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L’épouvantail de Günther Anders *
Fritz Herrmann
Philosophe

Origine : http://www.cairn.info/revue-tumultes-2007-1-page-223.htm

* Cet article a paru dans Forum (n°401-405, juillet 1987). Nous remercions Madame Herrmann de nous avoir autorisés à le publier dans Tumultes (N.d.T.).

Il est rare que je juge nécessaire de relire un texte récent.

« Une contestation non-violente est-elle suffisante ? » de Günther Anders est un texte que j’ai dû lire plusieurs fois. Ma première lecture fut imprécise, beaucoup trop rapide. La question « Tuer des choses inanimées est-il suffisant ? » — qui sert de titre au § 3 de ce texte — saute immédiatement aux yeux : elle nous donne déjà presque la réponse à la question qui sert de titre à l’article. L’impatience me mena donc au grand galop jusqu’à la toute fin du texte et me fit passer sur de nombreux détails qui auraient pu constituer autant d’obstacles à ma lecture.

Cette question me faisait et me fait encore froid dans le dos. Günther Anders nous dit ouvertement qu’il faut envisager de détruire physiquement certains décideurs importants du monde occidental qui font peser sur nous la menace d’un anéantissement nucléaire militaire ou civil.

Personne n’avait osé tenir de tels propos — du moins dans nos contrées — depuis l’assassinat de Hans Martin Schleyer 1.

1 Par la RAF, la Rote Armee Fraktion [Fraction Armée Rouge] (N.d.T.).

C’est tout juste si, au cours des dix années qui se sont écoulées depuis, l’adjectif « klammheimlich » [clandestin] a pu continuer à faire discrètement carrière. Le reste, ce fut Stammheim 2.

2 Stammheim est le nom de la prison de Stuttgart où fut instruit de 1975 à 1977 le procès de trois des membres principaux de la Fraction Armée Rouge, où ils furent détenus, puis retrouvés morts dans leur cellule (N.d.T.).

Et voilà que résonne ce clairon au timbre bien connu et pourtant d’une angoissante étrangeté. Sensation de déjà- entendu : « C’est pourquoi je déclare avec douleur mais détermination que nous n’hésiterons pas à tuer les hommes qui, par manque d’imagination ou de cœur, n’hésitent pas à mettre l’humanité en danger et à se rendre ainsi coupables de crimes contre elle. » Je n’ai pas remarqué tout de suite que ce clairon au timbre perçant était légèrement joué en sourdine, une sourdine d’ordre psychologique. Ce « nous n’hésiterons pas » est un futur. La mise à exécution de la menace est reportée, le « puissant personnage » de papier qui est en joue peut encore mettre à profit le délai qui lui est octroyé : il peut encore se raviser et, vite, se retrancher dans la sphère privée (ce qu’il ne fera bien évidemment pas).

À la deuxième lecture, sensible soulagement. Manifestement, Günther Anders ne s’adresse pas à moi, mais à un public ouest-allemand. Il polémique contre les « Zimmermann 3 d’aujourd’hui » et fait référence aux bases de missiles.

3 Voir supra note 3, p. 204. Friedrich Zimmermann, homme politique allemand (CDU)

Une fois de plus, en tant qu’Autrichien, me voilà tiré d’affaire. En outre, Günther Anders donne d’emblée l’absolution à tous les lecteurs qui refusent la résistance violente. « On peut, dit-il, comprendre le défaitisme de ceux pour qui l’affrontement physique est tout simplement sans espoir. »

Cet homme lucide, qui habite ici [en Autriche], mais dont la pensée n’a pas de frontières, se jette lui-même à corps perdu dans le combat depuis longtemps engagé par l’opposition. Le combattant de la paix Günther Anders a, tout d’un coup, plusieurs longueurs d’avance. Ne faudrait-il pas finalement suivre son exemple et, en tant qu’individu politisé, se sentir globalement autorisé à agir ? Par solidarité également.

Car on pourrait très bien lui faire endosser ici aussi, sans qu’il y prenne garde, l’habit du criminel, un habit qu’Heinrich Böll a longtemps dû porter en Allemagne.

Pourquoi un écrivain de cette trempe s’offre-t-il ainsi en sacrifice ? Ne serait-il pas aussi grand sans sacrifice ?

Je pense que s’il adopte des positions aussi extrêmes, ce n’est pas sans raison. À la conscience de l’imminence d’une catastrophe sans frontières s’ajoute peut-être ici l’inquiétude du grand âge (une inquiétude qui peut tarauder plus profondément que celle de la jeunesse). Il reste peu de temps au monde, et il en reste encore moins à Günther Anders qu’à la plupart d’entre nous.

Devons-nous répondre oui ou non à Günther Anders ? Hésitant encore à l’issue de ma deuxième lecture, je me suis souvenu que, dans le numéro de Forum de janvier 1987 figurait un autre article d’Anders dont je n’avais pas encore pris connaissance. Il s’agit de « La Fin du pacifisme », un texte qui se présente sous la forme d’une « interview imaginaire ».

Cet article de janvier est comparable à celui de mars, bien qu’il soit plus circonspect dans le choix des mots. Si le verbe « tuer » n’y apparaît pas, Günther Anders recommande dans la parénèse finale de « détruire la menace en menaçant les destructeurs ». Un peu plus haut, il s’exprime plus clairement, mais en évitant tout de même d’employer des mots trop crus pour désigner le meurtre : « Ceux qui préparent l’anéantissement de millions d’êtres humains d’aujourd’hui et de demain et par conséquent notre anéantissement définitif ou se contentent seulement d’avoir la possibilité de nous anéantir, ceux-là doivent disparaître. Il ne faut plus qu’il y ait de tels hommes. » Pour lever toute ambiguïté, il fait poser à son interviewer fictif la question suivante : « Ce qui veut dire qu’il faut les anéantir ? », une question qui peut passer pour seulement rhétorique et sur laquelle l’interviewé, Günther Anders, n’a donc plus besoin de revenir.

Dans cet article de janvier, Anders va jusqu’au seuil de ce qu’il est possible de dire, du moins d’un point de vue stylistique ; en mars, il le franchit.

De fait, il introduit son interview imaginaire — qui, entre- temps, a fait beaucoup de bruit en RFA — d’une façon étrange : en mettant en exergue une citation extraite d’une publication canadienne qui menace nos dirigeants occidentaux, qui ne sont que des masques sur des fonctions, de les anéantir d’une façon impitoyable. Je reviendrai plus loin sur l’étrangeté de ce procédé.

À la troisième lecture du texte de mars, je me sens un peu contraint de jouer malgré moi le rôle d’un souverain : Günther Anders a mené un procès contre « les Zimmermann d’aujourd’hui ». On me soumet la sentence de mort prononcée. Dois-je la contresigner ? La grâce doit-elle l’emporter sur le droit ?

Je connais une anecdote très impressionnante qui n’est pas sans rapport avec cette question. Cette histoire s’est déroulée il y a exactement cent ans et si je la rapporte, c’est aussi parce que personne ne songe peut-être plus, à l’heure actuelle, à commémorer un tel événement. À cette époque, un petit groupe de terroristes était jugé en Russie. Avec beaucoup d’enthousiasme mais avec une logistique très insuffisante, ils avaient préparé un attentat contre le Tsar qui n’eut en fait jamais lieu. Un étudiant de vingt-et-un ans, Alexandre Oulianov (le frère aîné de quatre ans de Vladimir Oulianov, le futur Lénine) se dénonça spontanément comme le meneur de ce groupe. Devant le tribunal, le jeune révolutionnaire parla de la misère des masses, de sa conception de la liberté, de l’égalité et de la fraternité ainsi que de l’impossibilité de donner réalité à celle-ci autrement que par la violence. Alexandre Oulianov déclara notamment : « Notre intelligentsia est si faible […] que le terrorisme est l’unique forme de défense dont dispose une minorité. Dans la situation où se trouve actuellement la société russe, elle ne peut défendre ses droits qu’en affrontant le gouvernement en combat singulier. »

Ainsi, Oulianov se dénonce pour innocenter ses camarades accusés avec lui. Il assume plus de responsabilité qu’il n’en a, se présente comme le coupable principal, voire le seul coupable et gagne ainsi le cœur de la plupart des gens présents dans l’assistance. Le procureur déclare : « J’accorde un crédit total aux déclarations de l’accusé Oulianov. Sa seule erreur est de s’accuser de bien des choses qu’il n’a en réalité pas commises. »

Cinq condamnations à mort sont prononcées, le Tsar lit les dossiers et les annote de commentaires personnels.

Profondément ému par l’idéalisme du jeune Oulianov, il inscrit de sa main en marge des déclarations de ce dernier : « Comme cette spontanéité est touchante ! » et le fait décapiter ainsi que ses quatre comparses (le 20 juin 1887).

Pour en revenir à moi, dois-je gracier ? Et puis quoi encore !

Le texte inflexible de Günther Anders qui frappe à la tête l’État violent, qui frappe en l’occurrence les têtes haïssables de ses favoris ne peut faire autrement que de s’affranchir de toute légalité. Dès lors, c’est avec d’autant plus de zèle qu’une gauche, que cela ne devrait pas gêner outre mesure, cherchera une belle morale dans ce texte.

Avant qu’elle ne l’y trouve, deux questions se posent.

La première. Admettons que ce « nous » — vers lequel le « je » de Günther Anders prolifère de façon intempestive dans la phrase où il parle de « meurtre » (« … nous n’hésiterons pas… ») — passe réellement à l’action dans le futur. Le texte ne deviendrait-il pas alors soudain la cause non seulement des actes illégaux, mais également — et c’est ce qui constitue à mes yeux le problème moral — des souffrances qui en découleraient pour les activistes appréhendés ?

La seconde. Il s’agit de celle de l’utilité de tels assassinats. Qu’apporteraient-ils de nouveau ? Si la destruction de choses inanimées ne sert à rien, comme Anders le déclare dans cet article, puisqu’« à l’ère de la production de masse », on peut remplacer « n’importe quel produit […] à tout moment et sans aucune difficulté », la destruction des masques qui nous dirigent ne serait-elle pas, elle aussi, un travail de Sisyphe ? Si un visage qu’un haut dirigeant tient devant sa fonction pour attester son appartenance à l’espèce humaine venait à disparaître, un nouveau visage apparaîtrait aussitôt sur cette fonction toujours identique à elle-même.

Helmut Gollwitzer soulève lui aussi cette question dans ce même numéro de mars de Forum, dans sa lettre ouverte à Günther Anders 4.

4 Voir Helmuth Gollwitzer, « Lieber Günther Anders ! Offener Brief » [Cher Günther Anders ! Lettre ouverte], Forvm, n°397/398, mars 1997, pp. 49-51 (N.d.T.).

Il est très facile de défendre Günther Anders sur une question comme sur l’autre. (J’apprends en ce moment qu’on l’attaque déjà en Allemagne.)

En ce qui concerne la première question, ce que dit Anders n’a aucun rapport avec la proscription (cf. la Rome antique) ni avec la prescription (cf. la linguistique moderne). Il ne s’agit ni de livrer des candidats à la vindicte publique en les désignant par leur nom, ni de donner l’ordre de passer à l’action. Si je pense à l’intensification des luttes menées dans certains pays de l’OTAN par des individus ou des groupes toujours plus importants contre l’hégémonie qu’exercent les partisans de la course aux armements et du nucléaire, Anders ne fait rien de plus que décrire la situation actuelle de la RFA lorsqu’il évoque les tensions et les explosions sociales qui y sont devenues la norme.

Dans la situation actuelle, où une violence d’État sûre de son bon droit et se gargarisant de sa légitimité combat des manifestants non-violents, les encercle jusqu’à les faire s’évanouir ou se pisser dessus, les asperge de gaz lacrymogène, simule un attentat à la bombe de la RAF (à Celle), a recours aux services d’un provocateur pour qu’il jette des cocktails Molotov et provoque des incendies (à Munich et dans ses environs) et où la répression a donné un nouveau souffle au terrorisme de la RAF qu’on disait mort, il n’est nul besoin de la force individuelle d’un penseur d’opposition pour convaincre les gens de répondre à la violence par la violence.

L’an dernier, Der Spiegel (après l’attentat contre Beckurts, manager de Siemens en charge de l’électronique à usage militaire) et Die Zeit (à propos de l’attentat contre Braunmühl, haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères, en octobre) avaient constaté que la nouvelle RAF était stable depuis fort longtemps quant à ses effectifs et sa logistique. Qu’ensuite les deux journaux, ayant enquêté à grands frais, donnent des chiffres totalement divergents en se réclamant de sources officielles, cela peut laisser penser qu’une certaine confusion règne dans les rédactions de Hambourg et/ou dans les bureaux de Bonn.

Ce qu’écrit Der Spiegel au sujet de la RAF (Titre de l’article : « Les services de renseignement répertorient les activités de la RAF à quatre niveaux »)

1 Le « premier niveau de la RAF » (les commandos) : « à peu près 20 terroristes ».

2 Le « deuxième niveau » (les « militants dans l’illégalité ») :« environ 20 personnes ».

3 Le « troisième niveau » : « environ 200 personnes dans la légalité ».

4 Le « quatrième niveau » : en ce moment, 31 membres de la RAF emprisonnés.

Ce qu’écrit Die Zeit au sujet de la RAF

(Titre de l’article : « Les services de sécurité pensent détenir des informations fiables sur la structure et la composition [de la RAF] »)

1 Le « niveau des commandos » : « 25 à 30 membres ».

2 Les « militants dans l’illégalité » (les « unités combattantes ») : « environ 200 membres ».

3 « La branche légale » : « environ 2000 sympathisants ».

4 « Les membres de la RAF emprisonnés » : pas d’indication chiffrée.

Un cinquième niveau viendra-t-il s’intercaler à un moment ou à un autre ? Les services de renseignement disent que la RAF cherche depuis longtemps à rallier à elle le mouvement de désobéissance civile actuellement en plein essor en menant des actions susceptibles de passer pour antinucléaires et antimilitaristes. Si cela fonctionnait, les terroristes disposeraient de la large base qu’ils appellent depuis toujours de leurs vœux. Je pense pour ma part que, n’acceptant le commandement de personne, ce mouvement n’accepterait guère de constituer le cinquième niveau de quelque commando que ce soit. Il serait plutôt un lieu permettant à une volonté populaire enfin consciente d’elle-même de s’organiser en une force à laquelle plus rien ne pourrait résister.

Günther Anders ne recrute personne à quelque niveau de la structure de la RAF que ce soit. Le « nous » dans la phrase où il parle de « meurtre » (« … nous n’hésiterons pas… ») est le Sujet d’une colère collective encore à demi inconsciente et désireuse de gagner en puissance contre ce qui l’a déclenchée.

Venons-en à la seconde question. Même si Günther Anders l’invoque, nous ne sommes pas encore dans une situation où la colère collective tire les destructeurs de l’humanité comme des lapins. Mais si ces responsables lisaient les propos d’Anders (soulignés en rouge et accompagnés, en marge, de points d’exclamation dans ces revues de presse qu’on leur prépare chaque matin), ils pourraient dès aujourd’hui prendre conscience que leur vie peut devenir celle de lapins aux abois.

Le Tsar Alexandre II, qui ne songeait pas à introduire une once de démocratie dans son régime autocratique, vivait dans la crainte permanente de la « Narodnaja Wodna », la « volonté populaire » telle qu’elle s’exprimait à travers le terrorisme. Dans les dernières années de sa vie, il menait pour ainsi dire volontairement une vie misérable. Il dormait rarement deux nuits d’affilée dans le même lit, croyait souvent que sa nourriture était empoisonnée, se méfiait de ses gardes du corps les plus fidèles et, lorsqu’il devait prendre le train, il délaissait le luxueux wagon du Tsar qui restait vide pour se cacher dans un wagon ordinaire. Des millions de personnes savaient qu’il avait peur. À Saint- Pétersbourg, on disait de lui : « Il règne comme un tyran et vit comme un esclave. » À l’époque, cette image de despote humilié contribua bien plus à faire mûrir les révolutionnaires russes en puissance que le septième attentat, enfin réussi (en 1881, en pleine rue), sur le Tsar en personne.

Les menaces de Günther Anders n’en sont pas. On est dans le « comme si ». Chasser vraiment le lapin ne lui dirait rien. Ce qui l’intéresse, c’est plutôt l’effet que produit l’annonce de l’ouverture de la chasse au lapin. Son projet est de falsifier l’image commune et encore largement répandue de ces hommes sûrs de leur fait qui nous chantent les louanges des missiles et du plutonium.

Le « nous » auquel Anders a recours ne met malheureusement pas immédiatement en danger le pouvoir dominant. Sa présentation des choses tend à affaiblir ce pouvoir. Car, même s’il semble objectivement être constitué très concrètement de porteurs d’uniformes, d’engins de guerre et d’armes plus particulièrement destinées à la guerre civile, pareil pouvoir n’existe, en dernière analyse, que dans la tête des dominés, dans l’obéissance qu’on leur a inculquée. Le fait de réveiller leur désobéissance à l’aide du verbe « tuer » en laissant de côté ce qu’il désigne, à savoir le fait de tuer réellement, peut en conduire plus d’un à reconsidérer le vis-à-vis violent qu’il a jusqu’alors accepté et à réexaminer son surmoi en pesant le pour et le contre.

Une forme de contestation quelle qu’elle soit, qu’elle trouve une expression violente ou ne soit violente qu’en pensée, fait apparaître que les rapports de domination qu’on croyait jusqu’ici immuables sont susceptibles d’être modifiés. À voir les choses sous cet angle, la contestation en Allemagne a déjà porté ses fruits. Elle a affaibli la légitimité de cet État qui a usé de la matraque légale pour tenter d’étouffer toute rébellion contre l’installation de missiles ou de centrales nucléaires, puisque la légitimité est toujours réduite lorsque l’impopularité perdure. À présent, après une vingtaine d’années de tentatives contestataires, l’État, considéré dans le passé comme démocratique et aimé comme un père l’est par ses enfants, ne fait plus l’unanimité. La contestation l’a forcé, le pauvre, à sortir une fois de trop sa bombe lacrymogène. C’en est au point que même ses enfants les plus aimants ont maintenant les yeux qui leur brûlent.

Un mérite incontestable de cette contestation est, par exemple, que les réacteurs nucléaires, qui auraient été construits en plus grand nombre en l’absence de toute opposition, peuvent désormais être considérés comme des menaces pour la vie par beaucoup d’Allemands (Tchernobyl en a apporté la première preuve) et pas seulement décriés parce qu’ils gâchent le paysage. Un autre de ses mérites : si les démocrates au pouvoir, grands zélateurs de l’armement (sous prétexte qu’il serait nécessaire de rattraper le retard de la RFA en cette matière), n’avaient pas été contraints ces dernières années de s’acharner verbalement contre les contestataires et de pratiquer le passage à tabac, ils passeraient tous aujourd’hui — d’Helmut Schmidt (qui, entre- temps, a pris sa retraite et peut désormais singer de meilleurs sentiments) à l’inénarrable Helmut Kohl — pour des gens raisonnables et remplis de bonnes intentions.

Sans contestation, la population n’aurait pas pu décrypter la complexion véritable et mortifère de ce pays qui est restée longtemps dissimulée par la constitution de 1949. Seul l’échauffement massif des esprits dans la société a progressivement permis de lire entre les lignes.

Le terrorisme — forme extrême de la contestation — a eu des retombées encore plus importantes et a produit un effet curieux. Les mesures prises contre les membres actifs des groupes armés qui ont été arrêtés ont entraîné la mise en place de mesures similaires pour la protection des chefs d’État. À la détention en quartier d’isolement et de haute sécurité pour les uns a correspondu la claustration volontaire dans des bunkers pour les autres. À Bonn, l’appareil d’État s’est même retranché derrière des barrières. À la vitre du parloir qui, d’un côté, sépare l’accusé en détention provisoire de son avocat, correspond, de l’autre, la vitre blindée qui sépare le premier ministre de la population. La formation au tir par des guérillas a engendré l’apparition de « gorilles » mercenaires également formés au tir. Le besoin de contrôle et de transparence, s’appliquant à l’origine aux seuls fonctionnaires détenant une arme, s’est accru pour aboutir à une mesure globale dans le recensement de 1983 et donc à cette « enquête générale » (selon les termes de la cour constitutionnelle fédérale) qui a soulevé une contestation passionnée.

Les textes d’Anders, aussi bien ceux qui sont cités dans cet article que d’autres également consacrés à la question de la violence, vont continuer à semer l’agitation et à enflammer plus d’un esprit. Ils permettent d’accéder à ces textes des années 1960 écrits par des chefs de guérillas tels Che Guevara 5 et Carlos Marighela 6, qui sont déjà des classiques, ainsi qu’aux textes publiés en 1971 aux éditions Klaus Wagenbach et qu’on peut à peine citer aujourd’hui.

5 Ernesto Che Guevara, La Guerre de guérilla (1960) (N.d.T.).

6 Carlos Marighela, Guide du guérillero urbain (1969) (N.d.T.).

On peut d’autant plus en louer les mérites qu’ils participent à la construction déjà commencée du mythe du « il faut tout de même résister », un mythe qui s’appuie sur des éléments très réels issus d’un passé très proche dans le dernier tiers très dur d’un siècle qui fut dans son ensemble très dur.

(Ce qu’Erich Kuby a écrit à propos d’Ulrike Meinhof — nous y reviendrons — est de ce point de vue très révélateur.)

Les thèses soutenues par Günther Anders sur la violence prêtent le flanc à des attaques. Elles offrent de multiples brèches car elles ne peuvent aucunement renvoyer, à cause de la grande prudence de celui qui les expose, à une position clairement définie quant à l’attitude que devrait adopter en situation de légitime défense une personne qui ne serait pas encore déterminée à faire usage de la violence.

Comment, dans notre situation, pourrait-il exister quelque chose comme une liberté de se contredire ? Ce n’est possible que dans un traitement académique de la question, chez Jürgen Habermas, par exemple7. Sur vingt pages, il travaille non sans satisfaction une opposition entre, d’un côté, une « désobéissance civile moralement fondée » qui lui plaît bien et, de l’autre, des « délits, qui sont le fait de commandos de petite taille mais très mobiles, composés d’émeutiers violents » dignes d’exécration. Il appelle constamment de ses vœux une « culture politique adulte », encore inexistante, qui permettrait de régler enfin tous les malentendus. Jürgen Habermas ou la désobéissance tiède. Voilà un bon sujet de thèse.

Pour lire des propos faisant preuve de plus de désobéissance, il faut lire quelques commentaires bien tournés sur Günther Anders qui figurent dans son dernier livre. Il s’intitule Gewalt – ja oder nein 8 ? et est conçu comme un véritable débat. L’écrivain Joseph von Westphalen répond oui, le publiciste Erich Kuby fait indirectement de même (et déclare dans la dernière phrase de son intervention qu’« il y a gros à parier qu’il y aura en 2050 des lieux consacrés à la mémoire d’Ulrike Meinhof »).

7 Voir Habermas, « Ziviler Ungehorsam — Testfall für den demokratischen Rechtsstaat » [Désobéissance civile : un précédent pour l’État de droit démocratique] dans Ungehorsam im Rechtsstaat, volume collectif édité par Peter Glotz, Surhkamp, Francfort-sur-le-Main, 1983, pp. 29-53 (N.d.T.).

8 Anders, Gewalt – ja oder nein ? [Oui ou non à la violence ?], Knaur, Munich, 1986 (N.d.T.).

La plupart de ceux qui ont pris part à ce débat ont exprimé leur refus explicite ou implicite de la violence. La plupart des gens que je connais ont eu un mouvement de recul.

Ainsi, le pasteur Heinrich Albertz reproche à Günther Anders de fournir une caution aux terroristes : ils pourront désormais se réclamer de lui. Peter Glotz, du SPD, juge que « des attaques du genre de celles d’Anders » sont délétères (il se demande d’ailleurs s’il ne doit pas craindre d’être lui-même un jour victime de la contestation). Petra Kelly, des Verts, oppose Günther Anders et Gandhi. Même Madame Ranke-Heineman, une théologienne que j’estime beaucoup, se prononce en faveur de la non-violence. Robert Jungk, futurologue, ne veut pas, lui non plus, « emprunter le chemin de la violence ».

Plus loin dans le livre sont publiées les contributions d’Allemands moins célèbres et pour la plupart plus jeunes. Ils ont plutôt tendance à analyser exactement comme Anders ce qu’Heinrich Albertz appelle le « conflit mortel dans lequel nous sommes engagés ». Tout cela me fait penser à un court poème d’un Allemand du dix-huitième siècle, dont la piété est notoire et qui ne peut être suspecté du moindre enthousiasme pour Ulrike Meinhof ou le terrorisme actuel, mais qui célèbre pourtant la contestation violente.

Brutus

« Toi aussi, mon fils ! », dit Jules César ;
« Rome, ma mère ! pensa Brutus,
plante-toi donc plus profond, poignard de la liberté ! »

Friedrich Klopstock Klopstock, auteur pieux mais fervent admirateur de la Révolution française qui l’a fait citoyen d’honneur, n’appréciait toutefois les tyrannicides que de loin. Quand la Révolution a tourné au bain de sang, son exaltation est retombée et il a cessé de tutoyer les poignards.

Le fait que Brutus pense au mobile de son acte, la libération de sa mère, au deuxième vers, c’est-à-dire à l’exact milieu de ce tercet œdipien, nous autorise presque à comparer cette œuvrette à La Messiade. Au milieu de cette gigantesque épopée en vingt chants se trouve une pensée de Dieu lui-même, une pensée qu’Il nous livre cérémonieusement par l’intermédiaire de son ami intime, j’ai nommé Klopstock. (Cette pensée concerne le caractère sublime de la Création, la capacité de rédemption que possède l’univers de façon latente.) Au cœur de La Messiade, Klopstock montre donc son expertise en matière de rémission des péchés ; dans « Brutus », il commence par se cacher puis révèle après coup, dans le dernier vers, sa fascination pour l’instrument de la libération, cette arme qui se lève puis s’abaisse.

(Voilà une petite piste de réflexion pour les études littéraires car, après tout, on ne peut se cantonner à l’exégèse de Günther Anders.)

Mais des recherches dignes d’un détective privé donnent de façon inattendue à l’exégèse anderssienne une direction tout autre que celle, sérieuse, dans laquelle elle a travaillé jusque-là.

Comme je l’ai déjà dit, dans le numéro de janvier de Forum, Günther Anders s’est servi d’une gazette canadienne. Il introduit son « interview imaginaire » sur la question de la violence à l’aide d’une assez longue citation — traduite en allemand — extraite du numéro de février 1986 du Canard déchaîné, un journal publié à Montréal. Cette citation sert bien Anders. Ainsi posté à l’entrée du texte, le programme terroriste que dévide cet auteur canadien du nom de Charles Meunier est si brutal que ce qui suit, à savoir le déploiement, dans toute sa complexité, du monde de pensées de Günther, fait nécessairement l’effet d’un baume apaisant tant il semble modéré.

Ce qui me saute aux yeux, c’est que l’auteur de ce Canard, Charles Meunier, utilise dans les menaces qu’il adresse à ceux qui fomentent notre perte — « je parle ici essentiellement des hommes politiques, des généraux, des scientifiques et des journalistes » — des tournures similaires à celles qu’on pouvait trouver dans un texte allemand d’agit-prop publié dans la collection Rotbuch 9 :

9 Avant de devenir une maison d’édition indépendante en 1973, « Rotbuch » a d’abord été une collection des éditions Klaus Wagenbach. Y paraissaient des textes proches de l’Außerparlementarische Opposition, l’opposition extraparlementaire, du type de ceux que cite ici Fritz Hermann. Dirigée collectivement, Rotbuch Verlag a publié ensuite de la littérature de l’Est comme de l’Ouest, de la philosophie (Hannah Arendt, André Gorz ou encore Ulrich Beck) et repris la célèbre revue Kurzbuch de Hans Magnus Enzensberger lorsque Suhrkamp n’en a plus voulu (N.d.T.).

Charles Meunier dans Le Canard déchaîné

« …aucun de ceux-là n’a plus le droit et ne doit plus pouvoir se sentir en sécurité. »

« Du fait qu’ils se sont donné pour programme et pour métier de nous maintenir dans la peur, c’est dorénavant à leur tour de vivre dans la peur. Ceux qui menacent nos vies doivent voir à leur tour leurs propres vies menacées par nous […]. Pour qu’au bout du compte, plus personne ne soit menacé, ni nous ni eux. »

Texte d’un auteur allemand anonyme publié il y a longtemps chez Rotbuch

« Ils [c’est-à-dire les officiers et les hauts fonctionnaires, F. H.] ne doivent plus jamais jouir en sécurité de leur vie privée. »

« Les dominants se servent de la peur qu’ils provoquent en faisant régner la terreur pour maintenir le prolétariat dans la docilité. Qu’est-ce qui s’oppose à ce que les opprimés se servent à leur tour de la peur que, par le terrorisme, ils inspirent à leurs ennemis pour enfin se libérer ? »

Après avoir relu ces deux textes, j’hésite encore. Cette ressemblance reste troublante, même si l’on se dit qu’elle serait logiquement explicable au vu des circonstances sociales révoltantes qui ont engendré les deux textes. Je n’ai pas la possibilité de feuilleter Le Canard déchaîné de 1986 pour me faire une idée de l’ensemble de cet article. Et comment faire pour contacter Charles Meunier dans le lointain Montréal ?

Prudent, je fais d’abord porter les doutes que m’inspire la prudence sur le mot « canard ». Oui ou non, ce Montréal est-il réel ou irréel ?

L’existence de Charles Meunier semble assurée par le fait qu’il apparaît également dans le dernier livre de Günther Anders — Gewalt – ja oder nein ? — où la citation de son article est reprise.

Néanmoins mes soupçons persistent : et si Günther Anders, pour servir ses desseins et à titre stratégique, avait lâché dans le ciel un leurre, un canard à la meunière totalement indigeste, dans le seul but de déclencher les tirs de carabine des officiels ouest-allemands en costume de chasseur ?

Ce Charles Meunier existe-t-il ? Faut-il d’ailleurs qu’il existe ? Avec résolution, je réponds oui, mais non. Car, d’un point de vue hégélien, c’est seulement si cet épouvantail à la fois existe et n’existe pas qu’il peut jouer un rôle dans l’Histoire.

Traduit de l’allemand par Elsa Petit