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Origine : http://www.bastamag.net/article1320.html
Dans son livre Les chasses à l’homme, le philosophe
Grégoire Chamayou se penche sur l’histoire de la violence
du pouvoir sur ceux qu’il estime indésirables. Des
esclaves, aux Juifs, jusqu’aux sans-papiers ou aux Roms, il
relève que cette forme de prédation des dominants
s’appuie davantage sur des structures sociales établies
que sur un racisme ordinaire. Un éclairage précieux
sur le rôle de l’État et son rapport à
l’exclusion. Entretien.
Basta ! : Grégoire Chamayou, pourquoi retracer l’histoire
de la chasse à l’homme depuis l’Antiquité
?
En raison de ce qui se passe aujourd’hui, sous nos yeux,
et pas au cinéma. Lorsque Bush lance la guerre en Afghanistan,
il invite les « nations qui aiment la liberté à
se joindre à nous dans une chasse à l’homme
internationale » [1]. Nous avons là un discours de
guerre présentée comme une guerre-chasse, menée
contre des ennemis de l’humanité réduits au
rang de proies universelles. La réduction rhétorique
de l’ennemi à une bête nuisible autorise la plus
extrême violence, et ce en dehors des cadres classiques du
droit de la guerre. Les opérations militaires ont, elles-mêmes,
été théorisées par le Pentagone comme
une traque plutôt qu’un duel. On a largué, par
avion, des milliers d’affichettes « wanted » avec
le montant des récompenses. Il s’agit d’une guerre
cynégétique, où les civils sont tirés
comme des lapins, depuis des hélicoptères.
Autre exemple, celui de la chasse aux travailleurs sans-papiers.
Une traque étatique, organisée sur fond d’illégalisation
des personnes et d’hyper exploitation salariale. On se souvient
de cette femme chinoise qui se jette de sa fenêtre à
Belleville pour fuir une descente de police ou de cet enfant qui
fait une chute à Amiens, depuis un balcon, pour échapper
à une arrestation. J’étais en train de finir
ce livre quand les événements de Rosarno, en Italie,
se sont produits : une partie de la population s’est munie
de carabines et de barres de fer pour poursuivre les travailleurs
saisonniers d’origine africaine. Moment inquiétant
où, sur fond de crise sociale, la xénophobie d’État
se trouvait relayée, dans la pratique, par des phénomènes
de « chasse de meute », comme les appelait l’écrivain
Elias Canetti. Ces exemples mettent en relief un genre de violence
qu’il faut d’urgence essayer de penser, d’inscrire
de manière critique dans l’histoire.
Depuis Aristote pour les esclaves jusqu’à l’extrême
droite nationaliste pour les immigrés, en passant par les
Indiens, les « nègres », les vagabonds ou les
Juifs, toutes les chasses à l’homme reposent-elles
sur des logiques similaires ?
La logique du lynchage dans les États du sud des États-Unis
n’est pas la même que celle des chasses aux travailleurs
étrangers en France à la fin du 19e siècle.
Ces deux formes de violences racistes s’exercent au sein de
« marchés du travail éclatés ».
Mais dans le premier cas, il s’agit de maintenir une ségrégation
entre castes raciales. Et dans l’autre, d’expulser un
sous-groupe de main-d’œuvre, sur fond de mise en concurrence
sur le marché du travail.
Vous trouvez de façon régulière des expressions
qui animalisent les hommes chassés, qui les affublent de
noms où d’attributs réservés aux bêtes.
Les esclaves par nature, pour Aristote, ce sont des « bœufs
bipèdes ». De façon générale,
toute chasse suppose une théorie de sa proie, qui explique
au nom de quoi certains hommes peuvent être traqués
et d’autres non. Cela suppose toujours une forme d’exclusion
théorique, de rejet du groupe des proies hors d’un
ordre commun d’appartenance.
L’établissement d’un rapport de domination présuppose
une forme de chasse à l’homme. Un pouvoir, pour s’exercer,
doit commencer par capturer ses sujets. Dans l’Antiquité,
c’est la condition du mode de production esclavagiste : on
fait la guerre à des populations « barbares »
pour acquérir une main-d’œuvre servile. Aristote
théorise cette forme de guerre-chasse : il y a des hommes
qui, nés pour obéir, sont proies par nature. L’Église,
elle, officiellement, ne capture pas ses sujets. Elle présente
son pouvoir comme celui d’un pasteur qui guide son troupeau
et en prend soin. Mais elle mène alors des chasses d’exclusion
(aux hérétiques, aux sorcières…) qui
s’énoncent paradoxalement au nom d’un impératif
de protection : on extirpe la brebis galeuse pour éviter
la contagion du troupeau, on excommunie et on éradique. Ce
sont les deux formes classiques : chasse-capture et chasse-expulsion.
À partir des figures bibliques d’Abraham, le bon pasteur,
et de Nemrod, le roi-chasseur qui capture son peuple par la violence,
la tradition distingue en fait deux formes antithétiques
du pouvoir. Au pouvoir pastoral, d’origine transcendante,
de modalité bienfaisante et individualisante, s’oppose
alors durablement un pouvoir « cynégétique »,
pouvoir de la force immanente, pouvoir prédateur et massifiant.
« J’ai repris le fouet du dresseur, à mon
tour agresseur, ne soyons plus chassés mais chasseurs »,
chante le groupe de rap La Rumeur [2]. Vous mettez en garde contre
le principe de revanche qui ne fait que redistribuer les rôles
de proies et de chasseurs sans changer le rapport de domination.
Cela signifie-t-il qu’on ne peut lutter contre ses bourreaux
sans reproduire leur modèle ?
Que les chasseurs soient chassés à leur tour, que
la violence d’État se heurte à des résistances,
y compris par la force, c’est dans l’ordre des choses.
Que l’on refuse d’être des victimes ou des proies
passives, c’est également nécessaire. Mais cela
n’épuise pas la question. Le problème, c’est
de savoir quel type de sujet politique on souhaite devenir. Le morceau
que vous citez, « le chant des casseurs » est récent,
mais il s’inscrit dans une longue tradition de poésie
révolutionnaire, dans la veine mélancolique des chants
de vengeance. Aux lendemains de l’écrasement sanglant
de l’insurrection ouvrière de 1848, un poète
évoque « le bonheur de tenir l’impassible couteau
de la sainte vengeance ». En 1871, le communard Eugène
Vermersch rêve d’un Paris mis à feu, anéanti
par des flammes, celles-ci devenant les « oriflammes d’un
peuple qui se venge au moment de mourir ». La révolution,
guidée par la voix des morts, doit administrer l’ultime
châtiment. Mais, dans le même temps, le but de la révolte
lui-même semble s’obscurcir, comme si c’était
seulement de punir les anciens bourreaux.
Le danger est que le cri de vengeance se fixe en une politique
réactive. Le problème politique de la vengeance, c’est
que celle-ci tend, en même temps qu’elle s’assouvit,
à se venger aussi de celui qui s’y livre, le faisant
devenir malgré lui l’exact reflet de ce qu’il
combattait. C’est le piège du retournement simple du
rapport de prédation, qu’illustrent tous les récits
de chasse à l’homme : l’ancienne proie, pour
survivre, est devenue chasseur. Elle a survécu, mais avec
elle aussi la structure même de ce qu’elle avait eu
à subir, et dont elle se fait à présent l’agent.
Or le défi, ce n’est pas simplement de renverser les
rôles, d’inverser les termes du rapport d’agression,
mais de l’abolir. Dépasser cette logique en miroir
est vital pour des mouvements de libération. Cela suppose
sans doute, comme le demandait Bakounine, une théorie critique
de la violence révolutionnaire : attaquer les conditions
matérielles qui font les dominants être ce qu’ils
sont, plutôt que de viser des individus par ailleurs toujours
remplaçables. Car le secret de la puissance des maîtres,
des patrons ou des colons n’est à chercher ni dans
leur ADN, ni dans leur sang ou leurs chromosomes, mais dans les
rapports sociaux qui fondent leur puissance.
Est-il selon vous déplacé de parler de «
rafle » pour condamner les renvois de Roms par l’État
français, comme l’a récemment fait la vice-présidente
de la commission européenne, Viviane Reding ?
Aujourd’hui, ce gouvernement voudrait nous interdire d’appeler
les choses par leur nom. Une rafle désigne des « arrestations
massives opérées à l’improviste par la
police dans un lieu suspect », comme le rappelle Emmanuel
Blanchard, et selon une acceptation attestée depuis le 19e
siècle. À l’origine, la rafle, c’est une
grappe de raisin dont on a enlevé tous les grains. «
Faire rafle », c’est tout enlever, se saisir de tous
ceux que l’on trouve. Aujourd’hui encore, lorsqu’un
ratissage policier se conclut par une arrestation collective, c’est
une rafle. La Cimade dresse, dans ses rapports annuels, une liste
des rafles de sans-papiers effectuées par la police française.
Employer ce mot n’implique pas de faire un amalgame historique
entre la xénophobie d’État contemporaine et
le racisme exterminationniste du régime de Vichy pendant
l’Occupation. Même si elles s’avèrent mortifères,
les rafles et expulsions contemporaines ne sont pas commandées
par une visée génocidaire. S’il faut leur trouver
des ancêtres, elles se rattachent assez clairement à
la pratique de la chasse aux « indésirables »
qui fit florès dans l’entre-deux-guerres, en même
temps que montait en puissance une extrême droite menaçante
et que se durcissait la législation sur les étrangers.
Et qu’en est-il du mot « déportation »
utilisé pour qualifier des expulsions du territoire ?
Le terme déportation, avant la déportation-extermination
des Juifs européens durant la Seconde guerre mondiale, désigne
une peine très ancienne, instituée par les Romains,
qui se définit classiquement comme l’action de «
transporter, exiler quelqu’un dans un lieu d’où
il ne doit point sortir ». Les mesures prises contre les Roms
s’apparentent à d’anciennes pratiques de bannissement.
Elles s’inscrivent dans l’histoire longue des persécutions
des populations nomades en Europe. Au 17e ?siècle, les États
européens se lancèrent dans de vastes chasses aux
pauvres, aux gueux et aux vagabonds. On enfermait les locaux, on
expulsait les étrangers, mais les étrangers parmi
les étrangers, les indésirables parmi les indésirables,
c’étaient les « Bohémiens ». Ceux-là
« ? étaient chassés, traqués, pris comme
des bêtes fauves? ; les femmes rasées, puis fouettées,
flétries, expulsées du royaume? ; les hommes attachés
au banc d’une galère à perpétuité?
», écrit-on à l’époque. Bien plus
tard, ils furent internés dans des camps, sur le sol français,
sous le régime de Vichy. Que puissent aujourd’hui être
annoncées contre eux des mesures de bannissement, mesures
d’exception prises contre des citoyens européens pourtant
censés jouir de la liberté de circulation, c’est
le signe que le travail de mémoire n’a pas été
fait.
Vous me demandez si ces mots sont « déplacés
». Un sans-papier ligoté à son siège
d’avion, roulé dans une couverture souillée
d’excréments, la bouche scotchée, c’est
ce que le ministère de l’Intérieur appelle joliment
une « reconduite à la frontière ». «
Reconduite », ça fait bien. On voit tout de suite l’image
de la maîtresse de maison qui vous reconduit poliment sur
le pas de la porte. Je crois que c’est précisément
ce genre de terme qui est « déplacé ».
En fait, ce type d’euphémisme ne sert qu’à
opérer des déplacements de sens. La langue de propagande
politique excelle dans l’art de renommer les choses. Elle
en a besoin pour faire accepter l’inacceptable. De sorte que,
paradoxalement, lorsque vous utilisez des termes adéquats
à leur objet, c’est-à-dire pas beaux à
entendre, c’est vous qui devenez outranciers, violents, excessifs.
Sauf que ce n’est pas en enjolivant la désignation
que la pratique change. Alors oui, pour répondre directement
à votre question, aujourd’hui, au lendemain de la mort
d’un sans-papier suite à plusieurs décharges
de Taser, il n’y a rien de déplacé à
l’affirmer : Brice Hortefeux est le ministre des rafles, et
la xénophobie d’État tue.
Une politique xénophobe, où l’Autre est
traqué, repose-t-elle forcément sur une vision raciste
ou identitaire ?
L’acte fondateur de la politique xénophobe est de
tracer, au sein de la population, une frontière entre ceux
qui doivent être protégés et ceux qui peuvent,
ou doivent, être exclus de la protection. À la fin
du 19e siècle, l’extrême droite française
voit dans les phénomènes de chasse aux travailleurs
étrangers un ferment possible pour sa conquête du pouvoir
politique. On se souvient des chasses sanglantes aux ouvriers italiens,
à Aigues-Mortes, en 1893. Elle recycle alors le discours
du protectionnisme économique à l’égard
des marchandises, mais en le déplaçant vers la main
d’œuvre-étrangère. Le racisme biologique
n’est venu qu’ensuite se couler dans cette matrice d’origine
économique pour définir l’essence de ce qui
méritait protection, pour donner un contenu substantiel au
concept du national.
La définition de l’identité par la race ou
le sang n’est pas indispensable au fonctionnement du dispositif.
Le point central est que le racisme, en tant que stratégie
politique, n’a paradoxalement pas nécessairement besoin
d’une notion biologique de « race » sur laquelle
s’appuyer. Des définitions culturelles ou historiques
peuvent tout aussi bien faire l’affaire. C’est pour
cela qu’il ne suffit pas, pour contrecarrer ce genre de logique
politique, de réfuter les définitions fumeuses de
l’identité nationale ou de la race. Il faut aussi pouvoir
leur opposer des régimes alternatifs d’identification
politique, d’autres notions de ce qui doit être protégé,
d’autres concepts de la protection collective.
Par exemple ?
En 1848, à Paris, on assiste aux premiers phénomènes
spontanés de chasse aux ouvriers étrangers. À
l’époque, des travailleurs immigrés allemands
avaient écrit ceci : « Il y a en outre beaucoup de
réflexions à faire sur cette chasse aux ouvriers étrangers
; mais nous n’ajouterons que ceci : il est nécessaire
que les ouvriers, les prolétaires de tous les pays se reconnaissent
comme frères, c’est-à-dire (…) tous et
partout solidaires contre les exploiteurs. » Pour eux, la
fraternité ne se fondait pas sur l’essence d’une
identité commune, mais sur la conscience de la similarité
des situations vécues. Ce qui fait le « commun »,
ce n’est ni une origine, ni une identité déterminée,
mais le fait de reconnaître sa propre situation d’oppression
dans celle de l’autre. C’était une notion de
fraternité de classe. Or celle-ci, parce qu’elle contredisait
à la fois la mise en concurrence libérale et l’exclusion
nationale sur le marché du travail, permettait de se battre
sur deux fronts : contre les libre-échangistes et contre
les xénophobes. La question n’était pas de défendre
les ouvriers nationaux contre la concurrence des ouvriers étrangers,
mais tous les travailleurs contre leur mise en concurrence capitaliste.
À la compétition qui divise, opposer non plus l’exclusion
nationale, mais la solidarité sociale. C’est pour cela
que les grèves récentes de sans-papiers ont été
si importantes politiquement : elles montraient l’évidence,
à savoir que « les sans-papiers » sont avant
tout des travailleurs sans-papiers, c’est-à-dire d’autant
plus exploitables que privés de protections légales
face aux employeurs.
Après avoir été gérée sous
forme archaïque, la chasse à l’homme est devenue
le monopole de l’État. Pourrait-on envisager une privatisation,
une marchandisation de cette pratique ?
Sous la pression des politiques libérales, il y a une tendance
généralisée à la privatisation des fonctions
de l’État, y compris de ses fonctions répressives,
avec des phénomènes d’externalisation et de
sous-traitance. Il ne faut pas oublier que la « sécurité
», y compris sous sa modalité xénophobe, est
d’abord un gigantesque marché. Ces logiques de mercenariat
peuvent se doubler d’autres dynamiques, de type « miliciennes
» : la formation, dans les parages de l’État,
de meutes bénévoles, embryons possibles de mouvements
xénophobes de masse. En Arizona, une milice privée
de volontaires en armes sillonne le désert à la chasse
aux migrants mexicains. Ils s’appellent les « minutemen
» [3]. On les décrit « habillés comme
pour un salon de la chasse et de la pêche : vestes et pantalons
camouflage avec les casquettes assorties, lunettes de tir orange
vif et armes de poing rivées sur la hanche ». En Italie,
sous la pression de la Ligue du Nord, mouvement néofasciste,
une loi a institué en 2009 un délit « d’immigration
et de séjour » et prévoit encore la mise en
place de milices populaires. Des « associations de citoyens
» sont appelées à se substituer à la
police et chargées d’effectuer des patrouilles de rue
– des traques pudiquement appelées « rondes citoyennes
». Combiner chasse étatique et battue populaire, faire
de chacun les agents de la traque xénophobe, et faire de
cette nouvelle alliance le creuset d’une union nationale régénérée.
C’est la base même de la politique fasciste.
Peut-on parler de « chasse à l’homme »
dans le traitement policier des banlieues, notamment depuis les
« émeutes de 2005 » avec le recours quasi systématique
aux hélicoptères, aux drones, aux forces spéciales
(GIGN…), parfois assorti de couvre-feux ?
La rappeuse Casey chante : « La chasse est nationale, passionnelle,
prise en charge par des professionnels, éliminez l’animal
qu’il soit mâle ou femelle (…), elle n’a
pas d’autre tort que d’avoir une autre tête. »
Ironiquement, les agents de la police, lorsqu’ils décrivent
ce qu’ils font, de l’autre côté, confirment
– même s’ils sont évidemment très
loin d’avoir la prose d’une Casey : « En BAC,
dans leur jargon, ils disent : "Nous, on est des chasseurs,
on n’est pas comme les autres, les autres c’est des
soldats" » [4]. La répression de la révolte
des quartiers populaires de 2005 s’est effectuée dans
un cadre précis : celui de l’état d’urgence,
décrété par Dominique de Villepin. Or il faut
savoir que le texte en question date de 1955, au moment où
la France entrait dans la guerre d’Algérie, et qu’il
n’y avait eu, dans l’histoire récente, qu’un
seul grand précédent pour son application : la répression
du mouvement indépendantiste en Kanaky.
Il faut alors s’interroger sur le rapport entre répression
des révoltes populaires et violence coloniale. Si l’on
remonte dans le temps, est-ce un hasard qu’en France, au 19e
siècle, les généraux qui ont réprimé
les insurrections ouvrières avaient presque tous fait leurs
armes dans les armées d’Afrique ? Galliffet, bourreau
de la Commune, comme Cavaignac qui avait écrasé dans
le sang la révolte ouvrière de juin 1848, avaient
combattu en Algérie. Bugeaud, dont le nom demeure associé
au massacre de la rue Transnonain, toujours actif en 1848, fut l’un
des généraux d’Afrique qui dirigea la politique
des « enfumades », consistant à « fumer
comme des renards » les rebelles algériens réfugiés
dans les grottes. Dans les phases intenses de répression
intérieure, l’appareil d’État mobilise
des techniques de guerre cynégétique élaborées
ailleurs, contre d’autres populations civiles. Les projets,
évoqués aujourd’hui, d’utiliser des drones
dans le ciel des banlieues françaises se comprennent dans
ce type de circulation des technologies et des imaginaires militaro-policiers
entre l’espace des guerres impérialistes et celui de
la guerre civile.
Les puissants aussi se disent régulièrement victimes
de « chasse à l’homme » et de lynchage
» médiatiques. On l’a encore vu avec le fils
du Président de la République ou Éric Woerth,
accusé par des journalistes de conflits d’intérêts
avec de grandes fortunes. Qu’en pensez-vous ?
Le procédé est assez ridicule et je crois qu’il
ne trompe plus grand monde. Il s’agit de ce que les communicants
appellent des « éléments de langage »,
des expressions saillantes, détachables, destinées
à être reprises en boucle par la presse. Lorsqu’on
fait le portrait du fils Sarkozy en lièvre apeuré
et celui d’Éric Woerth en grand cerf blessé,
on cherche à produire un effet d’inversion des rôles
: ceux qui jouissent du pouvoir, de la richesse et des plus hautes
protections sont alors présentés comme des êtres
démunis et persécutés. Il y a aussi un autre
bénéfice dans l’opération : plus on utilise
l’expression comme une métaphore pour disqualifier
des critiques verbales formulées dans la presse, plus on
déréalise les pratiques concrètes correspondantes,
qui, elles, s’appliquent à d’autres et ne se
contentent pas de mots. Dans le cas d’Éric Besson,
déplorer la très métaphorique chasse aux fils
des puissants quand on organise soi-même la très littérale
traque aux enfants des plus démunis, cela a quelque chose
de particulièrement obscène. Au-delà de l’anecdote,
ce qui se manifeste ici, c’est la duplicité du régime
qui est en train de s’installer de part et d’autre de
la frontière intérieure de l’identité
nationale et de la régularité du séjour : la
frontière entre ceux auxquels est reconnu un droit imprescriptible
de protection, et ceux auxquels toute protection, même la
plus élémentaire est déniée, comme l’accès
aux centres d’hébergements d’urgence en plein
hiver.
Recueilli par Ludo Simbille
Grégoire Chamayou est philosophe, spécialisé
en histoire des sciences autour des expériences sur les humains,
auteur de « Les chasses à l’homme », La
Fabrique éditions, 13 €.
Notes
[1] Source.
[2] « Le Chant Des Casseurs », album Nord Sud Est Ouest
2eme Episode, Le Bavar & Ekoué, novembre 2009
[3] Du nom des miliciens des premières colonies nord-américaines
capables d’être mobilisés en deux minutes.
[4] « Sans casque, ni bouclier : témoignage d’un
ex-officier de police »
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