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Origine : http://www.cairn.info/revue-tumultes-2007-1-page-407.htm
Editions Kimé Tumultes 2007/1 - n° 28-29
Le concept de « mondialisation », dont on abuse depuis longtemps maintenant, sert généralement à désigner une « époque » qui a déjà commencé, dure toujours et est caractérisée par de multiples processus et phénomènes d’effacement des frontières. S’il n’est sujet à aucune controverse, c’est parce qu’il sert en fait de décharge au capital « pour imposer ses intérêts 1 ». Il renvoie tout au plus à des tendances et non à des structures ou des normes identiques partout dans le monde et dont la mise en place serait déjà achevée 2. Dans ce contexte, on ne saurait donc lui assigner un commencement ni même le délimiter avec précision par rapport à d’autres processus d’internationalisation antérieurs 3.
1 Rainer Zugehör, Die Globalisierungslüge. Handlungsmöglichkeiten einer verantworlichen Wirtschaftspolitik, Unkel/Bad Honnef, 1998, p. 23.
2 Voir Michaël Zürn, Regieren jenseits des Nationalstaates. Globalisierung und Denationalisierung als Chance, Francfort-sur-le-Main, 1998, p. 66, et Rainer Zugehör, Die Globalisierungslüge…, op. cit., pp. 50 sq.
3 Voir Paul Hirst et Grahame Thompson, « Globalisierung ? Internationale Wirtschaftsbeziehungen, Nationalökonomien und die Formierung von Handelsblöcken », dans Politik der Globalisierung, volume édité par Ulrich Beck, Francfort-sur-le-Main, 1998, pp. 85 sq.
C’est pourquoi on donne souvent à ce processus un sens uniquement économique, n’accordant ainsi que peu d’importance à divers autres phénomènes dont force est pourtant de constater qu’ils contribuent aussi à l’effacement des frontières 4.
Arraché à une telle réduction sémantique, ce concept peut désigner l’ensemble des processus radicaux d’effacement des frontières qui sont à l’œuvre « dans les sphères de l’économie, de l’information, de l’écologie, de la technique, des conflits transculturels ainsi que dans la société civile ». La « mondialisation » inclut alors, aussi bien l’omniprésence de « risques civilisationnels » (Beck) — qui est apparue avec l’avènement d’un technocentrisme hybride — que « l’extension croissante et l’intensification hors des frontières nationales des transports, des communications et des échanges 6 » (Habermas), une extension et une intensification dues notamment au fait que divers domaines de la vie ont été largement informatisés. Elle implique, en outre, un certain nombre de processus tels que l’abolition des frontières commerciales, l’instauration de relations internationales à travers des financements ou des investissements, l’existence de stratégies d’entreprise transnationales conformément à la division du travail qu’imposent le « fondamentalisme de marché néolibéral 7 », l’accentuation du « clivage entre pouvoir et politique 8 » clivage qu’on retrouve à l’intérieur de ce débat dans d’autres expressions comme, par exemple, « l’adieu à l’État national », « la constellation post-nationale » ou « la fin de la politique 9 » —, le choc à chaque fois plus fort des cultures ainsi que l’expansion de modèles de consommation hors de leurs frontières d’origine.
4 Voir Ulrich Beck, Was ist Globalisierung? Irrtumer des Globalismus – Antworten auf Globalisierung, Francfort-sur-le-Main, 1997.
4 Idem, p. 44.
5 Jürgen Habermas, Après l’État-nation. Une nouvelle constellation politique, Fayard, 2000, p. 54.
7 Elmar Altvater et Birgit Mahnkopf, Grenzen der Globalisierung. Ökonomie, Ökologie und Politik in der Weltgesellschaft, 1996, p. 76.
8 Zygmunt Bauman, Die Krise der Politik. Flucht und Chance einer neuen Öffentlichkeit, Hambourg, 2000, p. 174.
9 Voir respectivement Martin Albrow, Abschied vom Nationalstaat. Staat und Gesellschaft im Globalen Zeitalter, Francfort-sur-le-Main, 1998 ; Jürgen Habermas, Après l’État-nation, op. cit. ; et Jean-Marie Guéhenno, La Fin de la démocratie, Flammarion, 1993.
Les effets secondaires — au demeurant terrifiants — de ce processus multidimensionnel ont jusqu’à présent été les suivants : un écart croissant entre richesse et pauvreté, la suppression des systèmes d’assurance sociale, un chômage massif, la marginalisation des plus défavorisés — effet du darwinisme social inhérent à la mondialisation — ainsi que des réactions de type fondamentaliste, ethnocentriste et terroriste 10.
La mondialisation se présente donc comme un ensemble de défis de masse — offrant en même temps des chances — que nous sommes incapables pour le moment de relever comme il conviendrait de le faire. S’il est impossible d’y répondre pratiquement, il est en revanche impératif d’analyser d’une façon aussi précise que possible les processus de la mondialisation. Pour ce faire, il se pourrait qu’une « nouvelle théorie critique d’un point de vue cosmopolitique » soit indispensable. Celle-ci viserait à mettre en relation certains enjeux critiques et théoriques et certains modes de réflexion avec les nouvelles conditions d’un univers « mondialisé » et interrogerait en outre « les contradictions, les dilemmes et effets secondaires non voulus et non perçus d’une modernité en voie de cosmopolitisation 11 ».
Günther Anders a très tôt contribué et d’une façon considérable (la démonstration en sera faite ultérieurement) à l’élaboration d’une telle théorie critique, et ce malgré certains points qui demeurent à mon sens éminemment problématiques.
10 Sur ces questions, voir Robert Reich, Die neue Weltwirtschaft. Das Ende der nationalen Ökonomie, Francfort-sur-le-Main/Berlin, 1993 ; Schwarzbuch Globalisierung. Eine fatale Entwicklung mit vielen Verlierern und wenigen Gewinnern, volume édité par Jerry Mander et Edward Goldsmith, Munich, 2002 ;
Jeremy Rifkin, La Fin du travail, La Découverte, 2005 ; et Jean Ziegler, L’Empire de la honte, Fayard, 2005.
11 Ulrich Beck, Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation, Flammarion, 2003, pp. 23 sq. et pp. 82 sq.
12 On suppose ici en grande partie connues les positions communes à Anders et à l’École de Francfort. Anders se sentait particulièrement proche de la pensée d’Adorno malgré les réserves qu’il pouvait exprimer (voir sur ce point GAA, pp. 169 sq. ; K, p. 133, p. 242, et pp. 317 sq.). En dépit des relations parfois étroites qu’il a entretenues avec les membres de l’Institut für Sozialforschung, Anders n’a bien sûr jamais fait partie de cette institution où le concept de « théorie critique » fut essentiellement forgé (par Horkheimer : voir Théorie traditionnelle et théorie critique, Gallimard, 1974) pour y désigner la conception qu’on s’en faisait.
Si l’on ne s’arrête pas aux particularités concrètes des terminologies institutionnelles 12, il est aisé de le ranger dans la tradition intellectuelle de la théorie critique. En outre, il doit être considéré comme l’un des pionniers de l’analyse de la mondialisation, un analyste qui a observé avec une acuité indéniable non seulement les processus de mondialisation dans leur matérialité, mais aussi leurs effets secondaires, leurs dangers et leurs répercussions sur l’homme qui est pris dans cette nouvelle situation.
Le regard critique porté par Günther Anders sur les processus de mondialisation
L’étude de la mondialisation est aujourd’hui confrontée à divers processus d’effacement des frontières. Or Anders avait déjà conceptualisé l’apparition de ces processus et les avait présentés comme caractéristiques d’une nouvelle époque. Les notes qu’il a rédigées en 1979 sur « L’obsolescence de la frontière » (AM, 208 sq.) traitent aussi bien de l’extension transfrontalière des stratégies de maximalisation des profits, des différentes modes et influences médiatiques que des conséquences de la bombe atomique, un thème auquel il s’est ailleurs consacré avec plus d’intensité qu’aucun autre philosophe.
La seule existence de la bombe nous plonge inévitablement tous ensemble « à l’intérieur de la situation atomique » (HiU, 6). Suivant sur ce point le « diktat de la technique », notre imagination ne fixe plus de limites à notre capacité de produire : le « décalage prométhéen », cette incapacité à évaluer les effets actuels et potentiels de notre savoir-faire technique, a ouvert la voie à un effacement fatal des limites de nos actions et de leurs conséquences. Auschwitz et Hiroshima sont les symboles de souffrances et de ravages ayant atteint une dimension telle qu’ils mettent notre imagination en échec. La bombe atomique a accompli la dernière révolution industrielle, une révolution industrielle qui, selon Anders, est la dernière possible : elle a rendu illimitées la toute-puissance et l’impuissance de l’homme. Avec elle, l’homme est devenu « tout-puissant […] sur le mode négatif » (il est désormais à même de s’anéantir un jour ou l’autre) et, en même temps, « totalement impuissant », livré qu’il est en permanence au danger de sa propre élimination (MN, 145). L’homme est devenu à la fois « plus grand » et « plus petit » que lui-même 13.
« Le caractère illimité des effets de notre action » qui résulte de cette situation définit une nouvelle époque (GJN, 138 sq.). Anders l’appelle le « temps de la fin » [Endzeit] : c’est une époque dont les « ennemis de l’apocalypse » peuvent peut-être encore empêcher qu’elle ne devienne la « fin des temps » [Zeitende] et s’achève dans un génocide qui serait, en même temps, un globocide. À cause de l’incapacité de l’homme « à ne pas refaire ce qu’il a déjà été capable de faire une fois », la fin des temps demeure néanmoins une époque dans laquelle le danger reste irréversiblement « infini » (AM, 9 sq. et 395 ; HiU, 393 et 25). Hans Jonas était convaincu « que nous vivons dans une situation apocalyptique 14 ». Anders partage le diagnostic de son ami, même s’il existe entre eux bien des points de divergence 15. Pour lui aussi, le danger d’un anéantissement global constitue un changement historique qualitatif :
« l’humanité peut [désormais] être tuée dans sa totalité. » (OH, 269).
13 Ce qui est en parfait accord avec l’« anthropologie négative » qu’il a soutenue dans « Une interprétation de l’a posteriori » et « Pathologie de la liberté », anthropologie au cœur de laquelle on trouve le concept d’une non- identité de l’homme à lui-même qui a influencé Sartre, anticipé les hypothèses de Gehlen et inspiré, enfin, l’École de Francfort ainsi que ceux qui s’en réclament. Voir Edgar Weiss, « Sinn und Grenzen “negativer Anthropologie” – Klarungsversuche im Zeichen Kritischer Theorie », Zwischenspiel. Festschrift für Hans-Werner Prahl, Kiel/Cologne, 2004, pp. 201 sq., et Christophe David,
« Deux faux jumeaux. Jean-Paul Sartre et Günther Anders », Sartre : le philosophe, l’intellectuel et la politique, volume édité par Arno Münster et Jean-William Wallet, L’Harmattan, 2006, pp. 207 sq.
14 Hans Jonas, Le Principe Responsabilité, Flammarion, 1990, p. 267.
15 Voir Dirk Röpcke et Christophe David, « Günther Anders, Hans Jonas et les antinomies de l’écologie politique », Ecologie et politique, 29/2004, pp. 195 sq.
L’âge atomique et les problèmes écologiques ne connaissant par nature pas de frontières, les menaces qui en résultent sont globales et, en ce sens, Hiroshima est bien « partout ». Les conséquences de l’utilisation de l’énergie nucléaire, qu’elle poursuive des fins « guerrières », « stratégiques », « expérimentales » ou « pacifiques » (Anders refuse catégoriquement de distinguer les différents usages qu’on peut en faire 16), constituent, au même titre que d’autres dommages causés à l’environnement, la dynamique propre à ce que Beck a appelé une « société du risque », une société qu’on ne peut plus appréhender d’un coup d’œil, diriger d’une façon souveraine et qui ne connaît plus de frontières. « Ce qui peut toucher tout le monde concerne tout le monde. Les nuages radioactifs ne se soucient ni des bornes kilométriques, ni des frontières nationales, ni des rideaux de fer » (MN, 147).
En analysant dans son œuvre la tendance qu’a la technique dominatrice à vouloir rendre l’homme « superflu » (AM, 26), Anders a en fait décrit le processus ayant permis d’atteindre le degré d’automatisation et de construire, grâce à l’électronique, le système de communication qui ont fourni les conditions nécessaires à la mondialisation économique et culturelle actuelle. Il étudie comment l’univers et la psyché de l’« homme de masse » qu’on approvisionne en marchandises de masse et qu’on manipule à l’aide de l’industrie culturelle sont littéralement modelés par une technique « globale » dominatrice que protègent certains tabous — et par une « information globale quotidienne » (VBV, 118 ; AM, 63).
Il analyse, par exemple, les effets dévastateurs de ces « enfers du jeu » que sont les salles de jeux abritant toutes sortes de « machines à sous » (comme les pachinkos japonais [AM, 58]) et dont la fréquentation tient parfois de l’accoutumance, et en conclut que l’homme préfère de plus en plus être en relation avec le « monde des appareils » que fréquenter ses semblables, un phénomène qui, selon lui, rend d’ailleurs nécessaire la constitution d’une « psychologie des choses 17 » (AM, 58).
16 Distinguer entre des usages « guerriers » ou « pacifiques » du nucléaire est pour Anders « fou et mensonger » (MN, 317). Il considère les réacteurs nucléaires comme des « bombes atomiques lâchées dans le temps dont on ne sait pas à quelle date elles vont exploser » (AM, 391). Quant aux essais nucléaires, dont les effets ont des conséquences dramatiques réelles, Anders explique bien qu’ils ont, quoi qu’on en dise, un caractère « factuel » et pas seulement « expérimental » (OH, 290 sq.).
17 Sur ce point voir Ludger Lütkehaus, « Verchromte Sirenen, herostratische Apparate. Für eine Umorientirung der Psychologie », Psyche, 49 Jg., 1995, pp. 281 sq.
Il analyse également la fonction de télévision qui nous livre le monde « à domicile », grâce à laquelle nous devenons des « copains du globe terrestre » (OH, 155) et qui ne nous individualise qu’en nous « infantilisant » : elle suggère l’existence d’une sphère privée tout en travaillant à la rendre « obsolète » (OH, 123 sq. ; AM, 210) puisque, en tant que « point de fuite commun » de la famille (OH, 124), elle laisse dépérir la communication réelle que remplace une série de « monologues collectifs » (AM, 152 sq.) — et dégénérer les sujets qui assez rapidement ne sont plus que de simples « spectateurs » ou « auditeurs ». Elle manipule les hommes en livrant un monde « familiarisé » dans leurs foyers (OH, 137 sq.) et, cette « livraison » étant par essence totalitaire (AM, 216), elle livre en même temps les hommes au monde (AM, 210) et les rend contrôlables par une « société conformiste » (AM, 153). La globalité télévisuellement diffusée manipule les individus — Anders met expressément en garde ici contre une « fausse globalisation » (OH, 156) — puisque le « monde extérieur », qui s’infiltre « par-delà les plus grandes distances et à travers les murs les plus épais, dans les pièces de nos maisons », perd ce faisant son « caractère d’extériorité » et que c’est finalement un « fantôme du monde », à la fois « présent » et « absent », qui vient à notre rencontre (AM, 210) 18. Les téléspectateurs ne distinguent plus réalité et fiction et on peut donc leur vendre les images non plus comme des reproductions (choisies) de la réalité, mais comme la réalité elle-même. Finalement, le « réel » n’est plus qu’un produit qu’on obtient en reproduisant des images de la réalité.
18 Anders définit les fantômes comme un « tiers objet » différent à la fois de la chose et de l’image de la chose (OH, 178). La télévision donne à voir de tels fantômes : « La situation créée par la retransmission se caractérise par son ambiguïté ontologique ; parce que les événements retransmis sont en même temps présents et absents, parce qu’ils sont en même temps réels et apparents, parce qu’ils sont là et, en même temps, ne sont pas là ; bref, parce qu’ils sont des fantômes » (OH, 153).
Anders a également anticipé d’autres phénomènes caractéristiques de cette « époque de la mondialisation » comme, par exemple, un surprenant « regain de religiosité » [Re- religiösifizierung] (GAA, 63) ou encore, à l’instar de sa première femme Hannah Arendt, le fait que les inventions techniques ont progressivement permis de rendre superflu le travail humain 19. Ce qui soulève le problème suivant : comment rendre supportables les « loisirs forcés 20 » (AM, 375) ? Les chômeurs sont pour Anders des « figures clés de notre époque » (MoW, XIV). Alors qu’il était par essence production, le travail est devenu quelque chose qu’il faut « produire » : il sert désormais à fabriquer de nouveaux « besoins » et est de facto de moins en moins utilisé pour satisfaire les besoins vitaux (AM, 94 sq.). Entre le moment où Anders a formulé ce pronostic sur le changement de sens du travail et maintenant, les choses ont bien évolué dans le sens qu’il avait prévu 21.
Au regard des perspectives qu’il a thématisées, Anders est à l’évidence un théoricien de la mondialisation et des phénomènes qui lui sont liés. Mais ce qui fait sa spécificité, c’est qu’il est un théoricien avant l’heure de la mondialisation 22. Son analyse des nombreuses conséquences de la mondialisation repose sur des expériences faites dès 1936 aux Etats-Unis c’est-à-dire dans le pays pionnier en matière de modernité technique —, expériences qu’il n’a eu de cesse ensuite d’approfondir dans une perspective critique.
Le premier tome de son œuvre maîtresse, L’Obsolescence de l’homme, dans lequel on trouve déjà le terme de « Globalisierung », a paru en 1956. Les résultats énoncés à l’époque par Anders s’accordent à maints égards avec des positions qui ont été développées plus tard dans d’autres contextes ou à d’autres niveaux par d’autres auteurs.
19 Voir Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1983, pp. 11 sq. et p. 214.
20 Anders a forgé le néologisme « Zwangsmuße », les « loisirs forcés » par analogie avec le mot « Zwangsarbeit » qui désigne les « travaux forcés » (AM, 375) (N.d.T.).
21 À ce propos, voir, par exemple, André Gorz, Misères du présent, richesse du possible, Galilée, 1997, et Jeremy Rifkin, La Fin du travail, op. cit.
22 Sur cette question, voir aussi Edgar Weiss, « Günther Anders als früher Globalisierungstheoriker », Jahrbuch für Pädagogik, 2004, pp. 157 sq.
Si on leur a témoigné plus de considération qu’à Anders, c’est certainement à cause de la « précocité du diagnostic » de ce dernier 23. Il suffit de rappeler la façon dont Vance Packard a démonté les manipulations mentales servant à susciter des besoins à l’aide de subtiles stratégies publicitaires dans La Persuasion clandestine (1957) ou celle dont Marshall McLuhan a décrit la société moderne à l’ère des médias à partir de concepts et de formules chocs comme le « village global » ou « le médium est le message » dans La Galaxie Gutenberg (1962) ou Understanding Media (1964), ainsi que les divers travaux qu’on a consacrés à la modification des conditions de socialisation, aux tendances au nivellement intergénérationnel, aux phénomènes de perte de la réalité, à l’appauvrissement tendanciel de la communication et des relations interpersonnelles sous l’influence des médias électroniques 24, ou encore les développements de Baudrillard sur « la logique de la simulation » et la confusion croissante entre fiction et réalité, l’idée que se fait Richard Sennett des « tyrannies de l’intimité » et le diagnostic d’Ulrich Beck sur la « société du risque 25 ».
Avant bien d’autres analystes de l’époque et d’une façon bien plus ferme qu’eux, Anders, l’opposant radical à la guerre (HiU, 365) et le co-fondateur du mouvement anti-nucléaire, a mis en garde contre les risques de la technocratie, l’existence d’un potentiel d’anéantissement de l’homme par l’homme et les illusions utopiques. Pour lui, la date clef de la mondialisation est le 6 août 1945, le jour où on a lâché la bombe atomique sur Hiroshima. Les processus de mondialisation sur lesquels il s’est plus particulièrement penché sont l’effacement des frontières du danger que constitue le potentiel d’anéantissement nucléaire, l’influence exercée sur l’homme par les médias électroniques ainsi que son assujettissement par les appareils. Il doutait profondément qu’on puisse encore longtemps éviter que le « temps de la fin » devienne la « fin des temps ».
23 Werner Fuld, « Zwischen Film und Bomb. Die Kontinuität des Anderschen Denkens », Günther Anders kontrovers, volume édité par Konrad Paul Liessmann, Beck, Munich, 1992, p. 114.
24 Sur ces questions, voir Mary Winn, Die Droge im Wohnzimmer, Reinbeck, 1979 ; Neil Postman, Das Verschwinden der Kindheit, Francfort-sur-le-Main, 1983 ;
Joshua Meyrowitz, Die Fernseh-Gesellschaft. Wirklichkeit und Identität im Medienzeitalter, Weinheim/Bâle, 1987 ; Joseph Weizenbaum, Die Macht der Computer und die Ohnmacht der Vernunft, Francfort-sur-le-Main, 1980 ;
et Maschinen-Menschen, Menschen-Machinen. Grundrisse einer sozialen Beziehung, volume édité, entre autres, par Arno Bammé, Reinbeck, 1983.
25 Voir Jean Baudrillard, Simulacres et simulations, Galilée, 1981 ; Richard Sennet, Les Tyrannies de l’intimité, Seuil, 1979 :
Ulrich Beck, La Société du risque, Flammarion, 2001.
Ce qui ne l’empêchait pas de considérer l’attentisme comme une attitude irresponsable. Fidèle à sa devise — « Si je suis désespéré, qu’est-ce que cela peut bien faire ? Continuons comme si nous ne l’étions pas ! » (MN, 161) —, il soutenait, faisant ainsi fi de toutes les sensibilités pessimistes, le « Principe Malgré Tout » [« Prinzip Trotz »] qu’il opposait, en bon « utopiste inversé » qu’il était 26, au « Principe Espérance » de son ami Ernst Bloch. Il allait même jusqu’à voir dans ce dernier principe une forme de « lâcheté » et de renoncement à l’action (MN, 98 ; GJN, 32 sq.). Il a souvent critiqué « l’aveuglement », « l’insensibilité » et « la paresse face à l’apocalypse » (MN, 11 ; HiU, XVI). Dans un premier temps, il a d’abord espéré conjurer la menace de la fin du monde à l’aide d’une pédagogie de la peur (GAA, 131) pour finalement, dans un second temps, après avoir été déçu par les formes de contestation utilisées par le mouvement pacifiste et écologiste, défendre l’idée qu’« il n’y [avait] plus rien à attendre de la non-violence » (GJN, 23). C’est le principe de survie qui justifiait le recours à la violence physique contre les représentants des lobbys nucléaires et les hommes politiques dénués de conscience, une violence qui n’était en fin de compte qu’une « contre-violence » ayant pour finalité ultime de mettre un terme, au nom de la « légitime défense », à cette violence que constitue la situation atomique (GJN, 25 ; GAA, 73, 153 sq.).
Selon Robert Jungk, c’est certainement parce qu’il était prêt à recourir à la violence qu’Anders n’a pas eu la reconnaissance qu’il méritait 27. Beaucoup de ses amis et admirateurs ont d’ailleurs rejeté avec raison cette prise de position (GJN, 37 sq.).
26 Günther Anders : « Alors que les utopistes ne peuvent pas produire ce qu’ils se représentent, nous ne pouvons pas nous représenter ce que nous produisons » (MN, 149).
27 Robert Jungk, « Günther Anders und die andere Zukunft », Günther Anders kontrovers, op. cit., p. 244.
Dans ce débat, Anders faisait non seulement abstraction de toute considération éthique, de l’éventualité d’une escalade de la violence et du risque qu’il y avait à encourager des actes terroristes, mais oubliait aussi ce qu’il avait expliqué autrefois, à savoir, d’une part qu’il était devenu très difficile d’imputer des responsabilités dans une « société [aussi] conformiste » et opaque que la nôtre et, d’autre part, qu’il était parfaitement possible d’être un « coupable innocent » dans la situation atomique (ADH, 28).
Il n’y pas que la position d’Anders vis-à-vis de la violence qui ait fait l’objet de critiques. Sa tentative pour renvoyer dos à dos le « Principe Malgré Tout » et le « Principe Espérance » doit aussi être considérée comme un échec. Malgré le discrédit dans lequel il tenait le concept d’espérance, Anders a lui-même formulé à plusieurs reprises des « espoirs » (OH, 316 ; GJN, 24) et les réserves émises sur ce point par Axel Eggebrecht, qui, dans Gewalt – ja oder nein ?, lui prêtait une « espérance malgré tout » [eine trotzige Hoffnung] ou un « malgré tout plein d’espoir » [ein hoffender Trotz] (58 sq.), sont parfaitement justes.
Les textes dans lesquels Anders fait une profession de foi nihiliste ne sont pas convaincants (OH, 300, 323). Il y défend un « nihilisme moral » pour lequel il est en soi impossible de justifier les postulats moraux et, en particulier, celui exigeant la sauvegarde de l’humanité et du monde. Ce nihilisme théorique doit bien être distingué du « nihilisme pratique » et ne saurait en aucun cas être assimilé à une acceptation de l’anéantissement qu’Anders s’est employé au contraire à combattre vigoureusement. Il était parfaitement conscient du fait que ce choix pratique contredisait son nihilisme théorique, avouait être « totalement inconséquent » avec lui-même en faisant sien le postulat de la « survie » (K, 198) et plaidait pour une forme de décisionnisme qu’on pourrait résumer dans la maxime suivante : agis moralement, même si tu n’arrives pas à « fonder le caractère obligeant du devoir, non, même si tu le tiens pour infondable » (PS, 51). Ce n’est pas parce qu’Anders assume franchement ce décisionnisme que ce dernier devient pour autant plausible. Le reproche que lui a adressé Ulrich Horstmann d’opter ici pour une « interdiction salutaire de penser » [ein rettendes Denkverbot 28] est parfaitement justifié compte tenu de l’aporie fondatrice formulée par le philosophe.
28 Ulrich Horstmann, Das Untier. Konturen einer Philosophie der Menschenflucht, Francfort-sur-le-Main, 1983, note 3, pp. 108 sq.
Horstmann l’a bien montré : si le nihilisme théorique était logiquement inévitable, Anders, pour qui l’engagement n’est qu’un « engagement malgré tout » [ein trotziges Engagement], n’aurait aucun recours, sur le plan del’argumentation, face à un « fatalisme éclairé » [ein aufgeklärter Fatalismus]. Il est difficile de dire si cette objection d’Horstmann se voulait sérieuse ou seulement satirique 29. Visant à dépasser l’« inconséquence » d’Anders, il considère pour sa part qu’un théoricien nihiliste ne doit pas s’interdire de penser et doit être prêt à assumer la responsabilité de la « disparition de toute forme de vie » dans l’apocalypse et celle d’une « révocation de la création 30 ». Pour que la position d’Horstmann soit convaincante, il faudrait que le nihilisme théorique d’Anders, qui sert de point de départ à ses réflexions, soit irréfutable. Or, selon moi, il ne l’est pas et il n’est pas utile pour l’établir d’avoir recours à des raisonnements métaphysiques « à la Jonas » qui sont d’ailleurs, eux aussi, aporétiques. Des normes éthiques de base impliquant la préoccupation centrale d’Anders, qui est d’empêcher la fin du monde, peuvent, selon moi, être rendues transparentes dès lors qu’on reconnaît qu’elles sont rationnellement incontournables.
Comme l’a montré entre-temps la très précise éthique de la discussion de la pragmatique transcendantale — qui s’avère également pertinente pour la discussion sur la mondialisation 31 —, les postulats de l’« éthique minimale » visant à assurer la survie du genre humain en tant que communauté communicationnelle réelle et à réaliser à plus ou moins long terme la communauté communicationnelle idéale, sont « définitivement fondés » [letztbegründet] : on ne peut pas les mettre en cause, tant qu’on argumente, sans entrer en contradiction avec soi-même 32. En se plaçant dans une telle perspective, on pourrait donner des bases non arbitraires et parfaitement rationnelles à l’objectif d’Anders pour qui il s’agit avant tout de repousser la « fin des temps ».
29 Rudolf Burger, « Die Philosophie des Aufschubs », Günther Anders kontrovers, op. cit., p. 257.
30 Ulrich Horstmann, Das Untier. Konturen einer Philosophie der Menschenflucht, op. cit., p. 65 et p. 104.
31 Voir Karl-Otto Apel, Vittorio Hösle et Rolland Simon-Schaefer, Globalisierung. Herausforderung für die Philosophie, Bamberg, 1998.
32 Karl-Otto Apel, Transformation der Philosophie, tome II, Francfort-sur-le- Main, 1973, p. 431.
Si on laisse de côté ces deux points — l’idée selon laquelle il serait légitime de recourir à la violence dans la situation atomique, et l’interdiction qu’Anders s’adresse à lui-même d’être conséquent avec son nihilisme théorique — qui demeurent problématiques, les audaces d’Anders, et tout particulièrement ses analyses concrètes des dangers et des tendances, sont très importantes pour le discours actuel sur la mondialisation dans la mesure où elles contiennent, selon moi, des éléments indispensables à une réflexion critique et théorique sur cet objet.
Günther Anders comme théoricien à la fois « actuel et inactuel » de la mondialisation
Les théories critiques ne peuvent devenir des provocations éclairées que lorsqu’elles sont — dans un sens bien précis, sans quoi on n’aurait bien sûr affaire qu’à une expression contradictoire — à la fois actuelles et inactuelles. Ces adjectifs sont employés chez Nietzsche et Freud dans un sens qui permet de les articuler.
Quand, en 1873, Nietzsche publia ses Considérations inactuelles, ses attaques visaient des courants de son époque qu’il tenait pour des émanations honnies de la « pédanterie philistine » allant contre toute « culture originale ». Dans ce contexte, « inactuel » signifiait plus ou moins « opposé au courant culturel dominant », « impopulaire », « démodé ». Quand, en 1915, Freud publia ses Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort, un essai dont le titre — contrairement à celui de Nietzsche — promettait des « considérations » sur l’« actualité », il n’aspirait pas pour autant à se rallier aux courants « populaires » de son époque. Au contraire, on pourrait parfaitement caractériser son étude (de même que toutes les attaques nourries à l’époque de l’esprit provocateur de la psychanalyse) d’« inactuelle », au sens que Nietzsche donne à ce terme. Dans ce titre, l’adjectif « actuel » renvoie en fait à l’intention qui était celle de Freud de pouvoir transmettre des connaissances psychologiques « d’actualité » [an der Zeit] dans le contexte de la Première Guerre mondiale, des éléments dont le public pouvait avoir besoin pour comprendre celle-ci de façon approfondie. Non seulement le concept nietzschéen d’« inactualité » et le concept freudien d’« actualité » ne s’excluent pas l’un l’autre, mais ils convergent même nécessairement dès lors qu’il y va d’un projet critique et éclairé. Si des considérations de type Aufklärung présentent ce qu’il est urgent, ce qu’« il est temps » de dénoncer comme « actuel », c’est justement parce que cela est en général ignoré et par conséquent « inactuel ».
L’analyse qu’Anders a faite de la mondialisation est de toute évidence à la fois « actuelle et inactuelle » au sens qu’on vient de préciser. Très tôt, c’est-à-dire bien avant « qu’il soit temps », cette analyse a confronté sur un mode critique le « manque d’esprit du temps » aux destructions qu’il impliquait. Il semble pourtant qu’il « fût temps » et même urgent, comme Anders l’a par ailleurs bien mis en lumière, de dénoncer clairement et sans illusions les dangers de la mondialisation dans la mesure où elle impliquait un risque permanent de destruction et une tendance croissante au conformisme.
On peut douter que l’analyse de la mondialisation faite avant l’heure par Anders ait encore aujourd’hui la puissance critique et provocatrice d’une attaque actuelle et inactuelle. Son argument de « l’aveuglement [des hommes] face à l’apocalypse » est devenu obsolète et a perdu depuis longtemps le caractère provoquant d’une « considération inactuelle » : entre-temps, la menace de la fin du monde est devenue un sujet récurrent de l’actualité politique et de ces écrits dont le but est d’« avertir » et de « réveiller » les consciences sans que l’omniprésence de la rhétorique apocalyptique ait mené pour autant à une politisation générale ou à un changement de cap 33.
Dans sa Critique de la raison cynique, Peter Sloterdijk a décrit le cynisme comme un esprit de domination bien établi et le cynique comme un « type de masse34 » incarnant la « fausse conscience éclairée 35 » dont le principe est d’« agir contre son intime conviction 36 ». En proie à un tel cynisme, l’époque « flotte au gré des flots du futurisme négatif. “On a déjà compté avec le pire”, il ne lui reste “plus” qu’à se produire 37 ».
33 Rudolf Burger, « Die Philosophie des Aufschubs », Günther Anders kontrovers, op. cit., p. 254.
34 Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, Bourgois, 1987, p. 27.
35 Idem, p. 28.
36 Ibid.
37 Idem, p. 35.
L’avertissement formulé par Anders face aux dangers globaux d’anéantissement et de manipulation pourrait par conséquent être parfaitement accepté, mais il n’aurait aucun impact critique, il serait reçu aujourd’hui par une « communauté cynique de suicidés 38 » dans laquelle il susciterait certes un certain malaise, mais n’éveillerait aucune résistance. Il est fort probable qu’un tel cynisme existe mais on peut douter qu’il prenne la forme d’un esprit de domination, car les personnes qui occupent aujourd’hui des « positions clés » sont parfaitement capables d’imposer leur pouvoir sans assujettir ceux qu’ils dirigent : « ils n’ont pas besoin de cynisme », dit Habermas 39.
Ce n’est pas vraiment cette « négativité [en apparence] blasée », pour reprendre l’expression de Sloterdijk 40, qui paralyse la conscience critique et décourage l’engagement ; c’est plutôt le fait que notre capacité à imaginer est toujours en retard sur notre capacité à produire, que nous ne disposons plus d’« herméneutique prognostique » (AM, 425 sq.), que nous refoulons les dangers et que nous nous sentons impuissants face à une société où les rapports de pouvoir sont sans cesse plus opaques. Une rhétorique de l’apocalypse appuyée peut exprimer des choses très différentes : aussi bien les prétentions personnelles d’un gourou que l’ambition d’instrumentaliser cette question. Par elle-même, cette rhétorique ne témoigne ni d’une conscience critique ni d’un dépassement réel de l’aveuglement et de l’insensibilité face à l’apocalypse. Pour que les analyses et les mises en garde d’Anders restent à la fois « actuelles et inactuelles », il faut bien entendu remettre en question sur le mode critique ce qu’elles disent des menaces qui pèsent sérieusement sur nous car cela a toujours sa place dans le cadre du discours sur la mondialisation. Il est fort possible que le vrai débat avec les thèses d’Anders consiste à dépasser la rhétorique seulement « cynique » de l’apocalypse, le catastrophisme qui est aujourd’hui à la mode. Ceux qui ne se laissent pas abuser voient bien qu’Anders ne joue qu’un rôle mineur aux yeux de ces cyniques pour la plupart desquels il est d’ailleurs un inconnu.
Traduit de l’allemand par Cécile Chamayou
38 Idem, p. 160.
39 J. Habermas, Die neue Unübersichtlichkeit. Kleine Politische Schriften, V, Francfort-sur-le-Main, 1985, p. 125.
40 Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, op. cit., p. 29.
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