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Origine http://www.ai.univ-paris8.fr/corpus/lapassade/lapheno1.htm
CHAPITRE 1 - LA PHENOMENOLOGIE SOCIALE
C'est, essentiellement, par l'intermédiaire de l'ethnométhodologie
qu'on en est venu à considérer l' oeuvre de Schutz
vers la fin des années 60, -et donc après sa mort,
survenue en 1959- comme constitutive des sciences sociales. Il avait
pourtant produit dès 1932, à Vienne, où il
était avocat d'affaires, un ouvrage passé presqu'inaperçu,
et vite oublié, écrit à partir d'une lecture
critique de Weber, effectuée essentiellement à la
lumière de Husserl et de Bergson.
Schütz communiqua cet ouvrage à Husserl qui lui proposa
de devenir son assistant. Mais Schütz déclina cette
offre. On était à la veille de la montée au
pouvoir, en Allemagne, des nazis. Au moment de leur prise de pouvoir
en Autriche, Schütz allait partir pour toujours: il passa d'abord
un an à Paris, puis se fixa définitivement à
New York où il devait s'engager dans une nouvelle carrière.
Il avait alors 40 ans. Ses relations amicales, mais surtout épistolaires,
avec Husserl, ont donné naissance à la légende
selon laquelle il aurait été son élève.
Or non seulement il n'en est rien, mais on a pu montrer récemment
que le point de départ de sa réflexion n'était
pas la phénoménologie husserlienne; c'était
avant tout le droit et la science économique tels qu'on les
enseignait à Vienne lorsqu'il y était étudiant.
L'oeuvre de Schutz occupe une place incontournable, et qu'on ne
peut plus ignorer, dans la sociologie contemporaine. Elle a été
à l'origine d'un nouveau paradigme en sociologie. Elle conduit
à généraliser la notion même de "sociologie"
et "d'enquête", non pas pour poser l'équivalence
entre toutes les sociologies, "profanes" et professionnelles,
mais pour établir leur connexion de fait et montrer dans
le "sens commun" un mode de penser qui a sa cohérence
interne. Voila le noyau central de la pensée de Schutz. L'objet
principal de la recherche -qui va constituer également le
premier programme de l'ethnométhodologie-, c'est l'étude
des méthodes par lesquelles les membres d' unr société,
y compris les sociologues professionnels, "construisent"
le sens du monde social avec ses propriétés "factuelles".
La factualité du monde, c'est le résultat d'une attitude
qui pose ce monde comme indépendant de la perception. C'est
ce "préjugé du monde" (Merleau-Ponty ) que
Durkheim met à la racine du travail scientifique en sociologie.
Sociologie profane et sociologie professionnelle
Les notions de sociologie "profane" et de sociologie
"professionnelle" viennent de l'ethnométhodologie.
Mais c'est dans l'oeuvre de Schutz que les ethnométhodologues
ont trouvé cette idée, fondamentale, d'une sociologie
non professionnelle, qui a sa logique et ses méthodes, qui
est celle du sens commun: "nous sommes tous , écrit
Scütz dès 1932, des sociologues à l'état
pratique."
Il montre les analogies entre les deux sociologies, -tout en marquant
avec force les différences entre l'attitude, naturelle, celle
de l'homme au travail dans son univers quotidien, et l'attitude
scientifique. Par exemple la typification est une procédure
de sens commun avant d'être une démarche scientifique,
avec la production de types idéaux. Max Weber a élaboré
cette notion de types idéaux qui constitue un élément
fondamental de sa méthodologie sociologique. Pour étudier
une administration, par exemple, il construit le "type idéal"
de la bureaucratie qui permettra d'aller à la rencontre des
documents historiques ou du terrain. On peut définir la bureaucratie
comme un mode d'organisation sociale présentant un certain
nombre de traits constitutifs: la notion de carrière, le
recrutement par des examens et des concours, l'impersonnalité
des tâches, la constitution de dossiers et d' archives, etc.
Ce travail aboutit à l'élaboration d'un type idéal;
c'est un travail scientifique et pas, pour Weber, un procédé
courant et quotidien. Mais notre vie quotidienne implique déjà
constamment, des typifications. Par exemple: les enseignants se
donnent, ou trouvent dans leur milieu de pratique, des types d'élèves
qu'on peut découvrir, en relevant dans les "bulletins
scolaires" les appréciations courantes du genre: "enfant
à problèmes", "immature", ou "fait
preuve de maturité", "étudiant moyen",
"brillant"etc. (Leiter 1980).
Le sens commun selon Schutz
Schutz fonde une sociologie du sens commun. On peut la présenter
en décrivant, successivement, ses trois composantes essentielles:
a)l'attitude naturelle, b)le stock de connaissances (communes) à
notre disposition et, enfin, c) ce que l'ethnométhodologie
définira, avec Garfinkel, en termes de "raisonnement
sociologique pratique".
L' attitude naturelle
Schutz décrit le monde social tel qu'il est rencontré
par ceux qui y vivent. Cette description se fonde sur le rapport
au monde en général:
* Ce monde se présente au membre comme un donné objectif,
préexistant à sa naissance, et survivant à
sa mort;
* il se présente comme disposant d'une histoire indépendante
de celle du membre;
* il présente une structure récalcitrante avec laquelle
le membre doit compter s'il veut faire aboutir ses projets;
* il présente une structure d'ordre;
* il se présente de la même manière pour autrui
si on met à part les effets de perspective liés aux
différences temporelles, spatiales et biographiques.
Toutes ces thèses que la phénoménologie décrit
comme rapport du sujet connaissant et agissant aux objets qui l'entourent,
valent aussi pour le rapport du monde social. Le monde social a
une constitution objective qui ne va pas de soi pour tout le monde.
Il "fait monde" au même titre que le monde naturel,
et au même titre que lui, il s'offre comme structure résistante
aux projets du membre. Plus spécifiquement, les dimensions
pertinentes du monde social pour la situation présente sont
réellement inventoriées ou potentiellement inventoriées
par des procédés ou des recettes. Ceci veut dire que
le membre peut connaitre -disons qu'il peut le déterminer
au moyen d'une investigation- les procédés ou les
recettes à l'aide desquelles lui-même et les autres
gèrent et comprennent telle activité" ( Zimmermann
& Polner, 1970, p. 85) (Dulong 1985).
Le stock de connaissances à ma disposition
On peut décrire le "stock de connaissances à
ma disposition" avec Leiter (1980) comme suit:
* il vient de la société: "Une petite partie
seulement de ma connaissance trouve son origine dans mon expérience
personnelle. La part la plus importante est d'origine sociale (social
derived), elle m'a été transmise par mes amis, mes
parents, mes ma"tres et les ma"tres de mes ma"tres"
(Schutz 1987).
* il est socialement distribué, ce qui signifie que ce que
chacun conna"t est différent de ce que conna"t
l'autre; selon les sujets abordés, nous sommes tous experts
ou novices.
* la distribution sociale de la connaissance fait elle-même
partie du stock de connaissances à ma disposition, de sorte
que si quelqu'un est confronté à un problème
qu'il ne ma"trise pas il sait qu'il peut trouver un expert
en la matière.
* le stock de connaissances est construit sur et formulé
dans la langage quotidien, de sorte que ce langage commun est son
médium.
* Les typifications, maximes et définitions ont un "horizon
ouvert de significations"; en d'autres termes, elles sont potentiellement
équivoques. Les pièces et morceaux de ce stock équilibrent
leurs significations en tant qu'il sont utilisés dans des
contextes différents. Les sociologues y voient un trait négatif:
ils citent par exemple le fait que quelqu'un, faisant usage de sens
commun, pourra expliquer le mariage à la fois par l'attirance
des éléments opposés et par la maxime "qui
se ressemble s'assemble". Mais il faut voir que cela dépend
des circonstances: quelqu'un peut utiliser la première maxime
à propos de tel couple, la seconde à propos d'un autre,
sans pour autant se contredire.
* Le stock de connaissances ne doit pas être vu comme une
sorte de magasin ordonné d'informations et de typifications.
Il n'est pas ordonné selon des rêgles de la logique
formelle parce que, comme on vient de le voir, la signification
des éléments qui le composent est toujours dépendante
du contexte d'usage (Leiter 1980).
Le raisonnement pratique de sens commun
C'est là un point qui est esquissé par Schutz et
qui sera surtout développé par l'ethnométhodologie:
il s'agit de décrire les méthodes (constitutives du
"raisonnement de sens commun") par lesquelles les gens
produisent la facticité de ce monde, c'est à dire,
pour parler comme Durkheim , "traitent les faits sociaux comme
des choses", posent ce monde devant eux comme consistant, contraignant,
indépendant, etc.
Les pratiques dites "du raisonnement de sens commun"
interviennent également dans le prélèvement
méthodique des éléments du stock de connaissances
en fonction des nécessités d'une situation donnée;
les éléments de ce "stock à portée"
ne contiennent pas en eux-même leur mode d'emploi, selon les
conditions de leur usage circonstancié. Ils ont au contraire
une "structure ouverte" qui nécessite à
chaque instant des décisions "raisonnées"
concernant leur emploi.
Connaissances de sens commun et connaissances scientifiques
Schutz oppose l'attitude naturelle et plus généralement
la connaissance de sens commun et la connaissance scientifique.
L'Essai sur "Les réalités multiples" est
l'un des textes les plus élaborés à ce sujet.
Cet essai ne se limite d'ailleurs pas à ces deux "réalités";
ils proposent en effet une description du monde "imaginaire",
une analyse des rêves et des fantasmes qui est proche de celle
des "états modifiés de conscience" des transes.
On trouve une transposition directe de la notion de "réalités
multiples" dans l'opposition chez Castaneda, contre "réalité
ordinaire" et réalité non ordinaire". Casteneda,
qui fût l'un des étudiants de Garfinkel dans les années
60, a très certainement lu et repris cette analyse schutzienne
de la séparation entre la réalité ordinaire
et le monde des transes.
CHAPITRE II - L'ETHNOMETHODOLOGIE
L' ethnométhodologie est un courant de la sociologie américaine
qui commence à se faire conna"tre, en tant que courant
marginal et critique, dans les années 60. Aujourd'hui, il
a , plus ou moins, trouvé sa place dans la sociologie américaine
et même un peu au delà, mais pas encore en France,
où l'ignorance en la matière, d'ailleurs, n'est pas
limitée à ce seul courant mais concerne l'ensemble
de la sociologie qualitative.
Historique
Garfinkel, Cicourel et les débuts du mouvement
Harold Garfinkel, fondateur de l'ethnométhodologie, avait
commence ses études universitaires en 1946 à Harvard,
sous la direction de Talcott Parsons qui avait organisé dans
cette université un Département de Sciences Sociales
regroupant les enseignements de la sociologie, de la psychologie
sociale et de l'ethnologie. Entre 1950 et 1952, il a préparé
et soutenu sa thèse de doctorat. Dans le même temps,
il s'initiait à la phénoménologie, lit Alfred
Schutz, -de telle sorte qu'on considère parfois ces deux
sources, Parsons et Schutz, comme étant à l'origine
de l'ethnométhodologie. Après l'obtention du doctorat
à Harvard, en 1952, Garfinkel va enseigner la sociologie
à l' Université d'Ohio jusqu'en mars 1954, date à
laquelle il trouve un emploi à l'université californienne
de Los Angeles, -emploi qu'il n'a plus quitté jusqu' à
l'âge de la retraite, en septembre 1988.
Ce passage d'Ohio à la Californie lui a donné le
temps d' analyser des délibérations enregistrées
d' un juré de tribunal sur la proposition de Fred Strodtbeck,
directeur de cette recherche.C'est en cette occasion, dira-t-il
plus tard, qu'il aurait produit la notion des ethnométhodes,
qui servira de slogan au nouveau courant Installé à
l'UCLA (Université de Californie à Los Angels) en
septembre 1954, Garfinkel consacre encore quelque temps à
son travail sur les jurés. A l' UCLA, Delf Hymes, spécialiste
éminent de l'ethnolinguistique, compte parmi les collègues
avec lesquels il est en relation. Ses recherches bénéficient
alors de subventions de l'Institut National de recherches sur les
maladies mentales (NIMH). C'est dans ce contexte que s'effectuera
la célèbre recherche sur le "cas Agnès",
- histoire d'un jeune transexuel qui occupera, en 1967, un chapitre
entier de l'ouvrage fondateur intitulé Studies in ethnomethodology.
L'activité de formation et de recrutement du courant ethnométhodologique
naissant commence dès 1955, de manière encore informelle,
avec l'organisation par Garfinkel, d'un séminaire de ma"trise
en collaboration avec Aaron Cicourel, qui publie un des ouvrages
importants de l'ethnométhodologie dès 1964 sous le
titre: Méthode et Mesure en Sociologie. Dans le début
des années 60, l'école ethnométhodologique
reste limitée au petit groupe de ceux qui travaillent autour
de Garfinkel et de Cicourel. Le lent développement de l'ethnométhodologie
au début des années 60 doit être compris à
la lumière de l'état de l'institution sociologique
universitaire dans ces années là: cette institution
reste dominée en 1950 et jusque dans les années 1960
par les centres de Harvard, Colombia, Chicago où s'effectuent
des recherches importantes ainsi que les préparations des
thèses de doctorat bien cotées. Dans ce contexte concurrentiel
des universités américaines, la Californie n'est pas,
à ce moment là, bien placée pour attirer des
étudiants-chercheurs.
Dès 1964, un "réseau" de communications
et de travail est en place autour de Garfinkel et de Cicourel, qui
en est l'organisateur. Des étudiants de plus en plus nombreux
passent leur doctorat sous les directions des deux leaders et trouvent
des emplois, notamment à l' université.On rencontre
autour d' eux des gens comme Schegloff, Speier, Sudnow, Turner qui
deviendront célèbres, par la suite, dans l'ethnométhodologie.Ces
étudiants avancés font la navette entre Berkeley où
enseignent alors Cicourel et Goffman, et Los Angeles où ils
suivent les enseignements de Garfinkel. C'est à ce moment
là également que le programme de l'ethnométhodologie
s'installe: c'est l'exploration, qui doit beaucoup à la phénoménologie,
des racines de la rationalité dans les pratiques courantes
de la vie et dans les enquêtes profanes. Garfinkel n'a pas
encore publié ses Studies in Ethnomethodology mais, déjà,
les études qui seront réunies et publiées en
1967 sous ce titre sont reprographiées et circulent sous
cette forme. C'est là, d'ailleurs, ce qui constitue l'un
des traits importants et permanents de l'activité ethnométhodologique.
Cette forme de travail objectif est née de l'ostracisme de
l'institution sociologique américaine envers les ethnométhodologues
qui trouvent meilleur accueil dans certaines revues de linguistique.
Entre 1967 et 1971, l'Ecole connait un certain développement.
Cicourel encourage ses étudiants à effectuer des recherches
ethnométhodologiques pour le doctorat à partir de
leurs activités sociales.
Il anime également des recherches dans des écoles
de Santa Barbara, puis en Argentine, avec la participation d'étudiants.
Zimmermann enseigne à l'Université Irvine, toujours
en Californie où Sudnow le rejoint en 1968, puis Craig Mac
Andrew en 1970. Irvine devient ainsi un troisième pôle
de développement du courant ethnométhodologique.
Un autre groupe se forme à l'Université Columbia
autour de Peter McHugh, qui s'associe à Schegloff.
La ma"trise, par Cicourel et d'autres, de certaines méthodes
quantitatives (l'informatique, notamment) tend alors à mettre
fin à la rumeur selon laquelle "les ethnométhodologues
ne seraient rien d'autre que des sociologues qui auraient raté
leurs examens en méthodologie sociologique".
Les analyses de la sociologie savante, et plus spécialement
de la méthodologie sociologique, que développe l'ethnométhodologie
ne constituent pas une critique au sens banal et courant du terme
de la "sociologie standard". Leur but n'est ni d'améliorer
les technologies de l'enquête, ni d'apporter des techniques
qui pourraient s'ajouter aux procédures courantes du travail
de terrain, qu' elles soient quantitatives ou qualitatives. Elles
ont une toute autre finalité, qui s'inscrit dans le projet
central et de l'ethnométhodologie: il s'agit de mettre à
jour les procédures qui gouvernent la "construction
sociale de la réalité", pour reprendre le titre
d'un ouvrage de Berger et de Luckmann (1966).
Ces deux auteurs ne sont pas des ethnométhodologues, mais
des représentants de la phénoménologie sociale
issue de Schutz. Leur titre est parfois repris dans le contexte
de l'ethnométhodologie. Toutefois, Garfinkel remplace "construction"
par "production". La réalité sociale est
construite ou produite, par des procédures qui sont à
la fois le fait et de la "sociologie profane" et de la
"sociologie professionnelle":
* a) en ce qui concerne la "sociologie profane", l'ethnométhodologie
va donc développer et amplifier ce thème essentiel
de Schutz, déjà signalé, selon,n lequel nous
sommes tous, dans notre vie quotidienne, des "sociologues à
l'état pratique";
* b) en ce qui concerne la "sociologie professionnelle",
les ethnométhodologues développent leur analyse à
deux niveaux:
o ils montrent que les procédures de la sociologie profane
de sens commun, présentes dans celles de la sociologie professionnelle,
sont l'impensé de cette sociologie;
o ils montrent également, par une réflexion épistémologique
sur les méthodes de la sociologie savante, que ces méthodes
aboutissent à une distorsion fondamentale de la réalité
qu'elles étudient. Il n'y a pas de "remèdes"
à ces "distorsions" comme le soulignent, notamment,
Mehan et Woofds (1975), deux ethnométhodologues de la seconde
génération qui ont développé certaines
analyses que Cicourel avait déjà présentées
dans l'ouvrage sur La Méthode et la Mesure en Sociologie
(1964).
La critique de la sociologie et l'hostilité des sociologues
Cependant, à partir de 1967, l'hostilité de l'institution
sociologique se précise: un article de J. Coleman qui rend
compte des Studies en 1968 en est un bon exemple.
A la fin des années 60, le courant ethnométhodologique
se heurte de plus en plus à l'hostilité générale
de l'institution sociologique qui se sent attaquée dans ses
bases épistémologiques. Comme l'écrit Patrick
Pharo:
"Le fait même de s'interesser à ce qui, dans
la vie ordinaire, ressemble le plus à ce qui se pratique
dans le domaine de la sociologie, c'est à dire l'usage des
méthodes pour rendre "rationnelles et rapportables",
les affaires ordinaires de la vie sociale, c'est à dire encore
les processus interprétatifs de la vie ordinaire, suffit
à introduire un doute sur la spécificité de
la posture sociologique classique. Tout se passe comme si, par le
seul fait de proclamer l'identité formelle des raisonnements
sociologiques classiques émanant des profanes et des professionnels,
cette identité résidant dans leur commun caractère
d'accomplissements pratiques, l'ethnométhodologie commençait
par scier la branche sur laquelle la sociologie est assise"
(Pharo 1984: 145). Le problème fondamental posé par
l'ethnométhodologie de l'intérieur de la sociologie
peut se formuler simplement ainsi: "Qu'est-ce que la sociologie?"
Cette question doit être entendue comme "radicale "
au sens de la phénoménologie (interroger à
la racine ce qui fonde un savoir) mais non au sens de la "philosophie
radicale" (contestataire) américaine du moment.
L 'ouvrage de Cicourel (1964) sur la Méthode et la Mesure
en Sociologie constitue une mise en question radicale de la sociologie
établie.
Pourtant, l'ethnométhodologie se développe, dès
le début, dans le champ de la sociologie et de ses problèmes
fondamentaux (l'ordre social, la théorie de l'enquête)
et la plupart des ethnométhodologues ont reçu une
formation sociologique traditionnelle. C'est un mouvement universitaire
de recherche et d'enseignement avec sa vie institutionnelle interne,
ses alliances et ses conflits intérieurs, avec sa participation
aux congrès de sociologie. Cette période est particulièrement
marquée par la publication d'ouvrages majeurs ainsi que par
les soutenances de thèses importantes. Garfinkel publie en
1967 ses Studies in Ethnomethodology. La même année
voit para"tre un ouvrage de David Sudnow sur la mort à
l'hôpital. L'année suivante, Cicourel publie une étude
concernant les tribunaux pour enfants et adolescents. Parmi les
thèses soutenues on peut citer, à titre d'exemple,
en 1971, celle de Hugh Mehan sur les processus scolaires et celle
de Marshall Shumsky (1971) sur les groupes de rencontre californiens
dont il était alors l' un des animateurs.
Bientôt, l'ethnométhodologie va déborder les
frontières de la Californie où, jusque là,
la "sainte famille ethnométhodologique" restait
rassemblée avec ses rencontres, ses séminaires, ses
clans universitaires, ses publications semi-confidentielles (ronéotypées),
et sa polémique avec la sociologie établie.
La deuxième génération (1970-1980)
Avec la deuxième génération, entre 1970 et
1980, l'e(ethnométhodologie sort de son "ghetto"
originel. La production des thèses , des recueils de morceaux
choisis, de manuels et autres ouvrages de diffusion élargie
installe le courant dans la sociologie universitaire, partiellement
dans l'ethnologie, dans les nouvelles recherches sur le langage,
dans les approches ethnographiques de l'éducation. Il déborde
maintenant les frontières des USA, s'installe en Angleterre,
en d'autres pays d'Europe et ailleurs dans le monde. Il n'a certes
pas renversé l'orientation dominante en sociologie, mais
il a fortement contribué, avec l'interactionnisme symbolique,
à l'installation d'une alternative solide en sociologie.
CHAPITRE III - ETHNOMETHODOLOGIE (suite): NOTIONS FONDAMENTALES
Les ethnométhodes
Au cours d'un colloque de sociologie qui se tient en 1968 à
Purdue, en Californie, on demande à Garfinkel de dire comment
il a formé ce terme: "ethnométhodologie".
Le président de séance, qui lui pose la question,
fait en même temps référence à l'ethnoscience,
terme qui regroupe un ensemble de recherches anthropologiques, ou
ethnologiques, parmi lesquelles figurent l'ethnobotanique et l'ethnophysiologie..Garfinkel
raconte alors comment, en 1954, ayant quitté l'Université
de l'Ohio où il avait enseigné pendant deux ans pour
rejoindre celle de Los Angeles où il a fait l'essentiel de
sa carrière universitaire, il s'était trouvé
dans une période de transition administrative, sans occupation.
Il accepta la proposition d'un ami enseignant en sciences juridiques:
travailler à l'analyse de bandes enregistrées au cours
des délibérations d'un jury de tribunal. La première
possibilité à portée de la main, dans cette
période, pour un sociologue américain, c'était
la sociologie des petits groupes et plus précisément,
comme l'indique Garfinkel, celle de Bales. Cet auteur, qui a travaillé
avec Parsons, proposait des outils pour la recherche, des "grilles"
pour l'observation des petits groupes ce qui impliquait d'ailleurs,
mais ça n'est pas précisé par Garfinkel, une
démarche positiviste en sociologie.
Garfinkel dit que s'il avait travaillé avec ces instruments
de Bales pour analyser les transcriptions des bandes enregistrées,
il aurait simplement trouvé là une nouvelle illustration
de ce qu'on connaissait déjà par de nombreux travaux.
On aurait identifié, par exemple, des leaders du"groupe",
-du jury-, des formes de communication, des types d'influence, etc.
Mais ça n'intéressait pas Garfinkel qui, dans la lgne
de Schutz, s'intéressa à la manière pratique
de raisonner, qu'on appelle "le bon sens", mise en oeuvre
par les jurés au cours de leurs délibérations.
On pouvait voir comment ça fonctionne, comment on peut pratiquement
séparer le vrai et le faux, le certain et ce qui est seulement
probable, prendre des décisions censées, se prononcer
sur la culpabilité ou l'innocence de quelqu'un, sur des circonstances
"atténuantes" ou pas, et donner finalement un avis
aux juges après avoir assisté aux débats de
la cour. Garfinkel va donner un nom à ces procédures
que les jurés ont apprises dans la vie courante et non dans
les facultés de droit: ce sont des ethnométhodes.
On a l'impression, en lisant ce récit, que Garfinkel découvre
un nouveau champ de recherche. En fait, il suit la leçon
de Schutz, mais sans le dire. Il montre que le sens commun n'est
pas "une catégorie résiduelle" comme le
pensent souvent les sociologues lorsqu'ils recommandent, avec Durkheim,
de s'en méfier. Pour Schutz et pour Garfinkel, le sens commun
ne doit pas être considéré comme une version
inférieure, atrophiée, de la connaissance scientifique.
C'est un autre mode de connaissance: il a sa cohérence interne,
sa pertinence, on peut en faire un nouvel objet de recherche en
sociologie. De plus, ce qui restait à l'état de programme
chez Schutz peut maintenant être étudié "sur
le terrain" grâce à ces transcriptions intégrales
de bandes enregistrées au cours des délibérations
d'un jury.
Garfinkel ne donne pas le résultat de ce travail dans son
intervention, brève et improvisée, de Purdue. L'analyse
des bandes enregistrées et l'indication de la méthode
suivie pour le faire, se trouve dans un chapitre des Studies in
Ethnomethodology. A Purdue, Garfinkel considère que ce qui
lui est demandé est limité à la question suivante:
comment ce terme nouveau, un peu étrange, "ethnométhodologie",
a t'il été produit? comment l'avez-vous inventé?
Dans la seconde partie de sa réponse, après avoir
décrit son intérêt pour ces procédures
de sens commun que les jurés mettent en oeuvre dans leurs
délibérations, Garfinkel raconte que peu de temps
après, il feuilletait des ouvrages d'ethnologie et que, arrivé
au chapitre de l'ethnoscience, justement, la notion des ethnométhodes
lui était venue par analogie.
Les ethnologues appellent ethnoscience l'étude des savoirs
de sens commun que l'on peut étudier dans les sociétés
traditionnelles et qui concernent la médecine des guérisseurs,
par exemple. Ces connaissances font l'objet d' une branche récente
de l'anthropologie: l'ethnomédecine. Par une sorte de "libre
association", un terme se proposait à Garfinkel comme
spontanément: ces procédures mises en oeuvre par les
jurés, on pouvait les étiqueter, les présenter
comme des ethnométhodes, -en opposant ce terme à la
notion de méthodes (savantes) qu'on trouve dans les manuels
classiques de sociologie, ou de psychologie, ou dans d'autres branches
du savoir scientifique. L'ethnométhodologie devenait ainsi
la "science" de ces procédures, de ces ethnométhodes.
C'était, au fond, une manière neuve de présenter
le programme de Schutz avec la possibilité de passer à
l'étude empirique, une approche sociologique nouvelle d'un
objet nouveau, déjà là mais non remarqué,
qui jusque ici n'avait pas retenu l'attention des sociologues et
qui n'interessait pas davantage les gens dans la vie courante. On
mettait les ethnométhodes en oeuvre dans la vie quotidienne
continuellement, mais sans y prèter attention. On voit maintenant
comment le terme est formé et ce qu'il désigne exactement:
non pas, comme on le dit encore parfois, par un mauvais découpage
du terme, une "méthodologie" pour "l'ethnologie"
mais bien au contraire l'étude ("logie") des ethnométhodes.
Ce terme, d'ailleurs, n'est plus employé; par contre, "ethnométhodologie
est le terme qui a été retenu. Il est à la
mode vers 1968 dans les campus californiens comme fut à la
mode l'"existentialisme", terme formé à
partir d'un mot oublié "existential".
L' indexicalité.
Garfinkel emprunte le terme d'indexicalité à Bar
Hillel (1954) qui l'utilisait dans un sens linguistique restreint,
à propos de quelques "expressions indexicales"
appelées également deictiques: il s'agit de termes
comme "ici", "maintenant", "ceci",
"cela", qui n'ont de signification que par référence
à un contexte. Si, par exemple, je dis: "ici, il fait
froid", seuls les gens présents, "ici", avec
moi, peuvent comprendre que je parle de ce parc où nous sommes
ensemble en ce moment (c'est "ici") ou de notre salle
de cours qui n'est pas chauffée. Pour des gens qui ne sont
pas "ici", je dois préciser: "ici, au bois
de Boulogne"; ou "ici, en salle c 423 de l'Université
de Paris VIII à Saint-Denis", alors que pour ceux qui
ont froid avec moi, le déictique "ici" était
suffisant par une référence implicite au contexte.
Si j'évoque après coup notre promenade au Bois de
Boulogne un jour d'hiver, je dirai: "c'était Noel, il
faisait beau mais froid , en plein midi, dans le Bois de Boulogne".
Je remplacerai alors l'expression indexicale "ici" il
fait froid" par une expression objective: "il faisait
froid, à midi, en ce jour de Noel 1987, à Paris au
Bois de Boulogne". La formulation indexicale "ici"
ne pouvait s'adresser lorsque je l'ai prononcée, qu'à
des gens qui partageaient mon "ici et maintenant", elle
supposait notre co-présence dans le bois. Garfinkel généralise
ce point de départ à l'ensemble de nos activités:
elles sont toujours définies par une situation dans le temps
(ce qu je dis dans ce cours, ce que nous faisons maintenant dans
ce bois est pris entre un avant et un après), et dans l'espace.
Il le généralise aussi à l'ensemble du langage:
l'indexicalité est à la racine du langage naturel
et elle est irrémédiable. On peut, certes, réparer
les formules indexicales mais en fait si on les réparait
dans l'instant où l'on parle en utilisant le langage commun
cela para"trait inutile, prétentieux, incohérent
etc. Nous n'avons pas besoin de "réparer" l'indexicalité
puisque, précisément, nous communiquons toujours dans
l'indexicalité. Nous le "réparons" si nécessaire
spontanément, et de manière tacite pour nous comprendre.
L'indexicalité généralisée, si elle
est prise de manière radicale, si on l'applique à
toute situation constituée en objet d'analyse, conduit à
un localisme radical en sociologie et limite toute pratique d'enquête
à l'attitude monographique et ethnographique.
La réflexivité
Pour définir la réflexivité, on prendra l'exemple,
courant dans la littérature ethnométhodologique, de
la file d'attente chez le boulanger ou à l'arrêt de
l'autobus sur la Place Saint germain des Prés. J. P. Sartre,
en 1960, cite déjà l'exemple ethnographique de cette
file d'attente q'il pouvait observer de sa fenêtre au temps
de l'existentialisme. Il l' utilisa pour illustrer leconcept de
la serialité et non celui de la réflexivité.
Lorsque je prends ma place dans la file qui se constitue en attendant
l'autobus, je contribue activement à la constitution de cette
file. Je fais respecter son ordre: "faites le file comme tout
le monde!" En même temps, réflexivement, je suis
obligé de rester à ma place par l'ordre même
que je contribue à constituer. Par mon arrivée et
par mon installation dans la file à la fois je participe
activement à son institution et je suis institué par
elle. Il n'y a pas un moment dans le temps où je serais instituant
de cet ordre, et un autre où je serait institué par
cet ordre que j'institue en tant que j'y participe puisque sans
moi et sans ces autres moi qui attendent l'autobus, il n'y aurait
pas de file d'attente. L'instituant et l'institué ne sont
dissociés ici que par une description après coup;
ils ne le sont pas dans l'activité réflexive, ici
et maintenant.
Garfinkel trouve un modèle de réflexivité
dans la "psychologie de la forme" (la gestalt-théorie)
telle qu'elle est reprise dans la phénoménologie existentielle
de Merleau-Ponty (1945). SI Je considère ces objets qui sont
là, dehors, devant moi (ce livre, ce cendrier) je vois dans
un premier temps qu'ils paraissent s'imposer dans mon champ de vision
et organiser du dehors ma perception. Mais, en même temps,
cette perception est pas passive; elle implique une activité
perceptive . Mon regard sur les choses les organise, les constitue
par un découpage, par une vue sur le monde qui est mienne
et qui en même temps s'impose à moi, comme l'exprime
ce passage célèbre de Paul Valery méditant
dans le cimetière de Sète: "Tout entouré
de mon regard marin..."
Selon la gestalt-théorie, tout élément d'une
structure et la structure comme totalité se déterminent,
se produisent réciproquement. La couleur que je vois sur
la couverture de ce livre posé sur cette table est déterminée
par son contexte de lumière et de colorations (c'est la dimension
indexicale de l'activité réflexive); en même
temps, la même couleur contribue à produire son contexte
de coloration et de lumière,
Ces deux notions, fondamentales chez Garfinkel, de l'indexicalité
et de la réflexivité, sont indissociables. De plus,
la réflexivité est, comme l'indexicalité, constitutive
du langage et des descriptions du monde que je produis: si je décris
une situation, je contribue à la constitution de la situation
que je suis en train de décrire. Le reporter qui décrit
l'évènement en cours, s'il le fait pour une émission
en direct, contribue à la production de cet évènement.Dans
la pratique ethnographique l'observateur participant contribue à
produire par ses descriptions et son action la situation qu'il décrit
(Schwartz et Jacobs 1979: 53-54)
Une autre illustration se trouve dans la présentation garfinkelienne
de la "méthode documentaire d' interprétation",
une notion qu'il emprunte à Menheim dontil va généraliser
la portée sociologique. La méthode habituelle de Garfinkel,
c'est la construction ou l'exploitation d'un dispositif de visibilité,
d'un analyseur qui dévoilke le non visible. Une autre illustration
du dérangement des routines nous sera fourni par le cinquième
chap"tre de l'ouvrage: ici l'analyseur ne sera plus "construit"
mais en quelque sorte "naturel", si l'on veut bien désigner
par ce terme le fait que le dispositif de visibilité ne sera
ni la mise à jour, par voie expérimentale de procédures,
ni un dérangement voulu des routines, mais le résultat
d'une expérience existentielle.
La méthode documentaire d'interprétation.
Pour étudier le fonctionnement de la méthode documentaire
d'interprétation dans la vie quotidienne, Garfinkel va construire
un dispositif analyseur. Dix étudiants de premier cycle d'université
vont servir de cobayes. On leur dit que le département de
psychiatrie a engagé une recherche sur les méthodes
de la psychothérapie en tant qu'elles sont "un moyen
de conseiller des personnes sur leurs problèmes personnels".
En réalité, les sujets de l'expérience vont
rencontrerun collaborateur de Garfinkel et non un psychothérapeute
.Dans un premier temps chaque sujet doit "exposer le contexte
de quelques problèmes sérieux pour lesquels il souhaite
être conseillé". On leur dit qu'il sera répondu
à ses questions seulement par "oui" ou par "non"
. Le (faux) conseiller qui se tient, invisible dans une pièce
voisine, enverra ses réponses au moyen d'un système
émetteurr écepteur que le sujet débranchera
lorsqu'il enregistrera ses commentaires au conseil reçu..
Le premier étudiant raconte qu'étant juif, il sort
depuis environ deux mois avec une fille non-juive. Or son père,
dit-il, n'est pas vraiement opposé à cette liaison,
mais pas vraiment content non plus; sa mère pense qu'il peut
continuer à fréquenter son amie aussi longtemps que
le père ne s'y opposera pas explicitement. L'étudiant
veut savoir si dans ces conditions il doit persister: c'est la question
qu'il pose au "conseiller":
ma réponse est non, réplique le "conseiller.`
Cette réponse a été tirée au hasard,
avant l'expérience, comme toutes les réponses qui
vont suivre. Mais l'étudiant ne le sait pas; il la prend
pour conseil d'un vrai psychothérapeute. Dans son commentaire,
il déclare que cette réponse est interessante, qu'elle
émane d'une personne non impliquée, qui, de ce fait,
peut mieux juger; elle a du , dit-il, sentir les risques de crise
entre le père et le fils, et ce malgré l'attitude
actuelle du père (je résume ici ce que le sujet enregistra
en tant que commentaire après la réponse "non").
Il demande ensuite au "conseiller" s'il doit avoir avec
son père une nouvelle discussion, La réponse est "oui".
Commentaire du sujet: "En effet, je sens que c'est raisonnable
mais je ne sais pas vraiement quoi dire...." Puis il formule
sa troisième question:
"Si mon père me dit que je peux continuer de sortir
avec elle, mais si en même temps, il donne l'impression qu'il
est contre, dois-je continuer à sortir avec cette fille?"
"Oui" répond l'expérimentateur.
Commentaire du sujet:
Ah bon! Je suis vraiment surpris par cette réponse. J'attendais
une réponse négative. Ceci s'explique peut être
parce que vous ne connaissez pas mon père et ses réactions..."
Et ainsi de suite.
Garfinkel présente ensuite un deuxième entretien
effectué dans les mêmes conditions expérimentales.
Puis il commente les résultats. On constate "qu'aucun
des sujets n'a eu de difficultés à aller jusqu'au
bout de la série des dix questions ni à résumer
et évaluer les "conseils" comme on lui demandait
de le faire après chaque réponse.Les réponses
étaient perçues par le sujet comme des "réponses-aux
questions". Il "faisait l'hypothèse....que les
réponses étaient des conseils".
puis: "Il n'y avait pas de questions pré-programmées;
la question qui suivait était motivée par les possibilités
rétrospectives-prospectives de la situation présente
qui étaient modifiées par chaque échange."
Le sujet faisait l'hypothèse que si la réponse n'était
pas évidente pour lui, "son sens" pouvait être
déterminé par une recherche active consistant en partie
à poser une autre question afin d'établir ce que le
conseiller "avait à l'esprit"..."La nouvelle
question apparaissait comme le résultat de réflexions
sur le cours passé de la conversation".
Les réponses du "conseiller" étaient inductrices,
on l'a vu, de nouvelles questions: "les sujets commençaient
quelquefois par ce qui avait été donné en réponse...La
réponse identique...offrait une réponse à une
question complexe qui en termes de stricte logique propositionnelle
n'autorisait ni un simple oui, ou non." "Lorsque les réponses
étaient insatisfaisantes, ou incomplètes, les sujets
désiraient attendre les réponses suivantes afin de
décider du sens des réponses précédentes...Les
réponses incongrues étaient résolues en attribuant
de la connaissance et de l'intention au conseiller...Dans le cas
de réponses contradictoires beaucoup d'effort était
déployé par le sujet pour retrouver l'intention possible
de manière à éliminer les contradictions et
incohérences ou toute forme de non sincérité
éventuelle chez le conseiller. Mais "lorsque l'éventualité
d'être dupé éveillait les soupçons chez
des sujets, la réponse du conseiller documentait le pattern
de la tromperie au lieu du pattern du conseil". En outre, le
sujet attribuait au conseiller ce qu'il avait mis dans sa question.
Si le sujet avait demandé:"devrais-je aller à
l'école pour étudier?" et que l'expérimentateur
répondait "non" le sujet commentait ainsi:"il
dit que je ne devrais pas aller à l'école pour étudier".
pour apprécier le conseil, décider de son caractère
raisonnable, de sa légitimité, les sujets se référaient
aux différentes structures sociales, mais pas à n'importe
laquelle, -seulement les institutions que le sujet considérait
connues du conseiller comme de lui même, et plus précisément
encore "des structures sociales normalement évaluées".
Ces éléments normatifs du système social "vus
de l'intérieur, prouvainet l'appartenance du sujet aux collectivités
auxquelles il faisait référence". Ces éléments
étaient supposés faire partie d'un "corps de
connaissances de sens commun admis par chacun concernant des aspects
normatifs de la famille, de la maison, du travail...Chacun élaborait
des "évidences" tout en étant en même
temps élaboré par elles. Cette dernière formule
est une définition illustrée de la réflexivité.
Cette étude de la méthode documentaire d'interprétation
généralisée à l'ensemble du "raisonnement
sociologique pratique", à la sociologie de sens commun,
montre comment la réflexivité est bien, avec l'indexicalité,
à la racine de ces procédures par lesquelles nous
interprétons continuellement le monde social en fonction
de nos besoins et pas seulement dans des "démarches
savantes". Constamment nous devons répondre à
des questions comme: "De quoi s'agit-il?". Le dispositif
de visibilité, l'analyseur construit par Garfinkel pour rendre
possible la méthode d'interprétation documentaire
qui constitue peut-être le coeur des procédures de
la sociologie généralisée (Leiter 1980)
Les "ruptures de routines"
La sociologie de la vie quotidienne reste à faire. La raison
de cela se trouve dans la situation des sociologues, qui sont à
la fois des indigènes, des membres de leur société
mais aussi des sociologues qui se veulent ectérieurs. Chacune
de ces identités joue son rôle pour nous empêcher
d'observer la vie quotidienne Comment devenir les ethnologues de
notre propre société? On notera la contradiction que
cela implique. Ce sont toujours les natifs qui connaissent leur
propre culture et l'anthropologue est celui qui vient du dehors
et cherche auprès d'eux de l'information là-dessus.
Mais lorsque les natifs se transforment eux-mêmes en ethnologues
de leur société, que vont-ils trouver? Comment redécouvrir
ce que déjà nous connaissons? Comment rompre avec
cette familiarité originelle et "rendre étranger"
le familier?
De plus, l'attitude naturelle contribue à rendre invisibles
les routines qui fondent et maintiennent nos échanges: la
sensation généralisée et routinisée
d'être dans un monde connu en commun avec les autres, ainsi
que la présupposition que chacun peut entrer en communication
avec les autres, qu'on peut se comprendre à demi-mot. Or
comme l'a montré Schutz, l'attitude scientifique est à
l'opposé de l'attitude naturelle . L'attitude scientifique
est un luxe, que la société s'offre seulement en certaines
occasions. Si la "clarté" et la raison sont des
qualités appréciées dans les communications
entre chercheurs, l'imprécision non seulement est quelque
chose de normal, mais bien plus elle est une sorte de rêgle
fondamentale de la vie quotidienne.
Voici un exemple emprunté au chapitre deux des sutdies:
un exercice effectué par une étudiante, Esther qui
a conté ce qui s'est passé: "Esther: "Sam
,mon mari, m'a déclaré qu'il était fatigué.
Je lui ai dit: en quel sens? Physiquement? Mentalement? Ou es-tu
tout simplement énervé?"
Sam:" Je ne sais pas, je crois que c'est surtout physique..."
Esther:" Tu veux dire que tes os ou tes muscles te font mal?"
Sam:"Je crois que c'est ça. Mais ne sois pas si technique!"
Cet exemple montre qu' on ne peut pas introduire dans la vie quotidienne
l'attitude scientifique. Une illustration de la "méthode
du braecking": ces"rupture" de routines, que Garfinkel
utilise avec les étudiants, sont dit-il, des démonstrations.
Ces dispositifs de visibilité sont des analyseurs construits.
Un travail d'institution: Agnès
Contrairement aux notions précédentes, celle d'un
travail d'institution n'appartient pas à l'ethnométhodologie
mais à un auteur français, Cornelius Castoriadis.
Et c'est Louis Quéré qui l'introduira dans l'ethnométhdologie
en l'illustrant, notamment, par l'exemple d'Agnès tel que
Garfinkel le développe dans le cinquième chapitre
de ses Studies.
Agnès est une jeune fille de dix-huit ans, bien faite, très
féminine. Elle est secrétaire dans une Agence à
Los Angeles, lorsque en 1957, elle se présente à la
polyclinique de l'Université où Garfinkel enseigne.
Elle vient demander aux médecins de mettre fin à une
anomalie dont elle est affligée: une verge, qu'on doit lui
enlever pour mettre à la place un vagin. C'est dit-elle comme
une verrue qu'il faut faire disparaitre; ça n'est pas, ça
n'a jamais été pour elle un organe sexuel effectif.
Le docteur Robert Stoller, psychanalyste, ami de garfinkel, mène
à ce moment là, dans cet établissement, une
recherche sur les transexuels, problème assez nouveau dans
le champ médical de l'époque: il lui consacrera en
1968 un ouvrage, Gender Identity, traduit en 1978 en français
sous le titre de L'identité sexuelle. Un chapitre de ce livre
de Stoller raconte l'histoire d' Agnès, sans lui donner de
nom.
Garfinkel fait partie du staff de Stoller et, c'est dans ce cadre,
qu'il aura avec Agnès un certain nombre de conversations,
pendant 35 heures, au terme desquelles il va reconstituer en partie
l'histoire de sa vie, considérée seulement du point
de vue de son identitésexuelle. Pour Stoller et ses collègues
médecins, Agnès est un jeune homme qui a décidé
de changer de sexe au moyen d'une intervention chirurgicale. On
ne va pas intervenir aussitôt, on va d'abord procéder
à une longue enquête. L'observation d'Agnès
qui va durer plusieurs mois et donnera lieu à ce travail
interdisciplinaire auquel Garfinkel va prendre part au coté
de gynecologues, de psychologues et d'autres spécialistes
en la matière. Agnès sera observée, interrogée
et surveillée, on va fouiller son sac en cachette pour voir
si elle ne prend pas des hormones.
Son "cas" est en effet assez troublant: cette féménité,
dira plus tard Stoller, ne pouvait s'expliquer que si depuis l'adolescence
elle avait consommé des hormones; mais comment aurait-elle
pu s' en procurer facilement à cet âge là? Et
comment aurait-elle connu la posologie adéquate, -la périodicité
à respecter, les doses nécessaires?
C'était inimaginable. Stoller apprendra cependant dix ans
plus tard qu'Agnès avait cela. Pourquoi? Elle s'était
née femme, disait-elle; elle avait toujours considéré
qu'elle était une femme avec un sexe d'homme. Mais en 1957
l'équipe de Stoller a des doutes, malgré les apparences,
ne comprend pas cette féminité presque parfaite dont
Agnès affirme qu'elle est naturelle. Et on va finalement
l'opérer. Garfinkel, lui, semble prendre Agnès au
mot. Il va se comporter avec elle, comme le veut l'attitude naturelle
à ce moment là, c'est à dire les normes de
la société américaine en la matière,
autour des années 50.
Et voici, dès les premières pages du texte de Garfinkel,
une illustration de ce qu'est l'attitude naturelle (concept, on
l'a vu, qui est emprunté à la phénoménologie
de Husserl et de Schutz) en matière de sexualité:
un ensemble d'allant-de-soi, un système de routines qui produisent
et maintiennent au jour le jour l'ordre social dans le domaine des
identités sexuelles en tant qu'elles constituent des "faits
sociaux" institués.
Garfinkel commence donc par décrire, à la manière
de Schutz, ce monde quotidien dans lequel la division des êtres
humains en deux sexes, -si l'on met à part quelques exceptions
qui "confirment la règle- se présente comme une
évidence, un fait de nature.
Agnès en tant que femme, s'inscrit "tout naturellement"
dans cette division. Elle en est au contraire une sorte de propagandiste
acharnée, et elle déteste tout particulièrement
les homosexuels parce qu'ils transgressent cet ordre. Elle garde
même ses distances par rapport aux transexuels qui fréquentent
la même clinique, avec la même demande de changement
de sexe. Car sa demande, dit-elle, n'est pas de "changer de
sexe", puisqu'elle est depuis toujours de sexe féminin.
Elle est née femme dit-elle malgré son état
civil, -établi par erreur à sa naissance sur la foi
de certaines apparences. Ce fut une erreur administrative, qu'il
faudra aussi réparer.
Garfinkel admet ce discours. Cela n'est pas affaire de conviction,
il se peut même qu'il ait des doutes quelquefois, comme on
peut le voir à la manière dont il reconstruit la vie
d'Agnès à partir de ses récits et de ses souvenirs
pleins de "trous". Mais il la reconnait en tant que femme
et le montre par ses gestes quotidiens lorsqu'il est en présence
d'Agnès dans la vie de tous les jours. Il ouvre pour elle
la porte de sa voiture et s'assure que les coussins sont confortables
avant de se mettre lui-même au volant; il porte le sac d'Agnès
lorsqu'il l'amène déjeuner au restaurant universitaire.
Il met ainsi en oeuvre une sorte d'observation participante: Il
partage en partie la vie d'Agnès et en même temps maintient
un certain recul propre au sociologue, à l'observateur professionnel.
Se comportant en galant homme, il constate qu' Agnès est
très contente d' être reconnue par lui comme une femme
de plein droit. Ainsi ils conspirent ensemble à produire
et maintenir en permanence l'ordre sexuel du monde sur ses manifestations.
Leurs conversations sont souples, Garfinkel semble se laisser guider
en général par le discours d'Agnès avec parfois,
cependant, quelques demandes de précisions qui ne sont pas
toujours bien accueillies. Parfois, Agnès est fâchée,
et alors il s'excuse. Il semble même avouer qu'il a gaffé,
qu'il aurait dû laisser ce point dans l'ombre et accepter,
comme il le fait en général, tous les non-dits sur
l'enfance d'Agnès, le fait qu'elle refuse de présenter
à l'équipe de Stoller sa mère, et Bob, son
fiancé.
Elle décrit Bob, comme un jeune homme parfait qui par amour
pour elle accepte provisoirement son anomalie anomalie mais attend
avec impatience l' opération qui doit parachever la féminité
de sa fiancée. Il y a donc des trous dans le récit
de sa vie: mais que peut signifier ici cette notion de "vérité"?
L'histoire d'une vie est toujours une reconstruction. A quelle nature
pourrait-elle d'ailleurs renvoyer?
Agnès parce qu'elle était affligée d'un sexe
d'homme, a été élevée comme un garçon.
Contrairement à ce qui se passe avec les petites filles,
on ne lui a pas transmis les rêgles de conduite qui, dans
notre société, constituent la définition sociale
du sexe: elle n'a pas appris, par exemple, à faire la cuisine.
Or il semble que dans les années 50, aux Etats Unis, dans
le milieu où vit Agnès en dissimulant à tout
le monde, -sauf aux médecins et à Garfinkel-, son
"anomalie" sexuelle, le fait de ne pas conna"tre
du tout l'art culinaire soit plutôt étrange: il pourrait
produire de la suspiscion, mettre en doute cette image de jeune
fille accomplie qu'Agnès affiche dans le monde.
Il lui faut donc ruser continuellement. Comment apprendre à
faire la cuisine sans avouer qu'elle n'a pas déjà
appris à cuisiner dans son enfance comme toutes les petites
filles de son âge? Une occasion se présente: la mère
de son fiancé. Agnès ne lui dit pas qu'elle ne sait
pas cuisiner du tout, ce qui pourrait éveiller quelques soupçons;
or elle a besoin d'être vue par tout, et par tous, comme une
jeune fille accomplie. Elle a besoin de voir sa féménité,
aurait dit Sartre, dans le regard des autres. Elle dit donc à
la mère de Bob, qui est d'origine étrangère,
qu'elle désire apprendre sa façon exotique de faire
la cuisine. Ce faisant, elle apprend à se servir des fourneaux,
des épices, bref, elle apprend à faire la cuisine,
tout court. Et ainsi de suite. Elle est obligée d'observer
continuellement ce que font ses copines, comment elles s'habillent,
flirtent avec les garçons. Elle devient ainsi, par nécessité,
l'ethnographe de la féminité américaine dans
les années 50. Elle aide Garfinkel à l'analyser cette
exhibition (account) de la féminité, sa production
sociale et son maintien.
Les rêgles sociales qui régissent les identités
sexuelles, en tant que composantes sociales d'un ordre donné,
ne constituent pas un ciel des normes déjà là
et qui se reproduirait simplement par la socialisation des enfants.
Ces rêgles n'existent que dans la mesure où elles sont
continuellement reprises et re-produites, produites à nouveau,
dans des circonstances pratiques, localisées, par les membres
de la société. Comme l'écrit Wittgenstein "Il
n'y a pas de règle au repos". Une règle sociale
n'existe que si l'on en fait usage dans la vie de tous les jours
où elle sert à régler nos relations quotidiennes.
Par un travail incessant, mais non remarqué, car la société,
écrit Garfinkel, "cache à ses membres" ce
travail d'institution, nous construisons continuellement la distinction
sociale des hommes et des femmes avec des attributs bien visibles
et bien distincts. Cette édition continuelle des signes qui
manifestent l'ordre social est nécessaire à son maintien.
Agnès rend visible ce travail d'institution. Ce n'est pas
son propre travail; c'est le travail de nous tous dans la vie quotidienne.
Lorsque Garfinkel prépare l'installation d'Agnès dans
sa voiture, lorsqu'il porte son sac, il contribue lui aussi au maintien
de cet ordre social réglé. En même ce travail
est occulté par la société et l'ordre social
apparait comme un ordre naturel. Agnès, comme nous tous,
oublie ce travail permanent, de sorte que sa féménité
se présente idéalement comme la marchandise chez Marx,
comme un fait social donné, naturel et éternel.
Garfinkel en tant qu'analyste, avec l'aide indispensable d'Agnès,
son analyseur, rend l'invisible visible. Il dévoile ce processus
de réification qui fonde l'attitude naturelle de l'homme
dans le monde. Ce "préjugé du monde", c'est
l'oubli de son institution. D'où le renversement -"le
slogan de mon enseignement", disait un jour, à Paris
Garfinkel-, qui constitue l'introduction aux Studies et à
l'ensemble du mouvement ethnométhodologique:
"Prenant le contrepied de l'enseignement de Durkheim, selon
lequel le principe fondamental de la sociologie est la réalité
objective des faits sociaux, on proposera -comme postulat et comme
orientation de recherche- que, pour les membres qui font de la sociologie
le phénomène fondamental est la réalité
objective des faits sociaux en tant qu'accomplidssement continu
des activités concertées des membres qui dans leur
existence quotidienne utilisent pour cela des procédés
ingénieux, considérés mais comme allant-de
soi" (Garfinkel 1967) La tâche fondamentale de l'ethnométhodologue
c'est d'abord la mise à jour du travail d'institution, de
production de la "chose" sociale. C'est ensuite la description
de la fétichisation généralisée des
règles et des normes.L'ethnométhodologie met en pratique
les enseignements de Marx, de Husserl et de Heidegger. Elle montre
la production de facticité du monde dans le langage de la
phénoménologie. "Ce préjugé du
monde"(Merleau-Ponty 1945) qui fonde notre perception spontanée
de l'"ordre social" s'enracine dans l'attitude naturelle
qu'il faut suspendre et "déranger", ou "rompre",
pour en révéler les effets.
Garfinkel prolonge ainsi l'enseignement de Durkheim: il faut chercher
le travail d'institution dont il est le produit et qui se dissimule
dans les routines de la vie ordinaire. L'histoire de la sociologie
et des sociologues, de Durkheim à Garfinkel, c'est, avant
tout, l'histoire de cet approfondissement.
Bibliographie de base
Collectif (coordonné par Y. Lecerf). N° spécial
de Pratiques de formation sur l'ethnométhodologie
Coulon (A). L'ethnométhodologie, PUF, QSJ.
Garfinkel (H). Studies in ethnomethodology
Conein (B), Quéré (L) et al: Arguments ethnométhodologiques.
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