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Origine : http://lutecium.org/stp/charlie.html
http://membres.lycos.fr/cochonfucius/charlie.html
Charlie Nestel s'entretient avec Georges Lapassade au sortir de
l'AG de grève des personnels et enseignants de l'université
de Vincennes à Saint-Denis, le 11 décembre 1995
Charlie Nestel : Tu as été à l'AG ce matin
et au Forum de cette après midi, en 86 tu avais effectué
une enquête ethnographique sur et dans la grève étudiante
telle qu'elle se déroulait ici, localement, dans notre fac...
Quelle est aujourd'hui ton impression sur le mouvement à
Paris VIII ?
Georges Lapassade : Je la vois d'abord du côté des
enseignants et là ma première impression est un peu
"proustienne". Tu sais que dans la dernière partie
de "la recherche du temps perdu", les personnages reviennent
mais ils ont vieilli. A l'AG tu retrouves beaucoup de militants
qu'on a connus au temps de Vincennes, après 68, surtout des
trotskystes et des ex-maoïstes des différentes tribus.
C'était le temps où comme le disait un chroniqueur
"on se nourrissait d'Assemblées Générales".
Certains sont toujours là et quelqu'un d'averti pourrait
presque annoncer à l'avance le contenu de leurs interventions.
Je prends des notes par routine ethnographique, c'est ainsi qu'un
enseignant qui n'était lui ni troskyste ni mao à l'époque,
Goldring, a dit tout à l'heure : "Dans cette AG, il
y a beaucoup de gens qui ont des identités multiples",
et là j'ai dressé l'oreille car je prépare
un livre sur les dissociations de l'identité dans les possessions
démoniaques.
Je ne crois pas que nos militants d'aujourd'hui soient hantés
par le fantôme de Lénine ou Rosa Luxembourg et j'interprète
cette réflexion curieuse d'une autre manière : je
crois que Goldring faisait allusion avec son diagnostic des identités
multiples dans l'AG au fait que les gens ont des rôles divers,
ils viennent là en tenue de militants, puis d'intellectuels
et on suppose que dès qu'ils ont quitté le Forum,
ils sont très différents.
Michel Leiris a écrit un très beau livre sur "les
aspects théâtraux de la possession chez les éthiopiens
de Gondar", il y décrit une possédée thérapeute
dénommée Malkam Ayyahu. Elle avait à sa disposition,
dit-il, un vestiaire de personnalités. Il y avait un zâr
qui la possédait quand elle offrait le café, un autre
quand elle faisait son marché, un autre encore quand elle
recevait ses clients. Et j'ai l'impression qu'il en est un peu de
même avec nos militants de l'AG. Mais il y a quand même
une grande différence : la sorcière de Gondar, comme
dit Leiris, étant en transe quand elle incarnait ses esprits
alliés tandis que les orateurs de l'AG ne sont visiblement
pas en transe quand ils interviennent, et c'est bien dommage.
Charlie Nestel : Mais n'as-tu pas le sentiment que certains d'entre
nous, comme Fanette, du département théâtre
n'aient pas décollé de mai 68?
Georges Lapassade : Elle, c'est un cas un peu particulier. Elle
était au Living Théâtre qui cultivait la transe.
Mais cela est difficile à généraliser. Tu peux
remarquer que les rapports humains entre collègues dans ces
AG restent froids. Il y a là un signe qui à mon avis
ne trompe pas. Je suis convaincu qu'il y a toujours dans les grands
mouvements sociaux une dimension de transe. Les rapports habituels
entre les gens sont changés. Je suis loin d'être le
seul, d'ailleurs, à voir les mouvements sociaux en termes
de transe. Il y a tout un mouvement de recherches psychosociologiques
de Gustave Le Bon à Serge Moscovici qui s'est occupé
de cette question. Sartre en était très proche dans
sa "Critique de la raison dialectique" quand il décrivait
le comportement des masses le jour de la prise de la Bastille. Il
parlait alors de "groupes en fusion dans une haute température
historique" et aussi de "groupe apocalypse", une
expression empruntée à Malraux. Mais je n'ai vu nulle
part d'apocalypse ces jours derniers, en tous cas pas dans l'amphi
X. Les rapports sociaux restent, comme je te le disais tout à
l'heure, froids et un peu distants, comme ils le sont dans la vie
quotidienne de l'Université en temps normal.
Charlie Nestel : Dirais-tu alors, à la manière de
Baudrillard : "la grève n'a pas eu lieu, que c'est un
simulacre"?
Georges Lapassade : Si, il y a une grève en cours, mais
c'est la grève du métro. Tout le monde le reconnaît
plus ou moins d'ailleurs, mais on a du mal à se le dire.
Et cette difficulté de formuler et de reconnaître les
contradictions ainsi que les limites de cette grève est liée
justement à l'absence de transe, car dans la transe, les
gens tiennent un discours plus vrai qu'à l'état ordinaire.
La parole explose de partout.
Sartre dit à propos de 1789 : "les églises occupées
regorgeaient de monde, chacun y était orateur". Cette
description collait parfaitement avec l'Odéon occupé
ou la Sorbonne ainsi qu'avec toutes les AG de mai 68. La parole
éclatait partout en désordre, mais ça donnait
des intuitions et des contrastes qui faisaient avancer le mouvement.
Dans de telles situations, il a quelque chose d'inspiré,
de prophétique, chez les orateurs. Il y en avait bien quelques
uns parmi les gauchistes qui faisaient des cours d'amphi, sur par
exemple des questions d'économie. Aujourd'hui il ne reste
plus que ça : des enseignants qui se font des cours entre
eux pendant que les étudiants sont réunis dans un
autre amphi. Quelquefois d'ailleurs, j'ai envie d'aller voir ce
qui se passe chez les étudiants, mais il y a toujours quelqu'un
qui me barre gentiment l'entrée et qui me dit, en voyant
mes cheveux blancs : "pour vous ça se passe dans l'amphi
d'à côté".
Charlie Nestel : Mais tu n'as donc rien trouvé d'intéressant
dans ces AG d'enseignants?
Georges Lapassade : Si, il y a un problème qui m'a intéressé
et que Bernard Charlot a bien formulé aujourd'hui même
à la fin du forum sur Université et Société.
Il a remarqué qu'il y avait deux grandes tendances : il y
a ceux qui veulent toujours débattre des grands problèmes
de société et puis ceux qui, au contraire, demandent
qu'on parle des UV, des problèmes d'organisation locale des
enseignements. Par exemple, un étudiant demandait qu'il y
ait davantage de cours du soir, en signalant que la tradition est
en train de se perdre. On n'a pas relevé ce propos et c'est
bien dommage parce que ces problèmes quotidiens sont, à
mon avis, de vrais problèmes. On ne va pas les régler
seulement dans les manifs et les grands discours.
C'est la raison pour laquelle je suis plutôt pessimiste. Je
pense que rien ne va changer à ce niveau là. D'ailleurs,
à chaque fois qu'il y a une crise universitaire, on retrouve
cette dichotomie. Il y a des gens, généralement minoritaires,
qui voudraient que les choses changent localement. Ils le disent,
ils organisent quelquefois des débats locaux, puis tout rentre
dans l'ordre et ça continue comme par le passé. Quand
cette grève qui n'est pas, ici, à Paris VIII en tous
cas un mouvement, va prendre fin, les routines d'enseignement vont
se remettre en place.
Derrière ce que je te dis là, il y a quelques convictions
un peu théoriques. Elles m'ont amené, tu le sais bien,
à m'intéresser comme toi à l'interactionnisme
symbolique et à l'ethnométhodologie qui sont des courants
où l'on insiste sur le fait que le social se construit localement
et continuellement.
C'est d'ailleurs autour de cette orientation que nous avions fondé
il y a à peu près dix ans un DESS d'Ethnométhodologie
et Informatique qui n'était pas seulement un cursus universitaire,
parmi d'autres, avec des examens et des diplômes en fin d'année.
C'était aussi un lieu de rencontres, de débats permanents,
d'affrontements quelquefois, de recherches collectives et de convivialité.
Yves nous a quittés juste au début de cette grève
et les quelques réunions qu'on peut avoir pour essayer de
faire fonctionner son dispositif nous montrent à quel point,
il en était le centre tout en refusant un modèle de
gestion autoritaire. J'en avais le souvenir nostalgique dans ces
AG froides et plutôt intéressées par les grands
problèmes de société que par la micro-sociologie
de la vie quotidienne.
Charlie Nestel : Et du côté des étudiants,
as-tu ressenti la même froideur?
Georges Lapassade : Pas tout à fait parce que les étudiants
sont jeunes et ont des réserves d'enthousiasme. Ils sont
moins pris dans des rôles sociaux. Ils ont moins le souci
de faire bonne impression, de faire sérieux, de rappeler
qu'ils ont des responsabilités syndicales ou autres. Mais,
contrairement à ce qui se passait en 1986 où je fréquentais
beaucoup les AG d'étudiants, j'en ai aujourd'hui une vue
plus superficielle. Cela tient aussi au fait que la grève
des transports vide la fac, car la fac le plus souvent est vide.
Il y a quelques étudiants qui campent dans un local. Ils
sont le symbole d'une occupation proclamée, mais ils doivent
se sentir bien seuls quelquefois.
En 1986, lors de la grève contre le projet Devaquet, nous
avions observé certains étudiants avec Rémy
Hess et Patrick Boumard des phénomènes de "conversion
et d'entrée dans la grève" que nous avions décrits
dans notre livre sur 'l'université en transe". Ces phénomènes
pouvaient être analysés à partir d'entretiens
et de la lecture des journaux personnels d'étudiants qui
racontaient avec beaucoup de détails comment ils s'étaient
"convertis" plus ou moins rapidement à cette grève
et comment ils en étaient venus à y prendre une part
active en rupture avec leurs habitudes de travail à l'université.
Je n'ai pas l'impression qu'il en soit ainsi aujourd'hui. Et Rémy
Hess, qui tente en ce moment de mener une enquête ethnographique
chez les étudiants en tant qu'observateur participant, me
paraît être du même avis.
J'ai entendu des collègues dans des AG, déplorer le
fait que dans l'AG voisine -celle des étudiants-, il y avait
une centaine de militants qui se retrouvent là, toujours
les mêmes, coupés de leurs troupes absentes. Et finalement,
il n'est peut être pas sûr que la grève des transports
suffise à expliquer cet isolement. On m'a fait remarquer
aussi qu'il y avait peu d'étudiants dans les cortèges
parisiens de manifestants. Il serait bien qu'on puisse réfléchir
là dessus, sans tabous, et sans se croire obligés
d'être conformes à l'orthodoxie de la grève,
sans avoir peur de dévier par rapport à ce qu'il convient
de dire et de ne pas dire. Or, j'ai l'impression et j'y insiste,
qu'il y a pas mal d'autocensure dans ce que disent les gens.
Charlie Nestel : Mais alors comment donner un peu de chaleur à
cette grève froide et hivernale?
Georges Lapassade : Je disais tout à l'heure à des
étudiants du comité de grève, un peu sur le
mode de la plaisanterie, qu'on pourrait peut-être organiser
quelques Rave Parties dans ces universités qui sont sans
doute en grève, mais visiblement pas en transe. Il y a d'ailleurs
des moyens multiples pour changer, dans ces grands rassemblements,
l'état de conscience ordinaire des gens et plus particulièrement
les liens sociaux ordinaires. Quand j'ai participé à
quelques unes de ces fêtes, j'ai été frappé
par la chaleur avec laquelle j'y étais accueilli. J'étais
vieux au milieu de tous ces jeunes, mais ça ne semblait pas
faire problème. Et quand je sollicitais un entretien avec
quelqu'un, c'était accordé aussitôt. Je précisais
que j'étais là pour faire une recherche sur les nouvelles
formes de transe métropolitaines mais je n'avais pas besoin
d'en dire davantage, ni de me justifier. Je venais de longs séjours
chez les gens du Hip Hop et là quelquefois c'était
hard, tendu. Il est vrai que ça faisait partie du style Rap.
Ma proposition d'organiser des Rave dans les facs était formulée
sur le ton de la plaisanterie mais, en fait, j'y crois assez.
Je pense, et là encore on dira que je suis nostalgique, à
la nuit du 13 mai 1968 dans la Sorbonne occupée. Nous avions
porté dans la cour d'honneur un grand piano à queue
parce que c'était la demande d'un des groupes de jazz que
nous avions invités à venir fêter cette occupation.
Il y avait des militants qui étaient furieux. Ils nous disaient
qu'il y avait des blessés graves, peut être des morts
dans la nuit des barricades et que c'était pas le moment
de faire la fête.
La photo de ce piano a paru à la une de France-Soir le lendemain.
Mon ami Serge Mallet, sociologue et militant, enseignant un peu
plus tard en sciences po à Vincennes, était à
ce moment là à Nantes au milieu des ouvriers qui n'étaient
pas encore en grève. Ils lui ont dit que la photo de ce piano,
dans ce lieu vénérable, avait fait davantage pour
leur donner une idée positive du mouvement étudiant
que tous les discours qu'auraient pu leur tenir les militants universitaires
pour les faire entrer dans la grève.
Ma proposition d'organiser les Rave de la Grève était
une sorte de discours indirect qui rejoingnait, sur le mode de l'humour,
ce que j'ai dit au début à propos de la froideur des
rapports sociaux dans la grève actuelle.
Il y aura toujours des militants pour dire que ça n'a rien
d'essentiel. Et c'est probablement vrai, puisque mon objet c'est
comme disait Reich "le petit, le banal, le quotidien".
Je terminerai par une citation de Goffman. Il dit à peu près
ceci :
"je sais qu'il est plus noble pour un sociologue de regarder
les grands mouvements sociaux et de chercher les moyens de les accompagner.
Je voudrais bien en faire autant, mais je constate malheureusement
qu'en général, au lieu de se révolter, les
gens dorment. Je voudrais comprendre pourquoi. C'est ça qui
m'intéresse. C'est pourquoi je demande de pouvoir rentrer
chez eux sur la pointe des pieds en évitant de les réveiller
et d'observer comment ils ronflent".
Saint-Denis le 11 décembre 1995
(repris chez le camarade Bech à Marseille, deux ou trois
liens rajoutés par Jean-Baptiste Berthelin).
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