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Anthropologie des chômeurs *
Günther Stern
1933

Origine : http://www.cairn.info/revue-tumultes-2007-1-page-399.htm

* Ce texte a paru dans le numéro 485-486 de juin 1994 de Forvm. Anders l’a écrit en mars 1933, pendant sa première semaine d’émigration. Ces réflexions constituent la seconde partie d’un texte intitulé « Versuchs einer Selbstverständlichung » [Tentative d’autocompréhension]. La première partie du texte, qui s’intitule « Sieg des Methodenmangels. Zu Sieg des Nationalsozialismus » [Victoire du manque de méthode. Sur la victoire du national-socialisme], un peu plus longue que celle-ci et également inachevée, a paru dans le numéro 480 de décembre 1993 de Forvm. Ce qui figure entre accolades avait été barré par Anders lui-même dans son manuscrit.


{Nous parlons des ouvriers comme s’il n’y avait pas de conscience de classe, comme s’il n’y en avait pas eu non plus au cours des dernières années.} Comment la conscience de classe est neutralisée — provisoirement, en tout cas — en tant que facteur efficace de puissance historique, cela pourrait faire l’objet d’une recherche propre. Jusqu’à quel point la dualité des partis ouvriers allemands (qui est peut-être plus le symptôme que la raison du manque1) en est responsable, laissons cela de côté. Il faudrait pourtant dès le début insister sur le fait que c’est le chômage, ce destin dont on pourrait croire qu’il resserre les rangs des ouvriers, qui inhibe leur conscience de classe.

1 Sur ce « manque », voir note précédente.

Car les ouvriers sont maintenant à nouveau en concurrence les uns avec les autres : les ouvriers contre les chômeurs ; ceux (assurés d’un niveau de vie minimum) qui font l’apologie du travail contre les déclassés*. Cette partition appartient à l’image du capitalisme tardif de la même façon que la concurrence entre les trusts, etc., du côté des patrons. La concurrence se déplace. Ce n’est pas seulement la misère en général, mais aussi l’apparition du phénomène de la concurrence dans la classe ouvrière qui a rendu cette dernière si fragile et fait qu’elle a fini par céder à l’assaut du national-socialisme.

* En français dans le texte. Les mots ou phrases qui sont en italique et suivis d’un astérisque sont désormais « en français dans le texte ».

Un objet est offert

Cet état dans lequel on n’est rien, on n’appartient à aucun lieu, on n’est plus une chose utilisable n’est pas la mort. Car, tout comme une couche profonde empêche l’homme totalement désespéré de se suicider, il reste au chômeur un reliquat : son existence physique. Il ne peut plus réagir que dans cette ultime couche d’existence qu’on lui laisse. {Dans un premier temps, il ne réagit pas : il accumule.} La misère devient une rage sans objet déterminé. Une rage vengeresse sans objet déterminé. Car il lui est impossible, dans l’immensité principielle du monde d’aujourd’hui, de distinguer qui l’a mis dans cette situation. Mais il a besoin de donner un objet à sa rage afin de la passer. S’il n’en trouvait pas, il pourrait l’inventer. Le Juif est un tel objet — dans une certaine mesure a posteriori — sur lequel passer sa rage.

Le gamin

Le gamin a appris la menuiserie à dix-sept ans. Aujourd’hui, il en a vingt-trois. Il n’a jamais eu l’occasion d’appliquer en travaillant ce qu’il a appris à l’école. Grandir, pour lui, c’est devenir chômeur *. Grandir, pour lui, c’est ne rien avoir le droit ni même la possibilité de faire. Il ne peut pas se marier — il n’a pas d’argent. Il ne peut pas travailler. Il ne peut pas rester à la maison : il ne peut que traîner. Il ne peut pas rester dans la rue : il y use ses semelles. Il ne grandira jamais, il ne deviendra jamais un adulte, une grande personne *. Il ne traîne pas que dans ses habits de gamin, mais aussi dans son visage de gamin. Il n’a pas de soucis, car il serait incapable d’y remédier.

Soudain s’ouvre une issue : il est nourri, mieux qu’à la maison ; il est habillé, et c’est du solide*, pas seulement du solide, c’est carrément magique ; il est de la meilleure race, non seulement noble, mais aussi puissante ; lui, le dernier des derniers, il est destiné à être un sauveur. Son poing levé conserve une direction dans laquelle frapper et, heureux d’avoir le droit de le faire, heureux de pouvoir donner à sa rage la légalité de l’honneur et de donner ainsi un certain honneur à l’illégalité, il frappe là où on lui indique de le faire. Il n’y a rien dont il a davantage besoin que d’un ennemi.

L’apprenti sorcier *

Le mouvement était petit. Il a été financé par les nationalistes allemands qui espéraient avec son aide neutraliser le mouvement ouvrier, la « lutte des classes », en s’assurant du remplacement national-socialiste du mot « classe » par le mot « race ». Le mouvement ouvrier a été neutralisé, mais l’espoir des nationalistes allemands n’a pas été satisfait. Car ces derniers n’ont pas su se débarrasser des esprits qu’ils ont financés et le balai qu’ils ont fait danser les a balayés en même temps que les partis ouvriers.

Natation-nudisme

Là où l’ouvrier se détourne de la culture bourgeoise, il cherche à réaliser l’idéal que la Révolution française avait érigé en théorie, mais que les idéologues bourgeois ont abandonné depuis longtemps : celui de l’homme naturel. Se dénudant programmatiquement, il se baigne dans les lacs autour de Berlin et habite dans des tentes. Inextricablement liés, on trouve ici le matérialisme révolutionnaire, la culture nudiste et le culte de la nature du mouvement de la jeunesse, ainsi que le néo-paganisme du mouvement purement völkisch, populiste. Sans chaussettes ni maillots de bains mais avec des gramophones, ils campent pendant l’été et, dans leurs campements, leurs postes de radio résonnent dans la nuit éclairée par la lune. Le hâle de leur corps plaide pour l’idée qu’ils ne travaillent plus dans l’ombre des usines et que leurs vacances ne sont plus une façon de se reposer du travail mais plutôt de s’y soustraire.

Ils ne vivent plus que physiquement puisqu’ils ne sont plus personne et n’ont plus aucune valeur. On conçoit bien qu’ils sont prêts pour cette théorie, pour cette catégorie qui fait de l’authentique une vertu du physique, qu’ils sont prêts pour la théorie de la « race ». On le conçoit d’autant mieux que le concept de « race » saute par-dessus les siècles — par-dessus l’Histoire, la tradition (à laquelle ils n’ont pas pris part) — et s’en tient à quelque chose de pré-historique (quelque chose qui vient de la source). L’espoir nourri par Marx de faire de la classe ouvrière l’héritière de l’histoire intellectuelle allemande était une illusion. L’Histoire a mis un terme à cet espoir à partir de l’histoire elle-même. Les ouvriers qui sont devenus des êtres sans Histoire et sans tradition se vengent sur l’histoire et font un bond en arrière dans l’utopie.

Ils n’ont rien derrière eux : ils n’ont aucune tradition. Leurs pères et grands-pères étaient travailleurs agricoles à l’Est de l’Elbe ou en Poméranie. Ils sont venus en ville pour y devenir ouvriers. Ils ont tout recommencé à zéro, sans mémoire. Ils n’ont donc pas de style de vie. Ils n’ont été modelés par aucune religion ou contestation de la religion, aucune morale ou contestation de la morale. Ils n’étaient que des hommes, dans un sens barbare. La ville dans laquelle ils sont venus est à peine plus vieille qu’eux. Elle n’a pas de tradition non plus. Elle ne peut pas les modeler en même temps qu’elle se modèle, elle ne peut pas en faire les héritiers d’un passé (comme Paris l’a fait), puisqu’ils n’y ont pas pris part.

Ils n’ont rien devant eux. Ils ne peuvent compter sur rien. Ils ne peuvent disposer du plus petit morceau d’avenir. Leur vie n’a ni sens ni objet : du coup, malgré sa précipitation, l’élan vital * hésite entre la témérité et l’apathie.

Couleur de la civilisation et… 2

Il ne vivait pas dans son monde, mais dans le monde qui « portait la couleur de l’autre civilisation, la civilisation des autres ». Ses romans étaient les mauvais romans bourgeois. Ses dimanches étaient remplis par les mauvais romans bourgeois. Ses costumes du dimanche étaient les costumes que ses chefs portaient en semaine. Il ne vivait pas dans son monde, mais dans le monde des autres, un monde dont il ne connaissait pas l’histoire et dont les succès et les échecs lui servaient de demeure.

2 Le titre original de ce paragraphe est « Farbe d. Civil. u.».

Comment doit-il s’occuper maintenant puisque, désormais, c’est tous les jours dimanche ? Puisqu’il vit désormais malgré lui comme un rentier, soumis à la tentation de devenir un petit-bourgeois. Puisqu’il ne peut pas s’offrir tous les jours les distractions du dimanche. Il souhaite — dans la mesure où il a abandonné sa conscience de classe — avoir la vie d’un petit-bourgeois parce qu’il est rentier et que, n’ayant pas eu le temps de viser son propre monde, il doit désormais viser celui du bourgeois. (Phénomène parallèle : le petit-bourgeois, qui est de facto prolétarisé, mais ne le souhaite pas, vise la même chose. La misère unit les classes, les déshérités défendent les haillons des héritiers.)

Qu’y avait-il auparavant ? Il était occupé, non pas avec son propre monde ou l’achèvement d’un objet (comme c’était, par exemple, le cas de l’artisan), mais avec les morceaux d’un monde dont il ne pouvait pas prendre connaissance dans son ensemble puisqu’il n’avait affaire qu’à des morceaux minuscules. Il était occupé, mais la longueur et l’intensité de cette occupation était telle qu’elle ne pouvait constituer ni une vie en général (au sens d’une unité biographique) ni sa vie spécifique. [En marge : un enchaînement de jours de travail, mais pas une vie.] Il devait faire ce que tous les autres pouvaient également faire. À quoi pourrait-il appliquer sa mémoire puisqu’il est « libre » ? À une seule chose : à se rappeler l’exceptionnel, c’est-à-dire le dimanche. Dans ces conditions, elle ne peut pas restituer le continuum d’une vie et n’est en fait que la sœur subalterne de la mémoire, à savoir la sentimentalité. La sentimentalité qui est aussi banale, aussi générale que sa vie quotidienne, une vie qu’il ne dirigeait pas en son propre nom car — déjà, lorsqu’il travaillait — il ne vivait pas, mais était vécu. Et ce n’est pas seulement lui qui ne vivait pas, c’était le cas de n’importe quel ouvrier qui faisait ce travail et sous ce « n’importe qui » on trouve aussi bien Fritz Müller que le neuvième ouvrier répondant au nom de Schulz.

Ce n’est pas l’homme naturel mais l’homme déclassé qui est nu

Le temps vide — autrefois connu seulement comme une abstraction philosophique, comme l’abstraction du temps d’un monde toujours plein d’événements, d’occupations — devient réalité dans l’existence du chômeur. Car, alors que la vie était toujours occupée à quelque chose et que le temps n’était que la forme ordonnée de ses occupations, la vie est maintenant livrée à elle-même et au vide de son temps qui n’avance plus mais stagne. Car moins la vie est occupée, plus son temps passe lentement. Mais il n’est pas donné à cette vie sans particularités ni occupations de s’occuper d’elle-même — ce qui serait la forme de réflexion la plus large — car la réflexion a toujours d’autres motifs : elle est découverte de soi, « conscience morale », remords (Augustin) ; en tant que regard porté en arrière sur une vie pleine, elle est souvenir et unification de sa biographie (Goethe), elle est {renoncement au monde} découverte du monde intérieur conçue comme renoncement au monde, abandon aux nuances de l’intériorité propre conçue comme un désordr e * (Proust), {autoconstitution de l’} autodétermination dans l’écoute du commandement moral (Kant). Mais ici la vie est purement et simplement renvoyée à elle-même par quelque chose d’autre qu’elle, par « quelque chose d’extérieur », sans rien avoir décidé. Elle ne se découvre pas, elle n’accède pas à l’autonomie au sens kantien, elle n’a pas de remords. Elle est abandonnée par le monde et par l’idée même d’occupation. Parce qu’elle n’est qu’un « reliquat », elle ne porte pas en elle un monde intérieur plein ; auparavant, elle était seulement occupée jour après jour (pour qui ?). Ce n’est pas que cette vie manque d’expérience dans la réflexion, c’est que, si elle entreprenait de faire un tel geste, elle n’aurait pas d’objet, elle ne trouverait rien : elle ne se trouverait pas. Car cette vie, qui n’était pas elle-même, doit décider de s’occuper avec autre chose. S’occuper ? Mais avec quoi ?

{Peu importe comment, il faut qu’elle s’occupe} Si ce n’est en dormant et en jouant — c’est-à-dire en tuant le temps ou en trompant le temps de la vie en lui substituant celui, artificiel, du jeu, comme lorsqu’on se promène au hasard. En se souciant de la vie (on se soucie de la vie « nue » en versant une allocation aux chômeurs et en leur apportant de l’aide), on la prive du droit élémentaire, pré-historique, naturel de s’occuper d’elle-même.

Les pommes de terre sont aussi peu récoltées que gagnées : elles sont posées devant le chômeur comme, au zoo, leur nourriture est posée devant les lions.

Traduit de l’allemand par Christophe David