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Origine : http://preprod.inrocks.typhon.net/livres-arts-scenes/livres-arts-scenes-article/t/46081/date/2010-06-17/article/gregoire-chamayou-et-lideologie-de-la-chasse-a-lhomme/
BIO EXPRESS Grégoire Chamayou
Agrégé de philosophie et chercheur à l’institut
Max-Planck à Berlin, il a récemment publié
Les Corps vils – Expérimenter sur les êtres humains
aux XVIIIe et XIXe siècles (La Découverte). Spécialiste
de Kant, Foucault…, il a écrit sa thèse sous
la direction de Dominique Lecourt. Il s’occupe de la maison
d’édition Zones, centré sur la contre-culture,
l’activisme et les nouvelles formes de contestation.
Esclaves, Peaux-Rouges, Juifs ou apatrides : les cibles varient
avec le temps, mais la prédation n’a jamais cessé.
Une lecture inédite de l’histoire de la domination
par le philosophe Grégoire Chamayou.
Traqués, poursuivis, capturés, tués, les hommes
se font chasser depuis l’Antiquité, écrivez-vous
dans Les Chasses à l’homme.
La chasse à l’homme n’est pas une métaphore.
Dans l’Antiquité, on capture en leur faisant la guerre
des populations entières qu’on transforme en esclaves.
Aristote a théorisé cette forme de guerre-chasse :
les barbares, nés pour obéir, sont proies par nature.
L’Eglise, elle, officiellement, ne capture pas ses sujets
: elle présente son pouvoir comme celui d’un pasteur
qui guide son troupeau et en prend soin. Mais elle mène alors
des chasses d’exclusion (aux hérétiques, aux
sorcières…) qui s’énoncent paradoxalement
au nom d’un impératif de protection : on extirpe la
brebis galeuse pour éviter la contagion du troupeau. Ce sont
les deux formes classiques : chasse-capture et chasse-expulsion.
Mon projet était de relire l’histoire de la philosophie
politique en partant de cette idée centrale : tout rapport
de domination présuppose un rapport de prédation.
Foucault, en faisant la généalogie du “pouvoir
pastoral”, a montré que l’Occident a largement
considéré la politique comme une affaire de bergerie
; j’ai essayé de montrer qu’on la voit aussi
comme une affaire de chasse.
A partir de quels moments s’est déployée
cette idéologie de la chasse ?
Le moment historique crucial, au seuil de l’époque
moderne, correspond à ce que Marx a appelé la “phase
d’accumulation primitive du capital”, vaste mouvement
d’appropriation économique par l’ultraviolence
: conquête de l’Amérique et chasse aux Indiens,
traite transatlantique et chasse aux peaux noires. Pour justifier
la chasse aux Indiens, on a pris le prétexte de leurs mœurs
: l’anthropophagie étant contraire à la loi
naturelle, ils sont exclus de l’humanité. Ce discours
de la guerre impériale élaboré par Sepúlveda
et Bacon contre des peuples réputés “ennemis
de l’humanité” n’est pas tout à
fait mort. Relisez les discours de Bush appelant à la chasse
à l’homme dans les grottes d’Afghanistan…
Les marchands d’esclaves européens, eux, en même
temps qu’ils déléguaient à des intermédiaires
locaux les tâches de la capture, rejetaient sur les Nègres
la responsabilité de leur asservissement.
A partir de quand les institutions étatiques, police en
tête, ont-elles monopolisé ce pouvoir de chasse ?
Au XVIIe siècle, les Etats européens se lancent dans
de vastes chasses aux pauvres pour les enfermer et les dresser au
travail. C’est la naissance de la police comme bras chasseur
de l’Etat. Cela ne va pas sans résistances, avec des
émeutes populaires contre les chasse-gueux. Bien sûr,
ce n’est pas en enfermant les pauvres qu’on fait disparaître
la pauvreté – ça la rend seulement invisible.
Le point important, c’est que le dispositif traque-enfermement
naît hors du contexte judiciaire. Alors qu’on nous présente
la police comme l’incarnation de la loi, elle est d’abord
tout autre chose. L’idée qu’un flic, pour être
flic, doit mépriser le droit qui lui fait obstacle –
le syndrome inspecteur Harry – n’est pas née
du cerveau des scénaristes : c’est une tension structurelle.
La police ne fonctionne pas au respect de la loi – ce n’est
pas là sa motivation principale – mais au plaisir de
la traque. Aujourd’hui, les policiers de la BAC ne disent
pas autre chose : “Nous sommes des chasseurs.”
Comment définir le chasseur lorsque sa proie appartient
à la même communauté humaine que lui ? Sur quel
mécanisme repose son plaisir, son excitation animale ?
L’excitation suprême, c’est de chasser des êtres
dont on sait qu’ils sont des hommes et non des bêtes.
Balzac l’a écrit : “La chasse à l’homme
est supérieure à l’autre chasse de toute la
distance qui existe entre les hommes et les animaux.” C’est
pour cela qu’elle procure les émotions les plus intenses
: elle confronte des intelligences de même nature. Pour le
chasseur, le défi est précisément d’effacer
cette distance entre l’homme et l’animal, en plaçant
l’homme dans la position du gibier. Mais on n’est jamais
à l’abri d’un retournement. Les proies, parfois,
se rassemblent et se font chasseurs à leur tour. Ce qu’indique
le titre original du film Les Chasses du comte Zaroff, “The
Most Dangerous Game” : si la chasse à l’homme
est le jeu le plus dangereux, c’est parce que l’homme
reste le plus redoutable des gibiers.
La politique menée contre les étrangers en situation
irrégulière s’inscrit-elle dans cette histoire
de la chasse à l’homme ?
Pour atteindre les objectifs d’expulsion chiffrés,
la police ne peut plus se contenter d’arrestations au hasard
: elle doit mener une politique de chasse active. Eric Besson
est le ministre des rafles et la xénophobie d’Etat
tue. On se souvient de cette Chinoise qui se jette de sa fenêtre
à Belleville pour fuir une descente de police ou de cet enfant
qui fait une chute à Amiens, depuis un balcon, pour échapper
à une arrestation. Privés de droits, les sans-papiers
représentent les proscrits modernes, exposés sans
protection à la prédation du marché du travail.
En contexte de crise, la xénophobie d’Etat peut s’accompagner
de ce qu’Elias Canetti appelait des “chasses de meute”.
Récemment, en Italie, des habitants de la ville de Rosarno
ont attaqué des travailleurs immigrés, armes au poing.
En 1848, alors que la révolution l’emportait à
Paris, on a assisté aux premiers phénomènes
spontanés de chasse à l’étranger. Des
travailleurs immigrés allemands avaient écrit ceci
: “Il y a en outre beaucoup de réflexions à
faire sur cette chasse aux ouvriers étrangers ; mais nous
n’ajouterons que ceci : il est nécessaire que les ouvriers,
les prolétaires de tous les pays se reconnaissent comme frères,
c’est-à-dire (…) tous et partout solidaires contre
les exploiteurs.”
Les Chasses à l’homme (La Fabrique éditions),
247 pages, 13 €
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