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Entre légitime défense et état d’urgence :
La pensée andersienne de l’agir politique contre la puissance nucléaire
Edouard Jolly

Origine : www2.units.it/etica/2013_2/JOLLY.pdf

Etica & Politica / Ethics & Politics, XV, 2013, 2, pp. 210-230
edouard.jolly (at) univ-lille3.fr
Département Philosophie, UFR Humanités Université Lille 3

J. réprimanda A. : “Cynique !”
A soupira : “Je le serais bien volontiers…”
“Pourquoi ?”
“Parce que je serais soulagé d’une peine.”
“Laquelle ?”
“Celle de l’espoir”.1

1 G. ANDERS, Der Blick vom Turm. Fabeln. Mit 12. Abbildungen nach Litographien von A. Paul Weber, München, C.H. Beck, 1968, 92 : ““Zyniker!” schalt J. den A. / “Wär ich’s doch”, seufzte A. / “Warum?” / “Weil ich die Mühsal los wäre.” / “Welche?” / “Des Hoffens”.

Günther Anders pris soin, suite au désastre nucléaire de Tchernobyl, de formuler des arguments contre l’usage de l’énergie atomique, quel qu’il soit. Tout résultat de la production nucléaire implique une menace infinie sur la vie. Toute grandeur finie comparée à l’infini des conséquences est ainsi anéantie.

L’idée est de suivre chacune des étapes du raisonnement d’Anders expliquant qu’il aboutisse à légitimer l’action violente et à concevoir une forme de désobéissance civile qui refuse le pacifisme et le critique comme phénomène moral indigne. Le désastre nucléaire de Fukushima réactualise ces thèses controversées, défendues par Anders contre l’usage militaire et civil de la puissance nucléaire, à combattre sans négliger la possibilité radicale de l’action violente. Chacun devrait ainsi pouvoir passer du discours théorique à la démonstration pratique d’un sabotage systématique des potentialités destructrices du nucléaire avant qu’il ne soit définitivement trop tard. C’est pourquoi Anders affirme la nécessité d’un état d’urgence (Notstand) relatif à l’existence des centrales nucléaires, qui concerne tout être-présent et en cela justifie un état de légitime défense 2.

Dans un entretien avec Manfred Bissinger, daté de décembre 1986, Anders a présenté ses thèses polémiques sur l’usage de la violence contre l’usage de la puissance nucléaire. Leur dialogue a déclenché de nombreuses réactions qui par la suite furent publiée en annexe dans l’ouvrage Gewalt ja oder nein. Eine notwendige Diskussion. La prise de position soutenue par Anders se distingue par une radicalité philosophique et politique. La nécessité, selon lui, de reposer la question de la violence comme outil de subversion politique provient du fait que le danger nucléaire soit la plus grande menace qu’encoure l’humanité dans sa totalité. L’origine épochale de cette menace, qui se définit comme une violence légale et passive, se situe au moment des bombardements des villes d’Hiroshima et Nagasaki. Les différents accidents de l’industrie nucléaire, tels que Tchernobyl et Fukushima, participent d’une violence identique qui entretient la menace.

2 Le 21 mars 2011, Volker Hage a écrit, à la fin de son article sur Günther Anders publié dans le Spiegel : “Il n’a jamais terminé le livre titré Notstand und Notwehr (État d’urgence et légitime défense) ». À notre connaissance, le Nachlass aux Archives de littérature de la bibliothèque nationale d’Autriche, à Vienne, ne comporte pas de texte ayant ce titre, mais de nombreux manuscrits traitent du SDI (Strategic Defense Initiative). Cette “initiative” a été lancée par Reagan à l’époque de la Guerre froide afin de constituer un rempart contre les menaces de bombardements intercontinentaux. Sous le règne de Clinton, le programme a été renommé NMD (National Missile Defense) et s’est poursuivi avec Bush, en dépit de la fin de la Guerre froide. Le programme continue sous Obama.

Ces événements constituent des objets philosophiques traités par Anders dans ses ouvrages Hiroshima ist überall 3 et Die atomare Drohung 4 dont la portée politique et morale se prête toujours à la situation annihiliste du 21e siècle. Le titre du premier ouvrage pourrait être réactualisé en “Fukushima ist überall » 5. La validité des thèses développées sur la menace nucléaire dépendent en effet de la présence de celle-ci, dont les dimensions s’étendent au point de recouvrir la totalité de l’espace habitable et de mettre en jeu la vie des générations des temps à venir. La situation annihiliste révélée par le danger atomique concerne chaque endroit du globe terrestre, ainsi que chaque être présent, futur et passé qui le peuplent 6.

L’événement de Fukushima et la persistance de la menace nucléaire justifient amplement une relecture des thèses développées par Anders, non pas uniquement afin d’en retenir la pertinence théorique, mais davantage afin d’éprouver une cohérence et une conséquence philosophiques dans une pratique anti-annihiliste. Autrement dit, la question posée par la situation annihiliste invite à s’interroger sur les modalités d’un agir conçu comme mise en pratique de son refus. Que pouvons-nous et devenons-nous faire contre cet état de fait ? Que sommes-nous autorisés et contraints de faire contre la menace nucléaire ? Répondre à ceci implique de décrire en quoi la situation annihiliste doit être comprise comme état d’urgence, constat à l’origine de la formulation synthétique, effectuée par Anders, de dix thèses sur Tchernobyl. L’état d’urgence, par la suite, fonde une réflexion sur la notion de légitime défense, à concevoir dans une discussion entre les thèses développées par Anders d’une part et Benjamin d’autre part, mais également à partir d’un texte inédit sur la possibilité de “l’action négative ».

3 Le livre contient un journal tenu à Hiroshima et Nagasaki en 1958, la correspondance avec le pilote Claude Eatherly, entretenue de 1959 à 1961 ainsi qu’un discours sur les “trois guerres mondiales” de 1964. Le thème général reste celui du développement d’une conscience morale qui pourrait correspondre aux impératifs du décalage prométhéen.

4 D’abord paru en 1972 sous le titre Endzeit und Zeitende, puis réédité en 1993, cet ouvrage traite autant du problème de la responsabilité face à la menace nucléaire que du délai imparti par le risque d’un anéantissement global de la vie, conséquence eschatologique de l’aveuglement moral face à l’apocalypse nucléaire.

5 Historiquement, le désastre de Tchernobyl se produisit le 26 avril 1986 dans le Bloc 4 de la centrale nucléaire à proximité de la ville ukrainienne de Prypjat. Il s’agit du premier accident nucléaire classé au niveau 7 de l’échelle internationale en vigueur, soit le plus haut niveau, celui des catastrophes, appellation à laquelle est préférée ici celle de désastre. Le 12 avril 2011, lorsque l’accident de Fukushima se produisit à son tour, la matière radioactive rejetée dans l’environnement justifia un classement similaire. À l’heure de l’impression de cette thèse, des informations sont publiées quotidiennement concernant la pollution de l’environnement japonais, terrestre et maritime. Sur le contexte, la presse et le langage utilisé afin de qualifier le désastre de Fukushima, voir A. FILINE (collectif), Oublier Fukushima. Textes et documents, Le Mas d’Azil, Les éditions du bout de la ville, 2012.

6 En absence de tout être-présent (Dasein), il n’y aurait plus personne pour se remémorer le passé ou narré son histoire. Avec la possible destruction physique de la présence, l’avenir comme le passé sont eux aussi visés.

À partir d’une telle philosophie du droit, élaboration d’une jurisprudence nucléaire, la question de l’usage de la violence dans l’action politique peut être posée sans réinvestir ni une quelconque naturalité présumée de la violence des hommes entre eux, ni une posture morale centrée sur l’individualité à préserver par un devoir d’assistance, présumé pacifique, qui ne fait qu’entretenir une fragile paix sociale. La radicalité des propositions d’Anders a d’abord pour fonction de mettre en question un conformisme politique qui se traduit dans des engagements inoffensifs et des actions dénuées de signification autre que celle d’apporter un réconfort moral à des bonnes consciences effrayées ou indignées.

De l’anéantissement possible à l’action négative

Avant de s’interroger sur le tabou de la violence, quelques thèses d’Anders, rédigées après le désastre de Tchernobyl, permettent de poser les fondements d’un raisonnement ayant trait à la situation annihiliste de la menace nucléaire. Non reprises dans les ouvrages Hiroshima ist überall et Die atomare Drohung, ces thèses parurent en août 1986 dans la revue Psychosozial. Elles furent prononcées à l’occasion du sixième congrès international des médecins sur la prévention d’une guerre nucléaire. Les dix thèses exposées réactualisent le propos déjà tenu dans Hiroshima ist überall et forment en quelque sorte le commentaire de l’expression “Tchernobyl est partout ». L’intérêt de cette synthèse est de valoir pour tout accident nucléaire, y compris le plus récent de 2011 à Fukushima. La finalité de ces propositions descriptives consiste d’abord à comprendre ce qu’est la situation nucléaire mondiale (atomarer Weltzustand) et en quoi elle fonde la nécessité de poser la question de la violence.

(1). La première thèse est celle de l’invisibilité du danger qui empêche toute tentative de perception de la menace en tant que telle :

“Néanmoins, si nous voulons survivre, nous devons nous exercer à comprendre l’invisible en tant que présent en permanence et à éduquer nos prochains à cette compréhension et à l’angoisse qu’elle exige » 7

Trois éléments complémentaires composent cette thèse. Tout d’abord, le problème typique du décalage prométhéen se pose directement : comment est-il possible de se représenter l’invisible, l’imperceptible, en tant que situation effectivement dangereuse ? Sans présence effective de la menace, la crainte (Furcht) théorisée par Jonas ne peut trouver aucun appui pour fonder “une heuristique de la peur qui dépiste le danger » 8.

7 G. ANDERS, “10 Thesen zu Tschernobyl. Grußwort an den 6. Internationalen Kongreß der Ärzte gegen den Atomkrieg IPPNW du 29.05.1986 », dans Psychosozial, No. 29, 1986, p. 7.

8 H. JONAS, Le principe responsabilité, tr. fr. J. Greisch, Paris, Flammarion, 1995, p. 422. La possibilité de l’angoisse reste toutefois mentionnée page 423. Il s’agit donc de comprendre l’éventail affectif des peurs comme un ensemble fluctuant en fonction de ce qui peut initier la compréhension de la menace. La crainte s’orientera sur la répétition possible d’un désastre, alors que l’angoisse trouvera son origine dans l’indétermination conjointe à la certitude du risque. Une mauvaise lecture de Jonas comme d’Anders consisterait à repousser toute heuristique par l’affect à partir d’une reproduction du schéma classique entre conduite rationnelle atonale et conduite irrationnelle affectée, dichotomie invalidée par l’article auquel nous nous permettons de renvoyer : E. JOLLY, “Le sens de l’émotion. Un indice de la situation fondamentale de l’homme au monde », dans P. AVEZ et G. GUYOMARC’H, Sentir et penser, Villeneuve d’Ascq, PUS, 2013, p. 135- 148.

Le deuxième élément, l’angoisse, ne doit donc pas être entendu comme paralysie affective, mais comme impulsion dynamique vers la transformation d’une absence en présence. Autrement dit, l’angoisse face à un danger susceptible d’interrompre la quiétude habituelle est un sentiment de la responsabilité : il s’agit d’envisager la nécessité à venir d’une réponse active, moment où la passivité ne sera plus supportable. Ainsi, le troisième élément, la compréhension, trouve son assise éthique dans la négativité de certains affects qui phénoménalisent la menace. Si aucun désastre ne s’était encore produit, l’affectivité morale aurait toutes les difficultés à s’orienter vers un danger qui resterait de l’ordre du probable. Or, de fait, il est impossible de négliger la possibilité du désastre dès lors qu’il s’est déjà produit à plusieurs reprises. L’apprentissage de la crainte consiste à non pas se libérer de ses peurs, mais à s’angoisser afin de se libérer d’une situation annihiliste 9. La destruction environnementale provoquée par exemple à Tchernobyl s’étend à une échelle temporelle qui se compte en siècles. Elle doit pour cette raison conserver son caractère choquant et effrayant non pas seulement dans la préservation d’une histoire, mais dans l’entretien des mémoires. “Il est nécessaire de donner à ce choc une “note d’éternité”. » 10 La transposition symbolique d’un événement historique en impératif mémoriel vise d’abord à transmettre collectivement une quasi-présence du danger, afin qu’une crainte responsable ou l’angoisse de sa réitération puissent compenser l’invisibilité et l’irreprésentabilité de la menace.

(2.) La deuxième thèse prolonge la première : le recours aux affects afin d’initier une politique contre la menace nucléaire contredit l’idéal d’une paix sociale où le devoir du citoyen devrait s’exercer avec calme et respect de l’ordre institué. C’est pourquoi, selon Anders, il s’agit de faire de la panique une nécessité :

“Parce que celui qui voit le danger dans la panique, et non pas dans le danger contre lequel nous mettons en garde ceux qui s’angoissent d’angoisser, déforme la vérité et aveugle volontairement ses prochains » 11.

9 G. ANDERS, Die Antiquiertheit des Menschen I. Über die Seele im Zeitalter der zweiten industriellen Revolution, München, C.H. Beck, 2002 (1956), p. 264-266.

10 G. ANDERS, Gewalt - ja oder nein. Eine notwendige Diskussion, M. Bissinger (éd.), München, Knaur, 1987, p. 21.

11 G. ANDERS, “10 Thesen zu Tschernobyl », op. cit., p. 7.

Le produit “catastrophe de Fukushima” s’est vendu pendant un temps et ne se rappelle à l’information qu’à échéance périodique, à la façon de tout flux de marchandise, remis sur le marché en fonction des nouveautés. Menace parmi d’autres qui s’accumulent, elle perd toute signifiance au fur et à mesure de la consommation d’autres marchandises affectives. “Parce que l’angoisse est aujourd’hui devenue une marchandise ; et tout le monde aujourd’hui parle sur l’angoisse. Mais seulement très peu parlent à partir de l’angoisse. » 12 Deux facteurs obscurcissent l’affect dans la saisie de la menace : d’une part, la proximité de la panique, à comprendre comme effroi qui survient et assaille brusquement, l’emporte sur tout danger qui semble inexpérimentable ou n’être qu’une question de probabilité. D’autre part, la consommation de l’angoisse, par tout type de fiction dont la finalité est le loisir, transforme tout être-présent en être “indolent » 13. Seule la finalité exutoire de l’affect garde son efficacité : l’habitude d’être affecté pour rien affaiblit la portée morale de toute émotion. La difficulté de l’éducation morale, à partir d’un apprentissage affectif, provient d’une relégation des affects ou bien à la sphère du loisir ou bien à celle d’inconvenance sociale.

(3.) Le fait de désigner toute émotivité comme abjection lorsqu’elle s’exprime hors des normes sociales et politiques en vigueur est, selon Anders dans sa troisième thèse, tout simplement “stupide » 14. Des représentations du désastre nucléaire sont disponibles. Sans nécessairement recourir à une expérience directe, le medium de l’image, film ou photographie, permet aisément d’envisager les effets d’une explosion ou d’une contamination environnementale sur le vivant. Les corps décharnés, brûlés, calcinés, les bâtiments ruinés ou les enfants déformés et malades forment autant d’exemple qui suscitent l’émotion 15.

12 G. ANDERS, Die Antiquiertheit des Menschen I, op. cit., p. 264.

13 Ibid., p. 266.

14 G. ANDERS, “10 Thesen zu Tschernobyl », op. cit., p. 7.

15 Parmi les ouvrages sur Anders, la monographie d’Elke Schubert intègre quelques photographies assez représentatives de l’accicent de Tchernobyl. Voir : E. SCHUBERT, Günther Anders, Hamburg, Rowohlt, 1992, p. 107-109. Sur un plan descriptif, cet extrait de l’avant-propos de 1955 du journal d’un médecin japonais permet d’imaginer ce que produit l’usage de l’arme nucléaire à Hiroshima : “L’éclair éblouissant (pika) suivi d’une déflagration colossale (don) dévastant des édifices à des kilomètres à la ronde. La nudité ou la quasi-nudité de gens aux habits arrachés par la déflagration. Un silence angoissant. Les gens marchant en ligne, les bras détachés de leur corps et la peau écorchée – comme des automates, des somnambules, des épouvantails, des colonnes de fourmis. Des corps “pétrifiés par la mort en pleine fuite”. Un homme sans vie juché sur sa bicyclette. Un cheval aveugle et couvert de brûlures. Des enfants regroupés les uns contre les autres et attendant la mort. Des mères auprès de leurs enfants tués. Des enfants auprès de leurs mères mourantes. Des cadavres sans visages. L’eau partout regorgeant de cadavres – dans les citernes à incendie, les piscines et les rivières qui alimentent la ville. Des incendies pareils aux brasiers de l’enfer. Un homme tenant son globe oculaire dans une main. Des foules de survivants dans des immeubles en ruine, gisant dans le vomi, l’urine et les excréments. Partout des mouches et des vers », dans M. HACHIYA, Journal d’Hiroshima. 6 août – 30 septembre 1945, tr. fr. S. Duran, Paris, Tallandier, 2011, p. 288-289.

L’environnement à la fois menacé et menaçant en raison des possibilités techniques d’anéantissement se met à exprimer une angoisse diffuse et constante. Mais il se pourrait qu’en retour celui qui éprouve ce sentiment en exprime de la honte et le dissimule. L’indifférence remplace l’émotivité en raison d’une irrationnalité rationnelle, déjà effective comme modèle de l’action pratique. “Pour les criminels, tout est égal, tout est également valable, tout est indifférent, en tant qu’également non valable : ce qu’ils font est une totale indifférence, le nihilisme en action. » 16 Le déni de l’émotion conduit à l’acceptation du nihilisme pratique : peu importe la finalité de l’action, sans affect, la validité ne provient que de la réalisation de ce qui est commandé. Sans émotion, la compréhension de celui qui agit comme de celui qui observe l’action se réduit à une compétence processuelle, à déléguer potentiellement à un calcul machinique.

(4.) La quatrième thèse, une fois de plus, applique les acquis des précédentes : dans l’utilisation désaffectée de la puissance atomique, la distinction entre un usage civil, dit pacifique, et militaire, dit belliqueux, est aberrant. Chaque utilisation se présente comme résultat à la fois d’une expertise scientifique et d’une nécessité politique calculée. Or, tout travailleur du secteur industriel nucléaire, ne serait-ce que dans la production d’énergie, ne peut se réfugier derrière l’ignorance des résultats de son activité. La possibilité du désastre ne dépend que de l’hégémonie de la menace nucléaire, produit principal de la puissance atomique, étendue à l’échelle du globle 17.

16 G. ANDERS, “Die Antiquiertheit des Hassens », dans R. KAHLE, H. MENZNER et G. VINNAI (éds.), Haß : Die Macht eines unerwünschten Gefühls, Reinbek, Rowohlt, 1985, p. 30 : “Den Tätern ist alles gleich, alles gleich gültig, alles gleichgültig, als gleich ungültig : Ihr Tun ist totale Indifferenz, Nihilismus in Aktion ».

17 On ne peut ignorer les tentatives de maîtrise de la menace mises en place par les Nations Unies. Le traité de non-prolifération des armes nucléaires du 1er juillet 1968, valable toutefois uniquement pour les États ayant procédé à une explosion nucléaire avant 1er janvier 1967, tente d’établir quelques principes qui semblent difficilement avoir été maintenus, voire totalement invalides : tout État doté d’armes nucléaires ne doit pas procéder à leur transfert ou aider à leur fabrication pour un État non doté ; les États non dotés d’armes nucléaires, mais dotés de produits fissiles doivent garantir que leur usage ait des fins pacifiques – l’AIEA (Agence Internationale de l’Énergie Atomique) a pour fonction de veiller à ce que les produits fissiles ne soient pas enrichis ; tout État est en droit de développer recherche, production et utilisation de l’énergie nucléaire à des fins pacifiques, ainsi que de se faire aider par les États dotés d’armes nucléaires ; les États sont encouragés à poursuivre le désarmement nucléaire sous contrôle international. Dès lors que la différence entre usage civil (pacifique) et usage militaire (belliqueux) n’est pas remise en cause, la prolifération du produit fissile peut se propager. Pour accéder au traité :
URL : http://www.un.org/fr/disarmament/instruments/npt.shtml.

“Il est égal que nous, les hommes, disparaissions sous les missiles atomiques ou à cause d’une centrale soi-disant pacifique. Les deux sont également meurtriers. Tuer, c’est tuer. Mort, c’est mort. Et les partisans de l’un ou l’autre et ceux qui minimisent l’un ou l’autre sont identiques. » 18

La finalité de ces usages se résume à un seul et même résutat concret : la mort du monde humain, déjà dégradé et obscurci par la généralisation de la production technicisée selon des règles absurdes dont les conséquences dépassent toute compréhension. Peut-être la solution devrait-elle être pratique avant d’être théorique ? Que faire au cas où un désastre se produirait effectivement ? Ne pourrions-nous pas trouver un dénouement technologique aux difficultés posées par la fusion d’un réacteur ou l’explosion d’un missile nucléaire ?

(5.) La cinquième thèse répond catégoriquement à cette question par la négative. Le secours est impossible. Bien que la question puisse sembler de nouveau outrancière, qu’adviendrait-il en cas de contamination nucléaire dans les pays de l’ouest de l’Europe ? Afin de répondre à cette question, la dialectique des frontières conçue par ailleurs par Anders trouve ici sa fonction 19. La menace à l’échelle du globe implique la désuétude du concept de frontière : les pays menacés perdent automatiquement leur souveraineté nationale, de la même manière qu’économiquement en sont privés les pays sans production industrielle, contraints de subir les impératifs exercés sans aucune indulgence par les pays qui la possède. Or, même si “à l’époque de l’électronique le concept de “frontière” ne correspond à presque plus rien » 20, le revers dialectique de sa disparition consiste en la “glorification du proche » 21. L’exemple provincial de la France permet d’illustrer le fait qu’en cas de désastre tout retour en arrière soit inenvisageable. Aucun lieu en France n’est éloigné à plus de trois cents kilomètres de la moindre installation gérée par l’industrie nucléaire 22. Les réseaux publics de transports sont également empruntés pour le traitement des déchets.

18 G. ANDERS, “10 Thesen zu Tschernobyl », op. cit., p. 8.

19 Voir G. ANDERS, Die Antiquiertheit des Menschen II. Über die Zerstörung des Lebens im Zeitalter der dritten industriellen Revolution, München, C.H. Beck, 2002 (1980), p. 208-209. 20 Ibid., p. 209.

21 Ibid., p. 209.

22 Les sources d’information sont multiples. La plus accessible d’entre elles reste la carte de France réalisée par le réseau militant Sortir du nucléaire qui comprend également les localisations de sites stratégiques militaires. La vallée du Rhône et le centre du pays sont les lieux où l’on trouve la plus grande concentration d’installations nucléaires. URL : http://www.sortirdunucleaire.org/carte/.

Les grands fleuves tels que la Seine ou le Rhône pourraient propager aux grandes villes une contamination à l’origine très localisée. La rapidité et l’étendue du désastre rendrait difficile toute mission d’évacuation telle que celle qui s’était déroulée dans la ville de Prypiat à côté de Tchernobyl en 1986. L’expertise technologique française est présupposée garantir à elle seule la maîtrise de tout facteur de risque. Or, l’exemple de Fukushima suffit à démontrer que le pire est toujours de l’ordre du possible, y compris les États dont le développement technologique est parmi les plus avancés. Face à la désuétude des frontières en cas de désastre nucléaire, Anders fait preuve d’un argument au ton relativement idéaliste : “Parce qu’en situation d’urgence nous ne pouvons plus secourir ou sauver d’individus, à la place nous devons contribuer à préserver la stabilité du monde en totalité » 23. Idéalement, la pacification intégrale du globe terrestre serait réalisée à partir d’une absence totale d’usage de produits fissiles. En dépit des choix politiques de certains États, tels que l’Autriche par exemple, qui ont toujours refusé production et produits nucléaires, les frontières restent poreuses en cas de contamination. Afin de réaliser cette pacification, la destruction pure et simple des installations nucléaires serait-elle pour autant suffisante ?

(6.) Une fois encore, la sixième thèse répond à une question, légitime d’être posée suite à la cinquième. Dans le cadre de l’analyse de la menace nucléaire, comme pour ce qui est de la critique de la technique, il est nécessaire de n’être ni régressif, ni briseur de machine. L’argument d’un progrès éternel reste relativement répandu et efficace, en dépit du fait qu’il soit un préjugé historique. Briser les machines ne peut être une solution qu’à partir du moment où le nœud de la dialectique de la technique a été franchi par certains produits dont la finalité détruit la vie. Toute politique de désarmement appartient à cette catégorie d’action où la menace est sabotée. Rappelons que le renversement dialectique de la technique repose sur le passage d’une première phase, où les problèmes de la nature, tels que par exemple la faim, la soif, le froid, sont maîtrisés par les arts, à une seconde phase où cette maîtrise devient elle-même problématique lorsqu’elle se naturalise, provoque de nouvelles dépendances et dépasse les limites de la maîtrise théorique comme pratique de ses conséquences. Ou pour le dire quelque peu différemment avec Horkheimer : “Au cours du processus d’émancipation, l’homme partage le destin du reste de son monde. La domination de la nature inclut la domination de l’homme » 24. L’idée du progrès technique repose sur une identification de l’histoire à un processus linéaire d’émancipation.

23 G. ANDERS, “10 Thesen zu Tschernobyl », op. cit., p. 8.

24 M. HORKHEIMER, Zur Kritik der instrumentellen Vernunft, Frankfurt am Main, Fisher, 1967, p. 110.

Or, dans des notes de cours privés inédites de 1941, afin d’éviter cette confusion, Anders prend soin de distinguer les quatre notions de temps, de processus, d’histoire et de progrès. Ainsi, le temps n’est qu’un ordre formel de succession, sans changement, où aucun processus ne peut être saisi. Le processus ne se réduit pas à une succession événementielle dans le temps. Il se détermine à partir d’un événement qui y prend place sans perdre son caractère de totalité. L’histoire se définit quant à elle comme l’interprétation du caractère de processsus de la vie d’un individu ou d’un groupe. Ainsi, la question est de savoir si l’histoire du monde vivant est totalisable et présente des tendances futures à interpréter. Le principe du progrès dépend directement de cette définition de l’histoire : il s’agit d’une interprétation particulière de cette dernière où le processus est compris comme un perfectionnement automatique déduit à partir de l’empirie des achèvements accomplis. D’un point de vue économique, cela signifie qu’un progrès de l’humanité est un capital qui produit automatiquement des intérêts immédiatement réinvestis dans le processus vital. L’idéal de cette conception de l’humanité présuppose qu’elle ne puisse qu’étendre son développement en suivant une impulsion de croissance. Or, c’est là ignorer l’impact destructeur de la production suite aux révolutions industrielles. Que les méthodes de production évoluent, qu’elles puissent permettre que l’homme n’ait pas l’obligation d’épuiser ses forces vitales dans un travail dont il ne profite pas des fruits, correspond à cette dynamique émancipatrice. C’est pourquoi il s’agit non pas de lutter contre la transformation des méthodes de production, mais contre les produits qui en résultent. Anders en appelle donc à une “grève des produits” :

“Je comprends sous cette dénomination une grève qui n’a pas en vue, comme les grèves habituelles, une augmentation des salaires, un raccourcissement du temps de travail ou d’autres objectifs similaires, mais le refus de la génération de produits moralement irresponsables, dans le cas présent donc, les armes nucléaires » 25.

Les textes du volume Die atomare Drohung ont ainsi pour objectif de répondre à la question de l’action à entreprendre afin de combattre la menace des produits nucléaires qui pèse sur chacun. L’impact d’un désastre nucléaire ne concerne toutefois pas seulement la vie humaine, mais directement l’environnement dans sa viabilité générale. L’autre menace écologique du réchauffement climatique, en raison de l’émission de gaz résiduels issus de la production humaine, sert en général d’argument énergétique en faveur de l’utilisation des produits fissiles.

25 G. ANDERS, Die atomare Drohung. Radikale Überlegungen, München, C.H. Beck, 1981, p. XI.

La France garantirait ainsi son indépendance énergétique vis-à-vis des pays pétroliers, tout en réduisant ses émissions de gaz à effet de serre.

(7.) Or, l’argumentation élaborée à partir d’une comparaison entre les produits énergétiques n’est pas valable. La septième thèse mentionnée par Anders indique ainsi que l’industrie atomique n’est en rien la réponse à la dépendance pétrolière. Il s’agit du problème de la consommation énergétique. Dans Le Principe responsabilité, Jonas reconstitue un bref panorama de l’usage des sources d’énergies disponibles. Les énergies inorganiques telles que le pétrole ont mis des millénaires à s’accumuler et ne mettront que quelques siècles à être consommées par la production humaine. “Ainsi la fête humaine frivole joyeuse de quelques siècles industriels serait-elle peut-être payée par des millénaires d’un monde terrestre transformé. » 26 La nécessité de faire usage d’énergies renouvelables ne peut être mise en doute. Même si des sources telles que le solaire ou l’hydro-électrique ne peuvent que remplacer un pourcentage de la consommation globale, le premier impératif technologique consisterait à les développer afin de ne serait-ce que soulager l’économie thermique planétaire. La “solution” nucléaire, en dépit d’un rendement énergétique inégalé, produit des déchets mortels d’une durée de vie qui dépasse la longévité de toute civilisation humaine passée, présente et à venir. De plus, en ce qui concerne une hypothétique politique autarcique des sources énergétiques, des États comme la France sont contraints de s’approvisionner au Canada, en Australie, au Kazakhstan, en Russie, au Niger, au Mali, en Namibie, etc. Même en écartant les risques géopolitiques encourus en raison des dépendances énergétiques, la problématique principale relève d’une pensée de l’histoire : pour quelle raison la consommation énergétique croissante serait-elle un facteur d’émancipation humaine ? Quel radical changement de perspective politique serait à envisager en vue de réduire l’impact destructeur de la production ?

(8.) Anders pousse sa réflexion jusqu’à en appeler à une révolution en un sens particulier. “Les véritables terroristes d’aujourd’hui sont ceux qui effraient notre monde commun sans interruption avec la menace d’une destruction. » 27 Les nihilistes du nucléaire sont les annihilistes qui disposent de la possibilité technique de détruire la totalité du monde. Les hommes politiques des États dotés de produits fissiles comme les producteurs d’armes et d’énergie atomique font peser le risque d’une destruction en permanence.

26 H. JONAS, Le Principe responsabilité, op. cit., p. 355.

27 G. ANDERS, “10 Thesen zu Tschernobyl », op. cit., p. 8.

Le cas encore récent de Fukushima au Japon est révélateur : outre la minimisation constante des conséquences désastreuses pour la vie, la pollution marine inédite dont l’impact s’étend jusque la côté ouest des Etats-Unis, la contamination des ressources vitales environnantes, l’évacuation des habitants sur plusieurs kilomètres autour de la centrale, l’entreprise responsable, Tepco, transforme la menace permanente en flux d’informations continuel, terreur masquée en équivalents financiers. Afin de refuser la situation annihiliste, la révolution à inaugurer consisterait d’abord à démanteler les installations nucléaires afin de préserver ce qui n’est pas encore contaminé : l’annihilation du monde ne doit plus être le projet ultime des possibilités technologiques.

(9.) La neuvième thèse consiste à déclarer que la paix qui règne actuellement reste une guerre. Une fois de plus, les désastres qui ont déjà eu lieu permettent de mieux se représenter quelles sont les conséquences de l’usage de l’atome : Prypiat et Tchernobyl peuvent ironiquement être visités par des touristes, qui découvrent un habitat ruiné, retournant peu à peu à un état naturel où la vie persiste en étant malade. Une partie du globe terrestre n’est déjà plus à conserver. Aux différents lieux des désastres s’ajoutent ceux moins connus d’Aktaou au Kazakhstan, des multiples centres de stockage de déchets nucléaires au Kirghizistan ou encore la région contaminée par les recherches nucléaires à Tchliabinsk en Russie. Anders invite à voir dans chaque contamination un modèle de ce qui est voué à se reproduire. Politiquement, la phrase de Clausewitz doit être reformulée. Il ne s’agit plus de voir en la guerre la continuation de la politique par d’autres moyens :
“Aujourd’hui à l’inverse, les installations pacifiques ne sont rien d’autre que la continuation de la menace militaire par l’intervention d’autres moyens, ou pour le formuler plus simplement : la paix d’aujourd’hui est la continuation de la guerre avec d’autres moyens » 28.

Il peut paraître difficile d’associer une représentation de la guerre à un état de confort quotidien partagé par encore une majorité de consommateurs de l’énergie produite par le nucléaire. Il est nécessaire d’admettre un présupposé : la simple possibilité de l’anéantissement provoqué par un accident nucléaire ou l’usage d’une bombe, équivaut à sa réalisation. Le terme plus exact serait une guerre de dissuasion. La raison en est d’abord que le rapport de proportion entre le risque d’un dysfonctionnement dans l’usage de produits fissiles et la dimension de ses conséquences spatio-temporelles devrait suffire à dissuader toute tentative d’appropriation du nucléaire. Mais une nouvelle guerre est née avec Hiroshima. La destruction implacable a atteint un seuil d’efficacité inégalé, sans discrimination aucune entre les victimes touchées. Face à une menace immorale déclenchée par les États- Unis, tout autre État s’est dit contraint de menacer en retour d’une riposte tout aussi immorale. La paix se réduit alors à ne pouvoir être qu’une paix armée, donc la préparation d’une guerre, fondée en droit sur un équilibre de la terreur.

28 Ibid.

Même si se préparer à tuer, menacer d’anéantir, diffèrent du meurtre et de l’annihilation effectifs, la dissuasion ne fonctionne qu’en raison de la proximité entre la possibilité du désastre et sa réalisation. L’originalité de la menace repose également dans le fait qu’elle soit facile à vivre : dès lors que l’idée d’un monde devenu camp reste ignorée et supportable au quotidien, la menace ne s’appliquer qu’à des hommes qui ne se sentent en rien prisonniers. “La menace de destruction, même si elle est constante, reste invisible, non perceptible. » 29 La dissuasion, de plus, ne requiert aucune action pour être maintenue : l’accord tacite entre menacé et menaçant implique que les rôles soient partagés à égalité, afin justement d’empêcher toute décision qui ferait pencher la balancer définitivement du côté du rien, après qu’elle ait persisté du côté d’un tout terrifiant. La sécurité de proviendrait que d’un terrorisme réciproque. Or, comme le résume Walzer, les partisans de la dissuasion ne peuvent l’être sans être eux-mêmes les adeptes de la menace continue :

“Nous nous efforçons d’être crédibles, mais ce que nous projetons et ce que nous avons l’intention de faire ne l’est pas. […] Cela contribue à rendre la dissuasion psychologiquement supportable et permet peut-être aussi d’améliorer marginalement la position dissuasive d’un point de vue moral » 30. Si la dissuasion nucléaire reste acceptée, il ne faut pas ignorer que son maintien repose sur le fait permanent d’assumer la possibilité d’un massacre de populations complètes. La décomposition de l’opposition bilatérale typique de la guerre froide en une pluralité d’États dôtés des armes nucléaires ne supprime en rien la problématique de la menace globale, elle ne fait qu’en diffuser la menace à un niveau inter-étatique, ce qui multiplie les possibilités d’attaques localisées, car la destruction limitée présente toujours les dangers d’une escalade. L’état de guerre ou état d’urgence atomique déclamé de façon volontairement provocante par Anders, dépend d’abord de la permanence de la menace terroriste, aux conséquences dévastatrices, qu’elle présuppose : en retour, toute politique sécuritaire trouvera toujours une justification pour son application aux populations. Le statu quo de la menace nucléaire, qui se répand avec la prolifération du nucléaire à usage civil, toujours à protéger contre les attentats potentiels, ne doit pas faire oublier que l’urgence et la crise permanentes, si elles peuvent être supportées, ne peuvent que conduire à des révoltes à moyen ou long terme. “Le domaine de la nécessité est sujet aux changements historiques. » 31

29 M. WALZER, Guerres justes et injustes, tr. fr. S. Chambon et A. Wicke , Paris, Gallimard, 2006, p. 483.

30 Ibid., p. 501.

31 Ibid., p. 503.

Il serait davantage moral et politique de réfléchir à la nécessité du besoin de tuer qui motive la possession d’armes nucléaires comme la possibilité de leur utilisation.

(10.) La dixième et dernière thèse développée par Anders s’applique à cette volonté meurtrière : que pouvons-nous opposer à ceux qui veulent tuer et laissent se perpétuer la menace ? Telle est la “question épineuse” (die Gretchenfrage). Nous nous trouvons en présence d’un état d’urgence qui exige des devoirs spécifiques. Une réponse pacifiste face à ceux qui acceptent de dissuader, donc de menacer de tuer d’autres qu’eux, en risquant d’entraîner leur propre mort, est-elle suffisante ? Les manifestations pacifiques habituelles, codifiées et légalisées permettent-elles d’obtenir gain de cause ? N’est-ce pas une simple pratique qui vise à consoler et consolider la bonne conscience morale du citoyen bien éduqué ? “Nous devons vraiment gêner et empêcher d’agir ceux qui, bornés et tout-puissants, peuvent décider de l’être ou du non-être de l’humanité. » 32 Le refus de l’élaboration de produits moralement irresponsables, la grève des produits, ne serait pas suffisante. Quand pourrions-nous savoir si en branchant un appareil sur une prise électrique nous utilisons ou non de l’énergie nucléaire et par là nous produisons des déchets ? Comme l’écrivait déjà Anders en remarque préliminaire à son ouvrage Die atomare Drohung, en 1981 : “Je crains que les difficultés de la situation atomique appartiennent à celles dont nous ne pourrons pas venir à bout » 33. La situation est désespérante, et pour cette raison elle doit pousser à l’action en posant la question de la possibilité d’une légitime défense face à ceux qui décident de menacer et d’entretenir la menace. La sortie de l’agir négatif requiert de trouver une légitimité à l’action directe. Pour cette raison, il est nécessaire de repenser la conception de la violence politique dans le cadre de la situation atomique. Ceux qui acceptent de faire un outrage permanent à la terre ne mette pas en jeu la présence de leurs contemporains en faisant peser sur eux une violence passive et légale. Ils parient également sur l’avenir, non plus seulement en confortant la mondanéité interdite des hommes sans monde, rebuts de la société en tous genres, mais en risquant de rendre impossible de nouvelles naissances 34.

32 G. ANDERS, “10 Thesen zu Tschernobyl », op. cit., p. 10.

33 G. ANDERS, Die atomare Drohung. Radikale Überlegungen, op. cit., p. XIII.

34 C’est là l’un des principes fondamentaux de la responsabilité selon Jonas. Voir H. JONAS, Le Principe responsabilité, op. cit., p. 257-260.

La résistance civile : légitime défense et état d’urgence

La “discussion nécessaire” de 1986 peut à présent être examinée. Dans l’interview “Notstand und Notwehr », suite à une brève introduction problématique à propos de la monstruosité de la situation atomique, Manfred Bissinger a posé la question de l’agir dans sa plus simple formulation : “Mais que devons-nous donc faire ? » 35. La réponse d’Anders, connu pour son militantisme anti-nucléaire, fut d’abord étonnante :

“Bien que j’ai été très souvent considéré comme étant un pacifiste, entre temps, j’en suis venu à la conviction qu’avec la non-violence rien n’était plus atteignable. En tant qu’agir, le renoncement à l’agir ne suffit pas » 36.

Afin de s’expliquer, Anders rappelle le fait que nous sommes confrontés à une situation atomique à l’échelle mondiale. Cet état devrait juridiquement valoir comme état d’urgence (Notstand). Toute vie sur la planète est menacée de mort par la puissance atomique. La question classique de l’agir, “que devons-nous faire ? ” n’appartient plus seulement au domaine de la conscience, mais à celui des actions directes. L’état mondial atomique impliquerait que nous ne puissions plus nous considérer comme citoyens de deux mondes différents, mais comme activistes d’un unique monde ambiant menacé, environnement sans lequel aucune présence n’est possible. Au cours de l’interview, Anders cherche les limites du questionnement politique et moral ayant trait à la lutte contre la menace nucléaire.

“Quoi qu’il en soit, je tiens pour nécessaire que nous intimidions ceux qui occupent le pouvoir et nous menacent (un “nous” de plusieurs millions). Car il ne nous reste rien d’autre à faire que de menacer en retour et rendre ineffectifs ceux parmi les politiciens qui sont prêt, sans scrupule, à accepter la catastrophe ou à directement la préparer. » 37

L’expression “rendre ineffectif », comme conséquence de la violence, fut l’élément clef qui déclencha la plupart des réactions. Volker Hage eut par exemple cette phrase assez représentative de la réaction des lecteurs habituels d’Anders : “Il ne veut laisser aucun répit, le vieil homme à Vienne » 38. Synthétiquement, l’agir ne dépendrait plus du devoir moral, mais des contraintes imposées par la situation. Par la suite, cette obligation exige d’envisager les possibilités ouvertes. Anders donne ainsi une reformulation de ces “questions épineuses” :

“La violence n’est pas seulement permise, mais vaut comme moralement légitime aussi longtemps que le pouvoir habilité en fait usage. […] On n’est pas seulement autorisé à être violent sur ordre du pouvoir, on le doit et on l’est même contraint » 39.

Les réactions positives à ces thèses fut rares, ce qui de prime abord est compréhensible. La forme de l’interview ne permet pas à Anders de détailler ses arguments, ce qui le conduit à s’exprimer de manière outrancière et à dessein.

35 G. ANDERS, Gewalt - ja oder nein. Eine notwendige Diskussion, op. cit., p. 23.

36 Ibid., p. 23.

37 Ibid., p. 24.

38 Ibid., p. 51.

39 Ibid., p. 25.

Tout l’intérêt de ces thèses est poser la question de l’usage philosophique et pratique de la violence. En effet, le développement opéré par Anders est susceptible de valoir non seulement contre la menace atomique, mais également à l’encontre de toute domination politique et économique. Sa conception de la violence est explicitée dans un autre entretien, imaginaire, publié à la suite du premier dans le volume Gewalt. Ja oder nein, intitulé “Vom Ende des Pazifismus ». Les différents arguments développés forment la liste suivante, à entendre comme compléments tant des thèses contre la menace nucléaire esquissées précédemment que de celles sur la critique de la technique développées auparavant en troisième section :

“En remplacement de la fausse déclaration “la fin justifie les moyens”, nous devrions aujourd’hui présenter la vraie raison : “les moyens détruisent les fins” » 40.

“Parce que la menace est totale, parce que l’anéantissement possible est global, notre légitime défense doit être totale et globale » 41.

“L’état d’urgence fonde la légitime défense, la morale brise la légalité » 42. “Avoir recours à notre exercice de la violence n’est autorisé qu’en tant que moyen désespéré, seulement comme contre-violence, seulement à l’état provisoire » 43.

“L’exercice de la contre-violence à laquelle nous sommes contraints est à elle seule légitime car elle a pour finalité l’état de non-violence » 44.

“La paix n’est pas pour moi le moyen, mais la fin. Et parce que la paix est la fin, elle n’est pas le moyen » 45.

Ces différents arguments présentent le point central de la théorie de l’action politique élaborée par Anders. Habituellement, la question de la violence est posée de la manière suivante : est-elle le moyen d’une fin légitime ou illégitime ? Dans ce cas, la fin en elle-même doit justifier ou non l’utilisation du moyen. Toutes les réactions aux propos outranciers d’Anders proviennent de cet angle d’approche : s’il est nécessaire de faire usage de violence, l’objectif de la totale non-violence ne suffit pas à le justifier.

40 Ibid., p. 90.

41 Ibid., p. 91.

42 Ibid., p. 93.

43 Ibid., p. 102.

44 Ibid., p. 103.

45 Ibid., p. 108.

Mais la théorie d’Anders ne tient pas compte de ce préjugé. Lorsqu’il affirme que les moyens détruisent les fins, il réduit la question de la violence à cet unique problème : nous avons besoin, comme le dit Benjamin, “d’une différence dans la sphère des moyens eux-mêmes » 46, ce afin de présenter clairement la relation entre la violence d’une part et le droit (Recht) ou la légitimité (Gerechtigkeit) d’autre part.

Anders avait lu Benjamin, en particulier son texte “Zur Kritik der Gewalt”de 1921 47. Le point de départ de la théorie benjaminienne est que le droit positif juge de chaque droit en cours d’établissement à partir d’une critique de ses moyens alors que le droit naturel, pour sa part, juge de chaque droit qui s’instaure à partir d’une critique de ses fins. L’ensemble, selon Benjamin, forme un dogme fondamental où les deux droits se rencontrent en un cercle : “Des fins justes peuvent être atteintes par des moyens légitimes, on peut faire usage de moyens légitimes pour des fins justes » 48. Ce cercle où le droit des fins justifie la légitimité des moyens doit être brisé. Anders a exposé un critère de légitimité : il s’agit d’une détermination historiques des finalités, dépendante d’une eschatologie de la situation atomique. Nous vivons le temps de la fin, “dans cette époque, dans laquelle nous pouvons quotidiennement entraîner sa fin » 49. Tout centre de déchets nucléaires a valeur de symbole pour le caractère définitif de la situation :

“Notre “malédiction” ne consiste plus par conséquent, comme encore récemment, seulement dans le fait que nous soyons condamnés à la finitude de l’être-présent, donc à la mortalité ; mais au contraire également dans le fait que nous ne puissions pas endiguer ou séparer l’illimitation et l’immortalité (des effets de notre agir) » 50.

L’historicité de notre époque provient de l’advenir indéterminé de notre délai, du temps encore imparti avant l’extinction de la vie humaine. Malgré tout il est nécessaire de réfléchir à au bien-fondé de certains moyens. C’est pourquoi l’analyse doit essentiellement porter sur le droit positif, toujours en maintenant une perspective historique élargie à la situation atomique. Selon Benjamin, la justification de la violence comme moyen d’action “requiert un document certifiant son origine historique » 51.

46 W. BENJAMIN, Zur Kritik der Gewalt und andere Aufsätze. Mit einem Nachwort von Herbert Marcuse, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1965, p. 35.

47 Parmi les quelques livres d’Anders disponibles aux Archives se trouvent les deux volumes des écrits de Benjamin édités par Adorno, avec quelques annotations qui permettent de repérer la lecture qu’il en a faite. Nous en avons tenu compte dans notre double lecture de leurs écrits sur la violence. Référence des ouvrages : W. BENJAMIN, Schriften Bd. I und II, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1955.

48 W. BENJAMIN, Zur Kritik der Gewalt und andere Aufsätze, op. cit., p. 31 : “Gerechte Zwecke können durch berechtigte Mittel erreicht, berechtigte Mittel an gerechte Zwecke gewendet haben ».

49 G. ANDERS, Die atomare Drohung. Radikale Überlegungen, op. cit., p. 220.

50 G. ANDERS, Gewalt - ja oder nein. Eine notwendige Diskussion, op. cit., p. 138.

51 W. BENJAMIN, Zur Kritik der Gewalt und andere Aufsätze, op. cit., p. 33.

La violence, en tant que moyen, ne peut correspond à une fin déterminée qu’à partir d’une reconnaissance historique universelle, c’est pourquoi l’hégémonie de la situation atomique doit d’abord être reconnue. Une nouvelle distinction apparaît ainsi entre fin naturelle, sans reconnaissance et fin légale, avec reconnaissance. Lorsque Anders plaide pour la violence, il cherche seulement à transformer une fin naturelle individuelle – abolir l’état d’urgence atomique – en une fin légale universelle – reconnaître le droit à la légitime défense contre la menace atomique. Deux usages contradictoires de la violence apparaîssent : d’une part, le recours individuel, non historique car non reconnu, d’autre part, le recours universel, historique car reconnu. Mais pourquoi le droit, c’est-à-dire la légalité, garantirait-il par la reconnaissance qu’il présuppose, la seule possibilité d’une violence légitime ? L’hypothèse est “que la violence, lorsqu’elle ne se trouve pas entre les mains du droit à chaque fois établi, ne le met pas en danger par les fins auxquelles elle peut viser, mais bien par sa simple existence en dehors du droit » 52. La violence reste toujours une possibilité naturelle et individuelle en dehors du cadre du droit historiquement établi et reconnu. Pour cette raison, elle apparaît menaçante. Il paraît difficile de s’opposer au fait que la législation contemporaine cherche en permanence à étendre son emprise sur tout domaine de l’action individuelle. L’illusion politique serait de croire que les appareils de communications actuels, c’est-à-dire la mise en réseaux des ordinateurs à l’échelle mondiale, pourrait devenir à elle seule l’élément central d’actions politiques menées à l’encontre de régimes dictatoriaux. Les systèmes machiniques de l’information restent instables : ils dépendent d’une industrie particulière dont les impératifs économiques et techniques sont identiques à tout autre régime de production apparus après la troisième révolution industrielle. La distribution élargie des systèmes machiniques de l’information peuvent toutefois jouer un rôle important dans la diffusion des connaissances d’une situation, accélérant sa reconnaissance et sa qualité historico-événementielle. Aucune révolution ne peut se produire dans les systèmes d’information, seulement à travers eux. Utilisés sciemment par des individus ou des groupes, ils peuvent même fournir l’opportunité de sabotages efficaces et non-violents. Mais le risque persistant réside dans le contentement moral et politique produit par la seule consommation de l’information, par la mise en scène de l’action politique dans les “Happenings », autrement dit les “pseudo-actions”(Schein-Aktionen), critiquées par Anders dans son interview avec Manfred Bissinger :

“Nos soi-disant actions politiques d’aujourd’hui ressemblent véritablement aux plus effrayantes de ces pseudo-actions apparues dans les années 60. Aussi à celles qui alternaient déjà (ou encore) entre l’être et le paraître. Ceux qui les exécutaient croyaient certes avoir franchi la frontière du pur-théorique, mais ils restèrent bien des “acteurs”, seulement au sens de “comédiens”. Ils faisaient du théâtre » 53.

Pour sa part, Benjamin plaide essentiellement pour le droit de grève des travailleurs en tant qu’action politique ayant recours à la violence, revendication qui correspond alors au contexte économico-politique du début des années 20. Or Anders, bien plus tard, cherche à élargir cette pratique à une grève des produits, c’est-à-dire à un refus de leur utilisation, assimilable à une forme de sabotage54. En raison de l’ampleur du risque atomique, à partir de l’interview de 1986, il distingue toutefois ces pratiques du recours nécessaire à la violence contre les États atomiques 55. Hypothétiquement, cette conviction lui provient peut-être de ses lectures de Benjamin lorsque ce dernier affirme :

“Par quelle fonction la violence peut sembler avec raison si menaçante pour le droit, peut être si crainte par lui, cela doit précisément se manifester là où l’ordre légal actuel admet encore lui-même son développement » 56.

Les grèves classiques, en raison des évolutions de la production, doivent être interrogées dans leur fonction. En dépit de quelques manifestations contre l’utilisation des produits fissiles, quel qu’en soit l’usage, l’état mondial atomique n’a pas changé. Il se serait même empiré depuis l’époque de l’interview d’Anders puisque Tchernobyl s’est reproduit à Fukushima. Mais qu’est-ce que la violence effective, dont il s’agirait d’avoir recours ? Benjamin nomme violence un comportement qui revendique l’exercice d’un droit. Dès lors que l’état d’urgence justifie la légitime défense, celle-ci peut s’actualiser par une contre-violence active et historique. Pour cette raison, au début de cet article, la menace atomique était désignée par l’expression de violence passive légale. Une contre-violence historique est active “lorsqu’elle exerce le droit qui lui appartient afin de renverser l’ordre légal qui lui en accorde la force » 57. La violence de la menace atomique est passive en tant qu’elle exerce un chantage et légale en tant que l’ordre juridique lui apporte le soutien nécessaire à tout entreprise économique et technique.

52 Ibid., p. 35.

53 G. ANDERS, Gewalt - ja oder nein. Eine notwendige Diskussion, op. cit., p. 24. Voir également G. ANDERS, Die Antiquiertheit des Menschen II, op. cit., p. 355-361.

54 G. ANDERS, Die Antiquiertheit des Menschen I, op. cit., p. 172.

55 Au sujet de la politique étatique de l’atome, voir précisément : R. JUNGK, L’État atomique. Les retombées politiques du développement nucléaire, Paris, Robert Laffont, 1979. 56 W. BENJAMIN, Zur Kritik der Gewalt und andere Aufsätze., op. cit., p. 35.

57 Ibid., p. 37.

C’est pourquoi les thèses d’Anders choquent par leur radicalité : en souhaitant opposer une contre-violence à la menace atomique, il s’attaque directement à l’ordre établi sur un plan juridique, économique, technique et donc, en dernier lieu, politique. Il passe presque pour correspondre à la figure benjaminienne du grand criminel qui menace “de mettre en place un droit nouveau, devant lequel le peuple, en dépit de l’impuissance de cette dernière, frissonne encore aujourd’hui dans les cas signifiants comme aux temps primitifs » 58.

Cet aspect effrayant de l’action directe requiert d’être nuancé à partir d’une dernière distinction entre la violence passive de l’État atomique et la contre-violence active qu’elle rend légitime. Toute violence, en tant que moyen, ou bien fonde un droit ou bien maintient celui en vigueur. La violence passive de l’État atomique est menaçante, car elle exerce un maintien de l’ordre juridique. La contre-violence active doit donc en retour être également menaçante, car elle désire exercer une violence fondatrice d’un droit nouveau. Il apparaît donc nécessaire de chercher d’autres formes de violence que celle prévues par les théories du droit qui les déterminent. Quoi qu’il en soit, toute fondation d’un nouveau droit met en place un nouveau pouvoir. En cela, il s’agit déjà d’une manifestation de la violence faite à l’ordre existant. En dépit de son refus d’une violence fondatrice, Benjamin avoue “qu’une élimination entièrement non violente des conflits ne peut jamais aboutir à un contrat juridique » 59. Dans sa perspective, la contre-violence d’Anders serait vraisemblablement digne d’un combat mythique prométhéen. Benjamin plaide à l’inverse pour une violence divine et purement messianique, dont émergerait une nouvelle époque historique refondée. Dans sa postface au texte de Benjamin, Marcuse explique ainsi que “le messianisme est devenu la forme d’apparition de la vérité historique » 60. Cela réclame des présupposés théologiques absent de la théorie d’Anders. Nous vivons en sursis. Il n’y a pas de futur indéfini, pas d’époque supplémentaire, aucun espoir d’un temps meilleur ou de lendemains qui chantent, mais uniquement la possibilité limitée d’une paix effective. Les “enfants de Prométhée » 61 ne sont désormais plus fiers, mais honteux de ne pas être aussi parfaits et sans scrupules que leurs machines. Il ne s’agit donc pas d’éprouver un vain espoir, mais d’utiliser le désespoir, éprouvé face à la difficulté de l’action, et le profond dégoût, face à l’irresponsabilité des hommes qui collaborent à l’accélération de la destruction, comme motifs pour une action directe menée à l’encontre des détenteurs d’un pouvoir qui font preuve de la plus cynique des hypocrisies. Lorsque Anders affirme sèchement à la fin de son interview avec Manfred Bissinger que “l’espoir est seulement un autre mot pour la lâcheté » 62, il tend à montrer que l’histoire de l’humanité doit se concevoir sans eschatologie théologique ni idéologie du progrès.

58 Ibid., p. 39.

59 Ibid., p. 45.

60 Ibid., p. 100.

61 G. ANDERS, Die Antiquiertheit des Menschen I, op. cit., p. 270.

62 G. ANDERS, Gewalt - ja oder nein. Eine notwendige Diskussion, op. cit., p. 32.

En ce sens, la violence comme moyen pour la fondation nécessaire d’un droit à la légitime défense face à la menace atomique se justifie. Rien n’indique qu’il ne faille pas découvrir de nouvelles formes d’exercice de la violence afin de rendre “ineffectifs” ceux qui collaborent à la répression sécuritaire et à la terreur permanente.

En arrière plan de la colère exprimée par Anders en 1986 reste perceptible sa critique de la passivité qu’il exerçait déjà contre la philosophie de l’existence 63. Au quotidien l’intolérable de la violence dominatrice et de la dynamique de destruction devient peu à peu perceptible pour chacun. Rester silencieux face aux désastres nucléaires qui ont eu lieu et qui auront lieu comme se laisser somnoler dans les brouillards de la désinformation produite à échelle industrielle ne sont que deux conduites propres à une société sans monde commun, décomposée en ermites de masse qui rêvent d’une jouissance instantanée et permanente. Lorsque Anders, comme Arendt ou Jonas, produit des théories qui dépeignent une réalité obscurcie par un avenir bouché, il ne fait qu’exprimer sa crainte pour les générations à venir, en raison de la soumission actuelle et habituelle à une “fausse parousie » 64, ne réalisant pas qu’au lieu de sanctionner et reconnaître la revendication de nouveaux droits, les régimes politiques technicisés n’auront de cesse d’organiser eux-mêmes les rituels révolutionnaires, afin de mieux réintégrer ou détruire les éléments saboteurs de l’ordre en vigueur. Si la désobéissance civile ne doit pas négliger la pratique violence et désespérée, il resterait néanmoins à théoriser l’interprétation des dynamiques destructrices qui mettent en pratique un nihilisme annihiliste.

63 Voir en ce qui concerne l’action politique sous l’occupation en France : G. ANDERS, Über Heidegger, G. Oberschlick (éd.), München, C.H. Beck, 2001, p. 215-216.

64 G. ANDERS, Gewalt - ja oder nein. Eine notwendige Diskussion, op. cit., p. 163.