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DE L'HOMME UTOPIQUE À L'UTOPIE NÉGATIVE
Notes sur la question de l'utopie dans l'oeuvre de Günther Anders
Christophe David *

Origine : http://www.cairn.info/revue-mouvements-2006-3-page-133.htm

Mouvements, 2006/3 no 45-46, p. 133-142.

* Philosophe, traducteur.


1. Les références aux œuvres de Günther Anders les plus citées sont données dans le corps de l’article selon les abréviations indiquées à sa fin.

Surtout connu pour la critique radicale de la technique qu’il a menée dans les deux tomes de L’Obsolescence de l’homme (1956 et 1980), Günther Anders est tout sauf un utopiste. Il a néanmoins thématisé la question de l’utopie dès 1930 et défini à cette occasion l’homme comme un être « fondamentalement utopique ». Il n’a par la suite jamais renoncé à cette anthropologie : l’homme que l’utopie « totalitaire » de la technique rêve de voir disparaître, c’est cet « homme utopique » défini à l’époque contre Mannheim.

Anders appartient à la même génération que Bloch, Benjamin ou Adorno, autant de philosophes qui auront contribué à revaloriser l’utopie et dont il a été proche à divers titres, mais il n’y aurait absolument aucun sens à vouloir le présenter comme un penseur de l’utopie. Il a bien écrit un bref texte sur Thomas More. Il n’y est cependant pas question de L’Utopie mais de la conduite que la légende prête à More au moment où on le conduisit au billot. Ce texte s’intitule « T. me demande pourquoi je ne pourrai jamais me « résigner » » (K 1) : pour répondre à T., Anders écrit un petit apologue mettant en scène Thomas More. Il ne s’y réfère pas à More en tant qu’auteur de L’Utopie mais en tant que héros de la pensée ayant tenu tête aux autorités ecclésiastiques… Le projet de cet article est de montrer que, s’il est impossible de faire d’Anders un utopiste, celui-ci n’est néanmoins pas resté indifférent à la question de l’utopie, et d’examiner les diverses réflexions qu’il lui a consacrées. Nous verrons d’abord (1) comment Anders a entrepris en 1930 de « corriger » la conception mannheimienne de l’utopie. Nous examinerons ensuite (2) l’analyse qu’il a proposée, à la fin des années 1950, de la société de consommation comme réalisation de l’utopie archaïque du pays de Cocagne. Si cette utopie particulière a pour effet de chasser l’utopie en tant que telle des préoccupations humaines, elle est contemporaine de la dernière « utopie positive », celle de la mégamachine, une utopie qui est le rêve des… machines et non celui des hommes (3). Nous verrons enfin (4) comment la problématique de « l’obsolescence de l’homme » relève du « genre » de l’« utopie négative » ou anti-utopie telle qu’Anders l’analyse. Le point de vue de l’« utopie négative » lui permet de penser au-delà de l’horizon temporel du pays de cocagne et de travailler à déchiffrer l’autre « utopie positive » au travail aujourd’hui : celle de la mégamachine.

2 La première note d’IAP date cet exposé de 1930 ; Anders parle à deux reprises de 1929 (AM, 129 ; MoW, note 3, XLIII). Le texte de la conférence est perdu (ESJ, 31 et AM, 130).

3 G. STERN, « Über die sogennante « Seinsverbundenheit » des Bewußtsein », Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, Tübingen, n° 64, 1930 (abrégé en UsS dans la suite de l’article).

4 K. MANNHEIM, Ideologie und Utopie, Klostermann, Francfort- sur-le-Main, 1995,p. 169.

Refonder la conception mannheimienne de l’utopie

C’est en 1929 ou 19302 qu’Anders a exposé dans une conférence intitulée « Die Weltfremdheit des Menschen » [L’Homme étranger au monde], les grandes lignes de son anthropologie philosophique, devant un public composé, entre autres (Arendt, Adorno et Horkheimer), de Karl Mannheim (AM). Dans « Über die sogennante « Seinsverbundenheit » des Bewußtseins » [Sur le prétendu « lien » de la conscience avec l’être], un essai paru en 1930 3, c’est-à-dire écrit en même temps ou peu après cette conférence, Anders – qui, à l’époque, signe encore de son nom, Stern – a entrepris de refonder la conception de l’utopie exposée par Mannheim dans Idéologie et utopie (1928) sur la base de sa propre anthro- pologie philosophique. Cet essai ne se présente ni plus ni moins que comme une correction de l’anthropologie qui sous-tend sa conception de l’utopie. Anders prétend y reprendre « de façon plus radicale » les concepts de Mannheim (UsS). En quoi consiste cette radicalisation et quels effets a-t-elle ?

Selon Mannheim, « est utopique une conscience qui ne coïncide pas avec l’« être »qui l’entoure […] Mais ce n’est pas [toute] orientation incongrue qui transcende ainsi l’« être » de son temps et s’affirme, ce faisant, « étrangère à la réalité » [qu’il considère] comme utopique. [Il n’appelle] utopique que l’orientation qui « transcende la réalité », passe à l’action, et détruit partiellement ou totalement l’ordre de l’être existant à son époque. » 4 Bref, pour Mannheim, le concept d’utopie présuppose celui d’être, c’est-à-dire de réalité ou de monde. Dans son essai, c’est en le rendant indépendant des concepts d’être, de réalité ou de monde qu’Anders refonde le concept d’utopie. Dans son anthropologie philosophique, dont il ne nous reste que les deux articles traduits en français dans les Recherches philosophiques dans les années 1930, il oppose, à la manière du Bergson de L’Evolution créatrice, l’homme et l’animal. À travers Bergson, c’est en fait de la question darwinienne de l’adaptation du vivant qu’il part. Il présente l’homme comme un vivant non adapté au monde naturel et condamné à se créer le monde artificiel qui lui convient. Anders inverse le concept darwinien d’adaptation : il ne s’agit plus pour l’homme de s’adapter au monde tel qu’il est, comme chez Darwin, mais de créer un monde qui lui est adapté. L’homme « est taillé pour un monde qui n’existe pas, mais il est à même […] de le réaliser après-coup » (IAP). L’homme selon Anders est un homme fondamentalement « sans monde ». En naissant, celui-ci trouve toujours déjà un monde, mais ne le reconnaît pas pour autant comme « sien ». Il « prouve en tous ses actes sa liberté vis-à-vis du monde. Mais en aucun [acte] aussi expressément qu’en [celui] de se retrancher en soi. Car il prend […] en mains par celui-ci le destin de sa rupture avec le monde. » (PL). L’homme d’Anders affirme par excellence sa liberté en rompant avec « le monde qu’il trouve » puis en créant « après coup » (IAP) « le monde « auquel il a droit » » (UsS) : c’est à ce titre qu’il est « fondamentalement utopique ». L’homme « fondamentalement utopique » est l’homme libre, libre vis-à-vis du monde, libre parce que capable de se libérer du monde. Cette idée résolument acosmique de la liberté appellerait bien des commentaires… On pourrait, par exemple, la rapprocher de l’intemporalité (de l’« uchronie ») du « caractère intelligible » de la Critique de la raison pure… Contentons- nous de signaler qu’en même temps (ou par-delà), le concept d’utopie de Mannheim, c’est aussi bien sûr « l’être-au-monde » de Heidegger que vise Anders avec ce concept d’« homme utopique ».

Pour Mannheim, le concept d’utopie présuppose celui d’être, c’est-à-dire de réalité ou de monde. Dans son essai, c’est en le rendant indépendant des concepts d’être, de réalité ou de monde qu’Anders refonde le concept d’utopie.

Dire que l’homme est utopique, c’est aussi remettre en cause le « Da du Dasein » 5 (MoW). On peut voir dans la conception de l’utopie comme non-lieu extracosmique d’une liberté acosmique une lecture anthropologico-politique de la méthode husserlienne de la réduction. L’homme suspend le monde et, ce faisant, « se retranche en lui-même » (PL). Dans ses textes de cette époque, Anders désigne cette méthode du nom d’abstraction. L’abstraction permet à l’homme de retrouver « la situation uto- pique nue » (UsS), d’y faire l’expérience de sa liberté acosmique, de créer « le monde « auquel il a droit » » et de le substituer à celui qu’il a trouvé en nais- sant (UsD). Que l’abstraction a non seulement un sens politique mais même un sens révolutionnaire, c’est ce qu’on peut lire dans Die molussische Katakombe [Les Catacombes de Molussie] 6 : « Le révolutionnaire […] est l’homme de l’abstraction : il peut faire abstraction du fait que le monde est tel qu’il est. » En permettant à l’homme de sortir du monde et d’accéder au non- lieu extracosmique où il peut faire l’expérience de sa liberté acosmique, l’abstraction rend possible le projet de « transformer le monde » et mérite parfaitement d’être qualifiée de révolutionnaire. À la différence de la réduction husserlienne, l’abstraction andersienne a d’emblée une finalité pratique. Anders la définit comme « la liberté […] vis-à-vis du monde […], le retrait hors du monde, [mais aussi comme] la pratique et la transformation de ce monde » (PL). Voilà comment Anders résume tout cela en 1930 : « La non-congruence entre le monde qu’il trouve et le monde « auquel il a droit », le fait qu’il y ait deux mondes, le fait de n’être chez soi ni ici ni là […], voilà ce qui constitue la véritable position utopique de l’homme. » (UsS) La dimension utopique de l’anthropologie philosophique d’Anders est donc révélée par l’essai de 1930. La radicalisation des concepts de Mannheim qu’il opère a pour effet d’engendrer un concept d’utopie qui ne doit plus rien à celui de l’auteur d’Idéologie et utopie. Cette conception de l’utopie qui semble la dépolitiser en même temps qu’elle l’anthropologise laissera à coup sûr sceptiques ceux qui voient d’abord et surtout en Anders l’auteur de L’Obsolescence de l’homme et le militant.

5 Le « là » de « l’être là ».

6 G. ANDERS, Die molussische Katakombe, Beck, Munich, 1992, p. 126.

7 E. LÉVINAS, « Ethique comme philosophie première », Le Nouveau Commerce, n° 84-85, 1992, p. 13 sq.

Nous voudrions, pour finir sur cette première approche de la question de l’utopie par Anders, citer quelques lignes d’un texte écrit par un auteur de la même génération que lui et qui a eu les mêmes maîtres : « Mon être-au-monde ou ma « place au soleil », mon chez- moi, n’ont-ils pas été usurpation des lieux qui sont à l’autre homme déjà par moi opprimé ou affamé, expulsé dans un tiers monde. […] La crainte d’occuper dans le « Da de mon Dasein » la place de quelqu’un : incapacité d’avoir un lieu – une profonde utopie. » Tout le monde aura identifié l’auteur de ce texte : il s’agit d’Emmanuel Lévinas 7 qui, avant de devenir le philosophe que l’on sait, a traduit en français «Une interprétation de l’a posteriori », l’article d’Anders contenant les fondements de son anthropologie de « l’homme utopique ».

L’« homme utopique » est toujours présent en creux, négativement dans la problématique de « l’obsolescence de l’homme ».

L’« homme utopique », c’est l’homme qui, du point de vue de la technique, est obsolète, l’homme qu’elle rêve de « liquider ».

Le concept d’utopie sur lequel se terminent ces lignes de Lévinas est, selon nous, très proche du concept d’utopie tel qu’Anders l’a retravaillé à partir de Mannheim en 1930. to

8 E. LÉVINAS, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Livre de poche, 1990, note 3, p. 128.

9 G. ANDERS, « Mein Judentum » in Mein Judentum (volume édité par Hans-Jürgen Schulz), Stuttgart, 1978, p. 69.

On se gardera bien de tirer de cette coïncidence ponctuelle entre un texte de jeunesse d’Anders et un texte tardif de Lévinas des conclusions valant pour l’ensemble de leurs œuvres. Si ces deux conceptions de l’utopie sont proches, elles n’ont en effet pas exactement le même sens. Chez Anders, l’idée selon laquelle l’homme est utopique est une thèse de philosophie première. Chez Lévinas, c’est l’éthique de l’autre homme qui incite l’homme à rester utopique. On pourrait dire mutatis mutandis du concept d’utopie dans cet essai d’Anders ce que Lévinas dit de la « notion d’anar- chie » telle qu’il l’entend dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, à savoir qu’il « précède le sens politique (ou anti-politique) qu’on lui prête populairement » 8. Quoi qu’il en soit, cela ne l’empêche pas de fonder anthropologiquement l’idée qu’un autre monde est possible.

Quelle est la place de cette conception de l’utopie dans l’œuvre d’Anders ? Il est, selon nous, resté fidèle tout au long de celle-ci à cette anthropologie de « l’homme utopique » même si, après 1930, il n’a plus jamais qualifié l’homme d’utopique et n’a plus jamais donné une valeur positive à l’utopie. L’« homme utopique » est toujours présent en creux, négativement dans la problématique de « l’obsolescence de l’homme ». L’« homme utopique », c’est l’homme qui, du point de vue de la technique, est obsolète, l’homme qu’elle rêve de « liquider ». L’exil mène le jeune critique de Mannheim à Paris, où il fréquente son cousin Walter Benjamin, puis aux États-Unis, où il fait la connaissance d’Ernst Bloch. Ce chemin qui le conduit d’un grand penseur de l’utopie à l’autre se fait dans un tel contexte historique que, comme le dit Anders,

« Le 6 aôut 1945 a définitivement mis fin à [son] messianisme. » 9 De 1930 à 1945, il sera donc passé d’une tentative d’anthropologisation du concept d’utopie, tentative pour définir l’homme comme « fondamentalement utopique », à un détachement définitif vis-à-vis de l’utopie.

La société de consommation comme réalisation de l’utopie du pays de Cocagne

En 1950, Anders revient désespéré des États-Unis: « désespoir » est désormais l’un des mots-clés de sa pensée, comme de celle d’Adorno. Ni le désespoir andersien ni le désespoir adornien ne mènent cependant à la résignation. « Et si je suis désespéré, qu’est-ce que cela peut bien faire ? Continuons, comme si nous ne l’étions pas ! » dit Anders (AD); « La raison ne peut résister que dans le désespoir. », déclare de son côté Adorno qui, dans un entretien accordé en 1969, cite et approuve Grabbe (« Car seul le désespoir peut nous sauver. »).10 Leurs analyses des sociétés industrielles se complètent au point qu’Anders dira, en 1987, qu’à elles deux, leurs œuvres constituent une véritable « encyclopédie du monde apocalyptique » 11. Une différence fondamentale entre Anders et Adorno est que ce dernier croit encore à une forme d’utopie. Sa conception de l’utopie repose sur l’idée d’œuvre d’art autonome. Il en va tout autrement pour Anders qui n’a pas la même position qu’Adorno sur l’art d’après Auschwitz (et Hiroshima). Anders ne croit plus à ce qu’il appelle le « sérieux de l’art » compte tenu du « sérieux de ce qui a eu lieu et de ce qui menace » (GAA). Mensch ohne Welt, le volume qui recueille ses principaux textes sur l’art, ne porte d’ailleurs que sur des œuvres d’avant 1945… Pour se rendre compte de ce qui sépare Anders et Adorno sur ce point, il suffit de voir comment ils ont réagi l’un et l’autre à la Fugue de mort de Paul Celan. 12

Son désespoir est ce qui oppose par ailleurs Anders à Bloch, le penseur de l’utopie, qu’il a fréquenté aux États-Unis. Une déclaration d’Anders résume bien les termes de leur opposition : « La même situation s’est sans cesse reproduite avec Ernst Bloch. Il disait : « Günther, fiche-moi la paix avec ton idée fixe ! Je ne t’entends plus prononcer que le nom d’Hiroshima ! » […] Et je lui répondais toujours : « Je ne comprends pas comment, après Auschwitz et Hiroshima, on peut continuer à parler d’un Principe Espérance. » » (GAA) La critique qu’Anders fait de Bloch n’est pas identique à celle que lui adresse Hans Jonas dans Le Principe Responsabilité, même s’ils s’en prennent l’un et l’autre non pas à Bloch mais à une caricature simpliste de Bloch. 13 La thèse de Bruno Schoch selon laquelle ce serait « par désespoir » que Bloch aurait « élevé l’espérance au rang de principe » per- mettrait d’introduire quelques nuances dans cette affaire… 14

Si Anders ne croit plus en l’utopie après 1945, il voit cependant l’esprit de l’utopie à l’œuvre dans le monde. Disons pour faire vite qu’à ses yeux, le monde de l’après-guerre réalise à l’aide de la technique moderne l’utopie archaïque du pays de Cocagne (AM). Qu’est-ce que le pays de Cocagne ? Anders tient à le distinguer de l’âge d’or : « Alors que le besoin n’existe plus dans l’âge d’or, puisqu’il y est radicalement supprimé, il continue à exister dans le pays de Cocagne puisque ses habitants ne veulent pas renoncer au plaisir que procure sa suppression, c’est-à-dire à la consommation. » (AM) La société de consommation est la réalisation du pays de Cocagne. L’originalité d’Anders tient ici aux conséquences qu’il tire de ce lieu commun. Pour lui, en réalisant à l’aide de la technique moderne l’utopie du pays de Cocagne, les hommes travaillent à rendre l’utopie obsolète en tant que telle. Pour établir cela, il a recours à une hypothèse phénoménologique sur la « constitution du futur » (AD et AM).

10 Cf. respectivement, Minima moralia, Payot, 1991, p. 186 et GS, 20.1, p. 405.

10 G. ANDERS, Verleihung des Theodor W. Adorno Preises der Stadt Frankfurt-am- Main am 11 september 1983, p. 14.

12 Sur Adorno et Celan, cf. J. SENG, « Die wahre Flaschenpost », Frankfurter Adorno Blätter, n°VIII, 2003, pp. 151-176 ; sur Anders et Celan, cf. GAA, 110 sq. et 138, Besuch im Hades, Beck, Munich, 1996, p. 191 et K, 208 sq. et 242.

13 Cf. A. MÜNSTER, « Selbstzerstörung der Menschheit durch Atomkrieg oder Prinzip Hoffnung ? », VorSchein, Berlin, n° 24/2003.

14 Cf. B. SCHOCH, « Ernst Bloch : Hoffnung - aus Verzweiflung », Zivilisationsbruch. Denken nach Auschwitz, Francfort- sur-le-Main, 1988, p. 87.

15 Sur le remplacement des utopies politiques par des utopies techniciennes, cf. AD, 194 et sur le destin de l’utopie baconienne aujourd’hui, Philosophische Stenogramme, Beck, Munich, 1965, p. 92.

16 Sur cette question, nous nous permettons de renvoyer à notre article « Günther Anders et l’autonomie de la technique », Ecologie et politique, n° 32, 2006.

17 G. ANDERS, Hiroshima ist überall, Beck, Munich, 1982, p. 374 sq. et aussi AD, 123.

Il considère que le futur naît du manque et de la menace : or, dans nos sociétés d’abondance et sécuritaires, nous « manquons [à la fois] de manque et de menace » (AD) et perdons, de ce fait, le sens du futur : tous nos efforts visent même à dépouiller le futur de son caractère de futur, à le « défuturiser » (AD). Quand on perd le sens du futur, c’en est fini de l’utopie : on ne rêve plus d’un autre monde mais seulement de satisfaire ici et maintenant ses besoins (réels ou non). En réalisant l’utopie du pays de Cocagne, les hommes jettent le bébé avec l’eau du bain et rendent obsolète l’utopie en tant que telle. À l’aube de l’époque moderne, les hommes avaient fait leur l’utopie technicienne proposée par Bacon15, elle leur a permis de réaliser le pays de Cocagne, et voilà que, par une ruse de l’Histoire, ils perdent le sens même de l’utopie…

L’utopie du pays de Cocagne est ce qu’Anders appelle une « utopie positive », c’est-à-dire une utopie formulant explicitement l’objectif qu’elle veut atteindre (le « bonheur », qu’elle réduit à la satisfaction des besoins) et indiquant les moyens par lesquels elle veut l’atteindre (la technique, en l’occurrence). Il y a eu d’autres utopies positives : l’utopie religieuse du « Royaume » succédant à l’Apocalypse, l’utopie politique de la « société sans classes », par exemple. Le point commun à ces utopies positives, c’est qu’elles viennent du passé, d’époques où l’on pouvait connaître le manque et où l’on pouvait se sentir menacé. Selon Anders, au cœur de l’utopie réalisée du pays de Cocagne, les « utopies positives » appartiennent définitivement au passé: elles sont obsolètes. Toutes ? Non, il en reste bien une, mais elle n’est pas… humaine.

L’utopie de la mégamachine et de la liquidation des hommes

Anders est un penseur qui ne s’est pas contenté de souligner théorique- ment l’importance de l’imagination mais l’a effectivement sollicitée dans son travail théorique. L’« utopie » dont l’exposé suit est à comprendre comme une version filée et scénarisée de l’hypothèse de l’autonomie de la technique.16

« Chaque époque rêve la suivante. », disait superbement Michelet (cité par Benjamin dans la version de 1935 de Paris, capitale du XIXe siècle). Aujourd’hui, ce ne sont pas les hommes occupés à construire le pays de Cocagne à l’aide de la technique et, déjà, à en jouir, qui rêvent l’époque suivante. Ils sont obnubilés dans un éternel présent : pour eux, il n’y a plus de lendemain que l’illusion de lendemain que crée le mouvement continuel des nouveaux « nouveaux produits » chassant les anciens rapidement devenus obsolètes. 17 C’est la technique, le peuple des machines qui rêve l’époque suivante…

Car, chez Anders, les machines rêvent (AM, NF). Elles rêvent de l’avènement d’une mégamachine, d’une machine célibataire (AM, 121) intégrant toutes les machines individuelles à son fonctionnement (AD). Et, pour que rien ne sub- siste en dehors de cette mégamachine, elles rêvent aussi de se débarrasser des hommes. Voici donc la dernière « utopie positive » – si l’on peut dire… –, celle du peuple des machines: l’utopie de la mégamachine. L’objectif que vise cette utopie, c’est un devenir-monde des machines qui est également un devenir- machine du monde (AD, NF, AM). Elle vise à faire fonctionner le monde « comme un appareil », bref à réaliser l’équation « appareil = monde » (AM).

« Le monde en tant que machine [l’État technico-totalitaire], c’est l’empire millénariste vers lequel se sont portés les rêves de toutes les machines, depuis la première. » (NF) Cette utopie dont rêvent les machines est bien sûr d’essence totalitaire. Anders la décrit d’ailleurs à plusieurs reprises sur le modèle de la Volksgemeinschaft. « Volksgemeinschaft » est un mot appartenant à la « Lingua Tertii Imperii » (Viktor Klemperer) par lequel les nazis désignaient la « communauté du peuple » unie par le sang et le sol. La « communauté du peuple » des machines est une « nation » dont chaque membre est un « zoon politikon », un animal politique (AM).

Les membres de cette « communauté du peuple » des machines partagent tous un même rêve : l’avènement de la mégamachine et la « liquidation » des hommes. « Ce que souhaitent les machines, c’est un État où il n’y aurait plus rien qui ne soit à leur service. » (NF) À propos de l’« État technico-totalitaire » dont rêve le peuple des machines, Anders évoque ailleurs la figure cauchemardesque de Béhémoth (AD), à laquelle Franz Neumann avait eu recours, au début des années 1940, pour décrire le Troisième Reich.

Plus les hommes travaillent à perfectionner l’utopie du pays de Cocagne, croyant ainsi faire leur propre bonheur, plus ils réalisent en fait l’utopie de la mégamachine, et travaillent inconsciemment à se « liquider ».

Quand on aura ajouté que la troisième révolution industrielle culmine dans la « transformation de l’homme en matière première » (AM), il sera évident qu’on est en présence d’une comparaison filée (et omniprésente chez Anders après 1958) entre la mégamachine et l’Allemagne nazie. La communauté du peuple des machines a vaincu les hommes (AM, NF) et, en attendant d’être « liquidés », ceux-ci sont « enfermés dans les phases de travail auxquelles [ils] sont affectés, tels des détenus dans leurs cellules de prison. » (NF)

Notons que cette utopie totalitaire de la mégamachine est le revers de l’utopie archaïque du pays de Cocagne que la technique moderne a permis aux hommes de réaliser. Plus les hommes travaillent à perfectionner l’utopie du pays de Cocagne, croyant ainsi faire leur propre bonheur, plus ils réalisent en fait l’utopie de la mégamachine, et travaillent inconsciemment à se « liquider ».

Quel sens faut-il donner à cette utopie totalitaire des machines ? Quel est son statut gnoséologique exact ?

L’utopie négative de l’obsolescence de l’homme

L’utopie de la mégamachine, « utopie positive » du peuple des machines, est très précisément ce qu’Anders appelle, du point de vue des hommes, une « utopie négative » : elle est « un simple prolongement de la situation actuelle » (AD). Il s’agit en fait d’un scénario de « philosophie-fiction » (AM) 18, d’une anti- utopie. Lorsqu’il définit le concept d’« utopie négative », Anders l’illustre en évoquant Huxley. 19 Sa description de l’utopie totalitaire des machines a exactement le même statut que l’anti-utopie du Meilleur des mondes.

18 La première occurrence de cette expression chez Anders se trouve dans une fable de 1948, « Das Undenkbare », Der Blick von Turm, C. H. BECK, Munich, 1988, p. 44 sq.

19 Adorno dit exactement la même chose d’Huxley. Cf. « Aldous Huxley et l’utopie », Prismes, Payot, 1986, p. 82.  

20 T. W. ADORNO, Minima Moralia, op. cit., p. 121.

21 G. ANDERS, L’Obsolescence de l’homme, Encyclopédie des nuisances/Ivréa, 2002, p. 29 sq.

Qu’est-ce que la philosophie-fiction ? La philosophie-fiction est à la philosophie ce que la science-fiction est à la science : elle prolonge des tendances et, pour ce faire, commence par les considérer comme des faits (NF). Elle confond volontairement postulat et fait. Ici, elle prend volontairement l’hypothèse de l’autonomie de la technique pour un fait et la file, développant ainsi un scénario de philosophie-fiction. Anders le sait bien: « Il ne peut bien sûr être question de dire les instruments […] autonomes que dans un sens métaphorique. » (AD) L’utopie négative de la mégamachine, qui est donc une version scénarisée de l’hypothèse de l’autonomie de la technique, n’est qu’un « prolonge- ment de la situation actuelle ». Elle a pour principe l’idée que « le futur a déjà commencé », et considère par conséquent que les tendances qui se dessinent dans le présent peuvent parfaitement s’affirmer dans la mesure où « ce qui peut être fait doit l’être [et doit, même, l’être] inéluctablement » (AM).

En confirmant que, lorsqu’il parle des machines comme d’êtres humains, il est dans la métaphore, Anders tend à accréditer l’idée que l’hypothèse de l’autonomie de la technique – et l’utopie de la mégamachine, qui est une version scénarisée de cette dernière – n’est rien d’autre qu’une grille de lecture nous permettant de savoir où nous en sommes avec la technique. L’hypothèse (ou la métaphore) n’a de sens que parce qu’elle est consciemment développée (ou filée) sous le régime de l’exagération, l’exagération qu’Anders présente, après Adorno 20, comme une « méthode » dès l’introduction du premier tome de L’Obsolescence de l’homme21. Dans un autre texte méthodologique situé à la fin du deuxième tome de L’Obsolescence de l’homme et faisant écho à l’introduction du premier, Anders caractérise sa méthode comme une « herméneutique prognostique ». Pourquoi a-t-on besoin d’une herméneutique pour élaborer une philosophie de la technique ? Parce que les apparences sont globalement devenues obsolètes (AM) et que, même si l’on pouvait toujours se fier aux apparences, la technique est de toute façon devenue aujourd’hui un « phénomène » qui excède la perception empirique (AM). Cette méthode n’est pas un détour inutile mais une réponse conséquente au mode de (non-) donation du « phénomène » de la technique moderne. Elle est une médiation qui doit nous permettre de déchiffrer une réalité qui n’est plus immédiatement déchiffrable. Œuvre de l’imagination – l’imagination qui est pour Anders la faculté par excellence de la lucidité –, l’herméneutique prognostique exploite les ressources de l’exagération afin d’anticiper sur le développement de la mégamachine. S’il parle à plusieurs reprises des rêves des machines, l’herméneutique d’Anders n’a pourtant rien à voir avec une psychanalyse des machines. Il la présente comme une méthode comparable à celle des… augures. Le seul type de prophète ayant droit de cité dans L’Obsolescence de l’homme, c’est l’augure. Le prophète de la révolution technique, selon Anders, est celui qui lit dans les « entrailles » des machines (AM). En appliquant la méthode de l’« herméneutique prognostique », le philosophe de la technique cherche dans les entrailles des machines des indices concernant l’avenir de notre monde technique. Qui sont les prophètes modernes que reconnaît Anders ? Il ne cite que deux noms : Karl Marx et Jules Verne. « Jules Verne a été le prophète de la révolution technique tout comme Marx a été celui de la révolution sociale. » D’autres candidats aux fonctions de prophète de la révolution technique sont accueillis avec plus de méfiance par Anders : ce sont les auteurs de science-fiction du XXe siècle. S’il considère les inventeurs de super-héros comme une « avant-garde artistique au service de la technique » moderne, c’est-à-dire comme des propagandistes « vulgaires » travaillant à nous acclimater au « monde » que nous construit la technique moderne, il rend hom- mage en revanche à des auteurs critiques comme Aldous Huxley, George Orwell ou encore Stanislas Lem 22, qu’il crédite même d’être sous certains aspects bien plus philosophes que bien des philosophes modernes. Bref, « Chaque époque a les prophètes qu’elle mérite. » La seule chose qui compte, c’est que ceux-ci n’arrivent ni trop tôt, ni trop tard mais à temps. 23 Anders cite les œuvres des trois auteurs de science-fiction susmentionnés comme des exemples d’« herméneutique prognostique ». Il lui arrive aussi de comparer ses propres développements sur l’utopie de la mégamachine à un roman de science-fiction « utopique » (AD). Pour Anders, le prophète moderne, c’est – peu importe qu’il soit romancier ou philosophe – quel- qu’un qui scrute à l’aide de son imagination les « entrailles » des machines. Il n’y a pas pour lui d’autres prophètes modernes. L’« utopie négative » en tant que « prolongement de la situation actuelle » est donc en dernière analyse un exercice de l’imagination, un exercice par lequel l’imagination cherche à lire dans les « entrailles » de la mégamachine actuelle ce vers quoi elle évolue.

Même si Anders n’est pas à proprement parler un penseur de l’utopie, force est de reconnaître qu’il a traité de façon cohérente et originale cette question.

Nous voudrions conclure sur un paradoxe.

Les technophiles ont souvent cherché à neutraliser Anders en le présentant comme un conservateur sous prétexte qu’il ne souscrivait pas à l’idée de Progrès. Il aime à retourner ce genre de jugements expéditifs en ayant recours à l’étymologie (« conservare » = sauvegarder) et en disant qu’il est effectivement partisan de « sauvegarder l’existence du monde et de l’humanité » 24. Nous avons cité plus haut un texte de 1962 incluant une théorie de la « constitution du futur » dans lequel Anders disait que le futur naissait non seulement du manque mais aussi de la menace (AD). La menace nucléaire ne nous donnerait-elle pas paradoxalement à nouveau un futur ? Évoquant les générations d’avant 1945, Anders a écrit qu’elles avaient finalement de la chance d’avoir eu à choisir entre un « monde mauvais » et un « monde meilleur » : « Aussi indignés qu’aient pu être leurs cris, aussi grandes qu’aient pu être leurs espérances, ils sont pourtant restés à l’intérieur d’un espace dont ils n’avaient aucune raison de se méfier et dont ils n’ont pas un instant eu besoin de douter parce qu’il leur était donné. Ils sont restés à l’intérieur du monde qui était « là » et dont ils avaient la garantie qu’il resterait « là », ce qui leur permettait de se limiter à revendiquer de meilleures conditions de vie, quand ce n’était pas même le meilleur des mondes. Nous, en revanche, nous envions l’alternative « mauvais monde ou bon monde ». La fin nous menaçant, notre alternative aujourd’hui est : un monde ou pas de monde. Aussi longtemps qu’il dure, le monde actuel nous semble presque être « le meilleur des mondes ». Ne l’est-il pas ? Non. Car du fait qu’il y va ici de à être ou de ne pas continuer à être, il ne s’agit plus du simple remplacement d’une possibilité par l’autre.

22 Sur Huxley comme « utopiste négatif », cf. AD, note 8, 112 et sur Orwell, cf. « Zum Orwell-Jubiläum », Forvm, Vienne, avril- mai 1984.

23 G. ANDERS, Philosophische Stenogramme, op. cit., p. 33.

24 G. ANDERS, « Dix Thèses pour Tchernobyl », thèse 8, Ecologie et politique, n° 32/2006.

25 G. ANDERS, Gewalt – ja oder nein, Knaur, Munich, 1987, p. 89 sq.

26 Sur l’origine de ce pseudonyme d’abord uniquement journalistique, cf. ESD, 35 sq. Anders ne l’utilisera pour signer ses textes littéraires et philosophiques qu’à partir de 1945.

D’un mieux-être dépendent aujourd’hui beaucoup plus de choses que jamais. En outre, aussi paradoxal que cela puisse sembler, la conservation du monde ne peut réussir que par son changement. Continuer à exister n’est possible que si le monde qui reste est différent du monde actuel. Les espérances et les prétentions de nos pères ne sont donc pas annulées. On peut même dire qu’elles sont au contraire pour la première fois actuelles. » Un des paradoxes auxquels aboutit Anders, c’est que pour conserver le monde, il faut le changer. Si la menace est bien, avec le manque, l’une des deux origines du futur, l’utopie que la société de consommation tend à chasser des préoccupations humaines pourrait bien renaître grâce à la menace nucléaire…

Qu’on ne se méprenne pas, il ne s’agit pas de transformer Anders en utopiste malgré lui. Si la menace nucléaire donne naissance non pas à une utopie mais à de l’utopie, c’est seulement au sens où elle arrache l’humanité au présent de la consommation pour réveiller en elle un souci du futur. Politiquement, Anders a toujours tenu à se présenter comme indépendant des idéologies révolutionnaires répertoriées, ce qui n’en fait pas pour autant un anarchiste par défaut. Il ne s’est jamais dit anarchiste et, de toute façon, on n’est pas anarchiste par défaut. Le présenter comme tel, ce serait soit céder à une facilité rhétorique (au mépris de l’Histoire), soit épouser le point de vue de l’ordre (pour lequel tout ce qui dérange est vite qualifié d’« anarchiste »). Le souci qui anime Anders d’être politiquement insituable, c’est-à-dire littéralement irréductible et donc irrécupérable, n’est pas sans rapport avec la question de l’utopie. Il est politiquement « utopique » au sens qu’il donnait à ce mot en 1930, dans sa critique de Mannheim. Sa « politique » est en accord avec son anthropologie. Il ne s’est jamais situé politiquement ; ce souci vaut aussi pour le pacifisme. 25 Son pseudonyme « utopique », Anders (« anders » = autrement 26), dit bien qu’il est politiquement de nulle part (même si les candidats à la récupération ne manquent pas…). Ce qu’il réclame sur le plan strictement politique, c’est plus de démocratie, car « dans la société de consommation, il n’y a pas de démocratie » (GAA). Plus de démocratie, c’est-à-dire une « vraie démocratie », une démocratie dont le fondement ne serait plus l’égalité de tous les produits mais celle de tous les citoyens (MoW), dont le principe politique ne serait plus le taylorisme (AM) et dans laquelle nous aurions « le droit et le devoir de décider ensemble des affaires relevant de la res publica. » (AD) – ce qui au cœur de nos société industrielles est peut-être une parfaite utopie…


Liste des abréviations

AD : Die atomare Drohung, Beck, Munich, 1981

AM : Die Antiquiertheit des Menschen, Bd. 2, Beck, Munich, 1984 ESJ : Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ? Allia, 2001 GAA : Günther Anders antwortet, Tiamat, Berlin, 1987

IAP : « Une Interprétation de l’a posteriori », Recherches philosophiques, Paris, n° 4/ 1934-1935

K : Ketzereien, Beck, Munich, 1993 ; MoW : Mensch ohne Welt, Beck, Munich, 1984 NF : Nous fils d’Eichmann, Rivages, 1993

PL : « Pathologie de la liberté », Recherches philosophiques, Paris, n° 6/ 1936-1937.