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La légende du héros repentant ou Comment Claude Eatherly est devenu un personnage médiatique ?
Georg Geiger
Lycée Leonhard – Bâle

Origine : http://www.cairn.info/zen.php?ID_ARTICLE=TUMU_28_0143

Editions Kimé Tumultes 2007/1 - n° 28-29


Le 6 août 1945, c’est le lieutenant-colonel Paul Wartfield Tibbets qui fut le héros du jour. Il pilotait et commandait le bombardier Enola Gay (baptisé ainsi en hommage à sa mère) d’où fut larguée la bombe atomique qui devait détruire la ville d’Hiroshima. Tibbets, qui était dans le secret des dieux et était donc parfaitement à même d’évaluer les conséquences de son acte, déclara plus tard : « Je ne regrette absolument rien ». C’est pourtant un autre pilote qui est entré dans l’Histoire comme le pilote d’Hiroshima : Claude Robert Eatherly, qui n’avait en fait été chargé que d’apprécier les conditions météorologiques et d’évaluer les chances d’atteindre l’un des trois objectifs envisagés. Au moment de l’explosion, à 8 h 17, il était dans son avion Straight Flush (c’était un joueur de poker invétéré), à 200 miles d’Hiroshima, et volait en direction de l’île de Tinian. Aux États-Unis, son personnage inspira dans les années 1950 la légende du héros repentant dont on raconte encore aujourd’hui qu’il devint fou après avoir largué la bombe sur Hiroshima et essaya de mettre fin à ses jours avant d’être finalement interné dans un hôpital psychiatrique.

Le 18 mars 1953, au Texas, un patient de la clinique psychiatrique de Waco fut transféré à la maison d’arrêt de Fort Worth pour répondre devant la justice du braquage de deux bureaux de poste. Pendant le trajet, le shérif-adjoint, Robert Smith entama la conversation avec le prisonnier répondant au nom de Claude R. Eatherly, conversation au cours de laquelle il s’avéra que, pendant la Seconde Guerre mondiale, ils avaient tous les deux été affectés au 509e groupe mixte de combat qu’on appelait aussi « le groupe des bombardiers atomiques ». Dès la fin de la guerre, l’existence du commandant Eartherly prit en fait un tour tragique : tout allait de travers dans sa vie familiale et professionnelle et bientôt il n’emprunta plus qu’un seul chemin, celui qui le menait de la prison à l’hôpital psychiatrique et de l’hôpital psychiatrique à la prison.

Au soir de ce 18 mars, Jim Vacchule, un localier texan, toujours à l’affût d’une story exploitable, se rendit à la prison.

« Je n’aurais pas fait attention à l’histoire que m’avait racontée le shérif qui avait transféré le prisonnier de Waco si je n’avais moi-même fait partie à la même époque d’une patrouille de B-29, basée sur l’île de Guam. Du coup, cette affaire m’a tellement intéressé que je suis entré dans la cellule d’Eatherly pour parler avec lui. »

Deux jours plus tard, le premier récit de Vacchule paraissait à la une du Star-Telegram qui titrait : « Un héros de la Seconde Guerre mondiale en difficulté. Le pilote qui a largué la première bombe atomique mis en prison par un ancien frère d’arme. » Le récit se poursuivait dans l’édition du lendemain :
« Le héros justifie les braquages de bureaux de poste qu’il a commis en invoquant la démence. » Le troisième article de Vacchule faisait le portrait d’Eatherly sur deux colonnes :
« Poursuivi par Hiroshima ? C’est à un complexe de culpabilité qu’il faut imputer les crimes du héros de guerre. »

C’est avec cette première série d’articles qu’Eatherly est devenu une figure publique. La naissance de la légende du pilote d’Hiroshima repentant et devenu fou pouvait alors commencer. Pendant les années qui suivirent, les récits les plus différents parurent dans la presse nord-américaine, européenne et japonaise ; des téléfilms et des scénarios de productions hollywoodiennes virent le jour ; le destin d’Eatherly inspira certains poètes, romanciers ou dramaturges. Son nom fut même mentionné dans des dossiers officiels du Congrès et du Sénat américains. Cette notoriété atteignit son apogée lorsque fut publiée au début des années 1960 la correspondance entre Claude Eatherly et Günther Anders, qui vivait alors à Vienne 1.

« Je conseille de bombarder l’objectif no1 »

Lorsque la guerre éclata, Eatherly, issu d’une famille de pieux fermiers, avait vingt-deux ans. Il s’enrôla immédiatement dans l’armée de l’Air américaine. Peu avant la fin de la guerre, après avoir entre-temps épousé Concetta Margetti, une jeune actrice italo-américaine, il fut affecté dans l’escadrille qui allait devenir le noyau dur du groupe dit des bombardiers atomiques qu’on venait tout spécialement de constituer. Eatherly pilotait et commandait un B-29 avec lequel il avait simulé de nombreuses attaques au cours d’une période d’entraînement de plusieurs mois.

Le 6 août 1945, aux commandes de son Straight Flusch, Eartherly atteignit la ville d’Hiroshima à 7 heures 09. À 7 heures 25, il envoya au lieutenant-colonel Tibbets et au quartier général le message radiophonique suivant : « Ciel couvert à moins de 3/10 par nuages bas, moyens ou élevés. Je conseille de bombarder l’objectif no1. » Jack Bivans, membre de l’équipage, s’est souvenu de son supérieur de l’époque : « Le commandant était déçu qu’on nous ait seulement demandé d’aller en reconnaissance à Hiroshima pour y étudier les conditions météorologiques. Mais il fut encore plus déçu lorsque nous dûmes rester totalement en marge du bombardement de Nagasaki. Quand il fut clair pour lui que la fin de la guerre approchait et que nous ne larguerions aucune bombe atomique, il eut le sentiment d’avoir été sous-évalué et négligé. » On ne fit pas plus de cas de cet officier ambitieux lors de l’« Opération Crossroads » [Opération Croisements], le dernier essai nucléaire lié au Projet Manhattan qui eut lieu dans l’atoll de Bikini au cours de l’été 1946. Equipé d’appareils de mesure, Eatherly dut se contenter de survoler — le 2 juillet — le nuage radioactif après l’explosion. À nouveau déçu, il eut en outre peur d’être resté trop longtemps exposé à la radioactivité.

1 Voir Günther Anders, Avoir détruit Hiroshima. Correspondance de Claude Eatherly, le pilote d’Hiroshima, avec Günther Anders, Robert Laffont, 1962.

Rendu malgré lui à la vie civile

Ce manque de reconnaissance pendant la guerre et le fait qu’il ait été rendu malgré lui à la vie civile en 1947 firent naître un profond manque d’assurance dans l’existence du glamour boy Eatherly qui, jusque-là, avait été réglée et garantie par l’armée. Ce fut le cas de beaucoup d’autres soldats américains à l’époque. Il ne put rien construire de solide aussi bien sur le plan familial que sur le plan professionnel : il fut pompiste, manœuvre pour une compagnie pétrolière et contrôleur aérien dans une base de l’armée de l’air mais ne parvint jamais à conserver un emploi bien longtemps. Il se mit à boire, à jouer régulièrement au poker et à payer ses importantes dettes de jeu avec des chèques sans provision. Au début, son épouse et ses deux frères, James et Joe, s’occupèrent de lui. Lorsqu’il devint dépressif, ces derniers firent une demande auprès de la Veterans Administration pour qu’il soit admis d’urgence à l’hôpital psychiatrique de Waco. Après trois rechutes, hors de la clinique, au cours desquelles il retoucha à l’alcool et falsifia des chèques, sa femme divorça et partit s’installer dans une autre région avec leurs trois enfants. Entre 1950 et 1961, Claude Eatherly fut interné à plusieurs reprises à Waco. Les permissions obtenues par ses frères pour le mettre à l’épreuve se soldèrent la plupart du temps par son retour en prison. La Veterans Administration refusa à deux reprises la demande déposée par Eatherly pour faire reconnaître l’invalidité physique dont il souffrait depuis la mission qu’il avait effectuée à Bikini. Après qu’il eut essayé de braquer deux bureaux de poste et fait mine de braquer diverses épiceries, on finit par lui attribuer, en 1957, une pension complète pour une invalidité mentale consécutive à la guerre.

La pseudo-tragédie fabriquée par la presse…

La notoriété qu’Earthely avait acquise avec la série d’articles de Jim Vacchule lui procura de nouvelles occupations. Il reçut beaucoup de courrier et des projets de livres et de films lui furent soumis d’un peu partout. Il vit dans l’attention dont il était subitement devenu l’objet dans ces lettres et dans les médias, l’opportunité de mettre un terme à sa solitude et de rompre son isolement. Entre son premier séjour à Waco, en 1950, et le procès qui eut lieu en 1960 dans le but d’établir s’il était bien responsable de ses actes, son existence fut déterminée par une recherche désespérée de repères et de protection. La clinique lui offrait à chaque fois la possibilité de se retirer du monde. Mais, le temps passant, il finit par se sentir seul dans cet hôpital de mille six cents lits où son traitement consistait seulement à rester enfermé dans un isolement que ne venaient interrompre à l’occasion que la distribution de neuroleptiques, quelques chocs à l’insuline ou un encéphalogramme.

Dans le cadre d’un concours hebdomadaire organisé par la chaîne de télévision NBC, Hiroshima Plus Twelve [Hiroshima, douze ans après], une dramatique inspirée de la série d’articles de Jim Vacchule, remporta le prix « The Big Story ». Claude Eatherly a vu cette adaptation de sa biographie le 31 mai 1957, enfermé avec une trentaine d’autres patients dans un service de l’hôpital psychiatrique de Waco.

Dans ce téléfilm, on affirmait pour la première fois publiquement qu’un héros de l’armée de l’air américaine était devenu fou parce qu’il n’avait pas été condamné au moment où il s’était rendu complice du bombardement d’Hiroshima et qu’il ne pourrait se sentir libre qu’une fois condamné. La société le traitant en héros, il ne lui restait qu’une seule issue : commettre des actes asociaux, des crimes en somme, afin d’être condamné pour ce qu’il considérait être une insupportable faute personnelle. Le journaliste Vacchule ayant réussi, à l’aide des psychiatres, à dissiper les sentiments de culpabilité de Pete Morgan (c’est ainsi qu’avait été rebaptisé Eatherly dans le téléfilm), une réconciliation totale pouvait avoir lieu. Le héros était alors doublement pardonné : pour ses crimes de guerre et pour les bureaux de poste qu’il avait braqués. La réduction ainsi opérée de l’horrible histoire du bombardement atomique au destin tragique d’un seul homme aura contribué à détourner complètement l’attention de la responsabilité qu’avait une société entière dans la violence qu’elle avait perpétrée.

… est reprise dans Medal in the Dust

Peu après la diffusion du téléfilm dans le cadre de « The Big Story », Jim Vacchule adressa les articles qu’il avait consacrés à Eatherly à un concours appelé « Le Panthéon de la presse » qui était financé par le producteur hollywoodien William Rowlan. Vacchule remporta le prix et reçu cinq mille dollars. On promit dix mille dollars à Claude Eatherly. Paul Wellmann et A. B. Guthrie achevèrent l’écriture du scénario de Medal in the Dust [Une médaille dans la poussière] en 1957. Plusieurs personnes travaillant dans le cinéma en reçurent un exemplaire. Eatherly aussi. Mais le film ne fut jamais produit.

Il était conçu comme un documentaire. Dans l’avant- propos du scénario, on peut lire : « L’histoire du commandant Claude Eatherly, le pilote de l’armée de l’Air qui a dirigé les attaques nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki [sic] et mené par la suite une vie criminelle, est une histoire vraie. » Dans Medal in the Dust, Eatherly devient le commandant des deux bombardements atomiques, celui d’Hiroshima et celui de Nagasaki. Il y est dépeint comme un héros de guerre ayant une grande expérience du combat mais qui, une fois la guerre terminée, est tourmenté par des cauchemars qui durent des nuits entières, envoie de l’argent à Hiroshima en joignant à son courrier un mot disant : « Je suis navré », est profondément désespéré au chevet de sa mère mourante et veut mettre fin à ses jours. Le mouvement par lequel il se tourne vers le Bien a son origine au plus profond de lui-même. Il prend soudain conscience que son sentiment de culpabilité vient d’une névrose infantile. C’est une variation sur l’histoire d’Abel et Caïn. Si, pendant la guerre, Claude Eatherly s’est révélé être un meurtrier enthousiaste, c’est parce qu’il retrouvait dans le visage de chacune de ses victimes japonaises les traits de son frère Joe qui avait été son rival pendant leur enfance. Lorsque Claude prit conscience de ce qui était à l’origine de sa situation, il exigea lui-même que le juge l’envoie à l’hôpital de la Veterans Administration pour y suivre un traitement psychiatrique. L’événement historique de l’explosion de la bombe atomique devait alors être représenté comme un flash illuminant l’intérieur du héros solitaire de ce film puis se concentrant en un rayon de lumière pour finir par sortir de son corps sous une forme moins intense. Les meurtres de masse prenant dans ce film la forme d’une querelle entre frères, ils relèvent dès lors de la compétence des psychiatres. Il est bien plus facile de traiter une relation pathologique entre deux frères que d’appréhender comment une société entière a pu réaliser l’enfer nucléaire sur terre.

De douteux projets de putsch à Cuba, en 1947

Eatherly ayant récidivé en se rendant coupable de nouvelles infractions et en ayant à nouveau falsifié des chèques, son frère James E. Eatherly demanda au tribunal militaire Mc Lennan, au Texas, qu’il soit désormais interné pour une durée illimitée. Une demande de cet ordre impliquait ou bien « qu’il soit déclaré malade mental », ou bien « qu’il soit mis sous tutelle ». Après une assez longue délibération, les jurés déclarèrent qu’il était fou et on l’interna dans une clinique psychiatrique. Leurs commentaires font clairement apparaître que ce n’est pas tant le lien entre ses actes criminels et Hiroshima qui décida du verdict qu’une douteuse histoire de trafic d’armes et de putsch. En effet, en janvier 1947, Eatherly avait été recruté comme pilote par William Marsalis, lieutenant- colonel à la retraite qui avait le projet d’attaquer Cuba et d’en faire le quarante neuvième État des États-Unis. Eatherly avait accepté de commander une escadrille de B-29, de bombarder la Havane avant que Marsalis y débarque à la tête d’un commando et de les couvrir pendant les opérations. La presse ayant eu vent de ce projet, les armes réunies pour le mener à bien furent saisies et quatre personnes arrêtées parmi lesquelles Marsalis et Eatherly. Ce dernier échappa de peu à un procès car il ne travaillait pas pour l’entreprise qui avait acquis les armes.

Jusqu’en 1957, rien ne pouvait laissait penser qu’Eartherly était interné à Waco à cause de sa participation au bombardement d’Hiroshima. La plupart du temps, il rentrait de son propre chef à la clinique et, au cours de ses trois premiers séjours, il ne mentionna Hiroshima devant aucun des psychiatres qui le suivaient. Lorsqu’Eatherly finit par jouir d’une certaine popularité dans la presse, on accorda une tout autre valeur à son internement et au verdict par lequel le tribunal militaire l’avait déclaré irresponsable de ses actes. On peut seulement supposer que la police, l’armée et la CIA avaient intérêt à faire interner Eatherly pendant une plus ou moins longue période au moment où le débat public sur la légitimité morale du recours américain à la bombe atomique lors de la Seconde Guerre mondiale commençait à prendre des dimensions internationales.

La correspondance de Günther Anders avec Eatherly

Le 25 mai 1959, un article, dont le titre était « Psychiatrie. La malédiction d’Hiroshima » parut dans l’hebdomadaire Newsweek où l’on pouvait lire ceci : Eatherly « a tenté de se punir pour le mal qu’il imagine avoir commis à Hiroshima. Il a fait deux tentatives de suicide. Comme elles ont échoué, il a cherché à se faire condamner par la société en commettant des actes censés provoquer sa colère. Il a ainsi falsifié des chèques, commis divers vols et infractions ».

C’est cet article qu’a lu Günther Anders qui, à l’époque, vivait déjà à Vienne et avait publié, trois ans plus tôt, son opus magnum L’Obsolescence de l’homme. Il écrivit immédiatement (le 3 juin) une lettre à Eatherly qui était justement présent à la clinique de Waco. Ce dernier lui répondit (le 12 juin) et c’est ainsi que débuta une correspondance qui fut publiée par Robert Jungk en 1961, en Allemagne, sous le titre de Off limits für das Gewissen. Elle sera traduite en français dès 1962 sous le titre Avoir détruit Hiroshima.

Pour Anders, Eatherly, « le pilote d’Hiroshima », s’était rendu « coupable en tant que victime » [Täter als Opfer]. Il était le seul à se repentir du bombardement atomique et, à ce titre, était le « symbole d’une époque », un modèle pour le mouvement anti-nucléaire dans le monde entier : « Vous avez connu un destin qui pourra être demain le lot de chacun de nous. Pour cette raison, vous jouez le rôle d’exemple, de précurseur » (ADH, 28). Au fil de la correspondance, Eatherly s’efforça de se montrer digne du rôle que lui attribuait Anders. Dans la lettre no 42, où il expose ce qu’il appelle sa « position philosophique », il décrit sa contribution à la mission Hiroshima de la manière suivante : « Je vous raconterai comment j’ai pris, en ce 6 août 1945 la décision de consacrer ma vie à l’abolition des causes de guerre et à la suppression de toutes les armes atomiques. J’ai fait ce vœu en disant une prière lors de mon vol de retour » (ADH, 150). Dans ses lettres, il parle aussi à Anders de dix-neuf enfants placés dans des familles d’accueil qu’il disait aider, de son engagement au sein du mouvement américain pour la paix et affirme même avoir vu de ses propres yeux les résultats des explosions atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki. Il répète à plusieurs reprises à Anders qu’il est prêt à endosser le rôle de précurseur du mouvement pour la paix qu’il lui attribue :

« Il est important de constater que mon nom est aujourd’hui bien plus connu que celui des gens qui ont vraiment largué la bombe. Mon avis doit devenir l’instrument qui servira à prouver ma culpabilité » (ADH, 134).

Günther Anders parla de sa correspondance avec Eartherly — qui, à l’époque, n’avait pas encore été publiée — à Erwin Leiser, un réalisateur de documentaires, qui avait le projet de faire un film sur Hiroshima. Leiser fut très impressionné et envisagea d’intégrer l’histoire d’Eatherly à son film.

C’est ainsi qu’au début de 1962, Eatherly quitta Waco pour Mexico, afin d’y rencontrer Leiser et Anders à l’Hôtel Continental Hilton et y parler avec eux de ce projet de film. Leiser se rappelle cette rencontre en ces termes : « Je sentis tout ce qu’Anders attendait de l’homme à qui il avait attribué une telle “fonction symbolique” lorsqu’il l’aborda et je remarquai aussi qu’Eatherly ne voulait pas le décevoir, même si, je le savais bien, il n’était pas à la hauteur des exigences du philosophe. » À Hiroshima, les doutes que le portrait d’Eatherly fait par Anders inspiraient à Leiser crûrent au point que ce dernier décida de supprimer la séquence qu’il avait tournée avec le pilote. « L’homme Eatherly que j’avais vu accoudé au comptoir de bars ou sur la piste de danse à Mexico ne correspondait pas au mythe auquel j’avais d’abord cru. Il n’avait pas envoyé d’argent à Hiroshima et n’avait pas non plus regardé ses victimes en face, car il n’était en fait jamais allé à Hiroshima. Le texte que j’avais enregistré à Mexico avait perdu sa force de conviction. » Lorsqu’Erwin Leiser rencontra au Japon les victimes anonymes d’Hiroshima, il devint clair pour lui qu’il n’avait pas besoin pour rendre compte de ce qu’ils vivaient du témoignage de quelqu’un « qui n’avait fait qu’obéir aux ordres et à qui on avait en outre attribué une fonction symbolique construite de toutes pièces ».

Le philosophe s’est rendu coupable et le coupable lui a prêté une oreille approbatrice

La version anderssienne du « cas Eatherly » contient maintes faiblesses et contradictions. Contre sa propre thèse d’une obsolescence de l’homme, le philosophe hostile à la guerre nucléaire fait du complice Eatherly un criminel dont on pourrait dire qu’il a agi de son propre chef, dans le seul but d’en faire un modèle moral. L’idée selon laquelle celui qui fut d’abord un complice a évolué vers le repentir repose sur la transformation d’un destin individuel en modèle, une transformation dont le philosophe s’est rendu coupable et à laquelle le coupable proprement dit — Eatherly — a prêté une oreille approbatrice. La méfiance qu’éveille à juste titre ce symbole de paix façonné par Günther Anders n’enlève rien à la puissance de cette légende moderne à laquelle l’opinion publique a cru : à la fin des années 1950, le cas de Claude Eatherly a été pour elle un écran sur lequel elle a pu projeter ses désirs et ses peurs. Une société comme la société américaine qui, pendant la guerre froide, avait été sensibilisée à l’éventualité proche d’une guerre nucléaire et n’avait encore ni réfléchi sur Hiroshima ni débattu en profondeur et publiquement de ce qui y avait eu lieu, s’est construit, à partir de cette matière fragile qu’était le commandant solitaire, le modèle dont elle avait besoin pour s’y projeter. Ce glamour boy déchu, qui avait passé les années d’après-guerre entre prisons et hôpitaux psychiatriques, offrait l’image d’une double victime : d’un côté, il était le pilote élu qui avait, disait-on, largué la bombe sur Hiroshima et devait par conséquent endosser l’entière responsabilité d’Hiroshima ; de l’autre, il était la victime d’une société qui refusait de le disculper et le déclarait fou. C’est la mise en évidence de ce rôle de double victime qui a rendu possible qu’on s’identifie en tout bien tout honneur au criminel Eatherly. La monstruosité d’un crime perpétré à cent mille exemplaires fut attribuée à une seule personne par ailleurs incapable de se défendre. La responsabilité que portait une société entière pouvait ainsi être renvoyée à la sphère privée et y être refoulée. Il y avait une bonne raison à cela : plusieurs dizaines de milliers de personnes avaient participé à la construction de la bombe et c’est un groupe de politiques et de militaires, dont on aurait pu citer les quelques noms, qui avait eu le dernier mot lorsqu’on avait décidé s’il fallait larguer la bombe et où il fallait la larguer. Espérons que la reconstruction de cette légende du héros repentant d’Hiroshima pourra, lorsqu’il sera à nouveau question de faute et de responsabilité dans notre âge atomique, nous aider à nous montrer plus libres vis-à-vis de figures taillées sur mesure pour que nous nous y projetions et de symboles de paix fabriqués de toutes pièces.

Eatherly quitta l’hôpital à l’automne 1962. L’État lui versait une pension. Pendant quelques mois, il fut suivi à titre privé par une psychiatre de ville puis il mena jusqu’à la fin de ses jours une existence recluse et discrète.

Claude R. Eatherly est mort au début de 1978, à Houston, au Texas, des suites d’un cancer.

Traduit de l’allemand par Cécile Chamayou