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Origine : http://www.homme-moderne.org/societe/philo/debord/declin/
Entre le 13 et le 16 août 1965, la population noire de Los
Angeles s’est soulevée. Un incident opposant policiers
de la circulation et passants s’est développé
en deux journées d’émeutes spontanées.
Les renforts croissants des forces de l’ordre n’ont
pas été capables de reprendre le contrôle de
la rue. Vers le troisième jour, les Noirs ont repris les
armes, pillant les armureries accessibles, de sorte qu’ils
ont pu tirer même sur les hélicoptères de la
police. Des milliers de soldats et de policiers – l poids
militaire d’une division d’infanterie, appuyée
par des tanks – ont dû être jetés dans
la lutte pour cerner la révolte dans le quartier de Watts
; ensuite pour le reconquérir au prix de nombreux combats
de rue, durant plusieurs jours, les insurgés ont procédé
au pillage généralisé des magasins, et ils
y ont mis le feu. Selon les chiffres, officiels, il y aurait eu
32 morts, dont 27 Noirs, plus de 800 blessés, 3 000 emprisonnés.
Les réactions, de tous côtés, ont revêtu
cette clarté que l’événement révolutionnaire,
du fait qu’il est lui-même une clarification en actes
des problèmes existants, a toujours le privilège de
conférer aux diverses nuances de pensée de ses adversaires.
Le chef de la police, William Parker, a refusé toute médiation
proposée par les grandes organisations noires, affirmant
justement que « ces émeutes n’ont pas de chefs
». Et certes, puisque les Noirs n’avaient plus de chefs,
c’était le moment de la vérité dans chaque
camp. Qu’attendait, d’ailleurs, au même moment
un de ces chefs en chômage, Roy Wilkins, secrétaire
de la National Association for the Advancement of Colored People
? Il déclarait que les émeutes « devaient être
réprimées en faisant usage de toute la force nécessaire
». Et le cardinal de Los Angeles, McIntyre, qui protestait
hautement, ne protestait pas contre la violence de la répression,
comme on pourrait croire habile de le faire à l’heure
de l’aggiornamento de l’influence romaine ; il protestait
au plus urgent devant « une révolte préméditée
contre les droits du voisin, contre le respect de la loi et le maintien
de l’ordre », il appelait les catholiques à s’opposer
au pillage, à « ces violences sans justification apparente
». Et tous ceux qui allaient jusqu’à voir les
« justifications apparentes » de la colère des
Noirs de Los Angeles, mais non certes la justification réelle,
tous les penseurs et les « responsables » de la gauche
mondiale, de son néant, ont déploré l’irresponsabilité
et le désordre, le pillage, et surtout le fait que son premier
moment ait été le pillage des magasins contenant l’alcool
et les armes ; et les 2 000 foyers d’incendie dénombrés,
par lesquels les pétroleurs de Watts ont éclairé
leur bataille et leur fête. Qui donc a pris la défense
des insurgés de Los Angeles, dans les termes qu’ils
méritent ? Nous allons le faire. Laissons les économistes
pleurer sur les 27 millions de dollars perdus, et les urbanistes
sur un de leur plus beaux supermarkets parti en fumée, et
McIntyre sur son shérif abattu ; laissons les sociologues
se lamenter sur l’absurdité et l’ivresse dans
cette révolte. C’est le rôle d’une publication
révolutionnaire, non seulement de donner raison aux insurgés
de Los Angeles, mais de contribuer à leur donner des raisons,
d’expliquer théoriquement la vérité dont
l’action pratique exprime ici la recherche.
Dans l’Adresse publiée à Alger en juillet 1965,
après le coup d’État de Boumedienne, les situationnistes,
qui exposaient aux Algériens et aux révolutionnaires
du monde les conditions en Algérie et dans le reste du monde
comme un tout, montraient parmi leurs exemples le mouvement des
Noirs américains qui, « s’il peut s’affirmer
avec conséquence », dévoilera les contradictions
du capitalisme le plus avancé. Cinq semaines plus tard, cette
conséquence s’est manifestée dans la rue. La
critique théorique de la société moderne, dans
ce qu’elle a de plus nouveau, et la critique en actes de la
même société existent déjà l’une
et l’autre ; encore séparées mais aussi avancées
jusqu’aux mêmes réalités, parlant de la
même chose. Ces deux critiques s’expliquent l’une
par l’autre ; et chacune est sans l’autre inexplicable.
La théorie de la survie et du spectacle est éclairée
et vérifiée par ces actes qui sont incompréhensibles
à la fausse conscience américaine. Elle éclairera
en retour ces actes quelque jour.
Jusqu’ici, les manifestations des Noirs pour les «
droits civiques » avaient été maintenues par
leurs chefs dans une légalité qui tolérait
les pires violences des forces de l’ordre et des racistes,
comme au mois de mars précédent en Alabama, lors de
la marche sur Montgomery ; et même après ce scandale,
une entente discrète du gouvernement fédéral,
du gouverneur Wallace et du pasteur King avait conduit la marche
de Selma, le 10 mars, à reculer devant la première
sommation, dans la dignité et la prière. L’affrontement
attendu alors par la foule des manifestants n’avait été
que le spectacle d’un affrontement possible. En même
temps la non-violence avait atteint la limite ridicule de son courage
: s’exposer aux coups de l’ennemi, et pousser ensuite
la grandeur morale jusqu’à lui épargner la nécessité
d’user à nouveau de sa force. Mais la donnée
de base est que le mouvement de droits civiques ne posait, par des
moyens légaux, que des problèmes légaux. Il
est logique d’en appeler légalement à la loi.
Ce qui est irrationnel, c’est de quémander légalement
devant l’illégalité patente, comme si elle était
un non-sens qui se dissoudra en étant montré du doigt.
Il est manifeste que l’illégalité superficielle,
outrageusement visible, encore appliquée aux Noirs dans beaucoup
d’États américains, a ses racines dans une contradiction
économico-sociale qui n’est pas du ressort des lois
existantes ; et qu’aucune loi juridique future ne peut même
défaire, contre les lois plus fondamentales de la société
où les Noirs américains finalement osent demander
de vivre. Les Noirs américains, en vérité,
veulent la subversion totale de cette société, ou
rien. Et le problème de la subversion nécessaire apparaît
de lui-même dès que les Noirs en viennent aux moyens
subversifs ; or le passage à de tels moyens surgit dans leur
vie quotidienne comme ce qui y est à la fois le plus accidentel
et le plus objectivement justifié. Ce n’est plus la
crise du statut des Noirs en Amérique ; c’est la crise
du statut de l’Amérique, posé d’abord
parmi les Noirs. Il n’y a pas eu ici de conflit racial : les
Noirs n’ont pas attaqué les Blancs qui étaient
sur leur chemin, mais seulement les policiers blancs ; et de même
la communauté noire ne s’est pas étendue aux
propriétaires noirs de magasins, ni même aux automobilistes
noirs. Luther King lui-même a dû admettre que les limites
de sa spécialité étaient franchies, en déclarant,
à Paris en octobre, que « ce n’étaient
pas des émeutes de race, mais de classe ».
La révolte de Los Angeles est une révolte contre
la marchandise, contre le monde de la marchandise et du travailleur-consommateur
hiérarchiquement soumis aux mesures de la marchandise. Les
Noirs de Los Angeles, comme les bandes de jeunes délinquants
de tous les pays avancés, mais plus radicalement parce qu’à
l’échelle d’une classe globalement sans avenir,
d’une partie du prolétariat qui ne peut croire à
des chances notables de promotion et d’intégration,
prennent au mot la propagande du capitalisme moderne, sa publicité
de l’abondance. Ils veulent tout de suite tous les objets
montrés et abstraitement disponibles, parce qu’ils
veulent en faire usage. De ce fait ils en récusent la valeur
d’échange, la réalité marchande qui en
est le moule, la motivation et la fin dernière, et qui a
tout sélectionné. Par le vol et le cadeau, ils retrouvent
un usage qui, aussitôt, dément la rationalité
oppressive de la marchandise, qui fait apparaître ses relations
et sa fabrication même comme arbitraires et non nécessaires.
Le pillage du quartier de Watts manifestait la réalisation
la plus sommaire du principe bâtard : « À chacun
selon ses faux besoins », les besoins déterminés
et produits par le système économique que le pillage
précisément rejette. Mais du fait que cette abondance
est prise au mot, rejointe dans l’immédiat, et non
plus indéfiniment poursuivie dans la course du travail aliéné
et de l’augmentation des besoins sociaux différés,
les vrais désirs s’expriment déjà dans
la fête, dans l’affirmation ludique, dans le potlatch
de destruction. L’homme qui détruit les marchandises
montre sa supériorité humaine sur les marchandises.
Il ne restera pas prisonnier des formes arbitraires qu’a revêtues
l’image de son besoin. Le passage de la consommation à
la consummation s’est réalisé dans les flammes
de Watts. Les grands frigidaires volés par des gens qui n’avaient
pas l’électricité, ou chez qui le courant était
coupé, est la meilleure image du mensonge de l’abondance
devenu vérité en jeu. La production marchande, dès
qu’elle cesse d’être achetée, devient critiquable
et modifiable dans toutes ses mises en forme particulières.
C’est seulement quand elle est payée par l’argent,
en tant que signe d’un grade dans la survie, qu’elle
est respectée comme un fétiche admirable.
La société de l’abondance trouve sa réponse
naturelle dans le pillage, mais elle n’était aucunement
abondance naturelle et humaine, elle était abondance de marchandises.
Et le pillage, qui fait instantanément s’effondrer
la marchandise en tant que telle, montre aussi l’ultima ratio
de la marchandise : la force, la police et les autres détachements
spécialisés qui possèdent dans l’État
le monopole de la violence armée. Qu’est-ce qu’un
policier ? C’est le serviteur actif de la marchandise, c’est
l’homme totalement soumis à la marchandise, par l’action
duquel tel produit du travail humain reste une marchandise dont
la volonté magique est d’être payée, et
non vulgairement un frigidaire ou un fusil, chose aveugle, passive,
insensible, qui est soumise au premier venu qui en fera usage.
Derrière l’indignité qu’il y a à
dépendre du policier, les Noirs rejettent l’indignité
qu’il y a à dépendre des marchandises. La jeunesse
sans avenir marchand de Watts a choisi une autre qualité
du présent, et la vérité de ce présent
fut irrécusable au point d’entraîner toute la
population, les femmes, les enfants et jusqu’aux sociologues
présents sur ce terrain. Une jeune sociologue noire de ce
quartier, Bobbi Hollon déclarait en octobre au Herald Tribune
: « Les gens avaient honte, avant, de dire qu’ils venaient
de Watts. Ils le marmonnaient. Maintenant ils le disent avec orgueil.
Des garçons qui portaient toujours leurs chemises ouvertes
jusqu’à la taille et vous auraient découpé
en rondelles en une demi-seconde ont rappliqué ici chaque
matin à 7 heures. Ils organisaient la distribution de la
nourriture. Bien sûr, il ne faut pas se faire d’illusion,
ils l’avaient pillée […] Tout ce bla-bla chrétien
a été utilisé contre les Noirs pendant trop
longtemps. Ces gens pourraient piller pendant dix ans et ne pas
récupérer la moitié de l’argent qu’on
leur a volé dans ces magasins pendant toutes ces années…
Moi, je suis seulement une petite fille noire. » Bobbi Hollon,
qui a décidé de ne jamais laver le sang qui a taché
ses espadrilles pendant les émeutes, dit que « maintenant
le monde entier regarde le quartier de Watts ».
Comment les hommes font-ils l’histoire, à partir des
conditions préétablies pour les dissuader d’y
intervenir ? Les Noirs de Los Angeles sont mieux payés que
partout ailleurs aux États-Unis, mais ils sont là
encore plus séparés qu’ailleurs de la richesse
maximum qui s’étale précisément en Californie.
Hollywood, le pôle du spectacle mondial, est dans leur voisinage
immédiat. On leur promet qu’ils accéderont,
avec de la patience, à la prospérité américaine,
mais ils voient que cette prospérité n’est pas
une sphère stable, mais une échelle sans fin. Plus
ils montent, plus ils s’éloignent du sommet, parce
qu’ils sont défavorisés au départ, parce
qu’ils sont moins qualifiés, donc plus nombreux parmi
les chômeurs, et finalement parce que la hiérarchie
qui les écrase n’est pas seulement celle du pouvoir
d’achat comme fait économique pur : elle est une infériorité
essentielle que leur imposent dans tous les aspects de la vie quotidienne
les mœurs et les préjugés d’une société
où tout pouvoir humain est aligné sur le pouvoir d’achat.
De même que la richesse humaine des Noirs américains
est haïssable et considérée comme criminelle,
la richesse en argent ne peut pas les rendre complètement
acceptables dans l’aliénation américaine : la
richesse individuelle ne fera qu’un riche nègre parce
que les Noirs dans leur ensemble doivent représenter la pauvreté
d’une société de richesse hiérarchisée.
Tous les observateurs ont entendu ce cri qui en appelait à
la reconnaissance universelle du sens du soulèvement : «
C’est la révolution des Noirs, et nous voulons que
le monde le sache ! » Freedom now est le mot de passe de toutes
les révolutions de l’histoire ; mais pour la première
fois, ce n’est pas la misère, c’est au contraire
l’abondance matérielle qu’il s’agit de
dominer selon de nouvelles lois. Dominer l’abondance n’est
donc pas seulement en modifier la distribution, c’est en redéfinir
les orientations superficielles et profondes. C’est le premier
pas d’une lutte immense, d’une portée infinie.
Les Noirs ne sont pas isolés dans leur lutte parce qu’une
nouvelle conscience prolétarienne (la conscience de n’être
en rien le maître de son activité, de sa vie) commence
en Amérique dans des couches qui refusent le capitalisme
moderne et, de ce fait, leur ressemblent. La première phase
de la lutte des Noirs ; justement, a été le signal
d’une contestation qui s’étend. En décembre
1964, les étudiants de Berkeley, brimés dans leur
participation au mouvement des droits civiques, en sont venus à
faire une grève qui mettait en cause le fonctionnement de
cette « multiversité » de Californie et, à
travers ceci, toute l’organisation de la société
américaine, le rôle passif qu’on leur y destine.
Aussitôt on découvre dans la jeunesse étudiante
les orgies de boisson ou de drogue et la dissolution de la morale
sexuelle que l’on reprochait aux Noirs. Cette génération
d’étudiants a depuis inventé une première
forme de lutte contre le spectacle dominant, le teach in, et cette
forme a été reprise le 20 octobre en Grande-Bretagne,
à propos de la crise de Rhodésie. Cette forme, évidemment
primitive et impure, c’est le moment de la discussion des
problèmes, qui refuse de se limiter dans le temps (académiquement)
; qui ainsi cherche à être poussé jusqu’au
bout, et ce bout est naturellement l’activité pratique.
En octobre des dizaines de manifestants paraissent dans la rue,
à New York et à Berkeley, contre la guerre au Viêt-nam,
et ils rejoignent les cris des émeutiers de Watts : «
Sortez de notre quartier et du Viêt-nam ! ». Chez les
Blancs qui se radicalisent, la fameuse frontière de la légalité
est franchie : on donne des « cours » pour apprendre
à frauder aux conseils de révision (Le Monde du 19
octobre 1965), on brûle devant la TV des papiers militaires.
Dans la société de l’abondance s’exprime
le dégoût de cette abondance et de son prix. Le spectacle
est éclaboussé par l’activité autonome
d’une couche avancée qui nie ses valeurs. Le prolétariat
classique, dans la mesure même où l’on avait
pu provisoirement l’intégrer au système capitaliste,
n’avait pas intégré les Noirs (plusieurs syndicats
de Los Angeles refusèrent les Noirs jusqu’en 1959)
; et maintenant les Noirs sont le pôle d’unification
pour tout ce qui refuse la logique de cette intégration au
capitalisme, nec plus ultra de toute intégration promise.
Et le confort ne sera jamais assez confortable pour satisfaire ceux
qui cherchent ce qui n’est pas sur le marché, ce que
le marché précisément élimine.
Le niveau atteint par la technologie des plus privilégiés
devient une offense, plus facile à exprimer que l’offense
essentielle de la réification. La révolte de Los Angeles
est la première de l’histoire qui ait pu souvent se
justifier elle-même en arguant du manque d’air conditionné
pendant une vague de chaleur.
Les Noirs ont en Amérique leur propre spectacle, leur presse,
leurs revues et leurs vedettes de couleur, et ainsi ils le reconnaissent
et le vomissent comme spectacle fallacieux, comme expression de
leur indignité, parce qu’ils le voient minoritaire,
simple appendice d’un spectacle générale. Ils
reconnaissent que ce spectacle de leur consommation souhaitable
est une colonie de celui des Blancs, et ils voient donc plus vite
le mensonge de tout le spectacle économico-culturel. Ils
demandent, en voulant effectivement et tout de suite participer
à l’abondance, qui est la valeur officielle de tout
Américain, la réalisation égalitaire du spectacle
de la vie quotidienne en Amérique, la mise à l’épreuve
des valeurs mi-célestes, mi-terrestres de ce spectacle. Mais
il est dans l’essence du spectacle de n’être pas
réalisable immédiatement ni égalitairement
même pour les Blancs (les Noirs font justement fonction de
caution spectaculaire de cette inégalité stimulante
dans la course à l’abondance). Quand les Noirs exigent
de prendre à la lettre le spectacle capitaliste, ils rejettent
déjà le spectacle même. Le spectacle est une
drogue pour esclaves. Il n’entend pas être pris au mot,
mais suivi à un infime degré de retard (si il n’y
a plus de retard, la mystification apparaît). En fait, aux
États-Unis, les Blancs sont aujourd’hui les esclaves
de la marchandise, et les Noirs, ses négateurs. Les Noirs
veulent plus que les Blancs : voilà le cœur d’un
problème insoluble, ou soluble seulement avec la dissolution
de cette société blanche. Aussi les Blancs qui veulent
sortir de leur propre esclavage doivent rallier d’abord la
révolte noire, non comme affirmation de couleur évidemment,
mais comme refus universel de la marchandise, et finalement de l’État.
Le décalage économique et psychologique des Noirs
par rapport aux Blancs leur permet de voir ce qu’est le consommateur
blanc, et le juste mépris qu’ils ont du blanc devient
mépris de tout consommateur passif. Les Blancs qui, eux aussi,
rejettent ce rôle n’ont de chance qu’en unifiant
toujours plus leur lutte à celle des Noirs, en en trouvant
eux-mêmes et en en soutenant jusqu’au bout les raisons
cohérentes. Si leur confluence se séparait devant
la radicalisation de la lutte, un nationalisme noir se développerait,
qui condamnerait chaque côté à l’affrontement
selon les plus vieux modèles de la société
dominante. Une série d’exterminations réciproques
est l’autre terme de l’alternative présente,
quand la résignation ne peut plus durer.
Les essais de nationalisme noir, séparatiste ou pro-africain,
sont des rêves qui ne peuvent répondre à l’oppression
réelle. Les Noirs américains n’ont pas de patrie.
Ils sont en Amérique chez eux et aliénés, comme
les autres Américains, mais eux savent qu’ils le sont.
Ainsi, ils ne sont pas le secteur arriéré de la société
américaine, mais son secteur le plus avancé. Ils sont
le négatif en œuvre, « le mauvais côté
qui produit le mouvement qui fait l’histoire en constituant
la lutte » (Misère de la philosophie). Il n’y
a pas d’Afrique pour cela.
Les Noirs américains sont le produit de l’industrie
moderne au même titre que l’électronique, la
publicité et le cyclotron. Ils en portent les contradictions.
Ils sont les hommes que le paradis spectaculaire doit à la
fois intégrer et repousser, de sorte que l’antagonisme
du spectacle et de l’activité des hommes s’avoue
à leur propos complètement. Le spectacle est universel
comme la marchandise. Mais le monde de la marchandise étant
fondé sur une opposition de classes, la marchandise est elle-même
hiérarchique. L’obligation pour la marchandise, et
donc le spectacle qui informe le monde de la marchandise, d’être
à la fois universelle et hiérarchique aboutit à
une hiérarchisation universelle. Mais du fait que cette hiérarchisation
doit rester inavouée, elle se traduit en valorisations hiérarchiques
inavouables, parce que irrationnelles, dans un monde de la rationalisation
sans raison. C’est cette hiérarchisation qui crée
partout les racismes : l’Angleterre travailliste en vient
à restreindre l’immigration des gens de couleur, les
pays industriellement avancés d’Europe redeviennent
racistes en important leur sous-prolétariat de la zone méditerranéenne,
en exploitant leurs colonisés à l’intérieur.
Et la Russie ne cesse pas d’être antisémite parce
qu’elle n’a pas cessé d’être une
société hiérarchique où le travail doit
être vendu comme une marchandise. Avec la marchandise, la
hiérarchie se recompose toujours sous des formes nouvelles
et s’étend ; que ce soit entre le dirigeant du mouvement
ouvrier et les travailleurs, ou bien entre possesseurs de deux modèles
de voitures artificiellement distingués. C’est la tare
originelle de la rationalité marchande, la maladie de la
raison bourgeoise, maladie héréditaire dans la bureaucratie.
Mais l’absurdité révoltante de certaines hiérarchies,
et le fait que toute la force du monde de la marchandise se porte
aveuglément et automatiquement à leur défense,
conduit à voir, dès que commence la pratique négative,
l’absurdité de toute hiérarchie.
Le monde rationnel produit par la révolution industrielle
a affranchi rationnellement les individus de leurs limites locales
et nationales, les a liés à l’échelle
mondiale ; mais sa déraison est de les séparer de
nouveau, selon une logique cachée qui s’exprime en
idées folles, en valorisation absurdes. L’étranger
entoure partout l’homme devenu étranger à son
monde. Le barbare n’est plus au bout de la Terre, il est là,
constitué en barbare précisément par sa participation
obligée à la même consommation hiérarchisée.
L’humanisme qui couvre cela est le contraire de l’homme,
la négation de son activité et de son désir
; c’est l’humanisme de la marchandise, la bienveillance
de la marchandise pour l’homme qu’elle parasite. Pour
ceux qui réduisent les hommes aux objets, les objets paraissent
avoir toutes les qualités humaines, et les manifestations
humaines réelles se changent en inconscience animale. «
Ils se sont mis à se comporter comme une bande de singes
dans un zoo », peut dire William Parker, chef de l’humanisme
de Los Angeles.
Quand « l’état d’insurrection »
a été proclamé par les autorités de
Californie, les compagnies d’assurances ont rappelé
qu’elles ne couvrent pas les risques à ce niveau :
au-delà de la survie. Les Noirs américains, globalement,
ne sont pas menacés dans leur survie – du moins s’ils
se tiennent tranquilles – et le capitalisme est devenu assez
concentré et imbriqué dans l’État pour
distribuer des « secours » aux plus pauvres. Mais du
seul fait qu’ils sont en arrière dans l’augmentation
de la survie socialement organisée, les Noirs posent les
problèmes de la vie, c’est la vie qu’ils revendiquent.
Les Noirs n’ont rien à assurer qui soit à eux
; ils ont à détruire toutes les formes de sécurité
et d’assurances privées connues jusqu’ici. Ils
apparaissent comme ce qu’ils sont en effet : les ennemis irréconciliables,
non certes de la grande majorité des Américains, mais
du mode de vie aliéné de toute la société
moderne : le pays le plus avancé industriellement ne fait
que nous montrer le chemin qui sera suivi partout, si le système
n’est pas renversé.
Certains des extrémistes du nationalisme noir, pour démontrer
qu’ils ne peuvent accepter moins qu’un État séparé,
ont avancé l’argument que la société
américaine, même leur reconnaissant un jour toute l
‘égalité civique et économique, n’arriverait
jamais, au niveau de l’individu, jusqu’à admettre
le mariage interracial. Il faut donc que ce soit cette société
américaine qui disparaisse, en Amérique et partout
dans le monde. La fin de tout préjugé racial, comme
la fin de tant d’autres préjugés liés
aux inhibitions, en matière de liberté sexuelle, sera
évidemment au-delà du « mariage » lui-même,
au-delà de la famille bourgeoise, fortement ébranlée
chez les Noirs américains, qui règne aussi bien en
Russie qu’aux États-Unis, comme modèle de rapport
hiérarchique et de stabilité d’un pouvoir hérité
(argent ou grade socio-étatique). On dit couramment depuis
quelque temps de la jeunesse américaine qui, après
trente ans de silence, surgit comme force de contestation, qu’elle
vient de trouver sa guerre d’Espagne dans la révolte
noire. Il faut que, cette fois, ses « bataillons Lincoln »
comprennent tout le sens de la lutte où il s’engagent
et la soutiennent complètement dans ce qu’elle a d’universel.
Les « excès » de Los Angeles ne sont pas plus
une erreur politique des Noirs que la résistance armée
du P.O.U.M. à Barcelone, en mai 1937, n’a été
une trahison de la guerre antifranquiste. Une révolte contre
le spectacle se situe au niveau de la totalité, parce que
– quand bien même elle ne se produirait que dans le
seul district de Watts – elle est une protestation de l’homme
contre la vie inhumaine ; parce qu’elle commence au niveau
du seul individu réel et parce que la communauté,
dont l’individu révolté est séparé,
est la vraie nature sociale de l’homme, la nature humaine
: le dépassement positif du spectacle.
Debord fume encore !
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