Origine : http://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique-2006-1-page-169.htm
Anders Günther, « Dix thèses pour Tchernobyl » Adresse amicale au 6e congrès international des médecins pour l'empêchement d'une guerre nucléaire
Cette adresse a été publiée dans le Tagaszetung du 3 juin 1986 et reprise dans le n° 29 de la revue Psychosozial, en août 1986.
Presses de Sciences Po Ecologie & politique 2006/1 - N°32
Sources et fondements
Chers contemporains du temps de la fin !
Car c'est bien ce que nous sommes: des contemporains du temps de la fin, et c'est notre devoir de ne pas devenir des contemporains de la fin des temps afin de pouvoir précisément continuer à nous occuper du temps de la fin. Cette série de thèses sur le danger atomique aujourd'hui est la troisième queje propose. Le Frankfurter Allgemeine Zeitung avait encore accepté de publier la première, en 1957 ; il ne voudrait plus aujourd'hui se compromettre avec ce genre de choses. J'ai dicté la deuxième en 1959, après mon retour d'Hiroshima, aux étudiants de la Freie Universitat de Berlin qui l'ont publiée et faite circuler [1]. J'avais conclu la première série de thèses par les mots :
« Hiroshima est partout. »
Plus tard, j'ai fait de ce mot d'ordre le titre d'un livre [2]. Aujourd'hui, on l'a détourné à mon insu, mais avec un parfait esprit d'à propos, pour en faire ce nouveau mot d'ordre :
« Tchernobyl est partout. »
Ces deux premières séries de thèses étaient des mises en garde. Espérons qu'une même fonction de mise en garde incombera encore à cette troisième série de thèses. C'est assailli par le doute et le cœur serré que je dis cela car, entre-temps, le début de ce contre quoi les deux premières séries de thèses mettaient en garde a peut-être déjà commencé. Quoi qu'il en soit, nous devons continuer à mettre en garde.
Thèse 1 :
L'invisibilité du danger
Je commence par quelque chose de parfaitement actuel. Le véritable danger aujourd'hui consiste dans l'invisibilité du danger. Personne n'est capable d'être continuellement conscient de cette invisibilité. Un tel projet semble psychiquement nous dépasser.
Si nous voulons survivre, nous devons pourtant nous exercer à comprendre l'invisible comme s'il se tenait là, devant nous, et éduquer nos prochains à cette même compréhension et à la peur qu'elle implique. En aucun cas, nous n'avons le droit de nous persuader ou de persuader autrui que l'insouciance est une preuve de souveraineté. Ne soyez pas fous, ne choisissez pas l'insouciance parce que cela vous semble plus facile et parce que le plat irradié qu'on vous propose vous semble au premier abord plus goûteux.
Thèse 2 :
Sur la panique
Nous avons été traités de « semeurs de panique » par des hommes qui considèrent que le vieux mot d'ordre de Metternich : « Le calme est le premier devoir du citoyen », est encore valable aujourd'hui. Oui, nous sommes des « semeurs de panique » et même des « semeurs de panique professionnels ». Car celui qui voit le danger dans la panique et non dans le danger contre lequel nous cherchons à mettre en garde ceux qui ont peur d'avoir peur, celui-là dénature la vérité et rend délibérément aveugles ses prochains.
Thèse 3 :
Se moquer de l'adjectif « émotionnel », c'est faire preuve de froideur et de bêtise
Il va de soi que nous réagissons de façon « émotionnelle » face à la catastrophe qui menace et nous n'en avons pas honte. C'est de ne pas réagir ainsi que nous devrions au contraire avoir honte. Celui qui ne réagit pas ainsi et qualifie notre émotion d'irrationnelle, celuilà ne révèle pas seulement sa froideur mais aussi sa bêtise.
Thèse 4 :
Distinguer un usage guerrier et un usage pacifique de l'énergie nucléaire est fou et mensonger
Puisque nous savons que les centrales nucléaires prétendument pacifiques ont longtemps lourdement et constamment menacé les hommes, non : l'humanité, non : la vie sur terre dans sa totalité, leur construction et leur utilisation sont pires que l'usage guerrier du nucléaire: elles participent d'un projet « érostratique ». Aujourd'hui, après Tchernobyl, dans la mesure où plus personne ne peut jouer les ignorants. ses avocats en sont venus à commettre consciemment un crime. Ce crime ne s'appelle pas seulement « génocide » - quel emploi de l'adverbe « seulement » !- mais « globocide », destruction du globe. Les partisans de l'énergie nucléaire mais aussi et surtout ceux des usines de retraitement de déchets et des surrégénérateurs ne sont en rien meilleurs que l'a été le Président Truman qui a fait bombarder Hiroshima. Ils sont même pires que lui, car les gens en savent aujourd'hui bien plus que le naïf président pouvait en savoir à son époque. Ils savent ce qu'ils font ; il ne savait pas ce qu'il faisait. Que nous, les hommes, nous périssions à cause d'un missile nucléaire ou d'une centrale prétendument pacifique, cela revient absolument au même. Les deux sont aussi meurtriers. Tuer, c'est tuer. Mort, c'est mort. Ceux qui préconisent l'un et ceux qui préconisent l'autre, ceux qui minimisent les effets de l'un et ceux qui minimisent les effets de l'autre se valent.
Thèse 5 :
L'aide impossible
Les médecins ont depuis longtemps rationnellement conclu que toutes les études qu'on a consacrées aux secours médicaux en cas de guerre atomique sont des blagues et de la poudre aux yeux, que toute aide des médecins, et à plus forte raison toute guérison, serait impossible en cas de catastrophe. Aide et guérison seront impossibles parce qu'il n'y aura plus d'infirmières, plus de patients à guérir, plus de médicaments, plus d'hôpitaux, plus de nourriture, bref plus rien. L'affirmation de nos adversaires réactionnaires selon laquelle, en tirant une telle conclusion, les médecins contre la guerre atomique auraient manqué non seulement à leur devoir d'homme mais aussi à leur devoir de médecin est à la fois illogique, malhonnête et inhumaine. Puisqu'en cas de besoin nous ne pourrions plus ni aider ni sauver d'individus, en lieu et place de cela, nous devons chercher à sauver l'existence du monde dans sa totalité. Nous avons beaucoup plus à faire que tout ce que la Croix rouge a pu faire jusqu'ici : nous devons nous soucier de faire en sorte que la Croix rouge et les médecins de guerre deviennent superflus.
Thèse 6 :
Nous ne sommes pas des « briseurs de machines »
Celui qui nous qualifie de « briseurs de machines » et d'« ennemis du progrès » - et un leader syndical plutôt connu m'a, un jour, traité de tels noms -, nous devons nous moquer de lui comme d'un idiot. Les briseurs de machines du 19e siècle étaient indignés de voir que quelque chose qu'ils voulaient produire manuellement comme, par exemple, des cordes, était désormais produit par des machines.
Aujourd'hui, nous jurons que nous n'avons aucune envie ni aucun besoin de produire manuellement des missiles. Ce n'est plus au mode de production que nous sommes opposés, mais à l'existence des produits eux-mêmes. Nous faire ce reproche était donc idiot.
Mais là où nous sommes opposés au mode de production, opposés, par exemple, au mode de production du courant électrique à l'aide de l'énergie nucléaire, ce n'est pas seulement parce que les produits sont dangereux et mortels mais parce que leur mode de production est lui-même dangereux et mortel. Et ils ne sont pas dangereux que pour ceux qui les produisent mais aussi, comme le prouve Tchernobyl, pour tous nos contemporains.
Quant au reproche selon lequel nous ne serions pas progressistes, j'affirme (moi qui ai toujours, à juste titre, été classé parmi les radicaux) qu'on peut désormais jeter le terme de « progressiste » dans le tas des petits mots déjà gâtés du siècle passé.
Thèse 7 :
L'industrie nucléaire est la réponse au pétrole
La panique qu'on a orchestrée depuis une dizaine d'années en répétant que les réserves de la terre allaient bientôt s'épuiser et que nous allions par conséquent bientôt être moins bien éclairés - cette intimidante argumentation a remporté un vif succès - afin de justifier qu'on ne pouvait ni renoncer à produire de l'énergie nucléaire ni remettre ce projet à plus tard, cette panique organisée n'était que pure désinformation. Le nucléaire aura plutôt été la réponse de l'Occident au fait que le Proche-Orient était le principal propriétaire et fournisseur de l'indispensable pétrole et, en tant que tel, extrêmement puissant. On ne voulait dépendre ni économiquement ni politiquement de ces puissances.
En même temps qu'on a introduit l'énergie nucléaire, on a continué à forer et encore découvert du pétrole: cela prouve bien qu'on n'a absolument pas cru que les réserves de pétrole étaient épuisées. La baisse du prix du pétrole intervenue plusieurs années plus tard prouve également que la théorie des obscurantistes, celle selon laquelle le monde était dès lors menacé d'être plongé dans les ténèbres, était mensongère. Si les perspectives pour le monde sont sombres et si l'avenir semble peu lumineux, ce n'est pas à cause de l'épuisement du pétrole, mais à cause de la victoire de l'industrie nucléaire.
Thèse 8 : Révolution
Chers amis, n'oublions pas que le verbe latin revolvere (d'où l'on a plus tard dérivé le nom de revolutio) a très précisément signifié ce que nous devons accomplir aujourd'hui: faire rouler en arrière, faire rétrograder en roulant. Replongez-vous dans votre dictionnaire de latin, dans votre Stowasser [3] ; il vous confirmera ce que je vous dis. Bref, la révolution que nous devons accomplir consiste à faire rétrograder le développement nucléaire.
Et maintenant, quelques mots sur le terrorisme aujourd'hui [4].
Les véritables terroristes d'aujourd'hui sont ceux qui font continuellement peur au monde en menaçant de le détruire.
« Terreur » signifie « effroi ». Ce n'est pas parmi nous qu'on cherchera et trouvera ces hommes qui font chanter l'humanité et lui offrent en contrepartie la possibilité de continuer à exister.
La terreur nucléaire a commencé le 6 août 1945.
Ceux que j'ai en vue sont aussi les nihilistes d'aujourd'hui, car ce qu'ils prennent le risque de faire, c'est d'annihiler, d'anéantir le monde. Ils ont déjà pris la décision d'accomplir de telles choses : lors de la guerre du Vietnam, à l'aide d'un ordinateur. Si le projet d'élimination de l'homme contenu dans cette décision engageant le destin de l'humanité n'est pas du nihilisme, alors je ne comprends pas ce que signifie ce terme.
Au contraire de ces hommes, nous sommes les véritables conservateurs d'aujourd'hui.
Car nous voulons sauvegarder l'existence du monde et de l'humanité, celle de nos enfants et des enfants de nos enfants. En latin, « sauvegarder » se dit conservare. Nous voulons les conserver.
Thèse 9 :
Notre prétendue paix est une guerre
La formule forgée par Clausewitz il y a quelque 150 ans :
« La guerre n'est rien d'autre qu'une continuation des relations politiques faisant intervenir d'autres moyens » - c'est ainsi qu'il a énoncé dans son ouvrage De la guerre cette phrase toujours citée de travers - est aujourd'hui un pur non-sens. Les installations pacifiques ne sont au contraire rien d'autre qu'une continuation de la menace militaire faisant intervenir d'autres moyens ou pour le formuler tout simplement : la paix actuelle est la continuation de la guerre par d'autres moyens.
L'expression de « guerre froide », que les Américains utilisaient pour désigner la paix des années cinquante, appartient déjà à l'histoire. Si elle n'a plus autant de sens aujourd'hui et n'est plus que banale, elle confirme cependant honteusement mes propos.
Thèse 10 :
Ce dont il est vraiment question
Nous sommes en danger de mort à cause d'actes de terrorisme perpétrés par les hommes sans imagination et les analphabètes du sentiment qui sont aujourd'hui tout-puissants. Celui qui croit que, depuis 1945, depuis le naïf Truman, ces terroristes tout-puissants, ces hauts fonctionnaires n'ont pas agi conformément à une rationalité ; celui qui croit pouvoir faire changer d'avis ces hommes en leur offrant des petites fleurs, en multipliant les jours de jeûne, en mettant ses petites mains dans d'autres petites mains pour constituer une chaîne humaine ou en parlant avec eux d'homme à homme, celui-là est naïf, car il ignore - peu importe que ce soit consciemment ou inconsciemment - les intérêts de l'industrie militaire. Il y a en outre beaucoup d'hommes de bonne volonté parmi nous qui sont exclusivement intéressés - dans un geste très égocentrique - par le fait de continuer à avoir bonne conscience.
Non, nos devoirs sont plus sérieux. Car nous devons vraiment gêner ces hommes bornés et tout-puissants qui peuvent décider de l'être ou du non-être de l'humanité, nous devons vraiment leur lier les mains. Dans l'intérêt des hommes d'aujourd'hui et de ceux de demain, on ne doit plus donner d'ordre comme celui à cause duquel on a anéanti Hiroshima et Nagasaki, il y a maintenant quarante ans. Il ne faut plus qu'il y ait de tels ordres ni de tels donneurs d'ordres. Celui qui conteste la nécessité de faire ainsi obstacle se rend complice de ces donneurs d'ordres. Et celui qui combat par principe l'obstruction telle qu'on l'a pratiquée, par exemple, à Wackersdorf, s'en rend naturellement encore plus complice.
Chers amis, il y a 28 ans, j'ai - comme je l'ai déjà rappelé - formulé à Hiroshima même le slogan « Hiroshima est partout » puis j'en ai fait le titre d'un livre.
À l'époque, je voulais dire que chaque point de notre terre pouvait être touché et anéanti exactement comme Hiroshima. La situation actuelle est bien pire.
Car par un seul Hiroshima, peu importe où il a lieu, peu importe que ce soit à Harrisburg, Tchernobyl ou Wackersdorf et peu importe qu'il arrive en temps de guerre ou pendant notre prétendue paix, par un seul Hiroshima, tous les autres lieux de notre bien aimée terre pourraient devenir conjointement un immense Hiroshima - et même pire. Car ce ne sont pas seulement tous les lieux dans l'espace, mais aussi tous les lieux dans le temps qui peuvent être ainsi touchés et le sont peut-être déjà. Si nous n'agissons pas aujourd'hui, il est possible que nos petits-enfants et nos arrière-petits-enfants périssent avec nous, à cause de nous. Alors nous, les hommes d'aujourd'hui et nos ancêtres, nous n'aurons finalement jamais existé.
(Traduction : Christophe David)
Notes :
[1] Voir Günther Anders, " Thèses pour l'âge atomique », in La menace atomique. Considérations radicales sur l’âge atomique, Le Serpent à plumes, Paris, 2006 [NDLR].
[2] Günther Anders, Hiroshima est partout, à paraître au Seuil, Paris [NDLR].
[3] Le Stowasser est l'équivalent allemand du Gaffiot [NDLR].
[4] Rappelons que cette adresse date de 1986 [NDLR].
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