"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Günther Anders, la bombe en bikini.
Clement Homs

Origine : http://www.decroissance.info/Gunther-Anders-la-bombe-en-bikini


Le 5 juillet 1946, une danseuse du Casino de Paris, prénommée Micheline, présente le « plus petit maillot de bain du monde » : il est conçu par Louis Réard, spécialiste de mécanique autorecyclé dans le linge, et s’appelle étrangement Bikini, du nom de l’atoll où les Américains viennent de réaliser leurs nouveaux essais nucléaires. Nagasaki n’a pas suffi. Les tests démontrent enfin létales des poussières radioactives sur des personnes très éloignées du centre de l’explosion. L’opérateur radio Kuboyama, au reste, y a trouvé la mort. Notre bonnetier ne visait-il qu’à l’opportunité commerciale ? Ne prouvait-il pas à son insu que les poussières radioactives pouvaient atteindre jusqu’à nos plages ? Les Américains appelaient leurs bombes « Little Boy » ou « Granpa ». A présent s’imposait une familiarisation inverse : ce n’était plus la bombe qui avait un nom de proche, c’était la baigneuse qui devait devenir une « bombe sexuelle ». Designer l’étreinte en terme non plus de vie et d’intimité mais d’explosion et de mort n’est certes pas anodin. C’est même d’assez mauvaise augure, et il faudrait écrire toute une esthétique du « s’éclater », depuis la bringue entre copains jusqu’à l’attentat-suicide en passant par le dripping et le zapping, pour comprendre à quel point les trois petits triangles tenus par des ficelles sont le signe, telle une étoile de David explosée, du désespoir de la menace atomique.

Car nous ne vivons plus dans une époque, mais dans un délai. Günther Anders nous en avertit : notre existence se déploie dans l’imminence non plus seulement d’une mort individuelle, mais d’une destruction planétaire. Son œuvre s’efforce d’en tirer toutes les conséquences. Comme elle est ancienne, sur une question si instance, on la pourrait croire périmée. Il en va tout autrement. Longtemps laissée dans l’ombre, comme un grand vin de garde, elle s’est bonifiée pour maintenant offrir une ivresse qui dégrise. Ce n’est pas l’enthousiasme ni la fureur du moment qui nous y attachent, mais l’exceptionnelle pertinence de concepts qui dominent la mode et touchent à l’essentiel. A cette rigueur se joint le surcroît d’un style qui sait jouer aussi bien du traité que de la parabole, du syllogisme que de l’anecdote, de la gravité que de l’humour, avec ce mélange de profondeur subtile et d’allégresse angoissée qui rappelle Kierkegaard (il faut ici féliciter Christophe David pour la haute tenue littéraire de ses traductions).

Une vie dans le siècle.

Il est convenu, comme si cette œuvre ne se recommandait pas d’elle-même, de rappeler qu’Anders fut un élève de Heidegger et un proche de Husserl, que le jeune Lévinas le traduisit dans les années 1930, que Sartre avoua l’influence de son texte « Pathologie de la liberté », qu’il était l’ami de Bertolt Brecht, de Walter Benjamin, de Herbert Marcuse, de Hans Jonas et, enfin et surtout, le premier mari de Hannah Arendt. Pour brouiller le pedigree, j’insisterai sur autre chose : sa pauvreté de Juif errant. D’abord son enrôlement de force dans une association scolaire paramilitaire à la fin de la Première Guerre qu’on croyait « der des ders » : le voici à quinze ans sur le front, découvrant des hommes devenus « matériel humain », et tremblant devant un cortège de culs-de-jatte sur un quai de gare, ô procession de l’avenir ! Ensuite, c’est la fuite à Paris sous le Reich : il doit supporter de voir le manuscrit de son ouvrage capital contre le nazisme, La Catacombe de Molussie, caché dans une hotte de cheminée, parmi jambons et saucissons, pour ne trouver éditeur que cinquante ans plus tard, lorsqu’il sera trop tard (en attendant, certaines pages avaient pris le parfum des cochonnailles et leur avaient servi, Hannah et lui, pour aromatiser le pain de leur maigre ménage). Enfin, l’exil en Californie : le philosophe vivote de petits boulots, se fait le répétiteur de la fille d’Irving Berlin, le compositeur de Broadway, puis travaille dans une usine de petits métiers à tisser pour le loisir de la ménagère que le prêt-à-porter désoeuvre trop. Autant que la lecture de Marx et Heidegger, cette double expérience d’Hollywood et de l’usine sera pour lui fondamentale. L’acuité de sa pensée vient de là, qui l’élève au rang des plus grands, supplante peut-être celle d’un Debord et semble le complément conjugal de celle de Hannah.

Günther Anders et Hannah Arendt.

La première notion de son opus magnum - L’Obsolescence de l’homme - est celle d’un sentiment nouveau : la « honte prométhéenne ». Il entend par là « la honte qui s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même construites ». Un tel sentiment peut paraître fou. Il fournit la raison de notre culte de la performance. On le trouverait jusque dans le make-up : les cosmétiques offrent le lisse et le fini du produit de masse, ce supplément d’industrie qui permet au visage de devenir une superbe « tête de gondole » (par cette locution, je désigne la rencontre désormais commune entre venise et l’hypermarché). La femme peut faire alors concurrence aux cover-girls et autres emballages attrayants.Quelle grâce ce serait d’être toujours en forme, réparable, efficace et tranquille comme un portable ! Sans états d’âme surtout. Car l’embêtant, c’est d’avoir une âme, avec son fatras d’angoisse et de métaphysique. D’autant qu’il est difficile d’en faire l’ablation, de cette âme, ça n’est pas un organe, et il paraît même que la chirurgie esthétique ne parvient qu’à l’enlaidir. La malédiction, au fond, vient de ce que nous ne sommes nés - inter faeces et urinam - et non pas produits selon l’immaculée conception de nos ingénieurs. On se souvient qu’Arendt caractérise l’essence du totalitarisme par « le refus de la naissance » : l’individu doit s’insérer dans un plan, un programme de bonheur qui le précède et dont il doit être le rouage, en sorte que la radicale nouveauté, le radical commencement de sa venue lui sont déniés. Anders reprend cette notion mais pour la société libérale. Elle n’est plus le fruit d’une idéologie. Elle relève d’une situation objective. Heureux le temps des idéologies que nous pouvions pourfendre ! A présent nous sommes pris dans un processus qui n’a besoin de nulle tête pensante pour l’orchestrer. Le marché est devenu autonome. Nous n’en sommes plus à la réification de l’homme, mais à la pseudo-personnification des marchandises, lesquelles deviennent nos modèles, nos matrices.

L’inconvénient, de ce point de vue, c’est d’être unique. On clame souvent son unicité, mais à vrai dire elle nous incommode. Car le summum, ce serait d’être comme un must : produit en série. Le but de la nouvelle « Academy » n’est pas, comme en celle de Platon, de s’élever seul vers le Seul, mais de descendre multiplié parmi les bacs et les présentoirs. La gloire est d’être un « dividu », dispersé dans ses activité, diffusé sur les rayonnages, transfiguré par la grande distribution.

Juxtaposés comme des fusillés.

Il faut lire ces pages extraordinaire du Monde comme fantôme et comme matrice. Ecrites en 1956, leurs « considérations philosophiques sur la radio et la télévision » sont de plus de fraîcheur que nos actuelles critiques. Nous baignons d’emblée dans le monde audio-visuel : Anders a vu ce qu’il y avait avant, et qui s’est effondré. Ce rapport à la chose dans son origine fait sa compréhension plus profonde de sa fin. La télévision, explique-t-il, s’est substituée à la table familiale : nous ne sommes plus en cercle, recueillis autour du repas, mais juxtaposés comme des fusillés que le tube cathodique mitraille. Dès lors, il n’y a plus d’intérieur ni d’extérieur. Le lointain devient le proche, le proche, lointain : on est dans le sans-distance. Les péripéties de la famille du sitcom nous intéressent davantage que notre propre famille. Les évènements de partout arrivent sans vraiment nous arriver : l’écran ramène tout à l’état de bibelot dans le salon, entre la plante verte et le yorshire. La violence à la télévision n’est rien auprès de cette violence de la télévision, même en ses scènes bénignes et ses émissions valables. Nous pouvons-nous croire à la messe dans notre clic-clac et regarder Shoah en pleurant sur nos chips. Est-ce la réalité qui se trouve ici retransmise ?

Non, mais son fantôme, ni présent ni absent, des reproductions qui présentent nier, à la différence des images de l’art, leur caractère de production. Aussi la désinformation est-elle essentielle à l’information même : le fait rapporté doit être apprêté pour l’audience, transformé en spectacle, conforme aux études de marché. Si bien qu’en nous livrant le monde à domicile, le poste nous prive du monde dans sa résistance et dans son mystère. Nous cherchons à devenir les reproductions de ses reproductions. Le bikini en est l’indice : il n’est pas pour le corps, mais le corps pour lui. Il faut pour le porter ressembler à B. B. dans Et Dieu cré la femme ou Ursula Andress dans James Bond contre Dr. No (Les terribles Women d’un De Kooning sont douces en comparaison : elles laissent à la femme qui les regarde le droit de ne ressembler qu’à elle-même.)

Conserver le monde.

Mais avec notre maillot minime, il y va aussi du divertissement pascalien. Cette « bombe anatomique » est là pour nous faire oublier l’atomique bombe. Anders prolonge ici les analyses de Heidegger : l’être-pour-la-mort devient aujourd’hui un être pour la destruction de l’espèce. Son livre aujourd’hui traduit, La Menace Nucléaire, n’est pas un inventaire des dangers qui nous guettent dans le futur : il prend la mesure tragique de ce qui est accompli. La catégorie du possible, nous le savons depuis Kierkegaard, est la catégorie la plus lourde : l’homme est tourné vers l’avenir, en sorte que ses virtualités sont déjà présentes à ses projets et les marquent de leur sceau d’espérance ou de désespoir. Or l’avenir de nos jours, c’est la probabilité d’une « mort sans kaddish » : l’atomisation universelle, et personne pour nous pleurer. Aura-t-elle lieu ? N’importe : « la possibilité de notre anéantissement définitif est, même si celui-ci n’a finalement jamais lieu, l’anéantissement définitif de nos possibilités ».

Nous ne construisons plus, comme dans les années 1950, des abris anti-atomiques dans notre jardin, mais notre indifférence ne nous sauve de ce ridicule que pour nous jeter dans la stupidité. L’apparent courage dont nous faisons montre n’est qu’une peur de la peur. En vérité, nous avons si bien intériorisé la menace que nous fuyons à la surface de nous-mêmes. Car la menace à l’effet d’une image non pas sub mais surliminale : nous ne la voyons pas parce qu’elle est trop énorme, et elle nous informe malgré nous. Le nihilisme n’est plus une rare option, il est l’air qu’on respire : nous ne cessons de fabriquer des arrières-mondes virtuels dans le mépris définitif de ce monde-ci, parce qu’il a déçu le mythe d’un progrès continu. Les hommes nous apparaissent comme des « intermezzi dans un intermezzo ». Nous ne croyons plus en la postérité, et c’est là le secret de l’individualisme, de la crise du politique, de la perte de l’utopie comme de la tradition. L’art lui-même en est infesté. Le patient labeur de l’ouvrage cent fois repris, le chef-d’œuvre arrimé pour franchir les siècles, à quoi bon, s’il n’y a plus de siècles ? A la place on se rue vers le facile et le provocateur, dans l’urgence d’un succès rapide.

Le drame, dans tout cela, c’est la désuétude de la méchanceté. Plus besoin d’être méchant pour participer au pire : la division du travail rend la responsabilité presque impossible. Anders ici encore pense en parallèle avec sa première épouse : le temps d’Eichmann n’est plus celui de Richard III, determined to be a villain. Il suffit d’être déterminé à être un fonctionnaire sans imagination. Le pauvre bougre qui achète moins cher impose une baisse des coûts et devient complice de l’exploitation. L’électricité que je consomme pour écrire ces pages collabore à l’entreprise nucléaire. La guerre totale sera peut-être déclenchée sans haine, suite à la consciencieuse lecture d’un détecteur de missiles répercutée par divers subalternes. Machines et marchandises sont les dieux de notre tragédie : ils proclament l’oracle fatal et décident au-dessus de nos têtes de la dévastation de notre Troie.

« C’en est arrivé à tel point, dit notre penseur pourtant proche de Marx, que je voudrais déclarer que je suis un ‘‘ conservateur ’’ en matière d’ontologie, car ce qui importe aujourd’hui, pour la première fois, c’est de conserver le monde tel qu’il est. » Pour la première fois, il ne s’agit plus d’opposer telle vision du monde à telle autre, mais de lutter pour qu’il existe un monde encore. De crier vers les hauteurs, espérant contre toute espérance, et d’initier son prochain au courage d’avoir peur.

Le bikini, avec ce qu’il exhibe, dissimule cet effroi qu’il serait heureux d’avoir sur nos plages d’été. C’est sous le même soleil qu’explosa Little Boy. Sous ce soleil que nous pouvons commémorer cette date si monstrueuse, selon Anders, du 8 août 1945 : des vicitmes d’Hiroshima s’extraient encore des décombres, les habitants de Nagasaki se promènent sans se douter de rien, et ceux qui ont largué la bombe sur les premiers et s’apprêtent, sur les seconds, à renouveler l’expérience, sont en train de signer, à Nuremberg, le document qui codifie la notion de « crime contre l’humanité ».

Fabrice Hadjaj.

On peut trouver une version en espagnol de cet article.

- Philippe Coutant a rassemblé les textes importants d’Anders ou sur Anders (recension de L’obsolescence de l’homme, etc.).

Les Ecrits d’Anders traduits en français :

- Günther Anders, La Menace nucléaire, Le Serpent à Plume, 2006.

- Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Encyclopédie des Nuisances, 2002.

- Günther Anders, George Grosz, Allia, 2006.

- Günther Ander, Et si je suis désespéré que voulez-vous que j’y fasse ?, Allia.

[1] cf. Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé ; voir aussi Michéa, Impasse Adam Smith. De l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche, ou cf. Orwell, Anarchist Tory

le jeudi 10 août 2006
par Clément Homs



> Günther Anders, la bombe en bikini.
10 août 2006, par naj’

Bonjour !

Un autre livre d’Anders m’a marqué, c’est "Sur la pseudo-concrétude de la philosophie de Heidegger". Comme je l’ai lu il y a plus d’un an et en bibli, je viens de vérifier sur le net :

http://www2.ac-toulouse.fr/philosophie/pub/andersconcretudeheidegger.htm

Il y a là une biblio complète en français ! Et je me suis souvenue que j’avais photocopié le compendium du bouquin cité, mais où l’ai-je rangé ???

Répondre à ce message


> Günther Anders, la bombe en bikini.
30 août 2006, par Michel BASS

Tous ces textes sont publiés à nouveau en particulier celui que vous citez sur Heidegger qui est à mon avis la meilleure critique que je connaisse de H. Connaissez vous "nous fils d’Eichmann", lettres ouvertes au fils d’Eichmann ? En plus de la honte prométhéenne, du dépassement de l’homme par sa propre technique (l’homme n’est plus à la hauteur de ce qu’il créé, il devient obsolète), G.Anders écrit là un ouvrage sur la question du pardon, de l’existence des enfants des bourreaux (comment exister en reconnaissant la barbarie dont on serait issu ? Comment distinguer le père du bourreau ? Comment faire le deuil de son père ?). Cela rejoint 2 autres textes magnifiques : celui de Lévinas sur le nazisme (pour pardonner il faut que l’autre ait des regrets) et celui de Jonas (le concept de Dieu après Auschwitz). L’homme dépassé par sa technique, en parallèle avec la technique de destruction de l’homme me semblent les fondements éthiques de la critique de notre "civilisation" que promeut l’idée de la décroissance.