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« Günther Anders a raison de dire que plus le nombre d’États possédant la bombe est important, plus le monde est sous pression »
Entretien avec Georges Le Guelte
Institut de Recherches Internationales et Stratégiques

Origine : http ://www.cairn.info/revue-tumultes-2007-1-page-367.htm

Editions Kimé   Tumultes 2007/1 - n° 28-29

Günther Anders a écrit les premiers textes qui constituent le recueil La Menace nucléaire en 1958, en pleine Guerre froide. Le dernier date de 1986, juste après la catastrophe de Tchernobyl. Anders stigmatise ceux qui minimisent la menace nucléaire. Pour lui, le danger est aussi bien du côté du nucléaire militaire que de celui du nucléaire civil. Alors que l’Iran et la Corée du Nord cherchent à développer des programmes nucléaires militaires, et qu’en raison de l’augmentation du prix du pétrole et du réchauffement climatique, les États portent un nouveau regard sur le nucléaire civil, nous avons demandé à Georges le Guelte, directeur de recherche à l’IRIS et spécialiste du nucléaire d’évaluer l’actualité de la pensée d’Anders.

Tumultes : Günther Anders est un penseur de la catastrophe. Cette approche de la question nucléaire a-t-elle encore un sens aujourd’hui ?

Georges Le Guelte : J’étais en Autriche lorsqu’Anders écrivait ses textes les plus importants sur le nucléaire. Quasiment tous les soirs, il y avait à la télévision des émissions-catastrophes sur le sujet. Ce courant qu’incarne par excellence Anders est propre aux pays germaniques. En France, il existe aujourd’hui

des mouvements anti-nucléaires qui d’une certaine manière se situent dans cette mouvance, mais ils se contentent de jeter l’anathème sur le nucléaire et leur discours, très facile à décrédibiliser, reste sans effet politique. Le lobby nucléaire français a le champ libre. Son seul frein, c’est l’Autorité de Sûreté Nucléaire ! À mon sens, il faut revenir aux faits, analyser les véritables sources de danger, ne pas faire d’amalgame entre ceux liés au nucléaire civil — qui sont réels, mais maîtrisables — et ceux liés au nucléaire militaire. À force de dire, comme Anders, que « toute centrale nucléaire est une bombe », on finit par oublier — ce que lui-même n’oubliait pas qui reprochait aux Verts allemands, en 1981, de ne « quasiment plus voir le danger de la guerre nucléaire » — qu’il existe encore dans le monde 27.000 ogives nucléaires, soit l’équivalent de trois tonnes de dynamite par être humain.

Tumultes : Parmi les sources de danger, il y a la prolifération des armes nucléaires. Êtes-vous d’accord avec Anders lorsqu’il dit que plus il y a de pays qui possèdent la bombe, plus le danger est grand ?

G. Le Guelte : Sur ce point, je rejoins Anders. Il a raison de dire que plus le nombre d’États possédant la bombe est important, « plus le monde est sous pression ». La prolifération est un danger en soi. Les risques de méprises, d’accidents, de réactions de peur augmentent. Aujourd’hui, la situation est délicate. Deux crises risquent de s’amplifier : l’une avec la Corée du Nord, l’autre avec l’Iran. Les mois qui viennent vont être décisifs. Pourquoi ? Parce que jusqu’à présent le Traité de non-prolifération signé en 1968 s’est montré plutôt efficace. L’Afrique du Sud, l’Argentine, le Brésil, la Lybie ont renoncé à poursuivre leurs programmes nucléaires militaires, tout comme la Suisse, la Suède, la Corée du Sud et Taïwan qui, eux, commençaient à s’y intéresser. Les ex-républiques soviétiques ont accepté de restituer à la Russie l’arsenal nucléaire qui se trouvait sur leurs territoires. Les Américains ont d’ailleurs payé pour cela. Mais si aujourd’hui l’Iran et la Corée du Nord s’arment, le Traité de non-prolifération est mort. L’Arabie Saoudite, l’Égypte et la Turquie décideront d’en faire autant. Aujourd’hui déjà, l’attitude de la Corée du Nord fait que la Corée du Sud, le Japon et Taïwan ne se sentent plus protégés par la règle de non-prolifération. Les Américains s’interrogent sur l’opportunité de frapper l’Iran. Ils parient sur son isolement, sur le fait que les autres pays de la région lui sont très hostiles.

Tumultes : Anders ne parle jamais de dissuasion alors qu’il a écrit ses principaux textes sur le nucléaire pendant la Guerre froide…

G. Le Guelte : La théorie de la dissuasion est une sorte de catéchisme rassurant que nous servaient encore il n’y a pas si longtemps les présidents François Mitterrand et Jacques Chirac. Grâce à la dissuasion, nous serions à l’abri du danger. Pourtant, cette théorie est très discutable car elle repose sur l’idée que les hommes conservent en temps de crise, au moment où la pression est la plus forte, un comportement rationnel — ce qui est loin d’être sûr. Certains dirigeants ne se révéleraient-ils pas incapables de prendre la moindre décision alors que d’autres se précipiteraient pour déclencher une riposte ? Par ailleurs, on est toujours à la merci d’un incident. En 1983, un officier russe a cru lire sur son écran que les Américains avaient lancé des missiles. En fait, ce que les logiciels avaient pris pour des missiles n’était qu’un phénomène d’intense activité solaire. Fort heureusement, il n’a pas donné l’alerte parce qu’il a eu le temps de réfléchir et de vérifier ses informations. La distance entre les deux pays a joué en faveur d’un comportement raisonné. Cela ne se serait peut-être pas passé de la même façon entre des pays frontaliers comme, par exemple, l’Inde et le Pakistan, car le temps de la réflexion et celui de la vérification des données auraient été nécessairement plus réduits. L’histoire du nucléaire est pleine de ce genre d’incidents. Anders en évoque certains dans La Menace nucléaire, mais il s’empresse de les interpréter à la lumière de ses thèses sur l’autonomie de la technique...

Tumultes : Anders pense que la bombe atomique est la politique extérieure des totalitarismes. Le fait que la Corée du Nord et l’Iran lancent des programmmes nucléaires militaires ne lui donne-t-il pas raison ?

G. Le Guelte : L’arme nucléaire est un élément de prestige. À ce titre, elle est souvent une arme de politique intérieure. Des dirigeants qui sentent que le pouvoir leur échappe n’hésitent pas à s’en servir. En 1998, l’Inde a repris les essais nucléaires et le premier ministre en place, Atal Bihari Vajpayee, a été réélu triomphalement. La même année, le Pakistan a fait ses derniers essais en date : les gens dansaient dans la rue.

Aujourd’hui, le gouvernement iranien essaie de redorer son blason grâce à un programme nucléaire militaire.

Le prestige a guidé la politique des États-Unis et de l’URSS pendant toute la guerre froide. C’était au régime qui aurait le plus grand nombre de têtes nucléaires. Malgré l’épouvantable crise de Cuba, en 1962, durant laquelle on a frôlé la catastrophe, la course à l’armement a continué. Ce n’est que lorsque l’URSS a enfin rattrapé les États-Unis sur ce terrain que l’accord Salt 1 — qui limite les programmes d’armements — a été signé entre les deux puissances, en 1972. Aujourd’hui, la rivalité entre Bush et Poutine se joue encore sur le terrain nucléaire, notamment sur la question de la défense anti-missiles.

Tumultes : Le nucléaire est un élément de prestige, dites- vous. Pensez-vous comme Anders que l’arme nucléaire confère aux États — même les plus petits — qui la détiennent la « toute- puissance » ? Une « toute-puissance » qui leur permet d’accéder au rang de grande puissance ? Pour illustrer cette idée, Anders prend l’exemple de la France, petite puissance qui, grâce à la bombe, a retrouvé son rang de grande puissance.

G. Le Guelte : Je ne pense pas que la bombe permette de faire accéder un pays au statut de grande puissance. Le fait que la France soit devenue une puissance nucléaire lui a permis de sortir du commandement intégré de l’OTAN, mais cela ne lui a pas donné les moyens d’une politique étrangère à la hauteur de ses ambitions vis-à-vis, par exemple, de l’URSS, du Québec ou de l’Amérique Latine. Aujourd’hui, la France n’en demeure pas moins une moindre puissance que l’Allemagne ou le Japon, deux pays qui ne possèdent pas la bombe. Trop souvent, on associe le fait que la France est membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU au fait qu’elle est une puissance nucléaire. C’est pourtant sans rapport. La France est entrée au Conseil de Sécurité en 1945 et n’a commencé ses essais nucléaires qu’en 1960…

Par ailleurs, en cas de conflit, la bombe ne confère pas nécessairement plus de puissance aux pays qui la possèdent. Pendant la crise de Suez, en 1956, Moscou a brandi l’arme nucléaire contre la France et la Grande-Bretagne. L’Angleterre, pays qui possédait déjà des armes nucléaires, a pourtant dû rapatrier ses troupes. Quant à la « toute-puissance » américaine, elle est aujourd’hui engluée en Afghanistan et en Irak…

Tumultes : Anders a accusé les politiques et les militaires de considérer la bombe atomique comme une simple pièce d’artillerie ou une arme « parmi d’autres ». Cette « confusion » est-elle aujourd’hui dissipée ?

G. Le Guelte : Si l’on étudie attentivement l’évolution de la posture nucléaire américaine [nuclear posture review], on s’aperçoit que les Américains comptent désormais indifféremment parmi les armes offensives les armes conventionnelles et les armes nucléaires. Des « stratèges » américains, qu’on pourrait qualifier de psychopathes, ont pour objectif d’utiliser effectivement l’arme nucléaire en recourant notamment à des armes atomiques de faible puissance. Des petits missiles nucléaires baptisés Davy Crockett montés sur des bazookas ont ainsi vu le jour dès les années 1960. On pouvait les fixer sur des jeeps ! Aujourd’hui, certains imaginent que de petites bombes pourraient être utiles soit pour attaquer des petits pays, soit pour procéder à des frappes précises. Ces deux objectifs sont absurdes. L’idée qu’il y aurait une différence entre une grosse bombe et une petite n’a pas de sens. Et pourquoi utiliser des armes nucléaires à la place d’armes conventionnelles dans un contexte où elles n’atteindraient pas plus leur objectif ? On a pu constater l’inefficacité des frappes chirurgicales pendant les deux premiers mois de l’invasion irakienne. Les Américains ont frappé plus de cinquante fois des cibles bien définies espérant que les personnes qu’ils souhaitaient atteindre s’y trouvaient. À chaque fois, ils ont manqué leur objectif. Soit ils se sont trompés, soit ils ont été trompés par leurs informateurs. Imaginez la catastrophe s’ils avaient utilisé des « petites » bombes nucléaires !

Tumultes : À l’origine de toutes ces armes, il y a des scientifiques. Anders explique que les physiciens sont les véritables « exploités d’aujourd’hui », car une fois leur travail achevé, « leurs performances ne leur appartiennent plus ». Il voudrait — sans y croire vraiment d’ailleurs — provoquer chez eux, comme chez tous ceux qui travaillent dans le secteur de l’armement, un choc moral qui les amènerait à quitter leur travail si celui-ci se révélait être directement ou indirectement « un travail d’anéantissement ». Bref, selon Anders, les scientifiques sont des victimes qui ne se rendent pas tout à fait compte de ce qu’elles font.

G. Le Guelte : C’est une vision totalement erronée. Qui a poussé au développement de l’arme thermonucléaire ? Edouard Teller aux États-Unis et Andreï Sakharov en URSS. Non, scientifiques et militaires travaillent ensemble. Il existe d’ailleurs une excellente enquête du sociologue américain Donald  Mackenzie  qui  s’intitule  Inventing    Accuracy. A Historical Sociology of Nuclear Missile Guidance [L’Invention de la précision. Une sociologie historique du guidage des missiles nucléaires 1]. Cette étude porte sur le perfectionnement des systèmes de guidage. Mackenzie analyse la façon dont les scientifiques et les militaires collaborent entre eux, la façon dont les décisions sont prises. On découvre — ce qui n’est pas illogique — que ce sont les scientifiques qui expliquent aux militaires comment exploiter militairement leurs inventions, de même que ce sont eux et les militaires qui, main dans la main, poussent les industriels à développer leurs produits. Entre scientifiques et militaires, des conversations régulières sont nécessaires  pour  prendre  les  décisions.  Par ailleurs, les scientifiques ont des intérêts très concrets à défendre. Beaucoup de recherches ne pourraient être entreprises si elles n’étaient pas utiles aux militaires et si ces derniers ne les finançaient pas. Bref, la morale n’a pas grand chose à faire là- dedans.

1. MIT Press, 1993.

Tumultes : Anders s’inquiète du fait que des millions d’hommes n’ont qu’un faible niveau de conscience de la menace nucléaire. Pour l’humanité, la menace que représentent les armes nucléaires a fini par devenir une « menace relative ». Ne trouvez-vous pas qu’on débat finalement assez peu de ce danger ?

G. Le Guelte : C’est vrai, on parle peu du nucléaire militaire. On en reparlera si les Américains frappent l’Iran. Depuis 1995, le niveau de vigilance baisse. En janvier 1996, les derniers essais nucléaires français avaient provoqué un tollé. Deux ans après, les essais indiens et pakistanais n’ont pas suscité beaucoup de réactions. Quant aux essais nord-coréens, ils sont finalement passés presque inaperçus. L’opinion s’habitue, c’est un risque. Il y a une forme de banalisation. Les néo- conservateurs américains y sont pour beaucoup. Ils n’ont eu de cesse de dénoncer les traités de non-prolifération qui, selon eux, appartiennent à l’époque de la guerre froide. D’ailleurs, peu importe qu’un État veuille la bombe, du moment qu’il est favorable aux États-Unis. Quid des renversements d’alliances ? Cette question ne les effleure pas. Enfin, ils font de la prolifération un argument commercial en disant : « Il existe des boucliers, achetez-en, vous serez protégés. »

Tumultes : Dans son avant-propos à La Menace nucléaire, Anders parle d’un impossible retour en arrière. « Nous ne pouvons plus désapprendre les méthodes de l’auto- anéantissement […] parce que nous nous sommes habitués de la façon la plus effrayante au fait même de la menace. » Le monde doit-il irréversiblement « faire avec » la bombe ?

G. Le Guelte : Sans doute. En tout cas, on n’en a pas fini avec le nucléaire. Que font les Américains ? Ils comptent mettre au point de nouveaux missiles balistiques et de nouveaux bombardiers d’ici 2040. La France, elle, mettra en service en 2010 un nouveau missile de plus longue portée. Pour quoi faire ? Mystère. Les Britanniques renouvelleront d’ici 2020 leur flotte de sous-marins nucléaires. Les Russes et les Chinois planchent, eux aussi, sur la mise au point de nouveaux missiles balistiques. Sortir du nucléaire est une chose qu’on pourrait programmer selon un calendrier, mais cela ne se fera pas. Il faudrait un changement profond des opinions publiques de chacun des pays qui détiennent des armes nucléaires et pensent qu’elles sont le prix de la stabilité. En Grande-Bretagne, lorsqu’il a été question de renouveler les sous-marins, une certaine opposition s’est élevée à la Chambre des Communes. Les députés se sont posé la question de savoir s’il était bien nécessaire de se lancer dans une telle entreprise. En France, lors du lancement du nouveau programme nucléaire militaire, il n’y a eu aucune réflexion de fond à l’Assemblée. Le président Jacques Chirac en a décidé seul. En matière de non-prolifération, on ne peut pas dire que les pays occidentaux montrent l’exemple…

Propos recueillis par Mireille Broussous