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CULTURE ET DÉTOURS
Contre une variante américaine de la psychanalyse
Günther Anders

Origine : http://www.cairn.info/revue-tumultes-2007-1-page-287.htm

Editions Kimé Tumultes 2007/1 - n° 28-29

* Ce texte a d’abord paru dans Merkur (n°67/1953) ; il a ensuite été repris dans Das Argument (n°24/1963). Il a enfin été republié, avec d’autres extraits du journal d’Anders des années 1947-1948-1949, années où il enseignait à la New School of Social Research de New York, dans le volume Lieben gestern, Beck, Munich, 1989.

Pour éviter tout malentendu, je tiens à dire que rien n’est plus éloigné de mes intentions que de contester l’importance capitale de Freud avec ces observations d’ordre socio-psychologique. Elles ne concernent que les versions vulgaires de la psychanalyse. Tout aussi étrangère m’est l’idée de mettre en cause le sérieux des travaux théoriques et pratiques réalisés aux États-Unis dans le domaine de la psychanalyse. Il me semble probable que le dévoiement de la psychanalyse opéré en Allemagne et en Autriche par le nazisme est culturellement beaucoup plus inquiétant que le fait qu’elle ait aussi pris, outre-Atlantique, des formes grotesques.

Notes extraites de mon journal

New York, le 15 mars 1949 – Le tapage qu’on fait autour de la psychanalyse prend ici des proportions inimaginables. Les plus hauts dignitaires religieux essaient (sans avoir jamais, sans doute, ouvert Totem et Tabou) de trouver un dénominateur commun à la religion et à la psychanalyse. Il est très difficile de se soustraire à l’attraction de ce courant qui emporte déjà (ou continue à emporter) l’opinion publique. — Mes boys et girls n’ont jamais entendu parler de Bacon ni de Rousseau (« Comment ça s’écrit ? ») mais, avec entrain ou avec lassitude, ils parlent de la « phase orale » avec la même candeur que s’il s’agissait d’un moteur diesel. Pour la plupart d’entre eux, il ne s’agit que d’un pur contenu scolaire : il me semble fort douteux qu’ils sachent vraiment de quoi ils parlent. Pour nombre d’entre eux, en parler est sans doute devenu un acte de substitution, une sorte de libertinage verbal, mais il est vraisemblable qu’aucun libertinage réel ne correspond à leur impudeur verbale et pédante ou, si c’est le cas, uniquement à titre de « démonstration pratique » a posteriori, comme une activité extrascolaire prolongeant le cours théorique. À leurs yeux, la psychanalyse est à l’amour ce que la physique théorique est à la technique : ils commencent par la théorie mais, la plupart du temps, il n’est pas sûr qu’ils poursuivront leurs études jusqu’à sa mise en pratique.

C’est le cas, par exemple, de ces filles qui apprennent un quelconque métier du secteur social ; elles doivent toutes bosser sur la libido le soir, à la maison et, dans certaines écoles, elles doivent même exposer devant leurs camarades leurs désirs incestueux. Et malheur à elles, si elles ne s’en trouvent pas !
Tout le monde en a, comme tout le monde a un foie ou des reins ; et il faut bien réussir ses examens.

« Comment expliquez-vous, demandai-je, que la psychanalyse joue un tel rôle dans ce pays ? »

« Parce que nous sommes, c’est un fait, plus progressistes que les autres pays. »

« Et qu’entendez-vous par “être progressiste” ? »

« Ne pas avoir de préjugés. »

« Mais c’est l’inverse. L’obsession de la sexualité que trahit tout le tapage que vous faites autour de la psychanalyse est un héritage du puritanisme. Don Juan s’intéressait aux femmes. Il ne s’intéressait pas à la sexualité. »

« C’est absurde ! s’écria l’un d’eux, démontrant par là même qu’il n’avait pas de préjugés. C’est parce que nous ne sommes pas puritains que nous sommes adeptes de la psychanalyse. »

« Je ne vous fais aucun reproche, dis-je pour tenter de le ramener au calme. Aucun de vous ne peut changer l’histoire religieuse des siècles passés. Mais seul un ancien puritain peut se reconvertir dans l’anti-puritanisme. Vous restez puritains jusque dans votre polémique contre le puritanisme. »

« Dans quelle mesure ? »

« Parce que vous considérez tout aussi peu l’amour comme de l’amour que vos aïeux puritains. Vous ne le voyez que comme une pulsion, c’est-à-dire comme une chose naturelle. Parce que, tout comme vos aïeux, vous vous méfiez des formes culturelles de l’amour. La pulsion était, à leurs yeux, une force naturelle impure. Ils ne la croyaient pas humanisable. Ils pensaient ne pouvoir la légitimer que par le biais du sacrement. L’amour reste à vos yeux une force naturelle, même si vous le considérez comme une force “pure” qu’il faut libérer de ses entraves culturelles. Vos aïeux vous ont légué cette méfiance. La seule différence, c’est que vous utilisez la psychanalyse pour inverser ce jugement : vous mettez un plus devant la pulsion, là où ils mettaient un moins. »

« Comme si nous ne tenions pas compte de milliers de facteurs sociaux et culturels », objecta une jeune fille piquée au vif qui suivait chaque soir, après ses huit heures de bureau, un cours sur la libido, laissant ainsi passer toutes les opportunités qui pouvaient se présenter dans sa vie en matière de libido ; car beaucoup de personnes passent ici à côté de l’amour à cause de la psychanalyse.

Toute la classe l’applaudit.

« C’est exact, dis-je. Vous en tenez compte comme de facteurs de perturbation. Comme de “facteurs de refoulement” qu’il faut démolir pour libérer la chose même. Ce dont la psychanalyse traite pratiquement et ce dont elle traite théoriquement, ce n’est jamais du rôle que joue le sexe dans la société, mais de celui que joue la société dans le sexe. La biographie de la libido, c’est l’histoire des sabotages opérés par la société. Car, pour la psychanalyse, l’Histoire est l’histoire des entraves faites à la pulsion. »

À ce moment, la sonnerie retentit.

« Vous allez vivre un terrible renversement de situation, les avertis-je en guise de conclusion. Un jour, lorsque vous serez plus vieux et que vous aurez réussi à tout démonter, vous allez vous retrouver tout nus. Vous aurez fait tomber les murs qui emprisonnent la pulsion et votre pulsion, elle, se sera endormie. Je frissonne d’avance en pensant à ces étendues désolées. »

Une dame d’un certain âge — car, ici, on étudie jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans — fronça les sourcils.

« Vous êtes fiers d’apprendre à la sueur de votre front le raccourci qui permet de passer directement par la fenêtre pour se rendre sur le boulevard de la pulsion. Demain, vous n’irez plus au concert que pour entendre l’accord final... L’exécution de la symphonie vous agacera, car elle ne vous apparaîtra plus que comme une entrave, un détour. Pourquoi est-ce que j’emploie le futur ? C’est déjà le cas : ce que vous entendez à la radio, ce sont déjà de grands thèmes extraits de leur contexte et des apothéoses tronquées. Vous avez déjà “refoulé” tout le reste. Si vous prenez l’habitude de passer directement par la fenêtre pour atteindre le boulevard de la pulsion, vous finirez par oublier non seulement le détour que constitue l’escalier de la culture, mais la culture elle-même. »

« La psychanalyse n’est-elle pas elle aussi une valeur culturelle ? », demanda l’un des étudiants.

La sonnerie retentit pour la deuxième fois.

« Quel est brièvement le sens de cette longue digression ? » interrogea une étudiante prête à noter, le stylo au- dessus de sa feuille.

« Elle signifie que vous voulez vous limiter brièvement au sens des grandes digressions », répondis-je. Et la sonnerie retentit pour la troisième fois.

2 novembre – J’ai dû parler hier avec des étudiants de la poésie lyrique allemande et, en particulier, des poèmes d’amour. Incompréhension totale des concepts et des sentiments. Pourquoi ?

Kierkegaard dit que seule la tabouisation de la chair opérée par le christianisme a transformé la sensibilité en sensualité. C’est juste. Mais sans tabouisation, l’avènement de l’autre « moitié » de la sensualité — c’est-à-dire de l’amour — aurait également été impossible ; l’amour tel que nous le connaissons dans l’histoire européenne, l’amour comme phénomène culturel.
Car la culture est faite de détours. Et les détours sont la plupart du temps des détours qu’on fait pour contourner des tabous. Sans tabous, donc sans détours et sans les tensions créées par ces détours, il n’y aurait jamais eu d’histoires d’amour. Car, lorsqu’on est déjà arrivé à destination avant même d’avoir dû préparer son voyage, il ne peut pas y avoir d’histoires. L’expression populaire qui dit « ne fais pas d’histoires » sait très bien qu’« histoires » et « détours » ne font qu’un.

L’impatience qu’elle peut également dénoter est ici sans importance.

Ne flairant pas le piège, les étudiants acceptèrent sans rechigner mon premier exemple démontrant l’identité de la culture et des détours : ils trouvèrent, eux aussi, désespérément « inculte » un homme qui plongerait ses deux mains dans un plat de spaghettis et admirent que le premier à avoir utilisé une fourchette et donc à avoir accompli un détour, avait fait le premier pas vers la culture. — Ils eurent néanmoins des réticences à utiliser le même schéma de pensée pour l’amour, des réticences que je qualifierais de représentatives. Ils étaient trop fiers de leur « absence d’inhibitions » programmatique, d’être libérés des réserves puritaines de leurs aïeux (des réserves qui n’ont jamais été les leurs) pour transposer à l’amour le concept de détour. Quelques-uns me dirent avec mépris que j’étais prude et je ne parvins pas à leur faire entrevoir qu’avec cette anti-pruderie dont ils étaient si fiers (alors qu’ils ne l’avaient même pas conquise eux-mêmes, mais seulement reçue comme une « valeur culturelle ») ils étaient dans le meilleur des cas revenus à l’avant-veille. Quand je leur parlai de Lucinde un roman écrit il y a cent cinquante ans —, et leur dis plus précisément que Schlegel y avait présenté le mariage comme la ruine de l’amour et que Schleiermacher — un grand prédicateur de la génération suivante — avait défendu ce roman de Schlegel, ils se sentirent humiliés ; tout aussi humiliés que lorsqu’ils apprirent que nous avions grandi avec Picasso alors qu’eux venaient juste de le découvrir.

Finalement, je me décidai à leur parler du détour et de l’absence de détour sans plus leur jouer de tours et leur dis que celui qui serait capable de plonger directement les deux mains dans le plat de spaghettis au moindre signe d’appétit sexuel serait bien à plaindre. Il se priverait de tout : de la joie d’approcher du restaurant, de l’examen minutieux du menu, de l’attente, de la table nappée de blanc, du fumet qui précède le repas, des hors-d’œuvre *, du dessert. — Aucun effet sur les étudiants. Le principal reste le principal. — Exact, c’est bien le principal. Et c’est lui que vous ratez. Car vous ne vous privez pas seulement de la séduction, du jeu et des signes secrets, mais aussi de la joie elle-même. Sans chemin de croix, l’apothéose est mesquine ; sans détours générateurs de tensions, le « principal » n’est que du « fun », un fun vite oublié, parce qu’il n’a jamais fait l’objet d’une préparation ; bref, parce qu’il n’a pas été fait à partir d’autre chose. Or, « faire quelque chose à partir d’autre chose », qu’il s’agisse de pain à partir de céréales, ou bien d’amour à partir de sexe, voilà précisément en quoi consiste la « culture ».

* En français dans le texte. Désormais, toutes les expressions en italiques suivies d’un astérisque sont en français dans le texte (N.d.T.).

L’un d’eux demanda s’il fallait qu’ils viennent à l’école en fiacre. — « La longueur du détour est proportionnée à la grandeur du but », répondis-je. Bien sûr, il y a eu des cultures dans lesquelles les buts ultimes étaient assez insignifiants et qui ont tué le temps en érigeant de véritables systèmes de détours. Ces systèmes étaient si denses et demandaient tellement de temps, qu’ils masquaient complètement les buts. — Aucun d’entre eux ne se douta que c’était d’eux que je parlais. — Quoi qu’il en soit, la longueur du détour est proportionnée à la grandeur du but. Si vous obteniez rapidement ce que vous souhaitez en appuyant sur votre bouton anti-puritain, ce serait comme si, dans un concert, on vous servait tout de suite l’accord final, alors que vous l’apprécieriez plus s’il tardait à venir. « Il y a quelque chose de barbare dans ce qui ne se fait pas attendre », dis-je pour conclure. — La comparaison fit sourire deux ou trois étudiants, mais de mauvaise grâce, car ils ne voulaient pas admettre la conclusion qui découlait de cette analogie.

Pourquoi ce refus si l’on fait abstraction de leur anti-puritanisme quasiment professionnel ?

Parce qu’identifier culture et détour (ou différer le moment où l’on rejoint le but visé), c’est faire un affront à l’idéal de notre temps, à savoir l’idéal pratique.

Certes, ce qui est « pratique » (l’« instrument ») est toujours quelque chose qui prend place entre le sujet et le but qu’il vise. Mais la raison d’être de cet instrument est (du moins est-ce ce qu’on prétend) de raccourcir et non de rallonger le chemin qui sépare le sujet de son but. Les étudiants ne remarquent même pas que, lorsque monte la fièvre de la compétition, le but poursuivi perd en importance. Car, alors que le but de la culture est de retarder l’accomplissement du but, le leur est de le hâter. Ce n’est pas pour se rendre quelque part qu’ils achètent une voiture, mais pour rouler. Peu leur importe que rouler implique aussi nécessairement d’arriver quelque part : on est arrivé lorsqu’on n’a plus d’essence. (Il est vrai qu’on peut se demander s’ils achètent une voiture pour rouler. Beaucoup d’entre eux ne roulent vite que parce que c’est le seul moyen de prouver qu’on a une bonne voiture et que leur but est vraisemblablement d’acquérir l’assurance que procure dans notre société le fait de posséder une voiture. Car ils sont ce qu’ils possèdent.)

Quoi qu’il en soit : cet idéal du raccourci explique d’une façon beaucoup plus plausible que la chute du puritanisme les réticences des étudiants à étendre mon concept de culture au phénomène de l’amour. La chute du puritanisme est peut-être déjà elle-même un effet secondaire du pragmatisme : si la psychanalyse (considérée d’un point de vue anti-puritain) est chaque jour de plus en plus influente ici, il faut également en chercher la raison dans l’idéal du raccourci : pragmatisme et psychanalyse combattent l’un et l’autre les « blocages ». Les blocages sont des actes dilatoires ; les actes dilatoires sont des pertes de temps ; les pertes de temps sont des pertes d’argent... Bref : la mode de la psychanalyse, c’est aussi une vague qui se donne pour moderne alors qu’elle se soulève sur une mer plutôt ancienne. Elle contribue à accélérer le tempo de la production.

On confond même parfois ici chemin et but. En effet, beaucoup se servent de la théorie psychanalytique comme d’une voiture : de même que, pour beaucoup, la voiture est plus importante que le but du trajet, pour bon nombre, le traitement psychanalytique est plus important que l’amour. J’ai eu vent d’un intellectuel américain qui a consenti à épouser une vieille sorcière fortunée pour pouvoir se payer une nouvelle analyse toute fraîche. À la bonheur (sic).

9 novembre – L’étudiante américaine, qui ne comprenait rien de rien aux poèmes d’amour de Goethe est non seulement mariée, mais elle a aussi un enfant. J’ai du mal à dire qu’« elle est mère » car elle va toujours à l’école et rend des dissertations sur, par exemple, le thème de « l’expression personnelle en tant que valeur culturelle ». — Du fait qu’elle se soit mariée si jeune on pourrait conjecturer que, contrairement aux jeunes filles européennes, elle a épousé son premier amour. Ce n’est pas du tout le cas. Elle s’est mariée bien avant que le premier amour frappe à sa porte ; dans une certaine mesure, elle s’est mariée dès qu’elle a entendu ou provoqué par mégarde les premiers pépiements du désir sexuel. Elle avait déjà bu avant même d’avoir appris par ouï-dire qu’il existait plusieurs sortes de vin.

16 novembre – Il y a une semaine, j’ai abordé avec mes étudiants les différents types de passivité humaine, ce qui m’a amené à distinguer ou plutôt à essayer de distinguer « Drang » [impulsion], « Trieb » [pulsion], « Sucht » [manie] et « Zwang » [compulsion]. Pour bien faire comprendre les différences, j’ai inventé des composés hybrides comme la « pulsion digestive », « l’écriture compulsive », « la manie égoïste » et ainsi de suite, puis j’ai insisté sur l’impulsion. L’impulsion, leur ai-je expliqué, veut seulement se « délivrer », elle n’a donc aucun objet intentionnel, aucune relation au monde et n’a, par conséquent, rien qu’elle pourrait « cultiver » ou qu’on pourrait cultiver en elle. Aujourd’hui, j’avais l’intention de passer à la « pulsion », mais, auparavant, j’ai demandé à L. N. de récapituler, ce dont il s’acquitta d’abord tout à fait convenablement jusqu’au moment où, pour conclure, il donna — et je n’en crus pas mes oreilles — la pulsion sexuelle comme le meilleur exemple d’« impulsion ». Personne ne broncha. Moi non plus. Quand il eut terminé, un peu troublé, je lui demandai s’il pouvait donner d’autres exemples. Je n’aurais pas dû faire cela. « Bien sûr, répondit-il avec zèle et candeur, l’expression personnelle ».

Bref : l’esprit et l’amour ramenés au niveau de la digestion.

17 novembre – L’expérience d’hier est importante à deux titres. Quand le processus de sécularisation et de naturalisation a commencé, comme c’est le cas ici, en Amérique, sans être accompagné par un mouvement d’acceptation, voire de divinisation dionysiaque de la nature, la pulsion ne peut même pas être considérée comme quelque chose de positif. Elle ne peut être perçue que comme une « impulsion », une impulsion dont on se félicite qu’elle se décharge. Le parallèle avec la digestion s’impose de nouveau.

L’idéal consisterait en fait à n’avoir pas de sexe. Mais ce serait une erreur de citer ici le chapitre 7 de la première Épître aux Corinthiens (« Il vaut mieux se marier que de brûler »). Il n’y a rien de paulinien dans les motivations de cet idéal.

Voilà quelle est la situation ici : celui qui brûlerait — au sens que Paul donne à ce verbe — ralentirait la seule activité qui « compte » ici, à savoir la concurrence qui est regardée, au moins idéologiquement, non seulement comme un moyen de faire de l’argent, mais aussi comme une preuve de vitalité. Cette compétition a presque entièrement capté à son profit les réserves d’« énergie motrice » qui appartenaient auparavant à la pulsion. Au fond, il ne s’agit que d’un combat entre rivaux élevé au rang d’institution et dont l’enjeu est dé-sexualisé. Le monopoliste correspond sur le plan économique à celui qui est vainqueur sur le plan érotique.
Néanmoins, comme il appartient à l’essence de la compétition que les rivaux soient éliminés les uns après les autres, bref, que la plupart en soient exclus, un troisième terme a fait son apparition qui est un ersatz d’ersatz de la pulsion : il s’agit du sport. Ce n’est pas dans leur vie pulsionnelle, mais dans la concurrence sportive que la plupart, voire la totalité des Américains connaît — activement ou à titre de spectateur — le plus de passion et d’extase. Quand on voit pour la première fois le visage échauffé de quelqu’un qui vit en direct à la radio la victoire ou la défaite d’une équipe lambda dont, pour d’obscures raisons, il est supporter, et qu’il trépigne en laissant échapper des sons inarticulés, on croit être le témoin d’un orgasme imaginaire.

Et il n’est pas rare qu’on se « pâme » dans ces occasions (en anglais : « to swoon »). (L’écoute de musique à forte connotation sexuelle met les Américains dans un état comparable, mais ce n’est pas le cas de leurs relations amoureuses intimes. Au contraire : pour jouir de la compagnie de leur girlfriend, ils allument la radio, qui leur sert pré-mâchée sur un plateau l’excitation sexuelle que leur partenaire devrait en principe provoquer.)

19 novembre – L’air de famille entre ces étudiants soi- disant « libérés » et leurs aïeux puritains ne cesse de me déconcerter. Ils restent puritains jusque dans leur polémique contre le puritanisme.

Pas plus dans un cas que dans l’autre, on n’accueille joyeusement le désir. Dans un cas comme dans l’autre, il va de soi que la sexualité n’est qu’un moyen en vue d’une fin. Heureuse époque que celle où elle était encore considérée comme le moyen de fonder une famille. Car de nos jours, son but est exclusivement hygiénique : on considère que l’ascèse est mauvaise pour la santé.
Mais le désir n’est pas seulement quelque chose « en plus », une prime (comme dans le puritanisme), c’est aussi (toujours comme dans le puritanisme) une prime dangereuse. Heureuse époque que celle où le risque était encore compris dans un sens paulinien. Car de nos jours, on considère que le danger menace exclusivement les affaires. Pourquoi les affaires ?

20 novembre – Pour Aristote, le bonheur est une entéléchie : cela signifie qu’il n’existe pas en vue de quelque chose. Pour les Grecs, dans leur grande sagesse, ce « ne pas exister en vue de quelque chose » était ce qu’il y avait de plus élevé, ce pour quoi on se mettait en mouvement.

Mais on peut aussi se méprendre sur le bien suprême, sur ce « ne pas exister en vue de quelque chose » : ce qui n’existe pour rien, ce qui n’est bon à rien n’a aucune valeur. — Ici, la plupart des gens sont condamnés à cette méprise ou, plus exactement, à l’infortune que représente une telle perversion.

Pour eux, le bonheur n’a aucune « valeur » parce qu’il n’a pas une valeur « en vue de quelque chose » ; le but n’a aucune « valeur » parce qu’il n’est pas un moyen ; la destination n’a aucune valeur parce qu’elle n’est ni le chemin ni le mouvement. Ici l’important, c’est le mouvement, pas la destination. Ici, l’important, c’est, par exemple, d’apprendre tout au long de sa vie, pas le savoir ou la sagesse ; c’est le voyage en voiture, pas le lieu où l’on va séjourner. L’accroissement de ce monstrueux système de moyens qui ne laisse émerger aucun but est donc, si l’on peut dire, l’unique « but » de ce mouvement perpétuel. Tout le monde doit courir et courir pour gagner. Mais pour le coureur, il n’y a pas d’autre bonheur ou désir que celui de courir. Le bonheur, ce serait pourtant de se reposer et de jouir de quelque chose, mais tout coureur qui se repose aurait le malheur et le déplaisir d’être dépassé par les autres concurrents. — Par conséquent : ici, il est impossible qu’il y ait des « buts », car ils saboteraient les moyens.

Il n’y a rien et il ne peut rien y avoir en dehors de ce système de moyens. La vie sexuelle suit, elle aussi, son cours à l’intérieur de son horizon propre ; imbriquée dans un système de moyens en folle expansion. Par conséquent, le sexe doit, lui aussi, être « bon à quelque chose » (à une chose qui doit elle- même être bonne à quelque chose et ainsi de suite — les amateurs d’infini sont servis). La question : « Le sexe est-il nécessaire ? » n’est pas seulement le titre plaisant d’un livre qui se vend bien ici : si cette question n’était qu’une plaisanterie, jamais un éditeur n’aurait inventé ce titre ou ne l’aurait accepté. Il est clair que, si le sexe n’est qu’une « jouissance », il est non seulement superflu, mais aussi néfaste. À quoi servirait la jouissance puisqu’en tant que telle, elle serait un « but » et non un moyen et ne renverrait donc à rien d’autre qu’elle même ? En revanche, le sexe est approuvé et protégé par toutes les clauses garantissant la « liberté d’expression » là où il peut être utilisé, exploité, mis à profit : dans l’industrie du divertissement ou dans des publicités pour les bas, par exemple. Car, dans ce pays, on n’achète pas des bas « excitants » pour des raisons sexuelles, mais on rend le sexe excitant pour vendre ce genre de bas. Dans ces conditions, le sexe « existe en vue de quelque chose » et est donc licite. Qu’il est réducteur pourtant de ne considérer le sexe que du point de vue du désir ! Que faire alors de la morosité engendrée par l’abstinence sexuelle ? A-t-elle des conséquences pratiques ou non ? C’est uniquement de ce point de vue qu’on envisage le sexe ici. Puisque l’abstinence est malsaine, le sexe est « nécessaire ». « Vous ferez de biens meilleurs rapports statistiques, lorsque vous vous serez débarrassés de la tension de votre b… », dit le coach. Celui qui en est « bien débarrassé » est apte au travail, il peut passer avec brio l’examen pour trouver un emploi, pour acheter une voiture, pour ceci ou cela. Le mouvement perpétuel est amorcé et il tourne rond. Bref, le sexe est licite en tant que moyen, alors que le pratiquer pour le plaisir ou le bonheur reviendrait à interrompre le mouvement, la compétition et, par conséquent, l’activité infinie des médiations— ce qui serait néfaste.

L’accepter pour, ensuite, s’en débarrasser : voilà ce qui se cache derrière la dé-tabouisation du sexe dans ce pays.

27 novembre – Une de mes étudiantes — elle a l’air d’une professeure-née de travaux manuels — cite sans cesse des exemples à caractère sexuel ; elle garde en permanence le terme « peur de l’inceste » entre les dents, à la manière d’un chewing-gum, puis l’en extrait à intervalles réguliers. Le plus étonnant, c’est qu’à chaque fois qu’elle fait cela, elle me lance un regard triomphant : elle s’attend probablement à avoir une bonne note en répétant cette expression, comme si le zèle sexuel qu’elle affiche verbalement prouvait qu’elle a progressé sur le chemin qui mène à la « nature ». Il y a quelques semaines, elle avait déjà « expliqué » la dernière manière de Rembrandt à l’aide de ce terme. Elle commença à s’agiter pendant que j’analysais les natures mortes de Cézanne. « Et la peur de l’inceste chez Cézanne ? » finit-elle par lancer triomphante, croyant ainsi pointer un oubli de ma part.

Traduit de l’allemand par Elsa Petit