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La fin du pacifisme
Osvaldo Bayer
Historien

Origine : http://raumgegenzement.blogsport.de/2013/06/21/lafindupacifisme/
 
Traduit de l’espagnol par Christophe David
Tumultes, 2007/1 n° 28 29, p. 239 - 253.

in Allgemein, Français und Anarchismus
Lucioles n°10 – Bulletin anarchiste du NordEst de Paris (juin 2013)
Sozial.geschichte Online n°10 (2013) »

La seule issue est la violence
 
Gewalt – ja oder nein ? Eine notwendige Diskussion. Tel est le titre d’un petit volume du philosophe allemand Günther Anders qui a ouvert en 1987 une polémique philosophique et culturelle que n’attendaient plus des intellectuels européens résignés qui se souvenaient de 1968 comme on se souvient de quelque chose qui ne se reproduira pas, qui ne voulaient pas regarder en arrière vers la violence désespérée du groupe Baader-Meinhof et avaient fini par se lasser d’entreprendre toutes sortes d’actions pacifistes contre l’État atomique et la société anti-écologique de la consommation et du gaspillage. Pourquoi cette polémique a-t-elle surgi à ce moment-là ? Parce que, dans ce petit volume, Anders, le penseur pacifiste par excellence, le moraliste, avait écrit, à quatre-vingt-cinq ans, alors qu’il pouvait à peine encore bouger ses doigts à cause de la polyarthrite, que la seule issue était la violence.
 
Né en 1902, Anders a voyagé en France à l’âge de quinze ans avec un groupe paramilitaire pendant la Première Guerre mondiale (ESD, 30). Il est devenu plus tard l’élève de Husserl et de Heidegger, puis a dénoncé avec audace l’hitlérisme comme produit du capitalisme allemand dès 1928 avant de s’exiler en 1933 avec sa femme, Hannah Arendt. Aux États-Unis, il a travaillé comme ouvrier et a expérimenté à quel point l’homme dépendait désormais de la technique. En 1950, il est rentré en Europe où, six ans plus tard, il a publié son opus magnum : L’Obsolescence de l’homme. Plus tard, il est allé visiter le camp d’Auschwitz et a dit à cette occasion : « Si vous me demandiez quand j’ai ressenti la plus grande honte de ma vie [je répondrais] : ce fut ce jour d’été où, à Auschwitz, je me suis retrouvé devant les monceaux de montures de lunettes, de chaussures, de dents arrachées, de cheveux coupés et de valises abandonnées. Mes lunettes, mes dents, mes chaussures, ma valise auraient dû être là. N’ayant pas été déporté à Auschwitz parce que, par hasard, j’avais réussi à passer à travers, j’ai eu alors le sentiment d’être un déserteur » (GJN, 13 sq. ; voir aussi MJ, 63).
 
En allemand, un même mot dit le pouvoir et la violence : Gewalt. Anders a étudié sans relâche comment la technique gagne sans cesse en pouvoir (c’est-à-dire en violence) sur l’homme. Avant d’aller visiter le camp d’Auschwitz, il s’était rendu à Hiroshima. Pour lui, Hiroshima est la nouvelle étape, après Auschwitz, de l’équation « pouvoir = violence ». Il a écrit à Claude Eatherly, le pilote de l’avion de reconnaissance météorologique qui a précédé Enola Gay, à l’époque où ce dernier, à la fois paria et victime, était interné aux États​Unis dans un hôpital de vétérans. La correspondance entre le philosophe allemand pacifiste et le pilote nord-américain a été traduite en français dès 1962 sous le titre Avoir détruit Hiroshima. C’est un document plein de peur, de déraison et de désespoir qui valut à Anders d’être déclaré persona non grata aux États-Unis où on le qualifia à l’époque de « communiste » (GJN, 17).
 
Pour Anders, la montée du pouvoir-violence ne concerne pas seulement Auschwitz et Hiroshima. Une troisième étape est marquée par le système de la société de consommation, un système qui ne se contente pas de polluer le milieu ambiant, les rivières, la mer, les forêts, mais divise également le monde en pays de l’opulence et pays de la misère. Cette société de consommation a recours à l’énergie nucléaire afin de produire plus de voitures, d’armes, de béton, de tourisme ainsi que de nombreux produits superflus à chaque fois plus abrutissants dans les pays industrialisés et, en même temps, plus de violence, de faim et de sous​développement dans les pays non industrialisés. Par peur d’être définitivement en retard du point de vue technologique — et par idolâtrie de la technique —, le monde du « socialisme réel » a, lui aussi, vendu son âme à l’État atomique. Pour Anders, les étapes qui mènent à la fin de l’humanité auront donc été Auschwitz (le moment de la destruction systématique et anonyme de l’homme par l’homme), Hiroshima (le moment où l’homme s’est aperçu qu’il suffisait pour y parvenir d’appuyer sur un bouton) puis Tchernobyl, nom symbolique qui vaut pour toutes les catastrophes écologiques récentes (le moment où l’homme a perdu le contrôle du pouvoir-violence et se tue lui-même dans un holocauste d’irrationalité, de stupidité obstinée et d’envie).
 
Citons Manfred Bissinger, le journaliste avec qui Anders a commencé à thématiser la question de la violence et qui a par la suite édité Gewalt – ja oder nein ?: « Les thèmes d’Anders tournent toujours autour de la question de savoir comment la technique gagne sans cesse en pouvoir-violence sur l’homme. Pour lui, aujourd’hui, “les trois thèses fondamentales selon lesquelles 1. nous ne sommes pas à la hauteur de la perfection de nos produits, 2. nous produisons des choses qui excèdent notre imagination et notre responsabilité et 3. nous croyons que nous pouvons, non: nous devons, non: nous devons absolument faire ce que nous sommes capables de faire, ces trois thèses ont malheureusement gagné en pertinence et en actualité compte tenu des risques évidents qu’encourt l’environnement depuis maintenant un quart de siècle » (GJN, 16).
 
Dans les années 1960 et 1970, Anders a pris, avec Heinrich Böll, l’évêque Scharf, le théologien Gollwitzer et d’autres encore, la tête du grand mouvement pacifiste qui luttait contre l’installation des missiles nucléaires nord-américains sur le territoire allemand. Ils ont également participé aux grandes actions pacifiques contre les centrales nucléaires. Pendant vingt ans, le travail théorique d’Anders a trouvé son prolongement dans une action de nature pacifiste. En 1983, il a reçu le Prix Theodor W. Adorno — la plus prestigieuse récompense qu’un philosophe puisse recevoir en Allemagne — dans la Paulskirche, symbole de la révolution de 1848. Il a échu au maire de cette ville, un démocrate chrétien, Walter Wallmann — par ailleurs ennemi mortel des idées du philosophe — de lui remettre ce prix. À cette occasion, l’homme politique a déclaré: « Nous rendons hommage ici au philosophe Günther Anders parce qu’il nous contredit, nous avertit constamment et nous bouscule. » À quoi Anders qui, lui, n’est conservateur qu’au sens où il cherche à faire en sorte « qu’il reste un monde pour qu’on puisse le changer » [daß die Welt bleibe, damit man sie verändern könne] (GJN, 13) a répondu: « Monsieur le Maire, le fait que vous n’ayez rien fait pour empêcher ma nomination me prouve qu’il est encore possible de s’interpeller d’un camp à l’autre et de se comprendre entre hommes de bonne volonté » (GNEN, 5 et 13).
 
En 1987, âgé de quatre​vingt​cinq ans, Anders a publié un nouveau livre sur le thème qui a toujours été le sien: le monopole de la violence (du pouvoir), la non​violence (le non​pouvoir) et les façons de combattre la violence (le pouvoir). Ce livre contient l’entretien d’où tout est parti. Dépouillé de tout rituel et de tout ornement, celui​ci porte le titre de « Notstand und Notwehr » [État d’urgence et légitime défense]. Le débat tout entier est contenu dans ce titre: le pouvoir de l’État contre le droit naturel qu’a l’individu de se défendre : la violence de l’État contre la violence individuelle; la démocratie des majorités et celle de la base.
 
Anders se présente lui-même comme un « philosophe de la barbarie » (GJN, 17), de la barbarie du monde actuel: Auschwitz, Hiroshima et Tchernobyl. Son slogan des années 1950: Hiroshima est partout [Hiroshima ist überall] est devenu : Tchernobyl est partout. Comment empêcher la mort de la planète ? Pour lui — qui a essayé toutes les armes de la résistance non-violente —, il n’en reste plus qu’une: la violence. Anders renie son ami Ernst Bloch et son Principe Espérance. On n’a plus le temps d’espérer. L’espérance n’est qu’un prétexte pour ne pas agir, c’est une forme de lâcheté.
 
L’incompréhension des hommes politiques, qui sont censés être des « hommes intelligents et éclairés », lui est incompréhensible (GJN, 22). « La terre n’est pas menacée par des gens qui veulent tuer les hommes mais par des gens qui risquent de le faire en ne pensant que techniquement […], économiquement et commercialement. Nous sommes donc dans une situation qui correspond à ce que, d’un point de vue juridique, on appelle un “état d’urgence”. Dans une telle situation, toutes les législations du monde — y compris le droit canon — non seulement permettent mais vont jusqu’à encourager l’usage de la violence. C’est le cas, par exemple, du code pénal allemand, paragraphe 53, alinéas 1 à 3. Il faut que cela soit bien clair. Il n’est pas possible d’exercer une résistance efficace avec des méthodes gentilles, en offrant des myosotis aux policiers qui ne peuvent les accepter parce qu’ils ont les mains prises par leurs matraques. Il est tout aussi insuffisant, non: absurde, de jeûner pour obtenir la paix nucléaire. On n’obtient qu’un seul effet en jeûnant: on a faim. Peu importe à Reagan et au lobby nucléaire que nous ne mangions qu’un sandwich au jambon. Ce ne sont que des “happenings”. Aujourd’hui, nos prétendues actions politiques ressemblent d’une façon vraiment effrayante à ces apparences d’actions qui ont fait leur apparition dans les années 1960 […]. Avec ces actions, nous croyions avoir franchi la frontière de la simple théorie, mais nous n’étions en fait que des “acteurs” au sens théâtral. Nous faisions du théâtre par peur d’agir vraiment […]. Le théâtre et la non​violence sont des parents très proches » (GJN, 23 sq.).
 
Cette déclaration est très dure. Désespoir ou honnêteté envers soimême? Anders connaissait le risque qu’il y a à tenir de tels propos. Pas seulement le risque légal — ils incitent à la violence — mais aussi social et intellectuel — ils réveillent les réflexes d’auto​défense de l’ordre établi. Il approfondit la question sans détour au cours d’un entretien aux allures socratiques: « La violence est non seulement permise mais aussi moralement légitimée tant qu’elle est utilisée par un pouvoir reconnu comme tel. Le pouvoir repose en permanence sur la possibilité d’exercer la violence. En 1939, il était évident pour tout homme qu’il partait à la guerre avec d’autres pour y co-agir violemment [“mit-gewalttätig” zu werden]. Ceux qui y ont pris part avec d’autres n’ont fait […] qu’“accomplir leur devoir”. Lorsqu’on agit sur ordre du pouvoir, il est non seulement permis d’agir violemment, mais il est même recommandé d’agir violemment. À nous qui aujourd’hui n’avons rien d’autre en vue que d’empêcher définitivement toute violence, on nous reproche de ne penser qu’à l’exercer. Nous ne poursuivons pourtant qu’un état de non-violence, l’état que Kant a appelé la “paix perpétuelle”. Il est bien clair pour nous que nous ne devons jamais nous proposer la violence comme fin mais que, lorsqu’elle peut aider à imposer la non-violence et qu’elle seule le peut, personne ne peut nous contester le droit d’y recourir comme à une méthode » (GJN, 25).
 
À cela, Anders a ajouté les déclarations inattendues qui ont donné lieu à tant de discussions: « En tout cas, je tiens pour inévitable que nous (un “nous” constitué de millions de “je”), nous intimidions ceux qui ont le pouvoir et nous menacent. Nous n’avons pas d’autre issue que de répondre à leurs menaces par d’autres menaces et de neutraliser ces hommes politiques qui, d’une façon totalement inconsciente, se résignent à la catastrophe ou contribuent même activement à la préparer. Espérons que la simple menace suffira à les intimider » (GJN, 24).
 
Günther Anders ne croit plus dans les moyens pacifiques, il ne croit plus dans la démocratie de partis : « Je conteste l’idée selon laquelle, après la victoire des mass médias, il y aurait encore de la démocratie — je l’ai démontré avec précision […] dans le premier tome de L’Obsolescence de l’homme. La substance de la démocratie, c’est de pouvoir se faire une opinion propre et, en même temps, de pouvoir l’exprimer. Je n’ai, par exemple, jamais pu exprimer mon opinion propre aux États-Unis, où j’ai vécu pendant quatorze ans. Depuis qu’il existe des mass media et que la population du monde est assise comme envoûtée face aux téléviseurs, on nourrit son opinion cuillerée après cuillerée. L’expression “avoir une opinion propre” n’a désormais plus de sens. Ceux qui sont nourris de force n’ont plus aucune chance d’avoir une opinion propre. C’est à peine s’ils consomment encore d’autres opinions. On les gave. On ne peut pas dire d’oies qu’on gave qu’elles “consomment” et la télévision est une forme de gavage. Si la démocratie est le régime dans lequel on a le droit d’exprimer son opinion propre, elle est désormais impossible à cause des mass media, dans la mesure où l’on n’a désormais plus d’opinion propre et, ce faisant, plus rien à exprimer » (GJN, 30 sq.).
 
« L’homme, poursuit Anders, n’est plus un être “majeur” doué de la parole [mündig]. Ce n’est plus un être qui pourrait exprimer une opinion propre par sa bouche [mit seinem Munde]. Ce n’est plus qu’un serf [hörig] capable seulement d’entendre [hören]. Il entend ce que la radio ou la télévision lui font ingurgiter, mais n’est en revanche pas capable de leur répondre. Cette relation reste unilatérale. Une telle servitude est caractéristique du manque de liberté que l’homme a engendré avec sa technique et qui se retourne contre lui […]. Avec les mass media a vu le jour la figure de l’“ermite de masse” (OH, 121). Il est assis, isolé face à sa radio ou à son téléviseur et reçoit la même nourriture auditive ou visuelle que les autres. Il ne se rend pas compte que ce qu’il mange solitairement est l’aliment de millions d’autres personnes en même temps » (GJN, 31).
 
Enfin, reniant son admirable ami Ernst Bloch, Anders déclare: « Je crois qu’“espérance” n’est qu’un autre mot pour “lâcheté”. Qu’est-ce que l’espérance ? Est-ce la croyance que les choses peuvent aller mieux ? Est-ce la volonté que les choses aillent mieux ? Personne n’a jamais analysé l’espérance. Pas même Bloch. Non, il ne faut pas donner espoir, il faut empêcher d’espérer. Car personne n’agit guidé par l’espoir. Toute personne qui espère abandonne la tâche d’améliorer le monde à une autre instance » (GJN, 32 sq.).
 
Dans un essai publié dans le magazine autrichien Forvm, Anders a répondu encore plus clairement à la question : « Une contestation non-violente est-elle suffisante? » Voici ce qu’il y a écrit: « Si nous voulons assurer la survie de notre génération et celle des générations futures […], il n’y a pas d’alternative; il n’y a pas d’autre moyen que d’informer clairement ceux qui persistent à mettre en danger la vie sur terre par leur utilisation de l’atome — peu importe qu’elle soit “guerrière” ou “pacifique” — et continuent à refuser systématiquement tout pourparler en vue d’y mettre un terme, qu’ils vont désormais tous autant qu’ils sont devoir se considérer comme notre cible. C’est pourquoi je déclare avec douleur mais détermination que nous n’hésiterons pas à tuer les hommes qui, par manque d’imagination ou de cœur, n’hésitent pas à mettre l’humanité en danger et à se rendre ainsi coupables de crimes contre elle [1]. »
 
Le philosophe sentinelle savait-il qu’en tenant des propos aussi extrêmes, il serait possible d’inscrire à l’ordre du jour une révision des méthodes ? Savait-il que le mouvement antinucléaire, anti-armement, anti-consommation et écologiste devrait renoncer à jouer de la guitare, à offrir des fleurs et à faire signer des pétitions pour chercher d’autres moyens d’action ?
 
Quoi qu’il en soit, il ne s’est pas trompé : la polémique a commencé. Les réponses sont arrivées. Certains se sont indignés, d’autres ont approuvé. Certaines réponses étaient marquées par la rage de l’impuissance, d’autres surprises par le défi du vieux sage, d’autres encore indignées par cette provocation. Elles se sont révélées incapables en tout cas de proposer des alternatives qu’on n’ait pas déjà essayées.
 
(La social-démocratie allemande a définitivement mis un terme aux rêves des années 1970. C’est à l’époque où elle a gouverné qu’on a fabriqué le plus d’armes et que l’intégration à l’industrialisme consumériste a été portée à la perfection. Cela vaut aussi bien pour Brandt que pour Schmidt, dont les alternatives radicales sont restées célèbres: ou bien l’énergie nucléaire pour rester compétitifs, ou bien le désastre économique parce qu’on aura perdu des marchés; ou bien la vente d’armes, ou bien le chômage (plus précisément: ou bien la vente de sous-marins à la dictature des généraux argentins, ou bien des licenciements dans les arsenaux d’Emden). On a bien sûr toujours choisi le « moindre mal », à savoir l’énergie nucléaire et la vente d’armes (ce qui a permis, à chaque fois, de faire un pas irréversible vers un plus grand mal). Qu’a fait le socialisme français à l’époque où il a gouverné ? Il a organisé autant sinon plus d’explosions dans l’atoll de Mururoa (loin de Paris) que le gouvernement précédent et produit, lui aussi, plus d’armes que jamais. Animé par le souci de modernité de Felipe González, le socialisme espagnol a, quant à lui, tout préparé pour réussir sa connexion définitive à la société de consommation et au marché commun européen: les lois sociales ne doivent pas nuire à la compétitivité. L’industrie de l’armement espagnole dispute désormais des marchés. Bref, dans l’opposition, les sociaux-démocrates ont incarné l’espoir, fait de grandes déclarations; au pouvoir, ils se sont révélés être les meilleurs élèves des conservateurs et des libéraux.)
 
La réaction du théologien protestant et homme politique social-démocrate Heinrich Albertz (ancien maire de Berlin qui a renoncé à son mandat lorsque sa police a tué l’étudiant Benno Ohnesorge) aux déclarations d’Anders fut une colère irrépressible: « Celui qui appelle publiquement à la violence doit être prêt à aller lui-même au feu. Or, cela, Günther Anders — que je prends par ailleurs très au sérieux — ne pourra pas le faire. Il doit assumer la responsabilité du fait que chaque terroriste justifiera son action en s’autorisant de lui » (GJN, 37).
 
Le réalisateur Hark Bohm, qui habitait à l’époque à trente cinq kilomètres de la centrale nucléaire de Stade, la première centrale nucléaire de la République Fédérale, a réagi ainsi aux propos d’Anders: « La légitime défense est nécessaire. Mais dois-je tuer le président du Land de Basse-Saxe? Le plus haut magistrat de la ville de Stade ? Après Kennedy, il y a eu Johnson; après Johnson, il y a eu Nixon. Je tiens le conseil de Monsieur Anders pour extrêmement dangereux […]. Avec sa recommandation, il fait le jeu de ce qu’il combat. Il légitime la terreur d’État » (GJN, 38).
 
Le politologue Jürgen Dahl partage le pessimisme d’Anders mais pas son appel désespéré à la violence. « Que pouvons-nous espérer — en donnant au verbe “espérer” un sens uniquement terrestre et rationnel ? Que pouvons-nous espérer face à la menace nucléaire des réacteurs et des missiles, face à une catastrophe climatique désormais totalement inévitable, face à la disparition d’espèces animales partout dans le monde, face à une vague globale de pollution qui ne cesse de grandir et face à une technique puissante qui ne cesse d’assurer que tout ira mieux si on la laisse devenir un peu plus puissante encore. Une juste colère s’empare de nous lorsque nous voyons qu’il y a peu de choses à espérer parce que l’industrie, la politique, le commerce et l’égoïsme s’empêtrent à chaque fois plus profondément dans des choses dont ils se sont à chaque fois rendus plus dépendants et dans des contraintes dont ne résultent à chaque fois que de nouveaux désastres auxquels on ne peut remédier sans risquer sa vie. La grande entreprise Monde, telle qu’elle est organisée actuellement, tolère et supporte au mieux de petits changements dans ses membres mais aucune modification d’envergure à sa tête. Les équipes de réparation sont toujours sur la brèche, c’est vrai, mais elles ne font, par leurs interventions, que renforcer les mécanismes de protection. Elles ne disent pas que chaque mécanisme de protection ne fait qu’annoncer ce qui va arriver ensuite. Faut-il alors imaginer une nouvelle forme d’organisation pour l’entreprise Monde et la lui imposer ? Mais tout ce que nous pouvons faire dans cette direction n’a, à l’échelle du Tout, qu’un effet ridicule, aussi spectaculaire cela puisse-t-il sembler à ceux qui y prennent part directement. Placer son espoir dans l’addition progressive de petites améliorations, c’est se mentir à soimême aussi longtemps que continue la destruction quotidienne » (GJN, 43 sq.). (Les démocrates-chrétiens et les libéraux continuent à rouler, optimistes, dans leurs Mercedes et leurs BMW au milieu de forêts qui dépérissent et de monceaux d’ordures qui croissent en continuant à croire que l’économie de libre échange est le remède à tous ces maux; les sociaux-démocrates croient, eux, que la grande solution est dans le recyclage des déchets ; quant aux Verts, ils prêchent dans le désert dans la mesure où la jungle des mass media continue à les présenter comme les membres d’une secte coupée de toute réalité.)
 
« Tenter de sauver le monde en recyclant le verre, poursuit Dahl, a, dans le meilleur des cas, une valeur didactique limitée; dans le pire des cas, cela fournit l’alibi dont ils ont besoin à ceux qui produisent des déchets […]. On se moque des arguments les plus rationnels; on passe rapidement sur les propositions les plus convaincantes; les demandes les plus insistantes sont rejetées et, lorsqu’une colère désespérée finit par exploser, la police apparaît et fait savoir, par sa seule présence, que les formes de vie qu’on juge correctes en haut lieu peuvent être imposées à l’aide de canons à eau et de simples pistolets » (GJN, 45). (C’est le même pouvoir qui a condamné à deux mois un jeune homme qui a lancé une pierre lors d’une manifestation contre Reagan mais laissé libre de toute condamnation les dirigeants d’une entreprise chimique qui, en rejetant des acides dans le Rhin, ont produit un désastre écologique entraînant la mort de milliers de poissons ainsi que d’autres dommages incalculables pour la nature et la population.)
 
Dahl termine en disant qu’il n’a pas de recettes, mais que la violence à laquelle invite Anders ne ferait que renforcer la violence de l’État. La seule façon de résister, pour l’individu, c’est de continuer à dénoncer cet état de choses, d’essayer d’éclairer l’opinion publique et de lui donner forme. Dahl appelle cela son « petit espoir ». « Je dois avouer, conclut-il, que j’ai moi-même fini par perdre ce petit espoir mais peut-être quelqu’un l’a-t-il trouvé: si c’est le cas, qu’il le garde et qu’il le partage avec d’autres. Nous ne savons pas avec une certitude absolue ce qui va arriver mais, même si nous n’avons plus aucun espoir, nous devons faire quelque chose — par décence en quelque sorte » (GJN, 47).
 
Au « petit espoir » de Jürgen Dahl, Anders s’est contenté d’opposer, en guise d’argument, l’ironie de l’Histoire: « En 1986, l’“année de la paix” des Nations Unies, on a dépensé 900.​000 millions de dollars en armement, ce qui signifie qu’on dépense 1,7 million de dollars par minute en armes, équipements militaires et répressifs. Dans le monde entier, cent millions de personnes travaillent aujourd’hui dans les usines d’armement. »
 
Robert Jungk — l’un des adversaires les plus décidés de l’État atomique [2] — a donné raison à Anders et interprété son pas vers la violence comme un appel à rendre plus énergique le mouvement anti-nucléaire et le mouvement pacifiste, ce qui est effectivement nécessaire. Il propose de commencer par exiger le « désarmement interne » de la République Fédérale, c’est-à-dire que les forces de la répression et « de l’ordre » commencent à se désarmer progressivement pendant qu’on travaillerait parallèlement à éliminer toutes les techniques industrielles menaçant et la liberté et la vie. « Actuellement, le mouvement écologiste et le mouvement de la paix ne sont pas armés, écrit​il. Si l’ “autre camp” ne tient pas compte de leurs appels mais, comme il semble bien en avoir le projet, agit de façon encore plus répressive, il se rendra responsable d’une montée de la violence qui peut aller jusqu’à la guerre civile » (GJN, 54).
 
Petra Kelly, députée du parti vert et l’une de ses têtes pensantes, a accepté tous les concepts forgés par Anders mais n’a pourtant pas approuvé son invitation à l’action violente. Elle lui a opposé l’idée que la non-violence et la désobéissance civile étaient les seules méthodes possibles et réelles. « Non-violence et lâcheté ne vont pas de pair. Voici ce qu’a dit le Mahatma Ghandi: “Non-violence et lâcheté vont mal ensemble. Je peux parfaitement m’imaginer un homme armé jusqu’aux dents et qui, au plus profond de son cœur, est un lâche. Ses armes lui permettent de cacher sa peur, mais pas sa lâcheté. En revanche, la non​violence est impossible si l’on a peur” […]. Nous manquons encore d’imagination sociale, nous manquons de méthodes d’action, des méthodes d’action que nous n’avons pas encore essayées et il nous faut convaincre encore beaucoup d’hommes » (GJN, 57 sq.).
 
Dans « La Fin du pacifisme », une « interview imaginaire », Anders a répondu à l’argument de Petra Kelly sur la non-violence de Gandhi. « Ce que Gandhi a fait se résume-t-il à des happenings ? » « Du point de vue de l’histoire du monde, je crains bien que oui. Considérez-vous que Gandhi nu en train de tisser avec un métier manuel — une scène qui a été photographiée des millions de fois — soit autre chose qu’un happening comparable à ceux des briseurs de machines ? Il n’a réussi ni à empêcher le développement de l’industrie textile en Inde ni à toucher au terrible système des castes. Sérieusement, si Gandhi a appelé à résister sans violence, c’est “faute de mieux” […]. Voilà ce qu’il voulait dire : “Nous pouvons peut-être opposer quelque résistance même si ce faisant nous n’obtenons pas le pouvoir et, avec ce dernier, la puissance d’agir.” C’est dire que l’important pour lui, ce n’était pas la non​violence en tant que telle (comme seule méthode, seul principe ou seule fin moralement autorisés), mais l’éventualité très faible de pouvoir aussi opposer une résistance même si l’on n’a pas d’armes. Ce qui est fondamental chez lui, ce n’est pas le “sans” (“sans armes”) mais le “même si” (“même si l’on n’a pas d’armes”) » (GJN, 100 sq [3].).
 
L’historien et essayiste Erich Kuby est l’un des rares à avoir soutenu Anders. À vrai dire, il est même allé plus loin que lui. « Quand j’étais enfant, la guerre était l’unique forme d’assassinat de masse légitime, c’est-à-dire approuvée par la loi. Aujourd’hui, on n’a plus besoin d’une guerre pour anéantir des hommes à une bien plus grande échelle qu’autrefois. Mais les maîtres du pouvoir ne font rien contre le danger absolu; au contraire, ils font tout ce qu’ils peuvent pour sans cesse l’augmenter. Ils construisent de nouvelles centrales nucléaires […] et détournent au profit de l’industrie nucléaire les milliards qui pourraient servir à développer des énergies alternatives. Ils sont et restent en outre solidaires d’une puissance mondiale incontrôlable qui continue à se préparer pour la guerre atomique. Les assassins en puissance ne sont plus parmi nous mais au-dessus de nous et cela juste parce que des milliers de moutons — un troupeau composé de chrétiens sociaux, de libéraux et de sociaux-démocrates — les ont élus. Comme ils jouent avec des principes démocratiques à des fins de propagande, ils n’ont rien contre le fait que, de temps en temps, certains s’écrient : “Nous ne sommes pas du tout d’accord !” Au contraire. Cela fait bien et ne gêne en rien leurs agissements. En attendant, le premier manifestant qui dissimule son visage et lance une pierre est qualifié de criminel et file en prison. Si l’on construit un réacteur comparable à celui de Tchernobyl dans la République Fédérale — pas avant —, il n’est peut-être pas totalement exclu que des centaines de milliers de ces criminels marchent sur la capitale pour exiger un châtiment, voire pour l’exécuter. L’armée entrera sans doute en action, si elle le peut encore mais, au moins, cette discussion sur la violence finira-t-elle par quitter le niveau hypocrite, puéril et pervers où elle se maintient actuellement. Étant donné les circonstances actuelles, il est évident que quiconque, obéissant à sa conscience, commet aujourd’hui des actes de violence individuels ne changera rien à rien. Je ne suis pas sûr néanmoins qu’on ne donnera pas son nom à des rues à l’avenir. Je suis malheureusement trop vieux pour cela, mais je parierais bien et je parierais gros qu’il y aura en 2050 des lieux consacrés à la mémoire d’Ulrike Meinhof [Ulrike-Meinhof-Gedenkstätten] » (GJN, 61 sq.). (Ulrike Meinhof est une guérillera du groupe Baader-Meinhof qui a participé à diverses actions terroristes pour protester contre l’aide apportée aux États-Unis par la République Fédérale et contre le capitalisme en général.)
 
Klaus Vack, secrétaire du comité pour les droits de l’homme et la démocratie, repousse, lui, la méthode d’Anders selon laquelle « on ne pourrait arriver à une société non-violente que par la violence ». Il déclare que la seule méthode permettant d’atteindre cette fin serait une « escalade non-violente de la désobéissance civile » (GJN, 83 sq.), mais il ne dit pas comment faire passer ce mot d’ordre sans avoir recours aux mass media. Pour convertir à la désobéissance civile une société habituée à ne renoncer à rien, il faut que celle-ci ait vécu une grande catastrophe, perdu une guerre ou bien qu’elle soit en danger de mort.
 
Un disciple d’Anders lui a répondu en se fondant sur la devise suivante: « Que ce soit pour exercer une contre-violence ou pour arriver à la non-violence, nous avons besoin de la raison. » Et le même de citer Karl Jaspers qui, dans les années 1950, déclarait: « Quel malheur lorsque des hommes de bonne foi renoncent à la violence parce qu’ils croient en la non-violence ! Le seul résultat de ce choix, c’est qu’ils seront dépassés d’une façon bien plus radicale par la violence ! » (GJN, 130).
 
Dans une longue analyse intitulée « La Vérité dans l’erreur de Günther Anders [4]», le Professeur Klaus Meyer-Abich signale enfin que, « si l’appel de détresse d’Anders, son appel à la violence n’est pas une issue pour l’humanité, il aiguise tout de même notre conscience […]. Son erreur contient la vérité comme la pierre contient la sculpture que l’artiste va en faire naître ». Peut-être Anders a-t-il magnifié le danger ? Il n’en est rien. Personne ne peut se sentir en sécurité dans un monde où la vie est quotidiennement « menacée par les armes nucléaires, les catastrophes que peuvent produire les réacteurs nucléaires, les accidents chimiques et, plus que par toute autre chose, par le fonctionnement normal de l’économie qu’autorise l’État ». (Pendant que, dans la République Fédérale, les forêts dépérissent à cause des gaz d’échappement, on bat des records de production dans le secteur de l’automobile.) La démocratie parlementaire s’est montrée incapable de résoudre le problème. La moitié plus un de ses représentants a toujours derrière elle un puissant lobby. Avec elle, il semble impossible d’arriver « à un “droit du territoire” [nach einem Recht auf Heimat] qui transcende les rapports de propriété privée ». (Il y a quelques années, deux cents tonnes de poissons — c’est-à-dire plusieurs centaines de milliers de poissons — sont morts dans l’Elbe inférieur à cause de la centrale nucléaire qui se trouve là et produit l’énergie servant à fabriquer des articles destinés à la consommation dont la plupart sont inutiles. La loi défend la voiture qui m’appartient, mais pas le poisson qui appartient à tous. Dans les démocraties industrielles, le vote populaire va à la voiture. Les parlements votent, eux aussi, pour la voiture, pour l’égoïsme.)
 
Devons-​nous nous résigner à l’impuissance ? Pour Klaus Meyer-Abich, l’unique issue est d’« adoucir » le système, la société industrielle. Avec la violence, on n’arrive qu’à rendre le système plus dur. Il ne reste — pour lui — que l’« action extra-partisane» [das außerparteiliche Handeln]. Ne pas laisser tout le pouvoir aux « représentants », mais aller vers plus de démocratie. Accorder plus de créance à ce que dit le voisin qu’à ce que disent les « notables ». Le changement doit commencer dans les quartiers et non dans les parlements.
 
Autant dire que Meyer-Abich revient aux thèses que soutenait Anders dans les années 1960. La discussion prend fin là où elle avait commencé. Là où, au dix-neuvième siècle, les positivistes, les libéraux, les conservateurs, les anarchistes et les marxistes l’avaient interrompue. Avec moins de perspectives bien sûr puisque nous sommes beaucoup plus près du précipice et vivons dans un monde infiniment plus petit.
 
Le vieux philosophe n’a pas voulu réessayer ce qui a échoué. Il savait bien qu’il ne pourrait pas prendre la Bastille ou le Palais d’hiver. Mais il a au moins réussi à rendre toute sa dignité au droit à la rébellion, au droit à la violence sacrée des opprimés qui a été victime ces dernières années d’une propagande écrasante de la part de l’establishment. Le moment est venu de déserter le troupeau de ceux qui sourient et de tenir aux loups un langage différent.
 
Quel rôle joue dans tout cela le Tiers-Monde ? C’est un troupeau maigre et malheureux qui, pour pouvoir manger ce que lui laisse le troupeau gras, court derrière lui mais ne le rattrapera jamais malgré les mirages qui lui donnent à voir tantôt des loups sanguinaires en uniformes et tantôt d’aimables chiens en livrée. Jusqu’à présent, ce sont toujours ceux qui arrivaient les premiers qui mangeaient les restes. Aujourd’hui, ils sont à chaque fois plus nombreux et mangent donc à chaque fois moins. Les choses changeront lorsqu’ils se détourneront et suivront leur propre chemin.
 
Günther Anders a renoncé au rêve de parvenir à un socialisme anti-autoritaire et écologiste en suivant le chemin de la raison. À quatre-vingt-cinq ans, il n’est pas allé poser de bombes, mais il aura au moins donné un bon coup de pied dans le conformisme.

1. Voir supra, p. 221.
 
2. Voir, entre autres, Robert Jungk, L’État atomique. Les retombées politiques du développement nucléaire, Robert Laffont, 1979 (N.d.T.).
 
3. Voir supra p. 209.
 
4. Klaus Meyer​Abich, « Die Wahrheit in Günther Anders Irrtum », Die Zeit, 16 juin 1987, p. 43 (N.d.T.)