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Günther Anders en France
Recension de deux revues destinée au public japonais
Yotetsu Tonaki

Origine : https://www.toyo.ac.jp/uploaded/attachment/8327.pdf

1 Austriaca, no. 35 : « Günther Anders », Centre dʼÉtudes et de Recherches Autrichiennes, Université de Rouen, décembre 1992.

2 Christophe David et Karin Parienti-Maire (dir.), Günther Anders. Agir pour repousser la fin du monde, Tumultes, no. 28-29, Centre de Sociologie des Pratiques et des Représentations Politiques, Université Paris Diderot - Paris 7, 2007.


Il ne fait aucun doute que Günther Anders (1902 - 1992) se trouve parmi les auteurs à relire ou même à découvrir dans le contexte dʼ« après Fukushima ». En effet, il est lʼun des rares philosophes à faire sienne la tâche de penser et dʼagir face aux événements « catastrophiques » typiques de la société technico-industrielle contemporaine : « après Hiroshima », il a rendu visite aux villes de Hiroshima et de Nagasaki pour ensuite publier son journal 1, en même temps que dʼentamer une correspondance avec Claude Eatherly, pilote de lʼarmée américaine qui avait assisté le largage de la bombe atomique sur Hiroshima 2 ; « après Auschwitz », il a osé maintenir une conversation avec le fils dʼAdolf Eichmann 3 : tous ces efforts culminent dans ses réflexions critiques sur lʼ« âge atomique » contemporain et sur la fin ultime ── et tragique ── de celui-ci 4. Quoi quʼon dise sur son œuvre en général, on ne saurait sous-estimer lʼenjeu dʼune pensée qui nous permettra de mieux examiner la situation actuelle dʼ« après Fukushima ». Il nʼy a pas que cela : on doit le convoquer surtout dans le contexte japonais aussi parce que, même si ses travaux sont structurés autour de la question de « Hiroshima », il reste à peine lu dans ce pays, qui a connu à lui seul deux bombes atomiques. La plupart de ses livres, dont certains ont quand même été traduits, demeure peu accessible au public japonais ; la version japonaise de L’homme sur le pont. Journal d’Hiroshima et Nagasaki, aussi bien que celle de « Hors limite » pour la conscience. Correspondance avec Claude Eatherly, sont épuisées depuis longtemps ; alors quʼen Allemagne, ces livres, avec un autre texte de 1964, Les Morts. Discours sur les trois guerres mondiales, ont été réédités et rassemblés en un seul tome en 1982 5, cette anthologie essentielle nʼest pas encore publiée en entier au Japon ; un autre ouvrage majeur du philosophe, La menace nucléaire. Considérations radicales sur l’ âge atomique, publié en 1981, demeure presque inconnu aux lecteurs japonais 6.

Eu égard à cette situation épouvantable, notre étude se propose de présenter deux recueils français consacrés à la pensée de Günther Anders, en tenant compte en même temps du contexte spécifique de la réception française de sa pensée. Il sʼagit en premier lieu du numéro 35, consacré à « Günther Anders », de la revue Austriaca, publiée par le Centre dʼÉtudes et de Recherches Autrichiennes à lʼUniversité de Rouen en décembre 1992 ; en deuxième lieu, Günther Anders. Agir pour repousser la fin du monde, recueil édité par Christophe David et Karin Parienti-Maire, pour le numéro 28-29 de la revue Tumultes, publié en 2007 par le Centre de Sociologie des Pratiques et des Représentations Politiques, Université Paris Diderot - Paris 7. Bien que dʼautres monographies sur Anders existent déjà en français 7, nous considérons que ces deux numéros présentent mieux la richesse et la profondeur de sa pensée.

Avant dʼentrer dans le détail de ces recueils, reconstruisons brièvement les points de contact entre Anders et la France. Né en 1902 à Breslau dans une famille juive, Günther Stern, sous son vrai nom, est élève dʼErnst Cassirer, dʼEdmund Husserl puis de Martin Heidegger. En 1933, lorsque le NSDAP prend le pouvoir, il quitte lʼAllemagne pour la France avec son épouse de lʼépoque, Hannah ── à savoir la future philosophe célèbre Hannah Arendt. A Paris, il participe avec son cousin Walter Benjamin à des mouvements antifascistes, noue des relations avec des artistes comme Stefan Zweig et publie deux articles philosophiques dans la revue Recherches philosophiques, intitulés respectivement « Une interprétation de lʼa posteriori » et « Pathologie de la liberté ». Dirigée par Alexandre Koyré dans les années 1930, cette revue avant-garde de philosophie publie non seulement la pensée neuve venant de lʼAllemagne de Heidegger ou de Max Scheler, mais aussi des articles de jeunes philosophes français comme Jacques Lacan, Jean-Paul Sartre, Emmanuel Levinas… : elle fait ainsi entrevoir les réseaux intellectuels encore à lʼaube de la pensée française de lʼaprès-guerre. Or, la lettre dʼAnders adressée à lʼéditeur de la revue Austriaca est dʼautant plus importante que cʼest Anders lui-même qui apporte cette remarque précieuse :

on dispose […] seulement en français de mes contributions aux Recherches philosophiques (1934 ou 35 et 36) qui, comme Sartre me lʼa raconté une fois, sont devenues décisives pour son [livre] L’Être et le néant, à travers le concept « être condamné à liberté » (ou quelque chose de similaire) ; et la traduction, quʼE. Levinas et moi avons faite ensemble, a été considérée très bonne [Die damalige Uebersetzung, die E. Levinas und ich gemeinsam erarbeiten, hat als sehr gut gegolten]. 9

Et pourtant, sa pensée nʼa pas attiré assez dʼattention du monde philosophique de lʼaprès-guerre. Le manuscrit du premier tome de L’Obsolescence de l’homme nʼa pas réussi à inciter Jean-Paul Sartre ou Gabriel Marcel à en publier la version française. On serait ainsi permis de dire que le fait que Gilles Deleuze cite « la pathologie de la liberté » dans La logique du sens reste un cas extrêmement rare 10.

Cette tendance générale est renversée en 1990, lorsquʼun colloque consacré à Günther Anders est organisé à Vienne par Konrad Paul Liessmann, chercheur autrichien qui donnera désormais lʼorientation aux recherches andersiennes 11. Sa relation avec Husserl et Heidegger, son rapprochement avec Ernst Broch, sa propre théorie des média ou de la littérature, sa conception de la technique, et bien sûr ses idées sur lʼâge atomique : divers aspects de lʼœuvre andersienne ont été mis en lumière pour la première fois.

Le premier texte de notre compte rendu, la revue Austriaca, est dʼautant plus remarquable quʼelle est publiée la même année que les actes du colloque à Vienne : elle marque le début de lʼintroduction progressive de la pensée andersienne en France. Édité par Jacques Le Rider et Andreas Pfersmann, ce numéro nous offre la traduction française de deux entretiens avec Anders, tenus respectivement en 1979 et en 1985, qui servent de présentation à son itinéraire et à son œuvre. À cause sans doute du fait dʼêtre une publication du Centre dʼétudes et de recherches autrichiennes, quatre articles sur douze qui y figurent sont écrits en allemand, dont, notamment, lʼarticle de Konrad Paul Liessmann, « Günther Anders und die Philosophie ». Écrit en français, celui de Jürgen Doll rend compte dʼune polémique qui a surgi en 1964 en Autriche entre Anders et lʼécrivain Friedrich Torberg. Quant à une intimité étonnante entre Anders et Mme Heidegger, rapportée par un petit texte de Jean-Pierre Faye, il faudrait attendre une étude biographique fiable pour en connaître la vérité. Ce numéro contient également des analyses importantes dans des domaines très variés, telles quʼ« Entre Kafka, Brecht et le pilote dʼHiroshima » de Philippe Ivernel,

« Günther Anders et lʼidentité juive » de Jacques Le Rider et lʼanalyse des fables andersiennes par Andreas Pfersmann. La notice bio-bibliographique ainsi que la recension des recherches capitales sur le philosophe par Pfersmann, qui se trouvent à la fin du numéro, sont très utiles. On pourrait tout de même remarquer que cette revue consacre relativement peu de pages aux enjeux centraux de la pensée dʼAnders que sont la question de la technologie et celle, surtout, du nucléaire.

À la suite de ce numéro spécial, des traductions, des articles voire des monographies commencent à être publiés en France. Cette renaissance andersienne est entraînée par certains chercheurs dont il convient de présenter les activités.

En premier lieu, les travaux menés par Jean-Pierre Dupuy autour du problème de la catastrophe sont motivés, dans une certaine mesure, par sa lecture dʼAnders. Dupuy commence son livre majeur Petite métaphysique des tsunamis par une anecdote de Noé évoquée par Anders, pour en faire une clé permettant de saisir la structure temporelle de lʼévénement catastrophique 12. Dans lʼhéritage de la pensée dʼAnders, Dupuy multiplie en effet la référence à ses plusieurs conceptions. Il faut citer surtout sa préface à la traduction française de Hiroshima est partout (2008), intitulé « Günther Anders, le philosophe de lʼâge atomique » 13. Loin dʼune simple présentation du livre, cette préface est remarquable parce quʼ elle situe la pensée dʼ Anders par rapport à deux arguments contemporains importants, à savoir le problème de la responsabilité de Hans Jonas et celui de la banalité du mal de Hannah Arendt.

On peut citer ensuite le nom de Christophe David, actuellement maître de conférences à lʼUniversité de Rouen. Spécialiste de la pensée contemporaine allemande, il publie de nombreuses traductions françaises dʼauteurs allemands, parmi lesquelles sont à remarquer la Métaphysique de Theodor Adorno et deux tomes de L’Obsolescence de l’homme ainsi que La menace nucléaire de Günther Anders. De plus, il reprend à nouveaux frais la tâche andersienne de réfléchir sur le problème de lʼénergie nucléaire. Cʼest ainsi quʼil organise en 2009 à lʼUniversité Paris 7 la série de conférences intitulée « LʼAllemagne comme Laboratoire dʼIdées sur lʼÉnergie Nucléaire (ALIEN) », invitant historiens, sociologues, économistes, philosophes, professionnels du secteur, hommes et femmes politiques français et allemands afin de traiter des thèmes suivants : « Histoire du nucléaire militaire en Allemagne »,

« Histoire du nucléaire civil en Allemagne », « Karl Jaspers : Plutôt mort que rouge... », « La Doctrine du Sortir du Nucléaire », « Robert Jungk, dʼHiroshima à la question de lʼ‘‘État atomiqueʼʼ », « Les mouvements pacifistes et antinucléaires » et « Günther Anders et la menace nucléaire » 14.

Cʼest donc ce même Christophe David qui est lʼéditeur principal du deuxième texte de notre compte rendu, Günther Anders. Agir pour repousser la fin du monde (Tumultes, n°28-29). Ce grand volume de plus de 400 pages contient 9 textes dʼAnders, jusquʼalors inédits en français, avec des contributions de plus de 20 collaborateurs. Il y cinq parties au total, dont la première, consacrée à la phénoménologie, contient non seulement des articles portant sur la relation entre Anders et lʼécole de la phénoménologie, mais aussi et surtout un article sur la phénoménologie de la musique rédigé par le jeune Günther Stern lui-même dans les années 1920, « Contribution à une phénoménologie de lʼécoute ». La deuxième partie, la plus abondante de cette revue, sʼinterroge sur la question morale et celle du militantisme chez le philosophe. Elle commence par lʼarticle consacré au problème du « moralisme » de Christophe David et Dirk Röpcke. À côté des études sur la question de la « shoah » chez le philosophe et sur lʼenjeu du dialogue quʼil a menée avec Claude Eatherly, on peut lire une série de textes dʼAnders lui-même qui sʼinscrit dans ce domaine (« La fin du pacifisme » (1987), « Une contestation non-violente est-elle suffisante ? » (1987), une correspondance avec Adorno en 1963, etc.). En outre, T. Aoki rend compte de lʼétat de réception de lʼœuvre dʼAnders au Japon. La troisième partie nous fait découvrir la dimension de lʼanthropologie dans sa pensée. On y trouve ses deux textes concernant la psychanalyse (« Peinture des fous » (1934) et « Culture et détours : Contre une variante américaine de la psychanalyse » (1953)) ainsi quʼun texte rédigé par le co-éditeur Karin Parienti-Maire sur la relation entre Anders et Arendt. La quatrième partie portant sur la technologie comporte, outre le texte dʼAnders de 1987, « Briseur de machines ? », un essai intéressant dʼErich Hörl sur la question de la cybernétique et la pensée dʼAnders. La partie finale est intitulée « Regarder le monde avec les lunettes dʼAnders » et aborde des questions variées, dont le problème du travail, lʼenjeu de sa pensée dans le contexte de la mondialisation…. Ainsi, la revue ne se limite pas à une simple introduction à sa pensée : elle montre la diversité et la richesse propre à lʼœuvre de Günther Anders.

Dans tous les cas, il va sans dire quʼen France, on est beaucoup plus conscient quʼau Japon du fait que lʼune des façons de se guérir de la « frigidité apocalyptique » consiste précisément à consulter la voix dʼun penseur qui a consacré toute sa vie à mettre en question la possibilité et la menace maintenues par lʼomniprésence de « Hiroshima ».


Notes

1 Der Mann auf der Brucke : Tagebuch aus Hiroshima und Nagasaki, C. H. Beck, 1959. Tr. jp. par M. Shinohara, éd. Asahi, 1960.

2 Off limits für das Gewissen : der Briefwechsel zwischen dem Hiroshima-Piloten Claude Eatherly und Günther Anders, Rowohlt, 1961. Tr. jp. par M. Shinohara, éd. Chikuma, 1962.

3 Wir Eichmannsöhne : offener Brief an Klaus Eichmann, C. H. Beck, 1964. Tr. jp. par T. Iwabuchi, postface de T. Takahashi, éd. Shôbunsha, 2007.

4 Die Antiquiertheit des Menschen, Bd. 1, Über die Seele im Zeitalter der zweiten industriellen Revolution, C. H. Beck, 1956 ;
Die Antiquiertheit des Menschen, Bd. 2, Über die Zerstörung des Lebens im Zeitalter der dritten industriellen Revolution, C. H. Beck, 1980. Tr. jp. par T. Aoki, deux tomes, Presses Universitaires de Hosei, 1994.

5 Hiroshima ist überall, C. H. Beck, 1982.

6 Die atomare Drohung: Radikale Überlegungen zum atomaren Zeitalter, C. H. Beck, 1981. Des articles réunis dans cet ouvrage, seul « Thèses pour lʼâge atomique » (1959) est traduit en japonais par K. Yano dans la revue Gendai-Shisô (août 2003). La contribution de Takayoshi Aoki mérite dʼêtre soulignée : il traduit non seulement deux tomes de L’Obsolescence de l’homme, mais aussi Ketzereien (PU. Hosei, 1997) et Mensch ohne Welt (PU. Hosei, 1998) pour introduire la pensée dʼAnders au Japon.

7 Thierry Simonelli, Günther Anders: De la désuétude de l'homme, Éditions du Jasmin, 2004 ;

Daglind Sonolet, Günther Anders : phénoménologue de la technique, Presses universitaires de Bordeaux, 2006 ;

Édouard Jolly, Nihilisme et technique : études sur Günther Anders, EuroPhilosophie, 2010.

8 Günther Stern, « Une interprétation de lʼa posteriori », Recherches philosophiques, vol. 4, 1934 ; « Pathologie de la liberté », Recherches philosophiques, vol. 6, 1936.

9 Cf. la lettre de Günther Anders à Andreas Pfersmann, in Austriaca, op. cit., p. 5 (souligné par Anders et traduit en français par Andreas Pfersmann. La dernière phrase nʼest pas traduit pour on ne sait quelle raison). Sur lʼaspect général de la réception de sa pensée en France, voir surtout Christophe David, « Présentation », in Tumultes, op. cit.

10 Gilles Deleuze, Logique du sens, Minuit, 1969, p. 186 sq.

Konrad Paul Liessmann (Hg.), Günther Anders kontrovers, C. H. Beck, 1992.

À quoi sʼajoutent deux autres études de base : une autre revue de langue allemande, dirigée également par Liessmann, Text + Kritik, vol. 115, 1992 ; une monographie dʼElke Schubert, Günther Anders : mit Selbstzeugnissen und Bilddokumenten, Rowohlt, 1992.

11 Jean-Pierre Dupuy, Petite métaphysique des tsunamis, Paris, Seuil, 2005. Tr. jp. par M. Shimazaki, Éd. Iwanami, 2011.

12 Jean-Pierre Dupuy, « Günther Anders, le philosophe de lʼâge atomique », préface à Günther Anders, Hiroshima est partout, Seuil, 2008.

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