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Origine Revue « Champ Pénal Vol 1 (2004)
Article :
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Gilles CHANTRAINE Prison et regard sociologique (mai 2004) Pour un
décentrage de l'analyse critique
Texte intégral
La sociologie qualitative en prison est-elle utile ? Quelle question
! N'est-elle pas sans objet, déplacée, provocatrice,
ou tout cela à la fois ? La connaissance, la volonté
de savoir, la vérité, l'objectivité, la scientificité
ne se justifient-elles pas d'elles-mêmes, dans leur positivité
propre ? N'est-il pas légitime que le sociologue, et, a fortiori,
le sociologue engagé, s'attache à décrypter
les ressorts sociaux des réalités carcérales
? La réponse affirmative à cette dernière question
ne doit pas éluder la complexité du problème.
D'abord, soulignons que les savoirs et les discours sur la prison,
aujourd'hui, ne manquent pas : rapports parlementaires volumineux,
documentaires originaux, récits autobiographiques expressifs,
témoignages de professionnels avisés, articles de
journaux diversifiés, militantisme d'information, etc. Ces
documents témoignent souvent d'un véritable travail
d'investigation et offrent un ensemble de descriptions et d'interprétations
considérables. Dès lors, s'il subsiste de véritables
zones d'opacité sur la vie (et la mort) en détention1,
les affirmations habituelles, presque monotones, selon lesquelles
la recherche sociologique se justifie par la nécessité
d'enrayer le processus de « méconnaissance »
de l'institution, et que cette « méconnaissance »
constituerait le facteur principal de son « inertie historique
», sont aujourd'hui insuffisantes ; du moins, il y a là
un problème qui mérite d'être creusé
plus profondément. Quelle sorte de savoir voulons-nous opposer
à ces savoirs que nous croyons moins pertinents ?
Notre perception de la complexité du problème est
basée sur la conviction selon laquelle, à l'heure
du renforcement sans précédent de l'emprise carcérale,
à l'heure également de la domination des discours
gestionnaires visant à développer l'efficience du
système pénal sur les autres types de discours, à
l'heure, enfin, d'un recul notable de l'espace imaginaire des possibles
dans la pensée intellectuelle2, il nous semble essentiel
que les sociologues de la prison redoublent non seulement d'imagination
sociologique3, mais également de vigilance critique vis-à-vis
de leurs propres présupposés, de leurs propres habitudes
et des principes de justice sociale à partir desquels ils
adoptent leur posture critique. Il faut donc soumettre la critique
à la critique, non pas pour l'annihiler mais au contraire
pour saisir sa nature et évaluer sa portée potentielle.
Cette auscultation réflexive comporte des risques évidents
: celui de désarçonner le chercheur dans ses routines
conceptuelles et celui de rendre plus laborieux, en conséquence,
son travail de recherche. En faire l'économie, en retour,
comporte lui aussi un risque, selon nous bien plus dommageable :
celui de produire des analyses qui ressembleraient étrangement,
ou du moins qui s'accorderaient sans mal, aux systèmes, pratiques
et perceptions que le chercheur espère, paradoxalement, critiquer.
Il s'agit donc, dans un premier temps, de discerner, au cœur
des savoirs ordinaires et scientifiques, les énoncés
autoproclamés « critiques » qui, en épousant
les non-dits, les finalités et les mythes de l'institution,
tendent à renforcer (efficacement car silencieusement) le
dispositif qui la sous-tend ; ce premier point donnera une nouvelle
couleur au dilemme des prisons, entre urgence des réformes
et refus de l'institution, dilemme qui structure différents
discours sociologiques sur la prison. Nous évoquerons ensuite
une piste alternative à ce dilemme qui consiste à
articuler la recherche qualitative de terrain en prison à
l'analyse plus globale des formes contemporaines de gouvernement
et d'exercice du pouvoir politique. Ce caractère décentré
et transversal propose donc d'appréhender la recherche de
prison comme une application singulière d'un programme de
sociologie générale, et tente par là d'ouvrir
une nouvelle voie, distincte et complémentaire d'une sociologie
de la prison plus classique.
1. Humanisme, efficience et refus de l'institution
1.1 L'urgence : le carcéralo-centrisme
M. Foucault a bien mis en valeur la structure de la critique de
la prison pénale moderne, composée de six constatations
qui, ensemble, dénoncent inlassablement, à travers
les époques, « l'échec » de la prison
quant à remplir les fonctions qui lui sont officiellement
assignées. Ces critiques s'énoncent ainsi : «
les prisons ne diminuent pas le taux de la criminalité »,
« la détention provoque la récidive »,
« la prison ne peut manquer de fabriquer des délinquants
», « la prison favorise l'organisation d'un milieu de
délinquants », « les conditions qui sont faites
aux détenus libérés les prédisposent
à la récidive », « la prison fabrique
indirectement des délinquants en faisant tomber dans la misère
la famille du détenu4 ». Ces critiques résonnent
encore largement avec les observations concrètes et qualitatives
du monde carcéral contemporain : stigmate(s), incertitude,
impuissance, ruptures familiales, peine corporelle, désaffiliation,
inégalité des conditions de détention, violences
physique et symbolique… A ces quelques constats, aussi récurrents
qu'actuels5, notre propre analyse des trajectoires carcérales
et du fonctionnement concret de la détention, a ajouté
encore deux lourds constats : non-sens pathogène d'un temps
carcéral vide6, et, plus globalement encore, déconnexion
patente entre les expériences carcérales « réelles
» et la peine telle qu'elle est conçue dans le discours
judiciaire7.
De ces constats sociologiques, l'interprétation et la critique
ne doivent pas être trop rapides. En effet, l'histoire pénitentiaire
a montré que la recherche de « solutions » urgentes
aux « problèmes » les plus cruciaux et aux situations
les plus « intolérables » a précisément
permis l'adaptation de l'institution à l'état des
sensibilités collectives en fonction desquelles est
évalué ce qui, dans le châtiment, est «
dégradant », « inhumain », « indigne
» ou au contraire « supportable » voire «
nécessaire » , adaptation qui s'avère indispensable
à la (re)production de l'homologie fonctionnelle de l'institution
à travers les époques, et, en conséquence,
à la (re)production de son « échec »8.
Nous appellerons la critique carcéralo-centrée9 celle
qui, cloisonnée entre quatre murs, va de pair avec l'absence
de réflexion approfondie sur le rapport organique que la
prison entretient avec le reste de l'appareil répressif,
et, plus globalement encore, avec l'ensemble des liens qui lient
la prison à l'ensemble des rapports sociaux. En se contentant
de placer « la mission la réinsertion » comme
socle et comme finalité de l'analyse le travail se
limitant à énumérer tout ce qui empêche
sa réussite et sa réalisation , le chercheur
risque d'épouser implicitement le projet correctionnaliste
et produit alors une critique molle, étrangement compatible
aux pouvoirs disciplinaires qu'une déconstruction plus aboutie
aurait dû objectiver10. En conséquence, sur ce socle
et à travers cette recherche de solutions concrètes,
la critique carcéralo-centrée rejoint, de plus près
qu'il n'y paraît au premier abord, les discours gestionnaires
et technocratiques sur l'institution11.
Il faut ainsi se méfier de la recherche de réformes
carcérales visant à « l'amélioration
du sort des détenus » lorsqu'elles ne s'insèrent
pas dans une théorie globale de l'enfermement carcéral.
En l'absence de la recherche d'une telle théorie, le chercheur
reste enfermé, pour reprendre le mot de Watzlawick, dans
la bouteille à mouche d'une « réalité
» apparemment évidente (avec des énoncés
du type « il faut rendre les détenus maîtres
de leur propre destin par la mise en place de dispositifs de responsabilisation
appropriés ») dont l'objectivité tient pourtant
au seul fait que l'on ne la remet pas en question et qu'on l'a aveuglément
acceptée comme vraie ; en ce sens précis, ces «
évidences » sont d'abord des réalités
idéologiques12. A l'intérieur de cette bouteille à
mouche, le cadre conceptuel ne renferme aucune contradiction alors
que, considéré de l'extérieur, comme on vient
de le suggérer, ce cadre se révèle constituer
un piège13 ; en d'autres termes, celui qui croyait être
critique et pensait penser le système, s'abuse, et risque
de redoubler (par l'omission ou la compromission), les « effets
de force du monde » qui s'expriment à travers lui14.
1.2 Le refus : abolitionnisme et dilemme des prisons
Le travail du penseur, tel que l'envisagent Watzlawick et Wittgenstein,
serait plutôt de convaincre la mouche enfermée dans
sa bouteille que la seule façon d'en sortir est d'emprunter
le même conduit étroit par lequel elle était
entrée, quand bien même ce conduit paraît plus
dangereux que l'espace dans lequel elle se trouvait prisonnière15.
La critique radicale de la prison telle qu'elle a été
façonnée pendant les années 1970-1980 peut
être considérée comme une tentative de sortir
de cette bouteille à mouche. La prison est déclarée
inapte à la réforme, et la seule perspective de mutation
sociale-historique envisageable est, en conséquence, l'abolition.
Ainsi, face à l'échec intrinsèque de la prison
à remplir l'ensemble des missions contradictoires qui lui
sont assignées, la suppression pure et simple de la prison,
dénoncée comme souffrance stérile16 a régulièrement
été évoquée et réclamée17
; chez les plus optimistes (sans que l'on ne sache d'où vient
ce curieux optimisme), sa fin est même annoncée comme
imminente18. L'apport intellectuel certain de ce parti pris a d'abord
été de démystifier le Droit, d'opérer
une véritable rupture épistémologique avec
le projet correctionnaliste, et d'ouvrir ainsi de nouveaux horizons
d'analyse.
Seulement, le « critique » risque ici de se retrouver
face à une nouvelle impasse. En effet, en affirmant avec
aplomb, en point d'orgue de l'analyse, que toute réforme
vient renforcer (par l'adaptation et/ou la banalisation) l'institution,
la Cause devient paradoxalement plus importante que la situation
immédiate et concrète de ceux (derrière les
barreaux) que la Cause prétend défendre, créant
ainsi une autre réalité idéologique non moins
pernicieuse que celle à laquelle elle prétendait s'opposer19.
On se retrouve donc à nouveau devant le « dilemme des
prisons », dont Y. Cartuyvels a rappelé les termes
: d'un côté, chercher à faire de la prison un
espace de droit, c'est entériner l'existence d'un espace
carcéral qui souffre d'un grave déficit de légitimité,
accepter le maintien d'un système pénal qui repose
sur une privation de liberté qu'on peut juger contraire aux
droits de l'homme, accepter la violence d'une logique discriminatoire
qui gère l'exclusion (…) de l'autre, refuser toute
réforme de la prison, c'est s'empêcher de penser le
développement d'un droit de l'exécution des peines,
source de garanties, de protection et d'améliorations véritables
pour les détenus confrontés, dans leur vie quotidienne,
à l'arbitraire et au vide du monde carcéral20.
Urgence des réformes carcéralo-centrisme
et refus de l'institution abolitionnisme(s) forment
ainsi deux types d'attitude critique qui, s'entremêlant souvent
au cours d'un même discours, structurent pour une part non
négligeable des rhétoriques sociopolitiques (hétérogènes
et parfois contradictoires), autoproclamées, à tort
ou à raison, « critiques ». L'enjeu a parfois
consisté à tenter d'extirper une nouvelle dynamique
historique qui surpasserait ce dilemme, tel le « minimalisme
», dans lequel l'utopie de la disparition de l'institution
définit un horizon de pratiques défini par une volonté
: toujours moins de détenus, pour des durées toujours
moins longues.
2. Décentrage et transversalité
La source de la fécondité actuelle d'un pan de la
recherche sur les prisons réside dans sa volonté de
trouver de nouveaux modes d'articulation entre le microsociologique
et le macrosociologique. Après avoir présenté
quelques tendances de cette articulation à travers un rapide
balayage, nous explorerons ensuite l'éthos de recherche d'une
autre perspective qui, d'un côté, radicalise le caractère
transversal de la réflexion, et, d'un autre côté,
cherche à s'émanciper du dilemme des prisons présenté
plus haut.
2.1 Prison et ordre social
Sous l'influence de penseurs postmodernes majeurs, les impasses
de la prison peuvent être recherchées dans son essence
même : un projet moderne guidé par la Raison ordonnatrice21.
La recherche rationnelle d'un monde ordonné qui s'auto-légitime
à travers un métarécit d'émancipation,
comme « un futur à faire advenir », « une
Idée à réaliser22 », engendre nécessairement
ses violences, ses peurs et ses risques qui sont donc ici
les « déchets productifs de l'usine de l'ordre23 »
auxquels la prison est précisément censée
répondre. Une part du problème est ainsi contenu dans
la recherche (moderne et étatique) même de sa solution,
ébauchant par là un cercle vicieux : le processus
d'incrimination de divers actes peut être illimité
et engendre à son tour une répression pénale
potentiellement illimitée dirigée vers l'ensemble
des actes jugés indésirables24. Ici, ce sont les présupposés
et les frustrations autoreproductrices du Léviathan qui forment
la pierre de touche de l'analyse. Plus classiquement, dans la continuité
relative des pionniers Rusche et Kirsheimer25, d'autres chercheurs
s'attaquent à décrypter l'effritement de l'Etat social
et son remplacement progressif par un Etat social-sécuritaire26,
voire un Etat-pénal27, sous l'effet d'une poussée
néo-libérale puissante.
On peut voir le premier âge d'or de la sociologie ethnographique
de terrain en prison comme mû, plus ou moins explicitement
selon les auteurs, par la volonté d'articuler les observations
microsociologiques du milieu carcéral aux forces socio-historiques
qui donnent forme à l'institution. Pensons par exemple à
Sykes qui a brillamment montré comment les relations sociales
en prison émergeaient de la confrontation des différents
objectifs qu'elle est censée remplir (Custody, Internal Order,
Self-Maintenance, Punishment, Reform28), ou à Goffman et
son concept d'institution totale qui, en tant que concept structural,
questionnait l'ensemble du système social29. Aujourd'hui,
un pan de la sociologie de la prison prolonge cet esprit en décrivant
la contradiction originelle entre les missions de « sécurité
» et celles de « réinsertion », ainsi que
la prédominance de l'impératif sécuritaire
sur les autres logiques d'action30. A. Chauvenet, notamment, a récemment
renouvelé l'articulation micro/macro et a produit une analyse
des plus stimulantes des relations sociales en prison en appréhendant
la prison pour ce qu'elle est : un système guerrier défensif
qui, au lieu d'être construit aux frontières et destiné
à se défendre d'un ennemi de l'extérieur, est
enclavé dans le tissu sociopolitique aussi bien que spatial
et vise l'ennemi de l'intérieur, enfermé entre des
murs dont il ne doit pas sortir tant que la justice n'en a pas décidé
autrement31.
Au cœur de cette articulation, c'est donc l'ordre qui sous-tend
l'institution qui forme le point de mire de l'analyse critique,
guidée alors par le postulat selon lequel un système
politique peut se lire dans la manière dont il traite ses
déviants32. Ce caractère transversal peut être
aujourd'hui prolongé.
2.2 Gouvernementalité et assujettissement : renouveler
l'analyse qualitative
Surveiller et punir, on le sait, n'est pas tant un livre sur les
prisons que sur la discipline, le pouvoir33 et l'ingénierie
sociale mise en place pour la production d'un sujet mentalement
souverain et normativement autodiscipliné. La force de l'analyse
tenait ainsi à son décentrage et sa transversalité
: la prison est une mise en abyme pour explorer les mécanismes
souterrains des sociétés modernes. En proposant d'outiller
la réflexion sur les prisons en l'inscrivant dans la dynamique
des recherches sur la gouvernementalité34, une voie alternative
de recherche se dessine et peut prolonger cet ethos de recherche.
Cette approche peut être complémentaire à une
sociologie « classique » de la prison, mais elle met
également à l'épreuve certains de ses postulats.
Son caractère heuristique tient notamment au fait qu'elle
met à distance l'illusion fondatrice d'une institution «
hors norme » (ou avec ses propres normes) pour appréhender
les rapports sociaux qui se nouent en prison comme relevant d'une
nature comparable à ceux de l'extérieur, mais d'une
teneur largement amplifiée35. La perspective proposée
se situe à l'extérieur de la bouteille à mouche
carcéralo-centrée et n'offre pas de programme pour
une meilleure gouvernance de la prison. Elle cherche au contraire
à « déstabiliser le présent »,
à objectiver et déconstruire le dispositif qui sous-tend
un type de gouvernance spécifique.
Ainsi, la nouvelle diversité, le pluralisme et le processus
d'ouverture qui caractérisent la détention depuis
quelques décennies (dans les domaines du travail, des activités
socioculturelles, des interdits et des sanctions, des droits, etc.),
ne seraient plus commentés sans grande pertinence comme un
processus de « normalisation » des conditions de détention,
mais seraient inscrites au cœur d'une analyse de la complexification
des modes d'exercice contemporains du pouvoir politique, au cœur
d'un triangle souveraineté-discipline-gouvernement36. L'analyse
de la souveraineté met l'accent sur le pouvoir comme capacité
« négative » d'infliger, parfois spectaculairement,
des sanctions sur un espace ou un territoire donné ; celle
de la discipline met l'accent sur les techniques de surveillance,
d'individuation et de normalisation ; enfin, dans celle du gouvernement,
le pouvoir est plutôt saisi comme une fonction de type «
inciter, susciter, combiner », une « conduite des conduites
» qui produit du réel et de la vérité
avant de réprimer37. L'accent n'est donc plus mis sur les
dimensions strictement sécuritaires et répressives,
mais plutôt sur le « dispositif » dans lequel
elles prennent forme et la diversité des techniques de gouvernement
avec lesquels elles viennent s'entrelacer. Prenons, de manière
trop succincte sans doute, deux exemples émergeants de nos
recherches menées en France et au Québec.
En France d'abord, nos recherches ont mis au jour une situation
perverse, dans laquelle la « responsabilisation » à
laquelle sont sujets les détenus « arrêter
les bêtises », « trouver un travail », etc.
est conjointe à leur stigmatisation et leur dépossession
de leur modes habituels d'action. En ce sens, c'est là un
point essentiel, cette situation constitue une forme extrême
d'une nouvelle forme de domination, bien pointée par la sociologie
générale, qui traverse l'ensemble du champ social
: ceux qui disposent le moins des moyens pour se responsabiliser
et prendre en main leur existence sont également ceux qui
sont le plus soumis à cette injonction38. Loin d'atténuer
la prégnance des contraintes sociales, les injonctions contemporaines
à l'individuation et à la responsabilisation provoquent
de nouvelles formes d'assujettissement. La prison, en bout de course
des circuits d'exclusion, constitue une forme aboutie et épurée
de ce processus, dans lequel l'exigence socialement imposée
de se comporter comme un individu devient une lourde charge lorsque
les individus ne possèdent pas les conditions pour agir ainsi
et lorsque cette norme n'est pas voulue par eux, mais leur est imposée
de l'extérieur39.
Au Québec, ensuite, nos recherches actuelles sur le rôle
du leadership (officiel et officieux) dans le gouvernement des pénitenciers
au Québec40 ont fait apparaître une situation complexe.
Sujets aux suggestions de prises d'initiative, les comités
de détenus41 créent librement des activités
qui leur seront retirées en cas de trouble à l'ordre
interne. Ils créent ainsi eux-mêmes les « bonbons
» du « système bonbon » tel qu'on
l'appelle dans le jargon - système individualisé
de privilèges personnels et collectifs sur lequel se fonde
l'ordre en détention. Les détenus sont ainsi, pour
parler comme Nikolas Rose, gouvernés à travers leur
liberté42, cette liberté venant renforcer et complexifier
les sanctions traditionnelles et les pouvoirs plus strictement disciplinaires,
faisant apparaître une technique de gouvernement complexe43.
Plus globalement, l'analyse du gouvernement des prisons, saisie
comme une histoire du présent de la « privation de
liberté », doit donc être articulée à
une histoire de la « liberté » elle-même,
ou, plus précisément, des formes d'assujettissement
qui se forment en son nom. Foucault a décrit une prison correctionnaliste,
à une époque où la liberté des Lumières
allait de pair avec la normalité, d'où l'essor et
le développement des grandes disciplines sociales qui ont
fait l'objet de la critique du philosophe. Aujourd'hui, après
une période durant laquelle la liberté a été
fortement connotée aux conceptions de la solidarité
sociale, elle apparaît davantage articulée aux injonctions
à l'individuation, à l'autonomie, à la réalisation
de soi dans le travail, à l'introspection psychologique et
au bonheur consumériste44. Un jeu permanent entre l'ordinaire
(formes partagées intra et extra muros des techniques de
gouvernement) et l'extraordinaire doit permettre de renouveler et
de complexifier la critique. Il ne s'agit donc pas d'ignorer les
spécificités propres à l'univers carcéral
(prégnance du sécuritaire, confinement dans la promiscuité,
déplacement des modes de résistances, réduction
des « choix » possibles de l'acteur, etc.), mais néanmoins
d'objectiver les formes d'assujettissement communes, complémentaires
et/ou distinctes aux circuits d'inclusion et aux circuits d'exclusion,
dont la prison45.
Pour conclure, soulignons qu'en ne basant pas
la critique sur la recherche d'un Progrès universel, mais
plutôt à travers une « déstabilisation
du présent » par le biais d'une déconstruction
des techniques de gouvernement, des savoirs qui les structurent,
et des formes de résistances des acteurs aux pouvoirs qui
s'exercent sur lui, à travers lui, en prenant appui sur lui,
le chercheur rompt avec les tendances victimaires et misérabilistes
de l'attitude abolitionniste, qui tend à « compresser
» le réel sous le sceau de la souffrance. Au contraire,
l'analyse cherche à saisir la diversité et l'hétérogénéité
des expériences carcérales et la complexité
des modes d'exercice du pouvoir en détention, dans leur historicité,
leur contingence et leur localisme. De même, il s'agit toujours
d'enrayer l'indifférence morale que la société
porte sur ses détenus, mais cet enrayement ne se constitue
plus sur la base d'un humanisme universel46, mais, plus modestement
et plus pratiquement, par l'objectivation de la participation active
de la prison à des formes nouvelles de dominations qui la
dépassent tout en tendant vers elle, auxquelles la prison
s'adapte aisément parce qu'elle les renforce. Par cette transversalité,
c'est la stigmatisation, la réduction au statut de délinquant
et l'altérité produites par la criminalisation qui
sont mises à mal, grâce à la mise au jour d'assujettissements
similaires, par-delà les murs. C'est donc à la force,
la solidité et la simultanéité des diverses
dimensions de ce détour transversal, et, en retour, à
sa capacité à mettre à l'épreuve les
principes de la justice criminelle que l'on pourra juger de «
l'utilité » d'une sociologie qualitative en prison.
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Notes
1 Telles les « suicides peu élucidés »
et la sursuicidité patente en détention. Voir, entre
autres, Erbin, 2003.
2 Sans mâcher ses mots, Castoriadis (cité par Bauman,
2003, 288-289), parle d'une « épouvantable régression
idéologique parmi les lettrés » dans une période
qui se définirait au mieux par le repli vers le conformisme.
3 Au sens de Mills, 1997 [1967].
4 Foucault, 1975, 308-312.
5 Voir notamment, pour le cas français, le récent
rapport de l'O. I. P. (2003).
6 Chantraine, 2004d.
7 Chantraine, 2004a.
8 Nous avons proposé une interprétation globale de
cette dynamique reproductive de l'institution dans Chantraine, 2004b.
9 Nous reprenons là l'heureuse expression de Salle, 2003,
406-407.
10 Pire, en redonnant à l'institution des habits respectables,
la dénonciation politiquement correcte des conditions carcérales
inhumaines s'avère étrangement compatible avec l'accroissement
du besoin sécuritaire au quotidien. Voir, entre autres, Kaminski,
2002 ; Boullant, 2003 ; Salle, 2003.
11 Il ne s'agit pas ici de renoncer à l'idée selon
laquelle certaines prisons sont moins indignes que d'autres (Faugeron,
2002). Certains mouvements de défense et de promotion des
droits des détenus ont porté leurs fruits et ont permis
une amélioration objective des conditions de détention.
Pour saisir l'esprit de combat et mesurer le chemin parcouru au
Québec, on peut comparer Landreville, Gagnon, Desrosiers,
1976, Landreville, 1976, et Lemonde, Landreville, 2002. Cela dit,
comme on l'explicitera plus loin, il s'agit moins aujourd'hui de
glorifier cette amélioration que d'objectiver le déplacement
et la reconfiguration des rapports de force en détention
que cette amélioration a (nécessairement) engendrée.
12 Voir Watzlawick, 1988a.
13 Watzlawick, 1988b, 274-275.
14 Bourdieu, 1997, 11.
15 Wittgenstein, 1961, commenté par Watzlawick, 1988b, 269.
16 Hulsman, Bernat de Celis, 1982 ; Mathiesen, 1974.
17 Par exemple Buffard, 1973.
18 Brossat, 2001, 8.
19 Resterait sans doute ensuite à décrypter la reconfiguration,
hors les murs, des différents types de contrôles sociaux
formels et informels, qui n'auraient peut-être rien à
envier à « l'abominable » prison.
20 Cartuyvels, 2002, 130-131.
21 On pense évidemment ici à l'irremplaçable
analyse de Christie, 2003 [1993], influencé par l'un des
livres majeurs de Bauman, 2002 [1989]. Nous accentuons ici la filiation
entre Christie et les postmodernes, sans doute moins présente
dans le texte original. Pour une synthèse claire du relatif
consensus sur les impasses de la raison moderne chez les penseurs
dits (parfois contre leur gré) « postmodernes »,
voir Brodeur, 1993.
22 Lyotard, 1993.
23 Bauman, 2003 [1995], 114.
24 Voir mon compte-rendu du livre de Christie, dans Chantraine,
2004e (à paraître).
25 Rusche, Kirscheimer, 1994 [1939].
26 Mary, 2001. Voir également les réflexions plus
larges de Castel, 2003.
27 Wacquant, 1999.
28 Sykes, 1999 [1958], 13-39. Ce n'est là qu'une face de
son travail. Pour Sykes, l'ordre social en prison, négocié,
émerge plus pragmatiquement d'une double nécessité
: celle, pour le détenu, de trouver les moyens de rendre
son séjour le moins insupportable possible et celle, pour
le surveillant, de faire en sorte qu'il y ait le moins de problèmes
possibles en détention (ce qui le conduit, de manière
toujours instable, à « lâcher du lest »).
29 Goffman, 1968. Pour des lectures éclairantes sur cette
portée globale, voir Castel, 1989 et Becker, 2001.
30 Pour une synthèse, voir Chantraine, 2000. Voir par exemple,
sur les surveillants, Chauvenet, Orlic, Benguigui, 1994, ou, sur
la santé et les soins, Bessin, Lechien, 2000.
31 Chauvenet, 1998. Nous avons tenté de prolonger cette
réflexion pour décrypter les rapports sociaux entre
détenus dans Chantraine, 2004a, 183-223. Wacquant (2001),
a également proposé une articulation micro/macro qui
permet de saisir la singularité historique des prisons américaines.
32 Perrot, dans Petit, 1991, 12.
33 Deleuze, 1990.
34 Pour des introductions générales, voir Rose, 1993
; Burchell, Gordon, Miller (Eds), 1991 ; Barry, Osborne, Rose (Eds),
1996. Pour des applications spécifiques de cette approche
au monde carcéral, voir Dilulio, 1987 ; Simon, 2000 ; Hannat-Moffat,
2000 ; Carrabine, 2000. Nous nous contenterons donc ici de présenter
l'une des voies actuelles les plus fécondes ; soulignons
néanmoins que d'autres pistes se développent aujourd'hui.
On peut citer Hannat-Moffat (1999), a par exemple proposé
une analyse qui intègre les théories de la gestion
des risques et de la justice actuarielle ; Carrabine (2000), s'inscrit
elle dans une perspective « latourienne » pour saisir
les opérations de traduction par lesquels les agents pénitentiaires
« traduisent » les missions générales
de la prison en pratiques concrètes ; enfin, Kaminski et
al., (2001), ont permis de donner une nouvelle couleur au concept
d'instrumentalisation appliqué aux pratiques pénales,
de part et d'autre de la prison, et démontent, par cette
transversalité, quelques évidences. Ces perspectives
peuvent être articulées à l'approche présentée
ici.
35 Faugeron, 1996, 40.
36 Voir Rose, 1999.
37 Voir Deleuze, 1986.
38 Voir par exemple Martuccelli, 2001, et sa postface dans Chantraine,
2004a ; voir également Chantraine 2003.
39 Par exemple, les journées d'étude du Centre d'Etudes
des mouvements sociaux consacrées aux « injonctions
d'individuation et supports sociaux des individus », organisées
les 28 et 29 avril 2004, témoignent de cette transversalité.
40 Cette recherche, qui donnera lieu à de plus amples analyses,
propose d'explorer les ambiguïtés de la figure du leader
dans l'économie relationnelle en détention, entre
participation active au contrôle des détenus et menace
potentielle pour l'ordre.
41 Pour une présentation succincte du rôle des comités
de détenus, voir Bernheim, 2003.
42 Voir l'analyse générale de Rose, 1999.
43 Voir Hannat-Moffat, 2000.
44 N. Rose (1999), offre une perspective éclairante de l'histoire
croisée de la liberté et des modes d'exercice du pouvoir
politique. Voir également Chantraine, 2004c.
45 Sur les formes de contrôle dans chacun des deux circuits,
voir Rose, 2000.
46 Sur la crise des méta-récits d'émancipation,
voir Lyotard, 1993.
Pour citer cet article
Gilles Chantraine . «Prison et regard sociologique (mai 2004)».
champpenal, Vol 1 (2004)
http://champpenal.revues.org/document39.html
Quelques mots à propos de Gilles Chantraine
Gilles Chantraine est chercheur au Cnrs Cesdip. Immeuble
Edison, 43, Boulevard Vauban, 78280, Guyancourt, France. Il a obtenu
le prix "Le Monde" de la recherche universitaire pour
sa thèse soutenue en septembre 2002 : "Expériences
carcérales en maison d'arrêt. Approche socio-historique
et biographique d'une instituion totale". Cette dernière
a été publiée en 2004 aux PUF, sous le titre
"Par-delà les murs" collection "Partage du
savoir".
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