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Tumulte Tous fils d'Eichmann ?
La philosophie de Günther Anders face à la Shoah
Diane Cohen

Origine : http://www.cairn.info/zen.php?ID_ARTICLE=TUMU_28_0089

Publié dans Tumultes 2007/1-2 (n° 28-29) Editions Kimé

On a souvent dit que Günther Anders s’était finalement peu intéressé à la Shoah. L’événement qui aurait le plus marqué sa vie et durablement façonné sa philosophie serait non pas Auschwitz, mais Hiroshima. Ne l’a-t-il pas d’ailleurs lui-même affirmé ? « Il est indiscutable que le 6 août 1945 a été une coupure pour moi [et] que cette césure a été la plus nette de ma vie » (ESD, 63). Quant à son œuvre, le constat s’impose : Hiroshima y est omniprésente — et Auschwitz, souvent accolée à cette dernière comme une malheureuse sœur jumelle, peine à sortir de son ombre. La grande proximité des deux catastrophes dans la pensée d’Anders semble priver la Shoah d’une existence propre.

Autre constat : examinées de près, les affirmations d’Anders sur la Shoah se révèlent profondément contradictoires. Pour un penseur qui a désigné comme son objectif « qu’aucune de [ses] thèses n’en contredise une autre » (AM, 413), cela peut surprendre. On aurait cependant tort de s’en tenir à ces déclarations d’intention et de négliger la voix discordante qui revient constamment miner les certitudes. Il nous semble au contraire que l’autosubversion de la pensée anderssienne est bien plus riche en enseignements que ses certitudes affichées et ses déclarations péremptoires, et qu’il convient par conséquent de s’y intéresser de près.

Précisons d’entrée de jeu que toutes les voix n’ont pas le même poids chez Anders. Une voix domine nettement les autres : celle qui s’inscrit dans la « systématique » anderssienne (AM, 10 sq.) avec ses concepts clairs et sa logique propre. Mais elle n’est pas incontestée. Elle est au contraire régulièrement subvertie par une autre voix, plus timide mais néanmoins insistante, qui se trouve en porte-à-faux avec les concepts anderssiens et les ébranle.

Nous allons tenter ici de rendre compte de ce débat intérieur, en soumettant l’interprétation « systématique » anderssienne de la Shoah à un regard critique qui s’appuiera sur les doutes exprimés par Anders lui-même.

Nous, fils d’Eichmann est, avec Besuch im Hades [Visite dans l’Hadès], l’un des deux livres d’Anders où la Shoah occupe une place centrale. Écrit en 1964, peu de temps après le procès d’Adolf Eichmann, le livre se présente comme une lettre au fils de ce dernier, Klaus Eichmann.

Anders commence par faire comprendre à son interlocuteur qu’il le plaint. Expliquant que le respect dû à la « détresse d’une victime » est proportionnel à l’« injustice » que cette dernière a subie, il ajoute : « Cela [...] s’applique aussi à votre égard. Car vous aussi vous faites partie de ces êtres maltraités. » Et de continuer : « J’éprouve devant [votre détresse] quelque chose d’analogue à ce que j’éprouve devant la détresse des six millions qui ne sont plus là pour recevoir les marques de mon respect » (NF, 31). Ce vertigineux parallèle, qui semble sous-entendre que l’« injustice » subie d’un côté (être né fils d’Eichmann) est comparable à celle vécue de l’autre (être gazé, fusillé, battu à mort, etc.) est profondément troublant. On serait tenté de le mettre au compte de quelque déraillement rhétorique, d’autant qu’Anders n’a jamais caché son goût pour l’exagération. Mais quelques chapitres plus loin, il enfonce le clou. Après avoir parlé des victimes et de leur impuissance, il écrit, sous le titre « Six millions un » : « Les propos concernant ces victimes sont indirectement des propos vous concernant ; parce que vous aussi vous faites partie de ceux envers qui quelque chose de monstrueux a été commis [...]. Je vous en prie, ne vous fâchez pas, Klaus Eichmann, si je déclare maintenant que vous êtes un parent de ces habitants des camps. [...] Que vous soyez le fils d’Eichmann, tandis que ces hommes étaient des fils de Juifs, cela ne joue aucun rôle ici : car votre mère et leur mère est une seule et même, vous tous êtes fils d’une seule et même époque. Et quand cette époque distribue les destinées qui lui sont propres [...], les différences entre tortionnaire et torturé lui demeurent indifférentes. [...] Vous le savez, quand les victimes de votre père étaient poussées dans les camps, on inscrivait par le feu un numéro dans leur chair, le stigmate du monstrueux. Vous aussi, ce qu’on vous a fait étant trop grand pour vous et dépassant toute possibilité de représentation et de réaction sensée, vous portez avec vous un tel stigmate du monstrueux » (NF, 74 sq.). Anders persiste et signe. Difficile, après un tel flot, de continuer à parler de déraillement rhétorique. Difficile de ne pas parler d’amalgame. La banalisation qui en résulte est double : banalisation des crimes des bourreaux et banalisation du calvaire des victimes.

Inutile de préciser que celui qui était lui-même « destiné à être assassiné et transformé en déchets » (BH 30), pour qui « pas un jour, pas une nuit ne passe sans qu’[il] y pense » (BH 180), n’avait pas l’intention de banaliser. Et pourtant, le résultat est là. Essayons d’analyser ce paradoxe.

Nous constatons tout d’abord que dans le passage cité et les chapitres le précédant, Anders reprend certaines idées phares de sa philosophie pour éclaircir le cas Eichmann : le concept de « décalage prométhéen », ainsi que l’idée d’une perte d’autonomie de l’homme face à une autonomisation croissante de la technique. Ces concepts ont trouvé leur forme la plus aboutie dans les innombrables écrits d’Anders sur la bombe atomique et la « menace nucléaire ». S’en est-il également servi pour penser Auschwitz, comme le suggère Nous, fils d’Eichmann ? La conclusion s’impose. Les écrits d’Anders semblent en effet indiquer qu’il considère Auschwitz et Hiroshima comme deux phénomènes de même nature et que, par conséquent, ce qui vaut pour l’un vaut également pour l’autre. Si différence il y a, elle n’est que de degré, de gravité — conclusion qui amènera Anders à établir une étrange hiérarchie des catastrophes humaines où Auschwitz doit en général s’incliner devant Hiroshima. Anders rapproche les deux dès 1947, dans un roman inédit qui porte le titre de SS-Mann Kohn. Le manuscrit raconte la rencontre entre un officier allié et un SS qui se fait passer pour un Juif. Pour notre propos, il est intéressant de constater qu’Auschwitz — qui n’est jamais nommé mais constitue incontestablement l’arrière-plan fictionnel de ce texte — se trouve à plusieurs reprises écarté par... Hiroshima. Ainsi quand l’officier allié expose à son interlocuteur (démasqué) l’incapacité de se repentir à cause du « décalage prométhéen » : « Les actes sont donc trop lourds pour la conscience. Si la conscience essayait d’assumer des crimes aussi énormes que celui d’Hiroshima, la bouchée serait simplement trop grosse pour être avalée [1] Günther Anders, SS Mann Kohn. Manuscrit inédit se trouvant... [1] . » Même face à un ancien gardien des chambres à gaz, le paradigme du crime énorme reste Hiroshima.

L’intrusion inattendue d’Hiroshima dans un texte qui a priori parle d’Auschwitz nous montre non seulement que dès 1947, Anders rapproche les deux catastrophes, mais aussi que la première semble bien dépasser la seconde dans le palmarès anderssien du pire — une hypothèse largement confirmée par ses écrits postérieurs. Hiroshima pire qu’Auschwitz, dans quel sens ? C’est bien entendu la question centrale. La réponse serait à nouveau liée aux concepts philosophiques anderssiens. C’est en tout cas ce que suggère très fortement la lecture de « Nach Holocaust », un texte écrit en 1979, juste après la diffusion de la série télévisée américaine Holocaust. Mettant une catastrophe face à l’autre, Anders y déclare : « Auschwitz a été incomparablement plus horrible qu’Hiroshima du point de vue moral » (BH, 203), mais précise aussitôt : « Le fait que les Eatherly aient été, du point de vue moral, infiniment, voire incommensurablement supérieurs aux SS, ne signifie pas que leurs actes aient été moins horribles. Au contraire : Hiroshima fut infiniment pire qu’Auschwitz » (BH, 206). Auschwitz a donc beau être « incomparablement plus horrible du point de vue moral », il ne fait pas le poids. Car ce qui compte en dernière analyse est ailleurs : « Quand un homme peut anéantir en une fraction de seconde deux cent mille de ses semblables (et aujourd’hui des millions), alors les quelques milliers de SS, qui n’ont réussi qu’à en tuer peu à peu des millions, sont en comparaison (excusez le mot) anodins. Car le danger atomique menace l’existence de l’humanité dans son ensemble, ce qui n’était pas le cas des camps d’extermination. Alors que les armes atomiques sont littéralement “apocalyptiques”, les camps ne l’ont été et ne le sont encore qu’au sens métaphorique. Comparé aux méthodes modernes de massacres de masse, ce qui s’est passé dans les camps d’extermination pendant les trois ans qui ont précédé Hiroshima a été (j’ose à peine l’écrire) anodin » (BH, 206).

« Anodin » — on se demande si l’on a bien lu. Mais on aurait tort de balayer cette phrase d’un revers de main. Essayons plutôt de prendre Anders au sérieux et de reconstituer le raisonnement qui l’amène à qualifier les camps d’extermination d’« anodins ».

En passant attentivement en revue les critères qui feraient pâlir Auschwitz face à Hiroshima, on se rend compte qu’en dernière analyse, ils se laissent tous ramener à un seul : l’efficacité meurtrière. L’efficacité comprise dans un sens strictement technique. Le critère qui l’emporte sur tout le reste, et notamment sur le critère moral, serait la sophistication technique, qui se présente ici comme l’étalon absolu de la mesure anderssienne du « pire ». Deux cent mille personnes tuées en une fraction de seconde — le système d’extermination nazie, avec ses six millions en cinq ans, ne peut pas suivre. Ce n’est pas tant une question d’échelle que d’échelle potentielle, et uniquement du point de vue de la « méthode » utilisée. Autrement dit, Anders juge le crime, sa gravité et sa dangerosité pour l’avenir en termes d’efficacité — dans son acception la plus étroite de quantité obtenue par unité de temps. Vu sous cet angle, Auschwitz devient une étape déjà dépassée, une sorte d’Hiroshima primaire. Dès lors, le relatif désintérêt pour Auschwitz qu’on prête à Anders se comprend mieux : pourquoi s’intéresser outre mesure à un événement déjà dépassé par un autre qui en est l’escalade ?

Ce n’est qu’au sens strict de l’efficacité meurtrière de la technique que l’on peut dire qu’Hiroshima surpasse Auschwitz — mais ce relatif se transforme chez Anders en absolu. Le facteur technique, épuré et déshumanisé, efface en dernière analyse le facteur humain (« le point de vue moral »). Dans le cadre de la pensée anderssienne, cette lecture est parfaitement cohérente, car si « les choses sont libres » et l’homme ne l’est plus (OH, 50), si l’autonomie de la technique remplace celle de l’homme, l’important n’est plus ce dont l’homme est capable, mais ce que peut la technique.

On pourrait objecter à cette interprétation que le concept anderssien d’« autonomie de la technique » n’est pas à prendre au pied de la lettre, que ce n’est pas tant un constat qu’une hypothèse, de la « philosophie-fiction » (AM, 433) qui exagère la réalité au nom de la vérité. Anders a dit lui-même qu’il ne pouvait « être question bien sûr que les instruments [...] augmentent leur autonomie dans un sens plus que métaphorique » (MN, 284). Mais à y regarder de près, ce n’est pas si simple. Car, philosophie ou fiction, ces « métaphores » ont une grande influence sur la réflexion d’Anders, et notamment sur le sujet qui nous retient ici. C’est de toute évidence le cas pour la comparaison établie dans le passage de « Nach Holocaust » cité ci-dessus. Car dire que, pour Hiroshima, il a suffi d’appuyer sur un bouton alors qu’à Auschwitz, des milliers de SS ont dû travailler dur pendant de longues années pour « tuer des millions » d’hommes, et que par conséquent, Hiroshima est pire, cela ne se justifie que si l’on ne s’intéresse guère au rôle joué par les hommes, mais uniquement au résultat obtenu par « les appareils : les centrales, les missiles nucléaires [...] doués d’autonomie » (AM, 402), autrement dit : si l’on tient en dernière analyse la technique, déshumanisée, pour le véritable danger. Car sinon, on pourrait aussi bien argumenter en sens contraire et dire que l’effondrement moral de tout un peuple — « des milliers » d’hommes qui tuent « des millions » d’hommes avec la complicité de millions d’autres — est bien « pire » qu’un acte de guerre perpétré par un pilote en proie au « décalage prométhéen ».

C’est ainsi qu’Auschwitz est réduit à une sorte de pré-Hiroshima et qu’Hiroshima devient un super-Auschwitz. En dernière analyse, les deux phénomènes sont considérés comme étant essentiellement de même nature, et Auschwitz devient, comme Hiroshima, un résultat direct de la technicisation du monde — résultat peut-être inévitable, comme Anders l’explique à Klaus Eichmann : « [Pour comprendre] comment on a pu et même dû en venir à ce monstrueux événement, qui a également contaminé de monstruosité votre destinée », il faut se tourner vers les deux « racines du mal » que sont le « caractère machinique de notre monde actuel » et sa conséquence directe, « le décalage » entre l’homme et ses actes (NF, 77).

L’image du système d’extermination nazi, voire de l’État nazi dans son entier, en tant qu’incarnation parfaite du « caractère machinique du monde », est omniprésente chez Anders. Les rouages de cette mégamachine sont comparés aux SA qui entrent « à grand bruit de bottes dans la mégamachine de l’État total en tant que pièces de l’appareil » (AM, 114). Et tandis que les bourreaux sont les rouages de la machine, les victimes en constituent la matière première : « La transformation de l’homme en matière première a commencé à Auschwitz » (AM, 22). Mais les prisonniers ne furent pas que matière première, précise Anders, ils furent aussi « déjà produits, car on ne tuait pas des hommes, on fabriquait des cadavres » (AM, 22). Auschwitz, écrit-il, est une « machine », où « personne ne fut tué », car une machine ne tue pas, elle « transforme le matériau » qu’on lui fournit.

Nous reviendrons sur cette caractérisation problématique des victimes du régime nazi comme « matière première ». Pour l’instant, retenons juste que, du côté des victimes comme du côté des bourreaux, l’homme a tendance à disparaître dans l’abstraction de la pensée anderssienne.

Si dans le premier cas, la vision d’Anders reprend finalement celle des bourreaux pour qui en effet les victimes n’étaient plus guère humaines, dans le second, l’effacement de l’homme tend à déresponsabiliser les coupables du génocide. Une telle approche ne pose pas seulement un problème moral, elle prend aussi des libertés avec la vérité historique. Ce problème ne concerne d’ailleurs pas seulement la Shoah, mais également d’autres événements comme, par exemple, le massacre de MyLai, perpétré par des soldats américains pendant la guerre du Vietnam. Un détour par l’analyse qu’Anders en fait est particulièrement révélateur des limites, pour ne pas dire des dérives de sa conceptualisation.

En 1968, des GI, la Compagnie Charlie, ont massacré à l’arme blanche des centaines de civils vietnamiens, parmi lesquels beaucoup de femmes et d’enfants, dans le petit village de MyLai. Les images du carnage ont fait le tour du monde. Anders y a vu un événement « qui fera époque » — ce qui peut étonner, dans la mesure où ce massacre semble sortir du cadre du « Principe Hiroshima » qu’il a identifié ailleurs comme la méthode génocidaire de l’avenir (BH, 206). On serait tenté de voir dans ces faits quelque chose de très primaire, la manifestation d’une pulsion meurtrière, un retour de l’homme civilisé à la barbarie. Une telle analyse signifierait que l’on reste au niveau de l’individu et de sa responsabilité, sans tenir compte du cadre et du contexte dans lesquels il est pris. Anders, lui, choisit le point de vue diamétralement opposé. Les GI, simples « pièces d’appareil » dans « l’appareil annihilateur », auraient, selon lui, agi par désir d’être « sicut machinae », « comme leurs machines », de réduire « le décalage entre morale de l’appareil et morale de l’homme » et de faire « comme leurs bombes » — autrement dit, de retraduire « l’action indirecte en action directe ». Le massacre perpétré à l’arme blanche devient ainsi « une nouvelle étape dans le rapport homme/machine », et ne pas le voir comme tel serait méconnaître « le mode d’être (technique) » de « l’humanité dominée par la technique » (AM, 290 sq.). Anders refuse de voir le crime comme un acte (in)humain imputable en dernier lieu aux individus qui l’ont commis. Restant fidèle à ses concepts phares, il « retraduit » en « décalage prométhéen » une situation où la relation entre tueurs et tués semble pourtant effroyablement immédiate et accuse, en dernière analyse, « la morale de l’appareil », qui aurait entraîné l’homme dans sa chute. Cela lui permet non seulement de faire d’un acte de violence primaire gratuite comme l’Histoire en a vu d’autres « un stade fondamentalement nouveau » (AM, 291), mais surtout de rendre une fois de plus, envers et contre tout, la technique responsable des forfaits de l’homme.

Il ne s’agit pas ici de nier l’effet abrutissant et déshumanisant que les combats violents et l’utilisation quotidienne d’armes meurtrières peuvent avoir sur les individus. Mais l’analyse d’Anders néglige un détail crucial : la Compagnie Charlie est passée à l’acte là où tant d’autres, tout aussi « abrutis », sont « restés fidèles à des postulats antérieurs, “pré-techniques” » (AM, 290) et se sont abstenus de massacrer des civils. Et on pourrait à juste titre se demander si ce non-passage à l’acte, le fait que quelque chose dans l’individu ait résisté à l’appel insistant du monde extérieur technicisé et déshumanisé et se soit accroché à cet infime reste de « morale de l’homme » n’est pas précisément ce qui sépare la civilisation de la barbarie. Quoi qu’il en soit, l’analyse d’Anders tait ce « détail » et annule la différence entre ceux qui passent à l’acte et ceux qui s’en abstiennent. Tous sont identiquement innocents et identiquement coupables, rouages d’une machine infernale qui est depuis longtemps aux commandes d’elle-même.

Ce « nihilisme théorique » profite à la Compagnie Charlie comme à Eichmann (et à d’autres criminels nazis dans son sillage) — et cela quasiment contre le gré d’Anders. C’est particulièrement flagrant dans Nous, fils d’Eichmann. On sent qu’Anders ne veut surtout pas disculper Eichmann — et pourtant, il le fait. Après avoir décrit la monstruosité du monde qui a rendu Eichmann possible, il sent que ce dernier pourrait s’en servir comme excuse et ajoute : « Pas plus que la reconnaissance de l’instinct sexuel ne représente la réhabilitation du criminel sexuel, pas plus la reconnaissance de notre situation mondiale actuelle ne représente l’absolution de ceux qui ont succombé aux tentations, voire de ceux qui ont saisi des deux mains les chances d’infamie qu’elle comporte » (NF, 47). « Ceux qui ont saisi des deux mains les chances d’infamie », comme l’a fait la Compagnie Charlie qu’Anders semble pourtant bien trop prêt à absoudre quelques années plus tard. Mais pour Eichmann, à première vue, les choses ne s’arrangent pas : « Que la force de notre sentir diminue à mesure qu’augmente la médiation dans notre activité et que grandissent les résultats de nos actions, [cela] ne suffit pas pour [...] acquitter votre père [de sa culpabilité] » (NF, 57). Pourquoi ? Parce qu’au lieu de prendre « l’impuissance de sa capacité de représentation et de sentir » pour un avertissement, « il l’a jugée bienvenue [et] l’a utilisée et exploitée à ses propres fins » (NF, 69). Et voilà que, malgré les apparences, la disculpation est engagée. Car cette phrase implique qu’Eichmann ne pouvait pas s’imaginer ce qu’il faisait. Plutôt que d’inhumain, Anders le traite d’incapable — un incapable qui certes se réjouit de cette incapacité, mais incapable quand même. Comme tous les autres bourreaux : « [Si] les employés [du système d’extermination] remplissaient leurs fonctions de manière consciencieuse, [c’est] parce qu’ils ne voyaient plus rien d’autre en eux-mêmes que les pièces d’une machine ; [...] parce qu’ils demeuraient les “détenus” de leurs missions spéciales ; [parce qu’] en raison de la médiateté de leur travail [ils étaient rendus] incapables de percevoir les masses d’êtres humains à la liquidation desquels ils contribuaient » (NF, 88).

Autrement dit : nous sommes tous en proie au « décalage prométhéen ». Il n’y a plus de conscience individuelle, plus de libre arbitre— et par conséquent plus de bien ni de mal. Et voilà que « nous tous sommes également des fils d’Eichmann » (NF, 89), menacés « de devenir complices ou victimes de la machine [...] et, si la machine le juge opportun, [on en arrivera peut-être à ce que] nous soyons à nouveau affectés, personnel de service ou victimes, à la réalisation de ses objectifs de liquidation. En tout cas victimes, assurément » (NF, 93).

La boucle est bouclée. Victimes et bourreaux se rejoignent, car victimes, nous le sommes tous, et soudain il n’y a plus de différence entre un Klaus Eichmann et un gazé d’Auschwitz. Et puisque l’ennemi dans tous les cas est la machine, et que la technique progresse inexorablement, la pire époque est toujours le présent, et le futur qui a déjà commencé, tandis que l’époque passée, fût-elle monstrueuse, fait toujours pâle figure. Et Anders de se laisser emporter à des comparaisons insensées et effroyables : « L’épouvante du Reich à venir rejette largement dans l’ombre celle du Reich d’hier » (NF, 86) qui, en comparaison, est « quelque chose encore humain » (NF, 142). Et si le Reich à venir devait nous réserver un autre Auschwitz, Anders nous prévient : « S’il ne s’agissait que de cela, nous pourrions même respirer, aussi cynique que cela puisse paraître : le danger dont il s’agirait alors ne serait encore que de nature particulière » (NF, 91).

De nature particulière, contrairement au « danger atomique [qui, lui,] menace l’existence de l’humanité dans son ensemble » (BH, 206). Car pour Anders, comme nous l’avons vu, ce n’est pas l’inhumanité qui menace l’humanité, mais la technique. Résultat : une éthique paradoxale dont la fin ultime semble être la survie de l’humanité à tout prix et qui, en dernière analyse, ne demande rien à l’homme — sinon de sortir de sa prison machinique. La conclusion s’impose : pour Anders, l’être humain est fondamentalement bon, et s’il se comporte mal, c’est seulement parce que, comme l’apprenti sorcier de Goethe, il a invoqué des esprits dont il n’arrive plus à se débarrasser (AM, 396 sq.).

Que les choses ne soient pas si simples, que la technicisation du monde et le décalage prométhéen n’expliquent pas tout, Anders s’en est douté. Il était conscient des limites de sa lecture technocentriste — même si la voix qui les exprimait n’eut que rarement le dernier mot et fut souvent immédiatement remise en cause à son tour.

Un bon exemple de cette ambivalence est la représentation — courante chez Anders — des victimes du génocide nazi comme matière première. L’image est problématique. Certes, les nazis fabriquèrent du savon et des abat-jour à partir de leurs victimes. Mais, en insistant sur ce détail macabre, Anders omet un aspect essentiel de la Shoah : que les victimes furent justement tout sauf matière première. Car qu’est-ce qu’une matière première ? C’est quelque chose qu’on transforme en vue d’une fin, pour en tirer généralement un quelconque profit. On pourrait ainsi dire, si l’on n’a pas peur du cynisme, que les morts d’Hiroshima furent de la matière première — car ils ont servi de moyen pour arriver à une fin, à savoir la victoire américaine. La même chose est vraie pour les millions de soldats morts sur les champs de bataille de l’Histoire. Mais les gazés d’Auschwitz n’ont pas été de la matière première. Ils n’ont servi ni à faire gagner la guerre, ni à dégager un profit économique, ni à des fins de propagande (car l’extermination était un secret, fût-il mal gardé), ni à assurer un pouvoir. Au contraire. Et Anders le savait : « Mais pourquoi ? [Pourquoi avoir réquisitionné les trains pour Auschwitz] alors que la Wehrmacht avait besoin du moindre wagon pour approvisionner ses troupes ? Aucune description du comment, aussi détaillée soit-elle, ne permet de comprendre le pourquoi (...). Quelle a donc été la finalité de l’extermination des Juifs ? Réponse : l’extermination des Juifs. Cette dernière n’était pas un moyen, mais une fin » (BH, 208).

Pas de moyen ici, ni de matière première. « Annihilation for the sake of annihilation » — l’extermination pour l’extermination, pour reprendre l’expression d’Emil L. Fackenheim [2] Emil L. Fackenheim, God’s Presence in History, Harper... [2] . La césure béante est là. Mais Anders ne veut ou ne peut rester face à cet abîme et fait suivre la déclaration selon laquelle « aucune description du comment, aussi détaillée soit-elle, ne permet de comprendre le pourquoi » de trois pages expliquant ce pourquoi, rendant ainsi au génocide la qualité de moyen qu’il venait justement, avec lucidité, de lui dénier. Dans le deuxième tome de L’Obsolescence de l’homme, contemporain de « Nach Holocaust » que nous venons de citer, ce sera l’image de la victime comme matière première qui primera (AM, 22 et 33).

À la déshumanisation des victimes répond, comme nous l’avons vu, la déshumanisation des bourreaux. Il n’y a guère de coupables chez Anders, et les rares à être désignés comme tels finissent en général par se voir concéder le statut de rouage, voire de victime (comme Eichmann). Pour rendre tous les maux conformes au modèle explicatif d’un monde devenu machinique dans lequel l’homme est en proie à un décalage prométhéen, Anders doit faire abstraction de l’individu qui commet l’acte, voire de l’acte lui-même, effaçant ainsi les différences fondamentales entre Auschwitz et Hiroshima. S’acharnant à faire rentrer la Shoah dans ses concepts comme dans un lit de Procruste, Anders en élude une dimension essentielle : la relation d’homme à homme. Or, on peut difficilement réduire la Shoah à un monstrueux « décalage prométhéen », comme Anders le fait dans Nous, fils d’Eichmann. Certes, il y avait des « décalés » parmi ces « employés qui avaient à ranger dans les bons tiroirs les noms de ceux qui étaient déjà morts » (NF, 58). « Décalés », beaucoup de Juifs le furent également qui, avant la déportation et jusque dans les trains, étaient incapables de s’imaginer ce qui allait leur arriver et balayaient les rumeurs d’un revers de main. Mais contrairement à ce qui s’est passé à Hiroshima, l’acte même d’extermination était bien souvent effroyablement immédiat — sans parler de l’exclusion qui le précédait. Dans les aspects les plus terrifiants de la Shoah, il n’existe aucun « décalage », rien qui vient s’introduire entre le bourreau et la victime. Pas de médiation du travail dans l’humiliation quotidienne, dans les massacres de masse répétés à l’infini. Raul Hilberg estime à 1,5 millions le nombre de Juifs abattus par les redoutables Einsatzgruppen (ces unités de la SS chargées de massacrer des civils, principalement juifs, dans les pays occupés) — dans un face à face que rien n’est venu briser. Avec les moyens les plus rudimentaires, loin de la technicisation du monde [3] Raul Hilberg, La Destruction des juifs d’Europe, Gallimard,... [3].

Peut-être l’essence de la Shoah se trouve-t-elle précisément dans ce face à face, dans la relation d’homme à homme, relation qui devint humiliation et assassinat répété six millions de fois. Peut-être est-ce au niveau de cette relation et de son abyssal effondrement qu’il faut chercher, sinon les réponses du moins les questions. Or, les concepts technocentristes de la « sytématique » d’Anders ne lui permettent pas de poser ces questions. Et pourtant, l’autre voix sait qu’ici aussi quelque chose de décisif passe à travers les mailles de sa grille de lecture déshumanisée. C’est ainsi qu’après avoir visité Auschwitz, il note dans son journal — et contre lui-même — qu’il serait « faux de voir les meurtriers exclusivement comme des pièces d’une mégamachine meurtrière. Les meurtriers étaient aussi des individus, qui saisissaient l’occasion offerte par la machine de satisfaire leurs envies sadiques personnelles » (BH, 105). Dans « Nach Holocaust », il écrit qu’« Auschwitz fut incomparablement plus horrible qu’Hiroshima du point de vue moral », qu’« à côté des bourreaux d’Auschwitz — et ils furent des milliers et des milliers — les pilotes [américains] furent des anges » (BH, 204), et déclare que, contrairement à ce qu’il avait préconisé dans L’Obsolescence de l’Homme, à savoir d’« exagérer en direction de la vérité », il « recommande l’inverse [dans le cas de la Shoah] : [à savoir] de minimiser en direction de la vérité », d’avoir recours à l’« understatement » pour rendre saisissable l’indicible horreur (BH, 203). Le « décalage prométhéen » semble bien loin lorsqu’Anders parle « des tortionnaires et assassins (...), des témoins oculaires et complices tacites de la déjudaïsation [en Allemagne] — c’est-à-dire de presque tout le monde » (BH, 186).

Anders prend acte du « point de vue moral » dans des phrases qui sonnent comme des mises en garde contre sa propre philosophie, mais ne va guère plus loin et renonce finalement à essayer de penser la dimension humaine de la Shoah — en d’autres mots, à poser la question de l’éthique (au sens bubérien-lévinassien du terme).

Cette absence de l’éthique n’est guère surprenante chez un philosophe pour qui, dans le monde « technicisé », les « éthiques religieuses et philosophiques qui furent jusqu’ici en vigueur sont devenues toutes, sans exception, obsolètes » (BH, 195). Obsolètes comme leur support, l’homme. Et « puisqu’il n’y a pas ou ne peut pas y avoir de commandement ou d’interdit moral fondé [sur un principe transcendant] ou déduit [de celui-ci] » (PS, 48), il n’y a plus, en dernière analyse, ni bien ni mal. En effet, « mal » est un mot quasiment absent du vocabulaire d’Anders. S’il en parle, c’est soit pour le déclarer obsolète (AM, 396), soit pour en faire le « monstrueux » dont les racines ne sont pas à chercher en l’homme (NF, 46). Mais là encore, Anders n’est pas aussi sûr de lui qu’il en donne l’impression. En témoigne une phrase remarquable où, posant précisément la question du mal comme possibilité de l’humain, Anders ébranle sérieusement son concept de « décalage prométhéen » : « Même si [nous arrivions à renforcer la capacité de notre imagination] cela ne nous mettrait nullement à l’abri de la continuation du monstrueux. Car à l’abri, nous le serions alors seulement si les socratiques [4] Voir Platon, Ménon, 77b-78a et Protagoras, 352b-35... [4] avaient raison avec leur affirmation que personne ne fait du mal en connaissance de cause – une allégation qui flotte entièrement dans le vide » (BH, 48).

On est bien loin de ce scepticisme dans Nous, fils d’Eichmann, où le « décalage prométhéen » et avec lui l’homme sont largement réhabilités, les assassins n’étant assassins que parce qu’« ils ne savent pas ce qu’ils font » (NF, 131), ou encore dans « Nach Holocaust », où Anders commence par évoquer, à propos des « assassins d’Auschwitz », la « méchanceté de ceux qui sont réellement méchants » [die Bosheit der wirklich Bösen] pour les disculper aussitôt en précisant qu’ils étaient « incapables de voir le mal [...] qu’ils faisaient » (BH, 205). Comme si Anders avait finalement choisi de s’en tenir aux socratiques et de ne pas creuser la question qui semble pourtant l’avoir préoccupé : celle du mal humain. Vue sous cet angle, la philosophie anderssienne prend un air de stratégie d’évitement où tout est mis en œuvre pour justement ne pas penser le mal comme possibilité de l’homme. Le technotropisme de la pensée d’Anders serait dès lors aussi une fuite devant l’homme, tout comme Hiroshima peut apparaître comme une fuite devant Auschwitz. Une déclaration d’Anders lui-même vient étayer cette dernière hypothèse. Dans son journal de voyage à Breslau, après avoir parlé des cheminées de Birkenau, il dit ne pas avoir voulu revenir à « ces choses-là, mais que faire, il n’y a plus rien d’autre que cette chose monstrueuse, il n’y a plus de sujet derrière lequel ne se tapit pas cet autre » (BH, 108).

Il y a fort à parier que, lorsqu’Anders noircit des pages et des pages sur Hiroshima et le Vietnam, Auschwitz se tapit derrière. Et les contradictions que nous avons relevées sont peut-être moins le fruit d’une réflexion non aboutie que le signe d’une pensée qui ne s’arrête jamais, venant se fracasser inlassablement sur cette « chose monstrueuse ». Par moments, Anders semble vouloir donner des réponses définitives. Grâce à ses contradictions, il laisse les questions ouvertes.


Notes

[1] Günther Anders, SS Mann Kohn. Manuscrit inédit se trouvant à l’Österreichisches Literaturarchiv de l’Österreichische Nationalbibliothek, à Vienne.

[2] Emil L. Fackenheim, God’s Presence in History, Harper Collins, Londres, 1978, p. 70.

[3] Raul Hilberg, La Destruction des juifs d’Europe, Gallimard, 2006, pp. 708 sq.

[4] Voir Platon, Ménon, 77b-78a et Protagoras, 352b-357a.