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Le plein d'obsolescence
Eric LORET 9 juin 2011
CRITIQUE
Günther Anders et les loisirs de masse

Origine : http://www.liberation.fr/livres/2011/06/09/le-plein-d-obsolescence_741421

L’un demande : «C’est quoi, Günther Anders ? - De la philosophie allemande de la technique, répond le second. Genre Heidegger ou Adorno, en plus apocalyptique.» «Ç’a été le mari de Hannah Arendt», ajoute le troisième, qui a tout compris à l’évangélisation des foules par le pipole.

Comme cette partie est la moins croustillante de Günther Anders (Breslau, 1902-Vienne, 1992), expédions-la vite. Günther Stern (de son vrai nom) et Hannah Arendt se marient en 1929, mais un malentendu intime combiné à un différend idéologique face au nazisme (lui marxiste, elle sioniste) a raison de leur ménage en 1937. Ils s’étaient rencontrés à l’université, unis par un même amour (ou presque) pour Heidegger, Husserl et Jaspers. Assez tôt, Anders reprocha cependant à Heidegger «de considérer l’homme comme un être enraciné» plutôt que de faire de sa mobilité un existential. Arendt, elle, restera fidèle au moustachu à la hutte. La vie de Günther Anders sans Arendt n’en est pas moins passionnante. Issu d’une famille qui, comme souvent à l’époque, place son nationalisme germanique avant son judaïsme, il fait partie de ces intellectuels s’éveillant juifs aux cris du nazisme. Anders a raconté (entre autres dans un entretien, en 1979, intitulé «Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ?») que son père, célèbre psychologue spécialiste de l’enfance, ne croyait pas qu’une horreur telle que l’affaire Dreyfus pût exister dans son pays. Ses illusions détruites à l’arrivée d’Hitler, Stern se réfugiera aux Etats-Unis.

«Autrement».
En 1930, Günther, poète, essayiste, mais aussi peintre et musicien, brigue un poste d’esthétique de la musique à l’université de Francfort. Las, les places sont déjà réservées aux nazis. Brecht lui dégote un job de «garçon à tout faire» au Börsen-Courier de Berlin, mais il fait tellement tout que sa signature remplit les colonnes du journal. Le directeur s’en émeut : «Eh bien, vous n’avez qu’à m’appeler autrement», répond Stern qui, désormais, signera aussi Anders, c’est-à-dire «autrement» en allemand. En mars 1933, il s’exile à Paris, fréquente Benjamin et d’autres. Il a laissé le manuscrit de sa Catacombe molussienne, un roman contre le fascisme (lire ci-contre), à des amis berlinois qui l’ont dissimulé en l’accrochant à la cheminée, à côté des saucissons. Lorsque Arendt lui rapporte son texte à Paris, la Catacombe fumée adoucit un peu leur pénurie : «Je me servais du manuscrit comme d’une "sauce aromatique", en quelque sorte : je le humais en mangeant ma baguette.»

«La bombe».
En 1936, direction la Californie. Anders y retrouve la diaspora intellectuelle : Thomas Mann, Adorno et Horkheimer, Döblin, Schönberg… La honte recouvre pour lui cet épisode : «Est-ce que ce n’est pas absurde, qu’il y ait eu au bord de l’océan Pacifique un groupe pareil, qui discutait politique, sociologie et philosophie, pendant qu’Hitler se déchaînait en Europe et qu’à Auschwitz, des millions de gens étaient réduits en cendres ?» Malgré l’aide son père, enseignant à Duke, Günther entreprend de gagner seul sa vie. Il pond en vain des scénars philosophiques pour Hollywood, devient répétiteur de la fille du compositeur Irving Berlin, puis employé d’usine, expérience sans laquelle, dit-il, Obsolescence de l’homme I n’aurait pas vu le jour. Il se retrouve prof à New York puis rentre à Vienne, en 1949, choisissant à dessein un pays germanophone où il n’aura à reconstruire ni l’Est ni l’Ouest.

L’œuvre majeure de Günther Anders est donc cette Obsolescence de l’homme dont le premier tome, sous-titré «Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle», paraît en 1956 (traduction française 2001) et le second, «Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle» en 1980. C’est à partir de Hiroshima, plus que d’Auschwitz, que se cristallise la pensée andersienne, même si c’est du 11 mars 1942 qu’Obsolescence I date la découverte de cette forme paradigmatique de honte qu’il nomme «prométhéenne» : «Honte qui s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même fabriquées.»

Obsolescence I s’achève ainsi sur le tableau des temps nouveaux qu’inaugure «la bombe». Un temps sans mort, puisque la destruction de l’humanité détruit aussi la possibilité de penser la mort depuis son Autre. Un non-temps où la fin se confond avec le moyen, où la morale est un concept vain : avec la bombe, «l’assassin n’est pas le seul coupable ; celui qui est appelé à mourir l’est aussi. […] Et cela rend l’instrument en question encore plus dangereux. Car les seuls problèmes moraux que l’on peut clairement résoudre sont ceux où l’on peut sans hésitation distinguer les coupables de ceux qui ne le sont pas.» La seule solution consiste à ne considérer jamais la bombe que comme une «malédiction» et rien d’autre. Anders sera, par ailleurs, un militant antinucléaire très actif.

Dès Obsolescence I, cette réflexion se double d’un autre thème apparemment sans rapport : la transformation du monde en «fantôme» par la radio et la télévision, repris dans Obsolescence II. Les familiers d’Adorno et Benjamin sur ce même sujet trouveront sans doute les analyses d’Anders peu opératoires. Il avoue procéder par «exagération» dans la pensée. Mais c’est surtout en poète qu’il s’exprime. Ainsi la première phrase d’Obsolescence I : «Parce qu’on a déjà tranché au-dessus de leurs têtes.» Point, à la ligne. Les hommes sont selon lui désormais condamnés à ne plus pouvoir faire l’expérience du monde parce que la télévision leur en livre le fantôme à domicile, leur offrant en «plat du jour» indifféremment «l’explosion d’une bombe ou une course de bobsleigh» comme deux identiques «bibelots». Réciproquement (c’est Obsolescence II), la vie privée est entièrement devenue publique. On reconnaît la critique de la modernité qui court déjà de Heine à Baudelaire. Et si l’on est tenté de répliquer qu’il n’y a pas d’accès direct au monde pour l’homme, que son expérience est toujours déjà médiatisée, Anders répond comme Baudelaire face à la photographie qu’il n’y a pas de bon ou de mauvais usage du médium car «chaque instrument est déjà son utilisation». La «consommation» de loisirs de masse est pour Anders indissociablement à la fois «production des hommes de masse».

Classicisme atrophié.
Le succès d’Anders depuis une dizaine d’années tient sans doute à ce que ses analyses collent on ne peut mieux à Internet et à la manie de la «self-expression». Dès les années 60, il a tout vu, tout capté (y compris de la 3D et du do-it-yourself) : comment les «faits» transmis par les médias sont déjà des jugements. Comment le Web a fait de nous des «ermites de masse» dont les loisirs consistent à travailler, à domicile, à notre propre «dé-privatisation». Politiquement, le résultat est catastrophique, car nous sommes à présent les seuls dieux de notre monde, mais des dieux morts. C’est une sorte de classicisme atrophié : le manque vient à manquer, le monde est tout en notre pouvoir, c’est-à-dire en notre impuissance absolue.

Antienne possiblement antidémocratique : les imbéciles que nous sommes, livrés à eux-mêmes, s’autodétruisent rapidement car, tout à notre narcissisme, nous ne connaissons plus de hiérarchie, et nous nous ingénions à rendre «Socrate […] aussi petit que nous. En aucun cas plus grand».

La réponse à ce malheur tient dans un principe déjà cité et qui sert de conclusion aux Nouveaux Commandements pour le siècle de l’atome d’Anders : «Si je suis désespéré, qu’est-ce que cela peut bien faire ?» Principe qui n’est pas d’espérance, précise-t-il, mais de «bravade».

Eric LORET

Günther Anders L'Obsolescence de l'homme tome II Traduit de l'allemand par Christophe David. Editions Fario, 432 pp., 30 €