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Hiroshima est partout, Gunther Anders

Origine : https://lucid-state.org/forum/showthread.php/10291-Hiroshima-est-partout-Gunther-Anders?s=06ee165263d3a5bcd447ce97a318148c

« Voyage nocturne en chemin de fer, température de 38º, à six dans les couchettes, en face de moi une romancière birmane, elle-même accablée par la chaleur. Des heures durant, nous sommes accompagnés par les coassements des grenouilles, qui montent des rizières inondées. Place de la gare, d’une clarté éblouissante, maisons façon Los Angeles. Scandaleux, étant donné que rien ne rappelle Hiroshima. Ce pourrait être Burbank, ou San Fernando. Trajet en bus. L’impossibilité de reconnaître le lieu va si loin que R., bien que l’autobus roule par-dessus 200 000 brûlés, se met à chantonner. Ce qu’il ne sait que par ouï-dire ne le concerne guère. – Nom de l’hôtel : « New Hiroshima ». On ne sait s’il a été baptisé ainsi par des naïfs ou par des cyniques. Sans doute une question mal posée. Car il existe justement des circonstances dans lesquelles la naïveté revient à du cynisme.

Dans la chaleur de midi, avec K., l’ami de Jungk, nous passons à côté du mémorial et traversons le pont jusqu’à la ville, qui ne révèle plus rien de la catastrophe, en tout cas pas à moi. À d’autres peut-être, aux habitants certainement. Car O., qui est originaire d’ici, mais était jeune soldat aux jours de la catastrophe et crapahutait quelque part en territoire chinois, explique que ce n’est pas « ici » qu’il a grandi. Car, à vrai dire, à cet angle-là s’érigeait quelque chose d’autre, et aussi là-bas près du pont, il y avait autre chose. Tout cela serait étranger, tout cela ne collerait pas.

Comme le sentiment d’être étranger de O. m’est familier ! Car son expérience, de « ne pas être là où il est », nous est si connue, à nous les habitants des villes reconstruites, qu’elle en a déjà presque perdu son horreur. En effet, on peut dire que nous avons été gâtés par l’horreur. Car même lorsque O. s’est arrêté au milieu du pont, s’exclamant : « Oui, quand j’ai revu la ville, quand elle était encore sous les ruines, c’était encore ma ville. Mais maintenant ! », même alors je le comprenais. Car la reconstruction est véritablement la destruction de la destruction, et du même coup le sommet de la destruction. L’analogie entre leur situation et la nôtre, entre leurs expériences et les nôtres, est simplement incroyable. Il existe un dénominateur commun pour tous ceux qui ont été trompés, dont le passé a été dévasté ; tous ceux qui ont été floués au sujet de leur passé. Lorsque je lui lançai un triste regard de connivence, il chuchota (qu’on réalise bien : le Japonais à l’ancien émigrant, et le tout en anglais) : « Floués de tous les pays, unissez-vous ! » Décidemment, les chemins du globalisme sont étonnants.

Non, moi, je ne peux rien voir de ce qui est arrivé. Les choses visibles, les nouvelles maisons détournent ce qui a été, exactement comme le font les journaux et les conversations quotidiennes. Tout paraît « temporellement neutre », c’est-à-dire que tout a l’air d’avoir été comme ça de toute éternité ; le présent se camoufle en « ce qui a toujours déjà été tel » ; et cet apparent ayant-été recouvre ce qui a été réellement. L’histoire est falsifiée vers l’amont ; et ce (car, après tout, la reconstruction aussi est de l’histoire) par l’histoire elle-même.

Histoire – l’histoire de son auto-falsification.

Lorsque je flâne dans les rues et les bazars de la ville – encore une fois, il pourrait s’agir de n’importe quelles rues et de n’importe quels bazars japonais d’une ville d’un quart de million d’habitants –, il n’y a pour moi que « ça » et « eux ». Je ne trouve pas d’autres expressions pour cela. « Ça », c’est ce qui est arrivé voici treize ans aujourd’hui ; « eux », ces sont les 200 000 morts couchés au-dessous de moi : ce Pompéi fait par les hommes et à peine fouillé. Mais pas la moindre chose n’est visible ni du « ça » ni d’« eux ». Pour le « vivre », on est livré à soi-même ; à la faculté de réaliser sans cesse l’équation : « C’est ici que… » Il faut donc, à chaque minute, se rappeler soi-même à l’ordre. Car, sans interruption, le prétendu réel empêche de maintenir l’évidence du réellement réel.

On peut se demander s’il était nécessaire de venir ici. Car le sentiment qui convient ici n’est assurément pas dicté par la perception. Mais par le savoir – que l’on a aussi sans être physiquement présent. Possible même que certains qui viennent ici soient justement empêchés par la vue d’Hiroshima d’aujourd’hui d’accéder au véritable savoir, à la vraie douleur, à la véritable indignation. Car, habitués qu’ils sont à ce que la perception surpasse en acuité et en force prégnante la simple représentation, ils font désormais confiance à la perception, laquelle ne leur transmet plus que de l’anodin. La condition morale de la vérité est aujourd’hui la représentation. Quel renversement de la situation normale ! Quelle absurdité ! Alors qu’en étant étudiant j’avais appris dans d’interminables séminaires phénoménologiques que toute représentation doit se « réaliser » dans l’acte de « donation originelle ». Qu’aurait pensé Husserl, si on lui avait parlé de faits qui ne se donnent (dans le meilleur des cas) « comme eux-mêmes » qu’à travers la représentation ? Et de perceptions qui n’atteignent leur point d’évidence que si elles s’accomplissent dans des représentations ? Moi aussi je reste sans voix, bien que cela fasse déjà des années que j’avais désigné comme la tâche d’aujourd’hui « l’éducation de l’imagination ».

(…)

La similitude avec Los Angeles n’était pas seulement frappante au premier coup d’œil : au contraire, elle devient d’instant en instant plus insupportable. Et elle atteint son maximum lorsqu’on traverse le centre symbolique d’Hiroshima, c’est-à-dire la place où ça a eu lieu, « ça ». C’est la que se trouve maintenant le monument commémoratif.

Ce « monument », l’arc de béton que l’on connaît par d’innombrables photographies, n’est pas une « tour », une Peace Tower, comme l’appellent les Américains ; c’est plutôt (si tant est qu’on peut appeler comme ça quelque chose venu de nulle part et n’allant nulle part) un pont. Mais peut importe comment on l’appelle ; moralement, il est déplacé et, en tant que mémorial, il est insuffisant. Un néant entouré d’une clôture impressionnerait bien d’avantage et commémorerait de manière plus durable. Non, c’est tout simplement une chose insensée. Certes, on voit bien qu’elle est destinée à signifier quelque chose ; mais c’est uniquement parce que l’absence de fonction éveille toujours l’impression du symbolique ; et parce que, se dit-on, quelque chose d’aussi manifestement inutilisable doit au moins être « profond ». Quant à ce que cela signifie, cela reste bien sûr un mystère. Mais c’est précisément pour cela que la chose a l’air américaine. Pour les raisons que voici :

On se souvient que, dans les années 1940, l’Amérique attachait la plus grande importance à propager de l’art abstrait (y compris dans des magazines officiels, et même publiés par le War Office) ; et mettait toute sa fierté à démontrer à travers ces œuvres d’art (c’est-à-dire par la copie d’une genre né vingt ans auparavant en Europe, qui avait eu là son droit incontestable en tant que mise en garde anticipant un monde qui volait en éclats) que culturellement, elle était up to date. Que cette prédilection officielle déjà dépassée pour la destruction de l’objet dans l’art (en même temps que la propagande pour la jouissance d’une telle destruction et le dédain pour ceux qui ne suivaient pas ce progrès artistique) soit apparu de manière historiquement synchrone avec la destruction effective du monde, ce n’était pas un hasard. Et tout aussi peu est-ce un hasard si la destruction du monde, pour laquelle Hiroshima servit de lieu de répétition générale, a trouvé son monument dans un non objective object.

Je sais : ce n’est pas sur une planche à dessin américaine, mais japonaise, qu’est né le projet de ce monument. Mais cela revient au même. Car il est historiquement normal que des vaincus adoptent le style de leurs vainqueurs, pour leur démontrer leur disponibilité intérieure à accepter leurs valeurs culturelles. Ce constat ne se veut pas un reproche. Et il va sans dire aussi que les Japonais ne savaient pas, quand ils ont construit ce « pont », qu’ils imitaient une imitation ; d’autant moins qu’en le faisant ils avaient eu recours à une vieille forme de maison ou de pont de leur pays ; qu’ils parvinrent donc à se convaincre que, sur la place de la mort, ils laisseraient au moins survivre leur art. En tant qu’exemple de désillusion sur la manière dont se fait l’histoire de l’art, cet objet est insurpassable. En tant que mémorial, en revanche, c’est tout simplement un néant.

Le néant est le centre d’Hiroshima. Car tous les autres must, le fashionable hôtel « New Hiroshima » et le moins fashionable Musée atomique, se trouvent également ici. Que ces deux-là aient été érigés comme deux bâtiments jumeaux qui se complètent joliment, voilà qui fait particulièrement sens. Quoi qu’il en soit : tout se trouve à proximité, c’est très pratique afin que le visiteur ait ses aises et, au nom de Dieu, ne perde surtout pas trop de temps à l’endroit précis qui annonce la fin des temps. Ainsi, monument commémoratif, hôtel et musée, tout ce dont il a besoin est réuni pour qu’il en ait été. Il peut en une seule seconde make Hiroshima ; étant entendu qu’il devra en consacrer la moitié au musée – le choix de cette ville pour cette exposition est véritablement ingénieux –, spécialement à son département fièrement progressiste où sont illustrées les incomparables beautés de l’utilisation pacifique de l’énergie atomique. Quant au temps de la journée qui restera après ce shot in the heart qui fait chaud au cœur, il pourra l’utiliser pour se rendre, par la route qui longe au sud-ouest la mer intérieure, en direction de Miyajima, où il pourra laisser sa voiture et prendre le ferry jusqu’à l’île d’Itsukushima, laquelle pullule de bazars ; et pour finir il pourra photographier de là le temple shintoïste directement construit dans l’eau. Construction lacustre. Trois étoiles.

Non, voyageur, renonce à Miyajima, renonce à Itsukushima et reste ici ! Reste ici et flâne à travers les rues, et flâne au-dessus des ponts ! Et n’oublie pas où tu flâne, et au-dessus de quoi et au-dessus de qui ! Et songe que rien de ce que tu vois n’est réel ; qu’est seul réel le fait que tu ne vois plus le réel, que tu ne peux plus voir la réalité. Ferme les yeux et abandonne-toi à ton imagination. Car aujourd’hui, seuls les indolents font encore confiance à leurs yeux. »