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LA TRACE DE L'ANTHROPOLOGIE
Anthropologie et humanisme chez Günther Anders
Werner Reimann
Voyageur et philosophe

Origine : http://www.cairn.info/zen.php?ID_ARTICLE=TUMU_28_0257

Editions Kimé Tumultes 2007/1 - n° 28-29

Les effets de la pensée nietzschéenne se seront fait sentir jusque dans l’anthropologie philosophique. Alors qu’on tient généralement Scheler et Plessner pour ses fondateurs, ils ont, eux aussi, contribué à faire disparaître l’homme. Qu’on pense à la définition de l’homme de Scheler — « l’X qui peut, sans limites aucunes, se comporter comme un être “ouvert au monde 1” » — ou à la « position excentrique » que lui prête Plessner 2, pour ne rien dire de Heidegger : « Non seulement l’être-jeté n’est pas un “fait fixe”, mais il n’est pas non plus un fait circonscrit. Il appartient à la facticité que le Dasein, aussi longtemps qu’il est, reste dans le jet 3. » C’est ce courant anthropofuge que rejoint Anders — tout en gardant ses distances — à la fin des années 1920, au moment où il entreprend de penser l’homme comme « étranger » au monde. Comme c’est le cas de Scheler, Plessner ou Heidegger, son rapport à l’anthropologie philosophique sera critique (PL, 51 sq. ; AM, 129), mais il ne la reniera pas pour autant et désignera sa philosophie comme une « anthropologie philosophique » jusque dans ses derniers textes (AM, 9).

1 Scheler, La Situation de l’homme dans le monde, Aubier, 1951, p. 56.

2 Plessner, Die Stufen des Organischen und der Mensch [Les Degrés de l’organique et l’homme], De Gruyter, Berlin, 1928.

3 Heidegger, Être et temps, Authentica, 1985, p. 139.

I - C’est en 1928, à Bonn, qu’Anders publie son premier livre Über das Haben. Dans le sillage de la philosophie universitaire de l’époque, ce recueil traite de problèmes plutôt techniques. En sept chapitres, il analyse la véracité (« Über Echtheit »), la visibilité (« Über Sichtbarkeit »), la rencontre avec la nature (« Über das Naturtreffen »), l’avoir (« Über das Haben »), le rapport entre protention et puissance (« Protention und Potentialität »), les « indicateurs spatiaux » (« Über die Raum-indices ») et, enfin, le rapport entre proposition et situation (« Satz und Situation »). Le lien entre ces chapitres, c’est le fait qu’ils sont, comme l’indique le sous-titre, des contributions à une « ontologie de la connaissance » et, d’une façon bien plus spécifique, qu’ils renvoient tous à une anthropologie. Dans le premier chapitre, Anders cherche un concept de véracité plus originaire que la séparation purement théorique entre vérité et fausseté et finit par le trouver dans la persistance ontologique de la personne elle-même, dans ce qu’il appelle l’homme « entièrement vrai ». Le deuxième chapitre, qui contient une théorie de la visibilité, distingue dans l’homme divers degrés d’un pouvoir-être-vu. L’homme serait visible, c’est-à-dire accessible dans son ensemble à la connaissance, en raison d’une stratification profonde de sa personne qui se manifeste et s’extériorise plus ou moins et sous diverses formes. Le troisième chapitre se demande s’il est possible, en principe, de rencontrer la nature et de la reconnaître alors en tant que telle. Seul l’homme en serait capable en raison de sa constitution anthropologique et, plus précisément, de sa capacité à suspendre l’automatisme naturel de l’agir. Le chapitre sur l’« avoir » souhaite découvrir un sol ontologique en amont de toute division de la philosophie en idéalisme et réalisme. Anders y explique que l’homme « a » son corps selon deux modes : comme un corps propre — qui lui échoit comme un destin — et comme un instrument — qu’il peut modifier et dont il peut se servir. Enfin, les deux chapitres suivants tirent les catégories du temps et de l’espace du domaine de la personnalité. Les modes temporels deviennent des catégories secondaires qu’on ne peut comprendre qu’à partir des différents types de possibilités qui s’offrent à la personne ; quant aux indicateurs spatiaux, ils ont pour référent la personne qui voit dans son corps le centre du monde.

Il est clair que la catégorie de la personne est le centre de gravité théorique de ces premières études, mais en 1928, au moment où Anders publie son livre, ce style de pensée, qui semble encore considérer que l’idée d’anthropologie va de soi, n’est plus vraiment à la pointe de ce qui se fait en philosophie. Au même moment Heidegger, Scheler et Plessner présentent leurs versions de l’homme qui, prises au pied de la lettre, invitent plutôt à abandonner ce genre d’anthropologie.

Dans un entretien de 1977, Anders explique qu’il a commencé, immédiatement après 1929, à travailler à une anthropologie philosophique systématique qu’il voulait intégrer dans une philosophie de la nature plus vaste (ESD, 31 sq.). Les catégories ontologico-anthropologiques que je viens de présenter y sont-elles reprises, abandonnées ou déconstruites ? Ce n’est pas facile à déterminer car, d’une part, cette anthropologie est restée à l’état de projet et, d’autre part, elle est contenue, à côté des textes publiés, dans de nombreux textes encore inédits. D’une manière générale — je tire cette conclusion des seuls textes publiés — l’anthropologie visée est désormais placée sous un signe différent. Elle ne tourne plus autour de l’être personnel, mais porte désormais sur la position de l’homme dans le monde et face à lui. Ce qui a été publié du matériau de l’anthropologie philosophique projetée est effectivement pénétré de conceptions proches de celles de Scheler, Heidegger et Plessner. Anders y prend congé de ses anciennes idées et les présente même négativement. De temps à autre, nous croisons néanmoins çà et là des éléments en provenance des premières études.

De cette anthropologie esquissée à partir de 1929, seuls les principes ont été publiés en traduction française au milieu des années 1930 sous la forme de deux études intitulées « Une interprétation de l’a posteriori » et « Pathologie de la liberté ».

Cette fois, Anders part de la situation spécifique de l’homme dans le monde, un monde auquel il n’est pas intégré naturellement, mais qu’il doit s’approprier après coup dans les diverses formes de l’expérience. Comme Scheler avant lui, Anders commence par opposer existence humaine et existence animale. Avec comme arrière-plan l’animal qui évolue sans se distinguer de son environnement, l’homme apparaît alors comme un être inadapté et étranger au monde. C’est détaché de ce dernier qu’il fait l’expérience de sa liberté. Comparée au modèle de l’existence de l’animal naturellement lié au monde, cette liberté de l’homme vis-à-vis du monde n’exprime rien d’autre que « le fait de l’individuation ou plutôt de la dividuation […], le fait qu’un être déterminé (l’homme), possède son être d’une manière relativement autonome et bien spéciale détachée de l’être comme Tout » (IAP, 70).

Comment l’homme revient-il au monde ? Grâce à la puissance de l’expérience. L’expérience n’entre toujours en scène qu’après coup mais, en tant que possibilité formelle, elle est un attribut apriorique essentiel de l’homme. « L’a posteriori est un caractère a priori de l’homme ; l’élément de postériorité inhérent aux expériences a posteriori est inclus dans l’essence de l’homme » (IAP, 71). Ni la liberté ni l’expérience ne peuvent prétendre être premières. Elles sont de rang égal : c’est grâce à sa liberté que l’homme peut faire du monde l’objet de son expérience. D’abord abstrait du monde, l’homme rattrape ce dernier après coup dans les formes de son expérience puis s’adapte à lui. C’est en tant qu’homo faber que cet homme libre, qui n’appartient d’abord à aucun monde déterminé, surmonte sa séparation d’avec le monde en lui donnant pratiquement la forme qui correspond à ses besoins. L’homme n’est « taillé » pour aucun monde donné. En s’appropriant l’ancien monde, il produit une libre ébauche de celui qui lui convient. Son monde est celui qu’il transforme et qui le transforme sans cesse. Anders tire de là une conclusion décisive relativement à la constitution même de l’homme : « L’homme en effet, ne transforme pas seulement le monde donné en un monde déterminé et en monde à lui ; celui qu’il vient d’établir, déjà il le transforme en un autre. L’homme n’est pas taillé pour ce monde-ci ; mais il n’est taillé pour aucun autre. Tout ce qui lui importe, c’est de vivre dans un monde à lui, créé par lui. Ce fait de ne pas être fixé est la condition sine qua non de sa liberté pour une histoire : sans attache avec le monde, il n’a, par opposition à l’animal, à jouer aucun rôle déterminé ; toujours différent, il peut et doit emprunter les styles les plus variés ; dans l’histoire et en tant qu’histoire, il ne change pas seulement de masque, il se transforme » (IAP, 74). Il se révèle à travers ses actions comme un être devenant toujours autre. « L’artificialité est la nature de l’homme et son essence est l’instabilité » (PL, 22). Cette formule résume bien l’analyse d’Anders. L’homme ne cessant de se redéfinir dans et par sa praxis, l’objet de l’anthropologie philosophique — qui prétend dire ce qu’est l’homme — se volatilise. C’est sa praxis qui soustrait l’homme à toute détermination positive de son essence. Le projet d’une anthropologie philosophique positive semble dès lors n’avoir été qu’un malentendu — fécond — auquel il faut désormais mettre un terme. La réflexion sur l’homme n’est plus possible que négativement, en termes d’artificialité ou d’instabilité. La pensée de l’homme qui se dessine ici reste néanmoins une forme d’anthropologie, une anthropologie qui fera son chemin sous le nom d’« anthropologie négative ». Elle ne renonce pas à l’homme, mais l’aborde négativement. Anders n’a jamais renoncé à l’idée d’un homme non fixé. Elle est présente jusque dans ses derniers écrits. La différence entre homme et monde qu’implique cette anthropologie négative commande structurellement l’ensemble de sa philosophie. Bien qu’avec le temps elle soit passée à l’arrière-plan de son œuvre et semble y avoir été oubliée, ses effets se retrouvent, identiques ou sous certaines variantes, jusque dans ses derniers écrits. C’est elle qui exclut l’homme du cours naturel du monde. Contrairement à l’animal qui, dirigé par son instinct, est un avec son monde, l’homme est en décalage avec le monde. N’étant pas adapté à ce dernier, il doit se l’approprier après coup dans les formes de son expérience. Il le transforme et, ce faisant, se transforme lui- même. En outre, il est libre d’une liberté qui ne contient d’abord rien d’autre que sa séparation d’avec le monde. C’est en quelque sorte la largeur du fossé séparant l’homme et le monde qui indique son degré de liberté. Mais séparation et liberté vis-à-vis du monde impliquent l’idée que l’homme est « étranger » à ce monde. C’est dans cette idée que la différence entre homme et monde atteint sa plus forte tension : le monde est étranger à l’homme et l’homme est étranger au monde. La première philosophie d’Anders est tout entière placée sous le signe de cette différence. Dire que l’homme est étranger au monde signifie qu’il n’appartient pas nécessairement à ce dernier. Le monde peut continuer à tourner sans qu’il existe ou s’y immisce. Il n’y a donc plus aucune raison de continuer à mettre cet homme étranger au monde au cœur de nos préoccupations. L’homme n’est pas le centre du monde. Même s’il continue à se cramponner à sa périphérie lointaine, il y a longtemps qu’il en a quitté le centre. La découverte par l’homme du caractère contingent de son existence s’accompagne d’une réaction qu’Anders nomme « choc de la contingence ». Il désigne ainsi l’effroi qui le gagne à l’idée d’être venu de façon contingente au monde tel qu’il est et pas autrement, de vivre aujourd’hui et non à un autre moment du passé ou de l’avenir, d’être sans raison ici au lieu d’être ailleurs, d’être un homme si limité et si contingent — malgré la liberté d’action que cela implique — qu’il ne pourra de toute façon jamais s’approprier l’immensité du monde.

Anders a élaboré cette idée de l’homme étranger au monde autour de 1930, dans le contexte d’un débat anthropologique où les vues de Heidegger, Scheler et Plessner ont beaucoup compté pour lui. Mais sa philosophie s’est aussi construite dans une réflexion sur l’art. Trois œuvres majeures de l’époque ont à la fois inspiré et confirmé l’idée de l’extranéité de l’homme au monde. En premier lieu, il faut mentionner les Élégies de Duino. Si Heidegger considérait l’œuvre de Rilke comme le pendant poétique de sa philosophie, Anders y trouve, lui, une formulation poétique de son idée de l’homme étranger au monde. Aussi sert-elle de clef interprétative dans l’essai qu’Hannah Arendt et lui ont consacré aux Élégies de Duino en 1930 4. Anders retrouve cette idée dans l’œuvre de Kafka, sur laquelle il se penche également au début des années 1930 5. Les héros de Kafka n’appartiennent pas au monde, ils sont condamnés à vivre sans monde, à passer toute leur vie hors de lui. Mais là où, dans un geste tragique, Rilke accepte la séparation de l’homme d’avec le monde comme un fait métaphysique irrévocable, les héros de Kafka demandent humblement — quoique vainement — à entrer dans le monde, à y être accueillis et à lui appartenir. Plus sûrement et directement que l’œuvre de Kafka, encore énigmatique avec ses symboles et ses métaphores, Berlin Alexanderplatz, le roman de Döblin révèle à Anders que l’idée de l’homme étranger au monde peut être traduite dans le registre social 6. Anders voit concentré en Biberkopf, le personnage principal du roman, qui n’a pas d’emploi, le scandale social de l’extranéité. Anders a suivi très tôt ces trois pistes que l’art lui offrait pour aller vers l’idée d’un homme étranger au monde.

4 Arendt et Anders, « Les Élégies de Duino de Rilke », utilisé comme préface dans Rilke, Élégies de Duino, Rivages, 2007.

5 Anders, Kafka — pour et contre, Circé, 1990.

6 Anders, « Der verwüstete Mensch. Über Welt- und Sprachlosichkeit in Döblins Berlin Alexanderplatz » [L’Homme ravagé. Sur l’absence de monde et le mutisme dans Berlin Alexanderplatz de Döblin] [1931], repris dans MoW, 3- 30.

Je ne résiste pas à la tentation d’établir quelques correspondances entre l’idée d’homme étranger au monde et la vie d’Anders. Il n’est peut-être pas totalement absurde d’y chercher aussi des fondements existentiels de sa pensée. Au cours des années 1920, Anders eut la bougeotte. Il changea souvent de logement et même de ville. Il circula. Il se sentit une âme de voyageur, de nomade (ESD, 17). Quand il réfléchit sur le déplacement en général — à partir de l’exemple de son propre nomadisme —, il explique que, lorsqu’on se déplace, le monde ne dure en fait qu’un instant, que le déplacement n’est pas un rapport stable au monde et que le prix de l’expérience libre d’un monde sans attaches est de devoir prendre en permanence congé de ce dernier (UHa, 60-70). Le déplacement, le voyage deviennent pour lui une métaphore du fait que nous ne rencontrons le monde que pour en prendre immédiatement congé. On peut considérer que le concept d’un homme étranger au monde qu’Anders élabore en réfléchissant sur le déplacement et le voyage reflète d’une certaine façon sa propre instabilité.

Au début des années 1930, Anders travaille comme journaliste au Berliner Börsen-Courier. Il écrivait beaucoup trop d’articles et Herbert Ihering, le chef de la rubrique culturelle, ne souhaitait pas les publier tous sous le seul nom de Günther Stern (le véritable nom d’Anders). Il lui conseille alors de « signer aussi autrement [anders] », d’où le pseudonyme d’« Anders » (ESD, 36 sq. 7). Bien que né du hasard, ce pseudonyme donne à penser. Günther Stern s’appelle désormais Günther Anders, c’est-à-dire Günther Autrement. Son pseudonyme correspond parfaitement à son approche théorique de l’homme, un homme toujours autre, toujours différent du monde et de lui-même, un homme dont l’altérité continue est constitutive de son extranéité au monde. En 1933, Anders, Juif évoluant dans des milieux de l’opposition politique choisit l’exil, tout d’abord à Paris puis aux États-Unis.

7 Il y a quelque coquetterie dans le récit qu’Anders a fait de la naissance de ce pseudonyme. Il n’a pas écrit pour le Berliner Börsen-Courier autant d’articles qu’il le prétend. Je me suis donné la peine de le vérifier. Il a publié en moyenne un article par semaine. C’est plutôt Ihering lui-même ou encore Emil Faktor qui auraient eu besoin d’un pseudonyme pour ne pas avoir l’air de remplir à eux deux la rubrique culturelle du Berliner Börsen-Courier.

Son émigration lui donne une juste idée de ce qu’a de misérable la vie de quelqu’un qui est étranger au monde, étranger tout court, déraciné, mais cela ne l’empêche pas d’appréhender la misère de l’exil comme une chance. Voilà comment il exprime ceci dans « Schulung und Chance » [Formation et chance], un poème de 1934 :

[…]

C’est une bonne chose d’être déraciné, de ne rencontrer son écho nulle part, c’est une bonne formation au non-être.
Mais qui, à part nous, qui n’appartenons à rien qui aurait la chance d’avoir la juste perspective ? Qui, à part nous, aurait la chance, d’être nulle part et partout ?

À quelle distance est donc le Tout ?
(TG, 278)

Après ces éléments biographiques, revenons à la théorie. Si l’homme est étranger au monde, c’est parce qu’il en est abstrait, au sens premier d’« isolé » ou « séparé ». Il arrive à Anders de désigner l’extranéité de l’homme au monde comme une « abstraction ». Le choix de ce mot semble être doublement dirigé contre Heidegger. Il donne à l’homme une origine — le monde dont il est abstrait — et refuse ainsi l’idée selon laquelle l’homme serait « jeté » dans l’être à partir de nulle part. Puis, en affirmant qu’il occupe une « position excentrique », qu’il est situé hors du monde et face à lui, bref qu’il en est abstrait, il refuse une autre idée de Heidegger, celle selon laquelle l’homme serait toujours déjà un « être-au-monde ». Dire de l’homme qu’il est abstrait, c’est dire qu’il a perdu sa relation originaire d’identité avec le monde. Anders ne donne aucune précision sur cette identité originaire. Il ne se demande pas ce qui la distingue du bonheur originel que la Bible localise dans le Paradis. On peut tout au plus dire qu’il associe ce monde des origines à l’idée de quelque chose d’intact, de sain. Voilà pourquoi celui qui est extrait du monde est malade. La liberté de l’homme est en même temps sa maladie ontologique. C’est le sens du titre du second article d’Anders paru dans Recherches philosophiques :

« Pathologie de la liberté ». L’homme étant irrévocablement arraché au monde, sa maladie est par ailleurs incurable. Anders ne se laisse pas séduire par l’idée selon laquelle, si la possibilité d’un retour à l’identité originelle est perdue, il pourrait néanmoins subsister une possibilité de réconciliation future, un paradis eschatologique. L’homme souffre irrémédiablement de sa liberté excentrique et c’est de la différence ontologique entre homme et monde que viennent les accents tragiques de la philosophie d’Anders.

L’importance de l’idée de l’extranéité de l’homme au monde y est considérable : « l’abstraction — la liberté donc vis- à-vis du monde, le fait d’être taillé pour la généralité et le quelconque, la retraite hors du monde, la pratique et la transformation de ce monde — est la catégorie anthropologique fondamentale, qui révèle aussi bien la condition métaphysique de l’homme que son logos , sa productivité, son intériorité, son libre arbitre, son historicité » (PL, 22 sq.). C’est une erreur de croire que la question de la différence ontologique entre homme et monde n’aura compté pour Anders que dans les années 1920 et 1930 et qu’il l’a oubliée par la suite. Il est vrai que la formulation originelle de cette différence a disparu mais, en tant que question, elle est toujours présente. Il faut même ne pas hésiter à la considérer comme l’une des clés de l’œuvre d’Anders.

II - Le geste qui, chez Anders, a délogé l’homme du centre, s’est radicalisé après la guerre d’une façon très peu orthodoxe. Si jusque-là Anders avait pensé l’homme comme un être libre et étranger en retrait par rapport à l’animal qui, lui, est fermement intégré dans son monde, le bien-fondé de cette comparaison lui semble désormais discutable. Il n’est plus possible de comparer l’existence humaine à l’existence animale car, aujourd’hui, ce n’est plus le monde animal qui lui sert d’arrière-plan, mais un monde artificiel de produits et d’outils (OH, 50 sq.). Ce changement de paradigme pourrait être considéré comme une pure provocation philosophique si ce monde n’était pas déjà le nôtre. Dans l’univers de la technique, l’homme passe pour une construction ratée. Évalué à l’aune des performances et des qualités matérielles de ses produits et de ses machines, il ne peut bien sûr pas entrer en concurrence avec eux.

Il n’y a d’ailleurs pas que dans cette comparaison directe qu’il a le dessous. Sa construction se révèle imparfaite en règle générale partout où le fonctionnement d’un système technique dont il n’est qu’un rouage est tout à coup gêné à cause de lui. Le monde de la technique n’a pas une idée très flatteuse de l’homme. Ce qu’il aimerait, c’est que l’homme, placé avec son consentement sur le même plan que ses produits et ses machines, renonce à son être personnel pour, à l’issue d’un processus de réification, finir par devenir une chose, un rouage. Cet idéal n’est pas de ceux qu’on octroie. C’est aux hommes de se donner du mal pour lui correspondre. À l’aide du « human engineering », ils entreprennent de métamorphoser leur physiologie pour se hisser à la hauteur du monde de produits et de machines qu’ils ont construit. Les exemples sont légion d’activités par lesquelles l’homme s’entraîne à acquérir le mode d’être de ses machines. L’homme qui, autrefois, voulait encore écrire lui-même son histoire a installé la technique sur son trône et suit désormais volontiers les impératifs que lui dictent produits et machines. Il est devenu trop petit pour maîtriser le fonctionnement de son monde technique. On trouve déjà aujourd’hui çà et là des preuves du fait qu’il n’est pas la mesure de toutes choses et qu’il n’« a » pas non plus en mains la mesure qu’il croyait.

Ce désir de « devenir une chose » se réalisera-t-il un jour ? C’est improbable. Pour Anders, ces rêves de chosification et d’intégration totale dans les machineries techniques échouent irrévocablement grâce au « legs ontique » de l’homme, à son « ça naturel », à l’ensemble de ce qui chez lui ne relève pas du moi, bref au pré-individuel auquel « le moi [se] rapporte, sans rien y pouvoir, sans rien pouvoir faire contre » (OH, 88). C’est ce pôle de résistance involontaire qui maintient les hommes à l’extérieur du paradis des objets techniques qu’ils ont construit. Cette extériorité peut être comprise comme la variante actuelle de la différence originelle entre homme et monde. On pourrait voir dans cette liberté face à la technique, dans cette extériorité à la technique une chance fondamentale pour l’homme de se réapproprier le processus qu’il a un jour déclenché et qui a fini par lui imposer ses propres impératifs et normes. Car seul quelque chose de non intégré à la technique peut reprendre le dessus sur elle. Sa part techniquement inintégrable permet à l’homme de garder un regard extérieur sur la technique qui pourrait en fin de compte lui permettre d’en reprendre le contrôle. Mais pour cela, il faudrait que l’homme renonce à vouloir annuler cette différence et se décide à la cultiver.

Quel que soit le sens qu’on donne à ce décalage, il faut le reconnaître comme notre destin. On ne peut pas faire autrement. L’homme doit se mesurer à l’aune de la technique et cette comparaison est humiliante pour lui. C’est le coup le plus dur qu’il pouvait se porter, lui qui croyait être le couronnement de la création.

3. De l’époque où il parlait de la contingence de l’homme jusqu’à ses derniers textes, Anders a toujours réfléchi à la relativité métaphysique de l’homme. Il s’agit pour lui de garder vivant le choc de la révolution copernicienne qui a révélé que l’univers ne tournait pas autour de l’homme. Si Anders insiste si souvent sur la relativité métaphysique de l’homme, ce n’est pas seulement, me semble-t-il, pour garder philosophiquement en lumière une vérité nihiliste — généralement reconnue et admise — mais plutôt dans l’intention de briser la persistance d’une pensée anthropocentriste qui continue à entretenir — peu importe sous quelle forme — l’illusion que le monde existe pour l’homme. Reconnaître sans se mentir la contingence de l’existence humaine, cela fait partie du courage d’Anders, penseur dénué de préjugés métaphysiques. Le bombardement d’Hiroshima a, lui aussi, contribué à transformer le statut métaphysique de l’homme (MN, 247 sq.). Face à la menace qui règne sur le monde depuis le 6 août 1945, toutes les illusions sur l’éternité du genre humain ont disparu. La possibilité réelle d’un auto-anéantissement global, la fin possible de tous les absolus de substitution que les hommes se sont inventés depuis qu’ils ont été délogés du centre de l’univers, la possibilité inéluctable d’une fin des temps dont l’homme serait la cause, tout cela semble confronter ce dernier au fait de sa contingence et de son insignifiance métaphysique d’une façon plus dure et plus impitoyable que jamais.

Le nihilisme auquel tout cela invite est poussé par Anders jusqu’à ses ultimes conséquences. Il est totalement impossible de dire que le monde et l’homme doivent continuer à exister juste parce qu’ils sont là. À un nihilisme aussi radical, Anders finit par opposer un « malgré tout » moral et indiquer qu’il cesse de valoir là où il y va de la vie des hommes à laquelle il reconnaît une valeur « sacrée » (K, 217). Peu lui importe qu’on lui reproche d’être inconséquent : pour lui, il ne s’agit pas ici d’une affaire seulement théorique, mais d’une affaire « pratique » dans laquelle il y va de la vie des hommes. Il s’est vite aperçu que la conscience nihiliste prise au pied de la lettre était lourde des antinomies les plus tragiques et ne laissait finalement derrière elle que le néant (PL, 27 sq.). Il fallait donc l’affiner et en faire une raison « pratique » (ayant la vie pour objet), une raison dans laquelle ces antinomies se résolvent pratiquement ou ne se posent même plus. C’est d’une façon analogue qu’Horkheimer et Adorno se sont ménagé une issue en déclarant qu’il fallait savoir « se moquer de la logique lorsqu’elle [allait] à l’encontre des intérêts de l’humanité 8 ».

Anders formule son inconséquence à l’aide de la différence classique entre théorie et pratique. Si, dans le libre royaume des idées, il est possible de penser sans préjugés des énormités métaphysiques, l’action pratique doit, elle, accepter la vie des hommes comme un préjugé moral. Cette non- coïncidence de la théorie et de la pratique, l’inconséquence de la pratique par rapport à la théorie, est une loi de la vie même.

On pourrait s’en tenir à cette bipolarité indécise si Anders ne renonçait pas de temps en temps à son scepticisme nihiliste d’une façon moins formelle. Il a beau avoir mis la disparition de l’homme au centre de son œuvre, il ne s’en inquiète pas moins de la trace que ce dernier laisse derrière lui, comme s’il voyait là une chance de rattraper l’homme et de lui rendre sa place. Il ne peut pas se résoudre à « faire son deuil de l’idée de l’homme » (OH, 59). Pour lui, elle ne se limite pas à l’idée minimale de « vie sacrée » : il veut faire de l’homme un critère positif. À l’homme en train de disparaître, il lance la question angoissante de savoir ce qu’il va advenir de l’homme en tant qu’homme (OH, 61) et réclame — avec quelques « hurluberlus » — que ce dernier redevienne une norme dans un centre qu’il n’a à vrai dire jamais occupé et n’occupera jamais (OH, 61). Un démenti suit immédiatement cette requête désespérée : il est démontré en une page et demie (OH, 63 sq.), du point de vue de la métaphysique, que ce projet est indéfendable. Et Anders de commenter laconiquement : « La vie du moraliste n’est pas drôle aujourd’hui » (OH, 64).

8 Adorno et Horkheimer, La Dialectique de la Raison, Gallimard, 1974, p. 229.

Il lui semble presque impossible de moraliser le nihilisme du monde actuel, et son propre nihilisme est si total qu’il contrarie tous ses projets pour esquisser une morale.

On trouve une fois — une seule — dans le journal d’Anders une vision véritablement idyllique de ce qui se passerait si l’homme était la norme (TG, 128 sq.). À la réalité actuelle de l’homme dépassé par des stimuli acoustiques et optiques chaotiques, il oppose l’image tranquille d’un monde dans lequel les sens de l’homme pourraient à nouveau percevoir de façon coordonnée et distinguer clairement nature et artefacts. Dans ce texte, le monde est directement esquissé à partir de l’organisation sensorielle de l’homme. Un monde dont l’homme serait la norme serait un monde à la mesure de ses sens. Le corps de l’homme en serait le centre. Cette critique d’un monde dépassant la constitution humaine — une critique qu’il faut bien qualifier d’anthropocentrique — n’est pas sans rappeler Über das Haben, le livre de 1928 dans lequel Anders considérait le corps de l’homme comme un centre et en faisait le point de départ de la philosophie. On pourrait penser que cette analogie n’est que générale, due au hasard et qu’il n’y a aucun lien entre ces pages de journal datées de 1950 et un recueil d’études phénoménologiques écrites presque vingt-cinq ans plus tôt. Il ne faut pourtant pas perdre de vue qu’il y a, dans les premiers textes d’Anders, un impetus anthropocentrique auquel il lui arrive de céder de temps à autre. Le premier livre d’Anders contient en effet deux chapitres (celui qui porte sur le rapport entre protension et puissance et celui qui porte sur les indices spatiaux) dont le geste consistant à lier originairement les catégories du temps et de l’espace au corps humain se retrouve dans des textes datant de la fin des années 1950 et du début des années 1960. Seulement, cette fois c’est sous l’angle de leur obsolescence qu’Anders réfléchit à l’espace et au temps (AM, 335 sq. ; MN, 183-188). Il voit les racines de ces deux catégories dans le fait que l’homme est originairement un être de besoins. Cette constitution le contraint à prendre le temps et à parcourir l’espace nécessaires pour acquérir les denrées indispensables à son existence et fonde ainsi son caractère à la fois temporel et spatial. La technique moderne, elle, tend à annuler le temps et l’espace, ces « formes de gêne » (AM, 338), dans la mesure où elle met toujours et partout à portée de l’homme aussi bien ce qui lui est indispensable que des choses parfaitement superflues. La tendance de la technique à tout mettre à portée de l’homme lui garantit une satisfaction toujours plus simple, rapide et immédiate de ses besoins. Aussi souhaitable que soit cette évolution, elle abolit néanmoins le temps et l’espace en tant que catégories constitutives de l’être de l’homme. Anders voit dès lors l’homme devenir un être à qui manquera l’expérience de l’espace et du temps que lui ouvrait le besoin, un être qui paradoxalement manquera de manque. Qu’est-ce qui autorise ce soupçon ? L’homme ne vit-il pas pleinement, ne vit-il pas « bien » malgré cet effacement tendanciel de l’expérience traditionnelle de l’espace et du temps conçus comme résultant d’un besoin originel ? Ne faut-il pas admettre qu’il vit autrement et différemment ? Les catégories de l’espace et du temps ne sont-elles pas seulement moins centrées sur l’homme qu’auparavant ? Ne demandent-elles pas seulement à être pensées d’une façon plus indépendante de l’homme, plus objective ? Serait-il possible de restaurer le temps et l’espace en tant que catégories subjectives, en tant que catégories constitutives de l’être de l’homme ?

Il est rare qu’Anders présente clairement la restauration de l’homme comme un objectif. Même si ce n’est qu’implicitement, ce projet semble néanmoins traverser l’ensemble de son œuvre. L’homme y apparaît comme un souvenir qui se bat de toutes ses forces pour ne pas être oublié. Il semble plus naturel de s’accrocher fermement à soi que de se donner congé. Sera-t-il pourtant possible à l’homme de correspondre à l’avenir à l’image de lui-même dont il se souvient ? L’œuvre d’Anders peut aussi être considérée comme une réponse négative à cette question. N’y traite-t-on pas avec plus de force que partout ailleurs du fait que l’homme est en train de disparaître ? Ce nihilisme est à peine supportable. Un exégète, Hans Paeschke a d’ailleurs essayé, peu après la parution du premier tome de L’Obsolescence de l’homme, d’arracher Anders à son désespoir 9. La logique de la théologie négative voit dans l’absence de Dieu la preuve de son existence. Paeschke considère qu’on peut inscrire l’œuvre majeure d’Anders sous la devise suivante, qui obéit à une logique analogue : l’homme n’existe pas, donc il existe.

9 Hans Paeschke, « Moralia der Technik », Merkur, n° 115/1957, pp. 871-885.

La conscience nihiliste ne fonctionnerait dès lors plus pour elle-même, mais au service d’une idée morale de l’homme. Cette logique inversée semble être le dernier truc philosophique susceptible de sauver théoriquement l’homme qui, sinon, disparaîtra sans faire de bruit.

Traduit de l’allemand par Aude de Tonquedec