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Thierry Simonelli note de lecture
Günther Anders, L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle (360 pages, 25 €)
Paris, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2001

Origine : http://leuwen.perso.neuf.fr/Simonelli.pdf

On devrait normalement se réjouir de voir que presque cinquante ans après sa parution (en 1956), le premier volume de L’Obsolescence de l’homme paraisse enfin dans une traduction française. Réédité 7 fois en Allemagne, l’ouvrage qui a valu une collection de prix littéraires impressionnants à son auteur, semblait quasi inconnu en France.

L’obsolescence de l’homme se caractérise d’abord par son style que Anders lui-même désigne de « philosophie de l’occasion ».

Tout au long d’analyses parfois extrêmement subtiles de ce que Heidegger appelait la déchéance de la vie quotidienne, Anders dresse une image très critique de notre condition humaine. Critique, cette image l’est d’abord et surtout envers Heidegger lui-même et son éthique de l’authenticité. Aussi grinçante que la cri- tique de Adorno dans Le jargon de l’authenticité, celle de Anders s’avère néanmoins plus profonde et nette- ment moins universitaire [1].

Le périple critique de l’Obsolescence nous fait tout d’abord traverser le monde des machines pour nous porter ensuite vers une investigation minutieuse sur les médias et la vie quotidienne. Cette partie se lit comme une version non-idéaliste et non-idéologique de l’analyse existentiale du « on », de l’ « affairement et du « bavardage ». C’est sur ce plan que Anders, malgré la proximité terminologique à Heidegger (imperceptible dans la traduction), se rapproche le plus des enquêtes de l’École de Francfort. Il y déve- loppe une « ontologique économique » qui passe de la production des marchandises à la production de la demande et, par ce biais, à la standardisation des biens et des besoins. En résulte une production corollaire de l’homme de masse et une belle harmonie sociale, qui comble les restes inassimilables du désir par le supplément d’une morale de la consommation. Selon Anders, la production de l’homme de masse par lui-même est réalisée par voie de son éclatement en fonctions isolées du besoin et de la jouissance.

Le troisième chapitre intitulé « être sans temps » s’appuie sur une interprétation de En attendant Godot. Anders y esquisse une très vive critique de la preuve de l’existence de Dieu (ou du sens de l’existence) ex absentia, à laquelle il compare l’événement (Ereignis) de Heidegger. De ce point de vue, Heidegger représenterait une version idéologisée de l’argument en question (« parce que j’attends, je dois forcément attendre quelqu’un ou quelque chose »). Une perspicacité plus grande revient alors à Rilke, à Kafka ou à Beckett qui y reconnaissent le modèle d’une irréversible déchéance et non la promesse d’un événement salvateur. Selon Anders, Beckett fait un pas de plus dans cette analyse, en ne représentant pas le nihilisme, mais bien au contraire, l’incapacité d’être nihiliste, même dans la situation la plus désespérée.

Le quatrième chapitre analyse enfin les répercussions politiques et métaphysiques de la bombe atomique. Il s’agit là certainement de la partie la plus originale du livre. La bombe atomique n’est ni une arme, ni même un instrument. Comme moyen, elle excède toute fin particulière vers l’absolu. De par les conséquences de la déflagration nucléaire, la bombe constitue un objet particulier, unique en son genre : une machine de la toute-puissance. La bombe nucléaire rend aussi bien obsolète la notion de frontière que celle du test en laboratoire. Chaque explosion, que ce soit à l’occasion d’une guerre ou lors d’un essai scientifique, a des conséquences à échelle planétaire. C’est la raison pour laquelle, il n’y a pas non plus de « bonnes mains » entre lesquelles la bombe et donc notre destin seraient saufs.

Dans une dernière partie, Anders explicite sa méthode particulière comme un défi à la philosophie universitaire. La bombe n’est pas seulement suspendue par- dessus les toits de l’Université, elle nous concerne tous. Dans cette situation, le philosophe professionnel qui n’écrit que pour ses collègues paraît d’abord aussi ridicule que le boulanger qui ne préparerait ses pains que pour d’autres boulangers. Ensuite, bien pire, le philosophe qui ignore la menace absolue de la bombe, vaquant à son activité de lecture et de critique des col- lègues, se rend coupable d’une cécité morale peu compatible avec la tâche qui est la sienne. À ce pro- pos, Anders aimait répéter dans ses entretiens que les philosophes devraient faire de même que les astronomes, qui s’intéressent d’abord aux étoiles avant de s’intéresser à l’astronomie.

Le livre de Anders n’a pas seulement pas perdu de son actualité mais, sous certains aspects, il devrait paraître plus actuel aujourd’hui qu’en 1956. Et l’on a d’autant plus de raisons de regretter la qualité douteuse de la traduction. Même si vu de loin, on pouvait penser que le traducteur a deviné quelques grands traits de l’original, les problèmes éclatants de la traduction – traductions approximatives [2], erreurs de traduction [3], coupures inexplicables et inexpliquées, petits rajouts explicatifs spontanés et non-signalés comme tels, confusions de concepts, ignorance systématique des traductions conventionnelles de concepts philosophiques [4], glissements et déplacements de sens [5], ignorance des expressions idiomatiques [6], altérations du style de l’original [7], changements ou oblitérations des mises en italique de l’original, le tout parfois sur une même page – condamnent mal - heureusement d’avance toute lecture à peu près sérieuse de l’Obsolescence de l’Homme.

Sur le plan philosophique, la traduction ne semble pas moins désolante. Dans l’original allemand, le texte de Anders se décline comme dialogue permanent avec la pensée et le langage heideggeriens. On aurait pu souhaiter que, tout en agrémentant le texte de son érudition de maître d’école, le traducteur ait également pu réserver quelques-unes de ses notes à l’éclairage du rapport aux concepts de Heidegger. Ce ratage est particulièrement pénible vers la fin du deuxième chapitre, où Anders subvertit l’extase temporelle du Dasein par la reproductibilité comme caractère authentique de l’expérience. Voyons d’abord l’un des passages-clés de Être et temps où Heidegger explicite l’inversion de la temporalité de l’authenticité :

Authentiquement avenant, les Dasein est authentiquement été. Le devancement vers la possibilité extrême et la plus propre est le re-venir compréhensif vers l’« été » le plus propre. D’une certaine manière, l’être- été jaillit de l’avenir. (Sein und Zeit., § 65, p. 326 [8], trad. Martineau, p. 229)

Ce que Martineau traduisait justement par être-été (gewesen sein) transforme l’être du Dasein en essence (Wesen). Chez Heidegger, cette métamorphose se fait depuis l’avenir, depuis le devancement dans la mort. En conséquence, si Anders cite Heidegger presque mot par mot (« es wird gewesen sein ») dans le contexte de la reproductibilité photographique comme condition d’une possession fantomatique (« in effigie »), il court-circuite la possibilité même de l’authenticité heideggerienne, conçue comme sortie de la déchéance. Ce qui plus est, quand Anders illustre cette critique à l’exemple du voyage (die Reise, assurément, mais aussi Fahrt) – qui en allemand fournit la racine historique du concept d’expérience (Erfahrung [9])-, il creuse également l’historialité du Dasein et sa réflexion (son revenir sur soi) authentique.

Or, l’œuvre de Anders est parsemée de ‘détails’ de ce type. Dès lors, quand on traduit « Mais pour qui voyage de cette façon, le présent est devenu un moyen pour le « aura-été » [...] » (Die Antiquiertheit des Menschen 1, p. 183) par « Pour qui voyage de cette façon, le présent est dégradé au rang d’un simple moyen pour se procurer ce qui aura été « inou- bliable » [...] » (p. 209 de la traduction), on ne bana- lise pas seulement la pensée de Anders, on lui soustrait sa pointe critique, voire sa signification philosophique [10].

L’inquiétude suscitée par ces interpétations créatrices se confirme quand la fin du paragraphe en question –

« Il est sans doute inutile de souligner que tout ceci ne concerne pas seulement notre manière de voyager » – est rendu par « Inutile de préciser qu’en voyageant ainsi, on ne voyage pas ». Car il y a tout lieu de se demander alors si le traducteur comprend vraiment l’allemand. L’exemple ou l’illustration de la subversion de la structure existentiale s’y est transformé en une réflexion sur la bonne manière de partir en vacances. Ces phénomènes de glissement ne sont malheureusement pas rares et peu nombreuses sont les pages qui en soient vraiment exemptes.

Étonnant finalement que ni la préface de l’éditeur, ni le traducteur ne mentionnent le fait que la traduction ne se réfère qu’au premier volume de L’Obsolescence de l’Homme. Il ne serait certainement pas sans intérêt d’indiquer qu’en 1980, Günther Anders publiait un second volume de l’Obsolescence de l’Homme, et qui porte de sous-titre « De la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle ». Sur quelques 465 pages, Anders y revient sur son premier volume pour infirmer, remettre à jour ou développer plus loin les réflexions de 1956.

Mais sans doute n’y a-t-il là qu’un autre ‘petit détail’ noyé dans la gaie indifférence générale de cette publication.


[1] Adorno a d’ailleurs reconnu l’importance de l’article de Anders – « La pseudo-concrétion de la philosophie de Heidegger » –, et l’influence qu’il avait exercé sur le premier chapitre de sa Dialectique négative.

[2] Ce que Anders appelle « prometheisches Gefälle », la pente ou inclinaison prométhéenne, en référence au « Verfall » (déchéance) heideggerien, est bien insuffisamment rendu par décalage. Il s’agit là peut-être du concept fondamental du premier volume de l’obsolescence. Un autre exemple : les modèles (Schablonen) que Anders décrit comme formes aprioriques du conditionnement, sont traduits par « stéréo- types ».

[3] Quelques exemples : stimuler au lieu de forcer, apologie ou lieu d’éloge, retoucher au lieu de chamarrer, collant au lieu de pantalon, etc.

[4] Ainsi, par exemple, la « médiation » (Vermittlung) hégélienne au sein de la discussion sur la théorie pragmatiste du jugement devient « médiatisation » dans la traduction. Or, dans un chapitre qui traite justement des médias, ce glissement prête à confusion, car la médiation y est interprétée comme condition de possibilité logique de la médiatisation. En langage heideggerien, la médiatisation est une forme ‘déchue’ (verfallen) de la médiation. L’ignorance des textes allemands de Heidegger, que l’on devra bien supposer complète chez le traducteur, escamote un côté fonda- mental des analyses de Anders.

[5] La traduction manifeste un penchant très affirmé pour la métonymie et la synecdoque. Cela s’avère particulièrement fâcheux dans le cas des concepts majeurs de la pensée de Anders, et contribue à l’impression du flou approximatif et de la confusion du texte français.

[6] Le traducteur rend, par exemple, « mentir avec des mots » l’allemand « lügen wie gedruckt ».

[7] En soulignant l’importance de ramener le philosophe à la personne concrète qui vit parmi ses voisins, travaille à côté de ses collègues, Anders adopte le style personnel, le « je » du narrateur ou du penseur à dessein. Laisser de côté le « je » du locuteur au béné- fice d’un « homme » en général ou l’» être humain », pour réajuster le discours à la perspective philosophique universalisante ne relève pas d’un simple embellissement, ou d’une adaptation stylistique. Il s’agit bien plus, dans ce cas, d’une déformation de la pensée même.

[8] « Eigentlich zukünftig ist das Dasein eigentlich gewesen. Das Vorlaufen in die äußerste und eigenste Möglichkeit ist das verstehende Zurückkommen auf das eigenste Gewesen. Dasein kann nur eigentlich gewesen sein, sofern es zukünftig ist. Die Gewesen- heit entspringt in gewisser Weise der Zukunft. »

[9] Anders n’était pas seulement un voyageur pas- sionné, mais il reprochait surtout à Heidegger d’avoir complètement ignoré ce type d’expérience (voir l’entretien avec Mathias Greffrath (1979), cité par Elke Schubert, Günther Anders antwortet, Berlin, Tiamat, 1987, p. 17). Le rapprochement entre voyage et expérience ne constitue pas seulement une référence culturelle, mais est présent dans la pensée et dans les textes mêmes de Anders.

[10] L’ensemble de la traduction du deuxième et du dernier chapitre sur la cécité apocalyptique sont marqués par ce ratage. On est en droit de se demander ce qui, de la signification philosophique du texte de Anders, a pu passer la frontière linguistique. Manifestement, Anders n’est pas beaucoup mieux accueilli à Paris aujourd’hui qu’il ne l’était en 1933.