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Günther Anders, Hans Jonas et les antinomies de l’écologie politique
CHRISTOPHE DAVID ET DIRK RÖPCKE


Origine : http://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique-2004-2-page-193.htm

Christophe David, docteur en philosophie, est chercheur associé au CREIDD et traducteur.

Dirk Röpcke, a été Dozent à l’Université de Hambourg jusqu’en 1998. Il vit désormais en Suède où il exerce les activités d’auteur et de traducteur.


«Notre amitié remonte à si longtemps, que nous pouvons bien nous permettre en toute sérénité d’être en désaccord sur quelques points; comment pourrions-nous d’ailleurs être d’accord sur tout, alors que nous avons eu des vies tellement différentes ? » Günther Anders à Hans Jonas (22 décembre 1976)

Bien qu’ils aient effectivement eu des vies très différentes, une profonde amitié a lié Günther Anders et Hans Jonas depuis 1921-1922 jusqu’à la mort d’Anders, en 1992 [1]. Cette amitié fidèle sur l’histoire de laquelle on ne s’est encore jamais penché a, en outre, donné lieu à un échange philosophique des plus intéressants. Née à l’époque où ils fréquentaient les cours de Martin Heidegger à Fribourg-en-Brisgau, puis ceux d’Eduard Spranger à Berlin, elle a perduré malgré l’éloignement et le temps bien après 1933, date à laquelle ils ont l’un comme l’autre quitté l’Allemagne. Il semble que Hans Jonas soit resté «après près d’un demi-siècle d’interruption » (Anders) le seul véritable ami de Günther Anders c’est du moins ce qui ressort à la lecture de leur correspondance [2]. Lointain et pourtant très proche, Jonas fut sans doute finalement l’ami le plus cher d’Anders. Une fois qu’ils eurent repris contact l’un avec l’autre, lorsque Jonas était en voyage en Europe et cela lui arrivait souvent —, ils en profitaient pour se rencontrer dans les montagnes du Tyrol.

Dans une lettre écrite à l’occasion du soixante-quinzième anniversaire d’Anders, Jonas lui dit : « Tu es mon plus ancien ami mais pas le plus vieux, car j’ai ici [à New York] un ami qui a dans les 80 ans. Je t’ai vu pour la première fois et immédiatement remarqué lors du premier semestre que j’ai effectué à Fribourg, le semestre d’été 1921. Ensuite, au cours du semestre d’hiver 21/22, après un séminaire de Spranger […], à Berlin, tu m’as adressé la parole dans la rue, à propos d’une remarque que je venais de faire au cours d’une discussion. C’est ainsi qu’a commencé notre longue amitié qui a maintenant 55 ans. Pas mal, non ? Nous avons suivi des chemins différents mais pourtant remarquablement convergents, comme tu me l’écrivais dans ta [dernière] lettre, […] aussi bien sur les problèmes fondamentaux de la pensée que sur les problèmes [strictement] moraux » (4 juillet 1977). De son côté, Anders écrit à Jonas, le 4 décembre 1980 : « Depuis que j’ai lu ton Principe responsabilité [3], je ne peux dire qu’une chose : nous sommes du même bord, ou au moins emportés par le même courant.» Et le 12 août 1983 : « Je t’ai écouté parler, avant-hier soir, à la radio, de la responsabilité des scientifiques. Comme nos positions sont proches sur cette question ! »

Mais si Günther Anders se félicite des points de convergence de la pensée de son ami Hans Jonas avec la sienne, il sait bien qu’ils sont en désaccord sur les «questions ultimes». Ainsi, le 26 novembre 1976, il écrit ceci à Jonas qui vient d’être nommé docteur honoris causa de la faculté de théologie protestante de Marbourg : «in rebus religiosis, nous avons suivi l’un et l’autre des chemins très différents (pour autant que nous ayons un jour été d’accord sur ces questions, ce qui n’a jamais été le cas). J’ai lu dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung le compte-rendu du discours que tu as prononcé à cette occasion. Il n’était sans doute pas complètement faux (il était même en soi consistant), mais je l’ai néanmoins trouvé déroutant. Cela ne me fait pas pour autant perdre de vue ta profonde et fidèle amitié et ne m’empêche pas de me féliciter que nous ayons adopté l’un et l’autre des positions si remarquablement proches et trouvé des formulations tout aussi proches lorsqu’il s’agissait de réfléchir sur l’avant-dernière dimen sion [de l’humanité [4]]. Laissons-là les barricades et let’s remain friends !»

Maurice Blanchot a écrit un très bel essai sur l’amitié et la possibilité de penser dans le monde moderne [5]. Il y avance l’idée que l’éloignement et pas seulement la proximité, le désaccord et pas seulement l’accord sont, à leur façon, constitutifs de l’amitié : la véritable amitié est celle qui permet aux « points de désaccord » (dissent-Punkte) d’apparaître sans qu’alors elle ne s’effondre.

Le propos de cet article est d’exposer l’«amicale gigantomachie » qui a opposé Anders et Jonas. Il s’agit d’un travail d’histoire de la philosophie contemporaine (sic) mais nous considérons que cette gigantomachie n’est pas encore tout à fait historique et qu’elle est encore, à sa façon, un espace théorique où les antinomies dans lesquelles se meut encore et toujours l’écologie politique actuelle ont été exemplairement formulées [6]. Autrement dit : quand l’écologie politique actuelle s’interroge sur le principe de précaution qui n’est pas la même chose que le «principe responsabilité» jonassien ou bien sur les conditions d’un développement durable, elle le fait dans le cadre des antinomies théoriques et pratiques sur lesquelles le dialogue entre Anders et Jonas a buté en son temps (biocentrisme vs anthropocentrisme; «tyrannie bienveillante » vs «initiative citoyenne », etc.). Ce dialogue nous semble donc pouvoir constituer quelque chose comme un arrière-plan dialectique (à peine historique…) susceptible de nous aider à mieux comprendre les antinomies théoriques et pratiques dans lesquelles nous pensons aujourd’hui.

Nous avons choisi d’exposer le dialogue entre Anders et Jonas autour de quatre questions directrices. Comme on le verra, Anders et Jonas donnent à chacune de ces questions des réponses non seulement différentes mais carrément opposées. C’est pourquoi nous nous sommes permis de donner à celles-ci une formulation «dialectique» :

la question de l’autonomie de l’« agir technique » humain (Jonas)/de l’autonomie de la technique (Anders);

la question du rapport à l’éventuelle catastrophe à venir (Jonas)/du rapport à la catastrophe réelle qui a déjà eu lieu (Anders);

la question de la fondation de l’éthique (Jonas) de l’« infondabilité» de l’éthique (Anders);

la question de l’application « tyrannique » d’une éthique de la responsabilité (Jonas) de la réalisation authentiquement démocratique d’une éthique de la responsabilité (Anders).

L’autonomie de l’homme et celle de la technique

Dans son excellente étude Philosophieren in der Endzeit, Margret Lohmann a écrit que les philosophes de la génération de Günther Anders n’avaient reconnu d’existence philosophique à celui-ci et encore ont-ils été peu nombreux à le faire… que dans les notes de bas de page de leurs livres [7]. Écrire l’histoire de l’influence d’Anders sur ses contemporains, ce n’est pas se contenter de relever ces rares et pauvres renvois, c’est aussi montrer comment ces philosophes ont en réalité «dialogué» (bien plus avant) avec sa pensée (qu’ils ne l’ont écrit) et ont su s’en nourrir. Il faudrait entreprendre ce travail aussi bien à propos de Theodor W.Adorno, d’Herbert Marcuse [8] et de Hannah Arendt que de Hans Jonas. Laissons de côté pour le moment Adorno, Marcuse et Arendt, et concentrons-nous sur Jonas.

Dans l’antépénultième note de bas de page du Principe responsabilité (1979), Jonas renvoie à L’Obsolescence de l’homme (1956) comme à un livre dont le sujet serait « les possibles conséquences destructrices » de la technique moderne (p. 419). Philosophie, 3, 1992,p. 159-174.

[1] La version allemande de cet article a été publiée dans la revue Handlung Kultur Interpretation (12e année, n° 2, novembre 2003).

[2] Il existe dans les archives philosophiques de l’Université de Constance une très intéressante correspondance entre Jonas et Anders (couvrant les années 1974-1987). Les auteurs tiennent à remercier ici Madame Brigitte Uhlemann qui s’occupe, entre autres, du fonds Hans Jonas à Constance, ainsi que Monsieur Gerhard Oberschlick qui s’occupe, lui, du fonds Günther Anders à Vienne, de leur avoir donné accès à cette correspondance inédite et de les avoir autorisés à la citer dans cet article.

[3] Les références aux œuvres d’Anders et Jonas les plus citées sont données dans le corps de l’article selon les abréviations suivantes.
Pour Anders : OH : L’Obsolescence de l’homme, L’Encyclopédie des nuisances/Ivrea, Paris, 2002; et AM : Die Antiquiertheit des Menschen, Bd. 2, Beck, Munich, 1992. Pour Jonas : PR : Le Principe responsabilité, «Champs», Flammarion, Paris, 1998; et PV : Le Phénomène de la vie, De Boeck, Bruxelles, 2001.

[4] Pour Anders, l’humanité est en sursis. Avec la troisième révolution industrielle (AM, p.15-33), l’humanité est entrée dans l’« ultime époque » de son histoire, une époque qu’il appelle le « délai » (die Frist) (Die atomare Drohung, Beck, Munich, 1981, p. 170-221) et qui est donc l’avant-dernière « dimension» qu’elle connaîtra, la dernière étant le néant.

[5] Maurice Blanchot, L’Amitié, Gallimard, Paris, 1971, p. 326 sq.

[6] Sur Anders et Jonas, on trouvera quelques développements intéressants dans les articles suivants : Ludger Lütkehaus, «Prinzip Verantwortung. Praktische Philosophie im Zeitalter der technokratischen Apokalypse», Die Neue Gesellschaft, Frankfurter Hefte, 5, 1985, p. 251-260 ;
Werner Jung, « Verantwortung und/oder Widerstand», in Matthias Gatzemeier (dir.), Verantwortung in Wissenschaft und Technik, Wissenschatftsverlag, Mannheim/Vienne/Zürich, 1989, p. 56-71; Hajo Schmidt, « Verantwortung im technischen Zeitalter», Zeitschrift für Didaktik der

[7] Margret Lohmann, Philosophieren in der Endzeit, Wilhelm Fink Verlag, Munich, 1996, p. 20.

[8] Sur les rapports Anders/Adorno et Anders/Marcuse, voir Konrad Paul Liessmann, « Hot Potatoes. Zum Briefwechsel zwischen Günther Anders und Theodor W. Adorno» et Christian Fuchs, «Zu einigen Parallelen und Differenzen im Denken von Günther Anders und Herbert Marcuse», in Dirk Röpcke et Raimund Bahr (dir.), Geheimagent der Masseneremiten, Art & Science, St. Wolfgang, respectivement p. 77-87 et p. 113-127.

[9] Hannah Arendt a également repris la thèse andersienne du « décalage prométhéen » dans La Condition de l’homme moderne : « Il se pourrait, créatures terrestres qui avons commencé d’agir en habitants de l’univers, que nous ne soyons plus jamais capables de comprendre, c’est-à-dire de penser et d’exprimer, les choses que nous sommes cependant capables de faire » (Agora « Pocket», Paris, 1994, p.36). Anders lui-même voyait dans « le “supraliminaire” et le décalage entre l’imagination et la production [c’est-à-dire le décalage prométhéen] ses [principales] trouvailles [philosophiques]» (Et si je suis désespéré…, Allia, Paris, 2001, p. 74). Faire l’histoire de l’influence d’Anders sur ses contemporains philosophes semble en grande partie revenir à faire l’histoire de la réception de cette thèse du décalage prométhéen.

[10] Voir, par exemple, l’étude du «cas» de l’homme qui ressent de la honte face à une machine (OH, p. 38-41) et celle du « cas» de ce malade qui se demande, au seuil de la mort, si les médecins ne pourraient pas lui donner un nouveau corps comme on remplace une ampoule électrique lorsqu’elle est grillée (OH, p.71).

[11] Jacques Ellul : « Il n’y a pas d’autonomie de l’homme possible en face de l’autonomie de la technique » (La Technique ou l’enjeu du siècle, Economica, Paris, 1990, p.126).

Il y déclare aussi s’être lui-même « déjà [livré] plus haut [dans son livre] à quelques spéculations» sur ce même sujet. En réalité, Le Principe responsabilité ne contient que très peu d’éléments de critique de la technique moderne. En tout cas, aucun élément qui n’ait été auparavant formulé par d’autres auteurs. Jonas semble considérer que la critique de la technique moderne est achevée. On ne trouvera ainsi rien de très nouveau dans les éléments de critique de la technique qui, sous le titre de « thèse liminaire » (Ausgangsthese) ouvrent Le Principe responsabilité (p. 15). Cette «thèse» n’est en réalité qu’un résumé des principales critiques de la technique moderne existantes. Elle reprend la désormais classique figure de Prométhée et rappelle le rôle que la science et l’économie ont joué dans le développement de la technique moderne : rien de bien neuf… On peut donc dire sans exagérer que, dans Le Principe responsabilité (qui reste par ailleurs un très grand livre de philosophie), Jonas se contente de reprendre à son compte la doxa des critiques de la technique moderne du 19e siècle à nos jours.

Pourtant, à ces éléments bien connus, il en ajoute plus loin un autre, moins classique. Il reprend tout simplement à son compte la thèse andersienne d’un «décalage prométhéen» entre notre faculté de produire et notre imagination et explique la « grandeur excessive de notre pouvoir » par «un excès de notre pouvoir de faire sur notre pouvoir de prévoir et notre pouvoir d’évaluer et de juger » (PR, p. 58). Avec la reprise de cette thèse, la figure classique de Prométhée, sur laquelle s’ouvre Le Principe responsabilité, prend tout d’un coup une coloration andersienne [9]. Mais alors qu’Anders observe en psychologue, voire en psychiatre, ses Prométhée honteux qu’il décrit comme des êtres souffrant d’un complexe d’infériorité vis-à-vis de leurs productions [10], c’est en éthicien que Jonas considère, lui, son Prométhée, un éthicien qui croit encore possible que les hommes, devenus plus grands qu’eux-mêmes, retrouvent le sens de la mesure en acceptant de suivre quelques règles (par « des entraves librement consenties », écrit-il très précisément [p. 15]).

Anders est, comme Jacques Ellul [11], un penseur de l’autonomie de la technique. Pour lui, la technique moderne prive peu à peu l’homme de sa liberté : elle commence par le déclarer obsolète tout en caressant le projet à long terme de le liquider. Elle traite l’homme non seulement comme « un simple moyen » (bloß als Mittel) mais carrément comme une « matière première » (voir, par exemple, AM, p. 25 sq.). La seule liberté qui reste à l’homme, chez Anders, est celle de résister à la technique qui travaille à l’évincer progressivement de la fonction de «sujet de l’histoire » pour l’y remplacer (AM, p. 9). Pour Anders, cela va sans dire, la raison pratique kantienne est devenue, elle aussi, obsolète (AM, p. 25).

Pour Jonas, l’histoire de la technique n’a pas eu d’effet irréversible sur l’homme. Il semble que, pour lui, l’homme des sociétés industrielles soit resté identique au libre sujet kantien et qu’il soit donc le sujet à part entière de ses «actions techniques» (PR, p. 65). Mais qui est cet « homme», sujet à part entière de ces actions techniques ? « Non pas vous ou moi : c’est l’agent collectif […] non l’agent individuel», répond Jonas (PR, p. 37). L’autonomie a ici très précisément la valeur ou le statut théorique d’une hypothèse ou d’un principe : elle permet de parler abstraitement d’une libre action technique sans en rendre aucun «agent» véritablement responsable. Les contradictions de cette conception seulement hypothétique et principielle de l’autonomie de l’homme dans les sociétés industrielles conception qui tient pourtant lieu chez Jonas de thèse sur l’autonomie de l’homme face à la technique laissera apparaître ses contradictions au moment où il s’agira de réaliser politiquement l’éthique de la responsabilité (voir ci-dessous la quatrième partie de cette étude) [12]. Si Jonas reprend l’analyse andersienne du « décalage prométhéen », ce n’est donc pas pour la développer dans le sens d’une thèse sur l’autonomie de la technique mais uniquement afin de confirmer et de renforcer la nécessité d’une éthique [13]. Ce faisant, il donne finalement à la thèse du décalage prométhéen, dans Le Principe responsabilité, un sens qu’Anders, lui, ne lui a jamais donné…

Que, pour Anders, la technique traite littéralement l’homme comme une « matière première » et soit, de ce fait, destructrice en soi, alors que, pour Jonas, il est seulement « possible » qu’elle ait des conséquences destructrices, cela n’est pas sans conséquences pratiques. Prenons l’exemple particulièrement frappant de l’énergie nucléaire. Le 20 avril 1977, Jonas écrit à Anders : « Sur la question du réacteur [in der Reaktorfrage], je ne suis pas tout à fait d’accord [nicht ganz einig] avec toi (et, d’une manière générale, avec ceux qui s’y opposent). Que l’énergie nucléaire, une fois découverte, ne puisse être/ne doive pas être [darf/soll [14]] utilisée par l’homme, cela me semble déraisonnable [unvernünftig] et même extrêmement irréaliste. Il faut que nous nous concentrions sur les problèmes de sûreté c’est au moins un projet au lieu de persévérer dans un refus absolu. En agis sant ainsi, vu l’avenir énergétique de la planète, nous nous condam nons tout simplement à échouer. Nous compromettons l’éventualité d’une réussite (déjà assez improbable comme cela). Le radicalisme, parfaitement légitime in abstracto, peut, ici comme souvent, devenir in concreto un facteur d’échec [selfdefeating]. La question, telle que je la comprends, est bien trop complexe pour être ainsi traitée. » Anders plaide lui, dans une lettre du 2 mai 1977, pour un moratoire : « En ce qui concerne la question du réacteur, [je préconise] un moratoire, au moins jusqu’au jour où l’on aura trouvé une solution au problème du traitement des déchets radioactifs. D’ici là, un moratoire est absolu ment indispensable. »

[12] Même si Jonas n’est pas un penseur de l’autonomie de la technique, il reconnaît l’existence de « développements déclenchés par l’agir technologique [et ayant] tendance à se rendre autonomes [selbständig], c’est-à-dire à acquérir leur propre dynamique contraignante, une inertie autonome [ein selbstäntiges Momentum], en vertu de laquelle ils ne sont pas seulement irréversibles […] mais […] poussent également en avant et […] débordent le vouloir et la planification de ceux qui agissent » (PR, p. 75).

Jonas ne peut pas aller plus loin s’il veut sauver l’autonomie de l’homme…

[13] Même si elle n’est pas non plus une penseuse de l’autonomie de la technique, Arendt se montre sur ce point moins optimiste que Jonas et donc plus proche d’Anders : « Il ne s’agit [plus] de savoir si nous sommes les esclaves ou les maîtres de nos machines, mais si les machines servent encore le monde et ses objets ou si, au contraire, avec le mouvement automatique de leurs processus, elles n’ont pas commencé à dominer, voire à détruire le monde et les objets » (La Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 204).

[14] Sur la lettre manuscrite de Jonas, soll est écrit juste au-dessus de darf qui n’est pas pour autant raturé.

L’argument sur lequel s’appuie ici Jonas est qu’il ne serait pas « raisonnable » de résister à la logique de la technique moderne : ce qui a été découvert doit être utilisé. Anders n’ignore pas cette logique qu’il a reconstituée avec précision : « Ce qui peut être fait doit l’être et, une fois que c’est fait, il ne faut pas s’interdire de l’utiliser » (AM, p. 17). Pour Jonas, l’opposition raisonnable/déraisonnable recoupe exactement l’opposition « in concreto »/« in abstracto». Jonas parle la langue de la realpolitik : l’argument principal auquel il a ici recours pour faire accepter la logique de la technique, c’est celui selon lequel l’énergie nucléaire serait l’énergie du futur. C’est parce qu’elle est l’énergie du futur qu’on ne peut « raisonnablement » pas refuser ce « progrès» qu’est l’énergie nucléaire. Il faudrait commencer par l’accepter et ensuite seulement réfléchir aux problèmes de sûreté qu’elle pose. Si Jonas n’est pas « tout à fait d’accord» avec Anders sur la question de l’énergie nucléaire, il reconnaît ailleurs que la question de l’acceptation ou du refus d’un progrès est, d’une façon générale, « une question extrêmement grave » (PR, p. 420). Ce qui donne tout son poids à la thèse non circonstancielle sur l’énergie nucléaire qu’il soutient dans cette lettre. Le réalisme de Jonas consiste à se prononcer en faveur de l’énergie nucléaire au nom du « principe responsabilité », c’est-à-dire à accepter l’énergie nucléaire au nom des besoins énergétiques des générations futures, alors que le réalisme d’Anders, qui n’est pas moins réaliste, plaide, lui, au nom du principe de précaution pour un moratoire suspendant l’usage de l’énergie nucléaire jusqu’au moment où l’on aura levé toutes les incertitudes scientifiques que comporte la question du traitement des déchets radioactifs.

Les différences entre, d’une part, la critique radicale de la technique moderne par Anders et, d’autre part, la critique à la fois plus sélective et modérée qu’en fait Jonas ne sont pas sans effets sur leurs anthropologies respectives. Au contraire. De leurs critiques respectives de la technique moderne se dégagent deux images bien différentes de l’homme qui détermineront par la suite leurs analyses de l’action et de la responsabilité : d’un côté, l’image d’un homme qui perd peu à peu sa liberté au profit de la technique et n’a pas d’autre issue, en désespoir d’autre cause, que de lui résister (Anders) et, de l’autre, celle d’un homme autonome, capable de se fixer «librement […] des entraves » et croyant donc toujours aux chances de réussite d’un projet de réforme éthique et politique (Jonas).

Nous retrouverons ces deux images de l’homme à chacun des trois autres moments de cette gigantomachie.

La catastrophe à venir et celle qui a déjà eu lieu

Pour Jonas, toutes les «éthiques du passé » auront été des « éthiques de la simultanéité » (PR, p. 42). Elles avaient pour objet l’action elle-même au moment même où elle a lieu et non ses effets à long terme (PR, p. 40). Seules trois éthiques auront fait exception à cette règle : « l’éthique de l’accomplissement dans l’au-delà » (PR, p. 43), celle de « la responsabilité de l’homme politique pour l’avenir» (PR, p. 45) et celle de « l’utopie moderne » (PR, p. 47). Aujourd’hui, c’est d’une «éthique du futur » dont nous avons besoin, selon Jonas. Anders y avait insisté de son côté dès 1959 : « Toute responsabilité fait référence au futur [15] ». Jonas et Anders sont donc d’accord sur l’idée selon laquelle l’éthique dont notre époque a besoin est une éthique du futur.

Quel rôle joue le futur dans l’éthique selon Jonas et Anders ? Parlent-ils de la même chose quand ils parlent l’un et l’autre du futur ? Articulent-ils de la même façon «futur» et «responsabilité» ?

Pour Jonas comme pour Anders, la question du futur, c’est d’abord et surtout la nécessité de l’existence des générations futures. Selon Jonas, « nous n’avons pas le droit de choisir le non-être des générations futures à cause de l’être de la génération actuelle [ni] même […] le droit de [prendre le risque de leur non-être]» (PR, p. 40). Nous avons d’autant moins ce droit, soutient Anders, que l’humanité a maintenant réellement la possibilité de se détruire elle-même (OH, p. 269). Il est important de noter que, pour Anders, il ne s’agirait dans ce cas surtout pas d’un « suicide atomique » (ein atomarer Selbstmord) mais d’un « meurtre de l’humanité [16] ». Il « n’est pas du tout facile, et peut-être impossible sans recours à la religion, de légitimer en théorie pourquoi nous n’avons pas ce droit», écrit Jonas (PR, p. 41). Quel sens y a-t-il à se demander pourquoi « il doit y avoir une humanité plutôt que pas d’humanité », demande, pour sa part, Anders. Cette question, poursuit-il, est « au plus haut point absurde (et il est même impossible d’y ré pondre) dans le domaine de la raison théorique » (AM, p. 390). La nécessité de l’existence des générations futures semble finalement jouer, chez Jonas comme chez Anders, le rôle d’un postulat de la raison pratique [17].

[15] Anders, Die atomare Drohung, op. cit., p. 86. 16] Ibid., respectivement p. 177 et p. 61.

[17] Kant appelle postulat « une proposition théorique […] qui comme telle ne peut être prouvée, en tant [qu’elle] est nécessairement dépendante d’une loi pratique ayant a priori une valeur inconditionnée » (Critique de la raison pratique, PUF «Quadrige», Paris, 1985, p. 132). Pour Jonas, la nécessité de l’existence des générations futures est « indémontrable » (PR, p. 38). Quand Anders écrit que se demander « quel sens cela pourrait [bien] avoir qu’il y ait une humanité plutôt que plus d’humanité», c’est se poser une question « inintéressante pour la “raison pratique” » (c’est-à-dire une question qui n’est que théoriquement intéressante) (AM, p. 390), il comprend très précisément la survie de l’humanité comme un postulat au sens kantien. Cette opposition entre théorie et pratique correspond à l’opposition qu’il a formulée entre, d’un côté, le « nihilisme théorique » qui est le sien en tant que philosophe, un nihilisme qui ne nous considère pas « nous, les hommes […], comme un élément essentiel ni même indispensable de l’univers, ni même comme sa fin ou son couronnement » et, de l’autre côté, la conviction, qui l’anime en tant que militant, « qu’il faut, qu’il est absolument nécessaire, qu’un monde humain continue à exister » (Ketzereien, Beck, Munich, 1982, p. 197 sq.).

[18] Il est en accord sur ce point avec Heidegger : « Le phénomène primaire de la temporalité originaire et authentique est l’avenir » (Être et temps, Authentica, Paris, 1985, p. 231) et tout simplement avec l’expérience phénoménologique. Si, pour Jonas, le futur est resté l’origine du temps, pour Anders, c’est le passé qui est devenu l’origine du temps. À l’époque que ce dernier nomme le « délai », le sens de l’expérience phénoménologique s’est donc inversé.

[19] Sur cette question, voir Dominique Bourg et Jean-Louis Schlegel, Parer aux risques de demain, Le Seuil, Paris, 2001, p. 167 sq.

Le problème est dès lors de savoir comment ce postulat détermine l’action (responsable) chez Jonas et chez Anders. Force est de constater qu’ils n’ont pas l’un et l’autre la même conception du futur : il est ouvert pour Jonas et fermé pour Anders. C’est pour cette raison que le postulat de la nécessité de l’existence des générations futures n’a pas le même sens chez l’un et chez l’autre. Leurs conceptions respectives du futur déterminent donc les horizons dans lesquels s’inscrivent leurs concepts respectifs de l’action responsable.

Du point de vue de Jonas, le futur est toujours ouvert. Si l’état du monde est préoccupant, il n’est pourtant pas désespérant. L’alternative face à laquelle nous sommes placés est la suivante : l’état du monde peut rester tel qu’il est ou bien empirer. L’homme de Jonas étant toujours autonome, cela dépend de lui. Son futur peut être catastrophique, s’il laisse la technique se développer selon sa logique (éventuellement) destructrice; mais il peut tout aussi bien ne pas l’être, s’il agit avec le souci que « les effets de [son] action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » (PR, p. 40). Pour l’homme autonome de Jonas, le futur reste l’origine du temps [18]. Autrement dit : il a son futur devant lui. Pour lui, la catastrophe n’est qu’une possibilité. Elle est contingente : elle peut avoir lieu ou non. Bien que le principe responsabilité soit différent du principe de précaution au sens strict [19], Jonas est un penseur de la précaution. L’objet de son éthique est d’éviter la catastrophe, de la prévenir faute de pouvoir la prévoir. Au cœur du Principe responsabilité, on trouve la méthode de l’« heuristique de la peur ». Celle-ci postule que la peur « fait essentiellement partie de la responsabilité [zur Verantwortung wesenhaft gehört]» (p. 421). Cette méthode ne permet pas de déterminer à l’avance si une catastrophe aura lieu ou non dans le futur. Elle permet seulement d’affirmer qu’une catastrophe pourrait avoir lieu si l’on agissait de telle ou telle façon. Il ne s’agit pas de faire une prévision mais d’examiner des hypothèses. Le nerf de l’heuristique de la peur, c’est le « commandement de donner un poids plus important dans les affaires relevant de ces éventualités capitales à la menace plutôt qu’à la promesse » (PR, p. 74). L’heuristique de la peur revient ainsi à évaluer les conséquences des actions que nous pouvons accomplir dans le présent du point de vue du futur. L’éthique du futur est en ce sens une éthique du présent qui, au lieu d’appliquer à celui-ci un « critère instantané » (PR, p. 41) et d’évaluer l’action accomplie dans le présent en se fondant sur les conséquences qu’elle a instantanément dans ce même présent, adopte, pour ce faire, le point de vue du futur.

Le problème jonassien de «la permanence d’une vie authentique ment humaine sur terre » n’est plus vraiment celui d’Anders : pour lui, comme le rappelle le sous-titre du deuxième tome de L’Obsolescence de l’homme, la « destruction de la vie» a déjà commencé « à l’époque de la troisième révolution industrielle », c’est-à-dire au milieu du 20e siècle, à Auschwitz et Hiroshima. Pour Anders, la catastrophe a déjà eu lieu. C’est pourquoi il a pu faire sienne la belle formule de Robert Jungk : «Le futur a déjà commencé [20].» Pourtant, tout le monde ne s’est pas aperçu que le futur avait déjà commencé. La plupart des contemporains de ce commencement du futur dont parlent Anders et Jungk ne l’ont pas senti, n’en ont pas eu conscience. Le commencement de ce futur appartient à ce type d’événements qu’Anders appelle « supraliminaires» (OH, p. 292 sq.) [21]. Que le futur a déjà commencé, cela signifie qu’il n’est plus ouvert et qu’il est donc devenu un « délai [eine Frist] » [22]. « Vivre sans souci dans un futur idéal est un projet [qui nous semble aujourd’hui] appartenir au passé.» «Le futur a déjà commencé » signifie dès lors tout aussi bien qu’il « a déjà pris fin » (AM, p. 278). Nous n’avons plus de futur, il ne nous reste plus qu’un délai [23]. Concevoir le futur comme un délai semble en même temps enlever à l’action toute sa nécessité. À quoi bon agir si nous sommes condamnés ! Comme nous le verrons plus loin cette conception du futur n’enlève pas à l’action toute nécessité. Elle donne à celle-ci un nouveau sens : l’action n’est plus désormais une action libre au sens kantien mais un acte de résistance. Si l’époque dans laquelle nous vivons n’est plus qu’un délai, il nous reste toujours le projet de prolonger celui-ci.

Une grande différence entre Anders et Jonas, c’est que le premier a une philosophie de l’histoire, alors que le second n’en a pas. C’est pourquoi ils ne donnent pas la même signification au futur. Pour Jonas, le futur est une nécessité anthropologique, une ouverture constitutive de l’homme autonome : il lui ouvre à chaque fois l’« espace » dans lequel réaliser les projets qu’il détermine librement. Pour Anders, en revanche, le futur est un moment de l’histoire, son « ultime époque » (AM, p. 20), un moment qui est le produit de trois révolutions industrielles (AM, p. 14-33). Voilà pourquoi les différentes conceptions du futur d’Anders et Jonas donnent un sens différent chez l’un et chez l’autre au postulat de la nécessité de l’existence des générations futures. Voyons maintenant les conceptions de la responsabilité qui en résultent.

Dans son éthique du futur, Jonas donne à la responsabilité la forme d’une obligation vis-à-vis des générations futures, c’est-à-dire d’« une obligation à l’égard de ce qui n’existe même pas encore et [de] ce qui “de soi” ne doit pas non plus être, [de] ce qui du moins n’a pas droit à l’existence, puisque cela n’existe pas» (PR, p. 41).

[20] Anders, Avoir détruit Hiroshima, Robert Laffont, Paris, 1962, p. 51.

[21] Pour Anders, le bombardement d’Hiroshima est l’événement majeur du 20e siècle et, à ce titre, « le premier jour d’une nouvelle ère » (Et si je suis désespéré…, op. cit., p. 65). Ce n’est pas le cas pour Jonas : « Le choc du [premier bombardement] atomique et la menace apocalyptique qui l’a suivi ont décidé du tournant qu’a pris la philosophie de Günther Anders et, à compter de ce moment, il s’est attaché et entièrement consacré à cette question. Ces événements ne m’ont pas affecté à ce point. À l’époque, j’ai considéré le bombardement atomique [d’Hiroshima] comme un acte de guerre, un acte pas pire que les bombardements massifs de villes, qui avaient eu lieu auparavant. La seule différence était que, dans ce cas, une bombe suffisait là où auparavant il aurait fallu en lâcher des centaines avec les centaines d’avions nécessaires pour ce faire. Plus tard, j’ai donc d’abord surtout vu les formidables possibilités [die großartigen Möglichkeiten] qu’offrait le développement de l’énergie nucléaire » (Erkenntnis und Verantwortung, Entretien d’Ingo Hermann avec Hans Jonas, Lamuv, Göttingen, 1991, p. 107).

[22] Anders, Die atomare Drohung, op. cit., p. 170221 et AM, p. 20.

[23] Dire de notre futur qu’il est un « délai », cela revient à dire que nous n’avons plus de futur en tant que tel. S’il est devenu un délai et donc une « époque », l’époque où prend fin le mouvement de la succession des époques (AM, p. 20), il existe dès lors « en soi » et non plus comme origine du temps. Chez Jonas, un tel futur ayant « déjà commencé » et « déjà pris fin » est inconcevable car, pour lui, le futur « n’est ni plus, ni moins “lui-même” que ne l’a été n’importe quelle étape partielle du passé » (PR, p.213).

[24] Jonas, Philosophische Untersuchungen und metaphysische Vermutungen, Suhrkamp, Francfort-sur-le-Main, 1994, p. 141.

[25] Anders, Avoir détruit Hiroshima, op. cit., p. 27 sq. [26] Ibid., p. 31.

Avec les mots d’Anders, on pourrait donc dire de Jonas qu’il est resté « aveugle face à l’apocalypse » (apokalypseblind).

À cette toute nouvelle forme de responsabilité correspond une toute nouvelle forme de remords, le « remords par anticipation [die vorauseilende Reue]» dont Jonas décrit l’apparition comme suit : «C’est [l’]accusation selon laquelle ces êtres futurs seront nos victimes qui nous rend tout d’abord moralement impossible la mise à distance égoïste du sentiment qu’on s’autorise généralement dès lors qu’il s’agit d’une situation ne nous touchant que de très loin. “Cela ne doit pas avoir lieu ! Nous ne pouvons pas admettre pareille chose !”, nous hurle dans les oreilles l’effroi qu’éveille en nous la simple imagination de ces êtres eux-mêmes terri fiés. Une crainte désintéressée de ce qui adviendra longtemps après nous, voire un remords par anticipation inspiré par ce qui adviendra longtemps après nous, nous envahissent alors comme un pur réflexe de décence et un mouvement de solidarité vis-à-vis de la communauté de l’espèce, bien qu’aucune sanction métaphysique ne nous y oblige [24] ».

Du fait de l’entrelacement du présent et du futur, les générations futures ne nous sont pas aussi étrangères chez Anders que chez Jonas : nous leur sommes historiquement homogènes et tous ensemble, les générations futures et nous, nous ne constituons qu’une seule et même humanité : l’humanité du délai. Puisque, pour Anders, la catastrophe a déjà commencé, il existe aussi déjà des « coupables », même s’il est difficile de leur imputer l’entière responsabilité de leur faute car n’étant pas autonomes mais de purs produits de la « technicisation de l’existence [Technisiertheit des Daseins]», ils sont des « coupables inno cents [25] ». À cette toute nouvelle forme de responsabilité correspond en outre une situation sans précédent : les remords sont désormais devenus impossibles. C’est ce qu’Anders explique dans sa première lettre à Claude Eatherly, le fameux « pilote d’Hiroshima » avec qui il a correspondu de 1959 à 1961 : « Quand on fait du tort à un seul être humain je ne parle pas de tuer il est difficile, bien que l’acte reste bien délimité, de s’en consoler. Mais dans votre cas, il y a autre chose. Vous avez eu le malheur d’avoir éteint 200 000 vies. Où trouverait-on la puissance de souffrance correspondant à 200 000 êtres humains ? Vous en êtes incapable, nous le sommes, tout le monde en est incapable ! Quel que soit l’effort que vous fassiez, votre douleur et votre repentir [Reue] ne seront jamais à la mesure de ce fait [26].»

La fondation de l’éthique et son infondabilité

Une autre différence importante entre les pensées d’Anders et de Jonas consiste en ceci que Jonas, avec Le Principe responsabilité, entreprend de fonder une éthique alors qu’Anders, pour sa part, s’y refuse. Jonas dit vouloir écrire « une éthique pour la civilisa tion technologique » c’est le sous-titre du Principe responsabilité. Anders, pour qui « les éthiques religieuses et philosophiques qui ont été jusqu’ici proposées [dans l’histoire] sont devenues aujourd’hui, sans aucune exception, obsolètes [27] » et qui est, en outre, persuadé que vouloir fonder une nouvelle éthique est « une entreprise utopique », ne se considère pas comme un éthicien mais comme un moraliste, c’est-à-dire comme quelqu’un qui observe l’évolution des mœurs [28]. Voici ce qu’il écrit dans Philosophische Stenogramme, son excellent recueil d’aphorismes : « Puisque le “devoir-être” du monde (et de l’humanité, etc.) ne peut pas être fondé; et puisqu’il n’y a pas ou ne peut pas y avoir en outre de commandement ou d’interdit moral fondé [sur un principe transcendant] ou déduit [d’un tel principe], dans la mesure où ils renvoient tous aux rapports internes au monde et à l’humanité ; les uns et les autres sont par conséquent non obligeants et l’éthique reste donc une entreprise utopique [29].»

La singularité de la philosophie pratique de Jonas tient au fait qu’elle renoue avec un geste classique, voire antique : celui qui consiste à fonder l’éthique sur la métaphysique. Avant de montrer comment Jonas fonde son éthique, il nous faut donc auparavant brièvement rappeler ce que signifie pour lui le mot de « métaphysique ». Si, tout comme Anders, il a été un étudiant de Heidegger, il n’a, tout comme Anders, jamais fait sien le projet heideggerien d’un «dépassement de la métaphysique [30] ». De la métaphysique, il a gardé un concept dogmatique, pré-heideggerien [31] et même pré-kantien (PR, p. 99). Sous la plume de Jonas, le mot de «métaphysique» n’est pas un «vilain mot» (PV, p. 254) et celui-ci se présente même comme un «vieil ami de la métaphysique» (PV, p. 252), désireux de lui donner une actualité et même un avenir :

« La métaphysique est aujourd’hui tombée en discrédit mais nous ne pouvons plus nous passer d’elle et devons donc à nouveau nous risquer sur ses chemins. Car elle seule peut nous dire pourquoi l’homme doit être […] et aussi comment il doit être, s’il veut honorer et non pas rendre caduque la raison pour laquelle il doit précisément être [32] ». Le modèle de la métaphysique, à laquelle Jonas donne désormais le nom de «biologie philosophique», est la philosophie d’Aristote : «Les termes dans lesquels on peut reprendre aujourd’hui son auguste exemple seront différents des siens, mais on trouvera toujours indispensable l’idée de stratification, de la superposition progressive des niveaux, avec la dépendance de chaque niveau supérieur par rapport à l’inférieur et la conservation de tout l’inférieur au niveau supérieur » (PV, p. 14). Que son modèle soit antique n’enlève rien à la modernité de la métaphysique anticartésienne de Jonas (voir PV, p. 69-73).

[27] Anders, Besuch im Hades, Beck, Munich, 1981, p. 195.

[28] Voir Anders, Ketzereien, op. cit., p. 53. On peut également dire d’Ellul, dont la pensée est souvent si proche de celle d’Anders, qu’il était un moraliste, même si, à la différence d’Anders, il ne se présentait pas lui-même comme tel (voir Patrick Troude-Chastenet, Lire Ellul, Presses universitaire de Bordeaux, Bordeaux, 1992, p. 20). On trouvera un portrait de Jacques Ellul en moraliste pascalien dans L’Homme-artifice de Dominique Bourg (Gallimard, Paris, 1996, p. 96 sq.).

[29] Anders, Philosophische Stenogramme, Beck, Munich, 1993, p. 48 sq.

[30] Jonas considère Heidegger, malgré la coloration chrétienne de sa langue (PV, p. 243 sq.), comme un gnostique moderne (PV, p. 217-237 et aussi Erkenntnis und Verantwortung,op. Cit., p. 96). Comme on le sait, Jonas a d’abord utilisé l’analytique heideggerienne du Dasein pour comprendre la gnose puis, à partir de 1952, la gnose, pour comprendre l’existentialisme en général et la pensée de Heidegger en particulier (voir PV, p. 217-237). Si l’on en croit le manuscrit, qui a été publié sous le titre « TrotzPhilosophie : “Sein und Zeit” [Philosophie de l’entêtement : “Être et temps”] (USA1936-1950)», Anders avait eu, relativement à Heidegger, une intuition comparable à celle de Jonas. Dans ce manuscrit dans lequel il cite d’ailleurs le premier livre de Jonas : Gnosis und spätantiker Geist (1934), où il dit trouver « de nombreux exemples » permettant d’établir le caractère gnostique du concept heideggerien de Geworfenheit (être-jeté) il rejoint donc totalement le jugement de Jonas sur le gnosticisme de Heidegger (Über Heidegger, Beck, Munich, 2001, p. 209).

[31] Si Jonas ne mentionne pas le nom de Heidegger dans le «chapitre 2 » du Principe responsabilité, c’est pourtant bien le concept « neutre » d’être de Heidegger qu’il y critique comme l’un des « dogmes les plus endurcis de notre époque » (p. 96). Cette critique du concept heideggerien d’être, que Jonas compare ici à la suppositio d’Ockam, a pour finalité de rendre à nouveau possible la fondation de l’éthique sur la métaphysique.

[32] Jonas, Philosophische Untersuchungen…, op. cit., p.136.

[33] Anders, Et si je suis désespéré…, op. cit., p. 26.

Son objectif n’est pas d’expliquer que la «biologie philosophique» d’Aristote serait toujours actuelle mais de fonder une métaphysique post-aristotélicienne au sens strict, puisqu’au sens large toute métaphysique est post-aristotélicienne contre notre modernité globalement cartésienne, une métaphysique qui retient surtout d’Aristote l’idée selon laquelle « l’organique […] préfigure l’esprit et l’esprit […] demeure partie intégrante de l’organique» (PV, p. 13).

Fonder une éthique sur la métaphysique fonder, dans le cas présent, notre obligation vis-à-vis des générations futures sur une « biologie philosophique » soutenant la thèse d’une continuité ontologique de l’organisme et de l’esprit —, cela revient à faire de l’éthique « une partie de la philosophie de la nature» (PV, p. 281). Contre la modernité (résolument anthropocentriste) qu’elle soit métaphysique (Descartes) ou éthique (Kant) –, il s’agit de « relocaliser la fondation du “devoir”, depuis l’ego de l’homme, où elle a été reléguée, dans la nature de l’être en général » (PV, p. 282). «L’ontologie comme fonde ment de l’éthique fut le principe originel de la philosophie. Leur divorce, qui est le divorce des domaines “objectif” et “subjectif”, est la destinée moderne. Leur réunion ne peut être effectuée, si elle le peut jamais, qu’à partir de la fin “objective”, c’est-à-dire à travers une révision de l’idée de nature. Et c’est la nature en devenir plutôt qu’immuable qui pourrait tenir une telle promesse » (ibid.). Cette éthique de l’obligation est celle qu’expose Le Principe responsabilité. Fonder l’éthique ne signifie pas faire reposer l’éthique sur une métaphysique mais laisser émaner de cette métaphysique son contenu éthique. Car, pour Jonas, toute métaphysique contient une éthique au concept neutre d’être de Heidegger correspond, par exemple, un nihilisme pratique et de même toute éthique contient une métaphysique (PR, p. 97). Il n’y a donc pas de rupture entre la «biologie philosophique» et l’éthique du futur :

« La fondation d’une telle éthique […] doit s’étendre jusqu’à la méta physique qui seule permet de se demander pourquoi les hommes doivent exister au monde. [Il s’agit] d’enraciner dans l’être […] le nouveau devoir de l’homme qui vient d’apparaître » (PR, p. 16). Ainsi, écrit Jonas, « la biologie [philosophique] tourne à l’éthique » (PV, p. 14). Puisqu’elle établit que la vie est l’« auto-affirmation de l’être » et « un “non” sans réserve opposé au non-être» (PR, p. 160 sq.), la biologie philosophique est donc une métaphysique qui permet de fonder une éthique de la responsabilité, c’est-à-dire une éthique pour laquelle « le “oui” ontologique a la force d’un devoir » (PR, p. 163).

Si l’on en croit Anders, c’est ce que vit un homme, ce dont il a l’occasion de faire l’épreuve qui fait de lui un moraliste [33]. En tant que « nihiliste théorique », il considère qu’il est impossible de fonder métaphysiquement l’éthique. Il a toujours soutenu ce nihilisme théorique, de ses essais des années 1930 (Une interprétation de l’a posteriori [1934] traduit en français par le jeune Emmanuel Lévinas [34] et Pathologie de la liberté [1936]) jusqu’à ses Philosophische Steno gramme [35] en passant par L’Obsolescence de l’homme (p. 351-361).

Le nihilisme théorique d’Anders repose sur trois piliers : (1) la négation de l’existence de Dieu [36], (2) l’impossibilité de fonder théoriquement la nécessité d’une survie de l’humanité et (3) le refus de considérer la nature comme une chose «sacrée » et donc celui de l’obligation de la conserver dans sa pseudo-intégrité [37]. Dans la mesure où il s’oppose à la fois à la religion, à l’anthropocentrisme et au biocentrisme, le nihilisme théorique d’Anders s’affirme donc de trois façons comme tel.

Sur le diagnostic selon lequel notre époque est pratiquement nihiliste, Jonas et Anders sont d’accord. Jonas écrit : « [le] savoir [a d’abord] neutralisé la nature sous l’angle de la valeur, ensuite ce fut le tour de l’homme. Maintenant nous frissonnons dans le dénuement d’un nihilisme, dans lequel le plus grand des pouvoirs s’accouple avec le plus grand vide, la plus grande capacité avec le plus petit savoir du à quoi bon » (PR, p. 60). À ce nihilisme correspond pour Anders celui des Titans de la technique et des seigneurs de la bombe (OH, p. 266, 336 sq. et 359 sq.).

Si Anders s’est refusé à fonder une éthique, il a néanmoins, en tant que moraliste, observé, analysé, et lorsqu’il l’a jugé nécessaire combattu les éthiques explicites et implicites de l’époque. Ainsi L’Obsolescence de l’homme contient une critique des « éthiques universitaires » (p. 263) qui, selon Anders, seraient les héritières des «éthiques métaphysiques » (OH, p. 63), dans la mesure où, comme elles, elles accusent un trop grand décalage par rapport à l’actualité de l’histoire politique (OH, p. 263). Anders critique aussi deux éthiques métaphysiquement fondées, qui se complètent l’une l’autre pour nous imposer leurs commandements : l’«ontologie de l’économie» qui «d’une certaine manière […] est en même temps une éthique » et ordonne à chacun d’entre nous : « Exploite tout ! » (OH, p. 212), et la « morale » que la « société de consommation » utilise comme « force auxiliaire » (OH, p. 196) et qui ordonne, elle, à chacun d’entre nous : « Apprends à avoir besoin de ce qui t’est offert ! » (OH, p. 197). Ces deux éthiques réunies constituent ce qu’on peut appeler l’éthique de la technocratie. L’homme perdant peu à peu sa position de Sujet (AM, p. 9), c’est la technique devenue autonome qui énonce «les impératifs moraux d’aujourd’hui » (AM, p. 17). Discrètement, pour commencer. Les commandements et les interdictions qu’elle adresse aux hommes sont ainsi d’abord « contenus » dans «leurs » productions.

[34] Si l’éthique lévinassienne est une éthique de la responsabilité, elle se situe sur un tout autre plan que l’éthique de Jonas ou la morale d’Anders. Sur le rapport de Lévinas à la technique, voir « Heidegger, Gagarine et nous», Difficile liberté, Albin Michel, Paris, 1963.

[35] Anders, Philosophische Stenogramme, op. cit., . 48 sq.

[36] Le 8 avril 1977, Jonas écrit à Anders : « Je crois (ce en quoi je suis très différent de toi) que la philosophie fait seulement l’hypothèse de l’athéisme elle fait ainsi l’addition de tout ce qu’il y a dans le monde sans tenir compte de Dieu mais qu’elle ne fait pas pour autant sienne la thèse de l’athéisme. » À quoi Anders répond le 15 avril 1977 : « Pour moi aussi (qui ne suis à côté de toi, je le reconnais volontiers, qu’un ignorant en ce qui concerne l’histoire des religions) la tradition religieuse et théologique joue un grand rôle et le ton de nombreuses pages que j’ai écrites en tant que philosophe donne l’impression qu’elles ont été écrites par un théologien dans l’erreur. L’édification est un projet qui ne m’est pas éloigné. En fait, j’écoute chaque matin vers six heures les sermons des curés à la radio, parce qu’ils contiennent une tradition toujours vivante de l’apostrophe que la philosophie, elle, a complètement perdue.

C’est sûr, nous nous situons “religieusement” à des niveaux très différents : l’idée d’utiliser la non-existence de Dieu comme un principe régulateur m’est très éloignée. Je crois en la non-existence de Dieu, si le verbe “croire” convient encore ici. » Si Anders croit « en la non-existence de Dieu », il est en revanche difficile de dire en quel Dieu croit Jonas. S’agit-il du Dieu décrit dans le mythe qu’il a exposé dans Le Concept de Dieu après Auschwitz (Rivages, Paris, 1994, p. 14 sq.) ?

[37] Pour Anders, la nature n’est pas une valeur en soi dans la mesure où elle « aime elle-même beaucoup les mutations et ne paraît pas accorder trop de valeur à la stabilité des espèces » (OH, p. 64). L’«écologie » d’Anders est donc aux antipodes d’un biocentrisme comme, par exemple, celui de Paul Taylor (Respect for Nature : a Theory of Environnemental Ethics, Princeton University Press, Princeton, 1986).

[38] Anders, Gewalt-ja oder nein, Knaur, Munich, 1987, p.151 sq.

[39] Pour Anders, la vraie responsabilité, la vraie « conscience morale » se moque du « zèle » qui l’a remplacée aujourd’hui (OH, p.324), tout comme, pour Pascal, « la vraie morale se moque de la morale » (Pensée 513, in Oeuvres complètes, Le Seuil « L’intégrale», Paris, 1963). Le moraliste selon Anders n’est pas un « nihiliste pratique ». Être un « nihiliste théorique » ne signifie pas n’avoir aucune valeur mais refuser des valeurs fausses comme la croyance en l’existence de Dieu ou en celle d’une nature « éternelle ». Dire qu’Anders n’est pas un nihiliste pratique signifie qu’il sait ce qu’est la véritable responsabilité, la véritable « conscience morale » et donc la « véritable vertu » (OH, p. 331).

Les instruments et les produits disponibles «recèlent en eux tous les “devoirs” aujourd’hui nécessaires, prêts à être accomplis […]. Tous les commandements et toutes les interdictions d’aujourd’hui sont par conséquent sans exception des commandements et des interdictions secrètement dissimulés » (AM, p. 196 sq.). La critique de cette éthique secrète et immorale, qui fait désormais partie intégrante de nos mœurs, est la tâche du moraliste. Ce qui distingue le moraliste de l’éthicien, c’est que le moraliste tient compte de l’évolution (historique) des mœurs qu’il observe. Alors que l’éthicien Jonas ou Kant ne formule qu’un seul et unique impératif qui doit, en tant qu’il est universel, valoir aujourd’hui, demain et après-demain, le moraliste, lui, peut corriger et ajuster ses mots d’ordre. Donnons un exemple. Dans le premier tome de L’Obsolescence de l’homme (1956), Anders invite les consommateurs à résister à l’impératif qui leur intime de suivre la morale de la société de consommation : «Apprends à avoir besoin de ce qui t’est offert !», et lui oppose, pour ce faire, le « contre-impératif » suivant : « Ne possède que des choses dont les maximes d’action pourraient également devenir les maximes de ta propre action » (p. 331). Dans le deuxième tome de L’Obsolescence de l’homme, dans un texte daté de 1978, l’éthique de la technocratie nous dit : « Agis de façon que la maxime de ton action puisse être celle de l’appareil dont tu fais ou vas faire partie » (AM, p. 290). Anders invite à entrer en résistance contre cet impératif. Si l’éthique de la technocratie se durcit, la morale de la résistance doit à son tour se radicaliser. C’est ce qu’a fait Anders en formulant, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans, sa célèbre et «scandaleuse » thèse de la «légitime défense » dans Gewalt-ja oder nein : « Si nous voulons sérieuse ment essayer d’assurer non seulement notre survie mais aussi celle des hommes à venir, il ne nous reste plus qu’une chose à faire : réellement intimider [effektiv einzuschüchtern] ceux de nos contemporains qui vraiment nous menacent réellement [die uns effektiv bedrohen] […]. C’est terrible, mais le mot d’ordre qui convient à notre époque devrait être, non : est : “Démolissez ceux qui sont prêts à vous démolir !” [Macht diejenigen kaputt, die bereit sind, euch kaputt zu machen !] [38] ». La morale du moraliste ne s’adapte pas à la situation historique : elle se radicalise avec elle.

Avec Jonas et Anders, nous sommes donc confrontés à deux styles très différents de philosophie pratique. Pour le premier, l’éthicien, il s’agit de fonder métaphysiquement une éthique dont l’impératif unique est grosso modo celui du développement durable alors que, pour le second, le moraliste (qui se présente lui-même comme un nihiliste théorique [39]), il s’agit de formuler les mots d’ordre que requiert une situation historique en devenir.

Application tyrannique et réalisation démocratique de l’éthique de la responsabilité

Outre la question de la fondation ou de l’infondabilité de l’éthique, autre chose oppose Jonas et Anders : la façon dont ils envisagent l’un et l’autre l’application ou la réalisation politique d’une éthique de la responsabilité.

Pour Jonas, entre l’Antiquité grecque et le monde moderne, la technique, l’éthique et la politique, ainsi que leur articulation, ont changé de sens [40]. Dans l’antique cité grecque, la politique était le moyen de réaliser l’éthique. Aujourd’hui, la politique n’est plus un simple moyen permettant de faire observer les « règles » d’une éthique individuelle et «anthropocentrique ». L’éthique de la responsabilité dont nous avons désormais besoin « s’adresse beaucoup plus à la politique publique qu’à la conduite privée» (PR, p. 41). Concernant toutes deux la communauté dans son ensemble, l’éthique et la politique sont désormais articulées autrement : la politique est devenu un moment de l’éthique ce qui n’implique pas, comme on le verra plus loin, qu’elle est elle-même devenue morale. Parce que la technique a changé « l’essence de l’agir humain », parce que la technique ne doit désormais plus être considérée comme «un [simple] tribut limité payé à la nécessité » mais comme la « vocation [même] de l’homme », elle a donc transformé « l’essence fondamentale de la politique » (PR, p. 36 sq.).

Revenons sur l’«action technique». Qui en est responsable ? Dans la première partie de cette étude, nous étions restés avec Jonas sur l’idée qu’il s’agissait d’un « agent collectif » (PR, p. 37). Plus loin, dans le livre, cet agent collectif qui devrait être un «nous» devient un «on» (PR, p. 206). Mais d’où vient ce «on » ? Il est le résultat d’une opération par laquelle les sujets renoncent à être des «je» (individuellement responsables) et à se regrouper en un «nous» (capable d’exercer une responsabilité collective) pour devenir un «on» (totalement irresponsable). Cette opération n’est autre qu’un contrat, un contrat aux accents hobbésiens [41]. Par l’intermédiaire de ce contrat, les sujets deviennent (spontanément, selon Jonas) un « on» irresponsable en transférant leur responsabilité au « “je” de l’homme d’État, un “je” capable de prendre seul des décisions, un “je” persuadé qu’à cet instant précis, il est celui qui sait le mieux ce qui est le meilleur pour “tous” ou qu’il est le mieux placé pour traduire en acte un consensus déjà existant » (PR, p. 206). Reposons la question que nous avons déjà posée plus haut : qui est le sujet des actions techniques ? « Non pas vous ou moi : c’est l’agent collectif […] non l’agent individuel », répondait Jonas au début [40] Dans l’Antiquité, la technè n’était qu’« un tribut limité payé à la nécessité » (PR, p. 27). L’éthique « anthropocentrique » s’imposait par l’intermédiaire de « lois » dans un espace politique local et artificiel qui n’était à l’époque qu’une « enclave humaine » dans le « monde non humain », c’est-à-dire dans la nature (PR, p. 25 sq. et p. 37 sq.).

Aujourd’hui, la technique est devenue « la vocation de l’humanité » (PR, p. 35), la cité (polis) est devenue « globale » et « le naturel a été englouti par la sphère de l’artificiel » (PR, p.37). Les éthiques traditionnelles peuvent bien encore régler les « conduites privées », mais la politique publique de la « “cité” globale » [globale “Stadt”] doit pouvoir s’appuyer sur une nouvelle éthique demandant à l’humanité actuelle de «préserver le monde physique de manière que les conditions d’une […] présence [humaine y] restent intactes » (PR, p. 38).

[41] S’il parle d’un « droit éthique autonome de la nature » (PR, p. 34), Jonas reste un penseur du contrat social. Le « principe responsabilité » n’a rien à voir avec la « paix avec la nature [Frieden mit der Natur]» (Klaus Michael Meyer-Abich), ni avec le « contrat naturel » (Michel Serres), ni avec le « biocentrisme » antihumaniste de la deep ecology américaine. Le contrat social de Jonas est parfaitement comparable au contrat social hobbésien tel qu’il est exposé dans le Léviathan (deuxième partie, chapitre 17).

[42] Pour être complète, une comparaison des pensées de Jonas et Anders devrait aussi se pencher sur leurs rapports respectifs à Marx et au marxisme. La théorie marxienne est importante pour la critique andersienne de la société qui, dans le sillage de Lukács et Benjamin, contient une version originale et puissante de la théorie du caractère fétiche de la marchandise. Le Principe responsabilité contient, lui, une critique du marxisme comme « exécuteur testamentaire de l’idéal de Bacon » (p. 272), c’est-à-dire comme utopie (p.371-417). Signalons, pour finir sur cette question, qu’Anders et Jonas ont fait l’un et l’autre d’Ernst Bloch une de leurs cibles principales : Anders le critique plus précisément en tant que penseur de l’espérance (voir AM, p. 20 et note 12, p. 452) et Jonas plus précisément en tant que penseur de l’utopie.

[43] Machiavel est la référence «naturelle» de la realpolitik.

[44] Plus tard, en 1992, compte tenu de la toujours plus grande proximité de l’« issue fatale [des bösen Endes]» et vraisemblablement aussi à cause de l’effondrement d’une bonne partie des « partis communistes concrets » (qui de toute façon n’avaient jamais eu des politiques énergétiques et environnementales particulièrement écologistes mais plutôt catastrophiques), Jonas semble avoir reconnu que son projet politique (la « tyrannie bienveillante ») n’était plus approprié à la situation historique. Il a alors commencé à parler, dans divers entretiens, d’une « éducation par l’intermédiaire des du Principe responsabilité (p. 37). Cet agent collectif renonçant dans la suite du livre à sa responsabilité pour la transférer contractuellement à l’homme d’État, la réponse ultime à cette question semble donc être : l’homme d’État. Voilà comment celui-ci devient seul concrètement responsable de l’action technique, en lieu et place de « sujets » qui ont préféré se dissoudre comme s’ils avaient pris conscience du fait que la situation les dépassait et dès lors spontanément renoncé à leur liberté dans l’irresponsabilité collective et anonyme d’un « on». L’agent réel des actions techniques n’est donc pas un agent collectif mais l’homme d’État.

Jonas fait sien le point de vue de la realpolitik : il prend le monde comme il est et non comme il devrait être. C’est ainsi qu’il est capable de poser des questions d’un pseudo-pragmatisme désarmant : « Du marxisme et du capitalisme lequel peut le mieux parer au danger ? » (PR, p. 272). Ici, Le Principe responsabilité devient une sinistre théodicée à l’issue de laquelle il s’agit de choisir le meilleur de deux «mondes possibles ». Lequel est le mieux à même d’appliquer l’éthique de la responsabilité ? Le «complexe capitaliste-démocratique-libéral » dont l’économie, « dominée par la recherche du profit », entraîne un « gaspillage […] inacceptable » (PR, p. 277) ou bien les «régimes marxistes concrets et [les] partis communistes concrets» (PR, p. 289) [42] ? Le souci realpolitik de Jonas le précipite dans une fausse alternative : il ne s’agit plus désormais que de choisir entre et Charybde et Scylla, entre la peste et le choléra. À l’issue d’un mauvais calcul « leibnizien» (avantages/inconvénients), dont le cynisme tranche avec l’humanisme qui caractérise le reste du Principe responsabilité, Jonas tranche en faveur du marxisme concret, le créditant d’un « plus» par rapport au capitalisme (PR, p. 287). Tout d’abord, son économie nationalisée et centralisée entraîne (théoriquement…) moins de gaspillage que l’économie capitaliste. Ensuite, il dispose politiquement d’un « pouvoir de gouverner total », ce qui peut se révéler être un avantage s’il est nécessaire «d’imposer des choses impopulaires » (PR, p. 279). C’est ici que Jonas parle de la nécessité d’une « tyrannie bienveillante », c’est-à-dire d’un mode de gouvernement réalisant l’idée selon laquelle « seule une élite peut éthiquement et intellectuellement assumer la responsabilité pour l’avenir » (PR, p. 280). Si cela se révélait nécessaire, une telle élite pourrait même aller jusqu’à « mystifier les masses » au nom d’« engagements secrets et de fidélités secrètes » (PR, p. 284). Jonas parle aussi d’un « complot au sommet en vue du bien» (ibid.). Une telle politique a des accents machiavéliens [44], et c’est d’ailleurs bien ainsi que Jonas la conçoit : « Là, un nouveau Machiavel pourrait devenir nécessaire, mais qui devrait exposer sa doctrine de manière rigoureusement ésotérique » (ibid.). Enfin, « le marxisme [concret] possède le [troisième et dernier] avantage d’un “moralisme” explicite […]. Vivre pour le “bien” de l’ensemble et faire des sacrifices est le [premier] credo de [cette] morale publique »; vivre dans « l’esprit de la fruga lité » en est le second (PR, p. 281). Derrière ce choix du marxisme concret, qui ne nous arrache plus guère aujourd’hui qu’un sourire jaune, se tient un autre choix qui, lui, concerne directement l’écologie politique : le choix de l’élite, c’est-à-dire celui des experts. Car la « tyran nie bienveillante » de Jonas est aussi une «expertocratie»…

Jonas ne croit pas en la démocratie. Chez lui, seul l’homme d’État est capable d’avoir une vision « historique » de la situation politique (PR, p. 208 sq.). Dans la démocratie, écrit-il ailleurs, seuls « les intérêts du moment ont la parole » (PR, p. 287). Pour lui, « [dans une république], la respublica, la “chose publique” [...] n’est qu’en puissance [latent] l’affaire de tous» (PR, p. 189); elle n’est en acte que celle de l’homme d’État. Si la démocratie a eu un jour un sens, pour Jonas, c’est dans l’Antiquité, à Athènes : elle n’en a plus aujourd’hui (PR, note 1, p. 190) [44].

Qu’en est-il chez Anders ? Selon Anders, nous vivons, du point de vue politique, dans une technocratie (AM, p. 9). L’autonomie de la technique, résultat de trois révolutions industrielles, serait devenue si grande aujourd’hui que celle-ci serait devenue une instance supérieure à l’État. Les rapports de classes ont certes contribué à l’avènement de cette situation historique [45] mais, en technocratie, de nouveaux rapports (entre) de (nouvelles) classes les ont remplacés : la nouvelle « classe dominante » y est celle des « seigneurs de la bombe » et les nouveaux « prolétaires », les « morts en sursis de tous les pays » (die morituri aller Länder) [46]. Cette situation n’est pourtant que provisoire : la classe dominante des « techniciens » est vouée à être tôt ou tard renversée et liquidée par ses instruments mêmes. À la fin de l’histoire des hommes, il ne restera donc plus, si l’on en croit Anders, que leurs instruments. L’histoire humaine n’est rien d’autre, de ce point de vue, que la préhistoire de la technocratie accomplie. Aujourd’hui, à la fin de l’histoire humaine car nous vivons, selon Anders, son «ultime époque » –, il n’y a plus dans les pays capitalistes de véritable démocratie, plus de démocratie autre que formelle. « Dans le capitalisme, le fondement de la démocratie n’est plus l’égalité de tous les citoyens mais celle de tous les produits [47]. » La technocratie est la défaite de la volonté générale devant la volonté de puissance de la technique. À tel point que le taylorisme y vaut aussi bien comme principe politique que comme mode d’organisation du travail (AM, p. 294-296). Écrire que le monde de la technique est devenu « post-idéologique » catastrophes [Erziehung durch Katastrophen]» (Une Éthique pour la nature, Desclée de Brouwer, Paris, 2000, p. 27). Dans ce cas, la peur ne joue plus un rôle heuristique, comme dans Le Principe responsabilité (p. 421 sq.), mais un rôle pédagogique. La valeur de la catastrophe est inversée et elle devient une chance pour l’humanité : « Si effroyable qu’ait été l’événement d’Hiroshima pour les victimes, ce fut peut-être un moment bénéfique » (Une Éthique pour la nature, op. cit., p. 74).

[45] Anders, Mensch ohne Welt, Beck, Munich, 1993, p. 12 sq.

[46] Ibid., p. 12 sq.

[47] Ibid., p. 24.

[48] Anders, Die atomare Drohung, op. cit., p. 100. [49] Anders, Et si je suis désespéré…, op. cit., p. 34.

[50] Pour ne rien dire de son activité militante stricto sensu (voir, par exemple, Die atomare Drohung).

(OH, p. 222), c’est dire, entre autres, que la démocratie n’y est plus qu’un mensonge.

Ce constat semble catastrophique. Mais, comme l’a écrit Hölderlin, « aux lieux du péril croît aussi ce qui sauve » (Patmos). Paradoxalement, plus la technocratie gagne du terrain, plus les chances de la démocratie croissent dans les pays capitalistes. Car la seule façon de résister en technocratie, c’est d’y agir démocratiquement. «Si le mot de “démocratie” a un sens, c’est celui selon lequel nous avons et le droit et le devoir de décider ensemble des affaires relevant de la “res publica” et donc aussi de celles qui dépassent nos compétences profes sionnelles : elles ne nous regardent pas en tant que spécialistes mais en tant que citoyens ou en tant qu’hommes. Il n’y a pas à discuter pour savoir si nous devons ou non nous en “mêler”, car en tant que citoyens et en tant qu’hommes, nous y sommes depuis toujours “mêlés” : nous sommes, nous aussi, la res publica. Il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais une autre affaire qui soit plus “publica” que la décision dans et par laquelle il y va aujourd’hui de notre survie. Si nous refusons de nous en “mêler”, nous nous soustrayons à notre devoir [48] ». Ce projet, formulé en 1959, n’est pas une utopie : il expose juste l’idéal d’un contre-pouvoir démocratique.

Combattre la «technocratie », c’est combattre, entre autres, l’«expertocratie». Pour ne pas laisser aux experts le droit de décider à la place des citoyens, il faut rendre ces derniers capables de décider eux-mêmes, qu’ils soient des hommes n’ayant pas (ou seulement peu) de connaissances scientifiques et techniques ou bien des techniciens travaillant sans avoir néanmoins conscience de la finalité de leur activité (OH, p. 318-327). Pour ce faire, il faut instruire les premiers de ce que «font» la science et la technique et faire prendre conscience aux seconds des finalités de leur travail. Pour Anders, être responsable, c’est être instruit ou conscient. Il s’est d’ailleurs souvent présenté comme un « pédagogue » et a souvent qualifié ses écrits de textes « didactiques » : « mon enseignement a pris les formes les plus variées, j’ai écrit des fables, des récits utopiques, des poèmes […] et si l’on m’avait demandé : quel est ton métier ? j’aurais certainement répondu : pédagogue [49].» Toute son œuvre, de Die molussische Katakombe à L’Obsolescence de l’homme, en passant par tous ses livres «de circonstance» sur la technique (comme Blick vom Mond) ou la guerre (comme Visit Beautiful Vietnam [50]) actualisent le projet d’une « éducation du genre humain» qui avait été celui des Lumières. À ceci près que les Lumières aujourd’hui n’ont plus seulement à combattre les ténèbres de la religion mais aussi à nous révéler le caractère apocalyptique de notre situation, un caractère auquel nous sommes, selon Anders, aveugles.

Quand Anders écrit qu’« il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais une autre affaire qui soit plus “publica” que la décision dans et par laquelle il y va aujourd’hui de notre survie », cela signifie que la technocratie est paradoxalement une sorte de chance pour la démocratie. Anders avait déjà exposé cette logique historique en 1956 : la bombe atomique, écrivait-il dans le premier tome de L’Obsolescence de l’homme, « a réussi là où les religions et les philosophies, les empires et les révo lutions, avaient échoué : elle a vraiment réussi à faire de nous une humanité. Ce qui peut tous nous toucher nous concerne tous. Le toit qui s’effondre est devenu notre toit à tous […]. Et c’est vraiment la première fois» (OH, p. 343). La technocratie travaillant contre sa volonté pour la démocratie, on pourrait parler ici d’une «ruse de la raison ». La démocratie ne serait donc pas un régime politique antique, comme le croit Jonas, mais le projet politique le plus actuel.

Conclusion

Dans le dialogue entre Jonas et Anders leur dialogue réel, celui dont leur correspondance porte la trace, et le dialogue que nous pouvons organiser entre leurs œuvres, nous qui les lisons –, nous trouvons à l’évidence plus de points de divergence que de points de convergence. Sous les feux de l’analyse, qui suspend les effets de l’amitié, la proximité qu’Anders se réjouissait de constater entre les positions de Jonas et les siennes, se réduit finalement à peu de chose.

Le seul véritable point de convergence entre Jonas et Anders on nous concèdera qu’il s’agit du minimum est celui de la nécessité de la survie de l’humanité. On peut aussi parfaitement considérer que ce point de convergence fait passer au second plan leur désaccord sur la nécessité de fonder l’éthique (Jonas) ou l’impossibilité de la fonder (Anders). Il reste néanmoins des divergences fondamentales sur l’analyse de la technique moderne, sur la conception du futur et sur les modes d’application ou de réalisation politique de l’éthique de la responsabilité. Là où les amis ne voyait que proximité, le lecteur ne voit que divergences. Toute entreprise syncrétique ne peut qu’échouer.

Quand nous réfléchissons aujourd’hui aux chances et aux conditions d’un développement durable ou à la formulation et aux modalités d’application du principe de précaution, nous pensons à l’intérieur des antinomies sur lesquelles est venu buter le dialogue entre Jonas et Anders. Nous ne devons donc pas nous approprier les thèses de Jonas et d’Anders de façon idéologique mais essayer d’approfondir les raisons pour lesquelles elles s’opposent afin de travailler, par exemple, à déplacer leurs questions.