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Origine :
http://cnt-ait.info/article.php3?id_article=1064
jeudi 3 février 2005
Ce texte est extrait de la revue La Question Sociale, revue libertaire
de réflexion et de combat, indépendante de la CNT
AIT et de toute organsaition. Il s’agit d’un bilan d’une
totale liberté de ton - exercice d’autant plus intéressant
qu’il est trop fort rare dans nos milieux où l’on
préfère les communiqués de presse triomphalistes
mais sans lendemain.
De plus, au passage, il permettra à certain de comprendre
ce qui fonde nos divisions avec la CNT dite des Vignoles.
Enfin, il donne des pistes pour le développement d’un
mouvement autonome populaire.
Autant de réflexions qui ne peuvent que nous enrichir collectivement.
La Question sociale
c/o Librairie Publico, 145, rue Amelot, 75011 Paris
laquestionsociale(a)hotmail.com
L’expérience des collectifs de solidarité
parisiens. Une nouvelle étape Considérations
sur les grèves de Pizza Hut, de McDonald’s et des Frog
Pubs
Lorsqu’en octobre 2001 une première grève est
déclenchée au restaurant McDonald’s de Strasbourg-St.
Denis, un collectif de solidarité se met en place, qui va
permettre à la lutte de déboucher, cent quinze jours
plus tard, sur une victoire, mais qui va aussi apporter un soutien
à d’autres grèves, à la FNAC, à
Virgin, à Eurodisney [1]... La dynamique qui naît à
cette occasion ne s’épuise pas avec la fin de la grève
des McDo et un collectif recoupant partiellement le premier se reconstitue
autour de la grève des femmes de ménage d’Arcade.
Le 4 mars 2003, celles-ci reprennent le travail, au bout d’une
grève d’un an qui s’est conclue par une victoire
[2]. Le collectif se rencontre une dernière fois pour rédiger
un court bilan de son action avant de se disperser, tout le monde
étant épuisé par l’activité militante
soutenue des derniers mois. Entre-temps une grève a éclaté
au restaurant Pizza Hut situé au métro Bonne-Nouvelle
et quelques-uns de ses membres sont allés rencontrer les
grévistes.
Pizza Hut de Bonne-Nouvelle
La grève a démarré le 28 février, avec
l’aide des salariés du McDonald’s de Strasbourg-St.
Denis, situé à une centaine de mètres. Les
grévistes sont très jeunes (nettement plus que ces
derniers) et très inexpérimentés, l’aide
apportée par les McDo leur est donc précieuse. L’UL
CGT du Xe arrondissement leur fournit elle aussi une aide logistique,
mais le soutien militant est faible. Le collectif qui, deux ans
plus tôt, avait soutenu la grève du McDo-SSD peine
à se reconstituer. Le comportement peu clair de la CGT y
est pour quelque chose : veut-on notre aide ou pas ? Les quelques
copains venus prendre contact ne sont certes pas les groupies de
la CGT, mais ils aimeraient pouvoir donner un coup de main aux grévistes.
Ainsi se constitue un petit noyau, formé de membres des collectifs
qui ont soutenu les grèves de McDo en 2001 et d’Arcade
ensuite.
Ce qui motive la grève, c’est d’abord le manque
de respect de la hiérarchie envers les salariés (un
des chefs a des comportements qui frisent le harcèlement
et respirent le mépris), mais aussi des revendications portant
sur le salaire, les conditions de travail et le retrait de toutes
les sanctions prises contre le personnel [3].
La grève ne touche qu’une partie des salariés
(une vingtaine tout au plus), mais amène rapidement le gérant
à fermer le restaurant. Celui-ci sera occupé à
plusieurs reprises, pendant des périodes assez courtes mais
suffisantes pour mettre le patron sous pression et pour faire remonter
le moral des grévistes, qui se relaient du matin au soir
devant le restaurant et que la présence des soutiens et le
concours des McDo d’à côté aident à
ne pas lâcher. La presse - titillée par la série
de grèves des deux années antérieures - parle
de leur mouvement et par moments la direction fait semblant de négocier.
La grève se prolonge mais ne se délite pas, car un
noyau dur tient bon et permet à la majorité des grévistes
de résister aux pressions que l’employeur exerce par
le biais des familles ou des copains.
Le 11 mars, les salariés du McDo-SSD entrent en grève
à leur tour et, d’emblée, occupent leur restaurant,
qui va rapidement devenir le lieu de ralliement de militants ayant
connu la grève précédente. Rapidement des actions
sont menées en commun contre des restaurants des deux chaînes,
telle l’occupation du Pizza Hut et du McDo d’Opéra
- dont les salariés manifestent une solidarité toute
relative.
Plus d’une fois la direction de Pizza Hut tente de rouvrir
le restaurant en faisant appel à des vigiles ou à
la police, mais sans venir à bout de la détermination
des grévistes. Ceux-ci profitent en effet de l’ouverture
pour rentrer en force dans le restaurant et s’y maintenir
seuls, dans un face-à-face avec huissier et vigiles.
La direction finit par ouvrir une négociation, non sans
essayer à plusieurs reprises d’en écarter Abdel
Mabrouki, que les grévistes ont choisi pour les représenter
[4]. Le 28 mars 2003, un protocole de fin de conflit est signé
entre la direction du restaurant et le représentant des grévistes.
Ceux-ci ont obtenu : une prime de chaussures de 30 euros par an
; le remboursement du taxi (pour rentrer du travail la nuit) à
hauteur de 15,24 euros ; les collants à disposition ; la
construction dans le restaurant d’une douche et d’une
salle de repos ; l’abandon de toutes les sanctions prises
depuis l’arrivée, le 9 janvier précédent,
du nouveau manager ; le gel des mutations pendant un an ; le paiement
des jours de grève à hauteur de 50 % (le manque à
gagner sera comblé par les collectes organisées par
les soutiens).
L’accord, il faut le reconnaître, est loin de satisfaire
toutes les revendications avancées, ce qui s’explique
avant tout par le manque d’unité des salariés.
Pourtant, dans l’ensemble, les grévistes semblent s’en
contenter, même si certains se disent prêts à
continuer pour obtenir plus, notamment sur le plan du salaire. Le
fait d’avoir soutiré quelques concessions, même
limitées, à la direction dans ce qui est leur première
grève les autorise en effet à rentrer la tête
haute.
Une partie des grévistes continuera à entretenir
des liens et à se montrer solidaires des McDo en grève.
McDonald’s de Strasbourg-Saint-Denis
La grève, qui débute le 11 mars 2003, durera un an.
Nous n’en ferons donc qu’une reconstitution schématique.
Pourquoi cette nouvelle grève treize mois après la
fin victorieuse de la première ? Les salariés ont
acquis la conviction que McDonald’s France veut fermer leur
restaurant et a pour cela installé un “ nettoyeur ”
en tant que franchisé : celui-ci a fait le nécessaire
pour réduire le nombre de salariés (passés
d’une cinquantaine deux ans plus tôt à une trentaine
au mois de mars), a trafiqué les comptes pour prouver que
le restaurant n’est pas rentable et justifier ainsi sa fermeture
pour raisons économiques. Mais la goutte qui fait déborder
le vase, c’est la disparition de denrées et de fournitures,
rapidement suivie du licenciement de Tino, vice-directeur du restaurant
et délégué syndical CGC, qui a choisi de s’opposer
aux manigances du franchisé et de dénoncer officiellement
la chose. Ainsi commence la grève avec occupation.
Une fois le restaurant occupé, le franchisé introduit
un référé en justice pour obtenir l’évacuation
des locaux, mais - fait rarissime, dont le mérite revient
aux conseillers juridiques de la CGT - les grévistes obtiennent
de pouvoir poursuivre l’occupation. Le patron essaiera à
plusieurs reprises de répondre par la force (présence
imposée de vigiles, coupure de l’arrivée d’eau
et tentative de faire couper l’électricité),
ce qui n’aura pour résultat que de renforcer chaque
fois la détermination des occupants et d’amplifier
le soutien.
Cette occupation va avoir un effet décisif sur toute la
conduite de la grève. Au départ, elle est indiscutablement
un élément de force, que ce soit sur le plan de l’action
concrète - les salariés ne sont plus condamnés
à se geler dehors des mois durant, comme ce fut le cas deux
ans auparavant - ou sur le plan symbolique - la décision
du tribunal est une façon de reconnaître la légitimité
de leur action. Il serait possible de transformer ces locaux occupés
en lieu de rencontre de toutes les luttes et initiatives en cours
sur Paris et sa région, mais les grévistes semblent
guidés par une grande prudence : cette suggestion faite par
le collectif de solidarité ne sera acceptée que du
bout des lèvres, sans grand enthousiasme, et finira par tomber
dans l’oubli, faute de volonté du côté
des occupants.
Ces derniers savent qu’ils doivent s’attendre à
une grève longue et dure : la direction de McDonald’s
a la mémoire longue et a décidé de se débarrasser
de ce restaurant qui fait obstacle à sa stratégie.
Ils investissent donc beaucoup d’énergie dans la tenue
de l’occupation. Mais c’est là qu’apparaît
le revers de la médaille. Ceux qui étaient autrefois
les plus actifs passent leurs nuits dans les locaux et se retrouvent
épuisés dans la journée. Cette difficulté,
ajoutée au fait que plusieurs grévistes se voient
contraints de chercher des petits boulots pour résister financièrement,
restreint les énergies disponibles pour d’autres types
d’actions, pourtant nécessaires pour éviter
que la grève ne perde en visibilité. Or c’est
sa visibilité qui avait fait la force de la grève
précédente, en s’en prenant à l’image
de McDonald’s en plein centre d’une grande ville touristique
: chaque touriste devenait un vecteur de diffusion internationale
par le seul fait de faire connaître la grève autour
de lui.
Un autre élément de faiblesse apparaîtra assez
rapidement : la difficulté à élargir le mouvement
aux salariés d’autres restaurants de la chaîne.
Lors de la grève précédente, l’une des
activités qui avaient le plus déplu à la direction
de McDonald’s avait été l’agitation portée
dans les autres restaurants de la chaîne, où les problèmes
ne manquaient pas. Cette tactique avait en effet permis d’associer
l’expression de la solidarité vis-à-vis des
grévistes de McDo-SSD à des revendications portant
sur des problèmes spécifiques à chaque restaurant,
et fini par pousser les différents franchisés (majoritaires
dans la chaîne) à faire pression sur la direction de
McDonald’s France pour qu’elle règle le problème.
Or, cette fois, la tâche se révèle nettement
plus difficile - du moins les grévistes le perçoivent-ils
ainsi. Les contacts établis dans les premiers mois avec les
salariés d’autres restaurants qui s’étaient
adressés à eux pour obtenir du soutien - ceux de l’avenue
Parmentier (qui appartient au même franchisé), mais
aussi de Montreuil, Saint-Cloud et Boulogne - n’ont pas porté
beaucoup de fruits : la volonté de lutte y est vite retombée,
suscitant l’amertume des grévistes de McDo-SSD. Dans
d’autres restaurants qui autrefois avaient été
la cible d’actions communes, les salariés les plus
actifs sont partis d’eux-mêmes ou ont été
licenciés en raison de leur attitude remuante. Résultat
: les grévistes se sentent isolés, face à un
mur, ce qui les conduit à se replier sur eux-mêmes,
convaincus qu’ils ne pourront faire seuls le boulot que leur
syndicat ne fait pas.
En revanche, ils croient pouvoir faire plier McDo France avec quelques
coups d’éclat bien orchestrés, comme le blocage
répété de la plate-forme LR Services, qui fournit
les restaurants de toute l’Île-de-France, ou l’occupation
du McDo des Champs-Élysées, le plus grand d’Europe.
Mais ils ne se rendent pas compte qu’ils deviennent ainsi
dépendants du bon vouloir et de la disponibilité du
SO de la CGT, le seul à pouvoir leur fournir l’infrastructure
et le nombre nécessaires à ces blocages nocturnes
- alors que, dans la grève précédente, c’était
bien la “ concurrence ” d’autres soutiens qui
avait obligé la CGT à s’activer et à
faire preuve d’une ouverture dont elle n’est pas coutumière.
Si la fédération du Commerce CGT ne refuse pas son
soutien financier, l’aide de la Confédération
semble cette fois plus modeste, conséquence de la moindre
visibilité médiatique de la grève. Les collectes
effectuées devant le restaurant occupé continuent,
ainsi que les ventes de T-shirts à toutes les manifs qui
ponctuent le printemps 2003, mais la faiblesse des actions de blocage
des restaurants parisiens enclenche une spirale descendante : les
rendez-vous du samedi, point de ralliement des militants, se font
plus rares et les actions sont repoussées d’une fois
sur l’autre. Du coup, la dynamique d’élargissement
observée en 2001-2002 ne peut fonctionner, et le petit collectif
de solidarité a bien du mal à mener une action efficace
de popularisation du conflit. D’ailleurs, les structures locales
de la CGT qui, dans les premiers mois, assurent une certaine présence
- laissant espérer aux grévistes que cette aide va
durer jusqu’au bout, ce qui bien sûr ne se vérifiera
pas, ces structures étant incapables d’une action militante
de longue haleine - ne semblent pas souffrir de sa concurrence.
Les avocats du syndicat poursuivent leur stratégie juridico-politique
dans leur coin, en en informant certains des grévistes, mais
sans quasiment faire le lien avec les actions menées sur
le terrain. Les grévistes seront donc plus d’une fois
mis dans l’embarras, obligés de jongler entre des instances
(avocats, structures CGT et collectif de solidarité) qui
travaillent chacune de leur côté dans une remarquable
absence de communication, mettant en œuvre des stratégies
différentes et parfois contradictoires. Tout le contraire,
là aussi, de ce qui s’était produit pendant
la grève précédente, où tous se retrouvaient
régulièrement autour de la même table, ce qui
neutralisait les tendances centrifuges. Les grévistes ont
en outre du mal à se réunir et discuter entre eux,
ce qui rend certaines décisions collectives peu transparentes
et alimente les tensions internes. Au point que plusieurs membres
du collectif se demanderont ouvertement plus d’une fois si
la faible participation des grévistes n’engendre pas
une forme de substitution dans la prise en charge de la grève.
Néanmoins, un noyau dur de grévistes résiste,
maintient les contacts avec les différents soutiens, cherche
parfois à faire le lien avec les luttes d’autres secteurs.
C’est ainsi que les intermittents du spectacle seront associés
à des actions coups de poing exigeant de nombreux participants.
L’occupation des locaux, compte tenu du fait que McDonald’s
France a les épaules assez solides pour se permettre de laisser
pourrir la grève, a un autre effet négatif : les derniers
résistants sont enfermés dans leur petit village gaulois
bardé de tracts, affiches et banderoles, mais restent incapables
de porter atteinte à l’image de l’entreprise
et surtout aux bénéfices qu’elle continue imperturbablement
d’engranger.
Mais reprenons le fil des événements. Dans la première
quinzaine, la grève se développe de façon très
active : le soutien apporté aux grévistes de Pizza
Hut a non seulement mis en jambes les McDo-SSD avant même
le déclenchement de leur grève, mais s’est traduit
en retour par le soutien des premiers et a permis que se reconstitue
le noyau dur du collectif autour de quelques militants ayant soutenu
les conflits précédents. Cette dynamique perdure tout
au long des mois d’avril et mai. Les UL IIe et Xe et l’UD
parisienne de la CGT apportent un soutien logistique et financier
précieux. Entre-temps, le mouvement des enseignants et contre
la réforme des retraites commence à prendre de l’ampleur
et les manifestations se multiplient. Ce seront autant d’occasions
pour les grévistes de faire appel à la solidarité
financière d’un mouvement qui, composé essentiellement
de salariés du public, voient avec sympathie la présence
dans les manifestations d’une lutte du secteur privé
aussi symbolique que celle de McDo. La faiblesse de ces liens reste
cependant manifeste à un observateur attentif : les contacts
se bornent aux manifs, à travers des collectes et des ventes
de soutien, mais sans engagement solidaire dans l’action concrète,
ce qui donne le sentiment, assez largement partagé, que les
grévistes de McDo sont des “ consommateurs de solidarité
”, incapables d’établir des liens de réciprocité.
Le 23 avril, des grévistes des Frog Pubs participent à
la réunion du collectif de solidarité accompagnés
de membres de leur comité de soutien, pour faire connaître
leur grève qui vient de commencer et tenter d’en élargir
le soutien. Ils sont très dynamiques et souhaitent mener
des actions communes, d’autant qu’ils relèvent
du même secteur d’activité. Le fait que leur
appartenance syndicale (CNT [VIGNOLES]) soit différente de
celle des McDo ne pose de problème à personne. Dès
la semaine suivante, la collaboration se concrétise par une
participation groupée aux manifestations du mouvement du
printemps, même si l’appel à soutien financier
se fait de façon séparée. Cette collaboration
se poursuivra, avant l’été, par des actions
menées en commun par les deux groupes de grévistes
et leurs comités de soutien respectifs, qui se recoupent
en partie, puis par l’organisation de quelques concerts de
soutien communs, dont les recettes seront équitablement partagées.
Ces actions communes, qui prennent pour cibles les restaurants des
deux chaînes, très proches géographiquement
parfois, ne plairont pas à tout le monde [5].
L’arrestation de Ryad pour outrage à agent et rébellion
à la suite de l’occupation, le 30 mai, du McDo de Boulogne,
faite à la demande des salariés du lieu qui s’étaient
mis en grève, portera un coup au moral des grévistes.
Ryad sera libéré après trente heures de garde
à vue et sera condamné le 2 juillet, au terme de son
procès, à une amende.
Entre l’été et l’automne 2003, la retombée
des mouvements de lutte ne fait qu’accentuer le sentiment
de lassitude et de difficulté à faire preuve de combativité.
Les actions seront de plus en plus espacées, remplacées
par quelques blocages surprise de LR Services, où les intermittents
en lutte prendront le relais d’un SO de la CGT pas toujours
disponible.
Au mois de novembre, la tenue en région parisienne du Forum
social européen permet de rassembler des forces suffisantes
pour refaire pression sur McDonald’s France (en allant notamment
bloquer le restaurant des Champs-Élysées) et pour
lancer une journée internationale de solidarité avec
la grève de SSD. Le succès de celle-ci sera tout relatif,
mais cela fera naître l’idée, plus tard, d’activer
les contacts internationaux disponibles pour obtenir des actions
de soutien dans d’autres pays - ce qui sera suivi d’effets
dans les derniers mois de grève, en Colombie, en Allemagne
et en Italie.
Vers la fin de l’année, les actions de blocage des
restaurants du centre-ville reprennent, mettant fin à une
longue période de découragement des grévistes.
Cette reprise s’inscrit dans une période - celle des
fêtes d’abord, des soldes ensuite - favorable à
une modification des rapports de forces dans le secteur du commerce,
mais aussi dans un contexte de regain de combativité dans
ce même secteur. Plusieurs grèves ont ainsi éclaté
au mois de décembre, dont certaines ont gagné [6]
: à la librairie Flammarion du Centre Pompidou, les salariées
réclament un 13e mois et l’obtiennent au bout d’un
mois de grève (par répercussion, bien que dépendant
d’un autre employeur, les employés des vestiaires du
Centre se mobilisent sur la question du travail du dimanche et des
augmentations de salaire) ; à Planète Hollywood, la
grève déclenchée pour des augmentations de
salaire semble pouvoir profiter du rapport de forces favorable que
crée l’approche des fêtes ; à Chicago
Pizza Paille, les salariés obtiennent des augmentations d’environ
10 % pour les salaires les plus bas et de 5 % pour les salaires
moyens, ainsi que des améliorations de leurs conditions de
travail ; à Virgin, la solidarité contre le licenciement
de Cédric, délégué syndical CGT, pour
“ harcèlement moral envers son supérieur ”
s’organise [7] (deux rassemblements de soutien ont lieu devant
des magasins et devant le siège) : à Go Sport, boîte
traditionnellement tranquille et bien encadrée par des syndicats
à la botte du patron, la CGT fait une percée inhabituelle
lors des élections syndicales, qui commence à inquiéter
la direction ; à Pizza Hut, la grève des directeurs
des restaurants, déclenchée le 29 novembre par le
licenciement d’un superviseur, ne s’essouffle pas et
obtient le soutien de bon nombre d’équipiers - cette
grève inhabituelle, liée de toute évidence
à la généralisation de conditions de travail
dégradées à des catégories jusque-là
épargnées, montre au grand jour que les patrons n’ont
que faire de la fidélité des cadres : comme le petit
personnel, ceux-ci sont condamnés à être jetés
après avoir été pressés comme des citrons
[8].
Ajoutons au tableau que les intermittents du spectacle restent
mobilisés, et ont même assez de ressort pour donner
un coup de pouce à d’autres salariés en grève
- ainsi interviennent-ils massivement à la BNF le 13 décembre,
lors d’une inauguration d’exposition en présence
du ministre de la Culture, ce qui a très concrètement
aidé les agents de sécurité de la société
sous-traitante Securitas, en grève mais interdits de piquets
par la justice.
À l’approche du premier anniversaire de la grève,
les négociations avec McDonald’s France reprennent
et s’intensifient. Et, au bout de 363 jours de grève,
on peut enfin parler de victoire [9].
Les grévistes obtiennent : le départ du franchisé
qui a essayé de couler le restaurant et l’arrivée
d’un nouveau, que les salariés connaissent et qui leur
semble correct ; la réintégration de Tino dans un
autre restaurant de la même franchise pendant huit mois, puis
de nouveau à Strasbourg-Saint-Denis ; le paiement des jours
de grève à hauteur de 35 % ; des embauches supplémentaires
dont le nombre reste indéterminé ; des garanties concernant
les conditions de reprise du travail : il n’y aura pas de
nouveaux managers et la progression interne sera favorisée
; les salariés continueront à avoir un droit de regard
sur l’embauche de nouveaux salariés et sur l’organisation
des plannings.
En revanche, aucune avancée n’est enregistrée
sur la question des salaires. Quant aux heures supplémentaires
faites avant la grève et non payées, les salariés
envisagent, si le problème ne peut être réglé
autrement, de porter l’affaire devant les prud’hommes
en remontant sur les cinq dernières années. Mais malgré
ces réserves, on peut considérer que les salariés
ont gagné sur les points essentiels qui avaient motivé
la grève [10].
Parallèlement aux tractations portant sur le conflit, cinq
salariés (dont le licenciement en octobre 2001 avait été
annulé à l’issue de 115 jours de grève)
ont négocié leur départ contre des indemnités
conséquentes. Cette négociation a sans doute pesé
dans l’issue favorable du conflit, vu la fixation que McDonald’s
France avait faite sur leur cas (la plainte déposée
contre eux à l’automne 2001 est enfin retirée)
; s’étant faite au grand jour, sous les yeux des autres
salariés, elle n’a pas affaibli la lutte en étant
été source de division. Notons que la CGT, culturellement
incapable, sans doute, de donner raison à des salariés
qui quittent un boulot qui ne les satisfait pas, a préféré
faire silence sur ce point de la négociation, alors même
que tout se passait au vu et au su des parties concernées.
Le texte de l’accord n’a pas été remis
aux salariés après signature. Le collectif s’est
donc posé des questions : Le texte signé était-il
un protocole de fin de grève en bonne et due forme ou bien
un accord entre avocats ? Une clause de confidentialité empêchait-elle
les salariés d’obtenir ce texte pour en faire respecter
les clauses ? Force est de constater que la CGT comme les avocats
ont préféré se livrer à une conférence
de presse (et plus généralement réserver à
des journalistes la primeur de leurs informations) plutôt
que mettre directement au courant l’ensemble des salariés
et ceux qui les avaient soutenus activement pendant des mois. Mais
ce n’est là que la suite logique de leur comportement
pendant la grève.
Lors de sa dernière réunion, le collectif de solidarité
a dressé, avec quelques-uns des grévistes, un bilan
rapide de la grève, où il s’est interrogé
sur son rôle dans la grève, reconnaissant ouvertement
ses insuffisances et ses ratés. Voici un extrait du bulletin
rapportant une synthèse de ce bilan :
“ Mais quel a été le rôle du
collectif de solidarité dans le soutien à cette grève
?
. Comme dans les grèves qui l’ont précédée
(première grève McDo, Virgin, Fnac, Arcade, Frog,
etc.), nous avons essayé avec nos petits moyens de modifier
les rapports de forces sur le terrain. Nous avons parfois obtenu
des bons résultats, notamment quand les franchisés
ont fait pression sur McDo pour obtenir que les blocages cessent
de les prendre pour cibles (et que la maison mère assume
ses responsabilités), ou bien quand McDo, après avoir
pensé que les grévistes étaient épuisés,
a dû demander que nos actions sur ses restos cessent comme
préalable à la reprise des négociations.
. Le collectif a souvent été perçu par le
syndicat comme une épine dans le pied. Mais cette épine
a permis que les grévistes continuent à se sentir
soutenus dans des moments où leur syndicat aurait eu naturellement
tendance à les lâcher, comme cela s’est vérifié
un nombre incalculable de fois dans d’autres grèves.
Son action a aidé à la popularisation de la grève,
à son rayonnement, à soutenir le moral des grévistes
(qui parfois en avaient bien besoin). Il n’a jamais atteint
l’ampleur de l’activité déployée
par le collectif qui s’était mis en place à
la première grève, pour des raisons que nous avons
essayé de cerner plus haut. Il n’a pu donner à
la dynamique de grève la force qui lui a manqué parfois.
En effet, il ne pouvait se substituer à elle ; il ne pouvait
que la soutenir et fonctionner comme amplificateur, sauf quand il
n’y avait pas grand-chose à amplifier.
. Malgré toutes les faiblesses que nous reconnaissons franchement
ici afin que d’autres ne se découragent pas dans des
situations similaires, signalons que rien n’aurait été
possible sans la ténacité des grévistes. Ils
ont parfois donné l’impression de ne pas avoir assez
confiance en eux-mêmes et ont cherché à se rassurer
en s’adressant au grand frère syndical. Lequel n’est
aujourd’hui pas en mesure de permettre à une grève
de gagner - et aurait difficilement supporté l’existence
d’un collectif hétéroclite et disparate comme
le nôtre s’il n’avait pas été conscient
de ce fait. Ce qui n’empêche qu’une juste méfiance
vis-à-vis de certaines structures CGT s’est développée
et a fait son chemin. ”
Que dire de l’importance de cette grève ? Certes,
comme la première, elle a pu bénéficier d’une
popularité quasiment “ naturelle ”, liée
à la force d’un certain antiaméricanisme et
au fait que McDonald’s est devenu le symbole de la malbouffe.
Mais l’enjeu essentiel n’est pas là. L’existence
même de cette grève longue, comme de celle de l’année
précédente, est une attaque portée au modèle
McDonald’s de gestion du personnel, modèle qui fait
école dans la restauration rapide, mais qui joue aussi un
rôle croissant dans le monde du travail en général.
La solidarité d’équipe sur laquelle jouent les
directions des restaurants pour obtenir une disponibilité
et un rendement maximaux s’est en effet retournée en
solidarité dans la lutte, faisant fi des frontières
entre statuts. Et, plus généralement, c’est
“ l’éducation au travail ” - entendre par
là l’apprentissage de la soumission aux exigences de
flexibilité de l’entreprise - qui montre ses limites,
alors même que pour bien des patrons cette éducation
semble avoir avantageusement remplacé le travail de mise
au pas assuré auparavant par l’armée.
Outre ces aspects communs aux deux grèves successives, il
en est un autre, spécifique à celle dont il a été
question ici : en s’opposant aux agissements du patron, en
déclarant que, pour fonctionner correctement, le restaurant
avait besoin de plus de bras, les salariés ont posé
sans détours le problème du pouvoir dans l’entreprise
: qui décide de ce qui est viable, indispensable, utile pour
que le travail soit correctement exécuté ? de ce que
signifient concrètement des conditions de travail acceptables
? et même du but à atteindre dans le cadre de l’entreprise
? Si le patron ne peut plus décider de couler sa propre boîte
sans que ses salariés s’en mêlent, où
va-t-on ?
Les Frog Pubs de Paris
Une entreprise “ moderne ”
Les quatre pubs Frog de Paris - de style anglais, où l’on
sert de la bière fabriquée sur place dans des fûts
et où l’on sert aussi à manger pour fixer la
clientèle - sont situés rue Saint-Denis, rue Princesse
à Saint-Germain-des-Prés, près de la Bibliothèque
nationale et, pour le plus grand et le plus rentable, à Bercy
Village. Ils font partie des sept établissements créés
dans le cadre de la société anonyme Frog Pubs (les
trois autres se situant à Toulouse, Bordeaux et Lisbonne).
Bien qu’ils fassent signer aux cuisiniers des contrats leur
imposant une certaine mobilité entre pubs en cas de besoin,
les patrons refusent de reconnaître qu’il s’agit
d’une seule et même entreprise, dans le but évident
d’éviter une implantation syndicale que favoriseraient
les contraintes légales imposées aux entreprises de
plus de 50 salariés.
On a affaire à une PME typique, où la pression des
patrons s’exerce de façon forte et directe, beaucoup
plus en tout cas que les entreprises où règne une
hiérarchie de type bureaucratique. D’où la brutalité
des méthodes de gestion du personnel, et parfois des affrontements.
Et pourtant nous sommes dans le cadre d’une entreprise “
moderne ”, gérée par deux patrons sortis d’une
école de commerce, pour qui le produit qu’ils vendent
n’a de valeur que commerciale. Et la clientèle est
à l’unisson : ces pubs sont fréquentés
par des consommateurs au plein sens du terme - des gens venus “
passer un moment tranquilles ”, “ entre copains ”,
“ pour se détendre ”, et qui généralement
n’ont “ pas envie de se prendre la tête ”
en se posant des questions, et surtout pas sur les conditions faites
à ceux qui travaillent dans le lieu dans lequel ils viennent
consommer - phénomène qui prend des proportions caricaturales
les soirs de match, où les fanas de foot, attirés
dans les lieux par la présence d’écrans géants,
n’ont plus rien d’autre dans les yeux et les oreilles.
Les cuisiniers travaillent dans des cuisines minuscules (12 m²
au Café Frog de Bercy, qui fait lui-même 450 m²
et où l’on sert chaque jour des centaines de couverts)
et insuffisamment aérées. Leurs salaires sont très
modestes : entre le SMIC pour un plongeur et 1 200 euros pour un
cuisinier ou chef cuisinier. Leurs horaires de travail et l’attribution
des congés sont à la discrétion du patron,
imposés sans discussion. Il n’y a pas de pointeuse,
ce qui permet d’oublier de payer les heures supplémentaires.
L’attribution officielle des postes en fonction des qualifications,
telle qu’elle apparaît dans les contrats de travail,
n’est pas respectée. Lorsqu’ils sont contraints
de finir leur service trop tard le soir pour prendre le dernier
métro, les frais de taxi ne sont pas remboursés, alors
que tous habitent en banlieue. Il n’existe pas de vestiaire
pour eux : c’est dans les escaliers qu’ils doivent se
changer (sauf à ne pas se changer du tout...). Et les conditions
d’hygiène ne sont pas meilleures.
De tout cela, on comprend surtout une chose : sous leur air affable,
ces patrons modernes se foutent des hommes dont ils exploitent le
travail, mais aussi des consommateurs dont ils exploitent le porte-monnaie
; les uns et les autres ne sont que des rouages dans la machine
à faire du profit.
Et, face à des serveurs pour la plupart britanniques, trop
heureux d’avoir trouvé du travail dans un environnement
culturel familier, et des cuisiniers tamouls recrutés selon
une filière ethnique, parlant mal ou pas du tout français,
fragiles comme tous les immigrés qui se trouvent contraints
de se faire difficilement une place dans une société
d’accueil pas si accueillante que ça, sans doute pensent-ils
n’avoir aucun souci à se faire...
Les premiers signes d’une volonté de lutte
À la mi-novembre 2002, des cuisiniers des pubs Frog entrent
pour la première fois en contact avec la CNT [VIGNOLES]-F,
en vue, au départ, d’organiser des cours de français
pour étrangers. Mais, à la même époque,
ils cherchent aussi un syndicat pour se protéger : ils se
renseignent auprès de la CGT, de SUD puis de la CNT [VIGNOLES].
En janvier 2003, quelques étudiants de l’université
Paris VIII mettent en place des cours d’alphabétisation
au bénéfice de salariés étrangers de
la restauration et du nettoyage, auxquels participent trois des
cuisiniers de Frog. C’est ce noyau-là qui donnera vie
au comité de soutien. Les cours se maintiendront jusqu’au
déclenchement de la grève, en avril.
Les cuisiniers des pubs Frog sont tous recrutés dans la
communauté tamoule par un homme, tamoul lui-même, qui
joue un rôle double : agent recruteur, bras droit des patrons,
propriétaire, semble-t-il, de parts dans l’entreprise,
il joue aussi le rôle d’interface entre ceux-ci et les
cuisiniers. C’est lui qui gère les plannings de travail,
qui contrôle les retards et prend des sanctions, c’est
lui qui donne son avis sur les demandes d’augmentation salariales.
Étant le seul Tamoul salarié de Frog à parler
couramment français, il joue en outre constamment le rôle
de médiateur : quand les cuisiniers ont un problème,
les patrons n’acceptent de discuter qu’en sa présence,
voire avec lui seul. Mais il est aussi l’interlocuteur obligé
de cuisiniers très dépendants de lui, au point que
ceux-ci finiront par le désigner comme délégué.
Pourtant, plusieurs cuisiniers commencent à envisager une
forme de défense collective (au départ pour se protéger
du médiateur plus encore que du patron), et adhèrent
à la CNT [VIGNOLES] : trois en février, et une bonne
vingtaine en avril. La première intervention du syndicat
se traduit par une visite, annoncée, de l’inspecteur
du travail au pub de Bercy Village, qui restera sans effet. Suit
une série d’incidents entre le patron et les cuisiniers,
qui fait monter la tension au point que 31 avertissements sont adressés
aux cuisiniers entre le 5 mars et le 16 avril.
De son côté, la CNT [VIGNOLES] entame les procédures
visant à informer la direction de la nomination d’un
délégué et à faire reconnaître
l’existence de sections dans l’entreprise. L’idée
est qu’il faut obtenir la reconnaissance de l’unité
économique et sociale des quatre restaurants et y organiser
des élections. Jeudi 10 avril, l’agent recruteur, devenu
délégué et porte-parole des cuisiniers, est
licencié. Les salariés, jugeant qu’il ne faut
pas laisser le patron libre d’agir, prennent sa défense,
même s’il n’est pas leur ami.
Dimanche 13 avril, la grève est donc votée à
l’unanimité. Le lundi 15, un cuisinier qui a refusé
de faire un travail ne correspondant pas à la qualification
inscrite dans son contrat se voit signifier une mise à pied,
qui se transformera en licenciement quelques jours plus tard.
Les cuisiniers ne connaissent que le travail, ils n’ont pas
d’expérience de lutte en France, c’est leur première
adhésion syndicale et leur première grève.
Ils n’ont guère de moyens de juger de la forme que
pourrait prendre la grève, de ce qu’il est possible
et légal de faire, ni de la capacité réelle
du syndicat à les soutenir. Ils doivent se contenter des
explications très sommaires et quelque peu fanfaronnes de
la CNT [VIGNOLES], qui leur donnent l’impression qu’elle
est capable de venir à bout des résistances du patron
en deux temps, trois mouvements.
De surcroît, ils ne peuvent compter sur le soutien des autres
salariés des pubs, car la division classique entre personnel
de salle et personnel de cuisine est, dans ce cas, encore renforcée
par la division “ ethnique ”, instaurée et exploitée
par les patrons, entre serveurs britanniques et cuisiniers tamouls.
Une division que ceux-ci ne sauront pas surmonter au moment du déclenchement
de la grève ni après : pendant toute la durée
du mouvement, les serveurs leur resteront majoritairement hostiles.
Mais il est vrai aussi que le caractère ethnique de la mobilisation
des cuisiniers est ce qui permettra à la grève de
naître et de se maintenir dans une certaine cohésion,
tout au moins pendant quelques mois.
Des débuts offensifs
Le 16 avril, la grève devient effective, et 28 des 29 cuisiniers
de la chaîne y prennent part. Si l’élément
déclencheur est le licenciement abusif du responsable des
cuisines, les revendications deviennent l’enjeu. Les grévistes
se mettent d’accord pour exiger : l’arrêt des
procédures de licenciement, l’annulation de toutes
les sanctions ; le respect des contrats de travail ; de meilleures
conditions d’hygiène et de sécurité (toilettes
distinctes de celles des clients, douches, casiers séparés
des stocks secs, etc.) ; le paiement des heures supplémentaires
quand elles ne peuvent pas être évitées ; la
mise en place des élections des délégués
du personnel sur les quatre restaurants parisiens ; le respect du
droit aux congés payés, le remboursement intégral
de la carte Orange ; une prime pour les salariés finissant
de travailler après minuit ; une majoration de 100 % pour
le travail de nuit ; le versement d’un treizième mois
; l’accès au 1 % patronal ; une meilleure organisation
du travail réduisant au maximum les coupures dans la journée
et permettant un retour du soir par les transports en commun ; l’augmentation
des salaires ; le respect de la liberté syndicale.
Dès le premier jour, le patron affiche la couleur : il n’y
a rien à négocier, restez aussi longtemps que vous
voulez devant les restaurants, ça m’est égal.
De toute évidence, il n’imagine pas que la grève
puisse gêner ses affaires : ces étrangers qui ne savent
rien du droit français ne feront jamais le poids. Pendant
la première semaine, il s’en tient à cette position
de totale fermeture, et, convaincu d’avoir la loi à
son service, fait rapidement appel au tribunal. Et obtient effectivement
une ordonnance censée interdire à la CNT [VIGNOLES]
et aux grévistes de rentrer dans les restaurants et d’en
bloquer les accès.
Les grévistes se rendent rapidement compte qu’une
diffusion régulière de tracts et la tenue de simples
piquets devant les restaurants ne suffiront pas à les faire
gagner face à un patron de choc qui rejette toute négociation.
Les clients prennent les tracts, certes, mais continuent à
rentrer pour consommer, et bientôt aussi leur repas, puisque,
dès le deuxième jour, le patron commence à
remplacer les grévistes en faisant travailler les serveurs
aux cuisines puis en embauchant sous CDI.
Les grévistes cherchent alors d’autres moyens de bloquer
la bonne marche des pubs-restaurants. La CNT [VIGNOLES] refuse de
pénétrer dans les établissements, en raison
des ordonnances du tribunal qui lui en interdisent l’accès.
On discute de boules puantes et autres actions musclées,
mais rien n’est suivi d’effet. Les premiers doutes quant
à la puissance réelle du syndicat commencent à
se faire jour...
C’est dans ce contexte que les grévistes décident
de faire appel au collectif qui soutient la lutte des McDo. Quelques-uns
se présentent à sa réunion du 23 avril. Le
1er mai, un début de collaboration se concrétise par
une présence commune des Frog et des McDo à la manifestation,
suivie de l’invasion du pub de Bercy par une soixantaine de
personnes contactées dans le cortège - l’opération
tourne assez vite court du fait de l’agressivité des
serveurs et de l’hésitation des grévistes, qui
n’ont pas compris le sens exact des ordonnances. Samedi 3
mai, après une courte réunion commune, Frog et McDo
s’associent et, accompagnés de nombreux soutiens, envahissent
d’abord le pub de la rue Saint-Denis - d’où des
accrochages avec le patron et certains serveurs, qui portent visiblement
un gros coup au moral du premier - puis vont bloquer le McDo des
Halles, face à la fontaine des Innocents.
Les grévistes ont le moral, ils voudraient continuer sur
leur lancée, mais dimanche 4, à la réunion
du SHRT, dont le secrétaire est absent [11], des membres
influents de la CNT [VIGNOLES] insistent pour qu’ils n’entrent
pas dans les restaurants, invoquant le risque d’amendes que
font courir les ordonnances du tribunal.
Mercredi 7, après la réunion conjointe avec les grévistes
de McDo, le pub de la rue Saint-Denis fait l’objet d’une
nouvelle occupation, et le patron, plus agressif que jamais, enferme
dans le pub clients, grévistes et soutiens jusqu’à
l’arrivée de la police. Celle-ci non seulement impose
l’ouverture des portes et négocie une sortie sans heurts,
mais, irritée d’être régulièrement
dérangée par un patron jouant la carte de l’intransigeance,
fait pression pour qu’il ouvre des négociations. Le
patron s’y dit prêt et promet aux grévistes de
se manifester le lendemain. Mais il n’en fera rien.
Les divergences de logiques deviennent manifestes
Les grévistes souhaitent maintenir la pression pour le pousser
à négocier. La CNT [VIGNOLES] accepte leur point de
vue et décide d’une nouvelle occupation le 8 mai, rue
Princesse, au terme de laquelle le patron s’engage par écrit
à ouvrir des négociations.
C’est à l’occasion de cette occupation, à
laquelle la CNT [VIGNOLES] a évité de convier les
soutiens non cénétistes, que l’on voit pour
la première fois se manifester au grand jour la guerre interne
à la CNT [VIGNOLES] entre clans désireux chacun de
chapeauter la grève [12]. Et que la stratégie de visibilité
maximale de l’organisation - déploiement de drapeaux,
affichage de badges et autocollants, tracts invitant en bonne place
à contacter la CNT [VIGNOLES] - devient particulièrement
évidente.
Pendant toute la durée du conflit, et quel que soit le clan
alors dominant, on pourra constater que la CNT [VIGNOLES] se sert
de la grève pour accroître sa visibilité plus
qu’elle ne met l’organisation au service de la grève.
Là est au fond la différence essentielle entre sa
logique et celle du collectif de solidarité, qui s’est
constitué autour des grévistes et a pour seul but
de les aider à gagner.
Or cette stratégie de la visibilité a un prix : le
syndicat devient vite la cible des huissiers et des policiers chargés
de faire appliquer les ordonnances du tribunal, ce qui rend toute
occupation périlleuse, étant donné le risque
de fortes amendes. Cette stratégie deviendra donc vite un
handicap dans l’action de terrain : la CNT [VIGNOLES] ne peut
s’afficher sans courir de risques financiers, mais, si elle
se montre peu, ses militants ne sont plus assez motivés pour
venir sur le lieux de l’affrontement. C’est ainsi que
l’on pourra bientôt compter sur les doigts d’une
seule main les cénétistes qui choisiront de s’investir
dans un soutien régulier à la grève.
Les diverses promesses de négociation soutirées au
patron sous la pression s’évanouissant aussitôt
après, il apparaît rapidement que les “ actions
graves ”, comme disent les grévistes, sont le seul
moyen, dès lors que le travail est assuré par d’autres,
de le contraindre à se mettre à la table des négociations.
Dans ce cadre, les divergences de méthodes entre collectif
de solidarité et CNT [VIGNOLES] se font plus perceptibles,
et les grévistes s’en ressentent. Ils insistent pour
que des réunions communes entre grévistes, collectif
et syndicat se mettent en place, ce à quoi la CNT [VIGNOLES]
tentera aussi longtemps que possible d’échapper.
Le 10 mai, un première rencontre de négociation ne
donne rien, et le soir le pub de Bercy est à nouveau envahi.
Un incident se produit alors, suite auquel un serveur porte plainte
contre deux grévistes. Ce qui servira de prétexte
au patron pour licencier pour faute grave un troisième cuisinier.
Le 16 mai, trois grévistes sont convoqués par le
TGI, à la suite de la tenue des piquets. C’est à
ce moment que naît l’idée de demander au juge
une médiation. Le principe en est accepté par les
deux parties. L’avocat et la CNT [VIGNOLES] font savoir que
cela suppose de suspendre toute action sur les restaurants. Pourtant,
au même moment, les grévistes envisagent une nouvelle
occupation, qu’ils voudraient voir durer au moins trois jours
cette fois. Le soir du 23 mai, grévistes, membres de la CNT
[VIGNOLES] et soutiens investissent le restaurant de Bercy. Vers
22 heures, le secrétaire du SHRT décide de partir,
entraînant derrière lui les membres de la CNT [VIGNOLES]
; grévistes et soutiens ne peuvent que suivre et le local
est évacué sous la menace d’une intervention
de la BAC. L’avis des grévistes n’est pas pris
en compte.
Le 5 juin, le président du tribunal fait le point sur la
médiation et, faute de résultats, l’avocat de
la CNT [VIGNOLES] demande sa prolongation, qui est accordée
jusqu’au 18. Un genre de modus vivendi s’instaurera
dès lors : les occupations seront de fait suspendues jusqu’à
la fin de la médiation, et les efforts porteront sur le fait
d’assurer une présence active et régulière
devant les pubs, pour populariser la grève par voie de tracts
et surtout pour dissuader les clients d’entrer et de consommer.
Mais, chez les grévistes et les soutiens, le désir
de revenir par moments à des actions plus dures renaîtra
régulièrement.
Une petite grève dans un grand mouvement
Pendant de longues semaines, le mouvement contre la “ réforme
” des retraites sert de toile de fond à la grève.
La faible présence du secteur privé dans ce mouvement
donne aux petites grèves en cours une visibilité inespérée.
La présence des grévistes de Frog et de McDo est bien
perçue dans les manifestations : elle semble en quelque sorte
matérialiser la tension unitaire du mouvement et sa capacité
à élargir son horizon aux exigences d’autres
secteurs du monde du travail moins bien lotis, et notamment à
la lutte contre la précarité.
Le collectif de soutien incite les grévistes de Frog à
exploiter ces occasions pour se faire connaître et renflouer
leur caisse de grève. Mais, les manifestants étant
eux-mêmes pour la plupart en grève, le choix est fait
d’organiser à chaque manifestation, en un point stratégique
du parcours, des ventes de sandwiches et de boissons, accompagnées
de diffusion de tracts. Ce seront des occasions de rencontre et
de popularisation de la lutte particulièrement riches, qui
donneront quasiment physiquement le sentiment de participer, à
partir d’une position spécifique, à une vaste
lutte commune, et qui offriront aux grévistes comme aux soutiens
le plaisir de l’effort partagé pour un résultat
concret immédiatement tangible.
Mardi 27 mai, une manifestation des établissements scolaires
en lutte est organisée au départ de la place d’Italie,
et, faute de temps et de bras, le collectif et les grévistes
choisissent de faire, en un point stratégique, une simple
diffusion de tracts avec collecte de solidarité, puis de
se joindre au défilé. À mi-parcours, des militants
de la CNT [VIGNOLES] de la Pitié-Salpêtrière
se joignent à nous, brandissant leurs drapeaux. Puis l’on
se rend à la Bourse du travail, à l’assemblée
des établissements en grève d’Île-de-France,
où un gréviste réussit à prendre la
parole.
L’épuisement du mouvement contre la réforme
des retraites ne mettra pas totalement fin aux tentatives de jonction
avec d’autres luttes. En juillet et août, des membres
du collectif participeront aux assemblées de la “ commission
interpro ” de la coordination des intermittents du spectacle
et à certaines de leurs actions (Paris-Plage et pyramide
du Louvre), et essaieront en retour d’intéresser ceux-ci
à la lutte des Frog. Avec un succès limité
: un soir du mois d’août, une quinzaine d’intermittents
et de profs entreront dans le pub de Bercy Village pour jouer le
rôle de consommateurs mécontents des conditions de
travail faites aux cuisiniers et désireux d’obtenir
des explications du patron. L’opération, difficile
et à moitié réussie, ne se répétera
pas.
Un énorme dérapage syndical
Le soir du 27 mai, le secrétaire du SHRT-CNT [VIGNOLES],
qui a assisté à la prise de parole d’un gréviste
à l’AG des établissements en lutte, s’adresse
aux grévistes en marge de l’AG pour leur dire sa désapprobation
et sa colère. Ceux-ci sont surpris mais n’en font pas
grand cas. Pourtant, le lendemain ils découvrent l’invraisemblable
: de la bouche de leur patron rayonnant, ils apprennent que le secrétaire
du SHRT lui a téléphoné pour lui faire savoir
que la CNT [VIGNOLES] a dé-mandaté leur délégué,
dé-mandaté leur avocat et ne couvre plus la grève.
Et cela alors même que la médiation est en cours !
Les arguments avancés par son auteur [13] pour justifier
un acte dont on aurait du mal à trouver beaucoup d’antécédents,
y compris dans les syndicats institutionnels, montrent clairement
que l’objet de cette colère est le fait de voir remis
en cause le monopole qu’il exerçait sur l’organisation
de la grève ; et que le comité de soutien, tenu pour
responsable (les grévistes ne pouvant être qu’une
masse de manœuvre...), est perçu comme un concurrent.
En d’autres termes, l’auteur est tellement dominé
par la logique groupusculaire qu’il imagine qu’elle
est aussi le moteur d’un collectif constitué en réalité
d’individus aux opinions et appartenances très diverses
et unis par une seule volonté commune : aider la grève
à gagner.
Pourtant, très rapidement, plusieurs membres de la CNT [VIGNOLES]
prennent position contre ce scandale. Le secrétaire du SHRT
est écarté de ses fonctions, les pièces du
dossier sont récupérées par le bureau conféderal
et le suivi de la grève est confié au syndicat “
interco ” de la région parisienne, selon une procédure
d’urgence. Peu à peu la situation se décrispe
entre le collectif et la CNT [VIGNOLES], grâce aux efforts
faits de part et d’autre, et un minimum de travail commun
avec les grévistes redevient possible. Pourtant, il ne se
fera jamais dans un climat de camaraderie et de confiance, même
si une certaine règle de transparence réciproque sera
respectée. De toute évidence, au sein de la CNT [VIGNOLES],
le collectif est désormais perçu et traité
par (presque) tous comme une force concurrente avec laquelle il
faut par la force des choses composer. Si, donc, les morceaux sont
recollés tant bien que mal, il n’en reste pas moins
que cet épisode aura des effets fortement négatifs.
Sur le moral des grévistes d’abord, qui finissent par
comprendre clairement les limites du soutien qu’ils peuvent
espérer de leur syndicat - ce qui n’aura pourtant pas
l’air de préoccuper beaucoup les ténors de la
CNT [VIGNOLES]. Mais aussi sur l’engagement des militants
cénétistes dans la lutte : l’information concernant
la grève aura désormais bien du mal à circuler
au sein de la CNT [VIGNOLES] [14] et ce seront toujours les mêmes
rares militants que l’on retrouvera sur les piquets - ce que
l’arrivée des vacances d’été ne
fera qu’aggraver.
Lutte juridique, lutte de terrain : une articulation conflictuelle
Quand la médiation se termine vers la mi-juin sans avoir
débouché sur aucun résultat concret, le mouvement
contre la réforme des retraites s’est éteint
et l’été approche : la période la plus
favorable à l’amplification du soutien à la
grève est passée. La médiation a donc bel et
bien eu un effet démobilisateur. Du côté de
la CNT [VIGNOLES], à la suite de l’étouffement
de la stratégie de visibilité de l’organisation
et au passage de relais dans le suivi de la grève, un tournant
s’amorce et l’action juridique prend définitivement
le pas sur l’action de terrain. Les objectifs sont de trois
ordres : faire reconnaître la légitimité de
la grève en réclamant devant les prud’hommes
le paiement des heures supplémentaires non payées
; faire reconnaître par les tribunaux de première instance
l’unité économique et sociale de l’entreprise
et contraindre celle-ci à organiser des élections
de délégués du personnel ; défendre
les salariés contre lesquels des sanctions ont été
prises (avertissements, licenciements, plaintes au cours des occupations)
[15]. L’avocat est indiscutablement compétent, il a
fait ses preuves dans d’autres conflits. Mais le problème,
crucial, c’est que la stratégie juridique, au lieu
d’accompagner les actions de terrain et de s’adapter
au fur et à mesure à la modification des rapports
de forces [16], devient dès lors, pour la CNT [VIGNOLES],
la seule dimension offensive.
De son côté, le collectif, faisant le constat d’un
resserrement des possibilités de popularisation, décide
début juillet de simplifier l’organisation des piquets
: un rendez-vous quotidien est fixé dans un lieu central
(la place du Châtelet) et la cible du soir est choisie en
fonction du nombre des présents. La quasi-absence de la CNT
[VIGNOLES] sur les piquets, à l’exception de deux ou
trois militants convaincus, et la non-circulation de l’information
au sein de l’organisation sont désormais des données
stables du problème. La question de la poursuite de la mobilisation
pendant la période d’été, où les
forces militantes sont dispersées mais où celles qui
restent sont aussi plus disponibles, fait l’objet de discussions
renouvelées.
Le climat des relations avec la CNT [VIGNOLES] semble s’améliorer,
ne serait-ce que parce que le collectif ne remet pas en cause le
monopole du syndicat sur la négociation [17]ni sur la gestion
des activités juridiques. Un partage des tâches s’installe
dans les faits où nous est réservé le travail
de terrain, que la CNT [VIGNOLES] serait de toute façon incapable
désormais d’assumer. Mais le problème est que,
par souci d’éviter toute rupture avec le syndicat dont
la grève aurait immédiatement fait les frais, nous
serons amenés à accepter, à contre-cœur
et plus ou moins consciemment, de subordonner l’action de
terrain à l’action juridique, alors que c’est
l’inverse qui aurait été nécessaire pour
faire gagner la grève. Subordination d’autant plus
gênante que la CNT [VIGNOLES] ne transmet jamais aucune photocopie
des documents provenant des tribunaux et de l’avocat, ni même
des ordonnances, pourtant indispensables pour pouvoir argumenter
avec les policiers sur les piquets.
L’effort suivi de soutien financier
Les ventes de sandwiches et de boissons lors des manifestations
du mouvement de mai-juin a rempli efficacement la caisse de grève
pendant quelques semaines. Mais il faut ensuite trouver d’autres
ressources. Les chèques qui nous parviennent suite aux distributions
de tracts, les collectes faites régulièrement sur
les piquets de grève - où il arrive que des passants
manifestent leur solidarité en donnant un billet, voire un
chèque - les repas servis à la Rôtisserie (petit
local associatif mis à la disposition de collectifs moyennant
cotisation) dans le cadre de plusieurs soirées de soutien
aux grévistes et les quelques concerts de soutien organisés
à partir de l’été, en exploitant les
contacts et les savoir-faire acquis dans le soutien aux grèves
antérieures, nous permettent de collecter environ 14 000
euros au total. La CNT [VIGNOLES] pour sa part couvre les frais
d’avocat et du suivi juridique et, dans les derniers mois,
verse aux grévistes l’argent provenant des souscriptions
de ses syndicats.
Pourtant, l’ensemble de ces sommes est loin de pouvoir couvrir
sur plusieurs mois les besoins minimaux d’une vingtaine de
grévistes. Certains d’entre eux se voient donc contraints
de trouver des petits boulots provisoires pour faire face aux dépenses
les plus urgentes, ce qui réduit d’autant leur participation
à la tenue des piquets de grève. Au point que, pour
éviter tout risque de “ substitutisme ”, le collectif
de solidarité est amené à se fixer une règle
claire : aucun piquet ne doit se tenir sans au moins un gréviste
présent. Il arrivera ainsi plus d’une fois, dans la
partie finale de la grève, que les soutiens venus au rendez-vous
repartent après un simple moment d’échange.
Le patient “ travail ” de tenue des piquets
L’épuisement du mouvement contre la réforme
des retraites, en réduisant la visibilité de la grève,
recentre les efforts des grévistes et du collectif sur les
pubs, au profit d’une action plus constante de pression sur
la clientèle, invitée à faire preuve de solidarité
en renonçant à entrer et consommer dans les lieux.
Le plus grand et le plus rentable des pubs Frog est celui de Bercy
Village. Il devient donc notre cible privilégiée,
celle que l’on choisit, le soir, chaque fois que l’on
est assez nombreux pour assurer efficacement un piquet. Cet immense
pub a deux entrées : une côté parc, faiblement
fréquentée, une autre côté “ village
” - la voie baptisée cour Saint-Emilion et considérée
par les propriétaires et les responsables de la sécurité
comme privée, où ils se pensent donc autorisés
à nous interdire de diffuser des tracts. Cette entrée
deviendra un enjeu de résistance face aux patrons du pub,
mais aussi face aux responsables de la sécurité du
“ village ” : les uns et les autres feront sans cesse
appel à huissiers et policiers pour tenter de contrer nos
interventions auprès des clients qui cherchent à rentrer
; sans cesse nous leur opposerons que nous agissons dans le cadre
d’un conflit du travail, que si “ trouble ” il
y a, il est d’abord le fait de patrons négriers qui
refusent de négocier, et que la voie prétendument
privée est de fait on ne peut plus publique. Ce “ travail
” exige une grande persévérance, car chaque
point marqué un soir risque d’être remis en cause
le lendemain. Mais il est aussi très stimulant, car, outre
la richesse du tableau qui se dessine à travers la variété
des réactions des clients que nous interpellons, il nous
oblige à jouer habilement sur les hésitations et les
contradictions du camp d’en face. Petit à petit, nous
gagnons le droit de rester sur les lieux, en repoussant de fait
les limites de la légalité.
Vers la fin de l’été, force est de constater
que l’effort a fini par payer aussi sur le plan des rapports
de forces : ce restaurant jusque-là parmi les plus fréquentés
du “ village ” est quasiment déserté.
Au point que, lors des négociations finales, le patron se
plaindra d’avoir perdu environ 500 000 euros sur son chiffre
d’affaires.
Le pub Frog proche de la Bibliothèque nationale, fréquenté
essentiellement à midi par des employés, et celui
de Saint-Germain-des-Prés, situé dans une petite rue
peu fréquentée, feront nettement moins souvent l’objet
de nos efforts de dissuasion que celui de la rue Saint-Denis, fréquenté
par une clientèle d’habitués copinant avec les
patrons, mais aussi par des touristes, des jeunes branchés
et quelques gens du coin. Les réactions souvent hostiles
des clients sont en effet largement compensées par la sympathie
manifestée par d’autres, mais aussi par les passants
et les habitants d’un quartier parmi les plus composites et
les plus vivants de Paris. Des employés d’une entreprise
toute proche qui se rendaient parfois au pub décident collectivement
de le boycotter. Deux copropriétaires de l’immeuble
abritant le pub nous font part des nuisances qu’il leur cause
(inondations des caves, remontées de cafards, bruits nocturnes,
etc.) et nous tenterons de relayer les démarches entreprises
par eux auprès des autorités de contrôle de
l’hygiène.
Signalons aussi les contacts pris à Toulouse, Bordeaux et
Lisbonne pour organiser des diffusions de tracts et collage d’affiches
autour des pubs Frog qui s’y trouvent. Le seul cuisinier du
pub de Bordeaux en profitera pour obtenir une augmentation.
Le patron trouve la faille
Parallèlement, l’attitude du patron se durcit. On
comprendra par la suite pourquoi. Contrairement à la CNT
[VIGNOLES], lui ne se contente pas de gérer le conflit sur
le plan juridique. Non seulement il continue à recourir aux
flics et aux vigiles chaque fois qu’il peut - avec un succès
limité, on l’a vu - mais au début de l’été
il trouve un contact avec l’organisation nationaliste des
Tigres, qui domine la communauté tamoule, et lui demande
de faire pression sur ses membres grévistes pour qu’ils
reprennent le travail, arguant du fait que la grève porte
tort à l’image de marque de la communauté en
France. Il en sera d’ailleurs si fier qu’il finira par
se vanter devant ses salariés d’en avoir obtenu la
promesse du bureau de l’organisation.
Tout cela, nous ne l’apprenons que plus tard, lorsque les
grévistes se décident peu à peu à briser
le tabou qui plane sur ces questions. Nous sommes alors amenés
à tenter de comprendre les divisions, voire les affrontements,
qui règnent au sein de la communauté tamoule, et à
tenir compte du fait que le passé politique des grévistes
continue, loin de leur terre d’origine, à avoir des
répercussions que nous ne soupçonnions pas. Mais il
est alors trop tard pour contrer l’offensive, le mal est fait
: la division s’est installée parmi les grévistes.
Par la suite, nous serons tenus régulièrement au courant
de menaces lourdes et réitérées pesant sur
l’un des grévistes les plus combatifs. Dans l’impossibilité
d’en saisir le sens et l’origine réelle, le collectif
cherchera les moyens de faire comprendre indirectement aux responsables
de ces menaces que toute agression contre un gréviste fera
du bruit dans le monde militant et au-delà, et ne pourra
donc que nuire à ceux qui l’ont exercée. Le
message sera lent à passer, mais il atteindra finalement
son but.
Le patron, lui, sent qu’il a trouvé la faille et l’exploite
: il commence à harceler les grévistes individuellement
au téléphone, pour les inciter à quitter leur
emploi contre de l’argent, tout en les menaçant des
pires représailles s’ils osent se représenter
au travail. Plusieurs d’entre eux finiront par craquer, mais
les difficultés de langue, la réserve des grévistes,
la crainte d’être mal jugés par ceux qui les
soutiennent, retarderont d’autant notre compréhension
du problème. Entre-temps, plusieurs grévistes auront
déjà fait le choix d’accepter les propositions
du patron.
La grève s’épuise
À la mi-septembre, sur les vingt-huit grévistes du
début, huit ont repris le travail, onze ont accepté
de démissionner sur la base d’arrangements individuels
et huit sont toujours en grève, dont trois font l’objet
d’un licenciement contesté devant les tribunaux. Ce
noyau dur tient bon, mais le découragement progresse. Au
fur et à mesure que les défections se multiplient
et que les forces présentes sur le terrain décroissent,
l’action juridique gagne en importance et subordonne à
elle toutes les initiatives. Ce qui ne fait qu’accentuer,
chez les grévistes restants, le sentiment qu’ils ne
peuvent compter sur le soutien de leur syndicat.
Fin septembre, ceux-ci surmontent leurs réticences et nous
font part ouvertement de leur désir de négocier leur
départ contre de l’argent. Nous comprenons enfin clairement
qu’il leur semble désormais impossible de reprendre
le travail dans un climat de tension extrême, convaincus qu’ils
sont que les patrons exploiteront la première anicroche pour
obtenir de les licencier. Nous leur réaffirmons notre estime
et notre soutien, en leur conseillant de se serrer les coudes pour
obtenir, par une négociation groupée, les conditions
de départ les plus avantageuses. Ce qui n’empêchera
pas deux d’entre eux de signer des arrangements individuels
et de disparaître de la scène du conflit.
Pendant la première quinzaine d’octobre, conscients
que la seule chose que nous puissions faire désormais, c’est
d’aider les derniers grévistes à négocier
des indemnités de départ conséquentes et à
obtenir le paiement au moins partiel des jours de grève,
nous maintenons les piquets, sur Bercy essentiellement. Il reste
en effet un moyen de pression : le patron semble pressé de
conclure, craignant les décisions du tribunal concernant
la reconnaissance de l’unité économique et sociale
de son entreprise d’une part, de la CNT [VIGNOLES] d’autre
part (ce qui ne l’empêche pas de commettre une bourde
en présentant au tribunal une pétition commune des
salariés de ses quatre restaurants, signée par 70
d’entre eux sur 120...).
Dimanche 19 octobre, la négociation débute, sur la
base de l’offre de 5 000 euros par départ faite par
le patron début juillet, alors refusée et à
présent acceptée par les grévistes. Les piquets
sont suspendus comme gage de bonne volonté. Le 3 novembre,
un accord confidentiel négocié entre avocats et signé
par les parties met fin au conflit : les derniers grévistes
acceptent d’être licenciés contre 5 000 euros
d’indemnité (2 000 pour les deux d’entre eux
qui venaient d’être embauchés au départ
de la grève), auxquels s’ajoutent les congés
payés ; une somme de 10 000 euros revient à la CNT
[VIGNOLES], qui la leur reversera intégralement - ils choisiront
de se la partager de façon égalitaire. Toutes les
actions juridiques entreprises par les deux parties sont abandonnées.
Ainsi les derniers grévistes sortent-ils collectivement
du conflit en prouvant à ceux qui avaient choisi d’en
sortir par un arrangement individuel que le fait de rester unis
est payant.
De son côté, le patron, qui croyait s’en sortir
à moindres frais, a sans doute sous-estimé les effets
à long terme du travail effectué pendant des mois
par le collectif auprès de sa clientèle, puisque ses
pubs autrefois fort animés sont aujourd’hui encore
à moitié déserts...
Quelques éléments de conclusion... provisoire
Ces expériences de soutien à trois grèves
successives confirment certaines des constatations et des hypothèses
que nous avions pu faire à la fin de la grève d’Arcade
:
Si ces grèves ont pu exister et résister, et pour
certaines d’entre elles gagner, c’est bien sûr
d’abord grâce à la ténacité des
grévistes, mais aussi au fait que ceux-ci ont toujours conservé
la maîtrise de leur grève : les objectifs qu’ils
se sont fixés correspondaient à leurs exigences profondes
mais aussi à leur perception des rapports de forces - ce
qui excluait tout plaquage de plates-formes concoctées par
des forces extérieures, de militants ou de spécialistes
de la politique.
Les tentatives de convergences avec d’autres luttes se sont
faites en fonction des possibilités offertes par des luttes
réelles, et en fonction des disponibilités des grévistes
à y prendre part [18]. La question de la solidarité
réciproque dans la lutte s’est posée plus d’une
fois, et les militants présents dans les collectifs ont essayé
à plusieurs reprises de pousser dans cette direction ; mais
la volonté des grévistes restait déterminante
et les conditions n’étaient pas toujours mûres
pour cela. Parfois, comme dans le cas des Frog, les grévistes
ont cherché d’eux-mêmes le contact avec d’autres
luttes, par besoin de soutien mais aussi conscients de la nécessité
de la réciprocité dans la solidarité. Dans
les liens entre grévistes de Pizza Hut et de McDo, la proximité
géographique, générationnelle, des conditions
de vie et de travail, a été un facteur déterminant,
mais la solidarité n’a pas toujours été
perçue par les grévistes comme indispensable à
la poursuite de leur action.
Les militants qui ont contribué au soutien de ces grèves
étaient en général étrangers aux pratiques
groupusculaires, ils ne cherchaient donc pas à imposer leur
vision du monde et de la lutte, mais respectaient le point de vue
des grévistes. S’ils n’ont pas toujours pleinement
réussi à comprendre les motivations et les difficultés
de ceux-ci, notamment quand la barrière des langues était
s’avérait un gros obstacle, comme dans les grèves
d’Arcade ou de Frog, du moins ont-ils cherché activement
à s’en donner les moyens. .
Soutenir des grèves, c’est aussi aider les salariés
qui se mettent en lutte à s’approprier les éléments
d’information et d’analyse qui leur permettent de comprendre
la société dans laquelle ils sont amenés à
vivre et à se battre. Il faut pour cela dépasser l’horizon
de la lutte spécifique et prendre en compte la dynamique
d’ensemble. Or celle-ci, loin de prendre la forme d’une
organisation structurée, comme à l’époque
des syndicats révolutionnaires, semble plutôt s’appuyer
sur une diffusion des comportements antagoniques, sur la sédimentation
d’une “ culture ” de lutte, sur la mise en place
de réseaux de solidarité, d’entraide, de formation,
d’information, d’échange. Cette dynamique ne
marginalise pas forcément les organisations politiques, syndicales,
associatives existantes, mais a sa logique propre - une logique,
pour faire court, plus proche de celle des mouvements que de celle
des organisations.
Nous avons eu récemment plusieurs occasions de constater
une tendance, dans certaines structures, à s’approprier,
ouvertement ou discrètement, le succès des luttes
que les collectifs de solidarité ont soutenues ces trois
dernières années. Cela est particulièrement
visible dans le cas de la grève des femmes de ménage
d’Arcade, qui, à son époque, a souffert de la
faiblesse du soutien des forces militantes et qui, aujourd’hui,
fait l’objet de récupérations multiples. N’ayant
pas de chapelle à défendre, nous ne nous soucions
guère de faire reconnaître la paternité de nos
actions ; mais nous tenons à dire que ces récupérations
font toutes l’impasse sur la somme de travail qu’il
a fallu mettre en œuvre et sur toutes les difficultés
que la grève a dû affronter, et préfèrent
mettre l’accent sur sa dimension sympathique et sur la victoire
finale [19]. Or plusieurs événements récents,
tels le licenciement de Cédric par la direction de Virgin
ou l’impasse de la grève de Maxi-Livres à la
gare de Lyon, sont là pour nous montrer que l’indignation
ne peut tenir lieu de soutien efficace et que, pour modifier un
rapport de forces défavorable, il faut quelque chose de plus
sérieux qu’une couverture médiatique, une appartenance
syndicale affichée et quelques copains prêts à
venir à des rassemblements de protestation.
À la fin de la première grève des McDo, en
mai 2002, le collectif avait dressé un bilan sommaire de
son action, qui s’achevait sur cette exhortation en forme
de clin d’œil : “ Que cent, mille, collectifs de
solidarité fleurissent à travers le monde. ”
Or, même si ce vœu n’a pas été exaucé,
nous ne pouvons que constater que l’existence et l’activité
du premier collectif ont laissé des traces, que cela a permis
la constitution de collectifs en partie différents sur d’autres
luttes, qui parfois se sont croisées. En d’autres termes,
une même logique de solidarité a été
assumée par des gens divers, dans des circonstances et face
à des problèmes divers. Si, dans la première
phase, l’accent pouvait être mis sur la continuité
de cette dynamique - nous avions alors parlé d’un collectif
de solidarité - après cette deuxième étape
nous ne pouvons qu’utiliser le pluriel. Preuve, peut-être,
du fait que la solidarité est capable de faire des petits.
G. Soriano
(avril 2004)
La partie de cet article qui concerne la grève des Frog
Pubs est le condensé d’un travail de bilan effectué
sous forme de discussions enregistrées par les membres du
collectif de solidarité, et qui devraient être prochainement
regroupées sous forme de brochure, accompagnées d’un
historique détaillé de la grève. J’en
profite pour remercier tous ceux qui m’ont aidé à
le rédiger, et notamment Palani et Nicole.
[1] Sur ces grèves et l’expérience de soutien
dont elles ont bénéficié, cf. G. Soriano, “
McDonalds, Fnac, Virgin, Eurodisney, Arcade, etc. - “ Une
expérience parisienne un peu particulière : le collectif
de solidarité ”. Cet article qui retrace l’expérience
de ce regroupement hétéroclite est paru dans Les Temps
maudits n° 15, janvier-avril 2003, précédé
d’un texte de Damien Cartron portant sur la méthode
McDonald’s de gestion du personnel, “ Travailler au
fast-food ”. Puis il a été repris, accompagné
d’un texte de N. Thé sur le même sujet et de
l’article de bilan du collectif de solidarité avec
les grévistes d’Arcade, dans Sans patrie ni frontières,
n° 6-7, nov. 2003-janv. 2004.
[2] Le collectif de solidarité a tiré un bilan de
cette grève dans un texte paru dans le bulletin Infos Luttes
sociales n° 45 - récupérable en ligne sur le site
d’AC ! à l’adresse suivante : http://www.ac.eu.org/article.php3?i...-
puis publié à la fois par Le Monde libertaire (n°
1312, 20-26 mars 2003) et par Courant alternatif (mai 2003, p.5-7).
Sur le site d’AC ! on trouvera aussi les bulletins des collectifs
de solidarité rédigés de semaine en semaine
jusqu’à la fin de la deuxième grève des
McDo, en avril 2004.
[3] Voici leurs revendications, sur la base de leur tract : une
augmentation de 10 % des salaires, le versement d’un 13e mois,
le remboursement intégral des taxis pour ceux qui rentrent
la nuit, un service d’entretien distinct de la cuisine et
du service aux tables, une prime de renouvellement de chaussures
et collants de 40 euros, double paie dès l’embauche
pour les jours fériés travaillés, une mutuelle
adaptée, le paiement intégral des jours de grève
et une prime de reprise du travail, l’annulation de toutes
les sanctions contre les salariés.
[4] Voir à ce sujet le témoignage d’Abdel dans
son livre Génération précaire, Paris, Le Cherche-Midi,
2004, p. 109-110.
[5] Le secrétaire du SHRT de la CNT [VIGNOLES], qui avait
manifesté son hostilité à la première
grève des McDo SSD, percevra comme une attaque personnelle
le blocage du McDo où il travaille.
[6] Je reprends ici les informations et les évaluations
fournies dans le bulletin Infos Luttes sociales, n° 68, récupérable
sur http://www.ac.eu.org/article.php3?i...
[7] Début avril, le ministère du Travail a accepté
ce licenciement, mais depuis Cédric a fait appel à
la justice et la procédure est en cours.
[8] Elle s’achèvera sur une victoire, après
32 jours de grève. Les grévistes obtiendront : le
retrait de tous les licenciements (y compris de celui qui a déclenché
la grève) et des mesures répressives et disciplinaires
prises par la direction ; pas de sanctions ni de mutations pendant
un an ; le paiement des jours de grève à hauteur de
50 % ; une prime d’ancienneté annuelle de 500 F à
partir de la troisième année (voir Infos Luttes sociales
n° 70 du 30.12.2003).
[9] La partie finale de ce chapitre reprend les termes du bilan
de la grève établi par le collectif de solidarité
dans Infos Luttes sociales n° 78.
[10] Aux concessions faites officiellement il faut ajouter un mois
de congés payés obtenu de fait : la reprise, prévue
pour le 29 mars, se fera en réalité le 3 mai en raison
des travaux de réaménagement nécessaires à
la reprise de l’activité.
[11] Il semblerait qu’il ait donné sa démission
à la suite de l’occupation du McDo des Halles la veille
et que cette démission ait été refusée.
[12] Un des facteurs qui a le plus handicapé cette grève
est l’affrontement, au sein de la CNT [VIGNOLES], entre clans
rivaux qui règlent leurs comptes par grève interposée
et dont les grévistes font les frais sans toujours comprendre
ce qui est en train de se passer. Ces affrontements interindividuels
prennent, dans une petite organisation telle que la CNT [VIGNOLES],
une importance qu’ils ne peuvent avoir dans une organisation
plus importante fonctionnant sur un mode bureaucratique classique.
Faute de débats politiques explicites qui pourraient tirer
au clair les divergences d’analyse ou de tactique que recouvrent
ces affrontements, tout le monde reculant devant de tels débats,
ces différends sont traités soit comme autant de problèmes
de “ fonctionnement ”, en invoquant des statuts que
chacun interprète à sa manière, soit comme
des différences “ idéologiques ” sans
rapport direct avec les situations concrètes de lutte - le
dernier exemple en date étant l’opposition supposée
entre syndicalistes révolutionnaires et anarcho-syndicalistes.
[13] Après avoir reproché “ l’annulation
pure et simple par les grévistes (qui s’étaient
déjà réunis sans informer le syndicat... ?
!) de la réunion de la section en vue de la négociation
”, il poursuit : “ À l’heure prévue
de ladite réunion ils formèrent un cortège
des grévistes (non badgés CNT [VIGNOLES]) dans la
manifestation du 27/05/03, derrière une banderole du comité
de soutien et diffant les tracts de ce dernier ! [...] Le soir même
ils intervenaient à l’AG interpro à la BT introduits
par ce même comité de soutien. ” Puis vient la
conclusion logique : “ Dès lors, la section ne fonctionnant
plus dans le cadre CNT [VIGNOLES] et niant toute la stratégie
syndicale définie collectivement, le SHRT-RP refuse d’être
le “jouet” d’un comité dont le seul but
est l’activisme à tout prix et l’antisyndicalisme
”. La responsabilité des tensions est rejetée
en bloc sur un comité de soutien responsable d’“
une manipulation omniprésente qui rend le travail de coordination
de la lutte très lourd et quasi impossible à gérer
”. Pas un mot sur le fait que cette gestion a consisté
à éviter toute discussion commune entre grévistes,
soutiens et syndicat sur les moyens de faire gagner la grève.
[14] Le site Web de la CNT [VIGNOLES] restera muet sur l’évolution
de la lutte pendant plusieurs mois, et Le Combat syndicaliste se
contentera de publier parfois quelques informations très
générales, alors même que les bulletins rédigés
de semaine en semaine par le collectif de solidarité sont
régulièrement transmis aux membres de la CNT [VIGNOLES]
présents aux réunions communes. Si l’on ajoute
à cela le fait que les rares militants CNT [VIGNOLES] qui
essaieront de pallier ce déficit en se proposant pour assumer
cette tâche se retrouveront isolés et marginalisés,
on peut parler sans exagération de black-out organisé.
[15] Parallèlement, des initiatives seront aussi prises
pour tenter de faire intervenir d’autres autorités
: inspection du travail, Association nationale de prévention
de l’alcoolisme, services de contrôle de l’hygiène,
mais sans résultats.
[16] Avis qui semble partagé par l’avocat de la CNT
[VIGNOLES] lui-même ! (Voir ses propos à l’émission
de bilan de la lutte sur Radio libertaire, le 12 janvier 2004.)
[17] La personne qui a joué, tout au long du conflit, le
rôle crucial de traducteur et de conseiller des grévistes
a été écartée de la médiation
par le représentant de la CNT [VIGNOLES], qui ne supportait
pas sa présence. Ce qui revenait, de fait, à interdire
aux grévistes tout contrôle sur le contenu decettemédiation.
[18] Logique inverse de celle qui domine les “ convergences
des luttes ” organisées actuellement sur le mode symbolique,
et qui ne sont en fait qu’une convergence de militants d’organisations
politiques et syndicales préférant l’agitation
sur ce thème à l’investissement dans des luttes
concrètes - luttes dont l’existence est pourtant la
première condition d’une convergence véritablement
susceptible de transformer les rapports de forces.
[19] Voir notamment le livre d’Abdel Mabrouki, Génération
précaire, p. 121, et celui de Gisèle Ginsberg, Je
hais les patrons, p. 214-215.
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