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Origine : http://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2011-3-page-165.htm
L'Harmattan L'Homme et la société 2011/3 n° 181
* À Martine Leibovici, Jean-Claude Monod et Christian Sommer.
En 1980, Günther Anders (1902-1992) a tardivement désigné l’ensemble de son travail depuis 1945 comme une « anthropologie philosophique [de] l’époque de la technocratie 1 ». Dans un texte de 1979, précisément intitulé « L’obsolescence de l’anthropologie philosophique 2 », il tirait la conséquence de l’« obsolescence de l’homme » — le concept autour duquel il a articulé tout son travail depuis 1945 — pour l’anthropologie philosophique : si, à l’époque de la technocratie 3, la technique tend à devenir le Sujet de l’histoire, à se substituer à l’homme dans ce rôle, puis, progressivement, à le « liquider », il ne reste plus qu’à proclamer que l’anthropologie philosophique est un discours dont les jours sont, eux aussi, comptés, un discours qui, aujourd’hui déjà, est un discours « d’avant », d’avant le processus d’obsolescence de l’homme que le pronunciamento de la technique moderne a décrété et accélère chaque jour un peu.
1 Günther ANDERS, L’obsolescence de l’homme, tome 2, Fario, 2011, p. 5.
2 Ibidem, p. 129 sq.
3 Chez Anders, il faut prendre le mot « technocratie » au sens le plus littéral et le plus absolu : en technocratie, c’est la technique qui exerce le pouvoir, tout comme en démocratie c’est le peuple et, en aristocratie, les prétendus « meilleurs ».
Cette déclaration prend un sens tout particulier lorsqu’on sait qu’Anders a lui-même écrit une anthropologie philosophique à la toute fin des années 1920 et que c’est sur cette anthropologie que repose en dernière analyse l’ensemble de son œuvre. Quel sens y a-t-il dès lors à rester fidèle à l’anthropologie philosophique lorsqu’on est convaincu qu’elle va elle-même être entraînée dans le processus d’obsolescence qui a commencé à gagner l’ensemble de ce qui est humain ? Anders pense entre chien et loup : il reste fidèle au discours crépusculaire de l’anthropologie philosophique au moment où commence déjà à se lever l’aube fatale de l’hégémonie technique.
Nous allons d’abord rappeler à grands traits en quoi a consisté l’anthropologie philosophique telle que Max Scheler puis Helmuth Plessner l’ont définie à Cologne, à la toute fin des années 1910. Nous situerons ensuite l’anthropologie philosophique élaborée par Anders (en 1929) à l’intérieur de ce courant et tenterons de montrer ce qui en fait la singularité. Nous verrons enfin comment cette anthropologie philosophique a évolué au fil du parcours d’Anders pour devenir l’« anthropologie philosophique [de] l’époque de la technique » qu’exposent les deux tomes de L’obsolescence de l’homme.
I
L’anthropologie philosophique est un courant né à Cologne en 1919 4. Ses représentants les plus importants sont Max Scheler, Helmuth Plessner et Arnold Gehlen 5. Ce que propose l’anthropologie philosophique — et ce geste suffit à la distinguer des autres anthropologies —, c’est de penser l’homme en tant que vivant dans sa différence d’avec les autres vivants et de s’appuyer, pour ce faire, sur les sciences empiriques du vivant, c’est-à-dire la « biologie ». C’est Scheler qui propose à Plessner, étudiant de Husserl intéressé par les questions relatives au vivant, de le rejoindre à Cologne et de travailler avec lui à l’exploration de ce nouveau paradigme.
Le rapport de Scheler à la phénoménologie est conflictuel. Il publie son étude sur « Le formalisme dans l’éthique » dans le premier numéro du Jahrbuch für Philosophie und phänomenologische Forschung, en 1913, où figurent aussi les Ideen I.
4 Sur l’anthropologie philosophique, nous renvoyons à Joachim FISCHER, Philosophische Anthropologie, Karl Alber Verlag, Fribourg-en-Brisgau, 2008 ; ainsi qu’au numéro de l’Internationales Jahrbuch für Philosophische Anthropologie que cet auteur a coédité avec Ralf Becker et Matthias Schloßberger (Band 2/2009-2010).
5 Nous ne traiterons pas, dans les limites de cet article, des rapports Anders-Gehlen, essentiellement polémiques et surdéterminés par l’engagement nazi de Gehlen et la conviction que ce dernier aurait usurpé, sur la scène philosophique allemande, une place dont Anders considérait qu’elle lui revenait. Voir la préface à Mensch ohne Welt : Anders y parle du moment où, rentrant d’exil, il a appris qu’« un certain Arnold Gehlen » s’était fait un nom en Allemagne en y introduisant l’idée selon laquelle l’essence de l’homme ne serait pas fixée alors qu’Anders, lui, ne parvenait pas à faire publier ses travaux reposant sur la même idée (Beck, 1993, p. X).
Il va toutefois imposer à la méthode phénoménologique un tournant à la fois anthropologique (il passe de la conscience à l’homme) et « biologique » (c’est sur le plan du vivant qu’il aborde l’homme dans sa différence avec l’animal). Deux auteurs influencent Scheler de façon décisive dans son projet : le Bergson de L’évolution créatrice (1907) et le biologiste et philosophe Jacob von Uexküll, auteur de Umwelt und Innenwelt der Tiere [Milieu et monde intérieur des animaux] (1909). Le manifeste de l’anthropologie philosophique schélérienne est La situation de l’homme dans le monde (1928) — par défaut, puisque ce n’est en fait que la présentation d’un ouvrage qui aurait dû s’intituler Philosophische Anthropologie mais que la mort a empêché Scheler d’achever 6. L’autre figure fondatrice de l’anthropologie philosophique est Helmuth Plessner. Son manifeste à lui, c’est Die Stufen des Organischen und der Mensch [Les couches de l’organique et l’homme] 7 (1928).
La réception de ces livres par les phénoménologues est plutôt négative. Heidegger réagit avant Husserl. Il fait une conférence à Cologne — l’épicentre de ce séisme théorique qu’est l’anthropologie philosophique —, en 1928, qui s’intitule « Philosophische Anthropologie und Metaphysik des Daseins » [Anthropologie philosophique et métaphysique du Dasein 8]. Pour Heidegger, la question de l’anthropologie : « qu’est-ce que l’homme ? » est moins originaire que la question « qu’est-ce que la finitude en l’homme ? », à laquelle cherche à répondre l’analytique du Dasein de Être et temps. Heidegger ne plaide pas pour la phénoménologie contre l’anthropologie ; il plaide pour lui. Husserl, pour sa part, fait une conférence à Berlin, Halle puis Francfort, en 1931. Elle s’intitule « Phänomenologie und Anthropologie 9 ». Il y qualifie l’anthropologie philosophique de « philosophie à la mode » et l’accuse d’avoir détourné la méthode phénoménologique. Dans une lettre à Roman Ingarden du 19 avril 1931, il est plus explicite et accuse Scheler et Heidegger — qu’il nomme ses « antipodes » — d’avoir commis une hybris anthropologique 10.
6 Les notes de Scheler relatives à ce projet ont été publiées en 1987 par Manfred FRINGS dans le volume III des Schriften aus dem Nachlass [Écrits posthumes] chez Bouvier Verlag (Bonn).
7 Hemuth PLESSNER, Die Stufen des Organischen und der Mensch, Walter de Gruyter, Berlin, 1975.
8 Elle figurera dans le volume 80 de la Gesamtausgabe et est assez proche de ce que Heidegger avait écrit dans Kant et le problème de la métaphysique, en 1929 (Gallimard, 1953, p. 259 sq.).
9 Cette conférence figure dans Edmund HUSSERL, Aufsätze und Vorträge (19221937), (Husserliana, XXVII), Kluwer, Dordrecht, 1989, p. 164-181.
10 Voir Edmund HUSSERL, Briefe an Roman Ingarden, Nijhoff, La Haye, 1968, p. 67.
Scheler et Heidegger mis dans un même sac. Voilà dans quel contexte Günther Stern — il ne se fait pas encore appeler Anders 11 —, jeune philosophe dont la thèse (sur « le rôle de la catégorie de situation dans les propositions logiques ») a été dirigée par Husserl (qui lui a proposé de devenir son secrétaire 12) et qui a suivi les cours de Heidegger (à Fribourg, en 1921-1924) en compagnie d’Arendt, Gadamer, Jonas, Löwith et Marcuse, se lance à son tour dans l’aventure de l’anthropologie philosophique.
II
Lorsqu’il désigne rétrospectivement l’anthropologie philosophique qu’il a élaborée à la toute fin des années 1920, Anders la qualifie de systématique et de négative. Si son projet d’anthropologie philosophique était « systématique », c’est, selon lui, parce que, plaçant l’homme entre nature et technique, il rendait compte de l’humain dans sa totalité 13. À vrai dire, l’affirmation de cette systématicité est le fait d’une relecture de son parcours par Anders lui-même : s’il a traité du rapport homme-nature à la fin des années 1920, c’est seulement au début des années 1940 qu’il commencera à traiter du rapport homme-technique. S’il qualifie cette anthropologie de « négative 14 », c’est parce qu’elle conçoit l’homme comme un être dont l’essence n’est « pas fixée 15 ». Il est dès lors impossible d’en donner une définition, c’est-à-dire d’énoncer positivement quelle est son essence. Cette anthropologie philosophique négative n’est plus une anthropologie qu’au sens où elle prend l’homme comme thème : elle ne prétend plus le définir, mais déclare au contraire cette tâche impossible.
11 Par facilité, nous l’appellerons de son pseudonyme Anders tout au long de l’article même lorsque nous évoquerons des textes qu’il a signés « Stern ».
12 Voir Eckhard WITTULSKI, « Der tanzende Phänomenologue », in Konrad-Paul LIESSMANN (éd.), Günther Anders kontrovers, Beck, Munich, 1992, p. 17 sq. ; et Laurent PERREAU, « Günther Anders à l’école de la phénoménologie », in Tumultes, n° 28-29/ 2007, p. 21 sq.
13 Günther ANDERS, Et si je suis désespéré…, Allia, 2001, p. 31 sq.
14 Voir Günther ANDERS, Mensch ohne Welt, op. cit., p. XV ; et L’obsolescence de l’homme, tome 2, op. cit., p. 130.
15 Günther ANDERS, « Une interprétation de l’a posteriori », Recherches philosophiques, n° IV/1934-1935, note 1, p. 74. Nietzsche « définissait » déjà l’homme comme « l’animal non encore fixé » [das noch nicht festgestellte Tier] (Par-delà bien et mal,
§ 62). Le « pas fixé » [unfestgestellt] d’Anders n’est pas le « non encore fixé » de Nietzsche. Nous avons déjà rassemblé des éléments en vue d’un travail portant sur Anders et Nietzsche dans un article paru dans le numéro 5/2007 de la revue Fario (« Sub specie contingentiae. Notes sur l’ontologie de l’être contingent de Günther Anders et son rapport à la question du nihilisme ») et comptons bien revenir sur le rapport Anders-Nietzsche dans un ouvrage à paraître.
Publié par un jeune homme de 26 ans, Über das Haben [De l’avoir], le premier livre d’Anders paru en 1928, est un recueil d’études phénoménologiques qui, rétrospectivement, fait déjà figure d’adieu à la phénoménologie husserlienne. Mais le geste par lequel ce jeune philosophe la dépasse pour épouser le paradigme de l’anthropologie philosophique est plus complexe qu’un simple adieu. Car, pour lui qui évalue ce nouveau paradigme en se concentrant sur la façon dont il articule homme et nature 16, celui-ci n’est pas univoque. À ses yeux, comme plus tard aux yeux de Husserl, l’ontologie existentiale de Heidegger est une anthropologie philosophique et, lorsqu’il passe de la phénoménologie husserlienne à l’anthropologie philosophique, c’est pour se tourner vers celle de Scheler et Plessner et non vers celle de Heidegger 17.
De l’anthropologie philosophique « systématique » qu’il avait alors prévu d’écrire dans le sillage de Scheler et Plessner, Anders dit, dans un entretien de 1979, qu’« il reste de très nombreux morceaux » et qu’« au cas très improbable où il se trouverait un jour quelqu’un pour s’[y] intéresser, on retrouvera nombre de ces documents » 18.
Cette anthropologie philosophique est essentiellement 19 constituée par deux articles : « Une interprétation de l’a posteriori » et « Pathologie de la liberté » — parus en traduction française dans la revue d’Alexandre Koyré, Recherches philosophiques — qui reprennent l’essentiel d’une conférence intitulée « Die Weltfremdheit des Menschen » [L’extranéité de l’homme au monde] qu’Anders a lue en 1929 à l’invitation de la Kantgesellschaft de Francfort 20, devant un public composé, entre autres, d’Arendt, Adorno, Goldstein, Horkheimer, Mannheim et Tillich 21, et qui, à eux deux, forment le manifeste d’Anders pour une anthropologie philosophique.
16 Günther ANDERS, Et si je suis désespéré…, op. cit., p. 31.
17 À l’Österreichisches Literaturarchiv de l’Österreichische Nationalbibliothek de Vienne, dans une boîte de couleur marron portant la mention « Philosophie 29-36 », figure un texte inédit (sans date) intitulé « Systematisches zu Heidegger und Philosophische Anthropologie » [Développements systématiques sur Heidegger et l’anthropologie philosophique] que nous nous contentons de mentionner ici mais que nous comptons bien exploiter ailleurs.
18 Günther ANDERS, Et si je suis désespéré…, op. cit., p. 31 sq.
19 Sa partie immergée se compose, elle, de deux boîtes de couleur marron qui se trouvent à l’Österreichisches Literaturarchiv de l’Österreichische Nationalbibliothek de Vienne et portent, l’une, la mention « Philosophie 23-27 », et l’autre, — évoquée dans la note précédente — la mention « Philosophie 29-36 ».
20 En 1930, si l’on en croit la note de présentation qui figure dans le n° VI de Recherches philosophiques, mais, plus sûrement, en 1929, comme le dit le plus souvent Anders (L’obsolescence de l’homme, tome 2, op. cit., p. 130 ; Mensch ohne Welt, op. cit., note 3, p. XLIII). Notons, pour la petite histoire, que c’est la même Kantgesellschaft de Francfort qui, en 1931, a invité Husserl à faire sa conférence contre l’anthropologie philosophique (contre Scheler et Heidegger, en l’occurrence).
21 Günther ANDERS, L’obsolescence de l’homme, tome 2, op. cit., p. 130.
Son caractère négatif inscrit d’emblée cette anthropologie philosophique sous le signe du paradoxe. Comme nous allons le voir, l’exposé des grandes lignes de cette anthropologie que contiennent les deux articles des Recherches philosophiques ne vise pas à atténuer le paradoxe d’une anthropologie affirmant que l’homme n’a pas d’essence mais, au contraire, à voir dans ce paradoxe le propre d’un homme essentiellement nihiliste.
Le premier de ces deux articles semble s’interroger de façon expressément schélérienne sur la situation de l’homme dans le monde :
« Nous voulons partir de la situation spécifique de l’homme dans le monde pour comprendre le fait qu’il peut y avoir en général expérience pour lui. […] [L’expérience] est, d’après Kant, une connaissance a posteriori, ce qui, du point de vue anthropologique, veut dire après coup. Il “ vient au monde ” ; c’est qu’initialement il en est exclu. Il n’y est pas intégré et équilibré, il n’est pas taillé pour le monde. […] Il doit rattraper le monde qui, d’ores et déjà, a une avance sur lui. 22 »
À la lecture de ce texte, on a l’impression que, même s’il ne se réfère jamais à Plessner mais cite Scheler 23, Anders est tout de même plus proche de Plessner, et que son idée d’un décalage — et plus particulièrement d’un retard — de l’homme par rapport au monde consonne avec le concept de « positionnalité excentrique » par lequel Plessner désigne le rapport de l’organisme humain au monde qu’il considère comme plus libre que celui des organismes végétaux ou animaux. Pour faire vite, si la positionnalité de l’homme est dite excentrique par Plessner, c’est parce que l’homme — à la différence de la plante et de l’animal — peut s’écarter de son destin et porter un regard réflexif sur le sens de la vie 24.
Le second article tire les conséquences de cette situation. Si l’homme est ainsi « étranger au monde », il est libre vis-à-vis de lui. Anders déduit des principes de son anthropologie un concept de liberté qu’on peut, plus que tout autre concept de liberté, légitimement qualifier d’acosmique. Avec ce second texte, on quitte le terrain de l’anthropologie philosophique au sens strict pour s’engager dans une méditation plus proprement métaphysique sur la liberté humaine.
22 Günther ANDERS, « Une interprétation de l’a posteriori », op. cit., p. 65.
23 Ibidem, p. 76.
24 Voir Helmuth PLESSNER, Die Stufen des Organischen und der Mensch, op. cit., p. 127 sq. et p. 324 sq.
À la lecture de ce second texte, on a l’impression qu’ici Anders est plus proche de Scheler et que son idée d’une liberté vis-à-vis du monde consonne avec l’idée schélérienne d’une « ascèse de la vie 25 ».
Avec Anders, dès qu’on veut travailler en termes de sources, on s’aventure. S’il n’a jamais, à notre connaissance, mentionné le nom de Plessner, il est très probable qu’il a lu Die Stufen des Organischen und der Mensch. Comme Plessner, il parle, par exemple, d’une « artificialité naturelle » de l’homme et leurs approches se répondent souvent l’une l’autre. D’un rapport d’Anders à Scheler, on peut en revanche affirmer avec certitude qu’il existe. Il a suivi les cours de Scheler à Cologne, en 1926 26 (où il a probablement rencontré Plessner). Il cite La situation de l’homme dans le monde dans « Une interprétation de l’a posteriori », même si c’est surtout dans « Pathologie de la liberté » qu’il s’en sert.
Au contraire de Gehlen, qui débute par une description des spécificités morphologiques de l’homme, et de Plessner et Scheler, qui s’autorisent de ce qu’ont établi les sciences empiriques (la « biologie »), c’est dans l’expérience qu’Anders fait résider la spécificité du rapport de l’homme au monde. Il cherche à interpréter la dépendance de l’homme à l’égard de l’expérience dans un sens anthropologique. Pour lui, elle signifie que l’homme, à la différence des autres vivants, n’est pas a priori intégré à son monde. Il est d’abord étranger au monde et n’y vient qu’a posteriori, après coup. La situation de l’homme dans le monde est extranaturelle, abstraite, et c’est pour lui donner sens qu’Anders la compare à l’existence animale. L’animal, lui, est tellement intégré à son monde qu’Anders décrit son monde comme sa « matière donnée a priori » 27. Guidé par ses besoins, l’animal s’oriente à l’aide de son « savoir instinctif » dans le monde qui lui est prédonné, un monde où il peut trouver tout ce qui est nécessaire à sa satisfaction. Il n’a pas besoin de l’expérience pour construire a posteriori son monde. Dans la mesure où la demande de l’animal est comblée par l’offre de la nature, le monde qui lui est donné a priori reste pour lui un « barrage intranscendable » [eine untranszendierbare Blockade 28] à l’intérieur duquel il vit comme un être anhistorique, sans souvenirs et sans espoirs.
25 Max SCHELER, La situation de l’homme dans le monde, trad. M. Dupuy, Aubier, 1951, p. 72 sq.
26 Ludger LÜTKEHAUS, Schwarze Ontologie. Über Günther Anders, zu Klampen Verlag, Lunebourg, 2002, p. 134.
27 Günther ANDERS, « Une interprétation de l’a posteriori », op. cit., p. 65 sq.
28 Günther STERN, « Über die sogennante “ Seinsverbundenheit ” des Bewußtseins », in Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, Tübingen, 1930, p. 513, note 2.
Tout comme dans Die Stufen des Organischen und der Mensch, Plessner distinguait la forme d’organisation de la plante — qui est immédiatement intégrée à son environnement et en dépend — de celle de l’animal qui, moins immédiatement intégré à son environnement, jouit par rapport à lui d’une indépendance relative mais d’une indépendance tout de même. Anders distingue, lui, les vivants à l’aide de ce qu’il appelle leur « coefficient d’intégration 29 ». La plante étant enracinée dans son environnement et l’animal jouissant d’une liberté de mouvement, l’animal possède un coefficient d’intégration inférieur à celui de la plante, mais supérieur à celui de l’homme dont le faible coefficient d’intégration, la faible inhérence à son environnement lui assure une position « excentrique » qui ne peut pas ne pas évoquer Plessner. Aussi étrange que cela paraisse, accorder tant d’importance à la liberté de mouvement, c’est, pour Anders, décocher un trait en direction de Heidegger :
« Je me rappelle une discussion que j’ai eue avec [Heidegger] en 1926 ou 1927 et qui prit un tour plutôt violent. […] On aurait pu croire que nous parlions de voyage, en vérité nous parlions du nationalisme. […] Je lui reprochais d’avoir traité seulement le temps, et pas l’espace, comme un “ existential ”. Certes on trouvait chez lui la notion d’“ espace environnant ”. Mais ce n’est pas un hasard si son opus magnum ne s’intitule pas “ Être et espace ”. J’avais la bougeotte à l’époque, je souffrais de n’être toujours qu’ici et pas là-bas. […] Bref, je lui faisais le reproche d’avoir laissé de côté chez l’homme sa dimension de nomade, de voyageur, de cosmopolite, de n’avoir en fait représenté l’existence humaine que comme végétale, comme l’existence d’un être qui serait enraciné à un endroit et ne le quitterait pas. 30 »
En 1929, c’est donc très classiquement à partir du modèle de l’être-aumonde a priori de l’animal qu’Anders décrit la situation de l’homme dans le monde. L’homme est dans un rapport « partagé » avec le monde. D’un côté, en tant qu’être naturel incarné, il fait partie du monde ; de l’autre, le besoin qu’il a de l’expérience montre qu’il lui est également étranger, qu’il en est également exclu. La spécificité du rapport de l’homme au monde tient en fait à ce qu’il est avec lui dans un rapport d’« inhérence distancée 31 ». C’est dans ce rapport d’inhérence distancée qu’il convient, selon Anders, de localiser l’origine de la liberté : « Le point de départ du problème de la liberté est dans le fait que l’homme, étranger au monde, est détaché de lui et livré à lui-même. 32 »
29 Günther ANDERS, « Une interprétation de l’a posteriori », op. cit., p. 67. L’« unadaptable fellow » de L’obsolescence de l’homme (t. 1, p. 114) n’est-il pas le rejeton de cette problématique de l’« inhérence distanciée » ?
30 Günther ANDERS, Et si je suis désespéré…, op. cit., p. 17 sq.
31 Günther ANDERS, « Une interprétation de l’a posteriori », op. cit., p. 69.
32 Ibidem, p. 71.
III
C’est à ce moment qu’Anders quitte l’anthropologie stricto sensu pour se lancer dans une méditation métaphysique sur la liberté. Il se concentre alors sur la question des rapports entre la liberté (associée à la distance) et l’expérience (associée à l’inhérence). L’expérience est pensée comme un mode de la liberté, le mode par lequel l’homme entre en « communication » avec le monde. Anders va jusqu’à soutenir, avec raison, le paradoxe selon lequel c’est sa distance par rapport à la nature qui permet à l’homme de connaître la nature :
« L’être naturel, [l’animal], ne rencontre que son monde étriqué. L’être détaché de la nature, l’homme, qui n’est pas que nature, rencontre une nature. 33 »
Mais la situation de l’homme dans le monde ne vaut pas que sur le plan théorique, elle vaut aussi sur le plan pratique. Anders décrit théorie et pratique comme les deux branches d’un même arbre, celui de la liberté 34. C’est un arbre proprement humain. Il pousse au-delà du monde naturel que l’animal vit comme un espace vital « intranscendable » mais que l’homme vit, lui, comme « insuffisant ». C’est la pratique qu’Anders décrit comme la possibilité la plus propre d’homo faber, qui permet à l’homme de se créer un monde différent du monde naturel, le monde artificiel grâce auquel il compense le fait d’être étranger au monde naturel. Il transforme et façonne le monde qui lui est donné alors que l’animal, lui, s’y intègre :
« L’animal n’a pas la pratique. Car, par opposition à la pratique humaine, qui crée toujours du nouveau, l’ouvrage de l’animal (par exemple celui des fourmis et des araignées) lui est a priori prescrit tout comme sa matière. Ce qu’il fait comme ce qu’il trouve est immuable et n’admet pas le choix. Son œuvre s’accomplit comme une fonction organique. Ses créations ne sont pas à contours moins nets, ni d’une morphologie moins constante que les fruits de sa fonction reproductrice et n’atteignent pas celui de la construction libre. 35 »
33. Ibid., p. 73.
34. Ibid., p. 75.
35 Ibid.
Son manque de détermination naturelle fait de l’homme un être non seulement libre vis-à-vis du monde mais aussi un être historique : « L’histoire, c’est précisément l’homme dans son manque de fixité. 36 » Ce manque de fixité est décidément la différence spécifique de l’homme. La formule qui résume le mieux l’anthropologie philosophique d’Anders est :
« L’artificialité est la nature de l’homme et son essence est l’instabilité. 37 »
C’est à l’aide de deux types idéaux qu’Anders poursuit son portrait de l’homme en être artificiel et instable : le nihiliste et l’homme historique.
L’existence nihiliste a son origine dans ce qu’Anders appelle le « choc de la contingence 38 ». Le choc de la contingence, c’est la déception de la liberté, le fait, pour l’homme libre, de se rendre compte qu’en réalité il n’est pas libre mais doublement contingent : une première fois dans la mesure où il ne s’est pas « fait » lui-même ; une seconde fois dans la mesure où il découvre qu’il n’est pas un moi singulier et irremplaçable mais un « moi quelconque ». On peut ne pas supporter cette épreuve : et Anders de donner une lecture de La mort d’Empédocle d’Hölderlin à partir de cette problématique de la contingence 39. Mais si l’Empédocle sublime d’Hölderlin voit dans le suicide une forme de « salut panthéistique », une façon de racheter sa contingence en rejoignant l’« être total », ce n’est pas la voie que choisira le nihiliste moyen. Il choisira plutôt de vivre sa contingence dans la honte 40, une honte qui le conduit à regarder tout ce qu’il a vécu au cours de sa vie comme si tout cela avait eu lieu pour rien. Le nihiliste de « Pathologie de la liberté » a le sentiment de n’être rien. C’est sur ce point que l’homme historique, l’autre type idéal qu’Anders décrit dans ce texte, s’oppose à lui. L’homme historique se souvient de l’homme qu’il était hier, avant-hier, etc., et le souvenir est pour lui le médium d’un « minimum d’identification » — il peut se souvenir de s’être étonné d’être contingent hier, avant-hier, etc., cela suffit à lui donner un minimum d’identité. Si le nihiliste a le sentiment de n’être rien, il suffit de peu de chose à l’homme historique pour avoir le sentiment d’être quelqu’un, d’avoir une identité.
36 Ibid.
37 Günther ANDERS, « Pathologie de la liberté », Recherches philosophiques, n° VI/ 1936-1937, p. 22.
38 Ibidem, p. 23 sq.
39. Ibid., p. 27.
40 Ibid., p. 31. C’est la première fois qu’Anders thématise le phénomène de la honte dans son rapport à la contingence. Il reviendra sur ce concept de honte — en provenance de Scheler (voir Max SCHELER, La pudeur, Aubier, 1952) — dans le tome I de L’obsolescence de l’homme (1956) avec l’étonnante description du phénomène de la « honte prométhéenne ». Le propos n’est pas analogue. L’homme de L’obsolescence de l’homme a honte d’être moins parfait que ses produits ; celui de l’anthropologie de 1929 n’a pas honte d’être moins parfait que l’animal, mais de ne pas être libre. La honte du nihiliste demande bien sûr à être mise en relation avec l’angoisse du Dasein.
Anders ne cherche pas à surmonter l’opposition entre ces deux types, il ne cherche pas à les réconcilier. Il choisit de terminer son exposé sur une « mise en question du problème de l’anthropologie philosophique 41 » qui est une critique réflexive du geste même par lequel celle-ci prétend fixer l’essence infixable de l’homme.
De cette conclusion, il ressort que le type du nihiliste a une tout autre importance que celui de l’homme historique dans l’anthropologie négative d’Anders. Il est l’« incarnation de l’indétermination » et, du coup, le portrait du nihiliste que fait Anders vaut pour un portrait de l’homme. C’est un portrait « aux lignes outrées » 42 mais un portrait juste de l’homme qui est donc essentiellement nihiliste.
L’anthropologie négative de 1929 commence par se présenter comme l’anthropologie d’un homme sans essence mais finit par affirmer que l’homme est essentiellement nihiliste.
Ces thèses n’ont plus grand chose à voir avec les préoccupations anthropologiques de Scheler et Plessner. Il semble que dans l’anthropologie philosophique d’Anders les préoccupations métaphysiques aient pris le dessus sur les préoccupations anthropologiques et que le sens même de l’épithète « philosophique » ait changé dans l’expression « anthropologie philosophique ».
IV
Reste à voir maintenant comment un tournant — et non une rupture — s’opère dans la pensée d’Anders au début des années 1940, qui le conduit à ne plus définir l’homme par rapport à l’animal mais par rapport à la technique.
Dans la recension d’un livre de Bronislaw Malinowski intitulé Culture as determinant of Behavior [La culture comme facteur déterminant du comportement], qu’il a rédigée en 1937 pour la Zeitschrift für Sozialforschung, Anders écrit : « Ce que nous cherchons en vain parmi les figures de l’homme dont il est question ici — l’enfant, le malade mental, le primitif, l’instinctif —, c’est l’homme actuel dans le monde actuel. 43 » Cette phrase sonne comme un nouveau manifeste pour une nouvelle anthropologie. Elle semble dire : « Renonçons aux types idéaux qui induisent une fausse stabilité, une fausse fixité de l’essence de l’homme, et prenons le risque d’historiciser l’anthropologie ». Si l’essence de l’homme n’est pas fixe, comment en rendre mieux compte, après tout, qu’en historicisant l’anthropologie.
41 Günther ANDERS, « Pathologie de la liberté », op. cit., p. 51 sq.
42 Ibidem, p. 51.
43 Voir Günther ANDERS, Zeitschrift für Sozialforschung, Band 6, Heft 2/1937, p. 433.
C’est dans cette voie que s’engagera Anders et c’est dans ce sens qu’il faut comprendre la formule par laquelle, en 1980, il a tardivement désigné l’ensemble de son travail depuis 1945 comme une « anthropologie philosophique [de] l’époque de la technique ». L’objet de cette anthropologie, qui tourne autour du concept d’« obsolescence de l’homme », est bien, pour reprendre la formule de la recension de 1937, « l’homme actuel dans le monde actuel ». À chaque époque correspond un rapport homme-monde et l’anthropologie ne peut être qu’historique. La mise en question sur laquelle s’achevait « Pathologie de la liberté » trouve une réponse dans l’historicisation de l’anthropologie, une historicisation qui la pousse à quitter la construction de types idéaux pour se diriger vers une analyse du présent.
Le texte qui porte la première trace de ce projet est un document qu’Anders avait rédigé en 1942 à Los Angeles en vue d’une séance de travail à l’Institut de recherches sociales. Ce texte qui s’intitule « Thesen über “ Bedurfnisse ”, “ Kultur ”, “ Kulturbedürfnis ”, “ Kulturwerte ”, “ Werte ” » [Thèses sur les « besoins », la « culture », le « besoin de culture », les « valeurs culturelles », les « valeurs »] figure, bizarrement, dans le tome 12 des Gesammelte Schriften de Horkheimer. Il s’agit du compte rendu d’une séance de travail tournant autour de la question du besoin. L’intérêt de ce document tient au fait qu’il permet de voir comment s’articulent dans la pensée d’Anders l’anthropologie de 1929 (abordant l’homme à travers son rapport à la nature) et celle qui se met en place à partir du début des années 1940 (et envisage l’homme du point de vue de la technique). Voici ce que déclare Anders :
« L’artificialité est la nature de l’homme, ce qui veut dire que la demande de l’homme dépasse ab ovo l’offre du monde. L’homme doit lui-même produire le monde capable de satisfaire ses besoins. La production de ce monde et de cette société, c’est-à-dire cette “ culture ” [Kultivierung] ne constitue pas un domaine spécifique, “ la culture ” [die Kultur], mais a pour objet l’ensemble du monde et de la société humaine. 44 »
44 Voir Max HORKHEIMER, Gesammelte Schriften, Bd. 12, Nachgelassene Schriften, 1931-1949, Fischer Verlag, 1985, p. 579.
L’étrange concept de Kultivierung — ce nom est tiré du verbe « kultivieren » qui, comme le verbe français « cultiver », cumule des sens agricole, éducatif et culturel —, auquel Anders a recours dans ces thèses, repose sur son anthropologie négative de 1929 — d’où son extension : la culture [Kultivierung] comme production non seulement d’une culture [Kultur] mais plus globalement d’un monde, d’une société — et tient compte du souci d’actualité formulé en 1937 — d’où sa particularité : il n’est pas la production d’un monde, d’une société mais de ce monde, de cette société. En fait, à travers ce concept de Kultivierung, Anders parle d’un processus qui vise à produire bien plus que la culture (au sens culturel). La Kultivierung est un geste transcendantal : c’est le geste par lequel l’« homme sans monde » de l’anthropologie de 1929 se crée — collectivement — un monde. Les thèses lues en 1942 contiennent la théorie de ce geste transcendantal qu’est la Kultivierung et l’illustrent en commençant à décrire le geste empirique par lequel l’« homme moderne » — devenu « produit de ses produits » — s’est créé un « monde moderne » dans lequel la culture moderne (celle qui « commence avec la fin des guerres de religion ») n’est plus qu’un ensemble de « valeurs culturelles […] neutralisées » se regardant les unes les autres.
C’est dans ce texte que, pour la première fois, Anders, non seulement met en rapport l’artificialité de l’homme et le monde industriel, mais parle aussi d’un décalage [Gefälle 45] entre homme et production. On est en train de passer dans l’univers de L’obsolescence de l’homme :
« L’artificialité de l’homme augmente du fait qu’il devient le produit de ses propres produits. Puisque, tout particulièrement dans un système économique qui ne s’aligne pas sur les besoins des hommes mais sur ceux du marché, l’homme n’est pas de taille à affronter les exigences de ses propres produits, une différence, un “ décalage ” naît entre homme et produit. — Par ailleurs, pour satisfaire ses propres besoins, l’économie doit produire des besoins chez l’homme. 46 »
À cette historicisation de l’anthropologie, le tome I de L’obsolescence de l’homme ajoutera, en 1956, l’idée que la comparaison de l’homme avec l’animal — sur laquelle repose toute l’anthropologie philosophique au sens de Scheler et Plessner — ne va pas de soi : des définitions de l’homme, comme celle que contenaient « Une interprétation de l’a posteriori » et « Pathologie de la liberté », « paraissent plausibles parce qu’elles prennent (comme presque toutes les anthropologies non théologiques) l’animalité comme point de comparaison, présupposant que l’animal (qui est déjà une abstraction inventée ad hoc) est prisonnier du destin de son espèce et lui reste donc soumis.
45 Le thème du décalage était déjà présent à travers le motif retard-avance dans l’anthropologie de 1929, mais il prendra une tout autre importance à partir du tome I de L’obsolescence de l’homme (1956).
46 Voir Max HORKHEIMER, Gesammelte Schriften, Bd. 12, Nachgelassene Schriften, 1931-1949, op. cit., p. 579.
On fait l’économie de la vérification de cette hypothèse : elle est considérée comme évidente (sauf par la tradition religieuse). Aujourd’hui, le choix de ce modèle me semble très discutable. D’abord parce qu’il est philosophiquement risqué de recourir, pour définir l’homme, à un modèle qui n’est plus celui auquel se conforme l’existence humaine : nous ne vivons plus entourés d’abeilles, de crabes et de chimpanzés, mais de postes de radio et d’usines qui produisent des ampoules électriques. La confrontation “ homme-animal ” me semble tout aussi inacceptable du point de vue d’une philosophie de la nature : l’idée de faire de la seule espèce “ homme ”, en lui donnant un poids égal, le pendant de plusieurs milliers d’espèces et de genres d’animaux différenciés à l’infini, et de traiter ces milliers d’espèces et de genres en les incorporant dans un même bloc regroupant toute l’animalité, relève tout simplement de la mégalomanie anthropocentriste. La fable qui raconte comment les fourmis distinguent, dans leurs universités, “ les plantes, les animaux et les fourmis ” devrait figurer, à titre d’avertissement contre cette cosmique absence de modestie, en tête de tous les traités d’“ anthropologie philosophique ”. Aussitôt qu’on remplace le modèle du “ monde animal ” par l’arrière-plan réel de l’existence humaine, c’est-à-dire le monde des produits fabriqués par l’homme, l’image de “ l’homme ” se transforme immédiatement : l’article défini s’efface et, avec lui, la liberté. 47 »
L’effacement de la liberté sur lequel s’achève cette longue et décisive note, c’est l’avènement de ce qu’Anders appellera plus tard la technocratie, c’est-à-dire l’exercice par la technique d’un pouvoir sur l’homme. Le mot de technocratie ne figure pas dans le tome I de L’obsolescence de l’homme mais, à défaut, on y trouve une première approche de son concept à travers, par exemple, la formule qui appelle la note citée ci-dessus :
« le sujet de la liberté et celui de la soumission sont intervertis : les choses sont libres, c’est l’homme qui ne l’est pas 48 ». Une fois historicisée, l’énorme liberté qu’Anders accordait à l’homme dans son anthropologie philosophique de 1929 finit par rencontrer, plus qu’une limite, un mouvement contraire qui tend à l’étouffer. Dans cette anthropologie, la liberté permettait à l’homme de transcender le monde naturel et de se créer un monde artificiel. Dans L’obsolescence de l’homme, à l’issue de toute une histoire et de plusieurs révolutions industrielles, le monde naturel a été remplacé par un monde technique. Or, ce monde technique tend à confisquer sa liberté à l’homme et à lui interdire tout projet visant à transcender le monde dans lequel il vit. D’où la thèse d’une « obsolescence de l’homme » qui n’est finalement, chez Anders, que l’envers de l’idée selon laquelle la technique s’autonomiserait.
Comparer l’homme à l’animal n’est certes plus d’actualité dans un monde devenu technique, mais le comparer à l’objet technique est un geste structurellement comparable. Dans les deux cas, il s’agit de comparer l’homme à quelque chose de plus parfait que lui pour, finalement, en conclure que, même imparfait, l’homme est néanmoins supérieur.
47 Günther ANDERS, L’obsolescence de l’homme, tome 1, Ivrea/L’Encyclopédie des nuisances, 2002, p. 50, note 10.
48 Ibidem, p. 50.
Mais ce n’est pas tout. Si comparer l’homme à l’animal n’est plus d’actualité dans le monde devenu technique, c’est un geste qui, avant l’avènement de ce monde technique, posait déjà théoriquement problème dans la mesure où il reposait sur une « surévaluation » de l’homme et de sa liberté 49. Chez Anders, à côté de la thèse d’une « obsolescence de l’homme », on trouve une critique de l’anthropocentrisme. Elle ne vient pas justifier le destin fait à l’homme dans le monde devenu technique ; elle complexifie juste la donne. Quoi qu’il en soit, L’obsolescence de l’homme est une entreprise, elle aussi, paradoxale : elle contient une critique de l’anthropologie philosophique qui semble assez définitive tout en assumant le fait d’être « une anthropologie philosophique [de] l’époque de la technique ». De l’extérieur, cette fidélité à l’anthropologie philosophique — par ailleurs dénoncée comme théoriquement obsolète — peut sembler étrange. Si, tout en la critiquant de façon définitive, Anders reste fidèle à l’anthropologie et s’installe dans une situation théoriquement contradictoire, c’est, en dernière analyse, pour des raisons pratiques, parce que, à l’époque de l’obsolescence de l’homme, on ne peut décemment pas déserter le camp de l’anthropologie. Continuer à tenir le discours de l’anthropologie, même s’il est théoriquement inactuel, dans une époque qui a proclamé la mort théorique de l’homme après s’est rendue capable d’anéantir l’humanité grâce à son arsenal nucléaire, c’est faire de la résistance. Il est des raisons politico-morales que la raison théorique ignore. La fidélité d’Anders à l’anthropologie philosophique est une dimension de son humanisme.
Avant de conclure ce parcours à travers les considérations d’Anders sur l’anthropologie philosophique, il peut être intéressant de rappeler une brève remarque qu’il fait dans Lieben gestern [Aimer hier], une étude de mœurs qu’il a écrite pendant son exil américain :
« Que les images philosophiques de l’homme se présentent presque toujours comme des images d’hommes philosophiques, cela n’est pas très encourageant. Cela vaut clairement de l’image de l’homme que la philosophie de l’existence (et, vingt ans avant elle, ma “ Pathologie de la liberté ”) a esquissée. L’homme a honte lorsqu’il n’est pas identique à lui-même, à ces traits qui ne peuvent convenir qu’à lui, mais où est-il écrit que c’est ce qui ne peut convenir qu’à lui qui le détermine essentiellement ? Peu de choses ont fait plus de mal à la philosophie européenne que l’identité toujours à nouveau présentée comme évidente entre la “ différence spécifique ” et l’“ essence ”. 50 »
49 Ibidem, p. 50, note 10.
50 Günther ANDERS, Lieben gestern, Beck, 1986, p. 62.
Où cela est-il écrit ? Dans Aristote, dans sa doctrine de l’essence comme différence spécifique, comme le dit Anders lui-même. Dans le prolongement de la longue note du tome I de L’obsolescence de l’homme citée plus haut, ces quelques lignes vont jusqu’à remettre en cause l’identification de l’essence avec la différence spécifique. On voit très bien comment cette idée peut germer dans l’esprit d’un husserlien dissident 51. Finalement, de passage à la limite (avec l’idée d’une « anthropologie négative ») en « mise en questions », on peut légitimement se demander si Anders est « entré en anthropologie » ou s’il ne s’est pas toujours contenté d’en parler de l’extérieur. Dans « L’obsolescence de l’anthropologie philosophique », il dit n’avoir jamais trouvé de temps pour écrire une « théorie des hommes en bonne santé » [zur Theorie des gesunden Menschen] 52. Peut-être est-ce la clé de son anthropologie philosophique ? Peut-être est-elle une théorie de l’homme malade 53, la théorie d’un homme constitutivement malade ? Le nihiliste de 1929 est malade : sa pathologie est la liberté. L’« unadaptable fellow » de L’obsolescence de l’homme 54 est malade de n’être pas aussi parfait que ses produits, de ne pas être conforme, conformé, conformiste. À chaque fois, la maladie est constitutive de l’homme. Peut-être n’y a-t-il d’anthropologie que de l’homme sain ? Peut-être Anders parle-t-il d’autre chose à travers son insaisissable anthropologie ? Peut-être est-ce après une ontologie de la liberté humaine qu’il court, tout en continuant à l’appeler « anthropologie philosophique » ?
51 Voir à ce propos Theodor W. ADORNO, Contribution à une méta-critique de la connaissance. Étude sur Husserl et les antinomies de la phénoménologie, chapitre II, « Espèce et intention », Payot, 2011.
52 Günther ANDERS, L’obsolescence de l’homme, tome 2, op. cit., p. 130.
53 Sur l’anthropologie comme anthropologie de l’homme sain, voir Emmanuel KANT, Anthropologie, § 6 et § 48.
54 Günther ANDERS, L’obsolescence de l’homme, tome 1, op. cit., p. 114.
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