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Origine : http://www.laviedesidees.fr/Le-pouvoir-giboyeur.html
Des Hilotes aux sans-papiers, la chasse à l’homme
serait-elle le paradigme de tout pouvoir ? Telle est l’hypothèse
que met à l’épreuve Grégoire Chamayou
dans un essai ambitieux et ravageur qui parcourt l’histoire
à grandes enjambées.
Les chasses à l’homme est un essai atypique et stimulant,
dont l’ambition est d’écrire l’histoire
et la philosophie du « pouvoir cynégétique ».
Il s’agit à la fois d’un récit, allant
de l’esclavage antique à la situation contemporaine
des personnes sans papiers, et d’une réflexion sur
les liens entre les chasses à l’homme, les transformations
du pouvoir d’État, le fonctionnement de l’économie
capitaliste, les espoirs et les écueils des résistances
aux différentes formes de prédation. La force de l’argumentation
est de refuser une compréhension métaphorique de l’idée
de chasse à l’homme pour, à l’inverse,
restituer la violence concrète des prédations, traques,
expulsions, prises de corps, enfermements et meurtres qu’elle
implique. Il s’agit d’écrire un « fragment
de la longue histoire des dominants », et de montrer que ce
fragment est un élément central des « technologies
de prédation indispensables à l’instauration
et la reproduction des rapports de domination » (p. 7). Toute
chasse à l’homme s’accompagne d’un effort
de justification du pouvoir exorbitant que le chasseur exerce sur
le chassé, et demande donc une « théorie de
la proie ». Celle-ci pose toujours la même difficulté
: « la reconnaissance implicite de l’humanité
de la proie en même temps que sa contestation » (p.
9). Grégoire Chamayou décrit le déploiement
de cette contradiction fondamentale, en montrant chaque fois les
incohérences des pseudo-raisonnements qui justifient la «
prédation interhumaine ».
Figures du pouvoir cynégétique
Le premier modèle de chasse à l’homme étudié
est la manière dont les Grecs s’emparent de leurs esclaves.
Ils ne les considèrent pas comme des bêtes car la distance
qui sépare le maître de l’esclave n’est
pas identique à celle qui sépare l’homme de
l’animal. Mais ils jugent que cette distance est analogue
et des hommes sont ainsi catégorisés comme «
êtres-pour-la-domination » (p. 16). S’ils refusent
ce statut, ils doivent être chassés : « la réponse
au problème théorique de la chasse à l’homme
est donc in fine la pratique de la chasse elle-même, avec
ce paradoxe que celle-ci s’autorise d’un partage réputé
naturel dont elle prouve cependant la non-naturalité en même
temps qu’elle l’institue » (p. 17). Grégoire
Chamayou raconte le rite d’apprentissage nocturne des jeunes
citoyens spartiates : la chasse aux Hilotes conclue par un meurtre
qui rejoue ainsi la scène primitive de la conquête.
La chasse est une mesure de « police ontologique » (p.
19) qui doit rappeler aux esclaves le « caractère absolu
» de ce qui les sépare des maîtres, mais elle
n’a pas de rapport avec la vie politique de la Cité.
Ce n’est pas le cas d’une autre figure du pouvoir cynégétique
qu’est Nemrod, premier roi de Babylone. La chasse est le fondement
même de sa souveraineté, car il a capturé ses
sujets. À ce modèle de tyrannie, la Bible oppose Abraham,
roi-pasteur bienfaisant. Ainsi, le mauvais roi n’est pas seulement
le pasteur défaillant, mais le roi-chasseur, qui ne tient
pas son pouvoir de Dieu mais l’a pris sur les hommes (p. 26-27).
Cette distinction est poursuivie par le christianisme qui, à
la chasse par la violence, oppose la pêche des hommes par
la persuasion. Le pouvoir chrétien ne promeut pas la chasse
d’acquisition, mais institue une « chasse pastorale
» fondée sur la nécessité de mettre hors
de la société les « brebis galeuses ».
Il s’agit alors de chasses d’exclusion : la proscription
rend le proscrit à l’état de nature, sans protection
des lois, titulaire d’« une vie que l’on peut
ôter sans crime » (p. 40). Une telle mesure montre que
le spectre de l’« homme-loup » n’est pas
l’état antérieur à la sortie de l’état
de nature, mais le revers toujours possible de la vie sociale, l’état
dans lequel un sujet peut être renvoyé. Elle signale
surtout une faiblesse relative du pouvoir étatique pré-moderne,
qui désigne celui qui peut être tué par n’importe
qui parce qu’il n’a pas le pouvoir le faire lui-même.
Des chasses d’un nouveau type prennent place dans le cadre
de la « phase d’accumulation primitive du Capital »
(p. 215) et d’expansion mondiale du capitalisme. La chasse
aux Indiens d’Amérique est une chasse d’asservissement
et d’abattage. Ses théoriciens recherchent des modes
de justification compatibles avec l’universalisme chrétien,
par une assignation aux Indiens d’une « moindre humanité
», en attente de la conversion. Cette caractérisation
générale produit un nouveau concept de l’homme-proie,
dans lequel l’universalisme chrétien permet l’universalisation
des formes de proscription. Ces violences sont prises dans un «
vaste et brutal mouvement d’appropriation économique
» (p. 64), de même que les « chasses aux peaux
noires » qui se déroulent sur le continent africain.
Celles-ci passent rapidement sous la coupe d’intermédiaires,
entretenant le lieu commun du discours impérialiste qu’est
l’idée de la « culpabilité africaine »
en matière d’esclavage. Elles s’accompagnent
de ce que Grégoire Chamayou nomme un « déplacement
épistémologique somme toute assez saugrenu »
des justifications de la chasse à l’homme : la naissance
des théories raciales de l’inégalité,
établies par des « zoologues et des spécialistes
d’histoire naturelle », qui permettent « la grande
invention théorique du racisme impérialiste [que fut]
la zoologisation des rapports sociaux » (p. 72).
Le troisième moment qu’analyse le livre est celui
des chasses sur le territoire contrôlé par l’État
souverain moderne. La « chasse aux pauvres » suit deux
principes : « enfermer les locaux, expulser les étrangers
» (p. 117). Les « chasses policières »
visent l’insertion par la contrainte dans le marché
du travail salarié. En ce sens, le pouvoir de police émerge
« comme un instrument de classe » (p 123), comme le
« bras chasseur de l’État » (p. 128) qui
monopolise le pouvoir de « traque légitime ».
Les figures d’opposition à cette police sont celles
du fugitif, qui devient « l’ennemi public n°1 »
et, plus encore, les révoltes ouvrières, dont la répression
peut être une chasse, telle la « Semaine sanglante »
qui met fin à la Commune (p. 141). Une forme étonnante
de chasse moderne est le lynchage, qui semble retrouver les formes
anciennes de prédation hors du contrôle du pouvoir
d’État. Par exemple, « Claude Neal fut lynché
le 26 octobre 1934 à Marianna en Floride » après
son arrestation comme suspect du meurtre d’une fille blanche.
Il fut intercepté par la foule puis horriblement mutilé
avant d’être tué. Un journal local expliqua qu’il
fallait « venger la féminité outragée
» (p. 147). Il s’agit alors d’une mutinerie contre
l’ordre de la loi et les formes institutionnelles de la pénalité
(p. 151) et d’un mode d’action violent inscrit dans
le continuum des violences racistes. Le lynchage vise la restauration
d’un pouvoir patriarcal et territorial et, à la différence
des massacres et expulsions, le maintien en l’état
de la domination raciale.
« Les chasses aux Juifs » répondent à
une autre logique, celle d’une « dérivation des
antagonismes politiques » (p. 216). Elles ont, explique Grégoire
Chamayou, connu « schématiquement trois mutations majeures
: de chasses émeutières, elles deviennent des chasses
étatiques ; de chasses religieuses, elles deviennent des
chasses racistes ; de chasses meurtrières, elles deviennent
des chasses génocidaires » (p. 177). L’auteur
décrit les transformations de l’antisémitisme
mais estime que sa « fonction de dérivation »
est demeurée : « étouffer la lutte des classes
par la guerre des races, fût-ce au prix de la destruction
des anciennes formes du pouvoir d’État » (p.
183). La guerre des races connaît sa forme extrême dans
l’État nazi, lorsque « le modèle zoologique
de la prédation naturelle s’associe aux mécanismes
biopolitiques du racisme d’État pour fournir sa matrice
de légitimation au projet génocidaire » (p.
216).
Les « chasses aux étrangers » sont, elles, directement
liées à un état du marché du travail.
Le livre raconte la violence de la chasse aux ouvriers italiens
d’Aigues-Mortes, en 1893. Au contraire des lynchages, ce sont
des « chasses xénophobes d’exclusion »
(p. 158). Elles se distinguent du dernier modèle abordé
par l’ouvrage, celui de la « chasse aux hommes illégaux
» dans les sociétés contemporaines, qui vise
moins l’expulsion de tous les étrangers que leur maintien
dans une vie inquiète, dans l’illégalité
et sous la menace des contrôles de police. L’auteur
désigne ces chasses comme des « rafles », parce
que, en raison des objectifs donnés à la police, les
arrestations ne se font plus « au hasard des contrôles
» mais par des « techniques de traque proactives ».
Il estime que « l’exclusion légale des travailleurs
sans papiers permet leur inclusion salariale dans des conditions
d’extrême vulnérabilité » (p. 201),
livrés à « la prédation » du marché
du travail. C’est pourquoi « prédation de marché
et exclusion souveraine nouent d’étroits rapports de
complémentarité ».
Une critique des « théories de la proie »
Un tel survol ne rend pas justice à l’intérêt
de la lecture du livre, nourri par de nombreux récits, une
iconographie riche et une écriture vive, qui achève
par exemple son panorama des chasses contre « hommes illégaux
» par une déclaration d’Eric Besson : «
par principe je déteste les chasses à l’homme
», faite … à propos de la polémique sur
le projet de nomination du fils du président de la République
à la présidence de l’Établissement public
d’aménagement de la Défense (EPAD). Mais il
donne une idée du caractère un peu vertigineux du
parcours proposé, à travers les siècles et
les continents, les sources historiques, iconographiques, littéraires
et philosophiques, pour aborder en 250 pages la domination esclavagiste,
l’élimination des brebis galeuses, l’exclusion
des condamnés, la chasse aux Indiens, la chasse d’acquisition
des « peaux noires », la chasse d’enfermement
des pauvres, les chasses émeutières, les chasses aux
Juifs et les chasses aux étrangers.
Même si le livre précise à chaque fois qu’il
s’agit d’une modalité différente de chasse
à l’homme, l’usage de cette notion comme mode
de description historique souffre à nos yeux de la très
grande variété des moments étudiés,
en particulier entre l’idée que la chasse à
l’homme est une technique de pouvoir parmi d’autres,
et celle qu’elle est la forme fondatrice et demeurée
fondamentale de l’exercice de la domination politique et économique.
Trois types de cas peuvent être distingués : ceux dans
lesquels la chasse à l’homme est le mode central d’exercice
du pouvoir, comme dans l’histoire de Nemrod ; ceux dans lequel
la chasse à l’homme est le « présupposé
» de la domination, qui en explique la genèse et est
pratiquée contre ceux qui voudraient s’en affranchir,
comme dans l’histoire de l’esclavage ; ceux dans lequel
les chasses à l’homme sont des moyens de police par
lesquels les États contrôlent des franges de la population
(pauvres, délinquants, étrangers…). Les chasses
à l’homme peuvent ainsi être le fondement permanent
de la souveraineté, l’origine historique de l’asservissement,
pratiquée de nouveau en cas de résistance, ou un «
fragment » de l’exercice du pouvoir. Dans le contexte
contemporain, l’usage de la notion de chasse à l’homme
nous semble ambivalent, entre la désignation de certaines
formes d’exercice du pouvoir, notamment policier, et la caractérisation
du fonctionnement de l’ensemble de l’économie
capitaliste comme une prédation. La notion devient alors
proche de celle d’exploitation, mais ne rend que peu compte
de toutes les formes de domination (symbolique, idéologique,
scolaire, salariale etc.), qui, pour impliquer des rapports de force,
ne transitent néanmoins pas par la prise directe des corps
que décrit l’idée de chasse à l’homme.
L’ampleur chronologique et géographique de la recherche,
si elle conduit à traiter en quelques pages des questions
historiques considérables, permet néanmoins de donner
sa dimension à ce qui forme le pendant des analyses historiques
: une critique philosophique des « théories de la proie
» et des pièges dans lesquels peuvent être prises
les résistances aux pouvoirs chasseurs. Grégoire Chamayou
note ainsi, en ce qui concerne les chasses aux Indiens, la «
contradiction dans les termes » qui consiste à «
se réclamer des maximes fondamentales de l’humanisme
pour fonder un appel à la soumission guerrière des
peuples ayant dégénéré l’humanité
» (p. 56). De même, l’auteur souligne la tension
entre la reconnaissance par les États contemporains de l’universalité
des droits de l’homme et leur pratique sélective de
l’octroi de ces droits : « en raison de l’identification
pratique des droits de l’homme aux droits des citoyens et
de ceux-ci aux droits des nationaux, leur admission par l’État
se trouve conditionnée à l’admission des individus
dans la sphère de la nationalité » (p. 195).
Surtout, il dénonce un « sophisme » central dans
l’appréhension de la relation entre chasseur et chassé
: « Que les esclaves soient reconnus comme responsables de
leur libération au sens où cette tâche leur
revient, ne présuppose nullement d’en faire les responsables
de leur oppression, au sens où ils l’auraient bien
voulu » (p. 77). Dans un chapitre (« la dialectique
du chasseur et du chassé »), qui déroge à
l’économie du reste de l’ouvrage (un chapitre
par forme de chasse analysée), il montre le caractère
non opératoire de la dialectique hégélienne
du maître et de l’esclave, dans une situation où
une seule des deux parties doit faire le choix entre la liberté
et la mort : « le point de départ n’est pas le
face à face égalitaire entre deux consciences aux
positions interchangeables. La domination esclavagiste ne naît
pas d’une lutte ouverte, mais d’un rapport, d’emblée
dissymétrique, de chasse à l’homme » (p.
86). C’est pour cela que l’alternative entre l’asservissement
et la mort est « un dilemme pratique forgé par les
maîtres » (p. 88), d’autant que, « dans
une situation de chasse, le maître ne se confronte quasiment
jamais directement à sa proie ». Ainsi, la conscience
du maître n’est pas celle qui a su affronter la mort,
mais celle au contraire qui a « le pouvoir de mettre en jeu
la vie des autres sans jamais avoir à risquer la sienne »
(p. 98).
Le livre constitue ainsi, chemin faisant, un exercice philosophique
qui démasque, derrière les sophistications religieuses,
raciales, policières, économiques, le même mécanisme
de reconnaissance de l’universalité des principes qui
devraient interdire de transformer des hommes en proies, et néanmoins
de justification, dans tel ou tel cas, de la chasse à l’homme.
L’intérêt de la notion réside ainsi dans
le paradoxe d’une action qui porte sur des hommes en fondant
en même temps sa légitimité sur l’idée,
qu’ils ne sont ne sont pas prêts à être
autonomes, qu’ils sont responsables de leur condition inférieure,
qu’ils commettent des actes proprement inhumains, brefs, que,
pour diverses raisons, ils ne sont pas tout à fait des hommes.
La structure des chapitres, qui débutent par le rappel d’un
cas historique de chasse, exposent les formes de cette chasse et
de ses justifications, pour en montrer ensuite les contradictions,
invite à lire Les chasses à l’homme comme un
livre de philosophie politique appliquée, qui tend au lecteur
le miroir souvent passé mais rarement aboli (par exemple,
« hier comme aujourd’hui, à défaut d’éradiquer
la pauvreté, il fallait rendre les pauvres invisibles »
[1]) de toutes les justifications de la « prédation
interhumaine », dont l’abolition devrait constituer
la finalité d’une « collectivité politique
universelle » (p. 220). C’est pour cela que les pièges
rencontrés par les expériences de résistance
à la prédation sont autant de questionnements politiques
actuels. Comment concevoir l’autonomie des dominés
sans les rendre responsables de leur condition ? Comment les dominés
peuvent-il cesser d’être des proies sans devenir à
leur tour chasseurs ? Comment éviter la fragmentation des
dominés et les rapports de prédation entre les citoyens
protégés et les étrangers menacés ?
par Jean Bérard [21-07-2010]
Pour citer cet article :
Jean Bérard, « Le pouvoir giboyeur », La Vie
des idées, 21 juillet 2010. ISSN : 2105-3030.
URL : http://www.laviedesidees.fr/Le-pouvoir-giboyeur.html
Notes
[1] Sur ce point, voir par exemple Daniel Terrolle, « La
ville dissuasive : l’envers de la solidarité avec les
SDF », Espaces et sociétés, 2004, 1-2, p. 143-157.
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