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Sur la honte prométhéenne à l’époque de la deuxième Révolution Industrielle.
David Lataste

Origine : https://www.academia.edu/3169649/Sur_la_honte_prometheenne_a_lepoque_de_la_deuxieme_revolution_industrielle

            D’autre part, il ne semble pas, même s’il critique ces instruments que sont les objets techniques, qu’Anders soit pour cela technophobe, simplement il analyse et critique ces objets de sorte qu’il s’attèle dans son livre à une critique de la technique. De cette critique de la technique découle ainsi la vision de l’homme comme être aliéné par les machines, qu’il nous faudra interroger dans cette analyse. Chacun de nous subirait cette aliénation en tant qu’il est un consommateur, un utilisateur de ces machines et de leurs produits. Ainsi l’auteur allemand indique que ce problème de l’aliénation est universel en ce qu’il nous affecte tous plus particulièrement de nos jours. Pour illustrer ce schéma, Anders ne peut que convoquer la radioactivité comme propagation au-delà des frontières qu’elle ignore. L’aliénation technique est donc un phénomène époqual. Ensuite, Anders présentera sa philosophie comme une philosophie de l’occasion, parce qu’elle part de situations actuelles pour aboutir à une réflexion philosophique sur des problèmes philosophiques, sur l’essence de la philosophie. Sa remarque pertinente n’a d’autre enjeu que de montrer que pour atteindre l’essence de la philosophie, il faut nécessairement partir de quelque chose de particulier, de spécifique qu’il va falloir précisément travailler à approfondir. Autrement dit, on partira du fait pour accéder au général.

            En ce qui concerne l’aliénation, il faut encore ajouter une précision de l’auteur impliquant l’explicitation du sous-titre de l’ouvrage : nous serions en retrait par rapport au progrès de notre production, si bien que cette liberté prométhéenne illimitée de toujours produire du nouveau entrainerait inévitablement une a-synchronicité de l’homme et du monde, ce que l’auteur nomme « décalage prométhéen » 4. Ce décalage serait illustré le plus adéquatement par le retard du corps humain sur les objets techniques. Ce retard serait synonyme de naissances de pathologies collectives, incapables que nous sommes de maîtriser ce que nous aurions créé. De plus, selon Anders, en raison de leur décalage, les âmes de cette époque (l’époque de la deuxième révolution industrielle) seraient non achevées, jamais achevables. C’est pour cette raison et seulement pour cette raison qu’Anders souhaite ici mener une critique des limites des facultés de l’homme.

            Au Ier chapitre, la honte prométhéenne désiqne la honte qui s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même fabriquées. Alors, pour montrer cela, à savoir que la honte prométhéenne est inhérente à l’homme, Anders choisit de partir d’exemples triviaux comme la visite de T. d’une exposition technique. Il montre ainsi que T. a honte de lui-même en tant qu’il est un objet en devenir qui n’a pas été fabriqué. Cette honte de son devenir est liée à son origine d’être humain procréé et naît de la nature. Le processus de la technique est au contraire un processus culturel, d’emblée, artificiel. De plus, cette honte se manifeste comme acte de se cacher soi-même. D’une certaine façon, à la fierté prométhéenne de ne rien devoir qu’à soi-même s’est substitué le sentiment de l’infériorité de ce que nous sommes vis-à-vis des machines. On refusait, autrement dit, de ne pas avoir été fabriqué, d’où notre désir mimétique de vouloir en devenir un.

Une des remarques importante que nous pourrions souligner est que le propre de la honte est de se cacher, c’est-à-dire de ne pas se montrer mais plutôt de se dissimuler lorsqu’on éprouve une telle honte. Cette honte, précisément, c’est la honte, non pas comme symptôme de la réification de l’homme, mais comme caractère aliénant de ne pas être justement réifié. De la honte en tant que jugement, on passe donc à la honte en tant que sentiment de n’être pas réifié.

Une des conséquences inclusives de ce sentiment d’infériorité réside dans le fait que  l’homme ne peut pas s’adapter aussi bien que les instruments. Autrement dit, son corps est borné, inadéquat, il n’a pas été fait sur mesure. Plus encore, l’homme aurait une forme, mais mauvaise, en ce sens qu’il ne se laisse pas travailler comme une matière première. Notre corps est obsolète, conservateur et imperfectible. L’obsolescence de l’homme, c’est cette non-capacité qu’a le corps d’être plastique et modelable.

            D’autre part, une deuxième conséquence dont nous puissions faire état, c’est que l’homme contemporain cherche à échapper à cette calamité en alignant son corps sur ses instruments grâce au « human engineering ». L’idéal, donc, de l’homme serait qu’il devienne semblable aux machines. Dans son désir d’imiter les instruments, l’homme veut se livrer à l’expérience transformatrice de lui-même par l’ingénierie humaine. Le human engineer désigne donc cette créature qui ne souhaite pas savoir ce qu’est sa nature physique, mais jusqu’à quel point elle peut subsister sans  atteindre son point de rupture. Le but d’une telle démarche est ainsi de toujours plus se dépasser, se transcender. Repousser ses frontières toujours et encore plus loin, telle est la signification de se dépasser. Mais se dépasser vers où ou dans quelle direction ? Telle est la question. Anders nous dit que l’homme ingénieur chercherait à se dépasser vers le royaume de l’hybride et de l’artificiel. En bref, le but de l’expérience est de soumettre la nature physique à une transformation, la débarrasser de tout ce dont elle a honte. Donc, le human engineer se dépasserait dans une direction vers ce qui le dépouillerait de sa honte de n’être qu’une créature. Il y a plusieurs étapes de ce processus de transformation qu’Anders nomme une physio-technique :

  1. déterminer le seuil pré-critique de l’à-peine supportable
  2. pousser systématiquement le corps jusqu’à ce point
  3. dépasser ce seuil devenu « naturel ».

Donc, d’un côté, l’homme face aux machines qui sont un de ses produits a honte de ne pas leur ressembler, et de l’autre côté, cette honte, il veut précisément s’en débarrasser en ressemblant à ces machines. La maxime qui résume de façon satisfaisante ce processus, cette physio-technique est : « Deviens ce que tu es », applicable, en premier lieu, aux instruments, mais qu’on déplace ensuite au corps humain. De fait, Anders se borne à montrer dans son texte que ces expériences du « human engineering » ne sont vraiment que les rites initiatiques de l’époque des robots, élaborant ainsi une analogie avec les rites ethnologiques de l’entrée de la vie dans le clan, des adolescents dans la communauté des adultes chez les peuples primitifs. Anders prône également une sorte de marche vers la déshumanisation au sens où le moraliste pense que s’abandonner à l’âge adulte, étant donné que les adultes sont les instruments, ce n’est rien d’autre que d’abandonner l’idée d’humanité. D’autre part, un trait caractéristique de l’ingénierie humaine réside dans ce caractère de réduction à sa fonction spécifique, c’est-à-dire être capable d’accomplir une tâche spécifique, une tâche sous-humaine en ce qu’elle revêt une signification purement instrumentale, mais accomplie, dès lors, par un homme. Même si ce processus de déshumanisation incombe à l’ingénieur humain, il est d’autant plus éloigné de toute cette déshumanisation qu’il ne lui accorde aucune importance, son but étant de devenir un instrument.

      En outre, Anders renonce bien à l’idée selon laquelle nos expériences relèveraient de l’hybris, de la démesure. Car pour lui, vouloir se transformer et devenir l’égal des instruments, donc imposer une limite à son destin, n’est en fait  qu’une sorte de résignation d’auto-abaissement de notre propre nature. Il souligne également la nouveauté de cette volonté mimétique, parce que, selon lui, cette sanction que l’homme s’approprie est une nouvelle sanction, à côté de celles, quasiment immaîtrisables pour l’homme car elles sont des forces majeures, que sont la détresse, la maladie, la vieillesse et la mort, et cette nouvelle sanction, c’est son auto-réification, le privant, par là-même, de sa propre liberté. L’homme serait donc affecté par des défauts qu’il essaierait de rectifier en cachant sa honte, et l’un des défauts majeurs qu’Anders met au jour avec pertinence, c’est le caractère facilement périssable de l’homme s’opposant à la réincarnation industrielle qui confère l’éternité aux objets techniques. En effet, l’homme est périssable, il est donc un fait que l’homme est beaucoup plus vulnérable et périssable que ses produits. Anders montre que pour l’homme, « il ne lui vient pas à l’idée d’entrer en concurrence avec la longévité, pour ne pas dire « l’immortalité », qu’il peut, quand il le souhaite conférer à ses produits » 5.

      Mais l’éternité ou l’immortalité de nos produits n’est pas avérée dans la mesure où il y a une sorte de limitation de la durée de vie de nos produits qui, elle, est avérée. Néanmoins, cette mortalité de nos produits est causée par l’homme, puisque c’est nous qui avons calculé et dosé leur durée de vie. A contrario, il est évident que la chose qui n’est pas notre œuvre, c’est précisément notre propre mortalité. Elle constitue donc, pour nous, un motif de honte.

      Même si Anders affirme justement que les objets techniques ont une durée de vie limitée, il leur confère, cependant l’immortalité. En quoi, ici, l’auteur allemand ne se contredit-il pas ? Cela s’explique par la réincarnation industrielle qu’il applique à la production des objets. Cette réincarnation industrielle, c’est l’existence de produits de série, la singularité d’un produit étant, par là-même, interchangeable en tant qu’on considère ce produit comme une marchandise de série. En outre, cette immortalité par la réincarnation n’est dûe qu’à nous, les hommes. Cependant, cela ne nous empêche pas d’éprouver de la honte car nous,  nous ne sommes pas remplaçables à souhait.

      Un fait marquant, d’autre part est que nous sommes interchangeables au niveau des institutions, de l’économie, de l’industrie des loisirs, de la politique et de la stratégie militaire, puisque tout homme est réduit au poste qu’il occupe et aux gestes qu’il accomplit. Tandis que, du point de vue de l’individu lui-même, « aussi interchangeable que je puisse être dans l’entreprise, aussi parfaitement assuré que soit la continuité de mes fonctions, mon identité en tant que X ou Y- c’est-à-dire moi-même - ne peut être prolongée par des hommes de rechange » 6. Mais ce qui compte, c’est que l’homme voit comme une opprobre le fait d’être irremplaçable, « un handicap immérité, comme un attribut qu’il refuse bien qu’il soit incontestablement constitutif de sa propre identité – bref comme un défaut dont il a honte. C’est donc le « malaise de la singularité » qui compte ici » 7.

      Par conséquent, ce qui se joue dans ce texte n’est donc autre chose qu’une défense de la subjectivité. En effet, l’homme aliéné, réifié ne supporterait pas sa subjectivité irremplaçable. Seulement, Anders, par ce constat d’irremplaçabilité, ne fait que valoriser, en quelque sorte, la subjectivité. Pour qu’il y ait aliénation, il faut nécessairement qu’il y ait d’abord subjectivité. Or, cette aliénation par la technique est précisément ce qu’il critique. Nous voyons donc que l’homme doit, à travers cette critique de la technique, se méfier de cette dernière et essayer de reconquérir sa subjectivité originelle. Par conséquent, dans ce texte, il ne s’agit pas tant d’une critique de la technique neutre que d’une critique fondée sur la réhabilitation du sujet comme être non-aliéné à l’époque de la deuxième révolution industrielle.



1 ANDERS, L’obsolescence de l’homme, sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle (1956),  Encyclopédie des nuisances, Ivrea, Paris, 2002

2 Ibidem, p.14

3 Ibidem, p.16

4 Ibidem, p.31

5 Ibidem, p.68

6 Ibidem, p.74

7 Ibidem, p.74