations techniques, de nouveaux modes
de travail. Ainsi furent installées des "boîtes
à idées" appelées "buzones"
(boîtes aux lettres), dans les différents ateliers,
où celui qui envisageait une initiative la proposait par
écrit.
Cette participation dépassait même le cadre de l'entreprise
et du Syndicat. Parce qu'ils étaient bien outillés,
les ateliers produisaient des fusées et des obusiers pour
les combattants du front d'Aragon. Les travailleurs faisaient gratuitement
des heures supplémentaires, et même venaient le dimanche
apporter leur effort à la lutte commune, sans rétribution.
Pour en finir avec cet aspect des choses, il ne sera pas inutile
de souligner que l'honnêteté était générale.
Non qu'il n'y ait pas eu quelques cas d'indélicatesse, mais
en trois ans ils se réduisirent à six larcins qui
ne mériteraient pas même la peine d'être mentionnés
si nous ne voulions pas paraître escamoter ce qui est déplaisant.
Le cas le plus grave fut celui-ci : un ouvrier emportait de temps
en temps de petites quantités de cuivre qu'il revendait quand
il atteignait le kilo. On le renvoya, mais comme sa femme vint dire
au Comité d'entreprise qu'elle avait un enfant, et que celui-ci
allait en souffrir, on lui paya trois ou quatre semaines de salaire,
et on changea son mari d'atelier.
Les moyens de transport
Document annexe : Organisation du réseau catalan Madrid-Saragosse-Alicante.
(cliquer sur l'image pour voir le document)
Il y eut, pendant la révolution espagnole, particulièrement
en Catalogne, un effort de coordination des moyens de transport
terrestres et maritimes que les difficultés croissantes causées
par la guerre qui absorbait une somme elle aussi croissante d'énergie
humaine, mécanique et thermique, empêchèrent
sans aucun doute de mener à bien, mais qui, dans ce qui a
été fait, mérite d'être signalé.
Nous le verrons dans la description de l'organisation du réseau
ferroviaire de Madrid-Saragosse-Alicante, que nous avons pu étudier,
et qui nous aidera à comprendre comment fonctionna l'ensemble
des chemins de fer de l'Espagne antifasciste quand les travailleurs
en furent responsables.
Il existait en Espagne deux grandes associations de cheminots :
le Syndicat national des chemins de fer, qui faisait partie de l'Union
générale des travailleurs, et la Fédération
nationale des industries ferroviaires, qui faisait partie de la
Confédération nationale du travail. En juillet 1936,
la première de ces deux organisations groupait, à
l'échelle nationale, le plus grand nombre d'adhérents,
mais la différence n'était plus très grande
dans les derniers temps, et notre Fédération voyait
ses effectifs grossir continuellement. En Catalogne, nous étions
les plus nombreux.
Après que les forces militaro-fascistes furent battues dans
les rues de Barcelone, obligées de se retirer dans les casernes
et de se laisser désarmer, nos camarades cheminots ne perdirent
pas leur temps à danser dans la rue pour fêter la victoire.
Le 20 juillet, ils convoquèrent le haut personnel pour le
licencier. Le 21 juillet, ceux qui assumaient la responsabilité
de la remise en marche des trains, indispensable pour assurer le
contact avec les autres régions, ravitailler la ville et
envoyer au front d'Aragon les milices improvisées, contrôlaient
sans attendre les voies ferrées. Et le même jour, le
premier train chargé de combattants faisait son premier voyage
sous contrôle révolutionnaire.
Les techniciens écartés furent remplacés par
des militants ouvriers qui n'avaient certes pas la haute formation
spécialisée de ceux dont ils prenaient la place, mais
qui, avec l'appui de la base qui les avait nommés, pourraient
faire correctement leur travail. C'était l'essentiel.
Le réseau exproprié comprenait 123 gares, grandes
et petites, groupées en neuf secteurs. Le personnel administratif
resta à son poste et continua de travailler. Les cheminots
firent de même. L'accord fut complet, et l'expropriation acceptée
avec un haut esprit de responsabilité. En quelques jours
la circulation était redevenue normale.
Tout cela avait été réalisé sur la
seule initiative du Syndicat et des militants de la C.N.T. Ceux
de l'U.G.T., où dominait le personnel administratif, étaient
demeurés passifs, ne s'étant jamais trouvés
en semblable situation.
Habitués à obéir aux ordres venus d'en haut,
ils attendirent. Les ordres, ni les contre-ordres ne venant pas,
et nos camarades allant de l'avant, ils suivirent le courant puissant
qui entraînait le plus grand nombre.
Aussi, cinq jours après le triomphe de la révolution,
quatre jours après la prise de possession des chemins de
fer par les syndiqués de la C.N.T., une délégation
ugétiste vint-elle demander de faire partie du Comité
central révolutionnaire que composaient six de nos militants.
On réorganisa donc le Comité, qui fut composé
de huit membres. Quoique moins nombreuse, et nulle au point de vue
révolutionnaire, la section réformiste fut, par tolérance
et volonté de fraternité, placée à égalité
quant au nombre de délégués la représentant
: il y en eut quatre de chaque côté.
Mais ce nombre apparut bientôt insuffisant. Les sections
techniques s'organisant, on s'aperçut qu'il en fallait dix,
plus un président et un directeur général,
Au total, douze délégués, six pour chaque mouvement
syndical.
On comptait ainsi, répondant aux activités diverses,
la division Exploitation, puis la division commerce, services électriques,
comptabilité et trésorerie, services de traction,
dépôts d'approvisionnements divers, organisation sanitaire,
voies et travaux, contentieux, enfin contrôle et statistiques.
Dès le début, ces divisions ne furent pas dirigées
de haut en bas, selon un système étatiste et centralisé.
Le Comité révolutionnaire n'eut pas de telles attributions.
On restructura de bas en haut ; dans chacune des sections et sous-sections,
un Comité d'organisation chargé de la responsabilité
du travail avait été formé. Ce Comité
disparut assez vite, car il n'était pas nécessaire
de mobiliser plusieurs personnes pour accomplir ces fonctions ;
il ne resta donc, dans chaque section et sous-section, qu'un délégué
choisi par la réunion des travailleurs des gares dans les
petites villes, dans les villages, ou dans les villes importantes.
On établit des normes d'organisation, d'initiative et de
contrôle. Maintenant, l'ensemble, des travailleurs de chaque
localité se réunit deux fois par mois pour examiner
tout ce qui se rapporte au travail. Parallèlement, les militants
animateurs se réunissent une fois par semaine. Puis l'assemblée
générale locale nomme un Comité qui dirige
l'activité générale dans chaque gare et ses
dépendances. Dans les réunions périodiques,
la gestion de ce Comité, dont les membres travaillent, est
soumise, après information et examen où tous les assistants
peuvent intervenir, à l'approbation ou la désapprobation
des travailleurs.
L'impulsion a conservé son caractère nettement fédéraliste.
On ne peut dire que la direction ait été imprimée
par le Comité révolutionnaire central de Barcelone.
Tout simplement, le travail a continué partout, comme avant
le 19 juillet. Les membres du Comité de Barcelone se contentent
de surveiller l'activité générale et de coordonner
celle des différentes lignes qui composent le réseau.
Ils relient lentement les diverses parties de l'organisme et préparent
une meilleure gestion pour demain.
L'important est que, comme dans les usines et les fabriques, même
encore imparfaitement socialisées, sans actionnaires, sans
ingénieurs, sans la hiérarchie habituelle, les trains
ont continué de circuler, les gares d'être desservies,
les voyageurs et les marchandises d'être transportés,
les régions hier ravitaillées, d'être ravitaillées
aujourd'hui.
On alla même, par amour propre révolutionnaire, jusqu'à
faire circuler un plus grand nombre de trains que d'habitude, ce
qui, comme on le verra, fut une erreur dont on se rendit compte
par la suite.
Dès après le 19 juillet, il circulait 292 trains
par jour, sur la totalité du réseau. En octobre de
la même année, il en circulait 213. Réduction
qui s'explique en partie par la diminution du tonnage transporté,
et du nombre de voyageurs, par l'interruption des relations avec
l'Aragon, et au-delà de l'Aragon avec la partie de la Castille
occupée par les fascistes, et que traversaient auparavant
des convois allant à Madrid ou en venant. En octobre 1935,
on avait enregistré 28.801 wagons ; en octobre 1936, à
conséquence des événements qui bouleversaient
tout, on n'en enregistrait que 17.740 ; mais en décembre
suivant, le total était remonté à 21.470. L'écart
serait beaucoup moindre si l'Espagne n'était pas coupée
en deux.
Malgré tout, de tels chiffres nous font comprendre l'importance
des activités ferroviaires du seul réseau dont nous
nous occupons. Mais encore ne donnent-ils qu'une impression insuffisante.
Ce qui semblera plus évident, si l'on sait que les dix sections
spécialisées d'administration que nous avons énumérées
auparavant se subdivisent à leur tour en sous-sections techniques.
Par exemple, le service d'exploitation comprend la régulation
horaire des trains, la circulation générale, la distribution
du matériel ferroviaire, le trafic des marchandises et les
services de toutes les gares. L'organisation générale
est donc plus complexe que ce qu'on pouvait, à première
vue, supposer.
Nous avons dit que ce fut une erreur que vouloir faire circuler
immédiatement le plus grand nombre possible de trains. D'abord,
parce qu'il fallait économiser un charbon venant des Asturies
cernées et assiégées par Franco, et d'Angleterre,
qui, nos ports étant bloqués par la marine de guerre
ennemie, ne courait pas les risques de faire couler ses bateaux.
Une autre faiblesse technique apparut bientôt ; 25 % des chaudières
des locomotives se trouvaient hors de service au moment de la prise
de possession révolutionnaire. Or, les tuberies se fabriquaient
dans le Pays Basque, lui aussi assiégé par les forces
franquistes, et où tous les hommes étaient mobilisés
pour la lutte armée. Le rationnement s'imposait donc pour
les moyens de transport comme pour la consommation générale.
On le comprit un peu tard.
Le problème de la rétribution des travailleurs fut
posé d'autant plus que les salaires allaient de 2,50 pesetas
par jour pour les femmes employées comme gardes-barrières,
et cinq pesetas pour les cheminots faisant un travail non spécialisé,
aux émoluments princiers des ingénieurs en chef. La
rétribution moyenne était de 6,50 pesetas ; et à
l'époque, selon les régions, le kilo de côtelettes
coûtait de quatre à six pesetas. On prit comme base
trois cents pesetas par mois, pour tous les salaires sans exception.
Ceux qui dépassaient cinq cents pesetas - cas des ingénieurs
nouvellement engagés - avaient été exceptionnellement
ramenés à cette limite, mais le manque de techniciens
qualifiés obligea à transiger, et, me disent mes camarades,
en février 1937, cinq ingénieurs étant entrés
à la direction, il fallut bien leur donner satisfaction en
les payant jusqu'à 750 pesetas par mois.
C'est-à-dire 2,5 fois plus que les travailleurs de base (145).
Il y avait tout de même un long chemin parcouru par rapport
aux injustices qui régnaient dans le régime capitaliste.
*
Mais des difficultés assez inattendues, quoique non très
surprenantes, ont surgi du côté de l'Union générale
des travailleurs dont les instances supérieures, qui de Madrid
avaient dû passer à Valence, après avoir accepté
en principe (et sans doute pour ne pas se trouver hors de la famille
ferroviaire), la socialisation syndicale, changèrent d'avis
et remplacèrent d'autorité les représentants
de leur centrale qui faisaient partie du Comité ferroviaire
de Barcelone. Elles nommèrent à leur place des délégués
de leur choix qui, plus dociles, s'opposeraient à la socialisation
entreprise, ou la freineraient. Cela, sans avoir consulté
les adhérents.
On avait pourtant, au début, trouvé une solution
intermédiaire, qui aurait pu être généralisée.
Dans le Centre et le Sud de l'Espagne, devant le départ des
hauts employés, administrateurs ou ingénieurs étrangers
qui dirigeaient les s réseaux ferroviaires, l'Etat, incapable
de rien faire par lui-même, dut recourir aux organisations
syndicales. Un "comité d'exploitation" fut organisé
; il était composé de trois membres de la C.N.T.,
trois de l'U.G.T., et trois représentants du gouvernement
qui se limitèrent à laisser aux délégués
syndicaux le soin de tout remettre en route et de tout contrôler.
Mais à mesure que le succès des cheminots s'affirma
- toujours dans les régions du Sud-Est et du Centre -, l'Etat,
selon son habitude, renforça son contrôle et voulut
s'emparer de tout. La bureaucratie officielle s'imposait aux réalisations
ouvrières, et les Syndicats résistaient.
En Catalogne, la même offensive était menée
par le biais de l'U.G.T. dans laquelle se concentraient de plus
en plus les socialistes à l'esprit bureaucratico-étatiste
et les communistes qui, pour cacher leur jeu, s'appelaient socialistes
unifiés catalans. Aussi, nos camarades qui, malgré
tout étaient majoritaires, se méfiaient-ils des interventions
de l'Etat, même sous prétexte de simple information
statistique, et ne laissaient-ils pas contrôler leur administration
sur le réseau Madrid-Saragosse-Alicante.
Ce n'est pourtant pas qu'ils ne pouvaient présenter leurs
comptes qu'ils nous ouvrirent largement dès le premier moment
et que nous allons résumer. Mais auparavant nous devons enregistrer
les modifications introduites dans le fonctionnement des lignes
catalanes qui, par la réduction du trafic et le déséquilibre
traditionnel entre les recettes et les dépenses (146), sont
déficitaires. Il faut retenir que le réseau M.S.A.,
aide pécuniairement le réseau du Nord, lui aussi éternellement
déficitaire, rappelons-le, car le chemin de fer revient,
en Espagne, pays extrêmement montagneux, et au trafic relativement
peu important par la faible densité de sa population et le
moindre tonnage des marchandises transportées, trois fois
plus cher au kilomètre que dans un pays comme la France.
A toutes ces causes de déficit, il faut ajouter les dépenses
provenant de la construction de 30 km de voies ferrées dans
une partie très mal desservie de la zone républicaine
de l'Aragon.
Jetons donc un coup d'il sur la comptabilité du réseau
dont nous avons entrepris l'étude particulière. Au
19 juillet 1936, la compagnie avait en caisse 1.811.986 pesetas
; en Banque, 2.322.401. Total : 4.134.387 pesetas ; le bureau central
se trouvant à Madrid, les chefs retirèrent de la Banque
1.500.000 pesetas. Il restait, fin juillet, 2.634.787 pesetas. De
plus, la compagnie devait 1.000.000 de pesetas pour des factures
de caractère divers. Et il fallait aussi payer le personnel.
Les travailleurs expropriateurs, qui acceptèrent aussi le
poids des dettes de la compagnie, se trouvèrent donc, en
fin de comptes, devant un déficit de 502.660 pesetas. D'autre
part, tout le transport vers la partie de l'Aragon qui était
en notre pouvoir, c'est-à-dire vers le front est-ouest, se
faisait gratis. A tout cela il fallut ajouter l'augmentation du
prix du peu de charbon asturien qui pouvait difficilement arriver
aux ports méditerranéens, et qui de 45 pesetas la
tonne en juillet 1936, passa à 67 pesetas, puis, en février
1937, à 150 pesetas ; les difficultés de transport
par cabotage étaient devenues énormes, et allaient
s'aggravant (147) en même temps que l'extraction diminuait.
Malgré toutes ces difficultés, malgré une
diminution générale du trafic qui faisait baisser
les recettes journalières d'une moyenne de 236.383 pesetas
à 192.437 dans la deuxième quinzaine de janvier 1937,
et bien que l'aide aux chemins de fer du réseau Nord s'élevât
à 26-27 % (148) des recettes totales malgré, enfin,
l'aide apportée à des lignes secondaires et l'élévation
des salaires, les tarifs de transport des voyageurs n'avaient pas
encore été élevés en mars 1937, c'est-à-dire
neuf mois après le début de la Révolution.
Et il n'était pas question de les augmenter. Pour faire face
aux difficultés, on préparait une réorganisation
générale des moyens de transport.
*
Il a fallu que la révolution libertaire fasse irruption
en Espagne pour que l'idée de coordonner la production dans
à peu près toutes les industries et les services publics
de toutes les localités se fasse jour. Naturellement, c'est
encore de la C.N.T., de ses militants pleins d'audace et d'imagination
créatrice que vint l'initiative. Dans le cas qui nous occupe,
ils commencèrent par envisager une réorganisation
technique de l'ensemble des chemins de fer, et une synchronisation
financière et économique.
Comme pour la culture de la terre, ou la marche des ateliers, des
fabriques et des usines, la dispersion des forces représente
une perte immense d'énergie, un emploi irrationnel du travail
humain, des machines et des matières premières, une
multiplication inutile d'efforts parallèles. C'est ce que
Proudhon d'abord, puis Marx, qui l'avait bien lu, avaient signalé
en montrant l'avantage de la grande entreprise qui utilise le travail
collectif et en bénéficie, par rapport à la
petite entreprise. Nos camarades n'avaient pas lu Marx, et ne connaissaient
guère toutes les théories proudhoniennes, mais le
bon sens les guidait. Ils élaborèrent donc un projet
de réorganisation des chemins de fer de Catalogne. J'ai eu
ce projet en main ; ou plus exactement, ce plan, déjà
accepté, et en voie d'application. D'abord, il réunissait
en une seule fédération d'exploitation ferroviaire
le réseau catalan de M.S.A., le réseau du Nord et
le réseau catalan de lignes secondaires. Chacun de ces réseaux
constitue un secteur, et tous ces secteurs sont unis localement
et régionalement par des Comités de liaison.
"Nous constituons, disent les auteurs dès la première
ligne, le Comité central régional qui regroupe toutes
les voies ferrées de la Catalogne." Puis viennent les
linéaments de la réorganisation révolutionnaire
:
Les grandes divisions sont au nombre de trois : trafic, services
techniques, administration (on suit ici le modèle du réseau
Madrid-Saragosse-Alicante).
La section d'études et d'achats a pour but d'améliorer,
par les innovations apportées et l'introduction de matériel
approprié, le service des chemins de fer, ce qui permettra
de prouver "à tout moment un sens élevé
de la capacité constructive de la nouvelle organisation du
transport ferroviaire"
Elle doit acheter les matières premières, l'outillage,
le combustible, les matériaux de construction et de fabrication,
etc. Elle fournit aux sections locales tous ces éléments
de travail et centralise toutes les statistiques sur l'activité
d'ensemble du réseau.
Le service du trafic se divise en trois sections : exploitation,
contrôle et statistiques, commerce et réclamations.
La première section s'occupe de tout ce qui se rapporte
au personnel des gares, et des dépôts, de l'organisation
des trains, des horaires, des opérations de chargement et
de déchargement, du transport et de la livraison des marchandises,
de la distribution et du mouvement des wagons, etc. Grâce
à la section commerciale, elle étudie les besoins
du trafic, des voyageurs et des marchandises, elle établit
les itinéraires, organise les dépôts, les hôtels,
les transbordements, etc.
La section de contrôle et de statistiques surveille le mouvement
général, assume tous les paiements, se charge de la
distribution et de la vente des billets, établit les comptes
des réseaux selon leurs catégories, d'après
les renseignements fournis par les gares.
La section commerciale et de réclamations établit
les différents tarifs, tout en s'efforçant de les
simplifier ; elle évite les concurrences du système
capitaliste, organise des services combinés où tous
les moyens de transport terrestre, maritime et aérien seront
coordonnés. Elle doit encore étudier la législation
étrangère, réviser celle de l'Espagne, modifier
certains accords, maintenir des relations amicales avec les compagnies
des autres pays, appliquer toutes les nouvelles dispositions officielles,
surtout celles d'ordre fiscal - il faut payer les impôts à
l'Etat -, s'occuper très particulièrement des transformations
de caractère syndical, et enfin des réclamations tendant
à améliorer continuellement les services.
Les services techniques constituent trois sections : matériel
et traction, énergie, voies ferrées et construction.
La première s'occupe de la conservation du matériel,
des dépôts de locomotives, des réserves de wagons,
des ateliers. La deuxième, de tout ce qui se rattache à
l'électricité et au charbon dans les réseaux,
les gares, la traction, le téléphone, les signaux.
La troisième, de la construction des voies ferrées,
des ponts, des tunnels, des magasins, des gares secondaires, etc.
La division administrative auxiliaire se subdivise aussi en trois
sections : salubrité, comptabilité et trésorerie,
ravitaillement.
La première assure l'hygiène dans les moyens de transport,
s'occupe des employés blessés ou malades, des postes
de secours établis dans les gares.
La deuxième, où convergent toutes les ressources
financières des chemins de fer, reçoit quotidiennement
les recettes de toutes les gares ; elle constitue le centre de toutes
les comptabilités particulières, et suit pas à
pas le rendement de chaque service.
La section du ravitaillement doit fournir aux employés,
et à prix coûtant, les articles de consommation.
Les divisions doivent avoir à leur tête un représentant
de chaque réseau. Les sections auront les techniciens nécessaires,
qui dépendront du Comité central dont ils pourraient
faire partie comme conseillers. Les secrétaires des divisions
prendront part aux délibérations du Comité
central, de façon que celui-ci ne décidera rien sans
connaître l'opinion des diverses branches, lignes et réseaux.
Dans l'organisation générale, le personnel n'appartiendra
pas définitivement à une section ou division particulière.
Il devra accepter son déplacement selon les besoins du travail.
Tous les comités des divisions sont constitués par
un nombre égal de camarades de la C.N.T. et de l'U.G.T.
Dans l'organisation générale du trafic, les zones
de démarcation seront délimitées par un Comité
spécial dont les membres, représentant chaque service,
travailleront comme leurs camarades - à moins de cas exceptionnels
et reconnus comme tels - et se réuniront après leur
service pour examiner les résultats obtenus.
Nommés directement par leurs camarades de zones, ou par le
Comité central avec l'accord des zones respectives, ils devront
contrôler les activités générales et
soumettre aux Comités de division leurs observations et leurs
initiatives. Chaque Comité de démarcation choisira
un responsable chargé de la fonction administrative du bureau.
Dans chaque dépendance, gare, atelier ou brigade, les travailleurs
éliront librement un délégué responsable
de la direction et de la coordination des services. Quand les sections
le croiront nécessaires, elles formeront des comités
de contrôle. Dans les localités où il y aura
plusieurs sections de réseaux ou lignes diverses, un comité
de liaison sera constitué.
Chaque service, ou division, aura des délégués
techniciens itinérants chargés d'améliorer
sans cesse le bon fonctionnement des chemins de fer.
Enfin, on organisera des écoles professionnelles pour perfectionner
les connaissances administratives et techniques des travailleurs
afin qu'ils ne continuent pas d'être, comme jusqu'à
maintenant, de simples rouages acéphales d'un mécanisme
dont la vie et le fonctionnement leur échappent.
*
L'idée de la coordination de tous les moyens de transport
naquit presque immédiatement après la prise de possession
des chemins de fer par les ouvriers. Nous en avons la preuve dans
une circulaire datée au 5 novembre 1936 - un mois et demi
après le début de la Révolution - et dont voici
la teneur :
"La profonde transformation économico-sociale qui se
produit dans notre pays nous oblige à ouvrir de nouvelles
et larges voies à l'exploitation des chemins de fer. Il nous
faut donc multiplier des activités nouvelles et recueillir
à ces fins, dans toutes les zones ferroviaires, des éléments
d'appréciation qui nous permettront d'étudier le processus
de la production, et celui de la consommation, si intimement liés
au chemin de fer. Il s'en dégagera des bénéfices
au profit de la population.
"Nous demandons donc à tous nos camarades en général,
et aux Comités des gares en particulier, de répondre
dans le plus bref délai aux questions suivantes : 1. Quelles
sont les localités desservies par votre gare ? 2. Quelle
est, dans votre région, la zone d'influence du chemin de
fer ? 3. Quels sont les moyens de transport entre la gare et les
villages situés dans le périmètre de cette
zone d'influence ? 4. Quelle est la production industrielle et agricole,
et vers quels endroits sont envoyés les excédents
? 5. Quels sont les moyens de transport les plus employés
? 6. Si ce transport n'est pas fait par chemin de fer, quelles en
sont les causes, et quelles solutions apporter ? 7. Y a-t-il une
coordination des services entre le rail et la route ? 8. S'il n'y
en a pas, comment l'établir et quelle solution espérer
?"
Ce premier questionnaire fut suivi d'un autre, beaucoup plus complet
et dont la minutie étonne. Pour mieux faciliter sa diffusion,
on parvint, non sans peine, à le faire distribuer par le
Service de Statistique et de Transports du gouvernement de Catalogne.
Dans ce nouveau document, on ne pose, en catalan, pas moins de
cinquante sept questions concernant le milieu géographique,
les moyens de communications, l'expédition et la réception
des marchandises, l'importance et l'emplacement des écoles,
le nombre, la qualité, des taxis, des autobus, des camions
de transport, des autos, des bateaux s'il s'agit de localités
maritimes, et le degré de collectivisation de chaque branche
de transport. Enfin, des précisions sont demandées
sur l'aspect syndical du problème.
Un grand nombre de réponses arrivèrent. Elles furent
classées dans deux fichiers, l'un se rapportant exclusivement
à la vie municipale, de chaque localité où
se trouve la gare ; l'autre, à la sphère d'influence
économique et aux moyens de transport. Reproduisons le contenu
de deux de ces fiches réponses concernant la ville de Tarragone
:
Première fiche
1. Tarragone est le chef-lieu de la province.
2. Troisième région économique de la Catalogne.
3. Canton de Tarragone.
4. 30.747 habitants.
5. Gare du réseau de Madrid-Saragosse-Alicante.
6. Port important.
7. Très riche en architecture : cathédrale gothique,
murailles romaines, Portes cyclopéennes, forum romain.
Aux alentours, un arc romain et la tombe des Scipions. Importantes
découvertes dans les excavations de la fabrique de tabac.
Deuxième fiche
1. Constanti de la Canonja.
2. Constanti de la Canonja.
3. Transport par camions.
4. On produit du tabac, du fer, du bois, du charbon végétal,
du coke, du linge, des étoffes, du vin, de l'huile, des céréales,
de la farine, des noisettes, des amandes, des légumes, et
des fruits.
5. L'excédent de la production est envoyé à
Barcelone, et à d'autres endroits de la Catalogne. Le vin,
les noisettes et les amandes sont embarqués à l'étranger,
partie dans notre port, partie dans celui de Barcelone.
6. Sur la route, on emploie plutôt le camion, très
peu de traction animale.
7. Presque tout le transport se fait par camion parce que plus rapide,
se prêtant mieux à la livraison à domicile,
et parce que les démarches pour l'admission et la livraison
des marchandises sont plus simples.
8. Il serait peut-être possible d'établir la coordination
du chemin de fer et du camion sur la base d'une grande rapidité
des transports.
Dans les archives de l'administration du chemin de fer de Madrid-Saragosse-Alicante,
semblables renseignements intéressant 200 villes et villages
ont été accumulés. On en attend d'autres.
On fait même beaucoup plus. Par un effort méthodique
on a établi le nombre exact de lignes, de camions, d'autobus,
de bateaux de cabotage existant dans toute la Catalogne. On connaît
le total des entreprises, le nom des propriétaires, celui
des voyageurs et le tonnage des marchandises transportées.
Tout a été enregistré, relevé, tracé
sur des cartes spéciales qui, en même temps quelles
servent pour préparer le nouvel ordre de choses, montrent
l'absurdité du système capitaliste.
En effet, au long d'une ligne ferroviaire, tracée en noir,
huit, dix, douze lignes tracées en rouge représentent
autant de sociétés et de lignes transport routier
qui font concurrence au chemin de fer et se concurrencent entre
elles. C'est un foisonnement inutile, que l'on remarque surtout
sur le littoral méditerranéen, dans la province de
Barcelone, très peuplée et très riche.
En échange, sur la carte des moyens de transport de la province
de Lérida, à l'intérieur de la Catalogne, figurent
de grandes étendues, des cantons entiers privés de
communications régulières. Vastes zones qui, parce
qu'elles sont pauvres, sont condamnées à croupir dans
l'isolement, l'ignorance et la misère - bien qu'une amélioration
des moyens de transport pourrait, comme cela arrive fréquemment,
favoriser tel ou tel développement de la production. Et mes
camarades, qui placent toujours l'intérêt de la société
considérée dans son ensemble au-dessus de l'égoïsme
corporatif, ou d'une conception syndicaliste étroite, ont
décidé qu'une partie des camions et des autobus en
surnombre dans la province de Barcelone seront envoyés dans
la province de Lérida. Au début, tout du moins, les
lignes établies seront déficitaires, mais les bénéfices
obtenus par les lignes de la région barcelonaise permettront
de compenser le déficit . Ce qu'il faut, c'est assurer à
tous les habitants de la Catalogne maintenant, demain à tous
ceux de l'Espagne, une même possibilité de bien-être
et de bonheur. N'est-ce pas ainsi qu'agissent les Collectivités
d'Aragon, du Levant, de Castille ?
La réorganisation générale s'étend
aussi à la navigation. Tout n'est pas encore fait, ni faisable
dans ce domaine, étant donné la suprématie
maritime franquiste. Mais on a commencé. Voici de nouveau
les cartes géographiques. Sur l'une d'elles, deux lignes
parallèles tracées en rouge se suivent, l'une longeant
la côte: c'est une compagnie de cabotage Barcelone-Tarragone
; l'autre, suivant sur terre la même côte, fait le même
trajet.
C'est une ligne de chemin de fer. On a supprimé la ligne
cabotage. Mais pour l'avenir, on rêve de coordonner le rail,
la route et la navigation maritime. Et l'on espère, pour
plus tard, y ajouter les transports aériens : coordination,
toujours !
La socialisation de la médecine
Document annexe : Réseau du service sanitaire catalan.
(cliquer sur l'image pour accéder à un agrandissement
lisible)
L'auteur de ce livre est obligé de rappeler que, quoiqu'ayant
suivi, jour par jour, à certains moments heure par heure,
et toujours passionnément les événements sociaux
qui agitèrent l'Espagne pendant les années 1924-1936,
il ne vivait pas dans ce pays durant cette période. Mais
de loin, par ses écrits, son apport continuel du point de
vue théorique, économique et constructif, il prenait
une part active aux événements qui s'y produisaient.
Comme dans son observation des faits marquant l'évolution
de l'Europe et des autres nations européennes, il avait,
d'Amérique du Sud, une vue panoramique qui lui permit peut-être
de mieux comprendre certains processus d'ensemble mais qui l'empêcha
de pénétrer à fond des détails importants.
Du reste, eût-il résidé en Espagne comme il
l'avait fait pendant les années 1915-1924, cette étude
des détails aurait été impossible, telles furent
auparavant les circonstances de sa vie. Seuls des spécialistes
disposant de moyens adéquats, et surtout de calme, ainsi
que de temps nécessaire auraient pu enregistrer le foisonnement
de luttes, d'initiatives, d'organisations créatrices locales
auxquelles donna lieu le combat multiforme dans lequel il ne fut,
pendant une dizaine d'années, qu'un simple militant.
On comprendra donc l'insuffisance des antécédents
historiques qui expliquent, du moins en partie, la vaste entreprise
de socialisation de la médecine et des institutions sanitaires
réalisée en 1936-1939. Mais si, comme on le verra,
la Fédération nationale des services sanitaires, section
de la C.N.T., put compter, dès 1937, 40.000 adhérents,
il va de soi que de tels effectifs n'auraient pas été
aussi rapidement réunis, sans que de nombreux jalons eussent
été auparavant posés.
Certains précédents expliquent aussi, toujours en
partie, la poussée créatrice qui va se produire. On
trouvait des médecins parmi les meilleurs militants libertaires
espagnols. Tel le docteur Pedro Vallina, figure d'apôtre et
combattant héroïque (149), qui joua un rôle si
important dans les luttes sociales de l'Andalousie ; tel le docteur
Isaac Puente, de loin son cadet, qui fut une des personnalités
les plus marquantes apparues dans le mouvement libertaire pendant
les années qui suivirent l'établissement de la deuxième
République ; telle encore la doctoresse Amparo Poch y Gascon,
la femme la plus cultivée de ce mouvement, tel le docteur
Roberto Remartinez, au savoir encyclopédique, et Félix
Marti Ibañez, brillant représentant de la jeune génération
de médecins-sociologues, humaniste, spécialiste des
problèmes sexuels et psychanalytiques, et excellent écrivain.
A côté de ces médecins les plus connus par leurs
écrits et leur activité publique, le nombre était
élevé des autres, qui adhéraient aux conceptions
constructives de l'idéal libertaire, d'une civilisation nouvelle,
d'une organisation plus rationnelle et plus juste de la société.
A l'échelle locale, ces hommes firent, souvent en contact
avec les Syndicats ouvriers, un excellent travail de solidarité
humaine. Nous avons, dans nos chapitres sur les Collectivités
agraires, signalé des cas de sociétés de secours
mutuels fondées ou administrées par les libertaires
dans les villages ou de petites cités provinciales. La collaboration
désintéressée d'un ou deux médecins,
parfois plus, leur était souvent acquise. Quelquefois, cela
allait même beaucoup plus loin. Ainsi, à Valence, alors
troisième ville d'Espagne, se trouvait le siège d'une
"Mutua levantina", ou Société de secours
mutuels du Levant, fondée par des libertaires que l'auteur
a connus dans sa jeunesse, et qui réunissait de nombreux
médecins de diverses spécialités, des professionnels
des différentes activités sanitaires. Plus que d'une
simple société de secours mutuels, il s'agissait,
au fond, d'une association de praticiens de la médecine qui
s'étendait sur la région entière du Levant
et où dominait l'esprit d'entraide en ses implications les
plus humaines (150).
*
Quand la guerre civile éclata, il n'y avait pas de Syndicat
de médecins spécialement organisé à
Barcelone, mais un "Syndicat de professions libérales"
avec des sections diverses : journalistes, écrivains, professeurs,
avocats, médecins. Combien de ces derniers ? Nous l'ignorons,
mais leur nombre devait être assez élevé, à
juger par la rapidité des réalisations qui se firent
jour, le moment venu.
Deux raisons l'expliquent. Tout d'abord, les problèmes sanitaires,
les questions d'hygiène sociale, la mortalité infantile,
la lutte contre la tuberculose, les maladies vénériennes
et autres, étaient des sujets couramment traités dans
notre presse, particulièrement dans la revue libertaire Estudios
qui comme nous l'avons déjà dit, tirait jusqu'à
75.000 exemplaires (dans un pays de 24 millions d'habitants, avec
une moyenne d'au moins 40 % d'illettrés, ne l'oublions pas).
L'esprit de nombreux militants était donc éveillé
à ces problèmes (151). Ensuite, la désorganisation
des services sanitaires administrés par le personnel religieux,
qui après le 19 juillet, disparut du jour au lendemain des
hospices, des dispensaires, et autres institutions de bienfaisance,
fit improviser de nouvelles méthodes d'organisation et fonder
de nouveaux établissements non seulement pour continuer de
donner aux malades, aux aveugles, aux infirmes, les soins nécessités
par eux, mais pour opérer, panser, soigner les blessés
de la guerre civile qui affluaient sans cesse.
L'initiative individuelle et collective intervint donc ; des demeures
seigneuriales furent réquisitionnées où l'on
organisa des salles, on installa des lits, et non pas dans le désordre,
car la C.N.T. avait donné l'habitude de l'organisation, ce
qui fut un facteur essentiel dans de nombreux cas. Puis l'importance
du problème sanitaire apparut, dans toute son ampleur, et
si vaste que la Fédération des services correspondants
figura très vite parmi les seize grandes divisions organiques
dans lesquelles l'ensemble de la vie du pays était divisé
selon un plan national peut-être excessivement organisateur.
C'est ainsi qu'à Barcelone le Syndicat des services sanitaires
apparut en septembre 1936.
* Mais avant d'aller plus loin, nous devons, par souci d'objectivité,
mentionner l'apparition, à la même époque, d'un
élément nouveau dans cette vaste improvisation. En
ce mois de septembre 1936, devant l'exigence publique d'une unification
des forces antifranquistes, la C.N.T. décida, d'une part,
d'entrer au gouvernement national présidé par le leader
socialiste Largo Caballero, et d'autre part - un peu avant même
- d'entrer au gouvernement catalan. Parmi les trois "conseillers"
catalans qu'elle nomma, l'un d'eux, Garcia Birlan, le collaborateur
le plus connu de la presse libertaire espagnole (sous le pseudonyme
de Dionisios) fut désigné pour occuper le ministère
de la santé. Il choisit ses collaborateurs parmi ses camarades
d'idées, et c'est ainsi que le docteur Félix Marti
Ibañez, déjà nommé, fut nommé
directeur général des services sanitaires et de l'assistance
sociale de Catalogne.
On comprend qu'un gouvernement où étaient représentées
les diverses tendances politiques antifranquistes : républicains
centralistes (deux partis), républicains fédéralistes,
catalanistes de gauche, catalanistes de droite, socialistes, communistes,
trotskystes (ou trotskysants), du P.O.U.M., enfin libertaires représentant
la C.N.T., devait se préoccuper de la santé publique.
Il y eut donc un ministère correspondant. Mais il convient
de signaler que c'est à des libertaires qu'il s'adressa pour
accomplir la besogne nécessaire. Une étude approfondie
montrerait que le cas s'est répété très
souvent. Aussi, toujours en Catalogne, l'uvre du ministère
de l'Instruction publique fut accomplie, dans ses réalisations
pratiques, et souvent très belles, par des instituteurs et
pédagogues militants libertaires de la C.N.T. Ainsi, dans
les Asturies, le contrôle des activités se rapportant
à la pêche, un des facteurs économiques les
plus importants à l'époque, fut confié à
un organisme gouvernemental spécialement constitué,
mais à son tour cet organisme chargea les militants et les
Syndicats de la C.N.T. de faire le travail pratique.
Une des raisons qui explique cette attitude officielle envers les
services sanitaires officiels fut aussi que la C.N.T. pouvait, grâce
à son audience dans les masses prolétariennes, et
son esprit constructif et organisateur, être un auxiliaire
précieux, et même nécessaire, quoique le gouvernement,
ou ce qui en tenait lieu, avait l'avantage de disposer de ressources
financières que l'on n'avait pas du côté révolutionnaire.
La conséquence de la situation créée en Catalogne
fut que l'existence de ces deux formes d'activité, à
la fois divergentes et convergentes, allait provoquer une rivalité
fraternelle et inévitable. Nous en avons le témoignage
dans le livre intitulé Obra (uvre) que le docteur Marti Ibañez
publia en novembre 1937. Dans ce livre, l'auteur, que les manuvres
staliniennes obligèrent à quitter son poste, expose
ce que ses collaborateurs et lui-même avaient réalisé.
Description enthousiaste, impressionnante, et convaincante. Son
ministère fit plus en dix mois, que n'avaient fait les autres
ministères catalans en cinq ans de république. Il
est vrai que la situation révolutionnaire, et la participation
des militants cénétistes - qui réalisaient
sur les deux tableaux - permettaient d'accélérer la
cadence des réalisations.
Nous n'en sommes que plus intéressé à établir
un parallèle entre l'action de l'organisme gouvernemental
et celle de l'organisme syndical, tous deux aux mains de libertaires.
A ce sujet, le docteur Marti Ibañez commence par rendre hommage
à l'élan créateur des membres de la C.N.T.,
dont il était. Dès le premier jour du combat, dit-il,
"nous, médecins de la C.N.T., avons constitué,
grâce à l'Organisation sanitaire ouvrière le
premier contrôle sanitaire qui fut aussi le premier effort
de cohésion organique des services sanitaires de Catalogne.
Quand le moment sera venu, nous décrirons ces journées
frénétiques au cours desquelles le contrôle
sanitaire de la C.N.T. improvisait, à une vitesse vertigineuse,
les solutions que réclamaient les innombrables problèmes
qui surgissaient sans discontinuer".
Cette activité "frénétique" de notre
mouvement indépendant continua, et elle explique le puissant
démarrage du Syndicat constitué par la suite. Et que
le bilan des deux modes d'organisation soit tout en faveur de la
création directe, selon les principes de la C.N.T. Car, tout
d'abord, comme nous l'avons vu, c'est du mouvement syndical, des
militants syndicaux, même si l'organisation sanitaire spécifique
n'était pas encore constituée, que tout partit, en
somme Garcia Birlan et Félix Marti Ibañez ne firent
que transférer au ministère de la Santé ce
qui vivait déjà dans la pensée, dans l'âme
des utopistes impatients de changer l'utopie en réalité.
Puis, en approfondissant un peu les choses, nous constatons, indépendamment
des avantages financiers dont put disposer le ministère,
et de l'aide qu'il reçut de l'organisation syndicale grâce
à la fraternité d'action des militants se connaissant
entre eux, et des industries apportant les éléments
techniques nécessaires, que les nouveaux hôpitaux placés
sous l'égide de caractère gouvernemental n'étaient
que d'anciens établissements dont on avait changé
le nom, alors que ceux, beaucoup plus nombreux revendiqués
par le Syndicat furent, avec infiniment moins de moyens, créés
de toutes pièces.
Nous ne soulignons pas ces faits dans un but mesquin qui n'apparut
pas du reste dans l'esprit et les relations de nos camarades situés
d'un côté et de l'autre, mais pour que l'on comprenne
mieux l'importance de l'uvre réalisée par notre organisation
syndicale. Revenons à ce sujet.
*
Nous avons dit que le Syndicat des services sanitaires se constitua
à Barcelone en septembre 1936 (152). Cinq mois plus tard
il comptait 1.020 médecins, de toutes spécialités
; 3.206 infirmiers ; 330 sages-femmes ; 633 dentistes ; 71 spécialistes
en diathermie ; 10 spécialistes indéfinis; 153 herboristes
; 203 stagiaires ; 180 pharmaciens ; 663 aides-pharmaciens ; 335
préparateurs de matériel sanitaire, un certain nombre
de masseurs dont nous n'avons pas le chiffre exact, et 220 vétérinaires.
En tout, plus de 7.000 personnes organisées selon les normes
libertaires et industrielles des Syndicats de la C.N.T., de façon
à intégrer; toutes les activités concourant
à une oeuvre d'ensemble et à harmoniser leurs différents
aspects (153).
Pour mieux préciser la valeur de ces chiffres, signalons
que la Catalogne comptait alors 2.500.000 habitants.
Une fois de plus s'amalgament le principe moral de la solidarité
humaine et celui de la coordination technique visant à la
plus grande efficacité. Ce qui s'explique d'autant mieux
qu'il s'agit à la fois de faire face à une situation
passagère très grave, et aussi de réorganiser
fondamentalement, sous l'inspiration d'un grand but social, toute
la pratique de la médecine et des activités sanitaires.
Tâche alors bien nécessaire en Espagne où sur
24 millions d'habitants il mourait annuellement, pour des causes
presque exclusivement sociales, 80.000 enfants de moins d'un an
; où, par exemple, dans le 5e arrondissement de Barcelone,
district spécifiquement ouvrier, le pourcentage de la mortalité
infantile générale était plus du double de
celui enregistré dans le 4e arrondissement, spécifiquement
bourgeois (154). Les données démographiques de l'époque
montrent que pour l'ensemble de la population la mortalité
atteignait à 18-19 pour 1 000 : un des pourcentages les plus
élevés d'Europe, malgré la salubrité
du climat.
Aussi nos camarades posèrent-ils, dès le début,
les bases d'une restructuration générale des services
sanitaires.
Je n'ai pu savoir, en détail, compte tenu des activités
absorbantes des animateurs, comment fut réalisée cette
oeuvre de base, ni quelle en fut l'ampleur véritable. Je
ne pourrai donc que la résumer imparfaitement, montrer une
partie des résultats atteints, résumer les plans établis
pour l'avenir au moment où je pus me livrer à cette
étude, enregistrer les données certaines que j'ai
pu recueillir.
*
En Catalogne, la région fut d'abord divisée en neuf
grands secteurs : Barcelone, Tarragone, Lérida, Gérone
(155), Tortosa, Reus, Borgueda, Ripoll, et la zone pyrénéenne
quelque peu perdue dans les montagnes. Puis, autour de ces neuf
centres furent constitués 26 centres secondaires répondant
à la densité de la population et aux exigences de
la santé publique. En tout, 35 centres plus ou moins importants,
couvrant l'ensemble des quatre provinces, de façon à
embrasser le tout, si bien que pas un village, pas un hameau perdu,
pas une ferme ou un mas isolé, pas un homme, une femme, un
enfant n'était privé de protection sanitaire ou d'assistance
médicale.
Parallèlement, et complémentairement, chaque grand
secteur comptait un centre médical technique, un centre syndical
dont le comité cantonal contrôlait, et en partie dirigeait
les services.
A leur tour, les comités cantonaux étaient ramifiés,
selon le principe fédéral, à Barcelone qui
disposait de plus de moyens techniques et d'établissements
spécialisés, et où l'on transportait par ambulance
ou par taxi les malades nécessitant des soins urgents ou
un traitement exceptionnel.
Les sections constituées par spécialités étaient
autonomes quant à leur mode d'organisation au sein du Syndicat,
mais leur autonomie n'impliquait pas indépendance absolue,
encore moins isolement ou indifférence devant le besoin de
coordination. Chaque semaine, le Comité central de Barcelone,
que l'assemblée plénière renouvelait périodiquement,
- ou modifiait, selon les cas - se réunissait avec les délégués
des neuf premières zones. Techniquement et géographiquement,
l'esprit d'ensemble était toujours présent, le fédéralisme
toujours constructif.
Très vite, la population reçut le bénéfice
de cette vaste initiative. En un an, à Barcelone seulement,
six hôpitaux nouveaux avaient été créés
: l'Hôpital prolétarien, l'Hôpital du peuple,
l'Hôpital Pompée, deux hôpitaux militaires pour
les blessés de guerre, et le Pavillon de Roumanie. Simultanément,
neuf sanatoriums étaient apparus en différents endroits
de Catalogne : le Sanatorium maritime de Calafell, celui de La Florida,
le Pavillon Idéal de Valvidrera, le Sanatorium de la Bonanova,
celui de Tres Torres, l'Hôtel de Montserrat, celui de Terramar,
à Sitges, et le Sanatorium de San Andrés.
Ces sanatoriums étaient généralement implantés
dans des propriétés dont on avait pris possession,
et qui se trouvaient en pleine montagne, au milieu des pins, sur
des hauteurs d'où l'on dominait la campagne ou la mer.
L'organisation interne des hôpitaux fut moins facile. Il
fallut improviser des installations nouvelles répondant aux
exigences et aux besoins sanitaires les plus immédiats.
Résumons pourtant : il y avait à Barcelone, à
l'époque à laquelle nous nous référons
(juin 1937), 18 hôpitaux gérés par le Syndicat
de la Médecine (dont 6 créés par lui), 17 sanatoriums,
22 cliniques, six établissements psychiatriques, 3 asiles,
une maternité à quoi il fallait ajouter deux pavillons
adjoints à l'Hôpital général, jusqu'alors
appelé Hôpital San Pablo ; l'un pour la tuberculose
osseuse, et l'autre pour l'orthopédie. "Cela, me disaient
mes camarades avec fierté, fera de cet hôpital un des
meilleurs du monde."
Des polycliniques furent installées dans toutes les localités
catalanes d'une certaine importance, auxquelles étaient rattachées
les localités mineures. Elles comptaient des spécialistes
des différentes branches de la médecine, et étaient
dotées de matériel sanitaire permettant d'éviter
l'entassement des malades ou des blessés dans quelques grands
centres.
Tout comme les autres travailleurs, les médecins étaient
envoyés où le besoin s'en faisait le plus sentir.
Si, auparavant, ils étaient en surnombre dans les villes
les plus riches, cette situation avait disparu. Quand les habitants
d'une localité en sollicitaient un au Syndicat, celui-ci
s'informait d'abord des besoins locaux, puis il choisissait sur
la liste de ses membres disponibles, le praticien qui, par sa formation,
pouvait le mieux répondre à l'état sanitaire
de l'endroit. Et il fallait avoir des raisons vraiment sérieuses
pour refuser la place offerte. Car on considérait que la
médecine était au service de la société,
non la société au service de la médecine. Le
devoir social demeurait au premier plan.
Le Syndicat manquant d'argent, les ressources financières
des hôpitaux étaient fournies en partie par le gouvernement
catalan et en partie par les municipalités. Celles des polycliniques
fonctionnant dans les petites villes et les villages provenaient
de l'apport local des municipalités et de l'ensemble des
Syndicats, qui soutenaient aussi, et administraient les cliniques
dentaires.
Telles étaient les premières réalisations
de la socialisation de la médecine.
*
Toutefois, après un an, il n'avait pas encore été
possible de faire disparaître - et peut-être, dans l'intérêt
des malades, n'était-ce pas tout à fait souhaitable
- le médecin exerçant individuellement. Mais déjà
le Syndicat avait extirpé les abus, hier si fréquents.
Il avait fixé les tarifs des consultations et des opérations,
et il exerçait un contrôle rigoureux grâce à
la méthode que nous avons vu pratiquer pour d'autres services
à Castellon de la Plana, à Alicante ou à Fraga.
Les malades qui avaient recours à un médecin ou à
un chirurgien particulier payaient les services obtenus par l'intermédiaire
du Syndicat qui tenait une comptabilité vigilante.
Dans les cliniques nouvelles, on opérait gratuitement ;
et, gratuitement aussi, on soignait les malades dans les hôpitaux
psychiatriques.
Quelle a été l'attitude des médecins devant
ce bouleversement ? On peut donner des réponses différentes,
voire contradictoires. Mais, m'ont expliqué mes camarades,
il y a essentiellement deux groupes : celui des "vieux",
qui constituaient la classe privilégiée - dont une
partie a abandonné la Catalogne et franchi la frontière
française - pour qui la médecine était avant
tout une source de profits abondants ; ce groupe, comme on s'en
doute, n'est guère satisfait du changement survenu. L'autre
groupe, non encore "arrivé", laisse faire, et même
collabore d'assez bon gré à cet ensemble d'innovations.
En échange, les jeunes ont adhéré d'enthousiasme.
Pour beaucoup, l'avenir était un problème. Ils devaient,
après avoir atteint leur doctorat, travailler à peu
près gratuitement dans les hôpitaux et les sanatoriums.
Dans les cliniques, le médecin officiel, très grassement
payé, ne venait presque jamais ; un médecin plus jeune
le remplaçait, espérant la mort du "patron"
pour prendre sa place. Près de lui, un médecin plus
jeune encore servait de secrétaire et attendait l'ébranlement
de la hiérarchie pour s'élever à son tour.
Maintenant, tous les médecins des hôpitaux touchent
cinq cents pesetas par mois pour trois heures de travail quotidien
(156). Ils ont, de plus, leurs malades particuliers qui les rétribuent
dans les conditions que nous avons vues. Ce n'est pas encore l'égalité
économique et nous le savons très bien, mais, dans
les limites du possible, un très grand pas a été
fait. Il n'y a plus de "señores doctores" touchant
des rétributions énormes et des médecins vivant
presque dans la pauvreté. Dans les hôpitaux, les cliniques,
etc., nul ne peut toucher deux traitements. Plus de la moitié
des praticiens collaborent gratuitement à des activités
de leur ressort, en dehors du temps de travail payé.
Et ils le font avec plaisir, d'accord avec le Syndicat, même
quand ils ne sont pas syndiqués, et sans qu'il soit besoin
d'user d'autorité. "Ce qui est le plus beau, me disait
le secrétaire de la section des médecins, un Basque
enthousiaste et infatigable, c'est la révolution morale qui
s'est produite dans la profession. Tout le monde fait honnêtement
son travail. Le médecin renommé que l'on envoie une
fois par semaine travailler sans rétribution à un
dispensaire de quartier n'y manque jamais. Le personnage important
qui, autrefois, parcourait les salles de l'hôpital suivi d'une
denù-douzaine de confrères de qualification inférieure,
l'un portant la cuvette, l'autre la serviette, le troisième
le stéthoscope, le quatrième ouvrant la porte, le
cinquième la fermant, et tous s'humiliant devant une autorité
qui n'était pas toujours scientifique, ce personnage a disparu.
Aujourd'hui il n'y a que des égaux qui s'estiment et se respectent."
*
Après avoir vu ce qui a été fait pour la seule
médecine, et les activités connexes, voyons les projets
qui s'élaboraient dans les Syndicats et dans les commissions
par eux spécialement nommées. Une des mesures prises
concerne l'organisation générale de tout ce qui se
rapporte aux produits pharmaceutiques. A la fin de 1937, un plan
avait été établi, qui distribuait les activités
s'y rapportant en quatre groupes : laboratoire et centre de recherches
; fabrication, distribution générale massive ; distribution
aux usagers (157).
Les quatre secteurs en état d'organisation sont représentés
dans une Commission d'étude qui assume la responsabilité
totale des travaux tendant à satisfaire aux besoins de la
population. Mais on veut que l'Union générale des
travailleurs - l'U.G.T. - prenne aussi part à ces efforts,
car beaucoup de pharmaciens - boutiquiers se sont inscrits à
l'organisation rivale qui, officiellement, s'oppose à la
socialisation.
Le rôle de chacun de ces secteurs a été précisé
comme suit : le laboratoire de recherche doit être l'axe autour
duquel se développeront les initiatives générales.
Il coordonnera l'ensemble des études et disposera des moyens
techniques dont l'emploi sera concentré par lui.
Disposant des moyens nécessaires, la section de fabrication
groupera les laboratoires et les fabriques de produits pharmaceutiques,
coordonnant et planifiant leurs activités.
Le magasin général, ou central, sera destiné
à contrôler les centres de fournitures en gros ; il
doit aussi centraliser l'administration de l'ensemble.
Enfin, la section de distribution régularisera l'implantation
des points de vente locaux d'après les besoins de la population,
et naturellement en accord avec les distributeurs au premier degré.
Mais de nouvelles initiatives se font jour à tout moment.
On projette l'amélioration des soins donnés aux accidentés
du travail selon le genre de blessures ; dans les usines et les
fabriques importantes, des services médicaux permanents sont
organisés, ce qui permettra d'échapper en partie à
l'emprise des compagnies d'assurance. Les blessés incurables
et les décès passeront à la Caisse nationale
de prévoyance qui est aux mains de l'Etat (158).
* Nous avons vu jusqu'à maintenant ce qui a été
fait en Catalogne, avec, pour moteur principal, le Syndicat de Barcelone
qui groupait plus de sept mille professionnels divers (et sans doute
leur nombre augmenta-t-il par la suite) de la médecine et
des activités connexes. Il est certain que, toujours dans
la même région, on est allé beaucoup plus loin,
mais l'auteur n'a pu faire plus de recherches sur place. Toutefois,
un élément d'appréciation d'une très
grande importance nous permet de voir davantage. L'Espagne en lutte
contre le franquisme comptait alors environ la moitié de
la population espagnole, soit douze millions d'habitants desquels
il fallait retrancher, si nous ne cédons pas à la
démagogie de l'époque, ceux qui avaient voté
à droite (159) et qui étaient plus ou moins pro-fascistes.
Or, au mois de février 1937, se tint à Valence le
congrès de la Fédération des Syndicats uniques
de salubrité. Ces Syndicats, répandus dans les différentes
villes de l'Espagne dite républicaine, étaient une
quarantaine en tout, et groupaient quarante mille adhérents,
dont les divers effectifs de celui de Barcelone nous font comprendre
la composition. Cela permet de supposer combien de tâches
furent assumées, et d'initiatives prises dans cette effervescence
créatrice.
Mais, même si nous n'avons pas pu aller, de ville en ville,
d'hôpital en hôpital et de clinique en clinique, pour
écrire un livre volumineux, des éléments, des
matériaux originaux nous sont parvenus ou nous furent remis,
que nous avons pu, en grande partie, miraculeusement sauver. Ils
nous prouvent une fois de plus que sans cette prise en charge des
services médicaux et sanitaires par les Syndicats de la C.N.T.
auxquels s'étaient souvent joints les Syndicats locaux de
l'U.G.T. dans une émouvante fraternité d'esprit, non
seulement l'organisation publique et privée des services
hospitaliers et sanitaires ne se serait pas développée,
mais celle existante aurait, en grande partie, périclité.
Car, en cette matière, l'initiative officielle à
l'échelle nationale fut nulle à 95 pour cent (et nous
laissons une marge par souci d'objectivité). Ce sont les
Syndicats, et les syndiqués, qui se chargèrent, souvent
avec les responsables militaires, d'organiser les hôpitaux
de campagne à l'arrière des différents fronts.
Ce sont eux qui forcèrent les pharmaciens récalcitrants,
crypto-fascistes ou fascistes, à ouvrir leurs boutiques,
ou qui saisirent ces dernières quand leurs propriétaires
s'étaient éclipsés. Ce sont les Syndicats sanitaires
de la C.N.T. qui organisèrent, ici souvent encore avec les
services correspondants de l'appareil militaire, l'évacuation
d'un grand nombre de vieillards, de femmes et d'enfants menacés
dans les zones de guerre ; eux qui fondèrent les brigades
antigaz, et, très souvent aidés par les municipalités,
des postes de secours immédiats ; eux qui prirent part à
la construction de refuges contre les bombardements.
Et naturellement, bien que nous n'ayons pas de renseignements chiffrés,
il est certain que grâce à eux bon nombre d'hôpitaux,
de dispensaires, de cliniques, de maisons de repos ont surgi dans
le Levant, en Castille, dans les Asturies, etc. L'Etat s'est, à
ce sujet, caractérisé par son incapacité, et
le ministre de la Santé, inapte et inepte, passait davantage
son temps à prononcer des discours démagogiques qu'à
remplir la mission dont il était chargé. Il y aurait
bien des anecdotes à raconter à ce sujet (160).
*
C'est sous l'inspiration de cet esprit que se tint, en février
1937, le congrès national de la Fédération
des Syndicats uniques de Salubrité dont nous avons déjà
parlé. Cela avait lieu exactement sept mois après
le déclenchement de l'attaque franquiste. Retenez-le bien.
Voyons les principales résolutions de ce congrès.
Voici d'abord le premier paragraphe de la motion qui fut alors présentée
par les fédérations sanitaires de Catalogne, du Centre
et du Levant, sur les Fonctions générales et spécifiques
des Syndicats uniques de la Santé publique (161) :
"Les Syndicats uniques de la Santé publique ont pour
mission primordiale la mise en pratique d'un Plan sanitaire et d'assistance
sociale dans la région où ils se trouvent, de telle
façon que, dans cette organisation d'ensemble, les fédérations
cantonales et locales constituent les maillons d'une chaîne
générale ; sur ces bases, le plan national se constituera
et sera mis en vigueur en tenant compte des initiatives approuvées
par les fédérations locales, cantonales et régionales,
le tout se ramifiant dans l'organisme supérieur."
On ne peut pas dire plus en si peu de mots. Et nous ne croyons
pas non plus qu'aucun régime, de libre entreprise ou d'Etat
n'ait jamais énoncé des buts aussi précis,
ni spécifié un plan aussi général, aussi
concret, et la manière de le réaliser.
La résolution insistait ensuite sur le but social recherché
et sur les principes d'organisation adoptés ainsi que sur
les problèmes posés par la structuration générale
des services sanitaires et la défense de la santé
publique.
Mais en élargissant les uns et les autres :
"Il s'agit dans l'ensemble d'établir des services ayant
pour but de protéger ou de rétablir la santé,
d'une part en fomentant la prospérité économique
et en augmentant le bien-être, d'autre part en faisant disparaître
ce qui est préjudiciel à la santé publique
; dans ce but, les Syndicats uniques de la Santé publique
proposent l'union des ouvriers, des techniciens et des savants,
union indispensable pour cette Santé publique et pour l'économie
nationale."
Conception sociologique de la médecine ; elle embrasse tout
ce qui y est attaché, tout ce qui en dépend et dont
elle dépend. La solidarité de tous les aspects de
la vie sociale est ici présente. Et la résolution,
qui n'oublie rien, aborde d'autres facteurs qui conditionnent l'atteinte
des buts poursuivis : elle demande "la réorganisation
de l'enseignement technique" "afin d'élever le
niveau intellectuel des travailleurs de la Santé publique"
; "l'organisation de cours, d'écoles et d'ateliers d'orientation
professionnelle" ; "l'éducation sanitaire de la
population et la divulgation de connaissances sur les soins urgents"
; la formation "de spécialistes pour anormaux, aveugles,
etc.". Enfin elle recommande "l'organisation dans les
Syndicats sanitaires d'un Conseil économique" et de
"Comités de contrôle technique et administratif
des cliniques, des sanatoriums et autres institutions connexes,
ayant des sections de statistiques, prenant des mesures adéquates
pour stimuler l'organisation collective, et organisant des centres
de travail pour fomenter le développement des diverses sections
et des divers services."
Les tâches des Syndicats ont été divisées
en quatre groupes principaux : a) L'assistance médicale générale.
b) L'hygiène et la salubrité sociales, en rapport
avec l'organisation générale de la société
dans son ensemble.
c) L'inspection sanitaire.
d) L'assistance sociale.
Les différents aspects des tâches de l'assistance
médicale globale sont énumérés en vingt
et un points dont nous citerons l'assistance à domicile,
en dispensaires, en cliniques chirurgicales spécialisées,
en cliniques pédologiques, psychiatriques, gynécologiques,
et dermo-vénériennes. Les cliniques seront organisées
à l'échelle locale, cantonale et régionale,
ainsi que les maternités, sanatoriums, préventoriums,
instituts Roentgen, les maisons de convalescence, etc. L'ensemble
de ces établissements spécialisés devrait constituer
un réseau par lequel tout serait rationnellement coordonné.
La résolution adoptée sur le deuxième point
à l'ordre du jour prévoyait aussi l'organisation sanitaire
aux différents échelons géographiques ; la
création d'instituts d'hygiène ; la généralisation
de l'éducation physique avec stades, piscines, gymnases,
etc., la lutte contre les rongeurs et contre les insectes nuisibles,
toutes choses partiellement réalisées certains autres
pays, mais pas en Espagne dans et surtout ne pouvant réussir
que d'après un plan social impossible dans un régime
d'économie individualiste, ou dans lequel la bureaucratie
domine à peu près tout.
Cette vision d'ensemble et des différents aspects complémentaires
des problèmes explique que les soins donnés aux animaux,
et la façon de les nourrir aient été considérés
comme une des tâches de la salubrité publique, faisant
partie des responsabilités sociales de la Fédération.
A nouveau nous sortons du cadre corporatif, et si certaines assimilations
peuvent choquer, elles apparaissent justifiées au regard
de l'intérêt général.
A ce même congrès furent présentés des
projets et des plans de lutte contre diverses maladies, surtout
les maladies contagieuses. Parmi celles-ci figurait en premier lieu
la tuberculose. La délégation catalane, par l'intermédiaire
de son secrétaire basque, présenta un projet qui,
après examen attentif, allait servir de modèle aux
autres régions. Sa lecture nous permet de mesurer l'intensité
et l'ampleur de l'effort qui aurait été accompli si
le fascisme n'avait pas triomphé.
Après un exposé illustré de nombreuses statistiques
sur la gravité du mal, les formes et les causes sociales
de la contagion, les auteurs exposaient les divers aspects de la
lutte préventive : surveillance des futures mamans, développement
général de l'hygiène, large emploi "du
pic et de la truelle" pour démolir tant de maisons insalubres
et des quartiers croupissants, véritables bouillons de culture,
et reconstruire selon les normes dictées par l'hygiène
; transformation des locaux scolaires, à situer de préférence
en dehors des villes.
Puis venait l'énumération des moyens de lutte directe
contre le mal.
En ce qui concernait les villes, grandes, moyennes et petites,
l'élément de base accepté fut celui des dispensaires
antituberculeux établis stratégiquement, toujours
selon un plan d'ensemble répondant à la fois à
l'importance des foyers détectés, à la densité
et au mode de vie des populations. Grâce aux médecins
spécialisés dont ils disposeraient, ces dispensaires
se livreraient à un dépistage systématique
dans les Collectivités, particulièrement juvéniles
(écoles, instituts, universités, ateliers, casernes)
(162). Les médecins ainsi détachés garderaient
un contact nécessaire et obligatoire, établissant
des rapports et des fiches qui seraient soigneusement classées
et utilisées.
Les villes seraient le siège de dispensaires centraux qui
coordonneraient les activités de ceux établis dans
les localités moins importantes, afin de suivre méthodiquement
les résultats obtenus et de modifier ou améliorer
les modalités d'action selon les leçons de l'expérience.
Chaque faubourg de Barcelone devrait compter au moins un dispensaire,
et il était en outre proposé d'en fonder un dans les
villes catalanes de Gérone, Tarragone, Lérida, Badalone,
Mataro, Seo de Urgell, San Feliu de Guixols, La Bisbal, Manresa,
Solsona, Cardona, Tremp, Sort, Viella, Balaguer, Tarrega, Cervera,
Igualada, Villafranca, Vendrell, Vilanova, Reus, Tortosa et Gandesa.
Tous ces centres devaient être en contact organique avec
le contrôle épidémiologique établi dans
la capitale catalane, afin de suivre dans toute la région
les progrès de la lutte menée.
Pour les tâches immédiates suivait une statistique
précise du nombre de tuberculeux admis dans les hôpitaux
de Catalogne, du nombre de lits disponibles installés et
de ceux dont l'installation était urgente. Il avait été
possible de recueillir et de coordonner ces renseignements grâce
au travail des syndicats et à la fédération
qui englobait le tout.
Ces recherches restaient à faire et ces initiatives devaient
prendre corps dans les autres régions d'Espagne.
Nous ne savons quand on y serait parvenu dans le Levant, en Castille,
en Aragon (où le fléau stalinien n'avait pas encore
fait de ravages). Mais, si la société nouvelle avait
été établie, une telle organisation n'aurait
pas tardé à surgir partout. Car la médecine
n'était pas seulement une initiative des médecins
militants libertaires.
Partout où nous avons pu étudier les villages, les
petites villes transformées par la révolution, la
médecine, les hôpitaux existants avaient été
municipalisés, agrandis, placés sous l'égide
de la collectivité. Et quand il n'y en avait pas, on en avait
improvisé. La socialisation de la médecine devenait
le fait de tous. Elle constituait l'une des réalisations
les plus remarquables de la révolution espagnole.
IV. VILLES ET RÉALISATIONS ÉPARSES
Dans la variété des structures de reconstruction
sociale, l'organisation que nous appellerons municipaliste, que
nous pouvons aussi appeler communaliste, et qui plonge ses racines
dans des traditions espagnoles demeurées vivantes, mérite
une place à part. Elle se caractérise par le rôle
éminent de la ville, de la commune, du municipe, c'est-à-dire
par la prédominance de l'organisation locale, qui embrasse
l'ensemble de la cité. Les autres institutions, même
les plus modernes et qui, parce qu'elles sont les plus modernes,
ne sont pas aussi profondément enracinées : syndicats,
coopératives, communautés même - sont une partie
de l'ensemble, sauf certaines collectivités, particulièrement
aragonaises, mais ne sont pas l'ensemble, n'incarnent pas l'âme
collective. C'est ce que nous voyons dans une petite ville industrielle
comme Granollers, en Catalogne (18.000 habitants) ; dans un village
important comme Binéfar, en Aragon, ou dans des capitales
de province, plus peuplées mais proportionnellement moins
industrialisées, comme Castellon de la Plana ou Alicante,
dans le Levant. Même quand le Syndicat existe, et joue un
rôle important, il ne dirige pas la totalité de la
vie sociale, contrairement aux conceptions des théoriciens
du syndicalisme.
Dans certains cas, comme à Fraga, comme à Rubi, l'organisation
directe de la cité, embrassant le tout, se confond avec celle
de la collectivité productrice, et l'on pourrait dire que
les deux structures s'interpénètrent.
Localement, l'autodétermination de l'ensemble s'est affirmée,
et l'organisation de la ville confirmée, ce qui renforce
sa personnalité devant l'Etat, ainsi que les libertés
et la pratique de l'indépendance quant à la vie sociale.
Elda et le S.I.C.E.P.
Située dans la province d'Alicante, Elda est une petite ville
qui compte vingt-cinq mille habitants. C'est à la fois, par
les moyens de transport qui rayonnent autour d'elle, et l'utilisation
d'un petit fleuve côtier, qui produit l'énergie électrique,
le centre d'une zone agricole et de production industrielle.
Comme il arrive si fréquemment dans la région levantine
espagnole, notre mouvement y est solidement implanté depuis
près de trois quarts de siècle. Elda a été
le théâtre de conflits sociaux, de grèves historiques
parfois formidables comme seule l'Espagne a su en donner l'exemple.
Des combats empreints d'une extraordinaire grandeur s'y sont livrés,
tel celui soutenu pendant trois mois par les travailleurs de l'industrie
de la chaussure, pour exiger que soit réintégré
à son travail un militant boycotté par le patronat.
Il ne faut jamais oublier que les raisons morales ont, au moins
autant que les raisons matérielles, inspiré et soutenu
les activités des syndicats fondés et animés
par les libertaires espagnols.
Avec de tels antécédents et une telle pratique de
la lutte, il était naturel que, le danger fasciste jugulé,
du moins à l'échelle locale, et nos camarades étant,
comme les républicains et les socialistes, convaincus que
Franco ne tarderait pas à être battu (163), entreprennent
la transformation sociale pour laquelle ils luttaient depuis longtemps.
Toutefois, la situation politique n'était pas la même
à Elda qu'à Alcoy, qui n'est pas loin ; et d'autre
part nos camarades avaient conservé un vieux fonds d'esprit
communaliste que l'on retrouve, à côté de conceptions
plus modernes, dans l'uvre historique des sociologues libertaires.
Ces raisons et le désir, si généralisé
dans la population, de maintenir le front uni antifranquiste tant
que la lutte durerait à l'échelle nationale, firent
que les libertaires d'Elda acceptèrent d'entrer au conseil
municipal rénové sous la pression des circonstances.
On désigna les représentants des différents
mouvements et partis. L'Union générale des travailleurs
eut cinq délégués, et cinq la C.N.T., pourtant
plus importante. La Gauche républicaine, dont le chef était
Manuel Azaña, revêche président de la république,
en eut deux, comme le parti socialiste ; le parti communiste en
eut un seul : il était de loin le plus faible.
Dans cette répartition, le courant socialiste était
quelque peu avantagé, car les membres de l'U.G.T. agissaient
habituellement de concert avec le parti socialiste qui, en réalité,
avait en main cette organisation syndicale.
Mais d'autre part, la situation inclinait souvent les Syndicats
réformistes de l'U.G.T. à suivre les révolutionnaires
(quoique on puisse aussi citer bien des exemples, dont ce livre
fourmille, où ces mêmes réformistes constituaient
les éléments de résistance à la socialisation).
Il n'en fut pas de même ici. Toutefois, dès le premier
moment, l'initiative de la nouvelle construction sociale vint, naturellement,
de nos camarades. C'est sans doute pourquoi, comme à Granollers,
comme à Gérone, comme à Hospitalet, comme à
Valence et à d'autres endroits le maire fut un libertaire.
Les nouveaux conseillers commencèrent à transformer
de fond en comble la structure de l'organisme municipal. Jusqu'alors
il avait été surtout un foyer de petite bureaucratie
inerte, sans initiative et inorganisée.
Le maire avait bien deux adjoints, et un conseiller qui devait le
guider dans ses activités, mais ce petit monde dormait du
sommeil des petites villes provinciales monarchistes ou républicaines.
Les traditions furent donc bousculées, et le conseil structuré
à peu près comme dans les villages collectivisés,
par grands groupements d'activités. On constitua d'abord
la section de défense, puis celle de l'instruction publique,
celle du travail d'après la situation économico-sociale
de la localité, celle de l'agriculture, celle de la salubrité
et de l'assistance sociale.
Jusqu'alors, l'instruction publique avait été plus
que délaissée, et de nombreux enfants n'allaient pas
à l'école.
La section municipale correspondante s'attaqua à ce problème
sans s'arrêter aux dépenses, fit appel aux travailleurs
- c'est-à-dire au Syndicat - du bâtiment, et au bout
de cinq mois deux nouveaux établissements scolaires étaient
disponibles, dont un pour quatre cents et l'autre pour soixante-dix
enfants. On aurait fait plus si l'on n'avait été obligé
de réquisitionner le Cercle où auparavant se réunissaient
les couches sociales "supérieures" d'Elda, pour
y loger les miliciens à l'entraînement avant le départ
au front. Et puis il fallut, en même temps, organiser des
centres d'hébergement pour les petits Madrilènes qui
figuraient parmi les 1.500 réfugiés partis pour décongestionner
la ville assiégée. L'Ateneo libertaire et la Fédération
locale des syndicats durent mettre leurs locaux à la disposition
de ces hôtes inattendus.
Toutes ces difficultés n'ont pas empêché la
section de la salubrité et de l'hygiène de réformer
l'organisation de l'hôpital, jusqu'alors si largement insuffisant.
Trois nouveaux médecins ont été engagés,
ainsi que deux auxiliaires et deux sages-femmes, dont les soins
sont gratis, ce qui est nouveau. On projetait, dans les premiers
mois de 1937, l'installation de sanatoriums et de cliniques. En
un mot, on marcha hardiment vers la socialisation municipale de
la médecine.
Mais Elda, avons-nous dit, est un centre industriel. Autour de
ce centre, renommé pour l'importante industrie de la chaussure
qui s'y est développée, pour ses tanneries, ses industries
du cuir, gravitent quatre autres localités, moins importantes,
dont l'industrie dominante est la même, et dont une partie
des travailleurs est employée dans les fabriques d'Elda.
Ce sont Petrel, Monovar, Novelda et Sax. La seule petite ville de
Petrel compte 3.500 travailleurs et travailleuses de la chaussure,
Monovar, Novelda et Sax, 2.000 ; Elda en compte 7.500, dont 4.500
adhèrent à la C.N.T. Mais les réalisations
sociales, importantes, n'ont pu se faire de façon uniforme.
Ces réalisations se présentent sous deux aspects
différents. On trouve à Elda un groupement de douze
fabriques intégralement socialisées, et qui occupent
2.800 travailleurs. Leur organisation rappelle ce que l'on a déjà
vu dans d'autres cas, d'après les caractéristiques
du travail. Chaque fabrique a à sa tête un comité
composé de cinq délégués techniques
(nos camarades insistent beaucoup sur cet adjectif, qui ôte
à la délégation tout caractère autoritaire)
représentant les cinq opérations principales de la
fabrication des chaussures. A ces cinq délégués
on en ajouta un sixième, représentant le travail et
les travailleurs du magasinage.
Les douze fabriques socialisées sont donc dirigées
par ces douze comités que contrôlent les assemblées
ordinaires et extraordinaires des travailleurs. En même temps,
ces douze comités agissent de concert avec le syndicat qui
coordonne le travail, centralisant les statistiques de production,
et de réserves. On allie ainsi l'autonomie possible dans
l'organisation des activités à la solidarité
dans l'effort collectif.
Naturellement, les fabriques ne commercent pas pour leur compte.
Toutes les opérations de vente se pratiquent sous la responsabilité
du Syndicat.
C'est dans les fabriques socialisées d'Alcoy que j'ai connu
l'existence d'un genre de délégation nouveau : la
délégation morale. Dans chaque entreprise deux travailleurs,
un de l'U.G.T. et un de la C.N.T. élus par leurs camarades,
étaient chargés, sans pour cela cesser de travailler,
de maintenir la cordialité dans les rapports, de susciter
l'enthousiasme et l'esprit de concorde, de stimuler, s'il le fallait,
le sens des responsabilités. Et pourtant, cette précaution
n'était sans doute pas nécessaire. "Il n'y a
pas eu besoin d'imposer une discipline quelconque, me disent mes
camarades, car dès le premier moment est apparue cette autodiscipline
qui vient de la conviction que l'on travaille pour la communauté."
A part quelques détails qui ont toujours leur importance,
le mode d'organisation que nous avons rapidement décrit n'est
pas différent de ce que nous avons déjà vu
ailleurs. mais la plus grande originalité de ce qui s'est
fait à Elda a été la création du S.I.C.E.P.
(sigle de ".Syndicat de l'industrie de la chaussure d'Elda
et de Petrel").
Ce Syndicat est plutôt un consortium d'un nouveau genre.
Il fut fondé dès les mois d'août 1936, un mois
après le début des événements qui secouent
maintenant l'Espagne. L'industrie de la chaussure, qui déjà
travaillait à 60 % de sa capacité de production, était
menacée de paralysie générale. Avec elle, toute
la vie économique chancelait, et l'ordre nouveau dont le
maintien était indispensable pour empêcher le fascisme
de marquer des points. C'est alors que, sur l'initiative de la C.N.T.,
et d'accord avec l'U.G.T., il fut décidé que toutes
les disponibilités devaient être réunies pour
empêcher un effondrement dont les conséquences seraient
très graves. Et grâce à la garantie des deux
organisations syndicales, on obtint que les patrons, sur la garantie
de leurs biens mobiliers et immobiliers empruntent aux banques locales
les sommes nécessaires pour faire face à la situation.
Les syndicats s'engageaient comme co-responsables. Ajoutons que
le ministère de l'Industrie accorda un crédit de sept
millions de pesetas.
Il fallait disposer de 575.000 pesetas par semaine, dont 300.000
pour les salaires. Alors seulement on pourrait remettre la production
en marche, ou la maintenir. Mais tout cela demandait une coordination
nécessaire dans les efforts économiques et financiers,
ainsi que dans la direction du travail.
On constitua donc le S.I.C.E.P. qui embrasse quatre-vingts établissements,
petits et grands, disséminés dans la région,
et, dans les quatre localités que nous avons nommées,
12.500 travailleurs et travailleuses.
Constitué par les fabriques qui en sont encore au stade
du contrôle (les patrons demeurent, mais servent surtout à
fournir des fonds extraits de leurs comptes bancaires), le S.I.C.E.P.,
dont la direction effective est aux mains des délégués
des travailleurs, centralise et coordonne toute la production. Il
achète et distribue les matières premières
selon les besoins et la spécialisation des entreprises, il
effectue les paiements et paye les dettes. Il touche le produit
des ventes, ne donnant aux patrons rien qui puisse ressembler à
un bénéfice. Disons du reste que ce bénéfice
est impossible dans la situation présente, car les fabriques
non socialisées chôment plusieurs jours par semaine,
et le S.I.C.E.P. les soutient, grâce à l'aide des fabriques
socialisées, en distribuant le produit des commandes de chaussures
militaires pour l'armée faites par le gouvernement.
Pour trouver de nouveaux acheteurs, la S.I.C.E.P. a travaillé
intensément. Ayant demandé aux fabriques de créer
de nouveaux modèles de chaussures, il en reçut neuf
cents, et l'on parvint, par une organisation commerciale qui s'étend
des côtes de la mer Cantabrique, sur l'Atlantique nord, à
l'Afrique du Nord, à placer des stocks assez importants.
Mais pas assez pourtant pour échapper aux difficultés
causées par la guerre.
Maintenant les entrepôts que le S.I.C.E.P. possède
à Elda, Valence, Barcelone, ainsi que les magasins de ses
fabriques sont pleins de marchandises qui ne se vendent pas, et
dont la valeur atteint dix millions de pesetas.
La guerre se prolongeant, il est impossible de savoir comment terminera
cette expérience d'organisation collective. En attendant,
les travailleurs, et les syndicats libertaires ont trouvé
non seulement pour l'organisation du travail, mais même pour
faire momentanément face à une situation catastrophique,
des palliatifs ouvrant la voie à une solution braquée
sur la justice sociale. Si Franco triomphe, cela n'enlèvera
rien aux démonstrations positives qui auront été
faites en Espagne libertaire dans la période 1936-1939.
Granollers Situé un peu au nord de Barcelone, Granollers,
qui comptait 18.000 habitants en 1936, était à la
fois un chef-lieu de canton, un axe commercial important et un centre
industriel, comme il en est tant dans cette partie de la Catalogne.
Notre mouvement y remontait au début du socialisme en Espagne
c'est-à-dire vers 1870. Comme presque partout, l'activité
syndicale y domina, avec des luttes âpres, des efforts d'organisation
tenaces, des répressions, des périodes creuses et
des renaissances magnifiques. L'importance de nos effectifs varia
selon les circonstances.
Mais depuis longtemps, le nombre de travailleurs adhérant
à la C.N.T. s'élevait en moyenne à 3.000. Il
avait été moindre pendant la période de dictature
du général Primo de Rivera et aussi, après
une recrudescence passagère, sous la deuxième République
dont le premier gouvernement, socialiste et républicain,
puis le second, ouvertement droitier, sévirent avec une égale
rigueur, qui rappelait les plus mauvais jours de la monarchie. Si
bien qu'en juillet 1936, malgré la récente amnistie
qui avait fait sortir de prison 30.000 libertaires, nos adhérents
aux Syndicats de Granollers ne dépassaient pas 2.000.
Puis ce fut le déclenchement de la guerre civile et de la
révolution. Et bientôt les Syndicats de la C.N.T.
comptaient 6.000 travailleurs d'usines, d'ateliers, du bâtiment,
des transports, etc. Les autres - techniciens se sentant une classe
à part, employés de la municipalité et de l'Etat,
bureaucrates - adhéraient à l'U.G.T., au nombre de
1.000.
Nos militants, des travailleurs éclairés et illuminés
par l'idéal, avaient toujours fait preuve de leur capacité
organisatrice. Mais la guerre s'imposait avant tout. La plupart
d'entre eux partirent sans attendre au front d'Aragon, pour arrêter
la progression des armées commandées par Franco.
Il ne resta que six ou sept de ceux qui, dans les syndicats, jouaient
un rôle de premier ordre, à l'échelle locale
et régionale. Toutefois, un esprit libertaire s'était
formé chez une partie de la population, avec une conscience
très nette de nos buts d'émancipation humaine. Aussi,
deux jours exactement après la cessation des combats de Barcelone,
c'est-à-dire le 22 juillet 1936, les travailleurs du bâtiment
décidèrent - et ce fut historiquement une des premières
initiatives de ce genre - de socialiser leur travail. Ils convoquèrent
une assemblée à laquelle ils invitèrent les
patrons, généralement de petits entrepreneurs, et
leur proposèrent de "collectiviser" syndicalement
toutes les activités de la construction. Et, ce qui peut
paraître stupéfiant, les patrons acceptèrent
d'emblée. A tel point l'esprit public était, dans
certaines régions d'Espagne, saturé des idées
de transformation sociale.
Puis, le même fait se produisit, immédiatement après
dans l'imprimerie. Et ce fut le tour des magasins de vente des chaussures
; et cela s'étendit, comme un miracle, dans toutes les branches
du travail, et des activités humaines où jusqu'alors
les classes sociales s'étaient opposées. De telles
dates devraient être immortalisées.
Granollers se socialisa donc, mais à sa façon ; et
cela mérite qu'on s'y arrête.
Comme on l'a vu, au départ, et dans la plupart des cas,
les Syndicats furent à la fois l'élément initiateur
et directeur des créations nouvelles. D'où le terme
de "syndicalisation" que nous employons à dessein
afin d'éviter certaines confusions fruits des différents
chemins empruntés ou suivis, particulièrement en Catalogne.
Mais cette conception syndicalisatrice s'accompagnait du communalisme
qui, souvent, tenait peut-être la première place. C'est
pourquoi, nos camarades de Granollers s'étaient mis en tête
de réaliser un plan de structure communale, proposé
par notre camarade le docteur Isaac Puente (164), propagandiste
de talent, qui avait élaboré une conception de la
cité future dans une série d'articles publiés
par la revue Estudios, où il préconisait une réorganisation
de la société sur la base des communes fédérées.
Ces articles avaient été réunis en un opuscule
d'une soixantaine de pages, dont le titre était Le Communisme
libertaire, et leur contenu très clair, très séduisant,
complété par des schémas et des graphiques,
avait été retenu par de nombreux libertaires.
En vérité, malgré des indications très
positives à l'échelle locale, ces propositions étaient
insuffisantes si l'on abordait l'économie avec un critère
d'économiste, en tenant compte de la solidarité organique
existant sur le plan d'une nation ; et, d'autre part, l'existence
des fédérations d'industrie qui précisément
tendait à cette organisation sur le plan général
de l'Espagne entière, était aussi en contradiction
avec cette vision limitée des choses.
Mais justement parce qu'elles étaient communalistes, les
conceptions d'Isaac Puente furent mieux comprises et plus facilement
acceptées lorsque nos camarades de Granollers proposèrent
aux autres secteurs antifascistes de les réaliser. Et lorsque
l'auteur de ce livre alla sur place étudier l'organisation
et le fonctionnement de la nouvelle organisation sociale, il constata
d'une part, que l'exploitation de l'homme par l'homme avait disparu,
qu'il n'y avait plus de patrons et de salariés, et, d'autre
part, que tous les antifascistes y compris notre mouvement s'étaient
réunis fraternellement, au sein du conseil municipal, qui
avait la haute main sur l'ensemble de la vie locale.
L'administration générale de Granollers était
dirigée par onze départements embrassant l'ensemble
des activités sociales, établis au conseil municipal,
et que composaient vingt-deux délégués : six
de la gauche républicaine (parti de Manuel Azaña),
six de la C.N.T., quatre de l'U.G.T., deux de l'Union des métayers
(" rebassaires " catalans, qui ne demandaient qu'à
devenir propriétaires de la terre qu'ils travaillaient) et
deux du P.O.U.M. (Parti ouvrier d'Unification marxiste), que l'on
peut classer comme trotskisant.
Sur les onze départements, cinq avaient été
confiés à la C.N.T., ce qui montre quel était
son poids, plus économique et social que politique. En outre,
cette organisation, toujours entreprenante, avait constitué,
en marge, un Conseil d'économie constitué sur la base
d'un délégué par Syndicat, car les Syndicats
étaient le moteur de toutes les industries locales.
Ce Conseil se réunit toutes les semaines avec le responsable
du département municipal correspondant. Section municipale
et Conseil coordonnent leurs efforts ; mais en fait l'initiative
vient généralement de nos camarades et de l'assemblée
générale de la Fédération locale des
Syndicats de la C.N.T., qui est le plus au courant de tout ce qui
concerne la production et l'organisation du travail.
La section économie de la commune a constitué un
"bureau technique", composé de trois spécialistes,
et qui, d'accord avec le Conseil d'économie syndical, oriente
le travail des entreprises industrielles. Des graphiques, des diagrammes
correspondant à chaque industrie, sont constamment aux mains
des spécialistes, et si vous demandez des informations sur
une industrie ou une autre, on vous montre immédiatement
des schémas aux couleurs diverses, chacun correspondant à
une industrie et où les entreprises sont localisées
de façon à constituer un réseau d'activités
coordonnées.
Ainsi dirigés, toutes les entreprises, fabriques et ateliers
sont passés intégralement aux mains des travailleurs
et en même temps appartiennent à la municipalité.
Et les grandes décisions sur ce qu'il convient et ne convient
pas de faire ne sont pas le seul fruit de l'initiative syndicale,
si bien qu'au-dessus de cette dernière ce sont les intérêts
qui, en fin de comptes, dirigent le tout. Mais reconnaissons que
la tolérance mutuelle que l'on trouve ici est assez exceptionnelle.
*
Le Syndicat est un animateur perpétuel. C'est à lui
que l'on doit nombre d'initiatives tendant à améliorer
la marche et la structure de l'économie locale. Ainsi, en
très peu de temps, sept établissements collectifs
de coiffure ont été organisés par ses soins,
remplaçant un nombre indéfini de boutiques à
l'aspect moyenâgeux.
Tous les ateliers ou minifabriques de chaussures ont été
remplacés par une seule grande fabrique dans laquelle on
a concentré les meilleures machines, et assuré l'hygiène
nécessaire à la santé des travailleurs. Réforme
identique dans la métallurgie où les nombreuses petites
fonderies sombres et étouffantes ont fait place à
quelques grandes unités de travail dans lesquelles l'air
et le soleil entrent à flots. Les ateliers de menuiserie
et d'ébénisterie ont subi les mêmes changements.
La socialisation va de pair avec la rationalisation.
Cette réorganisation industrielle n'a pas fait négliger
les innovations qu'imposaient les circonstances dans le mécanisme
de la distribution. Elles apparurent nécessaires, dès
le premier moment, à la section correspondante du Conseil
municipal, pour des raisons de justice sociale. Si l'on acceptait
de construire un ordre social plus juste, il fallait que tous les
habitants de Granollers pussent avoir les mêmes possibilités
de se nourrir. Aussi, les membres du bureau d'Economie de la municipalité,
qui travaillaient avec acharnement quatorze heures par jour, en
vivant l'aventure passionnante de créer un monde nouveau,
m'ont-ils fait voir sur le plan de la ville, étalé
pour moi, sur un bureau, cinq taches noires. Chacune de ces taches
représente un magasin communal de distribution. Ces cinq
magasins, distribués par quartiers, selon l'importance de
la population, remplacent le petit commerce, un peu trop pléthorique
auparavant.
On avait commencé par une mesure de base que du reste nous
retrouverons en d'autres endroits, dès le début, le
conseiller à l'agriculture acheta aux paysans des alentours
- qui, très individualistes et très méfiants,
ne s'organisaient pas collectivement - les produits de leur travail.
L'intermédiaire vorace, le rabatteur, l'acheteur spéculateur,
a donc complètement disparu. Mais on veut aussi qu'il disparaisse
entre le producteur et le consommateur. Une circonstance s'y prêta,
et justifia les mesures nouvelles : le rationnement des vivres imposé
par la guerre, rationnement qui fit, sagement, prendre à
temps les mesures nécessaires pour éviter la disette
(165).
On créa donc un bureau de ravitaillement qui commença
par contrôler les produits reçus et vendus par les
commerçants. Puis on établit un fichier, admirablement
organisé, où étaient consignés le nombre
et l'âge des membres de chaque famille. La quantité
et le genre d'aliments auquel chacun avait droit furent stipulés
d'accord avec les médecins. Et sur ces bases, toutes les
semaines, chaque famille reçoit un carnet où est spécifiée
la quantité de pain, d'huile, de légumes secs, de
charcuterie, etc., qu'elle peut obtenir. Toujours sur la même
base, on sait combien la ville consomme par jour et par semaine
de différents aliments, combien il faut s'en procurer régulièrement,
et pour quelles dates successives.
Le même contrôle continue de s'exercer quant aux quantités
de vivres entrant dans les magasins communaux.
Si bien que l'on connaît, kilo par kilo, le poids des articles
alimentaires reçus et distribués.
C'est aussi par cette voie que la partie de socialisation, qu'il
est possible de faire admettre aux paysans, entre dans la campagne,
car les paysans accueillent avec satisfaction la suppression des
intermédiaires. Dans la majorité des 42 villages qui
composent le canton, le commerce traditionnel a disparu.
Les bénéfices obtenus sur la vente des articles divers
fournissent au Conseil municipal les ressources nécessaires
à d'autres tâches communales. Rien ne reste livré
à l'isolement, à la détresse. Les commerçants
obligés de fermer boutique par la concurrence ou les mesures
municipales (166) se voient immédiatement confier des fonctions
plus utiles - ne serait-ce que dans les centres de distribution.
Personne ne reste sans travail, et le chômage qui sévissait
lourdement avant le 19 juillet a complètement disparu. Tous
les ouvriers, qu'ils travaillent ou non le nombre d'heures habituellement
réglementaires, ont, grâce aux principes de l'égalité
des rétributio ns, leur existence matérielle assurée.
Comme ceux que j'ai vus partout, mes camarades de Granollers ont
pensé à l'instruction publique. Les écoles
de Granollers étaient insuffisantes et vieilles, insalubres,
mal éclairées. En revanche, il y avait trois couvents
confortables et solidement bâtis, dont les occupants s'étaient
volatilisés. On les a réformés ; on en a fait
trois beaux établissements scolaires dont les salles de classe
contiennent tous les enfants de la ville. On a même de la
place pour de nouveaux élèves.
Les classes, que j'ai visitées, sont spacieuses, lumineuses,
ensoleillées. On y a installé un matériel pédagogique
moderne, et le regard s'attendrit devant des petites tables carrées
et mobiles pour les enfants en bas âge, et les petites chaises
proportionnées à la taille des utilisateurs. Les galeries
internes, la salle de douches, les cours, les lavabos, le chauffage
central, tout cela a été fait, installé, ou
acheté en quelques mois.
Les premières dépenses se sont élevées
à 300.000 pesetas. D'autres ont été engagées.
Car Granollers veut avoir un avenir radieux.
P.-S. - Granollers fut, par la suite, rasé par l'aviation
franquiste.
Hospitalet del LLobregat Au sud de Barcelone, Hospitalet étendait
ses trois quartiers nettement différenciés, où
vivaient cinquante mille habitants. Les industries y occupaient
13.000 des 14.000 salariés recensés. Mille autres
étaient employés dans la culture intensive des terres
maraîchères qui contribuent à nourrir la grande
ville voisine.
Les filatures absorbaient le plus grand nombre d'ouvriers. Mais
la métallurgie s'était aussi développée.
On trouvait deux hauts fourneaux, des fonderies, des ateliers de
mécanique. L'ébénisterie, le bâtiment,
l'industrie chimique complétaient l'ensemble de cette activité
productrice.
Hospitalet s'était formé depuis peu. Le mouvement
social ne remontait qu'à la période de la Première
Guerre mondiale. Mais, dès avant la révolution, la
C.N.T. et la F.A.I. y exerçaient une activité sociale
intense. Le 18 juillet, la première comptait 8.000 adhérents
; huit mois plus tard, elle en comptera 12.000 ; l'U.G.T., que socialistes
officiels et communistes s'efforçaient fiévreusement
de développer, en comptait 1.000.
La lutte locale et l'état d'alerte qui suivirent l'attaque
fasciste mobilisèrent la population pendant cinq ou six jours
au bout desquels la C.N.T. donna, comme dans les autres localités
catalanes, l'ordre de reprendre le travail. Prolonger la grève
générale l'aurait été au détriment
des travailleurs eux-mêmes, qui assumaient leur destin. Et
ainsi, la responsabilité de la vie économique et sociale
passait des mains des patrons et du gouvernement à celle
des ouvriers.
Mais pendant qu'on reprenait le travail, et remettait en route
ateliers, usines et fabriques, les forces populaires continuèrent
de monter la garde derrière des barricades, exerçant
particulièrement leur surveillance sur deux routes menant
à Barcelone, afin d'empêcher toute concentration d'ennemis,
d'enrayer toute avance offensive sur les grands centres.
C'est au milieu de cet état de choses que la révolution
constructive commença.
Elle débuta par l'agriculture ; celle-ci était aux
mains de très nombreux petits propriétaires qui employaient
des salariés spécialisés (donc rien de commun
avec les grands "latifundia" d'Aragon, de Castille, d'Andalousie
ou d'Estrémadure). Et tout comme les patrons d'ateliers et
d'usines délaissaient devant la menace d'expropriation qu'ils
pressentaient, la production, les propriétaires de la terre
délaissaient leurs cultures que le soleil grillait, l'irrigation
manquant, ou que les herbes commencèrent à envahir.
D'autre part, le quart des travailleurs agricoles chômaient,
et une partie ne travaillaient que trois jours par semaine. Chômeurs
et non-chômeurs convoquèrent donc une assemblée
à laquelle furent invités aussi les petits patrons
agriculteurs, et où tous décidèrent de socialiser
immédiatement le travail de la terre.
Et la "Collectivité des Paysans" naquit ; ex-employeurs
et ex-salariés s'y inscrivirent comme égaux, et l'on
adhéra à la C.N.T. dont les militants étaient,
une fois de plus, les meilleurs organisateurs.
La technique du travail changea immédiatement. La grande
étendue cultivée d'après une planification
générale succéda aux parcelles travaillées
par le propriétaire isolé, et souvent mal outillé,
ou par le journalier embauché deux ou trois fois par semaine.
Mais l'argent subsistait en Catalogne, et était un instrument
indispensable pour obtenir des machines, des outils, des bêtes
de trait, ou des moyens d'existence en attendant les récoltes.
On mit à contribution tous les moyens, y compris les ressources
dont disposaient les anciens propriétaires, et comprenant
qu'un effort inhabituel s'imposait, car une révolution sociale
n'est pas un festival, on repoussa, comme le firent les travailleurs
de Barcelone, l'augmentation de salaire de 15 % et l'établissement
de la journée de six heures démagogiquement décrétés
par le gouvernement catalan, qui démontra, par cette tentative
de captation des masses, son habileté politicienne, et son
ignorance des problèmes les plus essentiels.
Depuis lors, les travailleurs de la Collectivité agraire,
organisés en "brigades", comme ceux des communautés
de Tarragone et de Tortosa, également catalanes, ont mis
au point leur organisation. Les brigades partent le matin, chacune
à sa tâche, d'après les besoins les plus urgents
du travail. La surface cultivée a augmenté du tiers.
Elle s'étend maintenant sur 1.470 hectares, divisés
en 38 zones, dont 35 irriguées et trois de terre sèche.
De vastes travaux, dont la canalisation du rio LLobregat, doivent
être entrepris.
*
Les industries locales sont passées par les étapes
qui furent presque générales dans cette révolution.
Ce fut d'abord le contrôle des entreprises, petites ou grandes,
par le Comité que nommèrent les travailleurs employés
sur place. Cela, pour les fabriques les plus prospères ;
celles dont le personnel était en chômage partiel -
il y en avait beaucoup - furent immédiatement collectivisées,
et leurs propriétaires assimilés aux producteurs.
Simultanément, la C.N.T. et la F.A.I. créaient les
Conseils d'intensification de la production, qui obligeaient les
patrons contrôlés à embaucher les chômeurs.
Mais cette mesure ne pouvait donner de résultats durables,
car le manque de matières premières dans l'industrie
textile, et l'absence de débouchés pour les tissus
fabriqués devaient forcément provoquer une diminution
du rendement et des ventes aux dépens de l'économie
générale.
D'autre part, et toujours sur l'initiative de la C.N.T., on créa
des Commissions populaires de Ravitaillement, organisées
par la municipalité dans laquelle étaient entrés
nos camarades. Ces Commissions avaient pour mission de fournir des
aliments aux sans-travail ; elles furent maintenues par la suite,
car l'arrivée de nombreux réfugiés de la région
aragonaise envahie par les armées franquistes provoqua une
nouvelle sorte de chômage.
Nous avons vu que les entreprises collectivisées eurent
d'abord à leur tête des Comités nommés
par les travailleurs qui y étaient employés. On continua
donc les opérations de production et de vente de chacune
d'elles. Mais très vite on comprit que cette situation faisait
apparaître entre les fabriques une concurrence, ou un manque
de solidarité qui donnaient lieu à des rivalités
incompatibles avec l'esprit socialiste et libertaire.
Alors la C.N.T. locale lança la consigne : "Il faut
ramifier toutes les industries dans les syndicats, socialiser complètement,
établir une fois pour toutes le régime de solidarité
que nous avons toujours préconisé."
L'idée prit rapidement. Les coiffeurs commencèrent,
puis les travailleurs du spectacle, quel que fût leur métier,
et ceux du bois (ébénistes, menuisiers, charpentiers),
du bâtiment, de l'alimentation, des transports urbains. En
janvier 1937, la métallurgie se joignait au mouvement. L'industrie
chimique ne le fit que plus tard.
Dans des circonstances aussi complexes, des problèmes inattendus
se posent, et s'imposent. A Hospitalet, comme ailleurs, et étant
donné le bouleversement économique, certaines industries
sont prospères, d'autres sont déficitaires. Des ouvriers
et leur famille sont mieux rétribués que d'autres.
Pour remédier à cette injustice, on décida
le salaire unique généralisé.
Or, cela était impossible sans la solidarité des
différentes industries. Et le problème se posa de
fonder une caisse commune grâce à laquelle tous les
ouvriers, qu'ils subissent une crise de travail ou non, recevraient
les mêmes moyens d'existence.
Comme premier pas, on établit la solidarité financière
entre les industries qui constituèrent un Conseil général
de l'économie dans lequel chacune eut deux représentants.
Les industries ayant un excédent de bénéfices
le communiquaient à la Commission administrative du Conseil,
qui contrôlait assidûment les diverses comptabilités.
Les ressources ainsi disponibles servaient à aider les industries
déficitaires qui recevaient les sommes nécessaires
à l'achat de matières premières et d'éléments
divers de production.
Quand ces sommes étaient importantes, tous les délégués
des différentes industries examinaient l'état financier
et technique de l'industrie qu'il fallait aider. Et après
les observations, les indications, les conseils et les critiques,
quand il y avait lieu d'en formuler, les fonds étaient remis.
Cette solidarité allait bientôt être complétée
par le passage du salaire unique au salaire familial. On effectua,
à cet effet, un recensement minutieux dont les statistiques
étaient aux mains de la municipalité.
Au moment de notre visite, on projetait également la réadaptation
des industries. Un inventaire général avait été
dressé, non seulement pour établir les besoins de
la population, et ses ressources, mais aussi quelles industries
méritaient d'être maintenues et quelles devaient être
éliminées.
Comme il est arrivé partout, nos camarades d'Hospitalet
s'occupèrent aussi, immédiatement, de l'instruction
publique. Sur huit mille enfants en âge scolaire, quatre mille
allaient régulièrement à l'école. Les
autres ne pouvaient pas, par manque de place, de vêtements,
de chaussures, de livres. La C.N.T. et la F.A.I. ne voulurent pas
résoudre un aussi grave problème par leurs seuls moyens.
Elles décidèrent d'unir leurs efforts à ceux
des autres fractions antifascistes auprès desquelles elles
espéraient trouver un écho favorable. Dans une réunion
où furent convoqués les militants de l'U.G.T. et de
la Gauche républicaine, nos camarades présentèrent
leur Plan de réforme de l'enseignement, qui fut accepté.
Et, noblement unies, les trois fractions s'occupèrent de
la rénovation scolaire.
Et en six mois, malgré les difficultés que l'on traversait,
une oeuvre magnifique fut réalisée. Des immeubles
furent construits, d'autres transformés, adaptés,
et deux mille cinq cents nouveaux écoliers s'assirent dans
de nouvelles classes, plus vastes, plus claires, plus aérées
que celles qu'on avait connues jusqu'alors. Les maîtres et
les maîtresses dépassés par la révolution
que les événements étendaient jusqu'à
la pédagogie ont été remplacés par des
instituteurs et des institutrices plus en concordance avec l'esprit
des temps nouveaux, et qui se réunissent toutes les semaines
pour étudier leurs expériences.
Les soins donnés à l'enfance ne s'arrêtaient
pas là. La municipalité organisa une crèche
immense où les parents pouvaient laisser leurs bambins pour
vaquer à leurs affaires. Dans les fabriques où les
femmes travaillaient, on établit des garderies d'enfants
; la première fut inaugurée dans la Collectivité
ouvrière T. Sala (167).
On acheva aussi l'aménagement d'une maternité où
les femmes du peuple, qui jusqu'alors avaient enfanté dans
des conditions d'insalubrité lamentables reçurent
les soins prescrits par leur état. Un gynécologue
inspirait l'architecte qui réalisa les travaux nécessaires.
Et le jeudi, dans toutes les salles, on offrait gratuitement aux
enfants des séances de cinéma pour les instruire et
les amuser, selon des programmes intelligemment établis.
Précisions supplémentaires quant au domaine de la
salubrité : immédiatement après leur triomphe,
les révolutionnaires décidèrent que les habitants
d'Hospitalet devaient recevoir des cliniques, des dispensaires,
de l'hôpital, des médecins, toute l'assistance à
laquelle ils avaient droit. Ce fut rapidement un fait, étendu
dans la mesure du possible, c'est-à-dire à un moindre
degré que l'on désirait, car à Hospitalet les
médecins continuaient à vivre de ce qu'ils percevaient
de leurs clients. En juillet 1937, la socialisation de la médecine
n'était pas encore intégralement réalisée.
Pour y parvenir, on avait construit, en plus de la maternité,
un hôpital cantonal de grandes dimensions, qui répondait
aux conceptions modernes de la médecine.
De tout ce qui précède, il est évident qu'à
l'activité syndicale s'ajoute l'activité communale,
et que les deux allaient souvent de pair, car l'esprit communaliste
s'accuse aussi fortement chez nos camarades d'Hospitalet (le maire,
José Xena, était un anarchiste). Ils auraient pu s'emparer
totalement du Conseil local. Par honnêteté, par solidarité
antifasciste, et aussi pour ne pas déchaîner une réaction
trop violente des autres secteurs antifascistes, ils ne voulurent
pas. Ils invitèrent l'U.G.T. et la Gauche républicaine
à constituer avec eux le Conseil municipal qui devait se
composer de vingt-quatre membres. On leur répondit par un
refus. Il n'y avait donc que huit conseillers : les nôtres,
spécialisés dans les activités essentielles
de la vie locale : salubrité et assistance sociale ; instruction
publique ; économie ; défense ; travail et agriculture
; services publics, ravitaillement et travaux publics.
Toutefois, un certain degré de collaboration put persister.
Au moment de notre enquête, la situation est celle-ci : chacun
des trois secteurs nomme des commissions spéciales qui soumettent
au conseiller chargé de ces questions les initiatives leur
paraissant utiles ; celui-ci décide quand elles ne sont pas
importantes ; quand elles le sont, c'est le Conseil municipal qui
se prononce. La C.N.T. convoque des assemblées populaires,
soit dans le plus grand local du centre de la ville, soit dans les
quartiers excentriques où l'on expose à la population,
qui accourt librement, ce qui est fait et ce que l'on projette.
L'auditeur peut librement poser des questions, et formuler des objections.
Il n'y a donc pas de politique de parti, de décisions prises
en secret, d'escamotage par des comités siégeant à
huis clos de la volonté populaire. On reste en contact avec
le peuple, on continue d'en faire partie, et l'on applique au mieux
la conduite libertaire que l'on a toujours préconisée.
En synthèse, les libertaires d'Hospitalet agissent d'après
une conception municipaliste qui répond à leurs préférences,
et qui s'est imposée d'elle-même. Ils ont, comme cela
s'est du reste fait dans d'autres endroits, délimité
les fonctions de la commune et celles du syndicat. Pour eux, ces
dernières s'intègrent dans les premières, comme
la partie dans le tout. Et de même que le syndicat isolé
n'existe plus, chacun d'eux devant consulter les autres avant de
se lancer dans une nouvelle entreprise, les syndicats et leur fédération
ne s'imposent pas non plus quand les questions débattues
intéressent tous les habitants. Ainsi, l'enseignement, les
transports et les travaux publics, la salubrité, l'assistance
sociale, l'urbanisme relèvent de toute la population.
C'est donc toute la population qui est invitée à décider.
Voici maintenant, pour terminer, le texte d'un tract que la Collectivité
T. Sala distribuait dans la ville, et qui s'adressait aux mères
de famille :
"Compagne : Nous t'offrons la Maison de L'Enfant pour que
ton fils y reçoive, jusqu'à l'âge de cinq ans,
l'assistance la plus complète au cours des journées
de travail pendant lesquelles, presque toujours et jusqu'ici il
était livré à la rue ; et même quand
tu pouvais le confier à quelqu'un, il ne recevait pas l'éducation
ni les soins nécessaires pour être demain un homme
physiquement sain et équilibré.
"Le but de la Maison de L'Enfant n'est du reste pas seulement
de lui assurer les attentions nécessaires, et de te soulager
dans tes fatigues. Il va beaucoup plus loin. Les conditions dans
lesquelles tu as vécu t'ont empêchée de t'informer
de ce qu'il fallait pour élever rationnellement ton enfant.
C'est pourquoi nous avons organisé, aussi parfaitement que
possible, toutes les commodités nécessaires, et pour
assurer à ton fils un milieu agréable, nous avons
fait en sorte que tous les éléments d'environnement
et complémentaires lui soient assurés, tant du point
de vue de l'hygiène, de l'éducation, que de l'alimentation
et de la surveillance médicale.
Tout cela sera l'uvre de spécialistes compétents.
"La Maison de L'Enfant sera organisée en deux sections
principales : celle des plus jeunes, depuis leur naissance jusqu'à
l'âge de deux ans, et celle des enfants de deux à cinq
ans. Il recevra, à chaque étape, tout ce qui lui conviendra
du point de vue alimentaire, de distraction et de formation d'après
ses inclinations propres.
Et il conviendra que les mères tiennent compte des indications
données par le personnel pour que l'uvre de la Maison de
L'Enfant soit continuée au sein du foyer.
"Pour toutes ces raisons, tu dois comprendre que c'est pour
l'enfant et pour son intérêt que nous t'offrons aujourd'hui
la Maison de L'Enfant."
On trouve bien quelques gaucheries de style dans ce texte ; mais
il n'y a pas de gaucherie du cur.
Rubi Cette petite ville catalane comptait, en juillet 1936, 10.000
habitants. Cinquante % des travailleurs étaient employés
dans les activités diverses, dont la plus importante était
l'industrie textile. Seule organisation syndicale y ayant pris pied
: la C.N.T. dont les syndicats comptaient, en temps normal, de 1.500
à 2.000 adhérents. Mais aux activités de lutte
de classes et d'action directe propres à cette organisation
de combat - que complétait une force libertaire organisée
dans la F.A.I. - s'ajoutait un esprit réalisateur et une
oeuvre un peu trop ignorée, comme il est arrivé presque
toujours. Depuis 1893 on trouvait à Rubi, organisée
par nos Camarades, une coopérative comptant en moyenne quatre
cents adhérents, dont le nombre doubla pendant la révolution.
D'autre part les membres de la C.N.T. avaient, depuis 1920, acheté
un terrain afin d'y construire une école rationaliste, qui
devait continuer l'uvre de Francisco Ferrer. Dans ce but, chaque
adhérent payait au minimum dix centimes par mois, et au moment
où éclata la guerre civile, deux écoles, et
non une, étaient ouvertes et fonctionnaient.
Ajoutons, pour que l'on saisisse plus complètement l'esprit
pondéré de nos camarades, que depuis la fin du siècle
dernier, une partie d'entre eux adhéraient dans un but prosélytiste
au Centre républicain, ce qui indiquait un esprit de tolérance
dont on ne pouvait qu'augurer des résultats positifs.
Autour de Rubi, l'agriculture était assez importante. La
grande propriété, moins développée en
ses proportions que dans d'autres régions d'Espagne y dominait,
exploitée généralement par les possédants
qui, en outre, affermaient une partie de leur terre au quart, au
tiers et à la moitié des récoltes. Cette âpreté
trouvait sa confirmation dans un trait qui rappelait, mais aggravé,
ce que nous avons rapporté dans notre chapitre sur Graus,
en Aragon : l'eau potable que l'on consommait à Rubi surgissait
dans les terres d'un des propriétaires, qui la faisait payer...
Comme à peu près partout, la Révolution fut
le contrecoup de l'attaque franquiste, sans quoi nos forces, pour
importantes quelles fussent, n'auraient pu parvenir à leurs
fins : c'est ce que nous montre l'échec des tentatives insurrectionnelles
d'avant 1936 que nous avons déjà citées.
Mais devant l'attaque, tous les ennemis du fascisme se trouvèrent
côte à côte. Des catalanistes bourgeois aux anarchistes,
l'unité s'était établie. Et comme il arriva
presque partout, nos camarades, plus décidés, plus
entraînés au combat, furent vite maîtres de la
rue. Le danger passé, on envoya des hommes (ou des hommes
partirent) au front d'Aragon qui s'établissait dans les combats,
en même temps que des renforts étaient acheminés
à Barcelone pour consolider la situation. Et pour la consolider
davantage encore, on commença les collectivisations.
Afin d'assurer la nourriture, on s'occupa d'abord de l'aliment
de base. Il y avait à Rubi, de dix à douze boulangeries
dont dépendait la fourniture du pain. La C.N.T. décida
de s'en charger, et concentra la production tout entière
dans ses locaux où la majorité des patrons et tous
les ouvriers acceptèrent de travailler avec une conscience
professionnelle qui ne connut pas de failles.
Puis vint le tour des moyens de transport. Sur l'initiative du
Syndicat fut constituée une collectivité professionnelle
correspondante. Comme pour la boulangerie, les petits patrons y
adhérèrent, apportant une vingtaine de camions, des
autobus dont nous ignorons le nombre, et une quinzaine de voitures
automobiles.
L'administration de cette Collectivité fut établie
au siège du Syndicat (168).
A son tour, ou presque simultanément, le bâtiment
s'intégra à la transformation sociale en cours. Rubi
comptait une centaine de maçons, et environ 150 manuvres.
Comme à Granollers, comme à Alicante, ces petits entrepreneurs
adhérèrent en apportant leurs outils. On établit
la liste exacte de ces apports. L'adhérent dont la formation
professionnelle était la plus poussée fut nommé
conseiller technique, chargé de surveiller et de guider l'ensemble
des travaux sur les divers chantiers. Et la comptabilité
fut confiée au spécialiste jugé le plus capable.
A Barcelone, l'industrie du bâtiment était paralysée
par le départ des propriétaires, nullement inclinés
à faire construire des immeubles, ou à réparer
ceux en location, le tout devant leur être enlevé si
la Révolution triomphait. Mais à Rubi on travaillait
beaucoup, car ce qu'on faisait était immédiatement
nécessaire à l'ensemble de la population, et la municipalité
avait les moyens d'en assurer le paiement. Par exemple, on construisit
deux ponts pour enjamber un large ravin, ce qui était, jusqu'alors
resté à l'état de rêve inaccessible,
malgré le besoin qu'on en avait. On construisit aussi, toujours
sous l'égide de la municipalité, un groupe scolaire
assez vaste pour recevoir des centaines d'enfants, et dont, du reste,
le gouvernement catalan - mais n'oublions pas que l'instruction
publique était aux mains des libertaires - de la Généralité
paya une partie des frais (169). On élargit sur une certaine
longueur la route qui traversait la localité pour rendre
plus aisé le passage des autobus, on répara de très
nombreuses maisons, on construisit un canal de 1.500 mètres
pour amener l'eau aux terres que travaillaient les camarades de
l'agriculture et, toujours pour aider les paysans, on remit à
neuf des puits depuis longtemps abandonnés et comblés,
d'où l'on se mit à extraire de l'eau qu'on employa
pour l'irrigation des cultures grâce à des moteurs
électriques spécialement installés.
Tout ce travail était dirigé par une Commission technique
de cinq ou six membres nommée par l'assemblée de la
Collectivité. De ce personnel seuls étaient payés,
en tant que professionnels, le directeur et les deux secrétaires.
Afin d'être aidée dans ces tâches multiples,
la Collectivité du bâtiment demanda, et obtint, que
les camarades des fabriques prissent part à tous ces travaux
deux heures tous les dimanches.
Comme en tant d'autres endroits, les ébénistes et
menuisiers constituèrent aussi leur Collectivité qui
s'installa dans un vaste atelier disposant d'un outillage moderne
et offrant des conditions d'hygiène jusqu'alors généralement
inconnues. Jamais, me dit en riant, heureux, au souvenir de cette
activité féconde celui qui en fut le principal animateur,
on ne fabriqua tant de meubles à Rubi.
La Collectivité agraire fut constituée avec les fermes
expropriées des grands propriétaires. Cela représentait
les trois quarts de la terre. Deux cent cinquante travailleurs de
l'agriculture s'incorporèrent à cette vaste étendue
de production. Les zones organisées furent au nombre de six
: chacune répondant à une spécialité
: culture maraîchère, sylviculture, vignobles, parc
agricole, céréales, arbres fruitiers. La Commission
directive était nommée par l'Assemblée générale,
et à son tour elle nommait le délégué
de chaque section.
Comme nous l'avons vu, et comme nous le voyons généralement
quand il s'agit de Collectivités, l'esprit corporatif avait
disparu. Tous les travailleurs étaient solidaires. Ils passaient
d'une section à l'autre quand il en était besoin.
Et ils admettaient des mesures qui allaient à l'encontre
de leur spécialité de production. Parmi les initiatives
qui furent prises, sous la pression des nécessités
immédiates, figura l'arrachage de vignes pour semer du blé.
Et bien que le terrain ne fût pas des plus appropriés,
Rubi serait presque parvenu à récolter assez de froment
pour ses habitants, si les difficultés économiques
qui s'étendaient dans toute la région, n'avaient répercuté
sur la petite ville.
Il était bien resté des "individualistes"
en dehors de ces transformations révolutionnaires : mais
la majorité de la population marchait avec l'ordre nouveau.
A tel point qu'un certain nombre de jeunes gens et de jeunes filles
s'étaient séparés de leur famille pour y adhérer
; on dut organiser, pour héberger ces célibataires,
deux sections très pudiquement séparées : "Je
puis t'assurer que rien d'immoral ne s'est jamais produit"
me disait l'animateur dont nous avons déjà parlé.
Et je pouvais le croire sur parole.
La Coopérative ne se cantonna pas dans ses seules premières
activités. Nous avons dit que le nombre de ses adhérents
doubla ; la part prise à la distribution des marchandises
s'étendit en conséquence, et neuf nouveaux dépôts
ou points de vente furent créés, ce qui n'empêcha
pas le petit commerce de continuer, sous un certain contrôle,
comme on s'en doute. Les détaillants étaient soutenus
par la section de ravitaillement du gouvernement catalan.
Rubi présente un exemple d'évolution très
caractéristique quant à la structure d'organisation
générale de la société. Lorsque commencèrent
les événements, la majorité du conseil municipal
était constituée par les catalanistes de gauche dont
le chef, Luis Companys, fusillé plus tard par les franquistes,
était président du gouvernement de Catalogne ; le
6 août, soit trois semaines après le début de
la Révolution, cette majorité démissionna devant
la prédominance de nos forces et les bouleversements sociaux
qui s'opéraient sous leur impulsion. Sa situation était
d'autant plus difficile que les fermiers - les "rebassaires"
- appuyaient ce bouleversement, ainsi du reste que le P.O.U.M. (parti
ouvrier d'unification marxiste), de caractère trotskisant.
Dès lors, parce que nos camarades ne voulaient pas abuser
de la victoire, parce que l'impératif de la guerre commandait
de rester unis pour ne pas livrer l'Espagne à Franco, parce
que les républicains de gauche appuyaient les réformes
sociales (170), le nouveau conseil municipal fut composé
de six membres de la C.N.T. et de six représentants des catalanistes
d'avant-garde. Mais la nouvelle loi de février 1937 ayant
ordonné que tous les partis politiques fussent représentés
(ce qui était une des premières manuvres contre-révolutionnaires),
le conseil se trouva définitivement composé de sept
membres de la C.N.T., sept de la gauche catalane, deux membres de
l'U.G.T. dont la section locale se constitua alors sous l'impulsion
des communistes qui battaient le rappel des petits propriétaires
réactionnaires afin de faire échec à la collectivisation,
et deux membres du parti dénommé d'Action catalane.
Tant de tendances diverses coexistant par force au sein du Conseil,
cela devait donner lieu à des frictions et à des heurts,
car naturellement ceux qui n'approuvaient pas l'implantation du
socialisme libertaire considéraient que la C.N.T. allait
beaucoup trop loin. D'autre part, nos camarades s'opposaient au
fonctionnement traditionnel, essentiellement politique du Conseil,
où les jeux stériles des partis, souvent téléguidés
par les comités résidant dans les grandes villes,
finiraient par ressusciter l'ancien ordre des choses. Mais, forts
de l'appui des syndicats, des collectivités diverses, et
même de la coopérative, ils ne cédèrent
pas.
Alors, les partis décidèrent de ne plus collaborer
aux tâches pratique de caractère municipal, ou relevant
de la compétence du Conseil. Et nos camarades durent prendre
en charge les activités les plus importantes : ravitaillement,
travaux publics, industrie et agriculture. Ils réussirent
assez pour que les organisateurs avec lesquels je m'entretenais
de ces réalisations en eussent, quinze ans plus tard, les
larmes aux yeux au souvenir de ce paradis perdu.
Castellon de la Plana Castellon de la Plana, chef-lieu de la province
qui porte son nom, comptait, quand éclata la révolution,
50.000 habitants. Notre mouvement n'y était pas important.
L'explication de cette faiblesse est double : d'une part, l'industrie
était peu développée, ce qui n'avait pas facilité
l'essor d'une force syndicale puissante ; d'autre part, si dans
les campagnes environnantes on trouvait fréquemment des petits
propriétaires d'esprit libertaire, la grande masse s'arrêtait
au républicanisme.
Or, à Castellon et dans les environs, le républicanisme
était populaire, et comme la république ne comptait
pas plus de cinq ans au moment de l'attaque franquiste, ses partisans
n'avaient pas eu le temps de se corrompre dans les marais du nouveau
régime. Ce qui, d'autre part, explique pourquoi on évita,
le 19 juillet, que les fascistes pussent triompher à l'échelle
locale, et pourquoi, aussi, la population accepta sans trop de difficultés
l'uvre de transformation locale entreprise par nos camarades. Il
est sans doute utile d'ajouter que la majorité des républicains
syndiqués l'étaient à la C.N.T. parce qu'ils
craignaient pour l'avenir le danger d'étatisme et d'étatisation
qu'ils prévoyaient dans le socialisme traditionnel, et le
parti s'en réclamant. Cela n'était du reste pas exceptionnel
en Espagne (171).
L'Union générale des travailleurs, concurrente de
la Confédération nationale du travail, avait cependant
plus d'adhérents que cette dernière, mais c'étaient
des ouvriers dont les aspirations socialistes étaient demeurées
intactes. Ces circonstances faisaient généralement
que dans nos meetings, plus de la moitié des auditeurs, quoique
non libertaires, applaudissaient nos orateurs.
Les circonstances facilitèrent la tâche de nos camarades
sans balayer pour cela les obstacles. Les politiciens professionnels
étaient désemparés devant cette situation nouvelle,
où pour eux tout était sens dessus dessous.
D'autre part, de nombreux patrons, de nombreux propriétaires
terriens étaient sinon fascistes, fascisants ; d'autres ne
l'étaient pas, mais adhéraient aux partis de droite,
et désiraient tout de même le triomphe des généraux
insurgés.
Nos camarades savaient, d'avance, ce qu'ils voulaient dans le cas
d'une situation comme celle qui justement se présenta. Ils
commencèrent donc par organiser des comités de contrôle
dans les entreprises. Ces comités avaient déjà
été acceptés, trois ans plus tôt, quand
Largo Caballero était ministre du Travail, et que, pour calmer
l'ardeur révolutionnaire des travailleurs et limiter leurs
revendications, il avait légalisé la création
de ces nouveaux organismes.
Il n'y avait donc pas maintenant de raison pour s'opposer légalement
à leur généralisation, et les partis politiques
furent obligés de les laisser naître et se développer.
Et de nouvelles positions furent rapidement conquises ; les patrons
ne se souciaient pas de maintenir la production à son niveau
normal, encore moins de construire des chars d'assaut (pauvres chars
d'assaut !) et de fabriquer des éléments de combat.
Alors les travailleurs, guidés par la C.N.T., se substituèrent
à eux et commencèrent à diriger le travail.
C'est ainsi que, le 20 octobre 1936, le Syndicat de la métallurgie
décida de prendre possession des ateliers. A cet effet, il
nomma un "Comité d'expropriation, d'administration technique
et d'économie" qui adopta sur-le-champ les mesures suivantes
:
• 1. Procéder à un inventaire détaillé
de tous les ateliers et les garages locaux.
• 2. Etablir la statistique des salariés et des patrons
de ces garages et ateliers.
Puis il organisa cinq sections de direction du travail mécanique,
fonderie, serrurerie, ferblanterie, garages.
Bientôt les ouvriers du bâtiment et les travailleurs
sur bois s'organisèrent de la même façon. Et
presque toute la production industrielle, sinon toute, fut socialisée
sous l'égide des Syndicats libertaires.
Nous prendrons l'organisation des métallurgistes et des
garages, qui s'y étaient joints, comme modèle pour
toutes les industries. Une des raisons de ce choix est qu'il s'agissait
de la branche de production la plus importante.
Nous trouvons d'abord le comité syndical, qui comprend en
premier lieu une Commission technique chargée de la direction
générale du travail dans tous les établissements
; cette Commission est élue par l'assemblée générale,
et remplace les patrons spécialisés et les techniciens
maintenant défaillants.
Elle est aussi chargée de distribuer le travail dans les
ateliers et les garages, selon les possibilités de production,
l'outillage, l'organisation, l'importance. On procéda du
reste, comme on a procédé à peu près
partout, à un regroupement qui éliminait les installations
trop petites pour être rentables, et l'on constitua, ou agrandit,
d'autres unités de production plus modernes, et mieux installées,
pour le travail et les travailleurs.
Dans chaque atelier, ou garage, l'assemblée des ouvriers
a nommé une commission de direction non bureaucratisée.
Toutes les commissions sont en contact avec la Commission technique
syndicale, et les responsables se réunissent tous les soirs
avec elle pour orienter l'activité générale.
La Commission administrative syndicale s'occupe particulièrement
du maniement de l'argent, qui continue d'exister, car, répétons-le
inlassablement, nous sommes dans une société mixte,
dont le cadre politique est à prédominance républicaine,
et où la petite bourgeoisie, même sans être toujours
réellement hostile, constitue un élément local
important. C'est cette Commission qui paie les travailleurs selon
les catégories établies par les assemblées
syndicales : techniciens, agents commerciaux, compagnons, demi-compagnons,
apprentis. Elle est, de plus, divisée en cinq sections correspondant
aux catégories du travail. Les sections les plus importantes
ont un employé nommé par le conseil syndical.
Les ateliers et les garages effectuent le travail (réparations,
changement de pièces, etc.) demandé par les clients
résidant à Castellon ou dans les environs, ou encore
par la clientèle de passage. Ici se répète,
quant au mode de paiement, ce que nous avons vu en d'autres occasions.
Si, par exemple, le possesseur ou le chauffeur d'une automobile
veut la faire réparer, il se présente à un
garage ou à un atelier de mécanique, expose ce dont
il a besoin, en demande le prix. Le délégué
responsable lui indique la somme à payer, mais le client
ne paie pas directement aux travailleurs qui font la réparation.
Il va porter la note et l'argent au Syndicat ; on lui donne alors
le reçu correspondant. Muni de ce reçu, il retourne
au garage, à l'atelier où le travail est exécuté.
Ainsi, tous les comptes sont centralisés, la caisse de tous
les garages, de tous les ateliers de mécanique, de toutes
les fonderies est commune. Mais chaque opération est enregistrée
scrupuleusement, de façon à suivre en détail
la vie économique de chaque unité de travail. Ce qui
n'empêche pas l'appui donné par les sections bénéficiant
d'excédents à une section en déficit, quand
le cas se produit (172).
Tous les mois, le conseil technique et administratif présente
à l'assemblée générale du Syndicat un
rapport qui est examiné, discuté si nécessaire,
enfin approuvé ou non à la majorité. Des modifications
sont introduites quand cette majorité le croit utile. Toutes
les activités sont donc connues et contrôlées
par l'ensemble des travailleurs. Nous retrouvons là un exemple
appliqué de la démocratie libertaire.
Telles sont les normes suivies dans tous les métiers, toutes
les industries localement socialisés. Mais analysons plus
à fond.
Comme on peut le supposer, les anciens patrons ne sont pas admis
au Syndicat ; toutefois ils sont acceptés comme producteurs
dans les ateliers. Ceux qui, physiquement ou mentalement déficients,
ne peuvent travailler, et sont sans moyens d'existence, reçoivent
un salaire, comme les ouvriers.
Dans l'ordre professionnel, les travailleurs qui veulent passer
à une catégorie plus élevée le peuvent,
mais doivent auparavant accepter de subir un examen théorique
et pratique devant le conseil central du Syndicat, et les délégués
d'atelier.
Enfin, lorsque cela est nécessaire, le Syndicat applique
- sur acceptation de l'assemblée générale -
des mesures disciplinaires. C'est le seul cas que nous ayons connu
et enregistré, mais nous ne pouvons affirmer qu'il n'y en
ait pas eu d'autres. Dans les premiers mois de la révolution,
et croyant que la disparition du patron justifiait une négligence
inhabituelle, certains travailleurs observèrent un laisser-aller
excessif (cela se produisit aussi dans l'industrie du bâtiment,
à Alicante). Aussi, dans l'assemblée du 30 décembre,
une résolution fut prise - nous ne savons si à la
majorité ou à 1'unanimité - dont voici le texte,
affiché dans les ateliers (cf la version originale en annexe)
:
"Camarades
"1. Les délégués d'atelier sont nommés
en accord avec le règlement fait par vous et par le Comité.
"2. D'après l'article 5 de notre règlement,
ces délégués sont responsables des questions
techniques et administratives de l'atelier.
"3. D'accord avec l'assemblée générale
du 30 décembre 1936, il est fait confiance aux délégués
pour que, en cas de manquement à la discipline du travail
et du non-accomplissement de leurs devoirs par les camarades qui
composent le personnel de l'atelier, les mesures disciplinaires
considérées nécessaires soient prises afin
d'assurer la bonne marche et un développement satisfaisant
du travail dans les ateliers du Syndicat.
"4. Ces délégués ne pourront appliquer
de sanctions importantes, comme le renvoi de camarades d'un atelier,
sans accord du Comité et de la Commission directive du Syndicat.
"5. Tout camarade ayant à se plaindre du délégué
tant pour des questions syndicales que pour celles concernant le
travail devra, pour ne pas provoquer de désordres, s'abstenir
de critiquer directement et personnellement ; il s'adressera aux
camarades du Conseil d'administration qui prendront les décisions
nécessaires.
"6. Toutes les affaires courantes se rapportant au travail
ou de caractère syndical qui se poseront aux camarades des
ateliers devront être traitées par l'intermédiaire
des délégués respectifs.
"Ce que nous communiquons aux délégués
pour qu'il en soit tenu compte.
Castellon, le ler janvier 1937."
Une fois encore nous voyons que le sérieux avec lequel tout
est conduit pour assurer le succès des réalisations
prolétariennes implique une discipline librement consentie,
considérée comme une garantie de succès. Et
sans doute, en fin de compte, mieux vaut un excès d'exigence
dans la responsabilité qu'une irresponsabilité qui
mènerait à la déliquescence et à l'échec.
Cette discipline et cette responsabilité étaient déjà
proclamées par Proudhon avec la force qu'on lui connaît.
Mais l'activité de nos camarades ne s'est pas limitée
à organiser les industries. Ils se sont intégrés
au Conseil municipal, où ils sont du reste minorité.
Ce ne sont pas de beaux parleurs, de brillants orateurs, mais ils
sont intelligents, leur sens pratique ou humain n'est pas faussé
par l'esprit politicien, et ils savent défendre avec conviction
les initiatives constructives qui découlent de leurs idées
et de la situation nouvelle. Parmi les réformes proposées
figurent le salaire familial et la socialisation de la médecine
par la municipalité. Les autres conseillers, républicains
et socialistes - socialistes partisans de Largo Caballero qui préconisaient
de nombreuses réformes quand ils étaient dans l'opposition
- s'y refusent, invoquant la constitution républicaine, les
lois en vigueur et des raisons économiques.
Or, pour le malheur des politiciens, les séances du Conseil
sont publiques, et les ouvriers, ainsi que les femmes du peuple,
suivent ces séances avec attention. Il en résulte
que bien des adhérents à l'U.G.T., déçus
du comportement antisocialiste de leurs dirigeants socialistes passent
à la C.N.T. et dans toute la province les adhésions
à cette dernière augmentent à une cadence inattendue.
Evolution interne d'une société en période
de transformation révolutionnaire.
Les effectifs de l'U.G.T. ne diminuent pas pour autant. Car les
petits patrons-artisans rétifs à la socialisation,
les concierges, généralement défenseurs de
l'ordre établi, les employés de bureau à âme
de bureaucrates, les commerçants ennemis des coopératives,
les petits propriétaires terriens qui croient que nous voulons
les laisser sans moyens d'existence et les dépouiller de
leur récolte le moment venu, adhèrent en masse à
l'organisation réformiste, c'est-à-dire à l'U.G.T.
où les communistes étendent leur influence. Les gens
de droite s'y infiltrent aussi afin d'en faire une forteresse, ou
tout du moins un bastion défenseur de leurs privilèges,
en attendant de récupérer ceux qu'ils ont perdu.
Malgré tout, les nôtres obtiennent des réformes
de fond. La plupart des médecins qui ne veulent pas être
dirigés par la bureaucratie d'Etat, mais travailler sous
l'inspiration de leur devoir professionnel et des problèmes
sociaux qu'ils sont à même de constater, adhèrent
à notre mouvement et aux solutions sociales qu'il propose.
Sur le terrain communal, nos camarades ont arraché aussi
la socialisation de l'habitat. Le loyer des logements n'est plus
versé au propriétaire - tant pis pour la Constitution
et pour le droit romain ! -, mais à la municipalité
qui a fait supprimer à peu près tous les impôts
locaux ; et les familles ouvrières peuvent jouir d'un habitat
hygiénique et confortable, car les réparations de
maçonnerie, les constructions nécessaires sont entreprises
dès que le besoin en est reconnu. Ajoutons que, comme on
verse au petit patron dépossédé et hors d'état
de travailler, un salaire normal, on laisse au petit propriétaire
la maison qu'il a construite par ses efforts.
Cette socialisation de l'habitat, qui se répète très
souvent, n'est pas la moindre des réformes que l'on trouve
en de nombreux endroits.
L'exemple de Castellon de la Plana, qui n'est du reste pas le seul
de son espèce, nous apparaît comme ayant un caractère
significatif. Il prouve la possibilité de réformes
extrêmement hardies dans une société non entièrement
sortie de son cadre politique. Il montre que la lutte contre l'exploitation
de l'homme par l'homme peut, si elle est conduite avec intelligence,
capacité réalisatrice, tact, et élévation
d'esprit, perdre beaucoup de sa rudesse et gagner en efficacité.
En tout cas, il ouvre des horizons, comme il en a été
ouvert dans des localités où seules certaines industries
ont été socialisées parce que, seules, elles
disposaient de cadres révolutionnaires suffisants, tandis
que les autres n'en disposaient pas. Les douze millions de membres
de coopératives de consommation d'Angleterre n'empêchent
pas l'existence du commerce privé. Pour les partisans de
la création d'une société nouvelle, bien des
étapes pourraient être franchies sans verser des torrents
de sang.
La socialisation à Alicante Comme Elda, comme Jativa, comme
Castellon, Alicante, capitale de la province où se trouvent
ces localités, comptait depuis longtemps un mouvement social
de caractère libertaire qui se maintint contre vents et marées
au long de l'histoire sociale de cette région. Et dans les
événements qui ouvrirent le chemin de la révolution
sociale, la solidarité traditionnelle existant entre ces
villes, leurs syndicats et leurs groupements libertaires fédérés
permit de réaliser ce que chaque ville isolée n'aurait
sans doute pas même pu entreprendre.
Car les forces armées de la C.N.T., les groupements de combat
antifranquistes mis sur pied par nos camarades ou avec leur participation
empêchèrent, ici aussi, les éléments
réactionnaires de prendre d'assaut les institutions républicaines,
même d'en esquisser la tentative.
La paix ne fut donc pas sérieusement perturbée, et
la garde civile se laissa désarmer. Mais là encore,
dès que les travailleurs libertaires qui luttaient depuis
le dernier quart du XIXe siècle pour la construction d'une
société nouvelle, furent, grâce aux circonstances
politiques, devenus maîtres de la situation, on ne pouvait
attendre d'eux qu'ils laissent subsister un monde social qui engendrait
le fascisme, et où régnaient l'injustice et un désordre
économique qu'ils ne connaissaient que trop.
Pour réaliser leur idéal, il y avait toujours, à
la base, nos Syndicats : d'abord, celui de la métallurgie,
qui était le plus important, et groupait tous les ouvriers
sur métaux. Puis, le Syndicat du bâtiment, de structure,
aussi industrielle, et comprenant les maçons, les carriers,
les plâtriers, les menuisiers, les charpentiers, les peintres,
les couvreurs, etc. Ensuite le Syndicat de l'habillement, avec les
tailleurs, les couturières, les spécialistes de la
lingerie ; par ordre d'importance suivaient le Syndicat de l'alimentation,
puis celui de l'industrie chimique, et enfin le Syndicat des transports
terrestres et maritimes.
Observons cependant que, parmi les industries, l'Union générale
des travailleurs comptait, elle aussi, un Syndicat dans le bâtiment,
un dans l'industrie de la pêche (branche de l'alimentation),
un autre dans l'industrie chimique. Ce qui ne constitua pas un obstacle
insurmontable pour aller de l'avant. Alicante est un des exemples
où les travailleurs socialistes de la base, bien qu'adhérant
à l'U.G.T., refusèrent d'obéir aux directives
antirévolutionnaires de leurs leaders.
Les données que nous reproduisons n'ont pas été
recueillies directement sur place. Elles reposent sur les témoignages
de militants qui prirent part à cette oeuvre constructive
et nous l'expliquèrent dans des entrevues que nous eûmes
spécialement avec eux, après le triomphe de Franco.
Voici ce qui nous a semblé le plus important, et dans une
certaine mesure, original, parce que répondant à une
situation sociale, locale, particulière, et, il faut bien
le dire, à la mentalité des hommes.
Socialisation du bâtiment. - L'industrie du bâtiment
était aux mains de petits entrepreneurs. Dans une assemblée
spécialement convoquée, le Syndicat des travailleurs
cénétistes du bâtiment décida de s'emparer
des éléments techniques de travail et d'en socialiser
l'emploi. Ce qui fut fait. On dressa, dans chaque cas, un inventaire
de l'outillage et des matières premières au pouvoir
de chaque patron dépossédé, à des fins
d'indemnité. Fait assez inhabituel et contraire aux positions
de principe du mouvement libertaire, mais n'oublions pas que les
entrepreneurs étaient des petits patrons, et que dans ce
cas comme dans d'autres, les petits patrons travaillaient souvent
plus que leurs ouvriers. Nous allons en voir bientôt les conséquences.
Car, d'abord, dans le système qui faisait du Syndicat le
coordinateur et l'orienteur du travail général, il
fallut choisir, par chantier, un responsable devant ses camarades
et devant la commission de coordination syndicale.
Ce responsable devait fatalement être capable de diriger un
chantier, donc être techniquement préparé. Or,
dans l'ensemble, les patrons de l'industrie du bâtiment étaient
de meilleurs techniciens que les ouvriers salariés. Et, comme
on ne voulait pas courir le risque d'échecs aux conséquences
immédiates et graves, c'est parmi eux qu'on choisit les chefs
de chantier.
D'autre part, il apparut, dans la pratique, que ces ex-petits entrepreneurs
qui, acceptaient sans trop regimber la situation nouvelle, avaient
un sens du devoir supérieur à celui des ouvriers moyens,
habitués à être commandés et à
ne pas prendre de responsabilités. Et qu'ils veillaient mieux
que leurs nouveaux camarades à la qualité du travail.
Dans ce cas comme dans d'autres, on ne pouvait pas pratiquer d'un
coup l'égalité absolue des salaires, car on ne devait
pas, au milieu des difficultés d'une révolution, provoquer
des conflits qui auraient nui à la production. Pour toutes
ces raisons, le Syndicat se vit obligé d'établir une
différence de rétribution. Les travailleurs sans responsabilités
techniques touchèrent dix pesetas par jour, et les travailleurs
ayant des responsabilités techniques en touchèrent
quatorze.
Cela fut peut-être facilité par l'importance relative
du nombre de membres de l'U.G.T., qui avaient adhéré
à la syndicalisation et heurtaient nos camarades. Mais encore
une fois il fallait assurer la bonne marche et la qualité
du travail ; il ne fallait pas que les maisons construites ou réparées
se lézardent ou se détériorent au bout de quelques
semaines ou de quelques mois. Ce qui aurait justifié le retour
au capitalisme.
Observons d'ailleurs que les salaires étaient fixés
par l'assemblée générale du Syndicat, par conséquent
au moins avec l'assentiment de la majorité des travailleurs
qui s'inclinaient devant ces réalités.
Le Syndicat du bâtiment exerce donc le contrôle sur
l'ensemble des chantiers, des anciennes entreprises transformées
en sections ou en cellules, dans un régime dont le cadre
est demeuré républicain. Situation qui rappelle celle
de Castellon de la Plana. Une partie importante de la vie sociale
répond encore aux principes juridiques établis ; il
y a toujours des classes sociales, des couches parasitaires ou privilégiées
- quoique l'importance de ces dernières ait diminué
dans de larges proportions et soit normalement condamnée
à se réduire bien davantage -, un capital financier,
au pouvoir très diminué, des intermédiaires
de la distribution qui exploitent encore la population, mais que
les coopératives naissantes tendent à réduire
à la portion congrue ; mais il y a aussi, parallèlement,
des métiers, des industries, des activités de production
ou de services, souvent les plus importantes, qui sont aux mains
des travailleurs, hier salariés et soumis à la classe
patronale, aujourd'hui maîtres de leur destin.
Le Syndicat du bâtiment comptait 500 maçons, 85 peintres
auxquels il fallait ajouter les couvreurs, les serruriers, les architectes,
etc ; Les unités de travail étant dûment organisées,
on se mit à réparer les immeubles, à ravaler
les maisons, pour le compte des propriétaires. On entra en
contact avec la municipalité pour des travaux publics et
des constructions dépendant de sa bonne volonté et
de ses ressources financières.
Ainsi cette dernière fit-elle réparer les écoles,
et les hôpitaux. De nouveaux bâtiments surgirent, et
comme on s'attendait à de mortels bombardements de l'aviation
fasciste, on construisit - ce qui se fit un peu partout - des refuges
pour la population.
Le mécanisme d'administration montre, une fois de plus,
la tendance que nous voyons un peu partout, de faire accéder
chacun aux responsabilités générales (173),
ou participer à la direction de la vie collective.
Mais, si chaque chantier compte un responsable technique chargé
de la direction du travail, on y trouve aussi un délégué
syndical choisi par les travailleurs. Responsable et délégué
établissent de concert les devis demandés. La collaboration
est étroite et permanente. On s'efforce de susciter l'enthousiasme,
l'intérêt moral, d'en appeler à la conscience
de chacun. Et quand, un travail fini, il apparaît que le bilan
est bénéficiaire par rapport aux calculs établis,
le Syndicat félicite les travailleurs du chantier. Mais il
blâme dans le cas contraire.
On peut demander avec raison pourquoi les bénéfices
ne sont pas répartis entre les travailleurs à l'effort
desquels ils sont dus. Simplement parce qu'on les réserve
à des oeuvres de solidarité. Ainsi, la disparition
de grands propriétaires, ou la suspension des travaux du
bâtiment, ont provoqué, et provoquent par moments un
chômage partiel, mais il n'y eut pas, il n'y a pas pour cela
de véritables chômeurs. Grâce aux fonds possédés
par le Syndicat, on peut, à tour de rôle, faire reposer
vingt maçons, dix peintres, etc. Le chômage se transforme
en vacances ou en loisirs.
L'industrie de la conserverie. - Cette industrie concerne surtout
les fruits et les légumes, produits en grandes quantités
dans cette région levantine. Mais suivant la conception,
ou le principe de l'organisation solidaire des activités
connexes, elle englobe aussi les travailleurs chargés de
la fabrication, de la préparation, des emballages : non seulement
des emballages en bois, des caisses pour les expéditions,
mais aussi les boîtes en fer-blanc. La structure et le fonctionnement
de l'organisation générale présentent le tableau
suivant :
Les entreprises emploient généralement une main-d'uvre
nombreuse, et les assemblées, où les femmes dominent,
nomment sur les lieux du travail un délégué
(ou une déléguée) responsable pour vingt travailleurs.
A leur tour, les délégués responsables réunis
nomment un ou une responsable pour l'entreprise entière.
Il y a également un délégué du syndicat
par section, pour le contrôle de la condition des travailleurs
dans les ateliers, les bureaux, les magasins, les entrepôts,
etc. Naturellement, ces délégués travaillent,
eux aussi.
Les fruits et les légumes sont fournis par les Collectivités
agraires. La coordination fraternelle entre les producteurs de la
campagne et ceux de la ville, et entre leurs organismes respectifs,
s'étend donc et se complète. Si l'on ajoute la collaboration
existante entre les Syndicats et les municipalités, on voit
se constituer un organisme social dont les différentes parties
s'harmonisent et se complètent au lieu de s'opposer.
Les conserves sont emmagasinées et mises à la disposition
du Syndicat de l'alimentation ; celui-ci les vend aux conseils municipaux
de la région, aux commissions provinciales de ravitaillement
; l'intendance militaire elle-même - n'oublions pas que nous
sommes en guerre - figure parmi les acheteurs.
La boulangerie. - Ensemble, le Syndicat de la C.N.T. et celui de
l'U.G.T. socialisèrent les boulangeries. Les "hornos"
(fournils) devinrent la boulangerie n°1, la boulangerie n°2,
n°3, etc. comme nous l'avons déjà vu dans d'autres
cas. La farine est équitablement répartie entre eux,
les ressources financières sont communes.
Comme dans les cas précédents, le personnel de chaque
entreprise élit un délégué responsable,
que le Syndicat contrôle, et qui est aussi responsable devant
lui.
Le vêtement. - La plupart des patrons des fabriques et ateliers
se sont retirés des entreprises où ils ne commandaient
plus, et dont ils n'étaient plus propriétaires. Le
délégué d'entreprise, choisi par les assemblées
d'entreprise, et responsable devant le Syndicat qui coordonne maintenant
le tout, constitue aussi l'axe du mécanisme d'organisation.
Comme nous l'avons vu dans tant d'autres endroits, le client désirant
par exemple, se faire confectionner un complet, ou un pardessus,
s'adresse à l'atelier de son choix, où on lui communique
le barème des prix, selon la qualité par lui demandée.
En échange de l'argent versé, il reçoit un
reçu provenant du carnet à souches en triple exemplaire
que nous avons déjà décrit dans d'autres chapitres
(174).
Les coupeurs et autres ouvriers remplacent les patrons dans la
direction du travail. Les salaires sont de dix pesetas par jour
tant pour les ouvriers que pour les ouvrières. Certains,
parmi les meilleurs spécialistes, sont payés 12 pesetas.
Reste d'inégalité qui peut être en partie explicable,
comme dans le cas du bâtiment. Mais il y a loin de ce surplus
à ce que touchait un patron. Malgré tout, ce sont
des problèmes qu'un mouvement transformateur devrait étudier.
Industrie métallurgique. - Dans les classements peut-être
un peu sommaires et inspirés par un but d'unification, la
métallurgie englobe, à Alicante, de la bijouterie
à la grosse chaudronnerie en fer. Mais naturellement la bijouterie
ne joue aucun rôle dans l'organisation d'ensemble de la production
socialisée.
D'autre part, l'U.G.T. et la C.N.T. sont d'accord, et travaillent
ensemble.
Les deux centrales syndicales constituent l'I.M.S.A. (Industries
Métallurgiques Socialisées d'Alicante). Ce complexe
a été organisé en sections qui comprennent
un Conseil général intégré par une Commission
de travail, une Commission technique, une Commission d'achat et
de vente, une Commission administrative, etc.
Comme dans les cas précédents, les travailleurs nomment
sur place les responsables qui agissent d'accord avec le Conseil
syndical.
Les deux organisations syndicales sont en contact avec les délégués
au Conseil de l'I.M.S.A. Comme les boulangeries, les ateliers sont
désignés par numéro. Ce sont les parties d'un
grand tout solidaire.
Les réalisations éparses La révolution espagnole
n'a pas toujours pu socialiser la totalité des ateliers,
des fabriques, des usines et des industries établis dans
une localité ou dans une région. La résistance
des forces politiques alliées à ce qui restait de
la bourgeoisie même, a empêché d'aller au-delà
de certaines limites. D'autre part, souvent des entreprises étaient
isolées dans telle ou telle partie d'une province. Ou bien
encore, les travailleurs n'avaient pas été gagnés
assez vite par l'organisation des fédérations d'industrie
à l'échelle nationale. Et selon les circonstances,
certains établissements restés en marge ont été
collectivisés, ou se sont organisés en agissant sur
leur seule initiative - ou en imitant simplement ce qui se faisait
ailleurs.
Il en a été de même pour les Collectivités
agraires, particulièrement en Catalogne : les réalisations
de ce genre ont été peu nombreuses dans les campagnes
catalanes, le paysan de cette région étant plus incliné
vers la petite propriété individuelle que vers la
communauté sociale. Les collectivisations agraires catalanes
ont donc donné lieu à des groupements qu'on ne peut
comparer aux Fédérations d'Aragon, du Levant et du
Centre.
Cependant, des réalisations surgiront très souvent
et mériteraient un recensement et une étude approfondie.
Et s'il est impossible de les insérer historiquement dans
des organismes d'ensemble - locaux, régionaux, nationaux
- elles n'en offrent pas moins un intérêt certain.
Souvent chacune mériterait une monographie séparée.
Une seule d'entre elles, réalisée de nos jours, susciterait
l'intérêt des réformateurs à l'échelle
internationale. Voici quelques exemples, de caractère industriel,
et un de caractère agraire qui ne font qu'illustrer davantage
la multiplicité des initiatives créatrices sur laquelle
on n'insistera jamais assez.
Les cordonniers de Lerida
Quelques jours après le soulèvement fasciste, et
sous l'impulsion des espérances que le déclenchement
de la guerre civile faisait naître, quelques cordonniers de
Lérida (capitale de la province qui porte ce nom), appartenant
au mouvement libertaire se réunirent pour, en même
temps qu'ils envisageaient la façon de participer à
la lutte, organiser un nouveau mode de vie. Les autorités
républicaines avaient pratiquement disparu, rien n'empêchait
donc de tenter l'expérience.
A cette première réunion assistaient aussi un petit
patron, et son fils. Bientôt d'autres ouvriers se joignirent
au groupe initial, d'autres petits patrons firent de même.
Et l'on s'organisa sur une base collectiviste.
Cette transformation entraînait une révolution dans
les méthodes de travail. Il n'était plus question
de coudre le cuir avec l'alène et l'aiguille. On disposait
de quelques machines, qu'il fallut bientôt employer à
plein, car les commandes affluaient, dont une partie, qui grossit
vite, pour les autorités : il fallait des brodequins pour
les miliciens. On concentra davantage d'ouvriers, et le nombre des
collectivistes finit par s'élever à une cinquantaine.
On se procura de nouvelles machines, on en eut bientôt vingt-trois.
Le Comité responsable de la direction se composait de six
travailleurs : trois de la C.N.T. et trois de la F.A.I. ; à
chaque renouvellement, il était élu par l'assemblée
des collectivistes.
Le rendement augmenta ; la ville fut bombardée par l'aviation
fasciste au début de décembre 1937, mais, à
cette époque, tout en satisfaisant aux besoins de la population
locale, la Communauté des cordonniers de Lérida fabriquait
1.500 paires de chaussures par jour.
Le gouvernement catalan augmenta les commandes pour les miliciens.
Faute d'argent (selon le ministre communiste Comorera qui était
alors à la tête du ministère de l'industrie),
le paiement des articles livrés cessa bientôt. Et lorsque
se produisit l'avance fasciste, c'étaient des millions que
ledit ministre devait à la Communauté des cordonniers
de Lérida. Heureusement ses membres trouvaient-ils sur place,
grâce aux réparations et à la fabrication du
sur mesure, grâce aussi au jardinage qui leur permettait de
se procurer quelques éléments de nourriture, de quoi
faire vivre leur famille.
Les minoteries de Valence
La secousse provoquée dans le domaine politique par l'attaque
franquiste eut, naturellement, ses répercussions dans le
domaine économique. Une désorganisation plus ou moins
intense se produisit dans des secteurs vitaux pour la population.
Les autorités étaient incapables de la moindre initiative
utile, et il fallut que les travailleurs, particulièrement
ceux qui, grâce à l'organisation syndicale, avaient
le sens des cohésions nécessaires, se chargent de
remplacer le capitalisme privé si souvent défaillant.
On le vit, par exemple, dans le cas du ravitaillement en farine
de de Valence, où le gouvernement central s'était
installé avec toute sa bureaucratie. Des délégués
de l'U.G.T. et de la C.N.T., qui travaillaient dans l'alimentation,
durent se réunir pour faire face à la grave pénurie
qui apparut très vite, et qui constituait un facteur de désordre
dont les fascistes auraient pu bénéficier. Et le 1er
octobre 1936, la constitution d'un organisme appelé "Minoteries
socialisées" commençait à fonctionner
sous la direction d'un conseil ouvrier composé de membres
des deux grandes organisations syndicales, la C.N.T. et l'U.G.T.
Normalement la capitale du Levant recevait et consommait mille sacs
de farine par jour. Mais la situation s'était compliquée
du fait de la guerre civile, et il fallait davantage de pain pour
compenser la pénurie d'autres aliments. De la frontière
française à Gibraltar, l'Espagne orientale n'était
pas productrice de blé ; comme nous l'avons déjà
dit, les grandes régions céréalières
se trouvaient en Castille et en Andalousie, tombées très
tôt aux mains de Franco. En outre, nous avons vu que la région
levantine supportait la charge d'un nombre de réfugiés
qui ne fit qu'augmenter au long des mois.
Dans ces circonstances où il n'y avait pas de temps à
perdre, car le pain devant être assuré, les moulins
assez modernes passèrent rapidement aux mains des travailleurs.
Mais la fourniture du blé nécessaire fut bientôt
sous la coupe du ministre de l'Agriculture, le communiste Uribe,
qui était certainement obligé de mesurer et de prévoir,
mais qui, d'autre part, se gardait bien de chercher à établir
un accord avec le groupement des "Minoteries socialisées".
Tuer la révolution qu'on ne peut dominer : telle fut toujours,
depuis Marx, l'attitude des communistes.
Ce groupement fonctionna quand même. L'organisation de l'ensemble
fut divisée en deux sections. L'une, la section d'achat,
dont les agents parcouraient les campagnes, et même faisaient
des incursions dans certaines régions de l'Espagne occupée
par le franquisme, afin de procurer du blé. L'autre, la section
des ventes, qui se chargeait de distribuer la farine chez les boulangers
de Valence. Une troisième section, complémentaire,
de caractère administratif, était chargée des
statistiques, de la correspondance, des archives, de la comptabilité.
Dès le premier moment, le Comité organisateur, intégré
toujours par des camarades de l'U.G.T. et de la C.N.T., présenta
au ministère de l'Agriculture les conclusions que leur imposait
la gravité de la situation :
• 1. - Réquisition de tout le blé existant
sur le territoire de la nation.
• 2. - Distribution, dans les provinces, selon leurs nécessités
respectives.
• 3. - Etablissement d'un prix ne devant pas dépasser
45 pesetas le quintal.
• 4. - Importation immédiate par l'Etat de blé
de Russie et d'Argentine.
Leurs demandes furent ignorées. La précieuse céréale
manqua bientôt, ce à quoi devait s'attendre tout individu
quelque peu informé de l'économie espagnole. Mais
tant qu'il y eut du blé, et de la farine, ceux-ci furent
distribués, grâce aux "Minoteries socialisées"
de la région valencienne.
La coopérative chocolatière de Torrente
Dans la province de Valence, Torrente est une localité renommée
pour sa production de confiserie, particulièrement de chocolat.
Cette industrie était aux mains de petits patrons, 45 en
tout, travaillant à l'échelle artisanale, et qui,
selon l'importance de leurs moyens, employaient un ou quelques salariés.
Mais poussés par le désir de moderniser la production,
et de préserver la santé des travailleurs, les membres
de la C.N.T. convoquèrent une assemblée qui eut lieu
le 1er septembre 1936 : moins d'un mois et demi après le
début de la guerre civile. Les patrons y furent invités,
tout comme les salariés. Et, comme dans tant d'autres occasions,
employeurs et ouvriers se mirent d'accord pour aller de l'avant.
C'est ainsi qu'on décida à l'unanimité d'organiser
la "Coopérative des travailleurs chocolatiers de Torrente".
Immédiatement, les travaux commencèrent pour la construction
d'un vaste bâtiment collectif que l'on situa près de
la voie ferrée, afin de pouvoir décharger plus facilement
les matières premières, et expédier les produits
fabriqués.
L'ensemble se composa de cinq parties, ayant chacune 50 mètres
de long sur trente de large. La première, destinée
à la fabrication, compta bientôt quarante-cinq machines
travaillant simultanément ; les unes avaient été
fournies par certains patrons, les autres, spécialement achetées.
Le deuxième corps de bâtiment était réservé
aux opérations secondaires qui consistaient à donner
aux articles leur forme caractéristique.
Le troisième servait pour l'emmagasinage des matières
premières ; le quatrième, aux opérations de
torréfaction ou de préparation ; enfin, le cinquième,
contenait les machines et les installations de réfrigération.
Jamais, jusqu'alors, on n'avait connu en Espagne une fabrique de
chocolat et de confiserie aussi bien organisée, ni aussi
vaste. Non seulement il fut possible de fournir pendant assez longtemps
une marchandise dont les circonstances provoquaient la raréfaction
croissante (le cacao n'arrivait plus de l'extérieur), mais
aussi on améliora la qualité du produit par l'emploi
de procédés et de dosages plus raffinés.
Les centaines de travailleurs, hommes et femmes, qui étaient
employés dans l'entreprise, firent, comme ce fut généralement
le cas, preuve d'une adhésion presque émouvante à
l'effort entrepris. Comme il était question, dès le
début, d'élever les salaires par rapport à
ceux que les patrons payaient auparavant, ils refusèrent,
décidant d'attendre que la coopérative ait réalisé
ses premiers bénéfices. C'est aussi en grande partie
sous leur impulsion, et sur leur initiative que fut entreprise la
fabrication locale de "turron" et de différents
articles du même genre.
La coopérative - qui fut au fond plus une communauté
qu'une coopérative -, était dirigée par un
Conseil ouvrier composé de six travailleurs de l'établissement,
tous co-responsables de la bonne marche du travail et de la qualité
des produits.
Les groupes agraires de Tarrasa
Centre manufacturier par excellence, Tarrasa, est situé
à 30 km de Barcelone. Depuis longtemps, la principale industrie
qu'on y trouve est la fabrication de tissus de laine avec une matière
première fournie surtout par les moutons de la Mancha, riche
en moulins à vent qui maltraitèrent Don Quichotte,
en maigres herbages et en chardons. Le mouvement prolétarien
est ici très vieux, et la tradition syndicale tient au cur
des trente mille habitants. Mais au moment de la Révolution,
les organisations ouvrières de Tarrasa étaient, comme
celles de nombreuses autres villes, loin d'avoir acquis la préparation
technique nécessaire pour prendre en main la réorganisation
de la société. Cela, et l'opposition des partis politiques
avec lesquels nous coexistons, explique en partie pourquoi, longtemps
après que les ouvriers eurent pris les fabriques et les ateliers,
les Syndicats n'en avaient pas encore assumé la direction.
A part le bâtiment qu'on avait vraiment syndicalisé,
les autres industries en étaient encore, au bout de six mois,
au stade du Comité de contrôle, ou de gestion ; c'est-à-dire
à l'absorption du patron quand il était sur place
- mais les fabriques importantes appartenaient souvent à
des actionnaires anonymes - et à la direction, à l'administration
de l'entreprise par les ouvriers y travaillant (175).
J'ai visité la plus importante de ces fabriques, où
j'avais travaillé comme manuvre quelque vingt ans auparavant.
Elle était dirigée par un "Comité technique"
divisé en sept parties : section technique, syndicale, du
travail, administrative, commerciale, propagande, assurances.
Mille trois cents hommes et femmes y travaillaient. Rien n'indiquait
le moindre ralentissement dans les efforts. Autour des machines,
devant les tables installées sur tréteaux où
les jeunes filles triaient la laine, dans leurs va-et-vient divers,
travailleurs et travailleuses montraient la même diligence
que sous le régime antérieur. Pas de patrons, pas
de contremaîtres, comme auparavant ; mais on lisait sur les
visages comme une joie que procurait la satisfaction de produire
pour et par soi-même.
Si l'opposition politicienne, très audacieuse, et qui s'appuie
sur les forces correspondantes de Barcelone, n'oppose pas d'obstacles
qu'on ne pourrait éliminer que par la force, l'avance vers
la socialisation intégrale sera sans doute assez rapide.
Occupons-nous, entre-temps, d'une activité constructive et
révolutionnaire qui va beaucoup plus loin que ce qu'on fait
dans les usines. Il s'agit des communautés agraires des alentours
de Tarrasa.
*
Le Syndicat des travailleurs de la terre, qui les oriente et les
contrôle, fut fondé après le 19 juillet. Jusqu'alors,
il n'y avait eu, en fait d'organisation syndicale agraire, qu'une
section paysanne faisant partie du Syndicat général
local. Mais avec le triomphe sur les fascistes, et par conséquent
sur les droites conservatrices et réactionnaires. la plupart
des possesseurs de terre disparurent. Les uns étaient des
messieurs de Barcelone, qui avaient fait construire des résidences
secondaires entourées de pelouses où ils allaient
se prélasser deux ou trois mois par an. Les autres, des semi-agriculteurs
peu entreprenants, qui abandonnaient leurs domaines aux ronces et
aux lapins de garenne.
Nos camarades le savaient et se mirent immédiatement à
l'uvre. Le nouveau Syndicat des paysans s'empara immédiatement
de cette nouvelle source de richesse. Ses adhérents furent
renforcés par des ouvriers industriels assez perspicaces
pour comprendre l'importance de ce qu'on pouvait faire.
Et au bout de six mois, seize fermes collectives avaient été
organisées. Le terrain était trop accidenté
pour permettre, ou faciliter, l'établissement de grandes
zones de culture spécialisée, mais une tendance générale
dans tout l'effort constructif de l'Espagne libertaire s'accuse
encore ici. Les terres des fermes et des propriétés
voisines sont rassemblées en unités agraires. C'est
ainsi que six propriétés ne sont qu'une communauté
avec un seul Comité de direction afin de mieux coordonner
les activités générales.
Pour diriger le travail d'ensemble, le Syndicat est divisé
en deux sections principales : l'une agraire, l'autre forestière.
La section agraire s'occupe de tout ce qui concerne l'agriculture
et l'élevage. La section forestière, de la sylviculture.
Le Syndicat enregistre soigneusement, d'après les rapports
que lui transmettent les Comités de direction des fermes,
la surface totale de chacune d'elles, l'importance des diverses
cultures, les différents modes d'exploitation. Il connaît
donc le total et les variétés de légumes, de
céréales, de fruits qui sont en train de pousser,
et il peut calculer les futures récoltes.
Ses attributions se limitent à ce rôle et à
la création de communautés nouvelles quand il peut
obtenir d'autres terres. Les communautés s'organisent sur
place, leur comité de direction est composé d'un délégué
pour l'agriculture, un pour le bétail, un pour les instruments
de travail, un pour les moyens de transport. Les ouvriers qui les
ont nommés, comme les délégués mêmes,
travaillent du lever au coucher du soleil - ce n'est pas le moment
de réduire les efforts d'après les décisions
prises dans leurs réunions.
L'exploitation forestière est l'uvre d'une centaine de travailleurs,
réunis sur une même zone, et aussi dirigés par
un comité technique composé de représentants
de différentes sections. Là encore, les membres de
ce Comité travaillent comme leurs camarades.
Les communautés agraires de Tarrasa ne se contentent pas
de faire rendre le maximum à la terre qu'elles ont prise
en charge. Elles ont de plus vastes ambitions. Partout elles élargissent
la surface cultivée. Elles détruisent les ronces,
arrachent les broussailles et les mauvaises herbes, enfoncent la
bêche, lancent le tracteur.
Et au flanc des collines, et sur les hauteurs hier encore envahies
par les plantes parasitaires, elles sèment.
Un des exemples les plus typiques, est celui de la communauté
"Sol y Vida" (Soleil et Vie). Le propriétaire employait
habituellement six travailleurs. Il y en a maintenant quarante,
qui s'affairent sans répit, la culture intensive ayant remplacé
la culture extensive.
Mais non seulement la plupart des terres cultivables n'étaient
pas cultivées, ou étaient laissées à
l'état de maigres pâturages : il y avait aussi des
surfaces forestières broussailleuses aux rendements nettement
insuffisants. Le tracteur et l'effort des hommes ont fait des miracles.
En peu de temps, cent quarante hectares ont été transformés
en cultures diverses. Blé, pommes de terre, arbres fruitiers,
légumes, ont été semés ou plantés
sur les coteaux, dans les ravins. Et sous peu, cent cinquante travailleurs
qui se sont déjà attelés à la besogne,
transformeront le large lit d'une ancienne rivière - torrent
en un terrain parfaitement abrité pour la culture du pommier,
du poirier, du pêcher.
Toutefois, il faut vivre en attendant la récolte. C'est
l'affaire de la solidarité. La section forestière,
qui vend ses produits sans peine (la houille ne vient plus des Asturies,
et le bois à brûler et le charbon de bois sont les
bienvenus) aide les communautés agraires. Les camarades de
la ville apportent aussi leur effort. Il en est qui vont, le dimanche,
travailler la terre et réparer gratuitement les maisons habitées
par les cultivateurs. Parmi ces recrues, on en trouve qui ont renoncé
volontairement au salaire de 90 pesetas par semaine dans les fabriques
pour en gagner 60 afin d'aider à cette création de
vie nouvelle.
Après ma visite à presque toutes les communautés,
je suis allé voir un des plus beaux efforts accomplis dans
cette région. La plupart des maçons étant chômeurs,
leur Syndicat s'est mis d'accord avec celui des paysans, et a envoyé
150 hommes déboiser et nettoyer, dans la montagne, des terres
qui ne servaient qu'à abriter des animaux mangeurs de récoltes.
J'ai vu ces camarades abattre des arbres, arracher des racines,
couper et scier des branches, entasser les rondins et les bûches,
préparer les fours et la matière première pour
faire du charbon de bois. Chaque équipe accomplissait une
partie précise du travail, et après le passage des
défricheurs la terre était propre, prête à
recevoir les semences.
D'après les orientations émanant du Syndicat des travailleurs
de l'agriculture, certaines communautés élèvent
plus spécialement des porcs, d'autres des vaches. Le travail
est rationalisé selon les surfaces disponibles, la qualité
du sol, les conditions climatiques. Plusieurs camarades ont été
envoyés à l'Ecole d'Agriculture d'Arenys-sur-Mer,
située non loin de là, pour s'informer des meilleures
techniques agricoles.
La superficie cultivée par les seize communautés
atteint 700 hectares. Cette étendue sera doublée peut-être
en prenant aux 4.000 hectares de bois la terre susceptible de mieux
produire. Une partie de cette terre est plate, bien située
et pourra servir pour obtenir des aliments dont Barcelone aura grand
besoin.
V. PARTIS ET GOUVERNEMENT
La collaboration politique Quoique le but de ce livre soit la description,
aussi exacte que possible, des réalisations économico-sociales
de la Révolution libertaire espagnole dans la période
1936-1939, l'auteur croit indispensable d'exposer, même très
succinctement, pour faciliter la meilleure compréhension
de certains faits, les conditions politiques dans lesquelles ces
réalisations ont été entreprises et conduites.
Il en a déjà été question dans le chapitre
intitulé Matériaux pour une Révolution ; mais
il nous faut ajouter, surtout pour les lecteurs informés
des idées et des doctrines libertaires, des précisions
indispensables.
On a vu que l'éclatement de cette révolution avait
fait partie de la réplique de l'extrême gauche à
l'attaque franquiste. Cette extrême gauche, en l'occurrence
la C.N.T. et la F.A.I., avait toujours fait, et fait toujours profession
de foi d'un antigouvernementalisme et d'un antiétatisme intransigeants.
Or, pour la première fois dans l'histoire, nous voyons l'organisation
libertaire la plus puissante du monde, qui avait toujours proclamé
la supériorité, et son choix motivé de l'action
directe ; qui par conséquent aurait rejeté comme une
mauvaise plaisanterie l'idée d'entrer un jour dans un ministère,
envoyer au gouvernement quatre ministres qui ont nom Juan Peiro
(ministre de l'Industrie), Juan Garcia Oliver (ministre de la Justice),
Juan Lopez, (ministre du Commerce extérieur) et Federica
Montseny, anarchiste extrémiste et démagogue intransigeant
s'il en fut (ministre de la Santé). Auparavant, trois autres
ministres - appelés pudiquement "conseillers" en
catalan - étaient entrés au gouvernement de Barcelone,
appelé pudiquement Généralité.
L'auteur ne se trouvait pas alors en Espagne, il n'a donc pas encouru
de responsabilité, directe ou indirecte, dans cet extraordinaire
changement d'attitude, et quand il put débarquer à
Gibraltar puis à Malaga avec plusieurs mois d'un retard causé
par les péripéties de sa vie militante, les nouveaux
ministres étaient installés.
Il n'en est peut-être que plus à l'aise pour s'efforcer
d'apporter une explication qui lui paraît nécessaire
parce que la collaboration ministérielle et la participation,
jusqu'alors inédite aux Conseils municipaux, ont exercé
des influences diverses, négative - surtout la première
-, ou positive - surtout la seconde -, mais souvent déterminantes
sur le comportement du mouvement libertaire.
Disons sans ambages que ce qui a poussé, en premier lieu,
certains anarchistes à entrer dans le gouvernement espagnol
a été la guerre, l'attaque franquiste et la crainte
de voir s'implanter en Espagne un fascisme dont il était
facile de prévoir les conséquences catastrophiques.
En effet, malgré les rodomontades et la surenchère
inepte auxquelles se livraient les gouvernants républicains,
les orateurs, les journalistes qui s'adressaient aux masses, - et
aussi hélas, les agitateurs libertaires - l'incertitude de
la victoire finale s'imposa à beaucoup, avant même
que les forces franquistes fussent arrivées, au sud, aux
portes de Madrid (aérodrome de Getafé), et eussent
gagné du terrain et pris ou encerclé quelques villes
dans la région du Nord. D'autre part, la grande majorité
de la population vivant dans l'Espagne encore appelée républicaine,
était avant tout dominée par la crainte d'une victoire
franquiste, et ne comprenait pas que les forces politiques et sociales
organisées en partis et secteurs antifascistes ne constituent
pas un front uni.
N'étant pas prisonnière de principes politico-philosophiques,
elle désirait que la C.N.T., et même la F.A.I.
infiniment moins puissante, entrent au gouvernement afin d'assurer
une coordination qui lui semblait indispensable.
Les leaders de la C.N.T. derrière lesquels se trouvaient
ceux de la F.A.I., et qui ne se différenciaient pas toujours
beaucoup, firent d'abord ce qu'ils purent pour ne pas céder.
Ils étaient sans nul doute inspirés par leur attitude
traditionnelle d'opposition à tout gouvernementalisme et
partant, à tous les partis gouvernementaux.
Mais comme, en effet, devant la croissance, du danger, la plus large
unification possible s'imposait, ils imaginèrent une solution
révolutionnaire : le gouvernement serait remplacé
par un Conseil de Défense composé de cinq membres
de la C.N.T., cinq de l'U.G.T. et quatre membres des partis républicains.
C'était affirmer la suprématie des organisations syndicales
ouvrières sur les partis politiques, et faire d'une pierre
deux coups.
En se basant sur les forces numériques des secteurs en présence,
cette représentativité pourrait paraître justifiée.
Mais la vérité est aussi que les partis politiques
avaient derrière eux un courant d'opinion composé
par leur électorat. La C.N.T. et l'U.G.T. comptaient encore,
dans une Espagne semi-envahie par les forces fascistes, environ
1.200.000 adhérents chacune - sans doute un peu moins quant
à l'U.G.T. ; mais les adhérents de cette dernière
étaient, dans leur immense majorité, sous l'influence
socialiste, leurs cadres étaient socialistes, comme étaient
libertaires ceux de la C.N.T. La masse des adhérents n'aurait
donc pas accepté ce tour de passe-passe dont la malice était
cousue de fil blanc.
Pas plus, du reste - et le moindre bon sens permettait de le prévoir
-, que les hommes d'Etat, les politiciens, les gouvernants professionnels
appartenant aux différents partis et dont l'influence demeurait
très réelle sur la majorité de la population.
Et pourtant, la constitution d'un bloc unifié s'imposait
à nombre d'esprits, même parmi les libertaires. L'un
d'eux, Horacio Prieto, alors secrétaire de la C.N.T., entreprit
de convaincre ses camarades de la nécessité de franchir
le Rubicon en entrant dans un ministère d'union. Il avait
pour cela, pris langue avec Largo Caballero devenu président
du Conseil, et vieux routier non seulement de la politique, mais
de la politicaillerie (176), qui ayant joué la carte gauchiste
au sein du parti socialiste dans la période précédant
l'attaque franquiste, pensa que les éventuels ministres cénétistes
feraient bloc avec lui contre ses adversaires politiques du moment,
surtout les communistes dont l'influence croissait rapidement. Il
y eut accord de principe entre les deux hommes. Il ne restait plus
qu'à convaincre ceux qui étaient les plus qualifiés
pour faire ce saut périlleux.
Juan Lopez et Juan Peiro, de tendance plus syndicaliste et révolutionnaire
qu'anarchiste, acceptèrent. Puis Federica Montseny et Garcia
Oliver, leaders faïstes, les satisfactions de vanité
l'emportant chez eux sur l'intransigeance des principes. Il est
vrai qu'ils avaient le précédent du gouvernement catalan
où, là aussi, de purs anarchistes renoncèrent
très facilement à leur virginité théorique.
Toutefois, celui qui examine les faits en toute objectivité,
avec le désir sincère de comprendre, doit reconnaître
que la situation n'était pas facile. La seule manière
d'échapper au dilemme (collaboration ministérielle
ou affaiblissement de la résistance à l'attaque franquiste),
eût été l'organisation, en une certaine mesure
autonome, de la lutte solidairement menée par nous aux côtés
des armées officielles grâce à une force de
combat s'inspirant des méthodes des guérilleros. Mais,
osons le dire, l'envergure a manqué pour cela. Dès
1931, dans son livre Problemas económicos de la Revolución
española, l'auteur avait écrit à ce sujet un
chapitre concernant le problème de la lutte armée
et où, sans jouer au stratège ni au tacticien, il
rappelait la forme de combat menée par les "caudillos"
comme El Empecinado, et autres héros de la guerre antinapoléonienne
où Masséna et autres "enfants chéris de
la victoire" avaient été battus par des paysans
mal armés. Il mettait en garde contre l'erreur qui consisterait
à se plier aux méthodes des armées modernes,
au lieu d'avoir recours aux tactiques de la guerre révolutionnaire,
née bien avant que Mao Tsé-toung l'ait définie
à sa façon.
Ceux qui s'improvisèrent chefs et commandants de troupes
n'avaient aucune idée à ce sujet. Pas plus Durruti,
dont on parle tant, que Garcia Oliver qui s'était placé
de lui-même à la tête des milices catalanes et
avait dressé des plans de guerre qui immobilisèrent
Durruti aux portes de Saragosse, puis abandonna vite son poste,
pour devenir, ô dérision s'agissant de lui, ministre
de la justice. L'initiative a manqué ; on a laissé
à l'adversaire le temps de renforcer son armement, le loisir
de chercher le terrain et le moment les plus favorables pour porter
ses attaques. Le génie tactique dont un Makhno avait fait
preuve en Ukraine quand il obligea le général Denikine
à arrêter sa marche sur Moscou, a manqué totalement.
Et nos grands personnages, ou qui se prirent très vite pour
tels, n'ont pas plus été à la hauteur des événements
sur le plan politique que sur le plan militaire. Leur rôle,
au sein du gouvernement, fut simplement pitoyable.
Après qu'ils en eurent été évincés,
ils se lamentèrent de ce que staliniens, socialistes, républicains
les eussent bloqués dans toutes leurs initiatives, et ils
avaient raison. Malheureusement ils se prêtèrent à
ce jeu dans lequel ils furent toujours dupes et perdants.
Quand on fait le bilan de ce collaborationnisme on arrive à
la conclusion que la promenade dans les allées du pouvoir
fut négative en tous points. On peut admettre, dans des circonstances
extraordinaires - et elles l'étaient - que si, au-dessus
de la fidélité à ses principes le dilemme se
pose à un homme de se salir personnellement pour sauver une
cause qui le dépasse, il a le droit, et même le devoir
de préférer se salir.
L'histoire, et précisément celle des révolutions,
offre des cas semblables. Mais il y eut déviation et ridicule,
en faisant le jeu de l'adversaire, et en ne sauvant rien du tout.
La seule uvre constructive, valable, sérieuse qui s'est
faite pendant la guerre civile a été précisément
celle de la révolution, en marge du pouvoir. Les collectivisations
industrielles, la socialisation de l'agriculture, les syndicalisations
des services sociaux, tout cela, qui a permis de tenir pendant près
de trois ans et sans quoi Franco aurait triomphé en quelques
semaines, a été l'uvre de ceux qui ont créé,
organisé sans s'occuper des ministres et des ministères.
Du point de vue de la conduite de la guerre, de la résistance
à Franco, nos ministres n'ont rien pu obtenir qui fût
utile. Nous les avons même vus se faire l'écho des
calomnies de Largo Caballero contre les défenseurs de Malaga,
accusés d'avoir livré la ville à Franco, alors
que l'abandon dans laquelle ils avaient systématiquement
été laissés devait, fatalement, provoquer la
chute de la ville (177). Le front d'Aragon, qui ouvrait la voie
aux fascistes sur la Catalogne, ou aux troupes antifascistes vers
le cur de la Vieille Castille, a été systématiquement
saboté, privé d'artillerie, d'aviation et de défense
antiaérienne. Pendant la première année de
guerre, il était possible d'enfoncer ce front où les
fascistes ne disposaient que de quelques milliers d'hommes, forces
mobiles pourvues de moyens de transport rapides qui accouraient
lorsqu'une attaque se produisait. On n'a pas pu le faire par manque
d'obus et de balles, ce qui a empêché de soulager le
front de Madrid, et fait massacrer des dizaines de milliers de combattants
pour rien. Mais on a préféré envoyer systématiquement
les armes disponibles sur le front du Centre, qui était le
moins vulnérable, du côté fasciste, mais où
les staliniens faisaient la loi. Les généraux russes
ont mené les opérations, sur le front andalou comme
sur celui d'Estrémadure d'une façon telle qu'il était
impossible de vaincre. Et souvent, nos forces envoyées à
l'attaque se sont trouvées devant des forces infiniment plus
nombreuses, qui les obligeaient à repartir en s'ouvrant un
passage à la baïonnette pour éviter leur anéantissement,
laissant d'innombrables victimes sur le terrain. Comme si les généraux
fascistes et staliniens s'étaient mis d'accord pour ces massacres
des nôtres. Il est vrai que Staline était capable de
cela, et pis encore ; bien des récits de guerre permettent
cette hypothèse. Rappelons-nous du reste le pacte signé
avec Hitler.
Un autre aspect du sabotage qui contribua à la déroute
fut le refus du gouvernement de Valence d'aider financièrement
celui de Barcelone pour l'achat des armes ou de matériel
pour en fabriquer. Ce fait, qui me fut communiqué et confirmé
dès mon arrivée à Barcelone, me fit naturellement
douter de la victoire qu'on ne pouvait gagner en défilant
dans les rues le poing levé et en criant : "No pasarán
!".
Eh bien, contre tout cela nos ministres n'ont rien fait, rien pu
ou voulu faire. Leurs protestations tombaient dans le vide, mais
ils ne dénoncèrent pas ce sabotage "parce que
nous collaborions au ministère et que nous ne devions pas
polémiquer devant l'opinion publique". Des hommes, comme
le stalinien Jesus Hernandez, qui fit tomber, sur l'ordre de Moscou,
le ministère Largo Caballero, ont raconté comment
était menée la politique du gouvernement sur les ordres
des représentants du Komintern, et l'on peut dire que les
meilleurs auxiliaires de Franco ont été ces maîtres
manuvriers qui se moquaient éperdument des désaccords
et des protestations exprimés par les ministres "anarchistes".
Nous répétons donc que devant ces grands problèmes
de politique nationale et internationale, devant ces difficultés
pour lesquelles ils n'étaient pas taillés, même
pour les grands problèmes économiques à l'échelle
nationale, les militants qui jouaient les premiers rôles n'ont
pas été à la hauteur de la situation. Dans
une situation de domination unilatérale, et par l'emploi
de la dictature qui fait taire les mécontents et les mécontentements,
l'emploi de la force auquel eurent recours les bolcheviques peut
permettre de se tromper et de demeurer au pouvoir. Il ne s'agissait
pas de cela.
Mais je veux consigner aussi, qu'un des enseignements a retenir
de cette incartade collaborationniste fut le mal causé par
le poison du pouvoir. Dans l'ensemble, les forces de base de la
C.N.T. sont restées saines, admirablement saines, ainsi que
les militants libertaires que nous avons trouvés dans les
collectivités ou à la tête des syndicalisations.
Acharnés à construire, avec un effort de volonté
enthousiaste, obstinés à réaliser leur idéal,
ils ont laissé s'agiter les ministres, les gouverneurs, les
chefs de police, les secrétaires de ministères, les
fonctionnaires d'Etat et les pantins bavards... Mais dans leur grande
majorité, les anarchistes égarés hors de leur
milieu propre ont été intoxiqués par le gouvernementalisme
avec une rapidité navrante. Certains auraient même
fondé un nouveau parti politique sans l'opposition de la
base.
Libertaires et républicains Historiquement, le contact entre
libertaires et républicains apparaît d'abord sous forme
de combat commun contre la monarchie, mais il est aussi d'autres
explications. Depuis la seconde moitié du XIXe siècle,
certains courants républicains ont éprouvé
une sympathie souvent active pour "les ouvriers". Et certaines
affinités de pensée n'allaient pas tarder à
s'établir. Nous avons déjà dit que ce fut Pi
y Margall, le grand leader, penseur et théoricien du républicanisme
fédéraliste qui traduisit, le premier, les oeuvres
de Proudhon. Et c'est grâce à ces traductions que naquit
en Espagne, la pensée anarchiste. D'un autre côté,
le républicain centraliste Joaquin Costa, écrivit,
parmi ses nombreux livres, celui qui, sous le titre El Colectivismo
agrario en España, recueillait systématiquement toutes
les pratiques d'entraide existant dans l'ensemble du pays. Ce livre
aurait pu être signé par Kropotkine et ferait une suite
appropriée à l'Entraide. Il a conservé, parmi
les anarchistes espagnols, une estime qu'il mérite ; et il
aide aussi à comprendre pourquoi la révolution libertaire
fut possible dans les campagnes.
Enfin, au moment de la dissolution de la Première Internationale,
en 1872, le grand juriste républicain Nicolas Salmeron, personnalité
éminente universellement admirée, défendit
éloquemment, au Parlement, le droit à l'existence
de cette organisation révolutionnaire des travailleurs.
Mais surtout, c'est dans les contacts locaux, de nombreuses villes
de provinces et de nombreux villages que l'estime et l'appui des
républicains envers les libertaires se manifestaient. Avec
les républicains fédéralistes, surtout. Dans
les périodes de répression qui mettaient hors la loi
les syndicats de la C.N.T., et la C.N.T.
même, leurs locaux nous étaient toujours ouverts, et
nous nous y réunissions librement, accueillis avec une amitié
qui ne se démentait jamais.
En 1923, l'auteur de ces lignes, qui se trouvait à Bilbao,
a pu faire, au Cercle républicain fédéraliste
qui avait ouvert ses portes aux militants de la C.N.T., des conférences
sur des sujets libertaires, et il n'a pas oublié les hommes
qui se montrèrent si cordiaux envers ce "chico francés"
avec lequel ils aimaient tant discuter et converser. Quand, deux
ans auparavant, il avait passé clandestinement la frontière
pour aller en Russie, comme délégué de la C.N.T.,
il avait observé l'appui que, dans les villages du nord de
la Catalogne, les cercles républicains fédéralistes
donnaient toujours à nos syndicats et à nos camarades
privés de lieux de réunions. Et il garde le souvenir
de personnalités au regard lumineux qui lui ont souvent rappelé
le rayonnement moral d'un Boulgakoff et autres tolstoïens qu'il
connut à Moscou.
Au reste, le quart environ des adhérents à la C.N.T.
étaient républicains. La raison en était qu'ayant
à choisir entre cette organisation essentiellement libertaire,
et l'U.G.T., de caractère socialiste, donc à vocation
étatique, ils préféraient la nôtre dont
les principes garantissaient davantage la liberté humaine,
alors que le marxisme dont se réclamaient les leaders ugétistes
leur apparaissait comme une menace pour l'avenir ("le danger
d'un nouveau Moyen Age pour l'humanité", me disait l'un
d'eux).
On ne s'étonnera donc pas que non seulement des avocats,
surtout républicains fédéralistes, dont Francisco
Layret, assassiné par des hommes de main du patronat en 1921,
et Eduardo Barriobero, fusillé par les franquistes, juriste
et écrivain de talent, qui se battit comme un lion maintes
fois devant les tribunaux, et d'autres encore, dont nous n'avons
pas retenu le nom, aient toujours été à notre
disposition et à notre service.
Comme nous l'avons dit précédemment, la deuxième
République n'avait que cinq ans en 1936, lorsque commença
notre révolution. En un temps si court, seuls les politiciens
- dont Alexandre Leroux, droitier et conservateur - depuis longtemps
- avaient eu le temps de se corrompre. Beaucoup de forces de base
étaient restées saines, et pour ces hommes les républicanisme
englobait la question sociale. Aussi, quand les Collectivités
agraires apparurent, nombreux furent ceux qui acceptèrent
des postes administratifs, particulièrement dans la comptabilité.
Appartenant plutôt à la classe moyenne ils avaient
reçu une formation technique et une instruction qui en faisaient
des auxiliaires efficaces.
Les idées libertaires avaient donc pénétré
dans nombre d'esprits républicains. Au début de 1937,
je pris la parole dans un grand meeting organisé par la C.N.T.,
à Castellon de la Plana. La moitié de l'auditoire
- au moins cinq mille personnes - était composée de
républicains, restés probes. Cela aussi explique que
des réformes sociales libertaires purent être réalisées
dans cette ville, dans les conditions que nous avons décrites.
La contre-révolution interne Un compte rendu complet du
comportement des autorités gouvernementales envers l'uvre
multiforme de socialisation entreprise et réalisée
par les libertaires espagnols dans la période 1936-1939 montrerait
des attitudes contradictoires qui pourront être commentées
diversement. Que le ministère de l'industrie, qui dans les
premiers temps fut aux mains du militant cénétiste
intègre Juan Peiro ait, en certains cas, aidé des
entreprises par des apports financiers, comme ce fut le cas du S.I.C.E.P.
à Elda, cela est indiscutable. Mais, dans l'ensemble, cette
aide eut pour but non pas tant d'aider la socialisation, nullement
approuvée, que de sauver la situation politique en soutenant
la production de guerre. Ce qui n'empêcha pas les staliniens,
quand ils firent la loi au sein du gouvernement, de saboter même
les fabrications nécessaires à la lutte contre les
armées franquistes.
Et simultanément, les autorités gouvernementales
ainsi que le parti communiste stalinien, en cela sans nul doute
guidé par les agents envoyés de Moscou dont les desseins
sont si souvent inexplicables, ont, à maintes reprises, mené
la lutte contre les réalisations sociales que nous avons
décrites dans les chapitres qui précèdent.
Il ne sera pas inutile d'énumérer les faits les plus
saillants dont nous avons eu connaissance.
Ces faits ont parfois revêtu une violence insoupçonnée.
Les premiers qui firent s'affronter en une lutte aimée les
artisans des Collectivités et les forces gouvernementales
se produisirent dans la région du Levant. Nous avons vu que
le gouvernement de Madrid avait, devant l'avance franquiste, fui
la capitale de l'Espagne et s'était installé à
Valence, où il était à l'abri d'attaques dangereuses.
A cette époque, les forces de la C.N.T.
dominaient toute la région, quoique l'appareil d'Etat, à
peu près désorganisé et sans initiative, fût
resté aux mains des autorités républicaines.
Dans les campagnes, les révolutionnaires libertaires assuraient
l'ordre et construisaient une société nouvelle. Il
y avait donc dualité, qui s'intensifia dès la nouvelle
installation des autorités centrales. Ne pouvant organiser
la lutte sur les fronts, celles-ci commencèrent de se rattraper,
ou de vouloir compenser leur impuissance en menant des combats à
l'arrière du front. Les Collectivités, se multipliaient
; si l'on gagnait la guerre - et les porte-parole du gouvernement
le promettaient chaque jour, à la radio - le régime
qui sortirait de cette crise risquait de ne pas être celui
qui existait au moment de l'attaque franquiste. On décida
donc de réagir immédiatement. Plusieurs attaques armées
furent organisées. Dûment militarisés les "carabineros",
corps de police faisant pendant à la garde civile, et les
gardes d'assaut, autre corps de police, créé par la
République, furent chargés de cette offensive, et
la première grande attaque eut lieu dans la région
du Levant en mars 1937. Les attaquants venaient d'Alicante et de
Murcie. Leurs forces comprenaient une section d'artillerie, avec
de nombreuses mitrailleuses et des tanks qui eussent été
mieux employés au front, où ils manquaient (on en
compta jusqu'à dix-huit dans la région de Gandia,
et treize dans celle d'Alfara del Patriarca).
Nos camarades paysans, qui s'attendaient à cet assaut, s'étaient
préparés pour y résister. Ils n'avaient pas
de tanks, et se battirent avec des fusils, des pistolets et deux
canons antichars. Le plan des forces gouvernementales consistait
à converger sur Cullera, et sur Alfara, points stratégiques
pour des opérations ultérieures. Mais presque toute
la région s'était soulevée, et à l'appel
du tocsin qui fut largement mis à contribution, on accourut
de villages voisins, armés de fusils de chasse, prêter
main-forte aux localités attaquées. On fit un large
usage des grenades à mains et deux bataillons de la Colonne
de Fer, plus deux autres de la Colonne Confédérale
(de la C.N.T.) descendirent du front de Teruel jusqu'à Segorbe.
Les fédérations cantonales de Jativa, Garcagente,
Gandia, Sueca ayant réuni leurs forces, établirent
le "Front de Gandia", tandis que celles de Catarroja,
Liria, Moncada, Paterna et Burriana établissaient celui de
Vilanesa.
A Cullera, et dans les environs, la lutte dura quatre jours au bout
desquels les troupes officielles, ne pouvant passer, changèrent
d'itinéraire et se portèrent vers Silla. Enfin, l'intervention
des leaders de la C.N.T. fit cesser la lutte. On se rendit les prisonniers
et les armes prises de part et d'autre, mais malgré tout
un certain nombre des nôtres, particulièrement des
membres des jeunesses libertaires, furent emprisonnés et
relâchés plus tard. Il y avait des morts et des blessés,
mais les Collectivités ne furent pas détruites : au
contraire, leur nombre augmenta à une cadence croissante.
Il semble bien que toute l'opération fut montée par
le ministre de la Guerre, le socialiste de droite Indalecio Prieto,
d'accord en ce cas avec les communistes qu'il haïssait, mais
avec lesquels il se réconciliait pour cette besogne.
*
En Catalogne aussi les forces militaires de l'arrière avaient
organisées plus vite que les forces qui languissaient sans
armes au front d'Aragon. Et quand Companys, président de
la Generalidad implicitement ou tacitement d'accord avec les autres
partis politiques, crut le moment venu, il approuva ce que l'on
a appelé les "journées de mai" 1937 qui
aboutirent à l'éviction de nos ministres et de nos
camarades occupant des postes officiels importants, et à
la mainmise stalinienne sur le corps de police, les charges administratives
et l'armée déjà noyautée à une
vitesse record. Dès ce moment, les persécutions commencèrent
contre nos forces et nous perdîmes sur tous les terrains,
excepté celui de la production.
Un des exemples les plus frappants d'hostilité fut la lutte
acharnée contre la collectivisation des moyens de transport
urbains de Barcelone.
Nous avons vu que le gouvernement central s'était limité
à demander au Syndicat des Tramways que 3 % des recettes
fussent versés, comme impôts, au ministère des
Finances ; et que celui de Catalogne, sans doute pour montrer la
supériorité du fédéralisme et de la
décentralisation, exigeait le paiement de quatorze impôts
divers.
Mais l'un et l'autre se gardaient bien de nuire à la nouvelle
organisation socialisée, sachant trop qu'ils ne pouvaient
la remplacer, et que paralyser les moyens de transport dans une
ville comme Barcelone et dans ses environs causerait des désordres
qui feraient le jeu du fascisme.
Les staliniens, qui n'avaient pas ces scrupules, reçurent
l'ordre de saboter, et, à leur habitude, l'appliquèrent
consciencieusement.
Ayant été éliminés du Comité
de gestion dont logiquement ils n'auraient jamais dû faire
partie parce qu'ils ne constituaient qu'une minorité insignifiante,
et ne perdaient pas l'occasion de freiner l'enthousiasme par des
manuvres diverses et machiavéliques, ils n'en continuèrent
pas moins à dresser des obstacles et à créer
des difficultés.
Leurs procédés furent divers. Par exemple, ils avaient
réussi à devenir majorité dans un atelier de
mécanique où vingt-quatre ouvriers fabriquaient des
pièces de rechange - exactement des coussinets - sans lesquelles
les tramways auraient fini par être immobilisés. Ils
ne refusaient pas de travailler ; ils s'engageaient même,
formellement, à fournir ce qu'on attendait d'eux. Mais un
mois après le délai fixé, les pièces
n'étaient pas encore faites ; deux mois après, non
plus. Ou quand elles étaient terminées, elles ne correspondaient
pas aux mesures indiquées. Ce fut en partie pour se défendre
contre ce sabotage que le Syndicat acheta un four électrique
ultramoderne.
Une autre manuvre consista à fomenter des désaccords
et des disputes entre les diverses branches des moyens de transport.
Les staliniens avaient réussi à devenir majorité
dans la direction d'une des deux grandes compagnies d'autobus. Les
travailleurs des tramways payaient leur billet quand ils empruntaient
ce véhicule, mais, stylés par leur Comité,
les employés de la compagnie d'autobus ne payaient pas quand
ils prenaient le tramway. Des frictions se produisirent, ainsi qu'on
le voulait. Il fallut mettre fin à cette situation en menaçant
d'employer la manière forte.
Toujours en Catalogne les procédés de sabotage se
perfectionnèrent en s'adaptant à l'évolution
de la situation.
Trois éléments nouveaux furent mis à contribution
: a) La nécessité croissante ressentie par la population,
de donner à la lutte contre le fascisme une importance primordiale
- ce que nos camarades ne discutaient pas, mais le retour à
la gestion capitaliste des tramways et autres entreprises ne pouvait,
bien au contraire, renforcer les possibilités de victoire
;
b) L'entrée des communistes officiels au ministère
de la Guerre et de l'Industrie après les journées
de mai 1937 ;
c) Le droit qu'avait ce même ministère de réquisitionner,
par ses agents habilement placés, les éléments
techniques servant à la fabrication des armes et des munitions.
Ces agents, ou représentants ministériels, commencèrent
par exiger la livraison de produits chimiques employés pour
la soudure des rails, sous prétexte de les utiliser pour
la fabrication d'explosifs. Nos camarades s'exécutèrent
pour ne pas être accusés de nuire à la lutte
contre Franco, mais ils envoyèrent en France des hommes techniquement
capables qui achetèrent des appareils à base d'électrodes
dont nous avons parlé au chapitre correspondant et la manuvre
fut déjouée. Quant aux produits chimiques réquisitionnés,
ils pourrirent dans un quelconque magasin où les staliniens
les avaient entreposés.
Quelques semaines plus tard, plusieurs officiers spécialement
téléguidés, exhibant un ordre écrit
du ministère de la Guerre de Valence se présentèrent
pour réquisitionner les meilleures machines, dont le tour
américain dernier modèle, et bien que ce même
ministère aurait pu s'en procurer plusieurs exemplaires en
France, en Belgique, ou ailleurs. Arme au poing, nos camarades s'opposèrent
à cette confiscation, et comme on avait toujours recours
au prétexte de l'effort de guerre, qu'ils fournissaient sans
indemnités depuis longtemps (178), ils offrirent de travailler
gratuitement davantage encore pour satisfaire aux besoins que l'on
invoquait.
Proposition refusée. On voulait les machines pour désorganiser
les moyens de transport barcelonais.
Par esprit de conciliation nos camarades proposèrent d'échanger
deux fraiseuses dernier modèle, répondant aux applications
les plus diverses, et que les techniciens du ministère de
la Guerre pouvaient, eux aussi, acheter à l'étranger,
contre deux autres fraiseuses moins perfectionnées. Cet échange
permit de faire une découverte inattendue.
Un technicien désigné par le Syndicat pour aller
choisir les deux machines offertes en échange des nôtres
les trouva dans un dépôt clandestin où on le
conduisit. Ce dépôt était situé dans
la localité de Sarria, près de Barcelone, et notre
camarade éberlué, y trouva quatre-vingts autres fraiseuses,
une quarantaine de rectificatrices et une centaine de tours.
Que faisaient là ces machines si nécessaires à
la fabrication d'armements, et qui manquaient absolument dans les
autres régions de l'Espagne antifranquiste? Sans doute attendait-on
pour les sortir de s'être emparé du pouvoir à
l'échelon national. Cela ne s'étant pas produit, les
machines restèrent sur place. Les franquistes n'eurent qu'à
les utiliser.
*
Les communistes staliniens firent plus encore. Dans les campagnes
d'Aragon où les villages étaient plus disséminés,
moins peuplés et moins organisés pour la lutte à
l'arrière du front, que ne l'étaient ceux de la région
levantine, ils réussirent à détruire presque
intégralement les Collectivités. Voici quel fut le
processus de cette opération.
En juin 1937, après les décisives journées
de mai, de Barcelone, le stalinien Uribe, nouveau ministre de l'Agriculture,
publiait un décret par lequel il légalisait les Collectivités
agraires sur tout le territoire de l'Espagne, quelles que fussent
les circonstances dans lesquelles elles avaient été
constituées. Pour qui connaissait la compagne acharnée
que cet homme avait menée contre les créations sociales
des paysans révolutionnaires, ce revirement était
surprenant. Pendant des mois il avait prononcé des discours
radiodiffusés, recommandant aux paysans de ne pas entrer
dans les Collectivités, poussant les petits propriétaires
à s'y opposer, à les combattre par tous les moyens
et cela parlant toujours comme ministre, si bien que les conservateurs
et les réactionnaires qui restaient dans les campagnes se
sentaient appuyés officiellement tandis que les hésitants
concluaient que si le monde officiel se prononçait contre
ces nouvelles structures sociales, celles-ci ne dureraient pas longtemps
après la victoire sur le franquisme ; donc mieux valait ne
pas se lancer dans l'aventure.
Non content de cette campagne, Uribe avait organisé la Fédération
paysanne du Levant dans laquelle entrèrent en masse tous
les défenseurs de la propriété privée
du sol. Staliniens et fascistes s'y coudoyaient cordialement.
Le front unique antirévolutionnaire était ainsi en
marche.
C'est pourquoi cette législation à retardement surprenait
énormément, d'autant plus qu'immédiatement
des équipes de jeunes communistes se constituèrent
pour se répandre en Catalogne et dans le Levant sous prétexte
d'aider les paysans à moissonner et à rentrer les
récoltes. La presse stalinienne publiait des colonnes entières
de communiqués, de comptes rendus et de clichés glorifiant
cette collaboration des "brigades de choc" en pleine activité.
Ceux qui connaissaient les tactiques traditionnelles de ces ennemis
implacables des collectivisations ne pouvaient se faire d'illusions
sur le but ainsi poursuivi. Il s'agissait de s'infiltrer dans les
organisations agraires pour, suivant une méthode traditionnelle,
s'en servir ou les détruire de l'intérieur.
Mais au même mois de juin, l'attaque commençait en
Aragon sur une échelle et avec une méthode jusqu'alors
inconnues. L'époque des moissons approchait, ce qui expliquait
bien des choses. Dans la campagne, les "carabineros" souvent
commandés par des hommes du parti communiste qui avaient
su s'emparer des postes de commandement commencèrent à
arrêter sur la route, fusil au poing, les camions chargés
de vivres qui allaient d'une province à l'autre, et à
les emmener dans leurs casernes. Un peu plus tard, les mêmes
"carabineros" parcouraient les Collectivités, et
au nom de l'état-major résidant à Barbastro,
exigeaient de fortes quantités de blé.
Les Collectivités aragonaises ne pouvaient pas être
accusées d'égoïsme, surtout envers le front qui
sans elles se serait rapidement écroulé (nous en avons
donné de nombreuses preuves). Mais elles attendaient la récolte
pour se procurer, par l'échange, des produits dont elles
avaient un besoin parfois urgent. Et livrer de grandes quantités
de blé dès le commencement sans compensation, équivalait
dans certains cantons, qui, comme celui de Binéfar, avaient
tout donné - céréales, pommes de terre, huile,
viande - à provoquer chez une certaine partie de la population
un mécontentement sur lequel on spéculait. Car on
n'exigeait rien des petits propriétaires ; et la même
politique fut, par la suite, pratiquée dans le Levant (179).
Cette exigence fut immédiatement suivie d'une autre. Toujours
sur l'ordre de l'état-major de Barbastro, lui-même
couvert par l'autorité du ministère de la Guerre de
Valence, Prieto, on commença de réquisitionner "manu
militari" tous les camions, alors indispensables pour le transport
des moissons. Nous avons vu que presque toujours les Collectivités
s'étaient procuré ces moyens de transport par l'échange,
souvent en se privant d'aliments et autres choses très nécessaires.
Les camions étaient une des acquisitions dont elles étaient,
à juste raison, le plus fières. On prit tout, ou presque
tout, brutalement, sous prétexte de transport de guerre.
En même temps, on mobilisait les classes sous prétexte
d'une prochaine offensive. Au moment de la récolte, une cinquantaine
de jeunes gens partirent d'Esplus, qui avait déjà
envoyé au front tant de volontaires. Les autres villages
furent, de la même façon, privés de leur jeunesse.
Mais les mêmes classes, qui ne faisaient rien en Catalogne,
n'étaient pas appelées. Elles le furent plus tard.
Dans la même période, toujours en Aragon, on installait
chez l'habitant, dans des villages soigneusement choisis pour leur
position stratégique eu égard au plan que l'on avait
tracé, des forces militaires qui restaient à l'arrière
au lieu d'aller au front. Ces forces venaient d'autres régions
; elles vivaient insouciantes, en parasites, mangeant, flânant,
jouant à la pelote basque à longueur de journée.
On allait s'en servir, le moment venu. En même temps, les
paysans, qui avaient réalisé le miracle de labourer
et de semer beaucoup plus qu'avant, voyaient le blé s'égrener
dans les champs par manque d'aide nécessaire pour le récolter.
Simultanément la campagne de presse continuait. Menant toujours
le double jeu, le parti communiste pouvait prouver aux uns qu'il
appuyait les Collectivités, en invoquant le texte du décret
d'Uribe (180), et l'envoi de brigades de jeunes au travail des champs,
tandis qu'en fait il détruisait, pour briser une révolution
qu'il ne contrôlait pas, des ressources économiques
nécessaires à l'Espagne républicaine.
Puis, un jour, fin juillet, ce fut l'attaque brutale, grâce
à une brigade mobile à la tête de laquelle se
trouvait le commandant Lister, dont les troupes allaient, le mois
suivant, lors de l'attaque sur Belchite, s'enfuir si vite devant
les fascistes qu'elles ne s'arrêtèrent qu'à
cinquante kilomètres du front.
Comme résultat final de l'offensive antirévolutionnaire,
30 % des Collectivités furent complètement détruites.
A Alcolea de Cinca, le conseil municipal qui gérait la Collectivité
fut arrêté, les pensionnaires de la Maison des Vieillards,
furent expulsés. Il y eut des arrestations à Mas de
las Matas, à Monzon, à Barbastro, un peu partout.
Un peu partout aussi, on pilla. Les magasins coopératifs,
les dépôts municipaux de vivres, furent dévalisés,
les meubles brisés. Le gouverneur d'Aragon, qui représentait
le gouvernement central après la dissolution du Conseil d'Aragon
- dissolution qui sembla être le signal de l'attaque générale
- voulut s'opposer à cette razzia. On l'envoya au diable.
Et le 22 octobre 1937, au plénum national des paysans qui
se réunit à Valence, la délégation du
Comité régional d'Aragon présenta un rapport
dont voici le résumé :
"Plus de six cents organisateurs des Collectivités
ont été emprisonnés. Le gouvernement a nommé
des commissions de gestion qui se sont emparées des magasins
de vivres et en ont distribué le contenu au petit bonheur.
Les terres, les bêtes de trait et les instruments aratoires
ont été rendus aux membres des familles fascistes
ou aux fascistes que la Révolution avait respectés.
"La récolte a été distribuée de
la même façon, de même que les animaux élevés
par les Collectivités. Un grand nombre de porcheries collectives,
d'écuries, d'étables, de granges ont été
détruites. Dans certains villages, dont Bordon et Calaceite,
on a repris aux paysans jusqu'aux semences, et ils n'en ont pas
pour emblaver leurs terres labourées."
De telles exactions, ont naturellement, porté leurs fruits.
Presque partout les Collectivités se reformèrent,
mais elles furent loin d'atteindre leur niveau antérieur.
Les "individualistes" et les conservateurs reprirent le
dessus, d'autant plus que nombre de ceux qui avaient adhéré
à ce vaste mouvement de socialisation et qui auraient adhéré
de nouveau s'ils avaient pu choisir librement, n'osaient plus maintenant
recommencer.
Puis, les franquistes succédèrent aux communistes,
et il ne resta rien, sauf certains perfectionnements techniques,
de l'uvre constructive des Collectivités d'Aragon.
*
Il reste beaucoup à écrire sur les manuvres employées
par les adversaires non fascistes de la socialisation libertaire
pendant la révolution espagnole. Cela nous mènerait
trop loin, et même, au moment où nous réécrivons
ce chapitre, trop de temps est passé pour que nous puissions
nous les rappeler toutes. Mais avant de terminer, nous mentionnerons
encore deux des procédés employés par eux.
L'un, que le Syndicat de l'industrie du bois avait dénoncé
en son temps, a consisté à maintenir dans l'oisiveté
des dizaines de milliers de chômeurs au lieu de remettre aux
syndicats les sommes ainsi distribuées pour créer
des industries nouvelles, ou soutenir celles qui, bien que nécessaires,
se trouvaient en situation difficile. On a préféré
un gaspillage stérile au renforcement de la nouvelle structure
sociale.
Et quand, en Catalogne, le leader communiste Comorera devint, après
les événements de mai, ministre de l'Economie, les
moyens de lutte employés par lui furent inédits. Il
s'avérait absolument impossible d'annuler dans les industries
l'influence prépondérante des Syndicats de la C.N.T.
Le tenter eût été paralyser du jour au lendemain
la production. Alors, Comorera eut recours à deux procédures
complémentaires : d'une part, il privait les usines de matières
premières, ou ne faisait pas remettre celles-ci à
temps, provoquant ainsi un retard, savamment critiqué, dans
la livraison des produits attendus ; d'autre part, il payait les
livraisons de tissus, vêtements, armes, etc., avec un retard
qui répercutait sur le budget privé des travailleurs.
Comme les salaires étaient distribués sous contrôle
syndical, c'est contre les délégués, de la
C.N.T., et contre les organismes dont ils étaient les représentants
que se tournait le mécontentement d'une partie des ouvriers.
Ce sabotage, cet art de tourner contre ceux qui en subissaient
les conséquences, la responsabilité de manuvres savantes,
rappellent ce qui s'est produit pendant les premiers dix-huit mois,
sur le front d'Aragon.
Nous n'avions pas d'armes, car ce qu'on fabriquait à Barcelone
équivalait pratiquement à zéro ; et cela nous
empêchait de prendre des offensives qui auraient soulagé
le front de Madrid, peut-être permis d'avancer au-delà
de Saragosse. Les tentatives désespérées qui
eurent lieu à plusieurs reprises se soldèrent par
des massacres qui firent, par exemple - nous l'avons déjà
vu - que les efforts pour déloger, sans y parvenir, les fascistes
retranchés dans Huesca, nous avaient coûté vingt
mille morts, alors que normalement la ville ne comptait que dix-huit
mille habitants.
En échange, le front de Madrid était largement ravitaillé
grâce aux envois russes d'armements (payés en or et
d'avance) (181), mais avec lesquels on ne pouvait pas enfoncer les
solides défenses, adossées aux sierras, de nos adversaires.
Nos milices sur le front aragonais, rageaient, condamnées
à l'impuissance et se faisaient massacrer inutilement. Et
la presse stalinienne madrilène publiait des caricatures
comme celles où l'on voyait un milicien d'Aragon passant
son temps à pêcher tranquillement dans l'Ebre, au lieu
de se battre pour soulager la capitale qui se défendait péniblement.
On peut supposer la répercussion que cette façon
de présenter la réalité avait sur l'esprit
des lecteurs, non informés, et sur l'opinion publique.
VI. CONSIDÉRATIONS FINALES
Nous avons dit, à maintes reprises, car il est très
important d'en tenir compte, que la Révolution libertaire
espagnole a été déclenchée comme une
conséquence de l'attaque franquiste qui a permis de lancer
au combat des forces révolutionnaires sans elle condamnées
à de nouveaux et stériles échecs. Et quand
nous écrivons "stériles échecs",
nous nous référons aux tentatives qui avaient eu lieu
en janvier 1932, janvier et décembre 1933 (tentatives révolutionnaires
et insurrectionnelles d'origine et de facture faïste-cénétiste)
à quoi il faut ajouter l'insurrection des mineurs asturiens
à laquelle prirent part les ouvriers socialistes, ugétistes,
cénétistes (malgré l'opposition stupide du
Comité national de la C.N.T.), et même communistes
(182). Toutes ces tentatives furent écrasées par les
forces supérieures de l'Etat, appuyé par les partis
politiques non révolutionnaires, mais non pour cela fascistes.
Ce dernier point mérite qu'on s'y arrête. Les conceptions
tactiques de l'anarchisme communiste (et auparavant collectiviste)
impliquaient, selon une tradition remontant à la Première
Internationale, l'attaque et le triomphe du peuple. Les luttes armés
qui eurent lieu sous la Deuxième République espagnole
répondaient donc à une doctrine d'action théoriquement
établie. Cette doctrine considérait, et tel fut l'enseignement
de Kropotkine, repris par ses disciples dont l'auteur de ce livre,
que les soulèvements locaux, les tentatives, même sporadiques,
si nombreuses avant la Révolution française constituaient
un entraînement, une gymnastique révolutionnaire où
le peuple apprenait à se battre, et finirait par gagner la
dernière manche. Un peu comme l'affirmation célèbre
de Pierre le Grand devant les défaites réitérées
que lui infligeaient les Suédois : "A force de nous
battre, ils nous apprendront à les battre."
Malheureusement il n'y eut pas de Poltava prolétarien, et
ce que nous venons de rappeler fournit une explication qui devrait
être retenue. Si nous reprenons l'ensemble des facteurs qui
intervinrent dans ce chapitre de l'histoire, nous sommes obligés
de conclure que la défaite de la Révolution communiste
libertaire espagnole était inévitable. Car toute révolution
sociale provoque la cohésion de forces menacées qui
se réunissent exceptionnellement, malgré ce qui les
oppose normalement. C'est la leçon que nous offre non seulement
la déroute finale de la Révolution espagnole, mais
l'histoire étudiée avec l'indispensable volonté
de vérité.
En général, et mises à part quelques exceptions
actuelles, qui ont du reste abouti à de nouvelles formes
d'oppression (183), ce sont les révolutions politiques qui
ont triomphé, mais les mêmes hommes ou les mêmes
partis qui se battaient entre eux pour un changement de forme du
pouvoir se sont réconciliés quand ils se sont trouvés
devant un mouvement populaire qui menaçait leurs positions
ou leurs privilèges. Ainsi, en France, la révolution
de février 1848 fut facile : bourgeois libéraux et
prolétaires s'étaient unis pour renverser la monarchie
de Louis-Philippe ; mais tout changea quand, quatre mois plus tard,
les ouvriers voulurent implanter le socialisme. Alors, les bourgeois
libéraux furent solidaires des monarchistes, et Cavaignac,
général républicain, lutta de toute sa rage
contre les ouvriers insurgés.
Les autres révolutions sociales, ou ayant un contenu social
prononcé, que ce soit la Commune de Paris, ou la Guerre des
Paysans d'Allemagne dans laquelle Luther s'allia à la noblesse
en l'excitant au massacre abominable des serfs soulevés,
ou encore le mouvement hussite, de Bohème, et tous les soulèvements
des paysans du Moyen Age montrent la répétition des
mêmes faits. Il nous faut remonter en Egypte, vers 2200-2000
avant l'ère chrétienne pour trouver une révolution
sociale victorieuse. Et encore, deux siècles plus tard -
sans doute avant, - une nouvelle dynastie avait été
intronisée, et les castes étaient reconstituées.
Bakounine lui-même écrivait, un an et demi avant sa
mort, confirmant en cela ce qu'Elisée Reclus lui avait écrit
: "Tu as raison, l'heure des révolutions est passée,
nous sommes entrés dans celle des évolutions."
Et il justifiait son opinion en invoquant non seulement les terribles
défaites subies par les révolutionnaires européens
au cours de près d'un demi siècle de combats héroïques,
mais devant la puissance militaire scientifiquement organisée
des Etats modernes. et le manque d'esprit révolutionnaire,
de volonté d'émancipation des masses.
Certes, cette dernière considération ne peut pas
se rapporter au peuple espagnol, ou du moins, chez lui, à
la partie dynamique, si nombreuse, qui faisait l'histoire. Mais
les faits nous obligent à constater que la thèse kropotkinienne,
opposée en quelque sorte à celle, posthume, de Bakounine,
d'Elisée Reclus, et même de Proudhon (184), n'a pas
été confirmée par l'expérience. Car
le totalitarisme fasciste, qui en Italie répliquait, après
la Première Guerre mondiale, à une longue période
de troubles n'aboutissant pas à la révolution, est
apparu dans l'histoire. Et le fascisme c'est la "contre-révolution
préventive" de ceux qui sont menacés par la subversion,
même si elle est incapable de changer l'ordre social. Le peuple
même finit par préférer la suppression de la
liberté politique et civique au désordre permanent
qui, en fin de compte, attente aussi à la liberté,
ne serait-ce que celle de vivre normalement.
Aussi y a-t-il danger à poursuivre cette gymnastique révolutionnaire
qui, par des grèves partielles se succédant sans cesse,
des grèves générales continuelles, des tentatives
insurrectionnelles, nuit à la stabilité de la société.
C'est peut-être ce qui s'est produit en Espagne, avant le
déclenchement de l'attaque fasciste. Certes il ne s'agit
pas de condamner les explosions de la faim, de l'impatience, du
désespoir, de la colère cent fois justifiée
de ceux qui voyaient leurs bébés mourir faute de soins,
qui devaient chercher du travail une bonne partie de l'année
sans en trouver, et envoyer leurs fils à l'école les
pieds nus, quand école il y avait. Mais il aurait fallu que
ceux qui s'étaient érigés en leaders de la
C.N.T. et de la F.A.I. - cette dernière incarnait la passion
révolutionnaire plus que la valeur intellectuelle - aient
une vision stratégique qui leur manquait. Là non plus
ils n'étaient pas à la hauteur des circonstances.
La grandeur du mouvement libertaire espagnol fut son caractère
presque exclusivement prolétarien, mais c'était aussi
sa faiblesse. Et cette faiblesse permettait aux démagogues,
car nous en avions, de tenir une place pour laquelle ils n'étaient
pas faits.
*
Mais plus responsables apparaissent encore les dirigeants socialistes
et républicains qui n'eurent ni l'initiative du cur, ni l'intelligence,
ni le courage d'entreprendre, dès la proclamation de la République,
des réformes sociales hardies qui auraient pu calmer la faim
des uns, freiner l'impatience des autres. Plus responsables parce
que plus cultivés, et ayant plus de moyens d'action. Pourquoi
leur passivité ? Sans doute parce que le pouvoir les rendit
pusillanimes, avait coupé les ailes à leur imagination
comme il arrive si souvent aux bénéficiaires heureux
des nouveaux régimes politiques. Nous n'affirmons pas par
esprit de parti. Vers 1935, une enquête avait montré
que le plus grand pourcentage d'"enchufistas" (cumulards
d'emplois officiels) se trouvait chez les socialistes et les catalanistes
de gauche. Les réformes sociales les intéressaient
certainement moins que la jouissance des avantages nouvellement
acquis. Dans cet ensemble de conditions, le fait révolutionnaire
devait se produire.
D'autre part, une des conséquences des conflits sociaux
continuels fut de pousser vers la droite des gens appartenant à
des partis du centre, et de grossir les forces conservatrices, réactionnaires,
fascistes. Les chiffres des élections de février 1936
le prouvent, et l'on peut ici parler de responsabilité des
révolutionnaires. Mais si les socialistes et les républicains
de gauche avaient donné la terre aux paysans affamés
(185), et entrepris des réformes sociales hardies, forcément
exceptionnelles dans une situation elle-même exceptionnelle,
les luttes sociales tumultueuses n'auraient pas eu une telle gravité,
et peut-être la réplique fasciste ne se serait-elle
pas produite. Ils préférèrent se limiter à
copier la constitution de Weimar.
*
Nous avons dit et répété que l'attaque fasciste
créa une situation favorable à la prise en main d'une
partie importante de la situation générale et de presque
toute l'économie par le secteur libertaire. Toutefois, les
répercussions ne furent pas que favorables, et les conséquences
négatives ont-elles balancé les conséquences
positives. Car, d'une part, de nombreux militants, souvent les meilleurs,
furent, du fait de la guerre civile, mobilisés pour le front,
et y moururent. Ce furent aussi les meilleurs qui manquèrent
dans les Syndicats, dans les Collectivités, dans les villages
où ils exerçaient une influence efficace. Et d'autre
part, le nombre de ceux qui s'intégrèrent à
la bureaucratie gouvernementale fut aussi assez élevé
pour qu'on ressentit les effets de leur absence.
*
Une des caractéristiques dominantes qui s'impose à
celui qui étudie la Révolution espagnole, est sa multiformité.
Cette révolution a été guidée selon
certains principes très nets et très précis,
qui impliquaient l'expropriation générale des détenteurs
de la richesse sociale, la prise en main par les travailleurs des
structures organisationnelles de la production et de la distribution,
l'administration directe des services publics, l'établissement
de la justice économique par l'application du principe communiste
libertaire. Mais l'uniformité de ces principes n'empêcha
pas la diversité des méthodes d'application, si bien
que l'on peut parler de "diversité dans l'unité"
et d'un fédéralisme étonnamment varié.
Très vite dans les régions agraires, particulièrement
en Aragon, est apparu un organisme nouveau : la Collectivité.
Personne n'en avait parlé avant. Les trois instruments de
reconstruction sociale prévus par ceux des libertaires qui
s'étaient avancés quant aux prévisions de l'avenir
étaient d'abord le Syndicat, puis la coopérative qui
ne ralliait pas beaucoup de partisans, enfin, sur une assez large
échelle, la commune, ou organisation communale. Certains
pressentaient - et l'auteur fut de ceux-là - qu'un organisme
nouveau et complémentaire pourrait, et devrait apparaître,
particulièrement dans les campagnes, le Syndicat n'y ayant
pas acquis l'importance qu'il avait dans les villes, et le genre
de vie, de travail et de production ne s'accommodant pas d'un monolithisme
organique contraire à la multiformité de la vie.
Nous avons vu comment cette Collectivité est née,
avec ses caractéristiques propres. Elle n'est pas le Syndicat,
car elle englobe tous ceux qui veulent s'intégrer à
elle, qu'ils soient producteurs au sens économique et classique
du mot, ou non. Puis elle les réunit sur le plan humain,
intégral de l'individu, et non pas seulement sur celui du
métier. En son sein, et dès le premier moment, les
droits et les devoirs sont les mêmes pour tous ; il n'y a
plus de catégories professionnelles s'opposant les unes aux
autres, et faisant des producteurs des privilégiés
de la consommation par rapport à ceux qui, telle la femme
au foyer, ne produisent pas, toujours au sens économique
et classique du mot.
La Collectivité, n'est pas non plus le Conseil municipal,
ou ce qu'on appelle la Commune, le municipe. Car elle se sépare
des traditions des partis sur lesquels la commune est habituellement
construite. Elle englobe à la fois le Syndicat, et les fonctions
municipales. Elle englobe tout. Chacune des activités est
organisée en son sein, et toute la population prend part
à sa direction, qu'il s'agisse de l'orientation de l'agriculture,
de la création d'industries nouvelles, de la solidarité
sociale, de l'assistance médicale, ou de l'instruction publique.
Dans cette activité d'ensemble, la Collectivité élève
chacun à la connaissance de la vie totale, et tous à
la pratique d'une compréhension mutuelle indispensable.
Par rapport à la Collectivité, le Syndicat ne joue
plus qu'un rôle secondaire, ou accessoire. Il est frappant
de voir comment, dans les zones agricoles, il a été
le plus souvent relégué spontanément, presque
oublié, malgré les efforts que les syndicalistes libertaires
et les anarcho-syndicalistes avaient auparavant déployés.
La Collectivité l'a déplacé. Le mot même
de Collectivité est né spontanément, et s'est
répandu dans toutes les régions d'Espagne (Aragon,
certaines zones de Catalogne, Levant, Castille, Andalousie, et même
Estrémadure quand le franquisme n'y a pas triomphé
immédiatement) où a eu lieu la révolution agraire.
Et le mot "collectiviste" fut adopté aussi vite,
et se répandit avec la même facilité.
Il n'est pas interdit d'émettre l'hypothèse que ces
deux vocables - collectivité et collectivisme - désignaient
mieux pour les populations, le sens moral, humain, fraternel que
ne le faisaient les mots Syndicats et syndicalisme. Question d'euphonie
peut-être, et d'ampleur de vues, d'humanisme : l'homme au-delà
du producteur. Plus besoin du Syndicat quand il n'y a plus de patrons.
Si d'Aragon nous passons dans le Levant, nous voyons aussi surgir
les Collectivités, mais non pas comme une création,
aussi spontanée, instantanée pourrait-on dire. Ce
sont, comme nous l'avons vu, les Syndicats agricoles, et même
parfois non agricoles, qui sont au départ, non pour fonder
d'autres Syndicats, mais, et cela est plus significatif, pour fonder
des Collectivités. Et ceux qui adhèrent à ces
Collectivités, souvent sans appartenir aux Syndicats, sont
aussi des collectivistes, et ces collectivistes agissent et se comportent
aussi bien que les autres. Hâtons-nous de dire que les cadres
organisateurs sont souvent composés d'hommes ayant jusqu'alors
milité dans les Syndicats, ou même dans les groupes
libertaires.
Mais il arrive aussi que les communes fassent les choses intégralement,
remplissent le rôle des Collectivités.
Parmi les cas que nous avons cités rappelons Granollers,
Hospitalet, Fraga, Binéfar, diverses localités castillanes.
Nous voyons aussi des municipalités qui, s'étant reconstituées
selon la décision gouvernementale (janvier 1937) ont alors
joué un rôle plus ou moins important, plus ou moins
subalterne ; et dans le Levant, le Syndicat et la Collectivité
finissent par unifier leur activité. Mais dans cette région
le rôle du Syndicat deviendra vite souvent plus important,
soit par participation directe, soit comme inspirateur et guide,
qu'il ne l'est en Aragon.
Enfin, nous voyons, en Castille, les Collectivités naître
en grand nombre sous l'impulsion de militants ouvriers, et même
d'intellectuels, qui partaient de Madrid et rayonnaient dans les
campagnes.
Cette plasticité, cette variété de modes d'action
ont permis de créer le socialisme, le vrai, en chaque endroit
selon les situations, les circonstances de temps et de lieu, et
de résoudre une infinité de problèmes qu'une
conception autoritaire, trop rigide, trop bureaucratique n'aurait
fait que compliquer, avec, au bout, l'implantation d'une dictature
uniformisatrice. La variété des méthodes de
réalisation a suivi la variété des aspects
de la vie. Souvent, dans une même région, des villages
aux productions semblables, à l'histoire sociale à
peu près identique ont commencé les uns par la socialisation
des industries locales pour aboutir à celle de l'agriculture,
les autres par la socialisation de l'agriculture pour aboutir à
celle des industries locales. Et nous avons vu aussi - ce fut fréquent
dans le Levant - commencer la socialisation par la distribution
pour s'acheminer vers la socialisation de la production, au contraire
de ce qui s'était fait presque partout ailleurs.
Mais il est remarquable que cette diversité des structures
d'organisation n'a pas empêché l'appartenance aux mêmes
fédérations régionales, ni à travers
elles, la coordination nationale, ni la pratique de la solidarité,
qu'il se soit agi de Collectivités pures, de Collectivités
syndicales mixtes ou de communautés municipalisées
à divers degrés.
*
Oui, la loi générale, a été l'universelle
solidarité. Nous avons souligné, en passant, que les
Chartes ou règlements où l'on définissait les
principes d'où découlaient les comportements pratiques
de chacun et de tous ne contenaient rien se référant
aux droits et la liberté de l'individu. Non que les Collectivités
aient ignoré ces droits, mais simplement parce que le respect
de ces droits allait de soi, et qu'ils étaient déjà
reconnus dans le niveau de vie assuré à tous, dans
l'accès aux biens de consommation, au bonheur et à
la culture, aux soins, aux considérations et aux responsabilités
humaines dont chacun, parce que membre de la Collectivité,
était assuré.
On le savait, à quoi bon le mentionner ? En échange,
pour que cela fût possible, il fallait que chacun accomplisse
son devoir, fasse son travail comme les autres camarades, se comporte
solidairement selon la morale d'entraide générale.
Ceci était la garantie de cela. C'est pourquoi nous lisons
si souvent la même phrase, insérée sans qu'il
y eût accord entre Collectivités résidant parfois
à des centaines de kilomètres : "Celui qui n'aura
pas de travail dans son métier aidera les camarades des autres
activités qui pourront avoir besoin de lui." Solidarité
supra professionnelle. Il n'y a que des hommes solidaires et fraternels.
En allant au fond des choses, on pourrait peut-être dire
qu'on innovait une autre conception de la liberté. Dans les
Collectivités villageoises à l'état pur, et
dans les petites villes où tous se connaissaient et étaient
solidaires, la liberté ne consistait pas à être
un parasite, à ne s'intéresser à rien. La liberté
humaine n'existe qu'en fonction de comportements positifs, d'activité
pratique. Etre c'est faire, écrivait Bakounine. Etre libre
c'est réaliser volontairement. La liberté est assurée
non pas seulement quand on revendique les droits du "moi"
contre les autres, mais quand elle est une conséquence naturelle
de la solidarité. Des hommes solidaires se sentent libres
entre eux, et respectent naturellement leur liberté réciproque.
Aussi, en ce qui concerne la vie collective, la liberté de
chacun est le droit de participer spontanément, directement
à la vie de la Collectivité, de l'organisation sociale,
avec sa pensée, son cur, sa volonté, son initiative
dans la mesure de ses forces. Une liberté négative
n'est pas la liberté : c'est le néant.
Cette conception de la liberté faisait naître une
nouvelle éthique - à moins que ce ne fût cette
nouvelle éthique qui faisait naître une autre conception
de la liberté. C'est pourquoi quand l'auteur s'informait
des changements, des améliorations introduites dans la vie
de tous, on ne lui parlait pas de "liberté", quoique
étant libertaires, mais, et cela avec une joie profonde,
des résultats du travail, des essais, des recherches auxquelles
on s'était livré ; de l'intensification des rendements.
Avec quel bonheur vous expliquait-on comment on avait inventé
tel moyen de résoudre telle difficulté, comment on
avait augmenté la production ou la productivité grâce
à un meilleur usage de techniques employées. Non :
on ne pensait pas à la liberté, à la façon
dont la voient les travailleurs dans les usines capitalistes ou
les journaliers dans les champs du propriétaire employeur.
*
Consignons à ce sujet une observation à laquelle
nous attachons une grande importance philosophique et pratique.
Les théoriciens et les partisans de l'économie libérale
affirment que la concurrence stimule l'initiative, et par conséquent
l'esprit créateur et l'invention qui, sans cela, demeurent
en sommeil. Les nombreuses observations faites par l'auteur dans
des Collectivités, des usines, des fabriques socialisées
lui permettent de penser d'une façon absolument opposée.
Car dans une Collectivité, dans un groupement où chaque
individu est stimulé par le désir de rendre service
à ses semblables, la recherche, le désir, de perfectionnement
technique ou autre sont aussi stimulés (186). Mais ils ont
encore pour conséquence que d'autres individus se joignent
à ceux qui se sont mobilisés les premiers ; en outre,
quand au sein de cette société un inventeur individualiste
découvre quelque chose, cela n'est utilisé que par
le capitaliste ou l'entreprise qui l'emploie, tandis que quand il
s'agit d'un inventeur vivant dans une communauté, non seulement
sa découverte est reprise et poussée plus loin par
d'autres, mais appliquée immédiatement à l'échelle
générale. Je suis persuadé que cette supériorité
apparaîtrait très vite dans une société
socialisée.
*
Dans son rapport sur la situation russe, au IIe congrès
du parti communiste, célébré en mars 1922,
Lénine déclarait : "L'idée de construire
une société communiste avec l'aide des seuls communistes,
est un enfantillage, un pur enfantillage. Il faut confier la construction
économique à d'autres, à la bourgeoisie qui
est beaucoup plus cultivée, ou aux intellectuels du camp
de la bourgeoisie. Nous-mêmes nous ne sommes pas encore assez
cultivés pour cela."
Il est vrai que Lénine parlait alors ainsi (187) pour justifier
la N.E.P. (Nouvelle économie politique), qui consistait à
laisser la liberté d'entreprise à ce qui restait en
Russie de bourgeois et de techniciens de la bourgeoisie, afin de
remettre en route la production presque réduite à
zéro par l'action destructive et paralysante de l'Etat. Dès
1920, plutôt que laisser les travailleurs et leurs organisations,
dont le développement deviendrait une gêne pour les
gouvernants communistes, participer activement à la renaissance
de l'économie, Lénine préférait se servir
de ses ennemis de classe (188). Mais telle était la situation
qu'il devait, au bout de quatre ans et demi, avoir recours à
ce remède... héroïque.
D'autre part, si nous analysons certains aspects de l'économie
russe actuelle, tout du moins en ce qui est à peu près
vérifiable, nous constatons, par exemple, un retard stupéfiant
en agriculture. Voilà vingt-cinq ans que Staline et ses successeurs
ont promis, et continuent de promettre au peuple "le pain gratuit",
et que les communistes français, italiens, espagnols bernent
ainsi leurs adhérents. Mais le pain gratuit (qui, du reste,
dans les pays capitalistes où sa consommation a diminué
et continue de diminuer, ne représenterait pas une conquête
extraordinaire), n'est toujours qu'un leurre qui cache l'hameçon.
Autre fait, plus probant et plus important : la proportion de population
active employée dans les campagnes, s'élève
en Russie à 45 %. Elle est de 6 % aux Etats-Unis, de 20 %
en France. Cela montre la déficience technique de l'organisation
agraire communiste russe, déficience à laquelle il
faut suppléer par le travail humain, malgré les progrès
techniques que l'on proclame urbi et orbi depuis quarante ans.
Et ce n'est pas encore le plus important. Nous sommes plus loin
du communisme que nous ne l'étions en 1917.
Car le communisme implique l'égalité économique
; mais alors que nous avons vu cette égalité instaurée
dès le début de la constitution des Collectivités
libertaires espagnoles, elle n'est même plus une promesse
d'espérance pour les travailleurs et les travailleuses des
champs groupés dans les kolkhozes et les sovkhozes (organisations
collectives nées du régime appelé - par dérision
- communiste).
Car il y a, entre ces organisations et les Collectivités
agraires d'Espagne, des différences fondamentales. Les kolkhozes
et les sovkhozes sont des créations d'Etat, de bureaucratie
d'Etat. Producteurs et simples habitants y sont aux ordres d'une
classe de fonctionnaires et de techniciens, qui planifient, décident,
dictent des ordres sur ce qu'il faut faire ou ne pas faire, d'après
les instructions des ministères. Cette classe est, à
son tour, contrôlée par la cellule communiste, qui
contrôle en même temps tous les composants de la communauté,
y compris les conducteurs de tracteurs, les employés des
dépôts de machines, les infirmières et les instituteurs.
Dans leur majorité, les femmes doivent accomplir les travaux
les plus durs, (conduite des tracteurs, et autres machines, entretien
des routes et des chemins, etc.). Si bien que la kolkhozienne, déformée
à longueur de vie par un travail bestial, donne aux voyageurs
l'impression d'une créature rude, grossière, ayant
perdu toute trace de féminité.
Le travail à la tâche était général
dans les kolkhozes et les sovkhozes (nous ne croyons pas qu'il ait
été supprimé ces derniers temps), et les catégories
de salaires, ainsi que la "norme" à accomplir étaient
fixées arbitrairement par les dirigeants de chaque cellule
de production.
Cela, retenons-le bien, au bout de cinquante ans de régime
dit communiste.
Or, rien de pareil dans les Collectivités d'Espagne où
tout le monde prend part aux assemblées, peut y dire, sans
danger de représailles, sa vérité à
qui que ce soit.
En Russie, les couches privilégiées semblent irrémédiablement
établies, car elles sont incrustées dans l'Etat, elles
sont l'Etat, et castes d'Etat créées par l'Etat. Les
preuves abondent.
Ainsi, la revue moscovite Partiinaia Jizn (La vie du parti) donnait,
pour 1964, les chiffres suivants : 37,3 % des membres du parti communiste
russe étaient des ouvriers ; 16,5 % étaient des paysans
(rappelons-nous que ceux-ci composaient 45 % de la population).
Sur 11.758.169 adhérents, 5.408.000 étaient des technocrates,
bureaucrates et autres membres de "l'intelligentsia",
cette dernière catégorie constituant, grâce
à sa culture supérieure, la "nouvelle classe"
de privilégiés ayant leur automobile, leur "datcha"
(maison de campagne), leurs domestiques, leurs ordonnances militaires,
leur bel appartement et jouissant de vacances sur les bords de la
mer Noire.
Le contraste entre le régime fondé par le soi-disant
communisme d'Etat, qui n'est qu'un capitalisme d'Etat, et celui
qu'avait fondé la Révolution espagnole était
absolu, et cela constituait une des raisons pour lesquelles les
communistes espagnols et leurs patrons ont combattu - et continuent
de combattre rétrospectivement et implacablement - notre
oeuvre constructive.
D'autre part, en Espagne, la production industrielle a été
maintenue à un haut degré de rendement tant que les
matières premières et l'énergie n'ont pas manqué.
Tandis qu'en U.R.S.S. celles-ci (fer, charbon, pétrole, coton,
laine) qui pouvaient être produites sur place particulièrement
dans le Sud, ont manqué même dans les zones de production
à cause de la désorganisation causée par le
régime, et cela même après la fin de la guerre
civile, en 1921.
L'habile propagande de Khrouchtchev rejetait sur le non développement
de l'industrie russe au temps du tsarisme, et sur les conséquences
de la guerre internationale et civile, la responsabilité
de ce recul. Eh bien, non ! Même en tenant compte des ravages
causés par la guerre sous toutes ses formes, l'analyse prouve
que le régime né de la Révolution bolchevique
se chargea de transformer lui-même la paralysie partielle
en paralysie générale. "Lors du recensement du
28 août 1920, 37.226 entreprises industrielles appartenant
à l'Etat, et employant près de deux millions d'ouvriers
furent dénombrées", écrit l'économiste
Serge Procopovicz dans sa monumentale Histoire économique
de l'U.R.S.S. - "Or, continue-t-il, le 1er septembre de cette
même année, c'est-à-dire deux mois après
le recensement, 6.508 entreprises seulement, occupant près
de 1.300.000 ouvriers, figuraient sur les contrôles du Conseil
supérieur de l'économie nationale".
Que signifient ces chiffres ? Que mû par sa volonté
dominatrice, l'Etat faisait disparaître, à une vitesse
vertigineuse, un grand nombre d'entreprises par centralisation systématique
ou suppression du ravitaillement en matières premières
ou en énergie. Ce ne fut pas la seule raison. La mainmise
des fonctionnaires sur la direction du travail et de la production
s'étendit comme un chancre, ou un foisonnement de chancres
(189), la veille de la révolution, il y avait en Russie 65
hauts-fourneaux qui produisaient, en 1912, 5.200.000 tonnes d'acier
(France 4.207.000). Au moment de la révolution, la moitié
des hauts-fourneaux fonctionnaient encore.
Mais, en 1922, année où Lénine prononça
les paroles que nous avons reproduites, la production d'acier étant
descendue à 255.000 tonnes.
Encore une fois, l'explication de cette chute verticale est en
premier lieu due à l'étatisation poussée à
fond par le gouvernement bolchevique, et qui non seulement élimina
les patrons capables (il y en avait, il en est partout), et les
techniciens qu'il fallut remplacer en en faisant venir d'autres
d'Allemagne et des Etats-Unis, au moment de la crise mondiale.
Une autre cause de ce recul formidable fut la résistance
du personnel des usines qui, dès juin 1918, c'est-à-dire
neuf mois après la prise du pouvoir par les bolcheviques,
commença de protester contre l'implantation de méthodes
policières du parti au pouvoir, auxquelles étaient
opposés la majorité des travailleurs (190), et contre
l'étranglement de la liberté ouvrière dans
les usines. L'habileté polémique fera dire que ces
travailleurs étaient manuvrés par les mencheviks et
contre-révolutionnaires. Eh bien, voici ce qu'écrivait
Kyrov, un des hommes les plus en vue du parti communiste au début
de 1919 :
"Tout le travail d'organisation de la vie économique
du pays s'est fait jusqu'à présent avec la participation
directe des Syndicats et des représentants des masses ouvrières.
Les Syndicats et les conférences ouvrières de délégués
d'usine de certaines branches industrielles ont été
les principaux et les seuls laboratoires où se sont formés
et où se forment encore les services de l'organisation économique
de la Russie."
Situation comparable à celle de l'Espagne. Mais alors qu'en
Espagne les animateurs de la révolution élargissaient
et perfectionnaient cette gestion des travailleurs, ce qui donna
les résultats que nous avons vus, compte tenu des difficultés
(raréfaction des matières premières, et de
l'énergie, opposition des partis politiques, disette alimentaire
au bout de quelque temps par la mainmise des armées franquistes
sur diverses régions, en Russie, Lénine, qui se rectifiait
et changeait d'avis à chaque congrès, décidait
que la production devait passer sous la direction de la bourgeoisie
afin de remédier à la sclérose créée
par l'Etat dont il critiquait l'extension, mais qu'il renforçait
sans cesse. Il a fallu la monstrueuse dictature de Staline, épanouissement
de celle implantée par Lénine pour, au prix de millions
et de millions de morts, construire dans ce système une économie
qui se serait construite sans dictature si l'étatolâtrie
n'avait pas tout anéanti.
Si nous cherchons à établir la différence
entre la révolution russo-bolchevique et la révolution
espagnole, nous pouvons la résumer comme suit, en ce qui
concerne la production et l'ensemble de la vie économique
:
En Russie, après la prise du pouvoir par les bolcheviques
qui imposèrent leur dictature et se mirent à gouverner
au moyen de l'Etat, tout continua de s'écrouler pendant des
années, tant dans le domaine agricole qu'industriel, et dans
celui des services publics, jusqu'à arracher à Lénine
l'aveu que nous avons vu, et à l'obliger à recourir
à la N.E.P. grâce à laquelle, délaissant
complètement le socialisme, l'économie se remit en
route jusqu'aux années 1926-1927. Staline continua sur cette
lancée, après élimination de ceux auxquels
Lénine avait eu recours.
En Espagne, sauf dans les cas où les matières premières
manquèrent rapidement, la production agraire et industrielle
ne souffrit pas d'interruption, à part quelques jours qui
suivirent le 19 juillet, dans l'euphorie de la victoire sur le fascisme,
et sans que cela même fût général. Usines,
fabriques, ateliers, moyens de transport, services publics se remirent
rapidement en marche, sauf à Barcelone dans le bâtiment
dont le mécanisme de financement est toujours spécial
(191).
Il ne fait pas de doute que si Franco avait été vaincu,
l'économie serait passée à peu près
intégralement aux mains des travailleurs, et que nos Syndicats
l'auraient développée rapidement avec les techniciens
divers, ingénieurs et architectes se trouvant en leur sein
ou venus en nombre suffisant. Et aussi grâce à l'apport
organisateur des dizaines et dizaines de milliers de militants libertaires
(192) qui non seulement savaient en quoi consistaient pratiquement
le travail, la production, les activités concordantes des
différents métiers dans un atelier, une fabrique,
une usine, un réseau ferroviaire, mais aussi comment les
différents rouages de l'ensemble économique étaient
constitués et articulés.
Par contre cette préparation manquait absolument à
l'immense majorité des 240.000 membres du parti bolchevique
(193) avec lesquels Lénine pensait, en septembre 1917, dans
une brochure réservée aux siens, pouvoir prendre et
conserver le pouvoir. Dans l'ensemble, ses révolutionnaires
professionnels n'étaient pas des professionnels du travail.
Il en était de même de la grande majorité des
bureaucrates qui adhérèrent au parti social-démocrate
de gauche, devenu communiste, et qui ignoraient tout de la marche
d'une usine, d'un atelier, de la production et de ses rapports pluridirectionnels,
des liaisons entre secteurs industriels, géographiquement
répartis ou concentrés.
Lénine voulait des chefs, qui dirigeraient la production
d'après les instructions du parti, et les résolutions
des congrès du parti. Politique d'abord, même au nom
de l'interprétation matérialiste, ou économiste
de l'histoire.
Dans cette politique figuraient les instructions pour la conduite
du travail et des travailleurs. Le socialisme était avant
tout question d'autorité. Et il l'est resté. Pour
nous, il était question d'organisation du travail par les
travailleurs, manuels et intellectuels, et il l'est resté.
*
Tout en vantant les réalisations constructives de la Révolution
libertaire espagnole, en conservant dans la mémoire de notre
intelligence et de notre cur les inoubliables impressions reçues
dans telles ou telles Collectivités, telles ou telles fabriques
où les antagonismes latents, les mesquineries, la jalousie,
les égoïsmes en conflit permanent avaient été
remplacés par la confiance que suscitaient l'égalité
des intérêts, la solidarité, la pratique de
l'entraide - et c'est en cela que l'on avait au maximum l'impression
d'abord, la conviction ensuite, qu'une civilisation nouvelle était
née - ; tout en proclamant ces résultats merveilleux,
l'auteur reconnaît que l'uvre constructive des libertaires
espagnols, dont il était, n'a pas été sans
faille, ni parfaite à 100 pour cent.
Il en a dit les raisons objectives : la guerre, qui a généralement
dominé l'ensemble des événements sur les fronts
du nord, du centre et du sud, et par répercussion toute l'Espagne
; la survivance inévitable des partis politiques et des couches
sociales attachés à la société des classes
traditionnelles, et l'hostilité multiforme du stalinisme
espagnol et international dirigé par Moscou.
Mais il y eut aussi dès raisons subjectives. D'abord, si
l'appareil constructif était, quant à sa préparation
technique, incomparablement supérieur à ce qu'il n'a
jamais été dans toutes les révolutions précédentes,
il était aussi à nos yeux, insuffisamment développé.
La cause, toujours du point de vue subjectif, en fut double : d'une
part, les combats menés pendant soixante-six ans, dont nous
avons donné une idée dans le chapitre intitulé
Hommes et luttes, ont, par ce qu'ils absorbaient de temps, engloutissaient
de force et d'énergies, empêché de pousser plus
loin une organisation qui eût demandé des études
auxquelles nos militants de base, mobilisés aussi par la
misère et par la faim, et souvent sans préparation
intellectuelle suffisante, ne pouvaient se livrer.
D'autre part, les éléments démagogiques qui
existaient dans notre mouvement, et qui exercèrent une influence
négative, antisyndicale et antiorganisatrice qu'il nous fallut
combattre, contribuèrent - nous l'avons dit - à retarder
la constitution des fédérations d'industrie dont l'existence
aurait permis de syndicaliser plus rapidement et plus complètement
la production, et surtout, l'organisation de la distribution.
Il est vrai qu'aucune révolution sociale, ni même
politique, n a jamais été préparée d'avance
dans ses moindres détails quant à ses réalisations
positives, et que nous pouvons, en partie, être fiers des
bases que, étant donné les circonstances, nous avions
construites avant 1936. Toutefois, nous avons le droit, et même
le devoir, de nous juger nous-mêmes avec sévérité
et de reconnaître nos faiblesses, nos erreurs ou nos fautes.
Nous aurions mieux fait si notre mouvement avait procédé
davantage à cette préparation économique et
technique. Que les autres s'y soient donnés beaucoup moins,
ne s'en soient nullement préoccupés, et ne s'en préoccupent
pas encore en cette période où tant d'intellectuels
sans intelligence, et parfaitement irresponsables réclament
à grands cris une révolution sur laquelle ils n'ont
pas la moindre idée constructive, n'y change rien. Proudhon
et Bakounine, et Kropotkine, c'est-à-dire les plus grands
théoriciens du socialisme libertaire ont toujours, surtout
les deux premiers, recommandé cette préparation aussi
poussée que possible, de la reconstruction révolutionnaire,
contrairement à l'inexplicable incompréhension marxiste
qui non seulement par la plume de Marx (194), mais par celle de
Kautsky, de Rosa Luxembourg même, a toujours, au nom du socialisme,
soi-disant "scientifique" (selon lequel, en ces choses,
la science consiste à s'embarquer sur un océan dont
on a déchaîné la tempête, sans boussole
et sans gouvernail), combattu toute prévision concernant
la société post-révolutionnaire. On voit où
cela a mené dans les pays appelés par euphémisme
"démocraties populaires".
Sans préparation organique, il n'est pas de révolution
sociale et vraiment socialiste possible. La possibilité de
succès dépend de l'importance de la capacité
constructive préexistante. Mais cela ne signifie pas que
la préparation ne doive être qu'intellectuelle et technique.
Elle doit être, avant tout, morale, car le degré d'intellectualité
spécialisée et de technicité mise au point
dépend du degré de conscience qui crée le sens
du devoir imposant l'acquisition des disciplines nécessaires.
C'est avant tout cette conscience des responsabilités qui
a dominé chez les anarchistes espagnols, a influencé
leurs luttes, leur comportement individuel, leur oeuvre de propagande
et d'organisation des travailleurs des campagnes et des villes,
a maintenu leur persistance invincible dans le combat mené
pour une société meilleure et une humanité
plus heureuse, et alimenté la ferveur, sinon le mysticisme
qui, portant chacun au-delà de lui-même, le poussait
à se donner, à sacrifier sa vie pour l'avenir de l'humanité.
Sans quoi, toute l'intelligence et toute la technique du monde n'auraient
pas servi à grand-chose.
Et cela a aidé souvent à trouver des solutions valables,
ou originales, là où manquait une formation intellectuelle
supérieure. "J'ai vu bien des fois des cheminots, militants
ouvriers qui savaient à peine signer leur nom, et qui, dans
les réunions où l'on examinait des problèmes
d'organisation des chemins de fer, ne déméritaient
pas à côté des ingénieurs", nous
disait récemment une camarade polonaise, ingénieur
elle-même, à laquelle nous rendons ici hommage, qui
participa jusqu'au dernier moment au fonctionnement du réseau
ferroviaire de Madrid-Saragosse-Alicante.
L'imagination créatrice était stimulée par
l'esprit, par l'âme des militants, et stimulait l'intelligence.
La révolution, c'est aussi l'inspiration, la libre inspiration,
des hommes. Il est certain qu'en 1917 le parti bolchevique russe
comptait un nombre d'intellectuels très supérieur
à ceux que comptait, même proportionnellement à
l'importance de la population, le mouvement libertaire espagnol
en 1936. Mais la bureaucratisation étatique a freiné
l'esprit créateur, et la supériorité culturelle
d'un état-major de révolutionnaires professionnels
s'est montrée inférieure au génie créateur
de légions de militants libertairement orientés, et
des masses par eux mobilisées.
Notre oeuvre constructive révolutionnaire a été
détruite par la victoire franquiste et par le sabotage et
la trahison de Staline et de ses agents. Mais elle reste dans l'histoire
comme un exemple, et une preuve qu'il est possible d'éviter
les étapes dictatoriales lorsqu'on sait organiser rapidement
la société nouvelle ; se passer de la soi-disant dictature
du prolétariat, ou plus exactement d'un parti révolutionnaire
usurpant la représentation ou la délégation
du prolétariat que les intoxiqués, les possédés
du pouvoir - de leur pouvoir auquel le peuple doit se plier - s'obstinent
à vouloir nous imposer sous peine de nous massacrer comme
contre-révolutionnaires.
Pas plus qu'hier Lénine et les siens, que Marx et Blanqui,
et tous les maniaques de la dictature, ils n'ont la moindre idée
pratique de la façon de réorganiser la vie sociale
après le capitalisme. Mais comme fit Lénine, ils organiseraient
très vite une police, une censure, et bientôt des camps
de concentration.
Un chemin nouveau a été montré, une réalisation
qui émerge comme un phare dont les révolutionnaires
qui veulent émanciper l'homme, et non le réduire en
un nouvel esclavage, devront suivre les lumières. S'ils le
font, notre écrasement d'hier sera largement compensé
par les triomphes de demain.
(1) Ce livre a été écrit à différents
moments, différentes périodes et situations, conséquences
de la vie agitée de l'auteur. Ce qui explique que certains
chapitres soient écrits au passé, d'autres au présent.
Il aurait été possible d'unifier au passé.
Mais le présent donne une idée, une représentation
plus forte, plus nette, et l'auteur, qui a éprouvé
l'impression de revivre directement ce qu'il a décrit a cru
préférable, et même utile, de transmettre cette
impression aux lecteurs ; donc, de laisser en l'état les
descriptions qui suivent.
(1bis) Non seulement les frères Reclus, mais des hommes
comme James Guillaume, Jules Guesde, Benoît Malon, Ferdinand
Buisson, Victor Dave, Alfred Naquet faisaient partie de l'Alliance.
(2) Expulsé de France par Guizot en 1847, il y revint quand
se produisit la révolution de février 1848.
(3) Observons l'importance donnée dès le départ
à l'instruction, et que l'on retrouvera jusqu'en 1936-1939.
(4) Souligné par moi.
(5) L'emploi du mot Etat a ici le sens de nation, comme on le verra
par ce qui suit.
(6) Nous verrons plus loin que la formule du produit intégral
de son travail à l'ouvrier fera place, par l'introduction
du principe communiste, à une vision plus généreuse
des choses.
(7) Phrase nettement bakouninienne.
(8) Non seulement le prétexte de l'expulsion était
faux, mais Bakounine n'avait pas été prévenu
de ce qui se tramait. Il était absent, et une partie des
délégués qui votèrent dans le sens voulu
par Marx étaient munis de faux mandats.
(9) Il s'agit de la structure politique de l'Etat, pour construire
une autre structure comme on va le voir.
(10) Le fait s'est produit pendant la révolution ; certains
libertaires en étaient restés à la formule
de la commune libre, autarcique ; ils rectifièrent aisément.
(11) Notons ici que l'esprit prolétarien n'excluait pas
un critère donnant aux travailleurs intellectuels une place
dans le combat.
(12) L'ouvrier chapelier, Ricardo Mella, deviendra ingénieur
des mines.
(13) Observons que le mot socialiste était encore employé
par Kropotkine à cette époque.
(14) Vers cette époque, la rédaction de El Productor
discutait avec celle des Temps Nouveaux, continuation du Révolté,
sur l'utilité de l'activité au sein du mouvement ouvrier.
Les Temps Nouveaux la niaient.
(15) Mot employé pour anarchie.
(16) Deuxième concours socialiste, appelé "concours"
parce que des récompenses y furent données selon la
valeur des travaux.
(17) Journaliste de talent, issu de la petite bourgeoisie et rallié
au peuple, excellent orateur qui aurait pu faire carrière
parmi les privilégiés, et qui, jusqu'à sa mort,
fut un exemple de dévouement à la cause qu'il avait
embrassée. Quand je le connus en 1917, il avait déjà
été vingt-deux fois emprisonné.
(18) L'exil en France dans les périodes de répression
ou de chômage prolongé qui faisait aller gagner son
pain au-delà des Pyrénées, favorisa la prise
de contact avec les nombreux groupuscules où les longs cheveux,
les sandales et la cravate lavallière étaient les
distinctifs généralisés de l'individualité
supérieure de chacun.
(19) Malheureusement, sous l'influence de démagogues éloquents,
le congrès repoussa la constitution de fédérations
d'industries, si nécessaire. On ne la commença qu'en
1931, et ce retard se fit sentir pendant la révolution.
(20) Montjuich, fort de Barcelone où Ferrer fut fusillé
en 1909.
(21) Voir plus loin les réalisations d'Alcoy pendant la
révolution de 1936-1939.
(23) Le nom de cette localité a dû être mal
orthographié.
(24) Les luttes contre le fisc expliquent sans doute, en partie,
l'hostilité du peuple espagnol envers l'Etat.
(25) Le nom est plus français qu'espagnol. Peut-être
Narciso Poimireau était-il un lointain descendant de ces
paysans dont nous parle Taine et qui, ruinés par les exactions
du fisc de Louis XIV, durent, chassés par la misère,
émigrer en Espagne.
(26) Cet camps de concentration dont personne, ou presque, ne s'émut
à l'époque, étaient gardés par la garde
mobile et des tirailleurs sénégalais. Il y mourut
des centaines de réfugiés. Ric s'en évada et
prit part à la lutte contre les forces nazies, dans la région
du Rouergue et, dénoncé par les communistes (le cas
ne fut pas unique), fut arrêté et envoyé à
Dachau d'où il revint pesant 35 kilos. (27) Ambrosio Marcos
ne nous dit pas lesquels.
(28) Selon cette loi, la police, garde civile ou autre, avait le
droit de tirer sur tout détenu, qui essaierait de s'enfuir
pendant son transfert à la préfecture, en prison ou
en déportation. La garde civile, spécialiste de ces
faits, assassinait ainsi les militants sous prétexte qu'ils
avaient voulu s'enfuir.
(29) Cette affirmation est discutable, comme on va le voir par
ce qui suit. Mais les militants libertaires de base voulaient toujours
aller au-delà.
(30) Grève des mineurs, dramatique comme presque toujours.
(31) France, 550.000 km².
(32) Les terres "médiocres" en Espagne sont généralement
"mauvaises" en France.
(33) Il est courant, en Espagne, de donner à cette affirmation
un sens différent. Mais il nous semble que cette interprétation
géographique est la plus juste.
(34) Actuellement, le rendement moyen est, en Espagne, de 9 à
11 quintaux de blé. L'un dans l'autre il semble que l'augmentation
ait été de 1 quintal par hectare en trente ans.
(35) En 1936, calculée en pesetas, la valeur du rendement
d'un hectare d'oliviers était le tiers de celle d'un hectare
de blé.
(36) Le Miño, qui coule en Galice, puis fait frontière
avec le Portugal, est le second fleuve d'Espagne quant à
son débit. Mais comme il pleut déjà trop dans
la région où il se forme, son eau n'est pas utilisée.
(37) Cas du Miño.
(38) Keyserling écrivait qu'après le peuple russe,
le peuple espagnol était, de tous les peuples d'Europe, celui
qui possédait la plus grande réserve de force spirituelle.
(39) Toute la famille d'un nommé Seisdedos (nom qui lui
était donné parce qu'il avait six doigts à
une main) fut massacrée : quatorze (ou seize) personnes,
parce qu'il avait refusé de laisser saisir ses pauvres biens,
sur l'ordre du fisc.
(40) Le premier parlement avait voté une "ley de vagos",
ou "loi des fainéants", et fait établir
des camps de "vagos". Ceux que l'on internait ainsi étaient
des chômeurs, des travailleurs sans emploi plus ou moins protestataires.
Ce furent aussi des révolutionnaires qui dénonçaient
l'incapacité du régime. L'imagination créatrice
des gouvernants de gauche n'allait pas plus loin.
(41) Police spéciale organisée par la République,
et qui jusqu'alors s'était montrée particulièrement
féroce contre les anarchistes.
(42) En fait, les raisons profondes de l'attitude de Garcia Oliver
furent tout autres. Il les exposa dans des conversations privées
à des camarades. "Qu'aurais-je fait du pouvoir ? Je
n'étais préparé à rien de ce qu'il impliquait,
la situation était telle que je ne pouvais qu'échouer.
Et c'étai bien ainsi. Garcia Oliver, comme tout les tribuns
plus ou moins démagogiques de la F.A.I., était dans
la plus profonde ignorance des mesures à prendre pour diriger
la vie, la production, le ravitaillement d'une ville comme Barcelone.
Il en était de même pour Federica Montseny. Cela ne
les empêchait pas de devenir ministres de la République.
C'était moins difficile qu'organiser une Collectivité.
(43) Une situation semblable s'était créée
dans les Asturies et les parties d'Andalousie et d'Estrémadure
que les fascistes ne conquirent pas immédiatement. En Biscaye,
le gouvernement autonome avait la situation en main, entre autres
causes parce que le mouvement libertaire et la C.N.T n'y avaient
pas de force appréciable, ou tout du moins comparable.
(44) Teruel était d'abord restée dans une espèce
de "no man's land". Les autorités républicaines
de Valence envoyèrent, pour s'en saisir, une force de garde
civile qui se retourna contre nos forces, les massacra et livra
la ville aux fascistes.
(45) En Espagne, l'élevage du bétail est considéré
séparément de ce qu'on appelle l'agriculture.
(46) On retrouve ici, mis en application, presque toutes les mesures
et les modes d'organisation préconisés dans les programmes
que nous avons résumés au chapitre intitulé
l'Idéal. On ne pourrait dire pourtant que ce passage de la
théorie au fait fut délibéré.
(47) C'est ce qu'on appelait des tanks. Pauvres tanks, il est vrai,
et combien insuffisants, contre lesquels les balles ricocheraient
peur-être, non les obus, mais qui, en tout cas, réconfortaient
ceux qui partaient.
(48) Il n'y a pas de commune mesure entre l'importance numérique
des forces libertaires espagnoles de 1936 et celle des bolcheviques
en 1917. Ni quant aux aptitudes de ces forces sur le terrain de
la production, du travail, des activités créatrices
immédiates. Les bolcheviques étaient en tout de 200.000
à 250.000 pour 140 millions d'habitants. Et ils comptaient
beaucoup d'éléments d'alluvion.
(49) A l'autre bout de la chaîne se trouvait Trotski. Il
nous reprochait de ne pas balayer toutes les forces, les partis,
les formations de la bourgeoisie et du socialisme réformiste,
de ne pas prendre le pouvoir pour continuer la guerre comme les
bolcheviques l'avaient fait en Russie. Il fallait son parti pris
aveugle pour confondre deux situations absolument dissemblables.
Le moindre bon sens indique qu'il nous était absolument impossible
de mener à la fois la guerre contre Franco, et, à
l'arrière, de faire une seconde guerre contre les autres
secteurs antifranquistes qui ne se seraient pas laissé anéantir
si facilement. C'eut été une stupidité et un
crime. La guerre de mouvement qui favorisa les forces de l'Armée
rouge en Russie était inapplicable en Espagne où l'ennemi
s'empara bientôt des centres sidérurgiques et de fabrication
d'armes, et où l'on ne disposait pas des forces militaires
et de hauts officiers comme ceux venus du tsarisme, parmi lesquels
figuraient des spécialistes de la guerre comme le général
Brussilof, une des gloires de l'armée russe, et Toutkatchevski,
qui était sans doute le stratège n°1 de l'Armée
Rouge quand Staline le fit fusiller.
(50) Une réunion préparatoire, où la convocation
de ce congrès constitutif fut décidée, avait
eu lieu précédemment à Binéfar ; les
représentants des Collectivités déjà
constituées y étaient accourus en foule.
(51) Voir le chapitre intitulé Comptabilité collectiviste.
(52) Nous avons coupé ici les textes, un peu trop chargés
de répétitions inutiles.
(53) Du POUM, parti ouvrier d'unification marxiste, de tendance
trotskiste
(54) En 1937, on avait perdu 20.000 tués sans parvenir à
reprendre la petite ville de Huesca, qui comptait 18.000 habitants.
(55) Surnom populaire donné en Espagne aux Aragonais.
(56) Prononcer "Graouss".
(57) Comme dans la plupart des cas, on donnait le nom de coopérative
à ce qui était des magasins communaux.
(58) Celui qui s'en chargea était un jeune patron, bien
organisé.
(59) La limite fut ensuite portée à deux personnes.
(60) Observons que la collectivité paysanne n'est pas séparée,
mais fait bloc, toujours, avec "tous les métiers réunis".
(61) Il y eut, en Aragon, et dans d'autres régions, de nombreux
cas où les jeunes, garçons et filles, se séparaient
de leur famille restée individualiste, pour adhérer
à la Collectivité.
(62) Quoique le droit de sécession existe toujours. Mais
en fait, l'isolement est impossible.
(64) Voir au chapitre Matériaux pour une révolution
ce que le géographe Gonzalo de Reparaz dit des steppes du
bassin de l'Ebre.
(65) Le nombre de vaches n'était pas élevé
; dans la plus grande partie de l'Espagne, les pâturages manquent.
On comptait environ 3.600.000 bovins en 1936 contre 15.500.000 en
France.
(66) Déjà à cette époque, la Collectivité
de Fraga pratiquait le système des "pâturages
tournants", mis en application dans la vallée de l'Inn,
en Autriche, et qui était à peu près inconnu
en France. Ce système, qui consiste à diviser en parcelles
la surface utilisée pour le passage des bêtes, et à
utiliser ces parcelles alternativement, de façon que l'herbe
ait le temps de repousser quand les animaux reviennent où
ils ont commencé, était, naturellement, plus facile
à appliquer dans les étendues possédées
par la Collectivité.
(67) Fraga est situé à la limite de la Catalogne
et de l'Aragon, au centre d'une steppe presque désertique
qui prend au cur le voyageur qui la traverse à pied.
(68) Le bon, si bref, deux fois bon.
(69) Il s'agit de l'U.G.T. et de la C.N.T.
(70) Interprétons : les moins pénibles.
(71) Calculé en moût, à l'hectare, le rendement
moyen des vignobles était de 60% inférieur à
celui de la France.
(72) Dans l'ensemble de l'Espagne, les pâtres et les bergers
n'en mangeaient que quand une brebis avait été à
moitié dévorée par les loups, ou quand un mouton
était tombé dans un précipice et s'y était
tué ou gravement blessé.
(73) Malgré tout, la minceur des filons ne permet pas d'y
employer des haveuses semblables à celles de la Ruhr ou de
Pennsylvanie.
(74) Le gouvernement de la république payait les miliciens
dix pesetas par jour, équivalant d'un bon salaire moyen dans
les villes.
(75) Bientôt, tous ont été collectivisés
à 100%.
(76) Ce fut surtout Etienne Cabet.
(77) Hélas, la victoire franquiste prouva que ces prévisions
étaient trop optimistes.
(78) On alloue, à l'année, pour une famille composée
du père, de la mère, et de deux enfants de 6 et 14
ans, la valeur de 280 pesetas en vêtements. Cela représente
le double ou le triple de ce qu'auparavant dépensait normalement
une famille de paysans.
(79) Equivalant aux mas de Provence.
(80) Cinquante enfants, cela parait beaucoup. Mais, devant le retard
de l'organisation scolaire en Espagne, cela constituait un progrès.
L'important était d'alphabétiser, même au prix
d'efforts exceptionnels. L'auteur avait 52 élèves,
de 5 à 15 ans dans l'école "rationaliste"
où il dut s'improviser instituteur, à La Corogne.
Et il fit face à son travail jusqu'à ce que Primo
de Rivera décrétât la fermeture de ces établissements.
(81) L'habitude était, en Espagne, de sacrifier les vaches
pour la boucherie.
(82) La variété des caractéristiques géographiques
et des ressources en dépendant est cependant telle qu'en
1936, des régions d'une même province au sol fertile
comptaient 450 habitants au kilomètre carré dans la
zone méditerranéenne, et d'autres 18, 19 et 20 habitants
seulement à 25 ou 30 km de la côte.
(83) La population espagnole est beaucoup moins dispersée
que la population française, et le nombre des communes était,
même rapporté à la moindre importance numérique
de la population, de beaucoup inférieur.
Les chiffres correspondant au Levant n'en sont que plus éloquents.
(84) Ajoutons qu'un certain nombre de paysans socialistes, ou appartenant
à l'U.G.T., adhérèrent aux Collectivités.
L'autonomie de ces dernières n'en était que plus nécessaire.
(85) Le Ferecale (contraction de Federacion Regional de Campesinos
de Levante) fut constitué pour le transport et la commercialisation
des agrumes. Il était composé des sections suivantes
: éléments techniques ; magasins ; entrepôts
; moyens de transport terrestre ; marché national ; exportations
internationales ; comptabilité générale ; section
maritime de transport. Des délégations générales
avaient été constituées à Castellon,
Burriana, Gandia, Denia et Alicante. Il possédait sa flottille
de bateaux à moteur de 120 à 150 tonnes. Les commandes
arrivées de l'étranger étaient envoyées
aux centres d'emmagasinage régionaux dans lesquels se trouvait
la qualité des fruits (surtout des oranges) demandés.
La marchandise était expédiée de chaque centre
à la section d'embarquement correspondante ; et la section
de facturation transmettait alors l'enregistrement à la section
Comptabilité. D'autre part, les sections de contrôle
établies dans les ports transmettaient téléphoniquement
les entrées et les sorties au Centre de Ferecale, établi
à Valence ; et les dépôts d'où était
prélevée la marchandise agissaient de même.
(86) Sans doute aussi existait-il des dépôts de matières
premières répartis dans les cinq provinces, car il
va de soi que tout n'était pas concentré à
Valence.
(87) On aurait pu élargir le marché national en augmentant
la consommation du peuple d'autres régions d'Espagne (Castille,
Estrémadure, Galice, partie de Andalousie), et des ouvriers
de bien des villes de l'intérieur. Mais outre le coût
des moyens de transport dans ce pays excessivement montagneux, le
régime traditionnel ne s'en était jamais occupé.
(88) Il n'y avait pas encore eu d'afflux de réfugiés
venus de Castille.
(89) Ce secrétaire, un tout jeune homme, me surprit par
ses connaissances des problèmes de l'agriculture espagnole.
Et pourtant, il était inconnu, même dans notre mouvement.
(90) Cette mesure fut prise pour les membres de la Collectivité
non propriétaires de leur logement. C'étaient, comme
on peut le voir, les moins nombreux. Il convient aussi de remarquer
que les collectivistes habitaient chez eux, individuellement. Rien
à voir donc avec les conceptions d'Etienne Cabet et d'autres
réformateurs, dont les essais, en Amérique du Nord,
échouèrent au siècle dernier, en grande partie
par une communisation excessive et de tous les moments, qui étouffait
la personnalité. Cette séparation fut pratiquée
dans toutes les Collectivités espagnoles.
(91) Cette différence de moyens d'existence, que nous retrouvons
ailleurs, mais pas toujours, choquera, avec raison. Il ne faut pas
oublier que l'Espagne a conservé des séquelles de
la permanence arabe, qui a duré huit siècles puis
de l'Eglise catholique la plus arriérée qui fut. Telle
est la première explication. Puis, dans la pratique, il est
exceptionnel qu'une femme vive seule ; généralement,
la célibataire, ou la veuve vit avec sa famille - les traditions
familiales sont plus respectées en Espagne qu'en France.
Le problème de la femme seule ne se pose donc pas comme les
coutumes françaises peuvent le faire supposer. Ajoutons qu'autour
de la table de famille, chacun, et naturellement chacune mange à
sa faim. Il n'y avait de différence que dans les familles
les plus pauvres où, souvent, si par exemple les ressources
ne permettaient d'acheter qu'un seul oeuf, celui-ci était
réservé au chef de famille, non tant parce que chef
que parce que étant le seul à travailler, il lui fallait
se nourrir suffisamment pour réparer ses forces et maintenir
sa maisonnée.
(92) Cette initiative fut bientôt menée à bien.
Quand l'eau jaillit et s'écoula pour la première fois
vers les orangeraies, on craignit l'inondation. Il fallut dépêcher
un jeune coureur à toute vitesse pour demander d'arrêter
ce flot tumultueux et merveilleux.
(93) Cette partie de la lettre nous rappelle qu'il existait toujours
un monde capitaliste, et que les Collectivités se développaient
en concurrence avec lui.
(94) On voit ici la différence de rendement entre les terres
sèches et les terres irriguées.
(95) Il n'est plus ici, question de moutons. Etait-ce oubli ?
(96) Leader et militante stalinienne enragée.
(97) Notre mouvement était depuis longtemps solidement implanté
à Sueca, où son histoire fut parfois dramatique.
(98) Bien que cet écrasement ait eu lieu au temps de Charles
Quint, il ne fut pas l'uvre de ce dernier. Quoi qu'il en coûte
à certains Espagnols de le reconnaître, ce fut l'aristocratie
espagnole uniquement qui anéantit le soulèvement démocratique
; les répercussions en eurent une extrême importance
pour l'histoire sociale de l'Espagne.
(99) Cet Ateneo d'esprit libertaire faisait en quelque sorte pendant,
toutes proportions gardées, avec l'Ateneo fondé sous
la monarchie par les intellectuels libéraux de Madrid, et
dont les campagnes et les positions politiques exerçaient
une influence certaine sur la vie publique de l'Espagne. A plusieurs
reprises, des militants libertaires, dont Orobon Fernandez, jeune
de grande valeur qui mourut tuberculeux, furent invités à
y parler.
(100) Naturellement, la liste n'est pas exhaustive.
(101) Madrid ne faisait donc que suivre la tradition libertaire.
(102) Ciudad Real (Ville Royale) s'appela à l'époque
Ciudad libre (Ville libre).
(103) De nombreux militants de Madrid, qui avaient participé
efficacement à la propagande dans les campagnes, contribuèrent
à l'organisation des collectivités.
(104) Rappelons-nous que les femmes ne travaillaient qu'épisodiquement,
"pour rentrer la luzerne et démarier les betteraves",
comme disaient dans leur rapport les Collectivistes d'Albalate de
Cinca.
(105) Il s'est produit ici le contraire de ce qui s'est produit
dans le Levant. Ce sont les militants de la ville qui sont allés
porter la bonne parole à la campagne.
(106) Les grandes fermes andalouses appelées "cortijos"
employaient à demeure un personnel nombreux, et constituaient
souvent des unités économiques (voir le chapitre intitulé
L'Idéal).
(107) On appréciera mieux l'importance de cette somme quand
on saura qu'un quintal de blé valait alors 58 peset as.
(108) Ce que nous savons de la Révolution russe et de la
presse qui se publia dès les premières années
de la domination bolchevique, nous autorise à dire que l'on
n'y trouvait pas de tels conseils, reflétant un tel esprit
constructif.
(109) Voici un exemple probant : à Barcelone, et généralement
en Catalogne, il ne fut pas possible de socialiser et d'amalgamer
production et distribution. Et le repas qui coûtait 12 pesetas
dans un restaurant de Barcelone, coûtait 3 pesetas dans un
restaurant socialisé de Madrid.
(110) Dans son livre Historia del Anarco-sindicalismo espagnol,
paru à Madrid, en 1968, l'écrivain Juan Gomez Casas
écrivait : "Les Collectivités organisées
par la Fédération régionale du Centre de l'Espagne,
dans les Possessions du comte de Romanonès à Miralcampo,
et Azuqueca, province de Guadalajara, méritent spécialement
d'être citées. Les paysans transformèrent toute
la physionomie de ces contrées, ils dévièrent
le cours d'une rivière pour irriguer les terres, augmentèrent
énormément les surfaces cultivées, construisirent
des fermes, un moulin, des écoles et des réfectoires
collectifs, des maisons pour les collectivistes, et augmentèrent
énormément la production." Ajoutons que quand
il retourna dans ses terres, après la fin de la guerre civile,
le comte de Romanonès, beau joueur, émerveillé
de ce qu'il voyait, intervint pour faire libérer le principal
organisateur de cette oeuvre constructive, que les fascistes tenaient
en prison, et auraient certainement fusillé.
(111) Sur 18.000 habitants, la C.N.T. comptait normalement 3.000
adhérents, au commencement de la socialisation, et comme
conséquence des persécutions récentes, elle
en comptait 2.000. Quelques mois plus tard, elle en comptera 6.000.
(112) Et aussi celui du front.
(113)L'anarchisme individualiste ne fit jamais souche.
(114)L'Espagne était alors un des pays d'Europe qui possédait
le plus de métal jaune : on calculait qu'il existait environ
trois milliards de pesetas or à la Banque d'Etat.
(115)Le fait qu'un homme soit allé chercher ces articles,
et que d'autres l'aient fait par la suite semble indiquer une révolution
instantanée dans les murs. Quel Espagnol serait allé,
auparavant, faire les courses chez l'épicier et acheter une
robe de fillette ?
(116)Mesure de 0,835 m.
(117)Le savon fut, comme on peut le voir, un des articles les plus
demandés. Cette fringale de propreté en dit long.
(118)Cela fut, et est encore la pratique des kibboutzim israéliens
qui, du reste, ne sont pas, sur beaucoup de points, comparables
aux Collectivités espagnoles, car on y trouve des normes
et une organisation presque conventuelle, qui rappellent les communautés
préconisées par nombre de réformateurs du siècle
passé, et où la liberté individuelle est par
trop ignorée.
(119)A la même époque, le Comité de Caspe avait
envoyé une circulaire à tous les villages et les Collectivités
afin de procéder à une enquête générale
sur le nombre d'arbres fruitiers (poiriers, pommiers, noyers, oliviers,
vignes, amandiers, etc.), sur le nombre de têtes de bétail
(ânes, mulets, chevaux, ovins, bovins, porcins, caprins),
et sur l'importance de la main-d'uvre et la surface des terres utilisables,
irriguées ou sèches. On préparait ainsi l'organisation
d'ensemble à l'échelle de la région entière.
(120) Nous respectons le style, et, parfois, les gaucheries.
(121) Texte intégral.
(122) L'auteur très tôt emprisonné en France,
n'a pu aller aussi loin qu'il aurait voulu dans ses recherches.
(123) Naturellement, les chiffres ont beaucoup changé depuis.
Selon le dernier recensement qui remonte à 1960, la population
agricole active représentait 39,70 % ; la population industrielle
33 % ; le secteur dénommé "service", 28
%. Le poste sidérurgique et grande métallurgie comptait,
en 1961, 230.000 personnes, la "petite métallurgie",
386.000, le bâtiment, 603.000, l'industrie textile, 335.000.
Mais ici aussi, il faut, pour faire des comparaisons, tenir compte
de l'augmentation de la population passée de 24.000.000 d'habitants
en 1936 à 30.500.000 à la période de recensement
(et à 33.000.000 en 1970).
(124) Mais quels révolutionnaires voulant jeter bas la société
actuelle et proclamant la nécessité d'en construire
une nouvelle se sont jamais préoccupé de ces problèmes
? Marx, lui-même se moquait des "recettes" pour
les marmites de la société future. Assez curieusement
il n'y a eu que l'école anarchiste, ou libertaire, qui a
produit des anticipations plus ou moins sérieuses, selon
les cas. Et la préoccupation de l'uvre constructive à
réaliser a été certainement un des facteurs
qui a préparé les militants constructeurs dont nous
divisons l'uvre.
(125) Solidarité implique interdépendance, ou n'est
qu'un mot. Voici un exemple montrant toute la différence
qui existait à ce sujet entre les vieux militants syndicalistes
révolutionnaires français et leurs camarades espagnols.
En une espèce de table ronde où l'auteur expliquait
à des délégués métallurgistes
du Creusot que le salaire des métallurgistes était,
à Barcelone, le même pour tous les métiers,
un de ces délégués déclara qu'il ne
pouvait accepter qu'un forgeron se prononce sur son salaire à
lui, mécanicien ajusteur. Je lui expliquai que nous dépassions
la morale corporatiste ; et que pour nous c'est le droit humain,
égal pour tous, qui primait. Le camarade ne fut pas entièrement
convaincu.
(126) Dans son livre déjà cité (El proletariado
Militante) Anselmo Lorenzo montrait que déjà au temps
de la Première Internationale cette absence de militants
techniquement préparés constituait un handicap important.
(127) Celle-ci fut certainement gênée parce que, au
nom des nécessités de la guerre, Indaleciuo Prieto
socialiste de droite, intervint dans l'organisation des industries
métallurgiques, et, d'accord avec les communistes placés
aux points névralgiques, empêcha un approfondissement
de la socialisation syndicale.
Voir le chapitre La contre-révolution interne.
(128) Un autre Manifeste dénonçant la déviation
des Collectivités et déclarant qu'elles étaient
l'opposé du communisme libertaire fut lancé à
la même époque par la F.A.I. L'auteur de ces lignes
avait été chargé de le rédiger.
(129) Nom officiel du gouvernement catalan.
(130) Il s'agit de dettes, réelles ou supprimées,
dont le paiement était réclamées par nombre
d'entrepreneurs.
(131) Le décret reconnaissant, et canalisant les collectivités,
ne fut publié par le gouvernement catalan que le 24 octobre
1936, trois mois après le début des évènements
et devant la mainmise croissante exercée par les travailleurs.
(132) A Valence, les choses se passèrent de même pour
l'industrie du bois. Dans la métallurgie, on n'alla pas plus
loin qu'à Barcelone pour les raisons auparavant exposées.
(133) N'oublions pas que nous sommes encore loin de la socialisation
intégrale dans l'ensemble du pays. Les pratiques commerciales
subsistent, et bien des aspects du capitalisme qu'il n'était
pas en notre pouvoir de faire disparaître complètement.
(134) Ou "Mutua Levantina", créée par des
libertaires, et dont il sera question au chapitre La socialisation
de la médecine.
(135) Les 3.000 appartenant à l'UGT acceptèrent,
même à regret, les décisions majoritaires.
(136) Avant 1936, la production d'électricité s'élevait,
depuis plusieurs années et pour toute l'Espagne, à
environ 3.000 millions de kWh, presque toute d'origine hydraulique.
On construisit par la suite de nombreux barrages, mais on s'aperçut
un peu tard qu'ils se remplissaient difficilement à plus
du tiers de leur capacité. Il fallut alors intensifier la
production thermique.
(137) Etant donné la dispersion du personnel dans les unités
de production à travers la Catalogne, le problème
se pose de la façon dont les assemblées générales
nomment ces délégués. Nous reconnaissons qu'il
y a là une lacune dans les renseignements que nous avons
recueillis.
(138) Montagne s'élevant à 580 m, qui avec ses contreforts
couverts de pinèdes, domine Barcelone.
(139) Sanchez était sorti de prison, avec des milliers d'autres
camarades, grâce à l'amnistie accordée après
les élections de février 1936.
(140) Les couleurs rouge et noire étaient celles de la C.N.T.
et de la F.A.I.
(141) Colline de Barcelone, dominée par un fort, où
Francisco Ferrer fut fusillé en 1909.
(142) Les premières augmentations n'eurent lieu que vingt
mois après le début de la révolution. Elles
furent rendues inévitables par la hausse des prix des matériaux
et du coût de la vie, qui entraînait la hausse des salaires.
(143) Il faut ajouter les impôts, que payaient aussi les
autres entreprises socialisées. Le gouvernement central de
Valence demanda 3 % sur les recettes brutes ; mais le gouvernement
catalan, résidant à Barcelone, exigea ce qu'il obtenait
auparavant de la compagnie capitaliste étrangère :
rien de moins que quatorze impôts différents, qui faisaient
au total 4 millions de pesetas. Le Syndicat demanda une entrevue,
et après une discussion serrée obtint un accord pour
un versement forfaitaire de 1.500.000 pesetas.
(144) La discipline du travail pour laquelle l'ordre social nouveau
se montrait généralement plus strict parce qu'on voulait
ne pas échouer, mais prouver une supériorité
de capacité administrative et de rendement, apparaît
aussi, au Syndicat des tramways, dont les décisions étaient
toujours prises dans les assemblées générales,
dans les cas d'ivresse, très rares et qui répugnent
si profondément à l'Espagnol. La mesure prise consista
en la suspension du travail et en la remise de la paye à
l'épouse, pendant plusieurs semaines, ce qui donnait à
cette dernière l'occasion d'exercer ses droits à l'administration
du foyer.
(145) En URSS, l'éventail allait et va de 1 à 18.
(Sachant que ce livre a probablement été achevé
au tout début des années 1970 - NdE).
(146) Pour ces raisons, l'Etat espagnol assurait le paiement d'un
intérêt fixe aux capitaux étrangers investis
dans les chemins de fer espagnols.
(147) Dans les deux ou trois mois de la guerre, les républicains
furent maîtres de la mer grâce à la supériorité
du croiseur Jaime 1, qui était en leurs mains. Cela leur
permit de continuer la navigation de cabotage, et n'oublions pas
que le plus grand nombre de villes importantes se trouvaient sur
les côtes de la péninsule ibérique. Mais quand
les franquistes renversèrent la situation, grâce au
croiseur Canarias, le cabotage s'en ressentit et le ravitaillement
en charbon pour la région méditerranéenne finit
par cesser.
(148) Observons que la coordination des activités des deux
réseaux au moyen d'un comité de liaison résidant
à Barcelone était permanente.
(149) Mort récemment en exil, au Mexique.
(150) En 1970, cette Société continue d'exister malgré
le franquisme, comme continue d'exister la Verrerie coopérative
de Mataro, en Catalogne, verrerie fondée bien avant 1936,
et dont l'animateur fut Juan Peyro, ministre de l'industrie dans
le gouvernement de Valence, que Hitler livra à Franco (il
s'était réfugié en France) et que ce dernier
fit fusiller devant son refus de prendre la tête des syndicats
phalangistes.
Il est du reste remarquable qu'à plusieurs reprises l'offre
fut faite à nos camarades emprisonnés d'être
mis en liberté s'ils acceptaient de prendre la tête
du syndicalisme "vertical" fasciste. Naturellement elle
fut repoussée et nos camarades restèrent dans les
bagnes ou les prisons.
(151) Signalons en outre que de nombreuses conférences avaient,
pendant des années, été données par
des médecins sympathisants dans les Centros Obreros (Centres
ouvriers) équivalant aux bourses du travail françaises,
à l'architecture moins imposante, mais à l'esprit
plus militant.
(152) Des organismes semblables surgirent certainement à
la même époque dans d'autres villes d'Espagne : les
chiffres du Congrès de Valence permettent de le supposer.
Mais l'auteur ne put mener son enquête plus à fond.
(153) En plus du nombre d'adhérents directs, il faut compter
le concours apporté par nombre de médecins, infirmiers,
etc., qui ne crurent pas utile d'adhérer au Syndicat.
(154) Ces différences n'étaient pas particulières
à l'Espagne, mais elles y étaient plus prononcées
que dans d'autres pays, et poussaient davantage à changer
l'état de choses existant.
(155) Ces quatre villes étaient les capitales des quatre
provinces catalanes.
(156) Elément de comparaison : toujours à Barcelone,
au moment considéré (juillet 1937), un bon ouvrier
gagnait, en moyenne, de 350 à 400 pesetas par mois pour huit
heures de travail par jour.
(157) On retrouve ici ce qui est peut-être plus une tendance
humaine et une éthique qu'un principe rationnel d'organisation,
de la coordination et de l'harmonisation continuelle des efforts.
(158) Que des libertaires aient pensé à une telle
solution qui implique la reconnaissance de l'existence de l'Etat
(mais reconnaître l'existence d'un fait n'entraîne pas
son approbation) peut surprendre et faire se récrier les
théoriciens ignorant les faits pratiques. Mais d'abord le
Syndicat et tous les Syndicats ne possédaient pas les fonds
accumulés par les services d'Etat grâce à une
législation spéciale, et qui devaient représenter
des sommes énormes. Ensuite, comme nous l'avons maintes fois
répété, nous étions dans une situation
mixte, et terriblement complexe, où l'Etat, le gouvernement,
les partis politiques, des restes du capital privé, de la
propriété individuelle et du commerce privé
subsistaient, où l'économie, même socialisée,
payait des impôts, etc. Dans cette situation, de nombreuses
activités échappaient à notre contrôle.
(159) Nous n'avons pas sous la main les statistiques des voix obtenues
par les droites, réactionnaires et fascistes ou semi-fascistes
aux élections de février 1936, dans les provinces
qui composaient l'Espagne "républicaine" dans la
période 1936-1939, mais il est évident qu'il y en
eut un nombre assez important.
D'autre part, les antifranquistes vivant dans les provinces occupées
par Franco étaient réduits à l'impuissance.
Si l'on admet qu'au bout de la première année Franco
dominait la moitié de la population espagnole, l'avantage
numérique était déjà de son côté,
contrairement à ce qu'affirmait une démagogie d'autant
plus stupide que ses auteurs y croyaient.
(160) En voici une, que nous relatons sans plaisir, mais qui en
dit long sur la corruption morale qu'entraîne l'exercice du
pouvoir. Deux infirmières libertaires avaient organisé,
au prix d'efforts inouïs et d'ingéniosité, un
hôpital de campagne dans la petite ville andalouse de Ronda,
province de Malaga. Comme il leur manquait des ressources financières
pour se procurer certain matériel, elles décidèrent
d'aller à Valence, voir le ministre de la santé, qui
appartenait au même mouvement qu'elles. Elles se présentèrent
à son domicile, mais n'y trouvèrent que le chauffeur
qui les prit dans la voiture du ministre et les conduisit au cabinet
de ce dernier. La seule réaction du ministre fut d'invectiver
le chauffeur qui avait amené ces deux femmes dans son automobile
et sans sa permission. Alors nos deux Andalouses se déchaînèrent,
et le ministre en entendit pour son grade.
Mais les deux Andalouses revinrent les mains vides.
(161) Et signées respectivement par José Ibuzquiza
(le Basque dont il a été question), Candido Peña
et F.
Tadeo Campuzano.
(162) Nous n'étions pas encore à la fin de la guerre.
(163) Les gouvernement républicains se livrèrent
à une démagogie qui trompa complètement les
masses, et ne contribua pas peu à la défaite finale.
(164) Fusillé par les fascistes.
(165) Rappelons que la Catalogne, essentiellement industrielle,
et même une bonne partie du Levant ne produisaient ni le blé,
ni la viande, ni les légumes secs qu'ils consommaient. Cela
pèsera bientôt sur la situation.
(166) Un des moyens employés consiste à ne plus les
ravitailler, et à réserver les marchandises qu'on
pouvait se procurer aux magasins communaux.
(167) Voir à la fin de ce chapitre, le tract distribué
à ce sujet.
(168) Observons que dans ce cas la Collectivité professionnelle
n'était pas indépendante du Syndicat. Elle en était
même une émanation.
(169) Nous devons reconnaître, honnêtement, que le
gouvernement de la Généralité aida parfois,
par l'apport de moyens financiers, à des entreprises utiles
; et tout en regrettant que trop souvent il ait distribué
de l'argent sans discernement, rendant souvent possible, comme en
le verra plus loin, une stagnation qui fut hautement préjudicielle.
(170) On peut logiquement supposer que les rapports si souvent
cordiaux qui depuis longtemps avaient été établis
entre libertaires et républicains facilitèrent une
compréhension mutuelle.
(171) Voir plus loin, Libertaires et républicains.
(172) Par exemple, les ateliers garages situés sur la route
allant de Barcelone à Valence travaillaient plus que les
autres, disséminés dans la ville.
(173) Pour aider à cette entreprise générale,
et à cette collaboration entre Syndicats et municipalité,
cette dernière exonéra le Syndicat du Bâtiment
d'impôts pendant trois mois.
(174) Voir les chapitres Fraga et Castellon de la Plana.
(175) En termes actuels (1971), nous pourrions parler d'autogestion.
(176) Largo Caballero avait été conseiller du dictateur
Primo de Rivera ; il se retira quand celui-ci était à
son déclin, ainsi que la monarchie. Ministre du travail de
la République et leader professionnel de l'U.G.T., il fut
un adversaire systématique de la C.N.T. dont il se rapprocha
par la suite selon les besoins de sa politique.
(177) Largo Caballero, devenu chef du gouvernement, répondait
à une délégation qui avait été
lui demander des armes pour défendre Malaga : "Pour
Malaga, pas une cartouche, pas un fusil !" Et c'est qu'au Comité
de Défense de cette ville, ainsi que l'auteur l'a constaté
sur place, les caballeristes étaient en minorité.
(178) Certains pourront objecter que le Pacte de non-intervention,
signé par Léon Blum, empêchait de se procurer
des moyens de fabrication d'armements. En réalité,
on a beaucoup exagéré sur cette question. Les frontières
terrestres France-Espagne sent restées au moins entrouvertes
pour la livraison d'armes, de munitions, d'outillage, et même
d'avions. Obligé par les circonstances, Blum parut contribuer
au blocus de l'Espagne, mais en réalité il fit livrer
tout ce qu'il put, et nombreux furent les camions qui passèrent
à Puigcerda, à Bourg-Madame, ou à La Jonquière,
transportant des changements utiles à la lutte antifranquiste.
(179) Dans cette région, les communistes organisèrent
un Conseil Levantin Uni d'Exportation d'Agrumes (le C.L.U.E.A.)
pour concurrencer, et si possible ruiner le FERECALE, créé
par la Fédération des Collectivités du Levant.
(180) Dans l'actualité même (1969), il affirme et
fait croire à ceux qui, venus récemment à lui,
ignorent comment les choses se sont passés, que c'est grâce
au décret d'Uribe que les Collectivités furent organisées.
(181) Et non remboursés si le bateau les transportant avait
été coulé en Méditerranée.
(182) C'est à cette occasion que se constitua l'U.H.P. (Union
Hermanos Proletarios), Union des Frères Prolétariens.
(183) Tel est le cas de la révolution russe, qui put ne
pas être écrasée grâce à l'immensité
spatiale du pays, elle-même cause de la défaite de
Napoléon. Quant à la révolution cubaine, si
ses chantres, au lieu de se laisser tromper par la magie des mots,
y regardaient de plus près, ils verraient qu'elle a fondé
une nouvelle forme de totalitarisme par l'implantation d'un régime
qui n'a de socialiste que le nom et qui l'a déviée
du chemin prometteur - nous ne disons pas de socialisme intégral
- qu'elle avait pris au lendemain de la chute de Batista.
(184) Proudhon aussi repoussait la révolution armée
et écrivait à Marx : "Nos prolétaires
ont si grande soif de science qu'on serait mal accueilli d'eux si
on n'avait à leur présenter à boire que du
sang."
(185) Leur réforme agraire équivalait à donner
quelques grains de millet à un aigle affamé.
(186) Rappelons-nous les 900 nouveaux modèles de chaussures
à Elda, les nouveaux modèles de funiculaires à
Barcelone, les nouvelles lignes de transport, etc.
(187) Il avait déjà tenu de semblables propos en
1920.
(188) La fraction du parti appelée "Opposition ouvrière",
dont Alexandra Kollontaï et Chlapnikof étaient les leaders
réclama en vain la participation des syndicats ouvriers à
la construction de l'économie. Elle fut persécutée.
(189) Lors de notre séjour à Moscou, en 1921, Kamenev
déclarait dans une réunion du Comité panrusse
des chemins de fer : "Il y avait, sous le tsarisme, 250.000
employés d'Etat pour toute la Russie. Il y en a maintenant
240.000 rien qu'à Moscou." (190) Ce mécontentement
venait du fait que, lors des élections pour l'Assemblée
constituante (en janvier 1918), le parti communiste n'avait obtenu
que 25 % des voix, soit 10 millions ; et les socialistes révolutionnaires,
50%, soit 20 millions ; ce que voyant, les bolcheviques fermèrent
l'Assemblée et commencèrent à poursuivre tous
ceux qui n'acceptaient pas leur dictature.
(191) Le gouvernement catalan paya les salaires, les Syndicats
n'ayant pas d'argent. Il en résulta le marasme dans l'industrie
du bâtiment.
(192) Rappelons-nous que nous avions 30.000 camarades emprisonnés
au début de 1936.
(193) Chiffres donnés par Lénine, sans vérification
possible.
(194) Marx se moquait spirituellement des "recettes pour les
marmites de la société future" et ses disciples
internationaux lui emboîtèrent naturellement le pas.
Carnets de consommation familiale
Note pour l'édition Internet : Dans le livre original (Editions
du Monde Libertaire, 1983) figure en outre la couverture d'un carnet
de "Segorbe (Province de Castellon de la Plana, Levant)".
Ce qu'on peut en voir se résume à un rectangle sombre.
Nous n'avons pas jugé utile de le reproduire ici.
Granollers (Province de Barcelone, Catalogne) Ontiñena (Province
de Huesca, Aragon)
Organisation et contrôle de la répartition
Monnaies locales, bons et tickets de contrôle, systèmes
de points.
(certaines images peuvent être agrandies en cliquant dessus)
Structure générale de la Fédération
Régionale Agraire du Levant (cliquez sur la partie que vous
désirez agrandir)
Carte de l'Espagne antifasciste en juillet 1937 Socialisation agraire
et industrielle
Aragon : 400 collectivités agraires.
Levant : 900 collectivités agraires.
Castille : 300 collectivités agraires.
Estrémadure : 30 collectivités agraires.
Catalogne : 40 collectivités agraires.
Andalousie : Chiffres inconnus.
Catalogne : L'ensemble de l'industrie et des moyens de transport.
Levant : 70% de l'industrie.
Castille : Une partie de l'industrie.
Schéma de l'organisation du réseau catalan de la
compagnie Madrid-Saragosse-Alicante
Et projet d'organisation de tous les chemins de fer de la Catalogne
CNT : 12 000 ouvriers
UGT : 4 000 à 5 000 ouvriers Municipalite de Granollers
- Commission de ravitaillement
Tableau de distribution des produits alimentaires (selon le nombre
de personnes au foyer)
On lit (en catalan) :
• en tête : "Ajuntament de Granollers - Conselleria
de Proveïments Gràfic de la distribució de queviures
per a la Carta Familiar"
• juste au-dessus du tableau, à droite (orthographe
incertaine) : "Gràfiques unificades, Granollers"
• au-dessous du tableau : "ADVERTIMENTS : La racció
de Pa, els dissabtes, és doble i també és doble
la racció de Gallina o Conill, els dijous i els dissabtes.
El porc, la Carn i les Patates, el Dijous, mitja racció.
El mateix Dijous queda suprimida la racció de Bacallà.
El Carbó, 2 vegades 10 quilos, del 1 al 9 ; 3 vegades, del
10 al 17, i 4 vegades del 23 al 28."
Réseau du service sanitaire catalan Discipline du travail
Affiche placardée dans les ateliers métallurgiques
de Castellon de la Plana.
(traduction dans le chapitre Castellon de la Plana et ci-dessous)
A LOS COMPAÑEROS Y DELEGADOS DE TALLER
Compañeros : Este Consejo Administrativo en nombre del Sindicato
por intermedio de su Directiva y en el suyo propre, con el fin de
encauzar la buena marcha del trabajo en los talleres del mismo,
ha acordado manifestaros para que lo cumply lo tengáis siempre
presente, lo siguiente :
1.° Que de acuerdo con el Reglamento, de vosotros y del Comité,
se nombran los Delegados de Taller.
2.° Estos Delegados, ateniéndose al arficulo 5.°
del Reglamento, se responsabilizan de los asuntos técnicos
y administrativos de su taller.
3.° Por acuerdo tomado en Asamblea general celebrada el dia
30 de Diciembre de 1936, se les dió un voto de confianza
a estos Delegados, para que en los casos de indisciplina o incumplimiento
de sus deberes por parte de los compañeros que componen la
plantilla de su taller, pudiesen imponer las correcciones que de
momento conceptuasen indispensables, con el fin de hacerse respetar
y normalizar la buena marcha del trabajo en los talleres del Sindicato.
4.° Estos Delegados no podrán aplicar ninguna sanción
grave a los compañeros del taller, como es la del despido,
sin antes estar de acuerdo con el Comité y la Directiva del
Sindicato.
5.° El compañero que tuviese alguna queja de algún
Delegado, tanto por asuntos sindicales como del trabajo, para no
desmoralizar la marcha del talles deberá abstenerse de manifestar
estas quejas directamente al Delegado interesado, viniendo obligado
a exponer las mismas a los compañeros del Consejo Administrativo,
y éstos resolverán en consecuencia.
6.° Todos los asuntos normales relacionados con los de trabajo
o sindicales que tengan que solventar los compañeros de los
talleres deberán efectuarlos por intermedio de sus respectivos
Delegados.
Lo que ponemos en conocimiento de todos los Delegados y compañeros
para que surta los efectos consiguientes.
Castellón a 1 de enero de 1937.
EL COMITÉ
Traduction
"AUX CAMARADES ET DELEGUES D'ATELIER
"Camarades
"1. Les délégués d'atelier sont nommés
en accord avec le règlement fait par vous et par le Comité.
"2. D'après l'article 5 de notre règlement,
ces délégués sont responsables des questions
techniques et administratives de l'atelier.
"3. D'accord avec l'assemblée générale
du 30 décembre 1936, il est fait confiance aux délégués
pour que, en cas de manquement à la discipline du travail
et du non-accomplissement de leurs devoirs par les camarades qui
composent le personnel de l'atelier, les mesures disciplinaires
considérées nécessaires soient prises afin
d'assurer la bonne marche et un développement satisfaisant
du travail dans les ateliers du Syndicat.
"4. Ces délégués ne pourront appliquer
de sanctions importantes, comme le renvoi de camarades d'un atelier,
sans accord du Comité et de la Commission directive du Syndicat.
"5. Tout camarade ayant à se plaindre du délégué
tant pour des questions syndicales que pour celles concernant le
travail devra, pour ne pas provoquer de désordres, s'abstenir
de critiquer directement et personnellement ; il s'adressera aux
camarades du Conseil d'administration qui prendront les décisions
nécessaires.
"6. Toutes les affaires courantes se rapportant au travail
ou de caractère syndical qui se poseront aux camarades des
ateliers devront être traitées par l'intermédiaire
des délégués respectifs.
"Ce que nous communiquons aux délégués
pour qu'il en soit tenu compte.
"Castellon, le ler janvier 1937.
LE COMITE"
Schéma de l'organisation de l'industrie textile d'Alcoy
Total : 6.431 ouvriers et ouvrières, 736 employés,
directeurs, contremaîtres et techniciens
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