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"Ainsi parlait Günther Anders"
Céline Trégon
Politis 21 avril 2011

Origine : http://www.politis.fr/Ainsi-parlait-Gunther-Anders,13897.html

http://www.editionsfario.fr/spip.php?article105


Le philosophe allemand analyse l’emprise mortifère de la technique sur l’homme, et appelle à une insurrection morale contre la résignation.

Le philosophe allemand analyse l’emprise mortifère de la technique sur l’homme, et appelle à une insurrection morale contre la résignation. « Les condamnés à mort peuvent décider librement s’ils veulent, pour leur dernier repas, que les haricots soient servis sucrés ou salés. » C’était dans le tome I de L’Obsolescence de l’homme ; le philosophe allemand Günther Anders y décrivait la « deuxième révolution industrielle », l’avènement d’une époque marquée par la toute-puissance de la technique. Les deux guerres mondiales, Auschwitz et la bombe atomique en sont les manifestations les plus barbares. « Nous ne vivons plus désormais dans un monde où il y a de plus en plus de machines mais dans un monde où ces machines, ayant en quelque sorte pris le pouvoir, entraînent une dévastation de l’humanité même de l’homme, son obsolescence. » Dans cet univers d’après- guerre, l’essentielle humanité de l’homme devient obsolète, dépassée, incompatible avec les exigences du système technique triomphant. Dans le tome II de L’Obsolescence de l’homme, qui vient tout juste de paraître en France, Anders ne croit pas le processus achevé puisqu’il annonce, dès les années 1980, l’avènement d’une « troisième révolution industrielle », qui sera marquée par la « cannibalisation » pure et simple de l’humanité de l’homme par la technique, non plus seulement sa chosification assumée mais sa désertion et son passage dans le camp des instruments. Dans la mesure où l’homme n’est pas de taille à se mesurer à la perfection de ses produits, il développe un sentiment de honte, un pudendum qui s’empare de lui devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même fabriquées. De cette « honte prométhéenne », il s’ensuit la réification de l’homme, selon l’expression de Karl Marx, son « auto-réification », selon Anders, c’est-à-dire la subordination voulue de l’homme à la machine.

La césure est faite avec son confrère Jacques Ellul, qui nie fiévreusement la portée nietzschéenne, consciente, de cette soumission. « L’assujettissement de l’homme devient le préalable à son incorporation totale à la machinerie de production et de consommation. » Ainsi, dans les Temps modernes, de Charlie Chaplin, l’ouvrier qui poursuit les mouvements convulsifs de la chaîne de montage à la sortie de l’usine devient dès lors une pièce de la machine. L’auteur parle d’attitude « chaplinesque ». À ce moment-là seulement, l’homme ainsi technicisé pourra surmonter sa honte, au prix de sa « déshumanisation ». Cette transformation radicale de l’homme selon les normes de la technique apparaît comme un stade supérieur d’obsolescence aux conséquences inouïes pour l’humanité elle-même. Dans ce tome II, où sont décrites les multiples obsolescences dont l’homo technicus est victime, Anders écrit que « le spectaculaire produit de production est bien entendu celui grâce auquel l’humanité s’est donné la possibilité de produire sa propre disparition, c’est-à- dire la bombe atomique ». Le risque apocalyptique actuel est incomparablement plus sérieux que tout danger extérieur ne l’a jamais été, plus sérieux justement parce que nous disposons maintenant, depuis deux décennies, des moyens de produire cette apocalypse, et qu’ils augmentent chaque jour. Le constat est avéré d’une surcapacité d’extermination par les armes disponibles aujourd’hui. Le double postulat funèbre – « Ce qui peut être fait doit être fait » et « Ne laisse inutilisé rien de ce qui peut être utilisé » – amène indubitablement à la monstruosité atomique d’Hiroshima et de Nagasaki, aisément reproductible demain. Malheureusement, ce que nous produisons excède notre capacité de représentation et notre responsabilité.

Anders nomme cet aveuglement devant l’apocalypse le « décalage prométhéen ». C’est le théorème central de son œuvre. Par notre liberté prométhéenne illimitée de produire toujours du nouveau, liberté à laquelle nous payons le tribut d’une pression qui ne se relâche jamais, nous avons procédé en dépit du bon sens, si bien que, maintenant, nous sommes en retard sur ce que nous avons nous- mêmes projeté et produit. Que l’on pense au pilote du bombardier fonçant vers Hiroshima, ce simple fonctionnaire de la bombe qui ne mesura que trop tardivement les conséquences de son acte. Cette asynchronicité croissante entre l’homme et ses productions amène à l’hybris : l’inconscience généralisée. « Nous ne croyons que ce qu’on nous autorise à croire, ce que nous devons croire, ce qu’il faut que nous croyions. » Si la pente catastrophique du XXe siècle est la tendance dantesque de la technique au totalitarisme, la cause en est bien la ruine de la personne cohérente et responsable qui marque l’aube de ce que Bernard Charbonneau appelle la « médialité », la collaboration placée sous le signe du conformisme. « Les centrales atomiques obstruent le regard que nous pouvons porter sur la guerre nucléaire et ont fait de nous des aveugles à l’apocalypse encore plus aveugles qu’auparavant », confie Anders. Il semblerait que la dangereuse situation dans laquelle l’homo faber s’est enfermé avec ses produits d’extermination, qui est ainsi le signe de Caïn de notre existence, ne peut plus prendre fin si ce n’est par l’avènement de la fin elle-même.

Comme Walter Benjamin, Anders affirme qu’il faut penser à partir de la catastrophe. Le diable s’est installé dans un nouveau logis. « Le sens ultime des gestes simples peut être un génocide », voire pire : un « globocide ». La question que pose Anders est de savoir s’il est encore possible de s’opposer à ce processus, autant qu’à la banalité du mal ou à la création d’hommes innocemment coupables. « Ce n’est pas le traitement qui fait de la personne une chose, mais la façon même dont l’homme traite l’homme. » Par ces mots, Anders en appelle à l’insurrection morale contre la résignation. On pourrait le considérer comme un humaniste désespéré, un outsider de la philosophie moderne occidentale, un zélote obstiné à faire converger l’ontologie de Martin Heidegger et le matérialisme de Georg Lukacs. Günther Anders est avant tout un philosophe de l’occasion, « sans attaches », boudé par les contempteurs de l’humanité. Premier mari d’Hannah Arendt et élève de Martin Heidegger et d’Edmund Husserl, il n’a eu de cesse de dénoncer l’usine moderne qu’est Auschwitz, dont la particularité est de produire des cadavres, et il s’est battu corps et âme pour la dénucléarisation et contre la guerre du Vietnam.

Il est fini le temps où l’on pouvait décrire la technique comme le moteur du progrès. Au contraire, il faudrait plutôt dire, à l’inverse, que le progrès est devenu le moteur de la technique. « L’incontestable émancipation des objets » succède maintenant à la prétendue émancipation de l’homme. L’homme serait-il un obstacle au progrès ? « Le sujet de la liberté et celui de la soumission sont intervertis : les choses sont libres, c’est l’homme qui ne l’est pas », s’indigne Anders. À la question du Prométhée d’aujourd’hui, « Qui suis-je désormais ? », Günther Anders répond sans hésiter : « un homme sans monde ». La pensée andersienne est une phénoménologie de la technique visionnaire, un réquisitoire contre le siècle, un plaidoyer de la dernière heure, les dernières notes de la marche funèbre de Frédéric Chopin, un ultime avertissement afin « que nous ne nous retrouvions pas à la fin dans un monde sans hommes ».