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"Hiroshima est partout", de Günther Anders et "Idéologie et terreur", d'Hannah Arendt : coupables sans culpabilité
LE MONDE DES LIVRES 27.11.08

Origine : http://www.lenuki69.com/article-25279410.htm

HIROSHIMA EST PARTOUT de Günther Anders. Traduction collective. Seuil, "La couleur des idées", 526 p., 26 €.

IDÉOLOGIE ET TERREUR de Hannah Arendt. Traduit de l'allemand par Marc de Launay. Introduction et notes de Pierre Bouretz. Hermann, "Le Bel Aujourd'hui", 126 p., 19,80 €.


Günther Anders (1902-1992), ce grincheux notoire, avait l'imprécation facile. Il affichait le désespoir de quelqu'un qui porte en soi "la honte d'être un homme". Philosophe pessimiste né dans une famille juive allemande, marginalisé de son vivant par les figures dominantes de la pensée germanique, de Brecht à Adorno, il fut aussi un militant inlassable de la lutte contre la bombe nucléaire.

Son diagnostic est sans appel. Depuis que la bombe existe, nous sommes devenus "davantage mortels", car nous ne sommes plus seulement en mesure de tuer des hommes, mais bien l'humanité elle-même. Or nos outils, et au premier chef nos armes, décident à notre place - en fonction des principes qu'ils incarnent - de la manière dont nous nous comportons vis-à-vis de nos semblables. L'aveuglement de ceux qui président à nos destinées et la collusion entre logiques économiques et industrie de la guerre sont autant de symptômes d'une "technicisation de notre être" qui nous condamne au rôle de simples rouages. Les conséquences de ce mécanisme dépassent jusqu'à notre imagination : que nous travaillions comme fabricants de croissants, d'ogives, de livres ou de médicaments, nous avons désappris à nous préoccuper des conséquences plausibles de ce à quoi, activement ou passivement, nous collaborons. De sorte que "nous fermons les yeux sur l'objet et l'objectif de notre travail, et nous sommes prêts à vivre de la préparation de la fin du monde".

A cet égard, la pensée d'Anders mérite d'être rapprochée de celle d'Hannah Arendt, qui fut un temps sa femme et dont les éditions Hermann republient, dans sa version originale, Idéologie et terreur. Ce texte traduit une même mélancolie philosophique face à un monde qu'il devient si difficile d'aimer. Pour Arendt, l'essence des régimes totalitaires réside dans la terreur, qui consiste à nier le droit pour imposer, en lieu et place, les puissances impersonnelles de la nature (racisme nazi) ou de l'histoire (déformation stalinienne du marxisme). Dès lors, la terreur réduit elle aussi les hommes à n'être que des rouages de ces processus, elle "évince les individus au nom du genre, sacrifie les hommes au nom de l'humanité".

En décalquant les formes de la politique sur le modèle industriel, le totalitarisme fait disparaître l'espace authentique de l'action humaine, le sens même de la liberté. Le pouvoir totalitaire fait par là même des hommes qui ne forment plus qu'un seul être, "des complices de toutes les actions et tous les forfaits commis par le régime". Le meurtre de masse, devenu un processus mécanique, entraîne une obsolescence terrifiante de nos concepts moraux et juridiques, si bien que "personne ne peut sérieusement assumer la responsabilité" d'entreprises comme les chambres à gaz ou les camps de concentration de l'Union soviétique, "pas plus qu'on ne peut sérieusement en imputer la responsabilité à quiconque".

Cette crise moderne de la responsabilité, Arendt en a trouvé le représentant exemplaire, on le sait, chez Adolf Eichmann. Or, à cette figure de la banalité du mal, Günther Anders nous permet d'en opposer une autre : le major Claude Eatherly, pilote texan de l'American Air Force, auteur du signal de départ pour les attaques d'Hiroshima et Nagasaki. En 1959, le philosophe avait entamé une correspondance avec lui, qui forme le coeur du livre Hiroshima est partout. Peu après la fin de la guerre, Eatherly, "le premier coupable sans culpabilité de l'âge atomique", avait commencé à apercevoir en rêve les corps calcinés des milliers de victimes de la bombe, puis à développer une forte culpabilité, un comportement erratique, marqué par deux tentatives de suicide, et pour lequel il fut interné à plusieurs reprises dans un asile fermé.

CONSÉQUENCES DÉMESURÉES

Anders s'adresse à lui comme au symbole d'une nouvelle forme de culpabilité qui, un jour ou l'autre, nous concernera tous : être devenus les coupables de ce dont nous ne saurions être responsables, être des "innocents coupables". Sa souffrance, son remords aigu, à lui qu'on fêtait comme un victory boy, ne font que mieux ressortir notre incroyable aveuglement : nous ne parvenons pas à croire cela même que nous savons. Nous sommes parfaitement conscients de la possibilité, sinon de l'inéluctabilité du pire, mais nous consacrons toute notre énergie et notre inventivité à oublier ce savoir : nous vivons "l'âge de l'incapacité à avoir peur". Nous sommes en mesure de faire sauter la planète quarante fois (sans même remuer les oreilles, précisait Pierre Desproges) et pourtant nous continuons "à faire des projets et à vivre comme si tout (...) allait continuer comme avant". Et surtout, alors qu'Eichmann se défaussait de sa responsabilité sur la machine à tuer dont il n'aurait été qu'un "rouage", Eatherly, lui, "reconnaît la machine comme le danger ultime pour la conscience" et entreprend l'impossible : assumer la responsabilité de ce dont il n'est pas coupable, c'est-à-dire les conséquences démesurées de son acte. Il s'efforce de "maintenir sa conscience en vie à l'âge de la machine" et de la technicisation de l'humain.

Mais de ce fait même, et quelque espoir qu'il puisse donner, le "cas Eatherly" donne à frémir autant qu'à penser : si cet anti-Eichmann fut rejeté comme fou, c'est que nous vivons en un âge où la logique d'Eichmann désigne la vérité des temps. Voilà pourquoi il faut lire Günther Anders jusqu'au bout : "Les déclarations du meurtrier en série - "Je n'étais qu'un maigre rouage dans l'appareil", "Je n'ai fait que suivre les ordres" - sont d'autant plus atroces qu'elles ressemblent aux arguments que nous utilisons, tous autant que nous sommes..."