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The unadaptable fellow
Notes sur Günther Anders et la question de la cybernétique
Erich Hörl
Université de la Ruhr – Bochum

Origine : http://www.cairn.info/zen.php?ID_ARTICLE=TUMU_28_0341

Editions Kimé Tumultes 2007/1 - n° 28-29


Une critique de l’« adaptive behaviour »

L’idée selon laquelle le sens de l’être-ensemble a radicalement changé sous l’influence des hautes technologies traverse toute l’œuvre de Günther Anders depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elle est le nerf de son opposition virulente à la technique. Si, autrefois, l’être-avec, l’être-les-uns- avec-les-autres ou l’être-à-plusieurs a été la relation ontico-ontologique prédominante — et Anders ne cessera de reprocher à Heidegger de l’avoir oublié ou du moins négligé —, dans l’ère technocratique, c’est l’être-avec-des-machines qui est passé au premier plan. Cette transformation a profondément modifié l’être-avec, la co-existence 1. L’« agir-avec », le « collaborer- avec », le « faire-avec », le « fonctionner-avec » sont devenus les formes dénaturées de l’être-avec dans lesquelles l’homme vit avec les machines et conformément à leurs exigences.

1 Sur la question de la co-existence et les problèmes relatifs à la constitution d’une analytique co-existentiale, voir Jean-Luc Nancy, Être singulier pluriel, Galilée, 1996, pp. 117 sq. Ne thématisant pas le couplage homme-machine, l’approche de Nancy reste toutefois tributaire d’une forme d’oubli de la technique.

À l’époque métatechnique, comme on pourrait l’appeler en reprenant ce néologisme à Max Bense 2, les phénomènes techniques semblent avoir tellement pénétré les relations humaines que la question de la co-existence et les problèmes relatifs à la constitution d’une analytique co-existentiale semblent d’abord se poser — et c’est là qu’est le scandale — à propos du mode d’être des machines. Car une machine n’est jamais seule, comme le souligne Anders, elle travaille toujours avec d’autres machines, elle appartient à un « parc de machines » (AM, 119) qui marque de son empreinte — celle du dispositif technocratique — toutes les relations possibles, celles entre les hommes et les machines aussi bien que celles entre les hommes eux-mêmes. L’historicité même de l’ère technocratique, une ère dans laquelle le monde est devenu essentiellement technique, se révèle déterminée par une forme bien particulière de coexistence entre l’homme et la machine. Comme l’explique Anders, « le Sujet de l’Histoire », c’est désormais la technique ; nous, nous ne sommes plus que des êtres « co-historiques » (AM, 9 et 227 sq.).

La lecture qu’Anders fait du devenir de l’être-avec dans un monde technique s’articule autour d’un mot-clé qui circule sous diverses variantes dans ses textes : le mot « adaptation ». Véritable chiffre de l’ère des machines, ce mot recouvre toutes les formes technocratiques de l’être-avec. Son champ lexical englobe toutes les formes ontiques de « comportement adaptatif » qui, selon Anders, caractérisent la condition technologique : il convient aussi bien aux phénomènes de couplage de l’homme avec la machine dans l’automation qu’à ceux de mise au pas totalitaire. L’adaptation est également un concept fondamental pour l’ontologie de l’être désormais technicisé. Anders tient là une catégorie décisive qui lui permet d’analyser l’être-dans-le-monde-des-machines sous les angles les plus divers, dans ses conséquences aussi bien épistémologiques qu’ontologiques.

2 Max Bense : « Kybernetik oder Die Metatechnik einer Maschine » [Cybernétique ou la métatechnique d’une machine], Ausgewählte Schriften, tome 2, J. B. Metzler Verlag, Stuttgart, 1998, pp. 429-446.

Le mot et le concept d’adaptation ont probablement été soufflés à Anders par son époque elle-même. Au milieu du vingtième siècle, « adaptation » n’était pas seulement un terme de base du lexique techno-scientifique, mais aussi le mot d’ordre d’une compréhension technoïde de l’être. L’« adaptation » ou « adaptive behaviour » était en effet, depuis le début des années 1940, l’une des formules centrales de cette nouvelle façon de penser originaire des États-Unis, qui allait connaître après la guerre une carrière fulgurante sous le nom de « cybernétique » et nous obliger à reconsidérer les objectifs épistémologiques et ontologiques sur lesquels s’appuyaient jusque-là notre pensée et notre être 3. L’un des textes fondateurs de la cybernétique, « Comportement, but et téléologie », l’article rédigé en 1943 par le mathématicien Norbert Wiener, le cardiologue Arturo Rosenblueth et l’ingénieur Julian Bigelow, indiquait déjà le point de fuite de l’entreprise : réduire la différence ontologique constitutive de notre modernité entre l’homme, l’animal et la machine et les concevoir tous trois comme des systèmes au comportement adaptatif. « La plupart des types de comportement sont identiques chez les machines et chez les organismes vivants » — telle était la thèse soutenue par ces auteurs 4. La cybernétique se concentre tout particulièrement sur les comportements actifs, intentionnels et couplés, c’est-à-dire, pour utiliser un concept emprunté au lexique des ingénieurs, sur le « comportement adaptatif » des systèmes servomécaniques, peu lui importe qu’il s’agisse d’une Torpedo ou d’un organisme vivant 5.

3 Sur ces conséquences de la cybernétique, voir Die Transformationen des Humanen. Beiträge zur Kulturgeschichte der Kybernetik [Les transformations de l’humain. Contributions à une histoire culturelle de la cybernétique], volume collectif édité par M. Hagner et E. Hörl, Suhrkamp, Francfort-sur-le-Main, 2007.

4 Norbert Wiener, Arturo Rosenblueth et Julian Bigelow, « Comportement, but et téléologie », dans Sciences cognitives. Textes fondateurs (1943-1950), PUF, 1995, p. 50. Pour une recontextualisation plus précise de ce texte et, notamment, des précisions sur sa genèse dans le cadre de la contribution de Wiener au war effort américain, voir Peter Galison, « The ontology of the enemy. Norbert Wiener and the cybernetic vision » [L’Ontologie de l’ennemi. Norbert Wiener et la vision cybernétique], Critical Inquiry, n°21/1994, pp. 228-266.

5 Sur l’histoire proto-cybernétique des servomécanismes, voir David Mindell : Between human and machine. Feedback, control and computing before cybernetics [Entre homme et machine. Feedback, contrôle et calcul avant la cybernétique], John Hopkins University Press, Baltimore, 2002.

C’est tout particulièrement sous l’impulsion de Grey Walter et Ross Ashby que systèmes biologiques et systèmes techniques furent totalement identifiés à la fin des années 1940 et au début des années 1950, ce qui conduisit à faire du cerveau humain le prototype du mécanisme adaptatif intelligent. Design for a Brain [Plan d’un cerveau], le livre d’Ashby paru en 1952 dont le sous-titre programmatique est « The Origin of Adaptive Behaviour » [L’Origine du comportement adaptatif], présentait le cerveau comme le mécanisme de commande permettant au système humain de s’adapter à son environnement, un mécanisme encore non dépassé par les machines artificielles, bref le prototype de tous les systèmes de contrôle. Mais le modèle sur lequel reposait cette façon de voir le cerveau était lui-même une machine : le fameux homéostat 6. Cet instrument électrique simple construit par Ashby à la fin des années 1940 était constitué de quatre servomécanismes qui se commandaient les uns les autres. Il fournissait ainsi l’exemple d’un système ultrastable qui n’avait pas d’autre objectif que de se reconfigurer à l’infini. Au fond, il ne faisait rien d’autre que simuler le processus homéostatique d’un système organique 7.

6 À ce sujet, voir Andrew Pickering : « Cybernetics and the Mangle: Ashby, Beer and Pask » [La Cybernétique et l’essoreuse : Ashby, Beer et Pask], Social Studies in Science, n°32/2002, pp. 413-437 et, plus particulièrement, les pp. 414 sq.

7 Sur l’histoire de la régulation biologique et le concept d’homéostasie qui ont conduit à la cybernétique, voir Georges Canguilhem, « La Formation du concept de régulation biologique aux XVIIIe et XIXe siècles », Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, Vrin, 1977, pp. 81-99. Sur la physiologie homéostatique de la société développée par Walter B. Cannons qui, elle, a directement conduit à la sociocybernétique de l’adaptation, voir Jakob Tanner : « “Weisheit des Körpers” und soziale Homöostase. Physiologie und das Konzept der Selbstregulation » [”Sagesse du corps” et homéostasie sociale. La physiologie et le concept d’autorégulation], dans Physiologie und industrielle Gesellschaft. Studien zur Verwissenschaftlichung des Körpers im 19. und 20. Jahrhundert [Physiologie et société industrielle. Études sur la scientifisation du corps aux XIXe et XXe siècles], volume collectif dirigé par P. Sarasin et J. Tanner, Suhrkamp, Francfort-sur-le-Main, 1998, pp. 129-169.

Avec les tortues électroniques de Gray Walter et les premiers grands calculateurs, l’homéostat d’Ashby devint l’un des emblèmes de la vague de cybernétisation qui s’abattit alors sur les sciences de la nature et les sciences humaines et fit de toute une « culture cybernétique » le « nouvel environnement » de l’homme 8. Le comportement de ce système semblait livrer des indications sur le comportement de systèmes complexes comme, par exemple, l’entreprise — ce qui amena Stafford Beer à concevoir l’« entreprise homéostatique », véritable incarnation de l’idée d’automation cybernétique — et de systèmes extrêmement complexes, comme le cerveau, l’économie ou la société. Le modèle de machine adaptative créé par Ashby consistait en quatre boîtes noires : c’est pour ainsi dire dans cette black box qu’a disparu l’image traditionnelle de l’homme.

« L’adjectif “adaptatif” était un mot-clé du lexique cybernétique des années 1950 », explique l’historien des sciences Andrew Pickering 9. C’était un mot fondamental pour l’étude des problèmes de commande et de communication relatifs aux systèmes aussi bien techniques que non techniques (c’est-à-dire biologiques, physiologiques et sociaux), mais également pour l’étude du couplage hybride entre homme et machine tel qu’il était mis en œuvre dans l’usine automatisée. Parallèlement aux travaux sur la calculabilité de l’activité nerveuse, qui n’ont pas seulement justifié l’idée que les modèles valant pour les machines à calculer valaient aussi pour le cerveau, mais ont aussi engendré toute une nouvelle mythologie de « machines pensantes » et de « cerveaux électriques », voire « électroniques10 », les recherches menées sur l’adaptive behaviour auront été la scène où s’est joué l’essentiel de la cybernétisation de l’épistémè et où la cybernétique a œuvré à la fin de l’homme.

8 Marshall McLuhan, « Cybernetics and human culture » [La Cybernétique et la civilisation humaine] [1964], dans Understanding me. Lectures and Interviews, volume collectif édité par S.McLuhan et D. Staines, Toronto Press, Toronto, 2003, pp. 44-55.

9 Andrew Pickering : « Mit der Schildkröte gegen die Moderne. Gehirn, Technologie und Unterhaltung bei Grey Walter » [Avec la tortue contre la modernité. Cerveau, technologie et divertissement chez Grey Walter], dans Kultur im Experiment, volume collectif édité par H. Schmidgen, P. Geimer et

S. Dierig, Kadmos, Berlin, 2004, pp. 115 sq.

10 Sur l’histoire de la calculabilité de l’activité nerveuse et, plus précisément, sur le travail pionnier effectué par Warren McCulloch et Walter Pitts, voir Lily Kay : « From Logical Neurons to Poetic Embodiments of Mind: Warren

S. McCulloch’s Project in Neuroscience » [Des neurones logiques à l’incarnation poétique de l’esprit. Le projet de Warren S. McCulloch pour les neurosciences], dans Science in Context, n°14/2001, pp. 591-614, et aussi Erich Hörl, « Parmenideische Variationen. McCulloch, Heidegger und das kybernetische Ende der Philosophie » [Variations parménidiennes. McCulloch, Heidegger et la fin cybernétique de la philosophie], dans Cybernetics — Kybernetik. The Macy Conferences 1946-1953, volume collectif édité par C. Pias, tome 2, Diaphanes Verlag, Zürich/Berlin, 2004, pp. 209-226.

Dans ce contexte, la phénoménologie du « comportement adaptatif » ou plutôt l’enquête psycho-historique sur le « comportement adaptatif » entreprise par Anders doit être lue — entre les lignes, car le mot « cybernétique » n’apparaît pas lui-même dans sa description de la chose « cybernétique » — comme une discussion critique d’envergure avec la question de la cybernétique, dont l’actualité était alors brûlante. Sa critique du « comportement adaptatif » constitue, si l’on y regarde de près, un travail de réévaluation, voire une véritable transmutation de ce concept clé du lexique techno-scientifique de l’époque. On peut aller jusqu’à dire que les deux tomes de L’Obsolescence de l’homme livrent par touches une véritable généalogie du remplacement de la perspective transcendantale par la perspective cybernétique, généalogie qui se concentre sur les cas d’adaptation de l’homme au monde des machines les plus signifiants au regard de l’histoire du pouvoir et du savoir.

Anders voyait dans le « “human engineering”, c’est-à-dire l’“ingénierie humaine” » (OH, 54), et dans la transition que cette dernière opérait « vers le royaume de l’hybride et de l’artificiel » (OH, 55), le principal symptôme de l’effort de cybernétisation. La mise en œuvre de cette transformation de l’homme par les sciences de l’ingénieur semblait consister à pousser à sa limite la possibilité de modéliser l’homme afin d’« adapter [son corps] aux exigences des instruments » (OH, 54). Pour Anders, les expérimentations physiotechniques sur les limites physiques étaient les véritables « rites initiatiques de l’époque des robots », « un pas supplémentaire vers une possible déshumanisation » (OH, 59). « Imitatio instrumentorum » — tel était, selon lui, le nouveau credo de cette construction expérimentale d’hommes-machines qui réalisait alors très exactement l’eschatologie des machines. Il s’agissait pour la cybernétique d’essayer de réaliser le rêve de l’homme et de l’aider à devenir une machine, à « être [enfin] un instrument » (OH, 60).

Les rêves de devenir-machine, auxquels le human engineering a cherché à donner réalité, et la formulation par les théories de la machine de la vision millénariste de l’entrée dans un troisième Reich de la communication — telle que Norbert Wiener a, par exemple, contribué à la forger dans Cybernetics 11 — sont, pour Anders, les manifestations d’une humanité déjà adaptée. Au fond, ils indiquaient seulement à quel point l’adaptation était déjà avancée. L’adaptation à la machine, l’exigence de se consacrer à une tâche spécialisée et d’y trouver la justification de son existence, ces postulats implicites du human engineering ne sont que des reflets ontiques du mode d’être des machines (OH, 60). Ce qui poignait en eux n’est rien moins que la signature du nouveau dispositif technocratique qui découle de l’être de la machine elle-même. L’idéal de l’adaptation semblait avoir déjà tellement imprégné l’imagination, l’imaginaire et le désir de l’homme que ce dernier souhaitait chasser de lui ses derniers restes d’« humanité » et avait fait sienne l’eschatologie des machines au point d’accepter son propre anéantissement.

L’« obsolescence du modèle de l’homme qui a prévalu jusqu’alors » devait connaître son apogée dans la figure de l’astronaute, chef-d’œuvre du human engineering. « L’ajusteur ajusté à la capsule close, [...] intégré à l’appareil comme une pièce parmi d’autres », aurait dû suivre pendant des années des programmes d’automodification physiotechnique pour « pouvoir fonctionner en pleine symbiose avec cet appareil » (BvM, 12). Selon Anders, la « relation classique entre homme et instrument » se serait ici « totalement inversée » : « Alors que, récemment encore, l’instrument était à juste titre considéré comme un “prolongement” de l’homme, ce dernier n’est désormais plus qu’un prolongement de l’instrument, une pièce de celui-ci » (BvM, 19).

L’homme qui s’était jusqu’alors servi de ses instruments comme de prothèses par définition contingentes et additionnelles lui permettant de sortir de lui-même, et semblait ne pas être lui- même prothétique, s’est aujourd’hui transformé en prothèse : il est devenu pour ainsi dire une prothèse de ses prothèses, un être se tenant totalement à l’extérieur de lui-même.

11 Norbert Wiener, Cybernetics or Controll and Communication in the Animal and the Machine, MIT Press, 1965, pp. 30-44.

Cette inversion, dont Anders rend compte avec insistance à partir de la relation classique entre homme et instrument, marque très précisément le renversement de la situation classique en une situation transclassique résultant de l’évolution des machines et, plus particulièrement, de l’apparition des nouvelles machines cybernétiques. Alors que, dans la situation déterminée par la mécanique classique — où dominait ontologiquement la relation entre, d’un côté, un sujet percevant le monde, l’étudiant puis le transformant par son travail et, de l’autre, un être-objet — les machines façonnaient le monde, dans la situation transclassique, elles codent désormais le monde et le transforment en un flux d’informations. À l’époque transclassique, le façonnage du monde devient une affaire de traitement de l’information. Du point de vue ontologique, le monde de la situation transclassique est un monde processuel totalement incompréhensible à l’aide des catégories et des distinctions classiques. Là où les sujets et les objets se dissolvent les uns comme les autres dans une logique processuelle, l’opposition sujet-objet qui était directrice à l’époque mécanique est devenue intenable et inutilisable même d’un point de vue onto-herméneutique. Le sens de la technique lui-même s’est modifié au cours de ce renversement : elle est devenue post-mécanique. Tels sont la signification et l’enjeu de l’événement cybernétique. Qui veut encore essayer de penser ce monde dans un esprit et à l’aide de distinctions classiques ne peut que se perdre dans ce tourbillon vertigineux d’inversions 12.

12 La distinction entre machines classiques et machines transclassiques a été introduite par Gotthard Günther, un logicien et cybernéticien hégélien, assistant d’Arnold Gehlen à Leipzig jusqu’au moment où il a fui le régime nazi. Il occupa de 1961 à 1972 une chaire de recherches au Biological Computer Lab (BCL) que dirigeait Heinz von Foerster à l’Université de l’Illinois. Voir, par exemple, son texte tardif qui s’intitule « Maschine, Seele und Weltgeschichte » [Machine, âme et histoire mondiale] [1980], Beiträge zur Grundlegung einer operationsfähigen Dialektik [Contributions à la fondation d’une dialectique opératoire], tome 3, Felix Meiner Verlag, Hambourg, 1980, pp. 211-235. Cette distinction apparaît pour la première fois dans la postface rédigée par Günther pour la traduction allemande d’I Robot d’Asimov qui s’intitule « Die “zweite” Maschine » [La “seconde” machine] [1952], Beiträge zur Grundlegung einer operationsfähigen Dialektik, op. cit., tome 1, Hambourg, 1976, pp. 91-114.

Je reviendrai dans la seconde partie de mon article sur la série de présuppositions qu’implique la pensée encore classique de la technique d’Anders, des présuppositions qui, selon moi, minent et finissent par détruire son interprétation de l’époque cybernétique.

L’événement qu’Anders décrit ici a effectivement mené au cyborg. Du point de vue de l’histoire des médias, il est l’un des moments principaux de la genèse de l’hybridité contemporaine entre homme et machine 13. Bien avant d’être popularisé par la science-fiction, le mot « cyborg » désignait des « systèmes autorégulés homme-machine » du type de ceux développés dans les laboratoires de l’industrie spatiale. Dans un article intitulé « Cyborg and space », publié en 1960 dans la revue Astronautics et portant sur la nécessité de modifier biochimiquement, physiologiquement et électroniquement « le modus vivendi actuel de l’homme » dans le cas des astronautes, Manfred E. Clynes et Nathan S. Kline écrivaient : « La connaissance croissante du fonctionnement homéostatique, dont on commence juste à étudier et à comprendre les aspects cybernétiques, va faciliter la tâche d’adapter le corps de l’homme à l’environnement que ce dernier se sera choisi. » Ils aspiraient à une adaptation prothétique de l’homme aux « conditions de vie dans l’espace » motivée par le fait qu’il lui serait tout simplement impossible « d’[y] apporter son environnement avec lui ». « Une possibilité est d’avoir recours à des systèmes organiques artificiels permettant d’accroître les capacités de contrôle inconscientes et autorégulatrices de l’homme », poursuivaient-ils. Les astronautes devraient être intégrés dans un système de machines et faire eux-mêmes système avec elles : « Nous proposons d’appeler “cyborg” ce complexe organisationnel renforcé en surface et fonctionnant inconsciemment à la manière d’un système homéostatique intégré. Le cyborg comprend volontairement des composantes exogènes qui accroissent la fonction autorégulatrice de contrôle de l’organisme afin de l’adapter à de nouveaux environnements 14. »

13 Andrew Pickering a bien décrit le contexte dans lequel a fait son apparition l’idée d’hybridité, qui a ensuite été érigée — par Bruno Latour et d’autres — en principe méthodologique, puis placée au centre d’une nouvelle anthropologie symétrique des hommes et des choses. Voir Andrew Pickering :
« Cyborg History and the World War II Regime » [L’histoire du Cyborg et la Seconde Guerre mondiale], Perspectives on Science, n°3/1995, pp. 1-48.

14 Manfred E. Clynes/Nathan S. Kline : « Cyborg and Space » [Le Cyborg et l’espace], Astronautics, Sept. 1960, article reproduit dans The Cyborg Handbook, ouvrage édité par Chris H. Gray, Routledge, New York/Londres, 1995, pp. 29-33.

Anders n’a trouvé que tardivement une expression pour désigner la genèse du processus de conversion qu’il n’a pourtant cessé de décrire, processus censé transformer, dans le monde technique, des êtres libres en êtres conformistes, des sujets créant librement un monde en adeptes gagnés à l’idée de devenir des machines. Ce nom, c’est celui de « renversement tayloriste ». Comme il l’expliquait en 1980, « le renversement qui, par analogie avec le “renversement copernicien”, pourrait être appelé le “renversement tayloriste”, est [...] déjà achevé. Quiconque ayant travaillé à une machine aura observé qu’il ne la considère comme “sienne” qu’une fois devenues automatiques les manœuvres que requiert d’abord de lui son fonctionnement, c’est-à-dire une fois qu’il lui appartient. Ce n’est qu’une fois que nous nous sommes adaptés aux instruments, non (ainsi formulé, cela suppose encore trop de spontanéité), ce n’est qu’une fois que les instruments nous ont adaptés à eux que s’instaure cette “adaequatio producti et homines” qui nous fait croire a posteriori que ce monde est le “nôtre”, qu’il est l’expression de ce que nous sommes, nous hommes d’aujourd’hui » (AM, 424).

« Adaequatio producti et homines » est la formule d’adaptation requise dans le parc des machines tayloriste. Elle ne définit plus la vérité, « comme le faisait encore “adaequatio rei et intellectus”, mais notre rapport faussé au monde ou plutôt le rapport qui convient au monde faussé dans lequel nous vivons » (AM, 424). La première formule vaut pour des hommes déjà adaptés ; la seconde est caractéristique d’une époque où les hommes n’étaient pas encore adaptés et localisaient la vérité dans leur rapport au monde. La naissance et le succès de la perspective cybernétique ainsi que la révolution qui en a résulté apparaissent alors comme un accomplissement après coup — mais dépassant toutes les attentes — de l’adaptation à la machine que demandait déjà la taylorisation du travail, comme un taylorisme théorique et pratique global ayant enterré les rapports ontologiques et le modèle épistémologique sur lesquels reposait le monde pré-tayloriste.

Le monde tayloriste, caractérisé du point de vue ontique par le couplage asymétrique de l’homme et de la machine, avait en effet produit ses propres ontologie et épistémologie. En contexte tayloriste n’existe plus que ce qui apparaît comme la « possible pièce d’un appareil ». Tel est le principe majeur de la nouvelle « ontologie des appareils » (AM, 111). Anders a pris acte de l’ébranlement de « nos catégories prétendues a priori 15 » (AM, 9 et 425) ainsi que des formes pures de l’intuition et tenté de décrire la « perte de catégories qui nous affecte en tant que créatures de la technocratie » (AM, 31). C’est même en un certain sens le contenu principal de ses notations qu’on peut donc lire comme un témoignage sur les « distinctions disparues » qui permettaient jusqu’à présent à l’homme non encore adapté aux machines de s’orienter dans le monde et d’en faire l’expérience (AM, 184). Anders constate ainsi que « certains couples d’oppositions catégoriales dont, auparavant, nous n’aurions jamais mis en doute la validité philosophique et anthropologique ont disparu de l’existence de l’homme conformiste » (AM, 184). C’est le cas, en premier lieu, de la distinction entre activité et passivité ou, pour le dire dans le langage de la philosophie transcendantale, de la distinction entre spontanéité et réceptivité. Anders évoque ainsi — même s’il ne s’agit que d’une perspective qui se tient à l’horizon de son analyse — « la “théorie de la connaissance de l’ère industrielle” qui reste encore à écrire », une théorie de la connaissance que caractériserait un « recentrement sur la passivité », car nous ne sommes plus les sujets souverains de la connaissance « qui observent le monde », mais sommes devenus des « objets que le monde observe » (AM, 311). Le « noli me tangere » de la perspective transcendantale (UH, 179), perspective qui a trouvé sa plus pure expression peu de temps avant de disparaître, dans la philosophie de Husserl — fondamentalement hostile à la technicisation —, aurait de toute façon été désavoué comme une illusion par la cybernétique.

Dans son herméneutique du présent, derrière son interprétation ontologique et épistémologique de la perspective cybernétique, Anders suivait aussi une tout autre piste. Sa critique du « comportement adaptatif » identifié comme l’impératif des systèmes techniques, avait aussi pour but de déchiffrer l’origine technique des systèmes de domination totalitaires.

15 Sur l’ébranlement des formes pures de l’intuition, voir AM, 335 sq.

Anders dévoile cet aspect essentiel de son analyse dans une note importante qu’on peut lire également comme un message adressé à Hannah Arendt : « On considère [généralement] le totalitarisme comme une tendance d’abord politique, comme un système d’abord politique. Cela me semble faux. Ma thèse est au contraire que la tendance au totalitarisme appartient à l’essence de la machine et provient originairement du domaine de la technique. Je soutiens aussi que la tendance qui habite chaque machine — une tendance à dominer le monde, à traiter les pièces qu’elle ne parvient pas à dominer comme des parasites, à s’associer à d’autres machines pour fonctionner, avec elles, en tant que pièce à l’intérieur d’une seule et unique machine totale — est le fait sur lequel tout cela repose ; je soutiens aussi que le totalitarisme politique, aussi effrayant soit- il, n’est qu’une conséquence et une variante de ce phénomène initial. Les porte-parole des puissances mondiales techniquement développées qui affirment depuis des décennies combattre le principe du totalitarisme (dans l’intérêt du “monde libre”) ne disent en dernière analyse qu’un mensonge et, dans le meilleur des cas, qu’une bêtise dès lors que le principe du totalitarisme est un principe technique et, en tant que tel, n’est et ne saurait être combattu par ce genre d’“anti-totalitaires” » (AM, 439).

L’adaptation, le conformisme, le suivisme, le désir de n’être qu’un rouage de la machine parmi des milliers d’autres, tous ces comportements qui — Anders le savait d’expérience — trouvent leur expression la plus abjecte en contexte totalitaire, apparaissent sur ce fond comme des phénomènes sinon directement techniques du moins techniquement préparés et conçus. Dans les systèmes politiques totalitaires, les formes perverties de l’être-avec peuvent donc être interprétées comme des effets du couplage homme-machine. Voilà en quoi consiste le noyau techno-politique de la critique anderssienne de l’« adaptive behaviour ».

La honte épiméthéenne

Comment pouvons-nous encore prendre position contre la cybernétique si nous sommes au monde de façon cybernétique, si nous sommes des créatures techno-totalitaires et des adeptes de la machine universelle ? Autrement dit, d’où peut venir cette critique de l’« adaptive behaviour » ? De quel point de vue parler de la déshumanisation cybernétique et des techno-politiques de l’adaptation ? Où l’indignation morale qui traverse ce récit peut-elle puiser fondement et légitimité ?

C’est sans aucun doute l’unadaptable fellow, ce drôle de « type inadaptable » qu’Anders tire de son chapeau dans L’Obsolescence de l’homme (OH, 114) qui porte cette critique. Il s’agit d’un « personnage conceptuel », comme disaient Gilles Deleuze et Félix Guattari16, qui a pour fonction de miner l’« orthodoxie » de l’époque et d’opposer une résistance à la « conversion [de cette dernière] aux instruments ». L’étude de sa physionomie, si l’on me passe l’expression, va nous permettre de mettre en lumière le point aveugle de l’analyse d’Anders, l’origine de l’affect anti-technique qui la porte et l’inscrit dans le courant de l’oubli par l’homme de sa condition technologique, un courant important, voire (si l’on en croit Bernard Stiegler) le courant majeur de notre tradition philosophique.

Il a fallu qu’Anders se rende dans les caves de Harlem et y assiste à ce « culte industriel de Dionysos » qu’est le jazz pour que lui vienne l’idée de cet unadaptable fellow porteur des espoirs anti-tayloristes et anti-cybernétiques. Dans le besoin qu’a l’homme d’accomplir à l’aide du jazz « un […] rituel d’identification » avec le « monde des instruments et des machines », Anders a vu un « symptôme » du fait qu’« habituellement l’identification échoue » (OH, 108). Avec le jazz, l’homme se met dans une « situation [machinique] folle », il crée un « appareil spécial » qui lui permet de travailler à sa propre « transformation en machine », une transformation qu’il ne parvient pas à accomplir à l’aide des seules machines réelles. L’être humain semble avoir besoin de prendre part mécaniquement à la grande métamorphose qu’exige de lui la culture industrielle en dansant sous la contrainte du rythme syncopé d’une « musique de machines » afin de réduire ce qui en lui s’oppose à cette transformation et cherche à s’y soustraire (OH, 103). Ce que l’homme célèbre ici, c’est son « abdication et [sa] mise au pas » (OH, 104). Donnant à voir une « pantomime enthousiaste de la défaite la plus absolue » de l’homme (OH, 104), le jazz est le rite correspondant à la « religion de l’industrie » sèchement prêchée par le human engineering.

16 Deleuze et Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1991, pp. 60 sq.

Anders n’a pas douté un seul instant de l’authenticité de l’extase provoquée par ces « danses sacrificielles extatiques dédiées au Baal de la machine » (OH, 104). Il y avait à cela des raisons liées à son ontologie de la musique, des raisons qu’il avait déjà formulées deux décennies auparavant. Dans ses « Philosophischen Untersuchungen über musikalische Situationen » [Recherches philosophiques sur les situations musicales] rédigées vers 1930 et restées inédites, Anders avait en effet déjà insisté sur le fait que la musique invitait l’auditeur à prendre part à son mouvement, à la suivre, à se laisser entraîner par elle — il y parle de « Mitvollzug », de « Mitgehen » et de « Mitgerissenwerden » , trois figures de l’être-avec — et constituait ainsi la possibilité originaire d’une « transformation » [Verwandlung] en profondeur du mode d’être de l’homme, une possibilité qu’autorise l’« instabilité et [de] l’indétermination » de ce dernier 17. Ce qui différencie la transformation par la musique d’autres types de transformations comme celles que peuvent opérer, par exemple, le théâtre ou la magie (dans ce manuscrit, Anders évoque aussi les rituels magiques liés à la chasse), c’est qu’elle est « authentique » [echte 18], exempte de dissimulation et de tromperie, et possède une dimension profondément anthropologique, au point que selon Anders la philosophie de la musique est toujours une anthropologie de la musique 19. De quelle nature est la transformation qu’opère la musique ? Il s’agit d’un « accord » [Umstimmung 20]. Elle permet à l’homme de s’accorder non pas à des « structures temporelles » [Zeitstrukturen ] mais à des « formes de mouvement » [Bewegungsformen], les formes de mouvement qui « trouvent avant tout leur objectivation dans la musique » [die ihre Vergegenständlichung erst in der Musik finden 21]. Si cette transformation est authentique, c’est parce qu’elle permet à l’homme de se libérer [ sich lösen] du monde dans lequel il est pris. Elle est une « transformation de l’homme en l’une de ses

17 Günther Stern, « Philosophische Untersuchungen über musikalische Situationen », manuscrit inédit se trouvant à l’Österreichisches Literaturarchiv de l’Österreichische Nationalbibliothek de Vienne, pp. 82 sq.

18. Idem, p. 102.

19 Idem, p. 87.

20 Idem, p. 72.

21 Idem, p. 88.

Dimensions 22 » et non en un au-delà de lui-même. C’est pour cette raison que la « musique est toujours musique de l’homme 23 ». La musique en tant que moyen de « délivrance » possède assurément un caractère sotériologique 24. Or, cette « délivrance » [Gelöstheit], il ne l’atteint que « dans la voix 25 ». Le fait qu’Anders ait accordé ce privilège à la voix montre bien qu’il considérait la musique comme une zone libre de toute technique. Car la voix, au sens de médium pur de l’audition de soi et de la présence immédiate à soi que lui donne la tradition phonologocentriste, est en quelque sorte l’archétype du non- technique.

Pour être exhaustif, disons qu’Anders a toujours considéré la musique comme une « technique » non technique. Dans L’Obsolescence de l’homme, dans le sillage de ses recherches des années 1930, il la désigne comme une « technique d’élargissement » (OH, 348), comme « un instrument que nous avons fabriqué pour élargir la capacité de notre âme » (OH, 349), un instrument qui nie sa propre instrumentalité et se refuse à toute interprétation et représentation mécaniques, qu’on ne peut penser que dans un registre non mécanique parce qu’il se tient en deçà ou au-delà de la relation sujet-objet qui fonde tout rapport mécanique au monde ou à soi. « Car l’auditeur est dans la musique elle-même et la musique est en lui [...]. Dans la sphère de l’acoustique, du moins en ce qui concerne la musique, l’opposition sujet-objet perd tout son sens (pour le plus grand effroi du théoricien qui considère cette opposition, déduite en réalité du rapport optique de l’homme avec le monde, comme universellement valable) » (OH, 349 sq.).

22 Idem, p. 88.

23 Idem, p. 87.

24 Sur la sotériologie musicale d’Anders, voir Thomas Macho, « Die Kunst der Verwandlung. Notizen zur frühen Musikphilosophie von Günther Anders » [L’art de la transformation. Notes sur la première philosophie de la musique de Günther Anders], dans Günther Anders kontrovers, volume collectif édité par Konrad Paul Liessmann, Beck, Munich, 1992, pp. 89-102 et, tout spécialement, les pp. 98 sq.

25 Günther Stern, « Philosophische Untersuchungen über musikalische Situationen », op. cit., p. 102.

La musique se révèle ainsi être la technique originaire de l’homme, une technique dont la condition de possibilité, comme celle de toute technique, réside dans son indétermination constitutive, mais qui, en même temps et à la différence de la technique des machines, annule, en dépassant l’interprétation technoïde de l’être, la tentation du transhumain inhérente à la technique. Elle est — distinction difficile et peut-être finalement intenable — une technique humaine et non transhumaine.

Le jazz, où Anders a vu l’irruption du machinisme dans cette sorte de transformation de l’homme qu’est la musique, a dû être à ses yeux un symptôme ambivalent : d’un côté, un reflet du caractère dramatique de la situation historique et, de l’autre, un indice du fait que, en dehors de l’« enclave » musicale, la « co- substantialité » avec la machine restait imparfaite (AM, 89) et que c’était cela qui rendait nécessaire le recours à l’art musical de la transformation.

Les défauts de cette interprétation anthropologique de la technique sautent immédiatement aux yeux. Pris à la lettre, le concept de « musique des machines » est impossible et l’idée d’une machinisation de la situation musicale inconcevable — en tout cas dans le cadre de l’ontologie de la musique d’Anders. La situation musicale serait détruite à l’instant même où elle transformerait l’homme en quelque chose de non-humain, car elle perdrait du même coup le « sens de transformation » qu’elle n’a que pour l’homme. À moins que la transformation de l’homme en quelque chose de non-humain soit aussi une possibilité lui appartenant de façon originaire, que le non- humain soit au même titre que l’humain une dimension originaire de l’homme. Admettre cela reviendrait à supprimer la distinction centrale entre la possibilité d’une transformation authentique de l’homme et celle d’une transformation inauthentique, distinction autour de laquelle s’organise dès le départ cette anthropologie négative. Nous verrons que cette question est au cœur de l’anthropologie négative d’Anders comme de toute anthropologie négative qui pense la technique comme une possibilité de l’homme résultant de son indétermination tout en persistant à faire de la technique l’autre de l’homme. Son anthropocentrisme empêche ce genre d’anthropologies de pousser leur négativité assez loin pour pouvoir en venir à une affirmation non affirmative de la condition technologique de l’homme.

Qu’est-ce qui, selon Anders, fait échouer l’identification de l’homme à la machine ? Ce que doivent expurger les orgies dionysiaques modernes, c’est ce qui reste du moi, un reliquat s’opposant à ce « ça mécanique » qui, dans sa puissance, surpasse le pouvoir de la pulsion (OH, 109) ; c’est cet « ancien moi » des époques pré-tayloristes et pré-cybernétiques qui resurgit ici de manière intempestive, cet « être démodé qui a certes pu avoir une raison d’être dans les temps archaïques qui ont précédé la naissance de la machine, mais a maintenant perdu tout droit à l’existence puisque son assimilation au “ça mécanique” est désormais devenue obligatoire » (OH, 112). La critique anderssienne de la perspective cybernétique misera toujours sur ce moi d’« avant la machine », sur la survivance d’une subjectivité provenant d’une situation originaire pré- machinique, capable d’induire un trouble dans l’identification de l’homme avec la machine et d’engendrer à cette occasion un dangereux « trouble de l’identité ». Celui qui possède et incarne ce « reliquat » — et qui, en tant que tel, n’est qu’un « scandaleux non-appareil » (OH, 115) —, c’est l’unadaptable fellow, le type inadaptable, l’épouvantail du Scientific Management (OH, 114). De cet empêcheur de tourner en rond, de ce déviant, Anders dit aussi qu’il n’est « personne » dans la culture de la machine (OH , 115). Le rôle de cet homme consiste à déchiffrer le dispositif technologique, à en être le témoin essentiel, à prendre sur lui tout le poids de la critique et à la rendre crédible. Il est — il n’y a pas d’autres mots — la ruse du tribunal critique, c’est lui qui rend possible le procès que ce dernier intente à la technique et le jugement qu’il rend sur elle.

Le recours au pré-machinique et au pré-technique est un geste — peut-être est-ce même le geste central des stratégies philosophiques — qu’Anders répète avec constance face à la condition technologique que nous ont faite les révolutions industrielles et qui nous oblige aujourd’hui à poser la question de la technique avec sans cesse plus d’acuité. Or, cette constance fait de son projet critique, qui pourtant ne cesse de parler de la technique, un étrange monument d’oubli de la technique. Bernard Stiegler cerne bien l’illusion pré-technique dont se berce la philosophie lorsqu’il définit notre condition technologique comme une condition « techno-logique », c’est-à- dire « à la fois technique et logique, d’emblée forgée sur la croix que forment le langage et l’outil, c’est-à-dire ce qui permet à l’homme son extériorisation 26». La philosophie, poursuit Stiegler, — et c’est ce qui caractérise son mode d’inscription dans la condition techno-logique, ce qui constitue pour ainsi dire sa signature techno-logique — « fait l’épreuve de cette condition technologique, mais dans le refoulement et la dénégation et c’est toute la difficulté de mon entreprise de montrer que la philosophie commence par le refoulement de sa question propre 27 ». Ce contexte de refoulement et de dénégation dans lequel se tient la philosophie quand elle ne les opère pas elle- même, Stiegler le nomme « l’oubli d’Épiméthée », « l’oubli de l’oublieux 28 ». Depuis que Platon a raconté, dans le Protagoras (en 320 c sq.), qu’Épiméthée avait oublié l’homme lorsqu’il entreprit, à la demande des dieux, de distribuer les qualités aux races mortelles (320 d) et que Prométhée finit par voler le feu et, avec lui, le « génie créateur des arts » (321 d) pour l’offrir à ceux qui avaient été oubliés — un don dont le logos est issu, ne l’oublions pas —, les techniques, les arts et, avec eux, l’incomplétude originaire de l’être technique sont tombés dans l’oubli et ont été bannis du travail de mémoire de la philosophie qui, pour sa part, souhaitait plutôt mettre en œuvre un logos pur et non-technique et l’observer à l’œuvre.

Hans Blumenberg, pour faire appel ici à un autre penseur non-dogmatique de l’oubli de la condition technologique de l’homme, aboutit dans sa lecture du moment sophistique et de ses conséquences — une lecture qui cherche en même temps des traces du rêve husserlien d’un monde de la vie non seulement pré-théorique, mais aussi pré-technique dans la mesure où il est pré-techno-logique — à une conclusion similaire. Dès le début — si bien qu’on peut tout à fait parler d’une condition originelle de la philosophie — technique et théorie ont été nettement séparées. Puis, « ne plus pouvoir affirmer sa substance que contre la “technique” — au sens le plus large — est devenu le destin de la philosophie ». La forme la plus importante de cette affirmation — parce qu’elle est celle qui a duré le plus longtemps — est l’idée formulée de façon très conséquente par

26 Bernard Stiegler, Philosopher par accident. Entretiens avec Élie During, Galilée, 2004, p. 14.

27. Ibid., p.15.

28 Bernard Stiegler, La Technique et le temps. 1. La Faute d’Épiméthée, Galilée, 1994, p. 193. Pour ce qui suit, voir surtout les pages 193 à 210.

La forme la plus importante de cette affirmation — parce qu’elle est celle qui a duré le plus longtemps — est l’idée formulée de façon très conséquente par Lucrèce 29 d’un « mode d’existence pré-technique de l’homme », l’idée d’un homme comme « être atechnique du fait de sa nature originaire et contraignante 30 ». C’est à cette idée que remontent aussi bien le malaise contemporain à l’égard de la technique que la critique de la culture moderne.

Anders a lui-même livré une clé pour faire l’archéologie de son malaise et de l’oubli de la technique, qui l’a poussé à la stigmatiser sans relâche, lorsqu’il a donné au sentiment principal que l’homme ressent face à la technique le nom de « honte prométhéenne », mais a en revanche passé sous silence la condition d’existence de cette dernière, à savoir l’oubli d’Épiméthée. La perte de cet équilibre — qu’on pourrait déjà qualifier de prométhéen — entre la production [das Herstellen] et la représentation [das Vorstellen], le fait que la production soit devenue irreprésentable — ce « décalage prométhéen » censé faire rougir de honte les héritiers de Prométhée face à la perfection des instruments qu’ils produisent — ne sont possibles qu’après un oubli épiméthéen premier. La référence ne fonctionne que si l’on évoque les deux frères. Il n’y a pas de « honte prométhéenne » sans la « honte épiméthéenne » qui pourrait s’emparer de nous à cause de l’oubli d’Épiméthée et de notre propre oubli de la technique.

Anders a lui-même considéré, à un moment, que l’homme était un être constitutivement artificiel. Voilà comment il caractérisait la condition humaine à la première page de « Pathologie de la liberté », la version française d’une conférence faite devant la Kant-Gesellschaft de Francfort, en 1930 : « Aucun monde [...] ne lui est effectivement imposé (comme par exemple à tout animal un milieu spécifique), mais il transforme plutôt le monde et édifie par-dessus celui-ci, selon mille variantes historiques et en quelque sorte en tant que superstructure, tantôt tel “monde second”, tantôt tel autre. Car, pour en donner une expression paradoxale, l’artificialité est la nature de l’homme et son essence est l’instabilité » (PL, 22).

29 Voir Lucrèce, De rerum natura, livre V.

30 Hans Blumenberg, « Lebenswelt und Technisierung unter Aspekten der Phänomenologie » [Monde de la vie et technicisation dans la perspective phénoménologique] (1963), Wirklichkeiten, in denen wir leben [Des réalités dans lesquelles nous vivons], Reclam, Stuttgart, 1996, pp. 14 sq.

La thèse de l’instabilité essentielle de l’homme soutenue ici aurait pu mener directement Anders à une lecture des aspirations cybernétiques, qui allaient faire leur apparition un peu plus tard : dans un tel contexte théorique, la conception cybernétique de l’adaptation serait devenue l’expression non seulement du désir hypertechnique de stabilité d’un être instable, mais aussi des symptômes de l’imaginaire techno-politique de l’époque.

C’est le renforcement de la technique qui a poussé Anders à rejeter sa théorie initiale de l’instrument comme prothèse. L’anthropologie philosophique, et au premier chef sa propre doctrine anthropologique négative de l’indétermination, lui semblèrent un quart de siècle plus tard être l’effet et le symptôme de la technicisation. C’est ainsi qu’en 1956, il écrira, après le développement technologique initié par la Seconde Guerre mondiale et l’entrée dans le nouveau monde des machines de l’information, que « quand l’auteur [de L’Obsolescence de l’homme], en 1930, dans son article [paru en français sous le titre “Pathologie de la liberté”] définissait l’homme comme un être “encore non fixé”, “indéfini”, “dont la création est encore inachevée”, bref comme “un être libre et indéfinissable”, un être qui, en fait, se définit et ne peut se définir que par ce qu’il fait, à chaque instant, de lui-même […], il s’agissait pour lui […] d’un effort tardif pour rejeter à l’arrière-plan l’“interversion du sujet de la liberté et du sujet de la soumission” (évidemment déjà perceptible à l’époque) en surévaluant la liberté philosophique et anthropologique » (OH, 50, note).

Anders trouve ici problématique le fait que ce soit « l’animal » — ce « prisonnier du destin de son espèce » — qui ait servi de modèle à l’anthropologie de l’indétermination et non le monde « auquel se conforme [désormais] l’existence humaine », un monde dans lequel l’homme ne vit plus entouré « d’abeilles, de crabes et de chimpanzés, mais de postes de radio et d’usines qui produisent des ampoules électriques », bref un « monde [de] produits fabriqués par [lui-même] » (OH, 50, note).

Chez Anders, la question de la technicisation a fait les frais d’une manœuvre consistant à refuser l’idée de la technique que contient la pensée prothétique sous prétexte qu’elle serait contraire à la liberté. Du coup, il qualifie la technique d’oubli de l’homme. On peut aussi lire comme une réaction à la technicisation l’ensemble des théories qui, depuis Ernst Kapp, ont présenté l’instrument comme une prothèse. On aurait tort en tout cas, de n’y voir que de simples idéologies de l’époque de la technique alors que, bien qu’insuffisantes et rudimentaires, elles comptent tout de même parmi les premières tentatives pour accomplir la tâche qui nous incombe face à une question de la technique chaque jour plus inéluctable. Le temps de l’oubli philosophique et du sommeil anthropologico-critique, celui où l’on pouvait encore repousser la technique en la considérant comme l’autre de l’homme et non comme sa condition d’existence est définitivement révolu. Au lieu de critiquer et de rejeter l’idée d’un caractère prothétique de la technique, il faut l’examiner et la déconstruire à la lumière du déplacement de sens subi par la technique sous l’effet de la transformation des machines classiques en machines transclassiques. Cela veut très précisément dire dépasser la conception dogmatique de l’homme et le pathos qu’on nous a légués et qui dissimulent la question technique. Ce n’est pas la technique qui est un oubli de l’homme, c’est au contraire la conception de l’homme qu’on nous a léguée qui repose sur un oubli de la technique. C’est dans un sens nietzschéen qu’il faut « affirmer » l’obsolescence de l’homme et penser que cette affirmation non affirmative est peut-être notre destin le plus complexe 31.

Que la question de l’adaptation et de l’inadaptation puisse mener, par-delà toutes les tentatives de redogmatisation philosophique, à une pensée de la co-historicité originaire de l’homme et de la technique considérant que cette dernière n’est pas une affaire d’oubli de l’homme mais, au contraire, un élément constitutif et même l’incarnation de sa mémoire sociale, c’est ce qu’un autre auteur contemporain d’Anders a montré, dans le même contexte cybernétique : je veux parler d’André Leroi-Gourhan.

31 Pour Anders, esprit foncièrement critique, ce geste était totalement impensable dans la mesure où, pour lui, le « oui » était toujours déjà synonyme d’approbation, d’accommodement, voire d’opportunisme. Dans le sillage de Nietzsche, Gilles Deleuze a travaillé sur la possibilité d’une autre pensée de l’affirmation. Voir, son Nietzsche et la philosophie, PUF, 1962, pp. 201 sq., ainsi que Eva Strobel, Nietzsches Philosophie der Bejahung, Attempto, Tübingen, 2000.

Ce dernier a en effet entrepris, dans Le Geste et la parole 32, de décrire l’évolution de l’homme comme résultant de celle de la technique et, inversement, l’évolution de la technique comme résultant de celle de l’homme. Dans ce livre, il présente l’homme comme un être fondamentalement inadaptatif et non spécialisé — aussi bien du point de vue physique que du point de vue mental —, un être qui se construit et s’instruit sans cesse en s’extériorisant dans une « superstructure » technique sans qu’il soit possible de dire s’il y a jamais eu une intériorité non technique ou a-instrumentale de l’homme. Car, de façon très radicale, Leroi-Gourhan conçoit l’homme comme une extériorité originaire, comme un être originairement à l’extérieur de lui- même : l’homme se meut d’emblée dans un processus d’extériorisation, il est ce processus et il est bien improbable qu’il ait pu exister avant ou sans ce processus 33. Avec tout le souffle et le sang-froid dont peut faire preuve un paléontologue, Leroi-Gourhan a donné une indication de ce que pouvait signifier et impliquer notre assentiment aux hautes technologies qui nous sont contemporaines : ce « oui » reviendrait à concevoir l’homme qui s’est extériorisé comme un être en devenir, un être qui devient autre — ce qui peut le conduire à renoncer à ce qu’il était il y a longtemps et à l’oublier, et le mener jusqu’à l’idée inouïe selon laquelle homo sapiens n’aura peut-être été qu’un modèle possible d’évolution.

Ce que signifie non seulement être-avec-d’autres hommes mais aussi être-avec-des-machines et être-avec-des-choses — c’est-à-dire être-à-plusieurs avec des hommes, des machines et des choses —, ce qu’implique le fait d’accepter notre « condition techno-logique », voilà l’une des questions ontologiques fondamentales pour ne pas dire la question ontologique fondamentale qu’il nous faut affronter aujourd’hui.

Traduit de l’allemand par Guillaume Plas

32 Deux tomes — « Technique et langage » et « La mémoire et les rythmes » — parus en 1964 et 1965 chez Albin Michel.

33 Il est impossible de rendre justice dans ce cadre à l’actualité du travail de Leroi-Gourhan. On trouvera en guise d’introduction à son œuvre une très fine description de celle-ci dans l’article de Bernard Stiegler intitulé « Leroi- Gourhan : l’inorganique organisé », Cahiers de Médiologie, n°6/1998, pp. 187- 194.