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L’escalade des menaces de la part de la Corée du Nord à l’endroit de son voisin du Sud et des « alliés » de celui-ci nous conduit inévitablement à nous interroger sur l’éventualité d’un conflit nucléaire mondial. L’escalade des menaces de la part de la Corée du Nord à l’endroit de son voisin du Sud et des « alliés » de celui-ci nous conduit inévitablement à nous interroger sur l’éventualité d’un conflit nucléaire mondial.
Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie, d’histoire et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.
Le penseur et militant pacifiste allemand Günther Anders critiquerait sans ambages la position des différents gouvernements sur la question de l’armement nucléaire, démontrant avec vigueur que les dirigeants du monde ne sont pas seulement ceux à qui il revient de prendre en charge une telle responsabilité.
L’escalade des menaces de la part de la Corée du Nord à l’endroit de son voisin du Sud et des « alliés » de celui-ci nous conduit inévitablement à nous interroger sur l’éventualité d’un conflit nucléaire mondial. Évidemment, depuis 1945, la possibilité d’une telle guerre n’est jamais totalement disparue. Mais il serait sans doute juste d’affirmer que sa possibilité effective - c’est-à-dire quotidienne et toujours imminente - était plutôt tombée dans l’oubli.
Cet effacement relatif a des raisons d’être que l’analyse philosophique et politique est en mesure de cerner. C’est du moins l’avis de Günther Anders (1902-1992).
De son vrai nom Günther Stern, Anders (anders signifiant « autrement » en allemand) a été l’élève du père de la phénoménologie, Edmund Husserl, ainsi que le premier mari de la philosophe politique juive Hannah Arendt ; il a par ailleurs entretenu une relation plutôt houleuse avec le philosophe allemand Martin Heidegger, lui-même proche d’Arendt, mais soupçonné par certains d’avoir plus ou moins appuyé l’idéologie nationale-socialiste dans les années 1930.
C’est d’ailleurs l’expérience de la Shoah qui a forcé Anders (lui-même juif) à trouver une nouvelle concrétude à la philosophie, jugée à ses yeux, auparavant, trop institutionnelle et déconnectée de la réalité. Jusque-là, il lui semblait, affirme-t-il, qu’« écrire des textes sur la morale que seuls pourraient lire et comprendre des collègues universitaires était dénué de sens, grotesque, voire immoral. Aussi dénué de sens que si un boulanger ne faisait ses petits pains que pour d’autres boulangers ».
Influencé par Arendt et son hypothèse sur la « banalité du mal » (en référence au procès du criminel de guerre nazi Adolph Eichmann à Jérusalem, où il fut soutenu par Arendt que l’efficacité du système nazi reposait sur un anéantissement de la volonté des individus), Anders décide de combattre le nazisme en insistant dans ses écrits sur la déresponsabilisation dont se réclament les criminels de guerre, eux qui supposément ne savaient pas ce qu’ils faisaient puisqu’ils « ne devaient pas savoir ce qu’ils faisaient ».
Une nouvelle ère
Le 6 août 1945, jour de destruction d’Hiroshima, représente la coupure à partir de laquelle Anders abandonne ses autres sujets d’écriture et de réflexion. Il ne marque pas simplement une date historique et tragique, c’est véritablement pour lui l’entrée dans une nouvelle ère.
Dès lors, il ne sera plus possible de penser comme avant puisque l’humanité s’engage dans un âge - irréversible - où elle peut s’exterminer elle-même à tout moment. En fait, elle le fera : il reste à savoir quand. Et même advenant un improbable démantèlement mondial de l’armement nucléaire, la possibilité de refaire de nouvelles bombes sera désormais toujours présente et ineffaçable.
À la suite des bombardements américains au Japon, Anders essaya d’écrire sur le sujet à plus d’une reprise, mais il en fut incapable. Comme si l’imagination qui devait supporter une telle représentation n’était pas suffisante. Il parviendra finalement, vers 1950, à écrire à propos du « décalage entre ce que nous sommes capables de produire et ce que nous sommes capables d’imaginer », pour ensuite entreprendre dix ans plus tard une correspondance fascinante (publiée en français dans le volume Hiroshima est partout) avec Clau de Eatherly, le pilote de l’avion de reconnaissance ayant don né le feu vert à l’Enola Gay.
Le leitmotiv de sa correspondance avec le pilote s’énon ce ainsi : le danger dans lequel nous a plongés l’âge atomique dépasse les seules ressources de notre perception : ce qu’on ne voit pas (un réacteur nucléaire, en lui-même, n’a pas l’air dangereux) doit être suppléé par notre imagination.
C’est un paradoxe, mais pour être à la hauteur de l’empirique, il faut, soutient Anders, faire davantage preuve d’imagination que de perception. Nécessairement, la tâche à laquelle Marx avait assigné la philosophie n’est plus suffisante : « Il ne s’agit plus de transformer le monde ; il faut le préserver », clame Anders.
Le courage d’avoir peur
Dans la foulée de sa participation au Tribunal Russell sur les crimes de guerre au Vietnam, Anders rappela souvent le fait suivant : alors que les soldats bombardaient jadis massivement de haut, sans trop savoir ce qu’ils faisaient, la guerre est désormais entrée dans un nouveau paradigme où l’homme, jaloux de ses armes, est pris d’une « honte prométhéenne », au point où il tend à vouloir retourner au sol, « massacrer humainement » et constater la mort qu’il a lui-même semée.
C’est là, à son sens, une autre preuve de la ruine de l’imagination, de cette incapacité à se représenter les conséquences directes de notre action.
Pour pouvoir se figurer de telles conséquences, il faut trouver un langage dans lequel puisse s’exprimer l’« alerte ». C’est cette langue qu’a constamment cherchée Anders, en évitant le plus possible de la voir réduite à un langage spécifique que seuls des spécialistes pourraient comprendre. L’influence marxiste est évidente : il faut lutter contre la spécialisation et la division du travail.
Mais plus encore, il y a une raison socioéconomique permettant d’expliquer pourquoi « nous ne sommes plus capables d’avoir peur ». Dans une de ses nombreuses formules paradoxales, Anders développe l’injonction suivante : « Aie le courage d’avoir peur. » Selon lui, le terme « âge de la peur » est un cliché ; non seulement nous n’avons pas réellement peur, mais nous ne pouvons pas avoir peur, puisque nous n’en avons plus la capacité.
Ce n’est peut-être pas ce que présuppose la politique de sécurité publique déployée par la modernité capitaliste, mais la fonction de la peur est bel et bien, pour Anders, d’« éveiller la conscience ».
Cette absence de peur caractérisant nos sociétés provient de notre « engouement pour la compétence ». L’auteur de L’obsolescence de l’homme souligne par là que le problème de la gestion du nucléaire a été confié aux seuls politiciens, qui eux-mêmes obéissent aux intérêts des « technocrates ».
En circonscrivant un champ d’intervention spécifique auquel ne peut pas participer le citoyen, non seulement on empêche celui-ci d’accomplir son engagement social, mais pire encore, on lui retire toute faculté de responsabilisation ; si la gestion du nucléaire ne le concerne pas de facto, il n’a plus à se soucier de cette situation ; il n’a plus à y penser. « Et la peur m’est épargnée, écrit Anders, puisqu’elle est “prise en charge” par un autre champ de compétence. »
Ce qu’Anders dessine en creux, c’est la définition marx iste de l’aliénation, soit l’absence de conscience du télos (du but, de la finalité) de notre travail. Le travailleur n’a pas à prendre en compte les objectifs de ce qu’il produit : ce n’est pas sa tâche. Dans le cadre de la production d’arme nucléaire, cette absence de propriété des buts de la production conduit inexorablement à une perte de liberté et d’humanité.
L’aliénation
À l’image du philosophe « écologiste » Hans Jonas, Anders soutient que la liberté est essentiellement liée à la responsabilité ; cette responsabilité ne se fonde pas uniquement sur une capacité à répondre de soi ou de ses actions, mais surtout à assumer le résultat de sa production.
Rappelons que la pratique (praxis), c’est-à-dire l’action orientée vers une finalité (télos), est, par essence, différente de la technique (tecknè), qui est l’art - le moyen - employé pour y parvenir. La praxis suppose donc une for me de conscience qui dirige l’action, alors que la technique en est dépourvue. Une telle définition de la liberté implique de fait la prise en compte radicale des conséquences de l’action.
Or le monde dans lequel nous vivons, devenu de part en part technique, semble désormais « indépendant » de la volonté de l’homme et « autonome », en un sens péjoratif, puisque l’ordre de valeurs qui le compose aujourd’hui (le travail, l’utilité, l’efficacité, la croissance économique) est venu se substituer à d’autres valeurs qui pourraient davantage orienter l’action sur le plan éthique, comme la liber té, l’amour ou la morale ; mais cette substitution s’est faite sans critique ; l’adoption de ces valeurs a eu lieu sans distanciation, sans réflexion.
Poussé au bout de cette logique, un monde suranné par la technique n’a déjà plus besoin de se référer à un tel cadre de valeurs, il voile définitivement la possibilité même d’imaginer les conséquences d’une telle action.
L’aliénation, en ce sens, découle de notre dépendance aux nombreux dispositifs technologiques qui déterminent notre pratique ; dans le cas du nucléaire, notre dépendance est moins évidente - sauf pour la « dépendance énergétique », argument maintes fois réitéré par l’Iran en faveur de son programme nucléaire.
Toutefois, si notre dépendance à l’armement nucléaire s’avère invisible, elle demeure pourtant inévitable, puisque - si l’on se fie au sens commun - les grandes puissances du monde ne peuvent pas ne pas avoir l’arme nucléaire : elles sont liées par un pacte de non-agression mutuel soutenu par une capacité de destruction réciproque, et cela depuis la guerre froide.
Mais entériner une telle justification politique s’avère tout de même inacceptable pour Anders. La déresponsabilisation du citoyen commence dès que celui-ci adopte une position neutre dans cette équation. Sous prétexte que la spécialisation a relégué la responsabilité de l’avenir de la planète à quelques élus, le citoyen ne se sent plus concerné.
Le tragique de ce monde s’énonce ainsi : sa survie a été confiée à des hommes dont les valeurs premières relèvent de l’accomplissement d’une technologie inconsciente de sa finalité ultime : la destruction de l’humanité. Anders critiquerait donc la position des différents gouvernements sur la question de l’armement nucléaire, démontrant qu’il ne revient pas seulement aux dirigeants du monde de prendre en charge une telle responsabilité.
La position éthique civique
Le renversement de cette neutralité passe plutôt par une radicalisation de la position éthique civique. Cette position - et c’est là qu’on peut s’interroger sur la pertinence d’une telle radicalité - pourra seulement s’articuler autour d’une éthique de la peur, de l'inquiétude : « Inquiète ton voisin comme toi-même ! », ira même jusqu’à dire Anders.
Et cette éthique, à son tour, ne trouvera son ancrage expressif que par une esthétique de l’exagération, de l’abus, du dépassement, dont les ressources seront, ultimement, imaginaires. Günther Anders a voulu être ce semeur de panique, pour qui seule l’imagination peut encore sauver l’humanité de sa « condition de condamné ».
À nous aujourd’hui de prendre en charge une telle responsabilité.
L’auteur enseigne la littérature au cégep du Vieux-Montréal. Doctorant en philosophie, ses recherches portent actuellement sur Michel Foucault et Paul Ricœur ainsi que sur les thèmes de l’imagination, de la finitude et du monde.
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