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Psychologie de la bombe
Ludger Lütkehaus
Université de Fribourg-en-Brisgau

Origine : http://www.cairn.info/zen.php?ID_ARTICLE=TUMU_28_0317

Editions Kimé   Tumultes 2007/1 - n° 28-29

Dans le deuxième tome de L’Obsolescence de l’homme, Günther Anders appelle de ses vœux la création d’une nouvelle branche de la psychologie qu’il nomme la « psychologie de la chose » (AM, 60 sq.). Il part de l’observation des clients des enfers du jeu japonais : agrippés à des pachinkos, dans une salle qui les isole du reste du monde, ces derniers cherchent à se défouler des traumatismes que provoque chez eux le mode de production de l’époque de la « technocratie », terme par lequel Anders désigne une époque dominée par la technique elle-même et non par une caste de techniciens. Là où la division du travail et l’automatisation ont été poussées si loin que tout « faire » est « décapité » et « privé de télos et d’eidos », là où les effets des actes du sujet ne reflètent plus ses intentions et où « agir » [handeln] n’est plus que « servir » [bedienen] — au sens où l’homme est seulement chargé d’actionner les appareils et doit obéir aux impératifs de ces derniers —, le travailleur est doublement volé : de la possibilité de s’identifier et au processus et au résultat du travail. Celui que les épopées de l’anthropologie philosophique célèbrent comme l’homo faber n’est plus que l’appendice d’un appareil.

Pourtant, le tabou majeur de l’ère industrielle, plus englobant et rigide que tout tabou sexuel ou religieux, lui interdit tout « affect anti-machinique » direct — ou, en langage post- nietzschéen, tout ressentiment anti-technique —, pour ne rien dire du luddisme, privilège réservé à d’heureuses périodes historiquement révolues.

Le travailleur déplace alors sa rage vers « la revanche du soir ». Jouant à et avec des « partenaires synthétiques » — les sœurs, plus séduisantes, de ces appareils qui, dans la journée, le trompent —, il peut ici rencontrer directement et pour ainsi dire personnellement la machine et voir le résultat de cette rencontre. Car, tout en restant des choses, ces remplaçantes posent ironiquement des conditions « humaines » au joueur : s’il se montre bon amant, elles joueront leur rôle de « défouloir » [Abreaktionsgeräte] et accèderont à sa volonté même si, au final mais ne fallait-il pas s’y attendre ? —, c’est toujours le « joueur » qui est « joué » (AM, 272). N’a-t-il pas lui-même financé cette « revanche du soir » avec ce que lui ont rapporté ses défaites quotidiennes ?

À première vue, Anders ne propose ici rien d’autre qu’une théorie de la frustration et de la compensation sexualisée à grand renfort de métaphores et reposant en dernière analyse sur une psychologie de la production. Qu’est-ce qui distingue ce schéma de celui d’une soirée au bordel après le travail ? Deux choses. Dans ce texte, Anders prolonge tout d’abord sa théorie de la « honte prométhéenne » en invoquant quelque chose qu’on pourrait appeler la « rage prométhéenne », puis il déduit de ses observations qu’il nous manque une psychologie de la chose (AM, 58 sq.), car l’analyse du sex-appeal de la chose excède l’hypothèse du « substitut » que nous propose la psychopathologie sexuelle traditionnelle. Ces « sirènes chromées » que sont les pachinkos ne sont pas des partenaires de substitution. Il ne s’agit pas de « partenaires réifiées », mais d’« appareils humanisés » compensant l’absence d’autres choses qui restent plus chosales, plus distantes avec l’homme (AM, 77).

Avec la figure de style de l’« inversion » — centrale chez Anders —, ce cadre fournit la théorie avec laquelle ce dernier a anticipé et daté avec précision — sans s’être jamais félicité de ces perspectives — le discours sur la fin de l’homme ou la mort du sujet bien avant le triomphe de la pensée « anthropofuge » du poststructuralisme et de la postmodernité. L’« obsolescence du monde humain », le fait que le sujet de la modernité qui auparavant était autonome et souverain ne soit plus aujourd’hui que « co-historique » force la philosophie dans son ensemble, l’anthropologie, l’éthique, la philosophie de l’Histoire et la psychologie à changer de paradigme. Aujourd’hui, les « relations humaines » ne sont plus en premier lieu des relations d’homme à homme. C’est l’inverse : « le monde quotidien auquel les hommes ont affaire est fondamentalement un monde de choses et d’appareils où il y aussi des êtres humains et non un monde humain dans lequel il y a aussi des choses et des appareils » (AM, 60). Voilà pourquoi il faut « une branche spéciale de la psychologie dont la tâche serait d’étudier nos relations au monde des choses et des appareils » (AM, 60). Elle permettrait également d’analyser « comment nos relations aux choses interviennent dans nos relations aux hommes » (AM, 60).

Dans un premier temps, Anders conçoit d’abord cette psychologie de la chose comme « une discipline qui correspondrait à la psychologie sociale et serait son égale » (AM, 60), mais il va ensuite plus loin : « la psychologie sociale peut toujours se targuer d’avoir “découvert” que l’“individu” n’existe pas ; elle n’en reste pas moins une science inexacte, car “l’homme social” n’existe pas plus que l’“individu”. Il n’y a d’“hommes sociaux” que dans le monde de la production et des produits. Il serait donc temps d’analyser l’âme humaine à l’intérieur du monde des produits, de décrire à la fois sa transformation par les produits et les différents “types de relations” entre homme et produit (ou plutôt : entre produit et homme). C’est seulement dans ce cadre qu’il peut y avoir une psychologie sociale » (AM, 261).

C’est en 1958 qu’Anders a commencé à parler de la « psychologie de la chose », dont il avait déjà eu l’intuition dans le premier tome de L’Obsolescence de l’homme . Il en a reparlé ensuite dans sa correspondance avec Claude Eatherly, mais ne l’a véritablement fondée qu’en 1980, dans le deuxième tome de son opus magnum. Sans forcément la désigner du même nom qu’Anders, de nombreux auteurs (comme Bachelard, Baudrillard, Barthes, Elias, Simmel ou encore Sartre qui, dans L’Être et le néant, propose une « psychanalyse des choses1 ») avaient déjà appelé de leurs vœux la création d’une « psychologie de la chose ». C’est seulement aujourd’hui qu’on voit apparaître les premiers linéaments d’une telle discipline, le plus souvent sous les traits d’une psychopathologie de la chose étudiant les différentes formes de fétichisme technique parmi lesquelles le rapport à l’automobile jouit, à juste titre, d’une grande attention.

1 Sartre, L’Être et le néant, Gallimard, 1970, pp. 661.

Une fois de plus, les successeurs d’Anders ne reconnaissent que rarement leur dette, de même que ce dernier, dans sa marginalité, a presque toujours souverainement ignoré ses prédécesseurs, les affinités de pensée ou les interprétations concurrentes.

Aucun autre auteur à ma connaissance n’a donné à ce désir d’une « psychologie de la chose » une inflexion comparable à celle que lui a donnée Anders dans son « anthropologie de l’époque de la technocratie » qui dépossède l’homme du statut de Sujet de l’Histoire pour en faire un être seulement « co-historique » (AM, 9). Si l’on n’a toujours pas reconnu à la « psychologie de la chose » une importance égale à celle de la psychologie sociale, il y a pourtant là un gigantesque terrain d’étude qui croît avec l’obsolescence de l’homme. Il est donc nécessaire de réorienter nos efforts en matière de recherches et plus encore de thérapie dans un sens que la sagesse de nos écoles psychologiques ne soupçonne pas. Autant que je sache, le tableau clinique de la « psychopathia realis » n’a encore fait son apparition ni dans la symptomatologie, ni dans la thérapeutique. Les caisses d’assurance maladie vont — comme toujours — mettre bien du temps à reconnaître cette masse de nouveaux patients — de grands pervers, du point de vue de la psychologie de la chose ! — alors que des cures réussies permettraient de réaliser d’énormes économies.

Issue de la psychologie de l’homme, la psychologie de la chose risque toujours de revenir à la grille de lecture de son aînée et de penser les relations qui relèvent spécifiquement de sa compétence à partir de l’homme obsolète, du sujet et, peut-être même, d’une psychologie des intentions et des pulsions, alors que le projet d’Anders est d’en finir aussi bien avec la catégorie d’intentionnalité qu’avec la psychologie des pulsions.

Même sous sa forme la plus modérée, cette psychologie de la chose implique un élargissement de la psychologie de l’homme : elle doit dépasser la fixation de cette dernière sur l’intériorité, sa prédilection pour l’introspection et une herméneutique des profondeurs qui n’aboutit qu’à un symbolisme psychique, renoncer à comprendre l’interaction en termes simplement intersubjectifs et redéfinir l’idée même de « système ». Les « romans familiaux » de la psychanalyse perdraient, par exemple 2, une grande partie de leur intérêt face à la concurrence qui règne dans la « famille des instruments » ; Œdipe, ce roi bien élevé qui se crève lui-même les yeux, le plus distingué des non-saints du calendrier pathologique, devrait céder sa place à Prométhée, le voleur de feu technophile, amoureux des choses et — allons-y — castré à l’aide d’un outil.

2 Des emprunts de détail ne sauraient masquer le fait qu’Anders, qui a reçu le prix Sigmund Freud, s’est toujours montré franchement polémique à l’égard de la psychanalyse (sur ce point, voir mon texte « Gegen die Esoterik der philosophischen Sprache. Laudatio auf G. Anders zur Verleihung des Sigmund-Freud-Preises für wissenschaftliche Prosa 1992 », qui a été publié dans le Jahrbuch der deutschen Akademie für Sprache und Dichtung, Darmstadt, 1993, pp. 117-122).

« D’Œdipe à Prométhée », voilà le chemin que devrait accomplir une psychanalyse de la chose. Elle devrait également renoncer au divan, bien trop humain et douillet. Il faudrait enfin qu’elle prenne au sens littéral ce qu’elle ne désignait jusqu’à présent qu’au sens figuré dans sa terminologie sous le nom de « relation d’objet ».

La discipline qu’Anders appelle de ses vœux est encore plus provocante, elle ne se contente pas d’un simple élargissement de la psychologie de l’homme. Sous sa forme la plus radicale, la psychologie de la chose au sens le plus strict met en crise les psychologies de l’homme. Lorsqu’Anders ajoute à son exigence d’étudier les relations de l’homme au monde des appareils, celle d’étudier « les relations des choses à nous », il relativise immédiatement son propos, ajoutant qu’« il ne peut s’agir là que de la manière dont nous pouvons nous sentir traités par nos choses » (AM, 60), mais cette retraduction subjectiviste est nettement en retrait par rapport aux analyses anderssiennes de l’obsolescence.

La correspondance avec Claude Eatherly — « le pilote d’Hiroshima » — qui ne porte plus sur des divertissements du genre des « sirènes chromées » affirme sans la moindre réserve que « nous vivons désormais dans le monde des instruments et [que] ces derniers nous utilisent comme on utilise tel ou tel instrument » (ADH, 51 sq.). Les choses ont des maximes qui sont de véritables impératifs. Ainsi, qui possède la chose par excellence — la bombe — s’en sert toujours dans le cadre d’un chantage. Aussi louables que puissent être leurs intentions, les « seigneurs » de la bombe sont des « nihilistes en action ».

Toute tentative d’écrire la psychologie ou la philosophie de la bombe du point de vue du sujet — de voir en elle l’« ombre du sujet » (Georg Geiger 3) ou le « bouddha » d’un sujet occidental trouvant en elle son achèvement (Peter Sloterdijk) — désamorce et adoucit l’objectivité d’un objet qu’il n’est plus possible de retraduire en termes subjectifs.

Pour la méthodologie de la psychologie de la chose, cela signifie qu’au lieu de nous perdre en « examens de notre intériorité », « qui ne sont plus aujourd’hui que des luxes inutiles », il nous faut désormais « examiner les “impulsions secrètes” et les “principes” de nos appareils ». Alors que les classiques examens de conscience ne sauraient « rien » trouver dans cette dernière « d’exceptionnellement mauvais » tant le mal est aujourd’hui banal, « l’examen de la “vie intérieure” » des instruments révèle en revanche rien moins qu’un « “hérostratisme” à l’échelle cosmique » (ADH, 52). Un « examen des entrailles des appareils » doit donc remplacer l’introspection humaine et le culte de l’âme qui lui est associé.

Donnons encore quelques exemples pour accentuer le contraste avec la psychanalyse : si la psychologie des choses voulait tirer profit d’un segment de la psychopathologie sexuelle ayant fait ses preuves, à savoir la théorie du fétichisme, alors, conformément à l’inversion anderssienne du Sujet de l’Histoire et à sa doctrine selon laquelle ce sont les choses qui dominent désormais alors que les hommes, privés de tout pouvoir, ne sont plus que « co-historiques », elle devrait tenir compte du fait que parler d’« objets fétiches » n’exclut en aucun cas que ceux-ci se comportent en dictateurs et fassent du fétichiste leur organe exécutif. Toujours est-il que les objets du fétichisme technique et commercial ne vivent pas par la seule grâce d’un transfert. La « psychopathia realis » se révèle au contraire être un acte d’obéissance à un impératif de séduction jaillissant des « entrailles [mêmes] des appareils ».

Voir G. Geiger, Der Täter und der Philosoph — der Philosoph als Täter. Die Begegnung zwischen dem Hiroshima-Piloten Claude R. Eatherly und dem Antiatomkriegphilosophen Günther Anders. Oder : Schuld und Verantwortung im atomaren Zeitalter, Berne, 1991.

Dans le domaine des processus d’idéalisation et d’identification, l’« imitatio instrumenti » (AM, 74) — cette version actuelle de l’imitatio dei — l’a depuis longtemps remporté sur toute autre forme de concurrence. « Deus sive machina » est la devise d’un nouveau spinozisme revisité par la technocratie (AM, 113). Même l’« homme-machine » de La Mettrie est en deçà de l’idéal actuel du moi qui consiste à n’être plus que l’appendice d’une machine.

Comme la vie des pulsions, celle des instruments est guidée par le principe de constance, elle cherche à réduire les tensions. C’est ce que visent les nouveaux processus de feed- back oraux. Mais dans ce domaine, ce n’est pas la collision entre principe de plaisir et principe de réalité qui pose problème, c’est l’erreur technique, le défaut de programmation et avant tout l’homme lui-même, pas tant parce qu’il commet des erreurs que parce qu’il est lui-même l’erreur 4. Il n’y a plus là de conflits, mais seulement des « perturbations », et les circuits de régulation fonctionnent bien mieux que les refoulements. Qui s’intéresse encore aux implosions familiales incestueuses quand le potentiel explosif de la technique — qui a toujours été du genre extraverti — promet des événements d’une tout autre ampleur ? Il est bien possible qu’Éros ait encore çà et là une part de responsabilité dans les explosions de type démographique, mais les « contre-explosions » qu’elles peuvent éventuellement provoquer (pour utiliser ce concept éclairant d’Adorno) sont aujourd’hui le fait d’instances bien plus concrètes que ce bon vieux Thanatos qui peut tout au plus prendre encore la forme d’une « pulsion de mort des produits » ou d’une « bombe à retardement » incorporée aux choses et permettant de lutter contre leur surpopulation (AM, 38 sq.).

4 Sur ce point, je renvoie à mon livre Philosophieren nach Hiroshima. Über Günther Anders, Fischer Verlag, Francfort-sur-le-Main, 1992, pp. 36 sq.

Sinon, la conscience programmée des appareils a dépassé l’opposition entre conscient et inconscient. S’il existe toujours une réalité en dehors de cette conscience, la vie infraliminaire de l’âme est de toute façon d’un intérêt bien moindre que le « supraliminaire » technique. Il n’est donc pas étonnant qu’Anders s’intéresse aux « rêves des machines » plutôt qu’à ceux des hommes (AM, 110 sq.) et à l’impulsion qui pousse celles-ci à se regrouper dans un « appareil universel », dans une « mégamachine » qui ne ferait plus qu’un avec le monde et annulerait l’opposition entre organisme technique et organisme social. « Il n’y a pas d’individu chez les appareils » — tel est l’axiome fondamental de la nouvelle psychologie sociale de la chose (AM, 115). Si celle-ci avait encore besoin d’une figure directrice, ce serait celle du « fonctionnaire » au sens le plus fonctionnel, le véritable « apparatchik » de l’appareil, le parfait modèle de la santé et de la normalité chosale 5.

Le « pour ainsi dire » à l’aide duquel Adorno relativisait la façon dont le « caractère manipulateur » s’assimile aux choses dans « Éduquer après Auschwitz » ne convient plus ici (voir Modèles critiques, 1984, Payot, p. 213).

Avec lui, la maxime problématique de Freud — « Où était le ça, le moi doit advenir » — céderait la place à une égalité parfaite :
« ça = moi ». Si, contre toute attente, ce « fonctionnaire » parvenait à se réapproprier son moi subjectif, contingent et imparfait, ce moi n’aurait pas honte du ça, il aurait honte de ne pas être comme le ça (comme l’appareil), conformément à l’inversion anderssienne de la psychologie freudienne de la honte. De toute façon, le « rêve des machines » ne se préoccupe plus guère de telles différences qui risqueraient de réinscrire la discussion dans le cadre de la psychologie de l’homme.

Bien sûr, parler du « rêve des machines » et plus encore de leur « volonté de puissance » (AM, 117), c’est encore tenter, même si ce n’est que métaphoriquement, d’appréhender les choses sous un angle psychologique. Or, dans les faits, les limites de la psychologie ont déjà été franchies. Une inconséquence terminologique d’Anders permet de le comprendre : ce n’est pas dans le contexte d’une psychologie de la chose qu’il parle d’un « rêve des machines », mais dans celui d’une « sociologie des choses » pour laquelle il n’y a plus ni intériorité ni extériorité (AM, 115) mais seulement, conformément au « totalitarisme du monde des choses », le Reich de mille ans d’une « communauté du peuple des appareils » [einer Volksgemeinschaft der Apparate] pensé dans la perspective d’une « eschatologie des instruments » (AM, 113).

Cette frontière, Anders l’avait du reste déjà franchie dans le premier tome de L’Obsolescence de l’homme, dans le passage où il parle des « psychologies sans âme » : « Longtemps, nous avons raillé ces “psychologies sans âme” qui, elles-mêmes, se gaussaient des catégories telles que le “moi” ou le “soi” et les tenaient pour relevant d’une métaphysique ridiculement scolaire, en disant qu’elles n’étaient que des falsifications de l’être humain. Avions-nous raison ? Nos moqueries n’étaient-elles pas pure sentimentalité ? Était-ce bien ces psychologues qui avaient falsifié l’homme ? N’étaient-ils pas déjà les psychologues de l’homme falsifié ? N’étaient-ils pas fondés, en tant que robots, à étudier les robots, à faire de la cybernétique plutôt que de la psychologie ? N’avaient-ils pas raison jusque dans leurs erreurs, si l’homme dont ils traitaient était déjà l’homme falsifié ? » (OH, 149 sq.). De ce point de vue, la « psychologie de la chose » n’est rien d’autre que la forme ultime et enfin authentique de ces « psychologies sans âme » positivistes et réificatrices.

La provocation que cette psychologie d’un nouveau genre constitue pour les psychologies de l’homme semble sans équivalent. Anders radicalise la théorie freudienne des trois blessures narcissiques de l’humanité 6 en lui en ajoutant une quatrième (qui, si l’on compte Marx que Freud « oublie », est en fait la cinquième) : chassé de son trône par la cosmologie, abaissé du rang d’image de Dieu à celui de singe par la biologie, démasqué comme simple agent de base par la critique de l’économie politique et celle des idéologies, dépossédé du contrôle de sa propre conscience par la psychologie, l’homme qui n’est plus que « co-historique » est, enfin, dégradé aussi par la technologie.

6 Voir Freud, « Une difficulté de la psychanalyse », Œuvres complètes, vol. XV, PUF, 1996, pp. 43-51.

Mais ces blessures infligées au narcissisme humain au fil du développement des sciences sont aussi des blessures infligées au narcissisme scientifique de l’homme. Car elles ne se contentent pas de s’ajouter, les plus récentes n’intègrent pas les plus anciennes, au sens hégélien : elles entrent en concurrence les unes avec les autres. Le dernier cri poussé contre l’homme cherche à couvrir le précédent, si bien que, tout comme le sujet lui-même est privé de pouvoir, la fixation psychologique sur le sujet est portée à sa limite. Comme lui, elle date d’hier. Bien sûr, il faut s’attendre à d’inévitables régressions et aux résistances qu’elles impliquent. Cette « difficulté de la psychanalyse » que Freud avait sous-estimée est amenée à réapparaître sous une forme encore plus aiguë au moment du changement de paradigme correspondant au passage d’une psychologie de l’homme à une psychologie de la chose. Peut-on vraiment attendre du psychologue de l’homme qu’il soit plus disposé à abdiquer ses certitudes que l’homo humanus anthropocentriste ?

Ne dispose-t-il pas d’ailleurs de meilleurs arguments pour appuyer sa résistance ? La psychologie de la chose ne repose-t- elle pas, alors qu’elle veut marquer les limites définitives de la psychologie de l’homme, sur une hypostase des choses que trahit l’évidente prédilection d’Anders pour les métaphores leur prêtant une psychologie ? Aussi avancée que soit la domination technocratique des choses, l’homme qui devient obsolète ne reste-t-il pas en première et dernière instance celui qui les construit, se détermine et les détermine ? C’est bel et bien un Prométhée se privant lui-même de son pouvoir qui organise ce processus ! Même une robotique a besoin d’être programmée !

Pire encore : l’idéologie des « contraintes matérielles », fondement argumentatif de la technocratie qu’Anders s’est évertué à combattre tout au long de sa vie, n’est-elle pas réaffirmée dans ces hypostases contre la volonté de l’auteur ? N’y a-t-il pas là quelque chose de semblable à cette lecture économiste de Marx qui, par mimétisme, finit par penser comme le capitalisme qu’elle prétend abhorrer ? Au fond, le penseur de l’« obsolescence de l’homme » n’aurait-il pas donné le « la » à tous ces auteurs postmodernes qui ont entonné d’une façon bien trop souvent approbatrice, voire triomphale l’aria de la mort du sujet ?

S’il fallait comprendre ainsi le désir d’une psychologie de la chose, la tendance de la psychologie de l’homme à penser la relation de l’homme aux choses à partir de l’homme obsolète et non du diktat des choses n’aurait trouvé dans la dissociation totale entre les produits et leurs producteurs qu’un complément, mais en aucun cas un correctif. Il est donc indispensable de ne pas prendre la psychologie de la chose pour ce qu’elle ne saurait être, à savoir un écho de la technocratie.

Une analyse en termes de psychologie de la chose de la scène primitive de la pensée anderssienne, à savoir l’histoire d’Hiroshima (et celle de sa réception 7), est propre à prévenir le double danger d’une lecture de la psychologie de la chose comme apologie de la technocratie ou régression scientifique.

7 Sur cette question, voir mon livre Philosophieren nach Hiroshima, op. cit., pp. 25 sq. et pp. 115 sq. La remise en question — très en vogue ces derniers temps — de l’actualité de l’exemple de la guerre froide et, avec lui, d’Anders, qui l’a réfléchi, manque à la fois l’essence de la situation actuelle — qui continue d’être définie par la question nucléaire — et le cœur de la pensée d’Anders qui a bien montré le caractère irrévocable du « pouvoir » technicien. Du reste, les annonces de retour au calme, toujours si pressées de se faire entendre, se sont rarement autant ridiculisées que sur ce point. Les Jirinovski sont à pied d’œuvre. Faut-il dès lors s’attendre à un retour des marchands d’armes et des stratèges de la dissuasion et, par conséquent, à une guerre froide réchauffée ? À des ré-réarmements de tous côtés ? Ne serait-ce pas au contraire l’occasion de désarmer tant qu’il est encore temps, de telle manière que les Jirinovski, d’un côté, et les faucons de l’autre soient au moins privés de leurs arsenaux nucléaires et biochimiques ?

Cette histoire montre en effet comment une psychologie socialement établie a refoulé ce qu’il y avait d’absolument nouveau dans cet événement ou l’a du moins atténué, mais montre aussi comment le penseur de l’« obsolescence de l’homme » a régressé vers une psychologie de l’homme, alors qu’en même temps, le matériau de psychologie de l’homme parfaitement accessible, fortement symptomatique mais idéologiquement malvenu qu’offrait l’histoire de la bombe atomique fut tout simplement ignoré. Il est donc important d’évaluer la blessure que la psychologie de la chose inflige au narcissisme de la psychologie de l’homme. Nous nous appuierons pour ce faire sur The Genocidal Mentality, l’ouvrage de Robert Jay Lifton et Eric Markusen 8.

8 R. J. Lifton et E. Markusen, The Genocidal Mentality : Nazi Holocaust and Nuclear Threat, Basic Books, 1990.

Le projet « Manhattan » (c’est le nom de code du projet qui a débouché sur la bombe atomique américaine) est l’exemple d’autonomisation d’un appareil de destruction qui montre le mieux à quoi il faut s’attendre aujourd’hui. Chaque étape de ce projet est une illustration de la thèse selon laquelle le sujet individuel humain est privé de tout pouvoir au profit de l’appareil et n’est plus que « co-historique ». (Précisons au préalable que si la distinction terminologique entre, d’un côté, le sens militaire et organisationnel et, de l’autre, le sens technique du mot « appareil » est systématiquement transgressée dans ce qui suit, c’est qu’elle n’existe déjà plus dans les faits.)

Les acteurs du projet Manhattan n’eurent jamais le moindre doute : la simple existence de la bombe, avec tous les investissements qu’elle avait exigés, impliquait qu’elle fût ensuite utilisée et ce même lorsque les objectifs militaires dans le Pacifique furent sur le point d’être atteints 9.

9 Sur ce qui suit, voir la bibliographie sélective qui figure dans mon livre Philosophieren nach Hiroshima, op. cit., pp. 115 sq.

Les quelques interventions personnelles pour tenter de stopper le processus (comme celle de l’auteur du « Rapport Franck ») restèrent sans effet. Stimson, le ministre de la guerre de l’époque obtint que l’on rayât Kyoto et son riche patrimoine culturel de la liste des objectifs militaires. C’est qu’il était revenu enthousiaste quelques années auparavant d’un séjour touristique à Kyoto. Imaginez ce qui se serait passé s’il n’avait pas fait ce voyage ! Ces sursauts contingents n’eurent comme seul effet qu’un changement d’objectif. Pour le général Groves, chef militaire du projet, il allait de soi qu’il fallait obéir à la bombe. Oppenheimer décrivit parfaitement ces circonstances lorsqu’il déclara en 1964, sur un ton laconique et objectif, que « la décision [d’utiliser la bombe] était un élément fondamental du projet [et qu’il ne voyait] pas comment elle aurait pu être remise en question ».

La machinerie guerrière se mit donc en marche. Lorsqu’à la fin juillet 1945, la décision d’utiliser la bombe fut rendue publique à Potsdam sans mise en garde préalable, les opérations militaires étaient déjà largement engagées. L’ordre de mission, qui fut donné la veille de l’ultimatum adressé aux Japonais pour leur demander de capituler, prévoyait d’utiliser la première bombe et les suivantes dès qu’elles seraient prêtes. Un retournement de situation aurait exigé une révision profonde de toutes les opérations en cours ; la destruction, en revanche, se fit automatiquement. Toutes les étapes qui menèrent au bombardement de Nagasaki avaient été préprogrammées, personne n’eut plus besoin de prendre une décision ou de faire quoi que ce soit. En même temps que des capacités de destruction jusque-là inimaginables, on créa donc une structure organisationnelle dans laquelle le seul rôle que le sujet individuel humain pouvait encore jouer était celui d’obstacle ou, du point de vue de la technocratie militaire, de perturbateur. Or, les destructions n’aiment pas les perturbateurs.

Chargé de ce « gadget » qui, dans la phase initiale du projet Manhattan, était modestement désigné comme « S-1 », « the thing » ou « it » — un « ça » d’un nouveau genre — le bombardier d’Hiroshima a même pu être mis en pilotage automatique tant le déroulement des opérations donnait satisfaction. « Il s’agissait de quelque chose de tout à fait impersonnel ». La « chose » fut transportée par une « chose » : endogamie d’appareils entre qui l’inceste n’est pas prohibé.

Seuls le commandant de l’avion et le technicien qui à bord était chargé de la mise à feu de la bombe avaient une idée approximative de son caractère et de ses effets. Le reste de l’équipage n’a entendu parler d’« atome » que plusieurs jours après le bombardement. Pour ces soldats — ces « guerriers » d’un nouveau genre au carrefour de la technique, de la science et de l’armée, qui ne savent jamais s’ils « travaillent » encore ou s’ils « tuent » déjà, et dont les effets de leurs actes sont totalement déconnectés de leurs intentions — l’« acte » se limita effectivement à un simple « service » [ Bedienen]. Le « faire décapité sans télos ni eidos » fut à ce point efficace qu’il réussit à décapiter la population civile d’une ville entière. L’analyse qu’Anders donne des différentes phases de l’opération est laconique : « Des travailleurs (T1) se servirent de certaines machines (M1) pour construire une autre machine appelée “avion” (M2). Un autre travailleur appelé “pilote” (T2) reçut l’ordre de monter dans cette machine (M2) ; il l’utilisa pour permettre à un autre travailleur (T3), installé également dans une M2, de se servir d’une autre machine (le dispositif de bombardement ou la bombe elle-même) (M3) fabriquée par les travailleurs (T1) à l’aide des machines (M1) pour déclencher un certain effet (la destruction d’Hiroshima) » (AM, 69). De même que la question classique de la conscience — « Est-ce toi qui as fait cela ? » — est ici absolument sans objet dès lors qu’il n’y a plus ni « toi », ni « cela », ni « faire » (AM, 68), il serait déplacé d’attendre de l’« individu » contingent et équivalent à n’importe quel autre qu’il se livre à une introspection psychologique ou se soumette à une herméneutique des profondeurs. Le confessionnal et le divan sont désormais aussi obsolètes l’un que l’autre.

Bien sûr, par la suite, les sujets individuels humains ont à nouveau demandé la parole. Le major Eatherly, auquel j’ai déjà fait allusion, a ici une importance particulière : il est la figure la plus controversée de cette histoire. En tant que commandant de l’avion de reconnaissance météorologique, c’est lui qui avait été chargé de donner le signal (« Go ahead ! »), mais il était déjà bien loin d’Hiroshima lorsqu’on a lâché la bombe et n’aura donc été qu’un rouage (nécessaire) de ce mécanisme. À ce titre, il est représentatif d’un processus de destruction reposant sur une grande division du travail. Une fois démobilisé, il fut interné dans un hôpital psychiatrique militaire après avoir commis quelques délits et l’opinion publique fit de lui un mythe : « le pilote d’Hiroshima 10 ». Elle lui prêta un sentiment de culpabilité pathologique qui ne collait pas avec son image de « glory boy ». Elle imagina qu’Eatherly voulait se punir lui-même, avait cherché à cette fin une autre faute et l’avait trouvée dans des actes criminels de substitution. Aux yeux d’une psychanalyse sommaire, le véritable sentiment de culpabilité d’Eartherly tirait sa substance du fait que, pendant la guerre, ce n’est pas par nécessité ou patriotisme qu’il avait tué, mais pour se libérer sur les Japonais de son traumatisme d’enfance, de la haine qu’il éprouvait pour son frère, qui avait entre-temps eu l’obligeance de prendre l’apparence de ses victimes. C’est ainsi que le « complexe de culpabilité » — notons bien qu’on parle ici de complexe de culpabilité et non de culpabilité — qui semblait dû à Hiroshima s’avéra n’être en fait qu’une sorte de « complexe de Caïn » mâtiné de complexe d’Œdipe, ce dernier ingrédient étant inévitable dès qu’il est question de culpabilité.

Autrement dit, l’Amérique avait perdu un héros, mais ce criminel névrosé lui offrait maintenant la possibilité d’une absolution. Une science de l’excommunication, nullement réservée à cet « Empire du Mal » qu’était le bloc de l’Est et n’hésitant pas à faire appel à la psychiatrie, se chargea de faire passer cet individu malade pour l’auteur de l’acte et le rédempteur de la faute. Il devint ainsi le Sauveur de l’âge atomique 11 ou, pour le dire à l’aide de l’arsenal mythologique grec cher à Anders, un Prométhée métamorphosé en Atlas qui porte désormais le monde entier sur ses épaules...

Quels ont été les mobiles ultimes d’Eatherly ? Comment faut-il interpréter ce cas extrêmement controversé ? Ces questions restent ouvertes 12 mais, pour ce qui est de la forme de psychologie de l’homme déclarée apte au service et recrutée pour construire ce mythe acceptable, on peut affirmer avec certitude qu’une double régression vers des modèles de culpabilité et de sentiment de culpabilité obsolètes aura été la méthode la plus efficace pour débarrasser l’appareil des charges qui pesaient sur lui. De ce point de vue, la formule anderssienne de « coupable victime » va au cœur du problème.

10 Sur ce point, voir Geiger, Der Täter und der Philosoph, op. cit., passim.

11. Ibid., p. 55.

12 Voir l’ouvrage extrêmement critique de W. B. Huie, The Hiroshima Pilot, New York, 1964, et celui de R. Dugger, Dark Star. Hiroshima reconsidered in the life of Claude Eatherly, Cleveland/New York, 1967, qui aboutissent à des appréciations divergentes.

Mais le rôle d’Anders dans cet épisode est, lui aussi, discutable : selon toute apparence, il a également contribué à l’instauration de mythes déculpabilisateurs et personnalisants. Lorsqu’il a commencé à correspondre avec Eatherly et que cette correspondance est devenue l’un des documents majeurs de notre époque — ce qui reste vrai aujourd’hui, quoi qu’on pense d’Eatherly —, il n’a pas pu résister à la tentation de voir en lui un anti-Eichmann repentant de l’âge atomique, qui aurait certes collaboré, mais aurait ensuite assumé sa part de responsabilité pour finir par s’opposer à toute nouvelle collaboration. Anders a cru au drame de la métamorphose exemplaire qui se déroulait sous ses yeux et à laquelle il a lui-même philosophiquement contribué. Dans le sous-titre de sa correspondance, il a, lui aussi, fait passer Eatherly pour « le pilote d’Hiroshima », même si cette dénomination n’apparaît plus dans le corps du livre 13, ce qu’oublient volontiers ses critiques. Dans ce contexte, la formule « coupable victime » acquiert un sens caché, comme l’a souligné avec force Georg Geiger : elle restitue l’inversion des rôles qui eut lieu de façon supraliminaire. Présenté comme l’auteur ou du moins le co-auteur du nouvel Eartherly, le philosophe devient le coupable ; quant à Eatherly, d’abord désigné comme le coupable en titre, il régresse au rang de simple complice, n’étant plus, dans la nouvelle distribution des rôles, coupable que d’avoir prêté une oreille compréhensive et approbatrice.

13 La mise au point la plus explicite se trouve en AM, 437, note 7.

C’est sûr, il manque à la stylisation d’Eatherly qu’Anders opère ici l’acuité avec laquelle il a analysé ailleurs, plus lucidement qu’aucun autre penseur contemporain, l’ensemble des processus au travail. Paradoxalement, le penseur de « l’obsolescence de l’homme » retombe ici dans la psychologie de l’homme. Il ne faut pourtant pas oublier qu’il n’a fait la connaissance d’Eatherly qu’après que ce dernier eût été collectivement transformé en mythe pour finir par correspondre alors fâcheusement à ce qu’attendait Anders. De ce point de vue, le philosophe n’est pas le premier coupable. Quant à Eatherly, je suis convaincu qu’il n’était pas le misérable petit escroc qu’on décrit parfois et a bel et bien cru au rôle qu’on lui a assigné. Mieux encore : il y a un second degré d’ironie à cette histoire qui échappe aux critiques moralisateurs d’Anders —, car le cas Eatherly confirme l’analyse anderssienne des médias qui voit dans le monde à la fois un « fantôme » et une « matrice ». Le fantôme d’Eatherly est devenu une matrice aussi bien pour le « véritable » Eatherly que pour celui qui découvrit (ou inventa) l’anti-Eichmann nucléaire. À ce titre, le cas Eatherly relève bien de la psychologie de la chose.

On peut néanmoins se demander si d’autres aspects du projet Manhattan n’autorisent pas, voire n’exigent pas qu’on mène l’analyse sous l’angle d’une psychologie de l’homme ; s’il ne faudrait finalement pas chercher « le pilote d’Hiroshima » ailleurs, là où Anders ne l’a pas trouvé et où il se tient donc toujours, même s’il faut pour cela renoncer au « complexe de Caïn », au drame d’une métamorphose en coupable repentant, à l’idée d’un anti-Eichmann nucléaire. Toujours est-il qu’au jour du bombardement, bien des éléments du roman familial névrotique furent projetés sur l’écran du ciel d’Hiroshima.

Que le lieu situé près d’Alamogordo où ont eu lieu les essais qu’on a désignés ensuite comme la « jornada de la muerte » [la journée de la mort] se soit appelé « Trinity », que l’aumônier William B. Downey, qui a béni les B-29 sur l’île de Tinian, ait demandé à Dieu de veiller au succès de leur « mission », tout cela ne relève que de l’auréole à la fois sacrée et pathologique dont on pare inévitablement ces choses. Mais, à l’heure où débuta l’époque de la guerre nucléaire, c’est toute la Sainte Famille qui signifia de manière bien visible sa présence.

Les organes exécutifs — qui considéraient la bombe comme la chose par excellence — ne voulurent tout d’abord pas en rester au culte neutre d’un simple « gadget », d’un simple « it » et n’acceptèrent pas non plus le petit nom de « bête » qu’on lui donnait parfois par affection. Il fallut donc la rebaptiser. Dans un clin d’œil affectueux adressé au patriarche allié Winston Churchill, la bombe au plutonium qui fut utilisée à Trinity reçut le nom de « Fat Man ». Pour la bombe d’Hiroshima, on puisa à la source des sentiments familiaux : on l’appela « Little Boy » — ce qui ne rendait pas vraiment compte des rêves de grandeur du projet Manhattan. Mais ce « petit garçon » ne fut nullement cantonné aux seconds rôles et continua à faire parler de lui. Alors que les autres B-29 sélectionnés portaient le nom de leur pilote (« Bock’s Car »), témoignaient d’un naturel artiste (« Great Artist »), qu’Eatherly avait donné à son appareil le nom d’une combinaison de poker (« Straight Flush »), le commandant de l’escadrille, le colonel Tibbets — un « solide gaillard » doublé d’un impitoyable perfectionniste qui avait un tel goût des responsabilités qu’il avait relégué le commandant du bombardier au rang de co-pilote — choisit pour son appareil un nom plein de tendresse. Celui qui, depuis le début, avait parlé à ses hommes de « Little Boy » comme de leur « bébé » commun donna au bombardier d’Hiroshima le nom de sa mère : « Enola Gay ». Le droit de baptême étant un privilège réservé au pilote, il n’est pas totalement déplacé de se demander si les manœuvres de Tibbets pour le baptiser lui-même n’eurent pas pour seul mobile de pouvoir ériger un monument à la gloire de sa mère. Un « petit garçon » qui a été élevé d’une façon exclusivement militaire rend ici hommage à sa mère en faisant d’elle, dont le ventre va engendrer le bébé-bombe, la mère de la perdition. Plus généralement, les femmes, qui n’ont joué aucun rôle véritable dans un projet Manhattan exclusivement masculin, n’ont réapparu que dans la psychopathologie des équipages. Quand on y réfléchit, le fait que le précédent propriétaire du site où fut implanté le laboratoire de Los Alamos (« Les Peupliers » — quel joli nom !) ait été un internat de jeunes garçons connu pour la dureté de ses méthodes pédagogiques peut constituer un prélude tragi-comique à cette histoire de bambins.

Le pire humour a bien sûr aussi réclamé son tribut. Lorsque le major Ferebee annonça au quartier général que la mission avait « bien » et non « parfaitement » réussi, Tibbets le reprit : « Comment ça, tu n’en as pas eu pour ton argent ? » Ferebee n’avait pourtant pas caché sa joie, comme il l’expliqua plus tard : « Je crois que j’ai dit (il rit) “ça a marché !” (il rit à nouveau) 14. » Le show continua à Tinian, avec les traditionnels services religieux pour rendre grâce à Dieu, un repas de fête puis la projection du film It’s a pleasure (avec Sonja Henie). Au même moment, Truman, de retour de Potsdam, célébrait sur l’USS Augusta le « plus grand événement de l’histoire de l’humanité » : service religieux et concert. Tibbets visita Nagasaki en ruines dès septembre 1945 : « Je fis quelques emplettes, des bols de riz, quelques objets faits main. Un touriste typique, en somme. » Cela n’avait pourtant déjà plus rien à voir avec le sentimentalisme du ministre de la guerre Stimson évoquant son séjour à Kyoto pour empêcher que la ville ne soit bombardée. Devenu général, Tibbets assista régulièrement aux anniversaires de l’« heure H » en compagnie de ses camarades accompagnés non plus de leurs mères mais de leurs femmes. Il aimait remonter à bord de l’Enola Gay devenu entre-temps une célèbre pièce de musée. En 1976, il alla même jusqu’à effectuer une simulation de bombardement à bord d’un vieux B-29 restauré à l’issue de laquelle il confia qu’il était prêt à repartir comme en 1945 et que la bombe H ne lui inspirait aucune réticence. Il ne pouvait pas se séparer de l’Enola Gay et de son bébé. Il les aimait trop...

14 Cité d’après Maschinen-Menschen, Mensch-Machinen, volume collectif édité, entre autres, par Arno Bammé, Rowohlt, Reinbeck bei Hamburg, 1983, p. 217.

Tout cela constitue bien sûr une suite de symptômes monstrueuse : impossible de ne pas dresser ici le psychogramme d’un caractère destructeur. Pourtant, Hiroshima aurait été détruite, même sans un colonel comme Tibbets qui aura essayé, avant même qu’on ne le lui demande, de réaliser la symbiose parfaite avec l’appareil militaire le plus avancé. Il est significatif que le co-pilote Lewis n’ait jamais pardonné à Tibbets de s’être approprié sa machine — au nom d’une femme étrangère, qui plus est ! — et que le prétendu pilote d’Hiroshima, si l’on suit la nouvelle image d’Eatherly, n’aurait pas demandé mieux que d’être le véritable pilote d’Hiroshima. Ce n’est pas d’un quelconque sentiment de culpabilité qu’il a souffert, mais de frustration : il aurait voulu lâcher la bombe. Sa déception fut plus grande encore lorsqu’il resta sur la touche lors du bombardement de Nagasaki et que son rôle lors de l’opération « Crossroads » se limita à traverser le nuage radioactif avec des appareils de mesure. Il ne fut qu’un second rôle, un collaborateur : rendu à la vie civile, il alla jusqu’à se porter candidat pour aller bombarder Cuba. Il prit toujours plaisir à se rendre aux réunions des « happy and puzzled crews » [des équipages joyeux et perplexes] d’Hiroshima et de Nagasaki. Il est mort d’un cancer — ce qu’il craignait depuis Bikini. Une interprétation un peu désobligeante mais pas totalement illégitime pourrait voir là la marque de l’humour cynique de Némésis.

Quoi qu’il en soit, on ne manque pas d’exécutants parmi les apparatchiks des appareils militaires. Comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement puisque, lorsqu’ils ne sont pas entièrement automatisés, ils sont guidés par l’impératif d’un fonctionnement sans entrave. C’est plus à un excédent hors norme de cadavres qu’il faut s’attendre ici. En ce sens, une figure comme le lieutenant Calley, le responsable du massacre de MyLai, est parfaitement symptomatique. D’une façon tout à fait plausible, Anders lui prête la volonté de ne pas rester en retrait par rapport à l’indifférence meurtrière des machines (AM, 290 sq.). Incapable d’admettre les restrictions totalement arbitraires qu’impose la morale humaine en comparaison avec la morale des appareils, Calley s’est approprié, dans une sorte de « retraduction », de « luddisme inversé » [von invertiertem Maschinensturm] (AM, 290), la capacité des machines à tuer sans distinction. Bien plus que de simples organes exécutifs des appareils de destruction et, en ce sens, redevenus « irremplaçables », les leaders hérostratiques d’aujourd’hui sont faits du même bois que les grands tueurs du siècle dernier. Mais s’ils ne trouvaient pas leurs Eichmann, leur hérostratisme resterait un tableau clinique sans conséquence historique. Ces Eichmann ne relèvent-ils pas entièrement d’une psychologie des appareils à laquelle l’idée d’âme est totalement étrangère ?

The Genocidal Mentality de Lifton et Markusen n’en reste pas là. La pathologie de l’individu ne les intéresse pas — à juste titre. Ils tiennent, en revanche, que le triomphe désastreux des appareils tel qu’il se manifeste à travers le génocide national- socialiste ou l’holocauste nucléaire (une possibilité qui, si elle est pour l’instant ajournée, n’est pas pour autant annulée si l’on en juge par la prolifération actuelle des armes nucléaires) requiert de nouvelles structures psychiques. Ils voient celles-ci avant tout dans la dissociation, dans cette schizophrénie que notre quotidien non seulement tolère, mais exige. On sait quelles formes elle a prises à l’époque nazie. L’organisation, la science, la technique y jouèrent un rôle prédominant. Les Eichmann organisèrent scrupuleusement, passionnément et efficacement le génocide. Les distinctions entre savoir et sentiment, réalité et représentation, mesures bureaucratiques et conséquences humaines tombèrent. On a agi et su, sans vraiment savoir. Les tâches logistiques, le dénombrement, l’évaluation du coût, la planification d’objectifs — en matière de production et d’élimination de cadavres — et leur réalisation permirent aux coupables de se déconnecter à la fois de leurs victimes, de leurs actes et de leur propre personne. Ils perdirent tout contact direct avec la réalité et la responsabilité individuelle fut déléguée à un système obéissant à sa propre rationalité. Lorsqu’on risquait d’être directement confronté au génocide, il suffisait de plaisanter avec cynisme, d’avoir recours au langage bureaucratique ou à une morale dure — dure aussi envers soi- même et ses propres sentiments — pour se libérer de ce poids.

Dans le domaine privé, cette dureté morale n’empêcha nullement ces hommes d’être attentifs à leurs enfants et de cultiver les arts. Bien au contraire : ce clivage ne fit que prolonger de manière perverse la séparation caractéristique de la société bourgeoise entre vie privée et vie publique, entre famille et travail. C’est la fragmentation schizoïde de la personne qui a rendu possible le génocide national-socialiste. La sélection de leurs victimes par les nazis fait écho à cette première sélection opérée entre le domaine privé et le domaine public de leur personnalité. Au moi bourgeoisement, professionnellement ou religieusement déterminé, ils ont adjoint un second moi partiel mais fonctionnant néanmoins très bien : le « moi d’Auschwitz ».

La même analyse vaut aussi mutatis mutandis pour la situation nucléaire, sans que Lifton et Markusen nient les différences fondamentales entre l’Holocauste et la guerre nucléaire. Aujourd’hui, les biologistes, eugénistes et médecins nazis, ce sont les physiciens, les stratèges et les ingénieurs militaires. Un « moi de l’arme nucléaire » s’adjoint désormais au moi familial. Le sentiment humain a été découplé de la logique du calcul nucléaire, la rationalité du système a été renforcée pour faire face aux tentations humaines, afin que le « moi fonctionnel » puisse précisément fonctionner. De même que la sélection des victimes par les nazis exigeait d’eux une sélection de fragments de leur propre personne, la scission de l’atome trouve aujourd’hui son pendant dans une scission du noyau de la personnalité.

The Genocidal Mentality constitue à cette date la plus importante contribution à la psychologie de cette nouvelle époque où le génocide est administrativement et techniquement organisé. Ses auteurs satisfont pleinement au désir d’une psychologie de la chose conçue comme l’analyse des modèles de comportement humain aliéné au sein d’un appareil de destruction rationnel. Leurs critiques ne sont pas en retrait par rapport à celles adressées par Anders, dès le premier tome de L’Obsolescence de l’homme, au retour des points de vue « totalisants » dans la psychologie et au pathos déplacé de l’individualité à une époque où le dividu a depuis longtemps remplacé l’individu. Par moments, l’analyse de Lifton et Markusen est même trop poussée, ils ont tendance à sous- estimer les fonctions intégratrices pour mieux asseoir leur thèse de la dissociation. L’idéologie de l’« Empire du Mal » s’est pourtant, elle aussi, ingéniée à produire une perception totalisante de l’ennemi. Cette intégration idéologique à l’aide d’images de l’ennemi entrave par principe les processus de clivage, car elle unifie fatalement le sujet. Il est évident que l’idéologie raciste et antibolchévique des nazis a donné lieu à une brutalité absolument pas clivée.

D’un autre côté, Lifton et Markusen ne vont pas assez loin dans le dépassement de la psychologie de l’homme que requiert en dernière instance le projet anderssien d’une psychologie de la chose. Leur analyse du paradoxe de l’intimidation est lucide : on brandit la menace d’un anéantissement total pour mieux y renoncer, on se prépare à faire le pas fatidique pour mieux y renoncer. La pathologie du clivage n’est ici qu’un inévitable réflexe subjectif face au double bind qui est objectivement imposé en ces termes : « Tu dois être capable de faire ce que tu veux éviter. Tu dois être capable de vouloir ce que tu ne veux pas, pour ne pas le vouloir. » « Tu dois », mais à ce « tu » ne correspond plus aujourd’hui aucun nom.

Lifton et Markusen voient bien l’élimination progressive du « facteur humain », mais ils n’en tirent pas les conséquences pour leur psychologie du génocide. Sous-estimant dans leur analyse historique le rôle unificateur des images de l’ennemi, ils négligent le fait que les guerres du futur feront de moins en moins appel aux sujets individuels humains, qu’ils soient intégrés ou désintégrés. La comparaison avec la psychologie de l’Holocauste devient de moins en moins légitime. La plupart des sbires nationaux-socialistes ont encore agi sur le lieu de leurs crimes : ils furent confrontés à des hommes, à des cadavres. S’il le faut, l’holocauste nucléaire se déclenchera tout seul au sein d’un système autorégulé. Il requiert de moins en moins d’actes, de travail et de décisions.

Les sentiments aussi sont devenus superflus. La haine, si l’on en croit un texte qu’Anders destinait au troisième tome resté inachevé de L’Obsolescence de l’homme 15, est un sentiment obsolète, un excédent émotionnel. Cela n’exclut pas que les hommes devenus obsolètes continuent à haïr : ces derniers temps, ils le font même en renouant avec une rage qui n’est plus d’époque, dans les guerres d’anéantissement ethniques qui éclatent un peu partout dans le monde. C’est comme si non seulement le cosmopolitisme actuel mais aussi l’ascèse militaire conditionnée par le nucléaire avaient fait resurgir un atavisme. Il est aussi possible, selon Anders, que des « appareils à fabriquer la haine » [Haßapparate] (les postmodernes diraient des « simulateurs de haine ») viennent combler ce vide. Toujours est-il que la guerre du futur dans laquelle « des déclencheurs déclencheront le déclenchement de déclencheurs » aura de facto rénoncé à toute nécessité et à toute faculté de haïr. Elle n’aura plus besoin d’être motivée par la haine et pourra même être menée sans haine.

Mais ce n’est pas tout : compte tenu de la séparation entre le lieu où le crime est commis et celui où il est subi, entre le lieu où l’on tue et celui où l’on meurt, compte tenu de l’aggravation de ces « schizotopie » et « schizopraxie » entre l’époque des bombardiers d’Hiroshima et celle des missiles nucléaires d’aujourd’hui, le clivage du sujet est de plus en plus superflu. La « schizotopie » est ce qui, dans la psychologie de la chose, remplace et empêche l’ancienne schizoïdie.

15 « Die Antiquiertheit des Hassens » [L’ Obsolescence de la haine] a été traduit en français sous l’étrange titre La Haine à l’état d’antiquité, Rivages, 2007.

Les progrès de l’informatisation accomplissent le reste du travail. Il semble qu’ils favorisent, eux aussi, une structure psychopathique marquée par la dissociation. Les jeux vidéo touchant au nucléaire et l’analyse systémique aiment à transférer la réalité dans des simulations abstraites et esthétiquement satisfaisantes qui franchissent de manière ludique le seuil nucléaire : on est passé du Monopoly au Nucleopoly. On estime qu’au plus fort de la guerre froide, une cinquantaine de guerres nucléaires avaient ainsi lieu chaque jour. Ici, le médium est non seulement le message mais aussi la solution. Quant aux problèmes non résolus, ils ne font que déchaîner une passion des plus rationnelles, celle de résoudre des problèmes dont, sinon, on oublierait tout. Dans ces conditions, les manifestations maniaques sont aussi inévitables que les fantasmes de toute- puissance.

De toute façon, une telle psychopathologie du résidu n’est elle-même qu’un phénomène résiduel. Il suffit de penser, par- delà Anders, à l’analyse des liens entre simulation et dictature de la vitesse qu’a faite Paul Virilio : lorsqu’on doit agir si vite qu’on n’a plus le temps de s’assurer de la réalité des signaux perçus — qui pourraient bien n’être que simulés alors que dans cette dictature de la vitesse, ils sont pourtant devenus indispensables —, il n’y a plus de place pour des décisions 16. Ce qui restait de subjectivité a été si radicalement éliminé qu’on s’est du même coup débarrassé du poids considérable que constituait auparavant la schizophrénie.

16 Voir Paul Virilio, Vitesse et politique, Galilée, 1977.

Cette nouvelle situation impose à la psychologie du génocide comme à toute psychologie encore infiltrée par l’homme ses limites définitives. La psychologie de la chose qui convient à notre époque ne connaît plus que des appareils hérostratiques dont la personnalité n’est pas clivée et n’a pas besoin de l’être bien qu’ils puissent à coup sûr perpétrer un génocide. L’« examen des entrailles des appareils » révèle un hérostratisme aussi généralisé que ses effets sont globaux.

Une telle psychologie de la chose s’expose-t-elle au soupçon d’idéologie sous prétexte qu’elle hypostasierait les objets et canoniserait les « contraintes matérielles » ? Peut-être, mais seulement si on la comprend de travers comme une nouvelle mythologie défaitiste, voire catastrophile. Or, Anders est toujours resté un luddite, même en tant que psychologue de la chose, car la découverte du fait que les choses, une fois les conditions réunies, deviennent spontanément hérostratiques au point qu’elles peuvent se passer des symbioses et des dissociations si symptomatiques de la psychologie de l’homme desquelles le « caractère destructeur » tirait jusqu’à présent sa substance — nous invite à nous séparer d’elles. En fin de compte, la psychologie de la chose est une science préventive.

Traduit de l’allemand par Guillaume Plas