Origine : http://reminisens.wordpress.com/2010/09/30/gunther-anders-sur-la-pseudo-concretude-de-la-philosophie-de-heidegger1948/
Dès 1948, Günther Anders délivre une critique radicale des présupposés philosophiques de son ancien professeur. Ce texte court mais dense permet de releve les impasses théoriques qui sont à la source des errements politiques de Heidegger. Il délivre aussi en creux les principes d’une véritable "logique naturaliste", dépassant les limites de l’idéalisme et du matérialisme ordinaires. Nous avons ici des aperçus stimulants de cette "vraie généalogie du legein", que Günther Anders n’a jamais pleinement systématisée, condamné toujours à répondre aux urgences morales de son temps.
La philosophie de Heidegger, fort profonde, n’est que faussement concrète. L’histoire des philosophies modernes est celle des victoires sur le christianisme, de la naturalisation de ce qui était conçu comme supra-naturel (l’homme, la morale, l’État…). Mais parler de nature quand il n’y a plus de surnaturel n’a guère de sens.
Avec ses structures intentionnelles, conquises contre le positivisme et la métaphysique, Husserl dépasse cette dualité, découvre une nouvelle région de l’être, mais il prend pour modèle exclusivement les actes théoriques. Il étudie la perception ou l’imagination, mais certainement pas la faim ou la sexualité, ce qui l’aurait conduit à la mère des batailles entre idéalisme et réalisme.
Heidegger est alors parfaitement fondé à transformer la problématique husserlienne en la généralisant et en l’ouvrant à la praxis tout entière. Il ne s’agit plus seulement de saisir ce qu’est comprendre ou percevoir quelque chose, mais tout aussi bien le produire, y avoir affaire, l’utiliser, s’en soucier.
Heidegger en vient donc à décrire les façons dont un être est au monde et dont il s’y rapporte selon des milliers de relations : le Dasein, son Souci, et ses modes d’être. Mais ce qui pourrait devenir une enquête extrêmement concrète sera cantonné dans l’abstraction.
D’une part le Dasein est moins constitué par son rapport au monde que le monde n’est un attribut ontologique du Dasein.
D’autre part Heidegger dévoie l’intuition initiale (la révélation de la vérité par les relations pratiques au monde) en déployant une "ontologie de cordonnier", i.e. en ne considérant que les médiations d’une simplicité extrême, sans réfléchir un instant aux conséquences de la division du travail et du développement technique modernes.
Symbole de cette abstraction du discours heideggerien : sa théorie de l’aliénation, qui fait l’impasse sur toute analyse économique, historique ou sociale des conditions d’existence. Heidegger se contente d’une posture morale en appelant à dépasser l’inauthenticité du On pour la véritable existence du Soi, à se retirer superbement d’un monde devenu métaphysiquement étranger.
Le concept de Sorge (Souci), qui désigne la relation du Dasein à lui-même et au monde comme intérêt, laisse de côté la cause réelle (économique, matérielle) de cette préoccupation.
En étendant la problématique de Husserl, Heidegger aurait dû s’attaquer aux véritables limites de l’homme, à sa finitude fondée sur le manque et une dépendance incontournable vis à vis du monde. Il aurait dû en venir au problème de la faim, qui serait le principe du Souci pour une logique naturaliste.
Mais Heidegger, pour préserver la primauté de la sphère ontologique, veut ignorer le défaut ontique de l’homme. Il n’envisage pas que le Dasein a un corps, un instinct, des rages de dent, qu’il est sujet à la concupiscence mais aussi capable de charité, d’amitié, d’un sens du devoir ou de l’État.
Il rate ainsi l’essentiel dans son analyse du temps : la véritable déduction du temps aurait dû partir du fait du manque. Le temps est l’étendue entre le non-avoir et l’avoir : il s’écoule lors des activités nécessaires pour abolir la distance avec la proie, alors que l’enfant satisfait dort et est hors du temps.
Heidegger n’est pas réaliste, mais il n’est pas non plus idéaliste. On ne peut dire que le Dasein constitue le monde comme la conscience transcendantale constituait ses objets. Ici Heidegger est bien de son temps, en se désintéressant de l’action morale et politique, en participant à l’abandon des principes théoriques de la démocratie et de la catégorie du "faire", présente dans les philosophies révolutionnaires de Fichte ou Stirner.
Le Dasein n’est pas constitué par son rapport au monde, mais il ne constitue pas non plus le monde. Il se constitue lui-même, malgré le monde.
Heidegger est idéaliste sur un plan : il reformule tout devoir en pouvoir, et fait passer le conditionnel ontique de la liberté pour un indicatif ontologique (ce qui revient à renoncer à la libération réelle).
Le Dasein qui d’abord est jeté, et jeté comme un On, devient authentique en s’adoptant, en se faisant propriétaire de lui-même, en transformant son être-jeté en projet, sa factivité contingente et inauthentique en existence, comme le baron Münchhausen s’attrapant par les cheveux. L’autre limite à la liberté totale qu’est la mort est elle aussi récupérée, en devenant un attribut de la vie.
Mais entre l’être jeté et la mort, aucune des puissances réelles qui privent concrètement l’homme de sa liberté n’est digne d’être évoquée par notre auteur. Plus de morale ou de politique, mais le seul commandement inoffensif : sois toi-même ! Ainsi quand ces forces se sont imposées si brutalement sur la scène de la réalité, Heidegger s’est applati devant elles.
Le rapport à l’histoire de Heidegger est marqué par la même exagération abstraite de la liberté humaine. Il écarte le continuum des événements ontiques et n’y considère que des possibilités d’existence répétables pour le Dasein. Il veut ainsi ignorer la transcendance des conditions historiques par rapport à l’existence individuelle. Son propre cas montre pourtant l’importance de ces facteurs objectifs : parti comme Kant de la notion d’autonomie, mais dans une société en voie de désintégration, il n’a pas recherché la république, mais basculé dans le nihilisme.
La morale de Heidegger est sans égard pour le monde. Le semblable n’est aucunement pris en compte — ni comme prochain, ni comme étranger, ni comme partenaire amoureux, économique ou politique. Il faut être soi — mais de façon non épicurienne, avec rancœur et entêtement.
Selon une structure paulinienne, la foi vaut plus que les œuvres, mais il s’agit ici de la foi en soi. L’homme est à la poursuite de lui-même, douloureusement, parce qu’il s’échappe toujours. L’existence désigne le substitut à cette impossible possession extensive de soi : l’accès à l’éternité de l’essence et le salut par l’entièreté intensive du Dasein.
Mais cette éternité à durée limitée, enfermée dans l’indicvidu, privée de Dieu, d’idées, de lois naturelles ou morales, de bonheur, d’âge d’or théologique ou social redevient un néant — ce qui n’est pas critiquable en soi, mais le devient dès lors que Heidegger déguise ce nihilisme en ontologie.
Au fondement de l’ontologie heideggerienne se trouve l’isolement complet du penseur. La distinction entre être et étant ne peut frapper qu’un type d’homme bien particulier, totalement délié du monde. Son analyse de l’existence n’est qu’une analyse de l’existence du philosophe existentiel.
Heidegger n’a pas ramené au jour une question ontologique enfouie depuis des siècles. En fait la philosophie transcendantale constituait bien une ontologie moderne, mais de la pensée de Kant ou Fichte, Heidegger retire décidément toute ouverture vers une liberté concrète. Les honneurs universitaires qu’il reçoit de son époque sont le prix de cette émasculation.
Avec sa définition du Dasein comme l’être pour qui il y va de lui-même, Heidegger renvoie à l’existentialisme de Kierkegaard. Alors que celui-ci utilisait le concept d’existence contre la systématicité philosophique, Heidegger l’intègre à un système. Il utilise sa dot religieuse à des fins philosophiques alors que Kierkegaard utilisait la philosophie dans un but religieux. Mais les deux penseurs sont marqués par l’isolement et l’angoisse, et face à un monde où les "choses" et les institutions ont pris le dessus sur l’homme, ils ne proposent qu’une philosophie du salut individuel.
La philosophie de Heidegger est un nihilisme farci. Il s’est approprié une part immense de l’histoire de la philosophie, qu’il a mise au service de son Soi, nihiliste et angoissé.
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