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Origine : http://elodiegendreau.tumblr.com/post/54019506255/nous-fils-deichmann-gunther-anders
« Et ce qui vaut pour la représentation vaut tout autant pour notre perception: si les effets de notre travail ou de nos actions dépassent une certaine grandeur ou un certain degré de médiation, alors ils commencent à se brouiller à nos yeux. Plus l’appareil dans lequel nous sommes intégrés se complique, plus ses effets grossissent, moins nous y voyons, plus s’enlise notre chance de pénétrer les déroulements dont nous sommes une partie ou de deviner ce qu’il en est réellement. Bref : bien qu’étant l’œuvre des humains, et maintenu en fonctionnement par nous tous, notre monde, se soustrayant aussi bien à notre représentation qu’à notre perception, devient de jour en jour plus obscur. Si obscur que nous ne pouvons même plus reconnaître son obscurcissement ; si obscur que nous serions même en droit d’appeler notre siècle un dark age. Il faut en tout cas se défaire définitivement de l’espérance naïvement optimiste du XIXe siècle que l’homme sera forcément de plus en plus éclairé avec le progrès de la technique.
Celui qui se berce aujourd’hui encore d’une telle espérance, ce n’est pas seulement qu’il est tout simplement superstitieux, ce n’est pas seulement qu’il est tout simplement une relique d’avant-hier, mais c’est qu’il est victime des groupes de pression actuels : à savoir de ces hommes de l’ombre au siècle de la technique qui ont le plus gris intérêt à nous maintenir dans l’obscurité sur la réalité de l’obscurcissement de notre monde, mieux, à produire sans relâche cette obscurité. Car c’est en cela que consiste l’ingénieuse manœuvre de mystification menée aujourd’hui à l’encontre des sans-pouvoir. la différence entre les méthodes de mystification que nous connaissons et l’actuelle est bien évidente: tandis qu’auparavant la tactique allant de soi avait consisté à exclure les sans-pouvoir de tout éclaircissement possible, celle d’aujourd’hui consiste à faire croire aux gens qu’ils sont éclairés, alors qu’ils ne voient pas qu’ils ne voient pas. De toute façon, ce qui compte aujourd’hui, ce n’est pas que technique et lumière avancent du même pas, mais c’est qu’elles obéissent à la règle de « la proportionnalité inverse », c’est-à-dire, plus trépidant le rythme du progrès, plus grand les résultats de notre production et plus imbriqué la structure de nos appareils: d’autant plus rapidement se perd la force de maintenir un rythme égal entre notre représentation et notre perception, d’autant plus rapidement baissent nos « lumières », d’autant plus aveugles devenons-nous. »
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