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ÉTUDE SUR GÜNTHER ANDERS => NIHILISME ET TECHNIQUE
ÉDOUARD JOLLY


Étude sur Günther Anders
Nihilisme et technique
Édouard Jolly
EuroPhilosophie
Bibliothèque de philosophie sociale et politique

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Cet essai est tiré d’un mémoire de philosophie réalisé sous la direction de Christian Berner à l’Université Charles- de- Gaulle Lille 3 en 2008- 2009.
Le présent texte est édité par EuroPhilosophie et la BIBLIOTHÈQUE DE PHILOSOPHIE SOCIALE ET POLITIQUE
Pour faire un lien ou citer ce texte :
Éouard Jolly, Etude sur Günther Anders Nihilisme et technique
EuroPhilosophie 2010, Bibliothèque de Philosophie Sociale et Politique
http://www.europhilosophie- editions.eu
Dépôt légal : Février 2010 EuroPhilosophie / BPSP
Site : www.europhilosophie- editions.eu

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À mes parents

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Sommaire

INTRODUCTION
I. LA HONTE PROMÉTHENNE
1.1. L’être-né et l’être fabriqué
1.1.1. Le poids de l’origine
1.1.2. L’être-né et le moi s’auto- posant
1.1.3. L’être-né et l’être-jeté
1.1.4. L’être-né et son auto- réification
1.2. L’être-pour- la- mort et l’être fabriqué
1.2.1. L’homme conforme et remplaçable
1.2.2. L’être-pour- la- mort et la singularité périssable
1.2.3. Inquiétude originelle et quotidianisation
1.3. La honte prométhéenne comme trouble de l’identité à l’instrument
1.3.1. L’expérience de la honte
1.3.2. Pathologie de la liberté et legs ontique
1.3.3. Ça naturel et ça technique
II. LE DÉCALAGE PROMÉTHÉEN
2.1. L’homme producteur
2.1.1. L’activité du travailleur
2.1.2. Anthropologie des chômeurs
2.1.3. Exécuter et faire : l’exemple Eichmann
2.2. L’homme consommateur
2.2.1. L’activité du consommateur
2.2.2. Critique de la télévision : imagination et conscience d’image
2.2.3. Critique de la radio : communication et langage
2.3. Développement du monde- machine
2.3.1. L’essence de la technique et la machine
2.3.2. La technostructure, modèle de fonctionnement économique
2.3.3. Monde de la vie et monde technique
III. LA PRÉSERVATION DU MONDE
3.1. Le supraliminaire : l’exemple atomique
3.1.1. Les raisons de l’aveuglement
3.1.2. Les apprentis sorciers et la catégorie du religieux
3.1.3. Le cas Eatherly
3.2. Esthétiques du nihilisme
3.2.1. Kafka et le renoncement
3.2.2. Grosz et le choc
3.3. Outils esthétiques pour la préservation du monde
3.3.1. Exercer son imagination morale
3.3.2. Réflexion sur la fabrication des sentiments
CONCLUSION
Bibliographie
Ouvrages principaux
Revues et articles
Autres ouvrages
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Liste des abréviations utilisées

Ouvrages en langue française

• HP : Hiroshima est partout, tr. fr. D. Trierweiler, F.
Cazenave, G.R. Veyret et A. Morabia, Paris, Seuil, 2008.

• NE : Nous, fils d’Eichmann, tr. fr. S. Cornille et P.
Ivernel, Payot & Rivages, Paris, 2003.

• OH 1 : L’obsolescence de l’homme ; Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, tr. fr. C. David, Paris, Encyclopédie des nuisances : Ivréa, 2002.

• TF : Le temps de la fin, tr. fr. C. David, Paris, l’Herne, 2007.

Ouvrages en langue allemande

• AM 1 : Die Antiquiertheit des Menschen 1 ; über die Seele im Zeitalter der zweiten industriellen Revolution, Verlag C.H. Beck, München, 1956.

• AM 2 : Die Antiquiertheit des Menschen 2 ; über die Zerstörung des Lebens im Zeitalter der dritten industriellen Revolution, Verlag C.H. Beck, München, 1980.

• HÜ : Hiroshima ist überall ; Tagebuch aus Hiroshima und Nagasaki, Briefwechsel mit dem Hiroshima- Piloten Claude Eatherly, Rede über die drei Weltkriege, Verlag C.H. Beck, München, 1982.

• WE : Wir Eichmannsöhne, Verlag C.H. Beck, München, 1964.

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INTRODUCTION

Je suis l’Homme dans la boîte parce que, pour moi, le monde est une boîte, ou plutôt ma propre boîte y est emboîtée de telle façon que je puisse y survivre, par une pure et complète discontinuité, c’est dire à quel point ma boîte revêt une fonction primordiale : elle me permet de vivre dans le monde sans y vivre, elle me permet d’être dans le monde sans y être, ainsi, chaque partie du monde, chaque monde est une boîte emboîtée avec les autres, sauf avec la mienne. Car la boîte dans laquelle je vis est aussi celle que je dois faire vivre en moi, sous peine d’en mourir. Cette boîte dans laquelle j’habite est donc la Boîte qui contient toutes les autres boîtes de mon esprit, et c’est la raison pour laquelle elle vit aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de moi.
M. G. DANTEC

Un homme, centré sur lui- même, ne cherche plus à fonder raisonnablement, ni à entrevoir les conséquences de ses actes.
Il est nihiliste par dépit. Confronté à l’absurde de la question du devoir, obsolète une fois confrontée à la facilité technique de l’agir, il reste interdit, condamné à se laisser porter par le cours des choses, le fleuve des événements, bloqué dans la question du non- sens de sa vie. S’il ne trouve pas de sens à ses actions, s’il ne trouve pas de fondement à son devoir, il lui reste toujours cette possibilité d’agir pour exister. Qu’un acte ne réponde plus à la question de son sens ne le rend pas pour autant impossible, d’autant plus si son seul motif est la performance maximale. La technique dont l’homme dispose lui donne le statut de dieu prométhéen : sous l’ère de l’atome, la destruction totale de chaque individu comme du monde est désormais possible.

Dans son roman de science fiction intitulé Cosmos Incorporated, Maurice G. Dantec fait parler un homme machine, après avoir longuement cité Nous, fils d’Eichmann d’Anders. L’homme- machine pense et agit sans poser la question ni du sens de ses pensées ni de ses actions. Ce personnage vit selon les principes d’une machine technique, purement fonctionnel, et se nomme, « l’Homme dans la boîte ». Cet hybride fictif symbolise l’homme réduit à une fonction, habitué à disposer du monde comme d’un simple fonds, d’une simple autre boîte à utiliser dans une relation discontinue de dépendance pragmatique. N’est vrai que ce qui fonctionne et lui est utile. Son objectif de vie est la perpétuation de sa boîte en tant que projection de soi en un rempart protecteur des assauts hostiles de son environnement encore non maîtrisé. Situé dans un monde fermé qu’il se construit en se l’appropriant, « l’Homme dans la boîte » n’expérimente plus son environnement qu’à travers elle, par sa médiation. Il finit par synchroniser son mode d’être sur cet intermédiaire. Il devient lui- même la boîte. Il fait corps avec elle. Il ne connaît plus que ce moyen et l’utilise sans avoir besoin de donner sens à ses pensées comme à ses actions. La dépendance s’inverse peu à peu, « l’Homme dans la boîte » ne peut plus vivre sans être lui- même cette boîte. Il est nihiliste par défaut. Il ne peut plus être autrement. Il ne peut plus sortir de sa boîte. L’homme- machine transforme le monde qui l’entoure en somme de boîtes, en un monde technicisé, pour qu’il soit assimilable en tant que boîte, en tant que produit.

Transformer le monde en boîte permet à cet hybride de se projeter à l’extérieur comme à l’intérieur de lui- même. Sa boîte est, de son point de vue, à la fois lui- même et le monde.
Il parvient à se couper de son environnement comme de son caractère d’homme, tout en gardant le contrôle sur ce qui l’entoure et sur le déroulement de sa pensée.

Cette fiction est porteuse d’une thèse implicite : la technique ne serait pas seulement un instrument mais un véritable mode d’être-au- monde. Lorsque notre interprétation quotidienne du monde est placée sous le signe du seul souci, tel que le souci fonctionnel de « l’Homme dans la boîte », nos préoccupations ne sont plus qu’utilitaires. Le monde apparaît comme réserve d’ustensiles, de moyens, de ressources pour nos moyens et de moyens pour de nouvelles ressources. Nous vivons selon un mode d’être technique, fondé sur une mise en exploitation de l’étant. La critique heideggerienne du règne hégémonique de la technique est posée dans le cadre où la relation technique à l’étant devient le seul mode compréhensible de relation à l’être. Les autres possibilités sont masquées par la toute- puissance de cette technique : son progrès est tel que nous sommes en mesure d’agir sans penser, de calculer sans méditer, d’avoir but et visée sans retour à soi.

Anders reprend le principe d’une critique de la technique. Il entend toutefois la refonder sur d’autres principes éloignés des postulats heideggeriens. Le point de départ semble pourtant identique à celui de Heidegger : il s’agit de déterminer en quoi la technique serait susceptible d’être un danger. Mais son idée n’est pas de valoriser un monde méditatif pré- technique et pré- scientifique au détriment d’un quotidien impersonnel et de l’individu égaré dans l’anonymat de l’ordinaire1. Il cherche simplement à penser la façon dont notre monde nous échappe au fur et à mesure que la technique s’autonomise, la façon dont tend à se substituer au « monde des hommes » un « monde des appareils ». La technique ne serait pas seulement un mode d’être-au- monde statique et décadent, fondé sur le primat l’Avoir et l’oubli de l’Être, mais avant tout un processus dynamique de transformation de l’homme, peu à peu rendu myope de tout horizon moral : la posture nihiliste ne serait pas la cause du développement de la technique mais un effet provoqué par la perte de vue du sol originaire qui l’a vue naître.

« Je ne suis pas un fou qui croit que l’évolution technique pourrait être empêchée, ou que les problèmes du monde d’aujourd’hui pourraient être résolus en plantant des radis ou en mangeant des épinards ». G.ANDERS, « La mort du monde devant les yeux », entretien avec Mathias Geffrath (1982), in Conférence, n° 17, automne 2003, p. 275. OH 1, p. 16 ; AM 1, p. 2.

La notion de technique peut se décliner sur deux plans. Le premier est formé par les techniques industrielles, mises en jeu dans le processus de production économique. Elles dépendent des principes d’utilité et de performance. Ces principes se trouvent également appliqués sur un second plan : celui des techniques humaines, morales et politiques. La fonction de ces techniques humaines est d’être à la fois structure et mécanisme d’une praxis. Celle- ci est mise en oeuvre dans un champ d’application et un ordre déterminés, comme par exemple au sein d’une entreprise, d’une armée, d’une institution, etc. Le concept commun aux deux plans succinctement déterminés est celui de « moyen ». Il s’agit d’un objet technique, mis en oeuvre dans le cadre de la réalisation d’une fin, dépendant des modalités d’application de la praxis. « Un moyen est par définition quelque chose de secondaire par rapport à la libre détermination d’une fin, quelque chose que l’on met en oeuvre après coup comme "médiation" en vue de cette fin »2. Le moyen présuppose dans son utilisation la libre détermination de l’individu ou du groupe d’individus qui s’en sert. Dans la technique industrielle, la médiation forme l’une des trois parties en jeu dans la production. Un sujet, présumé cause libre et indéterminée par essence, use d’un moyen, instrument technique dans le cas présent, pour entrer en relation, ici de production, avec un objet, produit déterminé de la relation de causalité. Cet objet doit, après vérification et contrôle terminal, correspondre à la visée initiale du sujet. Dans cette relation, la question morale, retour sur soi pour juger de l’action, se résume à cette fonction de contrôle, par delà tout critère de bien et de mal. En des termes plus triviaux, l’objectif est que « ça fonctionne ».

Afin de garantir l’aspect propédeutique de cette introduction, les notions d’artificiel et de technologique pourraient permettre de définir plus finement la technique en tant que telle. L’objectif est d’éviter l’écueil de la « Kulturkritik » comme celui du propos réactionnaire. Un objet est dit « artificiel » dès lors qu’il s’agit du résultat ou du prolongement d’une activité humaine de production délibérée et finalisée. Un objet est dit « technologique » dès lors qu’il s’agit du résultat de l’application consciente de la science à la technique, ancrée dans l’usage du savoir rationnel.
L’intelligence humaine, par le biais de la science, parvient à la technique. La théorie scientifique dans son application devient technique. Le produit technologique est « à la pointe » du développement de sa technologie. Il implique un niveau élevé de la science. Dans ce cadre précis, certains objets peuvent être produits par l’intermédiaire d’autres objets.

À partir de ces deux définitions, il apparaît que la technique qualifie une activité. Deux objectifs s’unissent dans la réalisation de celle- ci. Il est question en premier lieu de la maîtrise de ce qui n’est pas maîtrisé parfaitement sans la technique. L’objectif visé est celui d’une réduction entropique.

Le second intérêt est le dépassement d’une limite, ou d’un pouvoir limité, par la prothèse technique. L’objectif visé est un recul des limites naturelles de l’homme. Pour exemple, la vision de l’homme est naturellement limitée à son organe de la vue : l’oeil. Celui- ci peut se révéler déficient, corrigé par l’apparition d’une première prothèse technique, à savoir la paire de lunettes. Avec les avancées scientifiques en optique, les limites de la vision ont été peu à peu repoussées par les télescopes, pour aller jusqu’à créer un véritable oeil de l’espace avec Hubble, des possibilités de vision nocturnes, calorimétriques, etc. À chaque étape, un dépassement infini est toujours suggéré.

Or, l’illimitation de la technique risque de faire oublier la finitude de départ3. La maîtrise a vocation de régler, le dépassement a vocation d’intégrer. Heidegger insiste pour sa part sur la question de la maîtrise. La technique est une époque de l’histoire de l’être. Synthétiquement, la technique se définit comme une activité réglée et maîtrisée, dans le but de dépasser un pouvoir limité. Les limites de l’homme sont celles de la technique. Pour un auteur tel que Foucault, ceci donne naissance à une modification de l’humain de l’être humain, visible dans l’apparition de nouveaux modes de subjectivations4. La thèse majeure d’Anders est que les modifications de l’homme, par les transformations de son monde induites par la technique, produisent du nouveau mais entraînent d’inexorables pertes. Obliger la technique à revenir sur les déchets de son institution offrirait la possibilité d’une critique non réactionnaire de la technique, telle qu’Anders entend la fonder.

Contre le préjugé qui présume d’une neutralité de la technique, celui- ci émet la thèse suivante :
« Il n’existe pas d’instrument isolé. Le Vrai, c’est le Tout. Chaque instrument isolé n’est qu’une partie d’instrument (Gerät- Teil), il n’est qu’un rouage, un simple morceau du système, un morceau qui répond aux besoins d’autres instruments et leur impose à son tour, par son existence même, le besoin de nouveaux instruments.

3 Il n’est bien sûr aucunement question ici de faire l’éloge de cette finitude naturelle de l’homme. Cet objectif réclamerait la définition de valeurs indubitables en amont du raisonnement, ce qui serait contraire au déroulement adéquat d’un raisonnement proprement philosophique.

4 Il serait tentant d’établir ici un lien entre Heidegger et Foucault, par exemple entre « l’arraisonnement » de l’un et le « dispositif » de l’autre. Les conséquences politiques semblant toutefois différentes, la mention de ces deux auteurs dans ce cadre introductif ne vise qu’à rappeler les thèses de deux auteurs dont la comparaison rapprochée nécessiterait une étude à elle seule.

Affirmer que ce système des instruments, le macro- instrument, ne serait qu’un "moyen" et qu’il serait donc à notre disposition pour réaliser des fins que nous aurions d’abord librement définies, est complètement absurde. Ce système des instruments est notre "monde". Et un "monde" est tout autre chose qu’un moyen »5.

Anders dépasse le seul niveau de l’outil, considérable comme instrument isolé. Il pointe ici le risque encouru, pour l’homme, d’une technicisation de l’environnement dans sa totalité en tant que celle- ci exclut, par son fonctionnement, toute possibilité de questionnement moral. Dans le système des instruments, il n’est plus question d’action morale. La seule maxime valable est « performance maximale ». Cette forme de nihilisme6, en tant que négation par défaut de toute instance morale, individuelle comme collective, serait le fruit d’un déplacement progressif du sujet, entendu en tant que perspective sur ses propres actions. Les notions de nihilisme et de technique, chez Anders, sont intimement liées.

Le déplacement progressif de la perspective du sujet, signe et symptôme de cette liaison, est perceptible dans l’évolution du concept de « révolution industrielle »7, en trois étapes.
5 OH 1, p. 16 ; AM 1, p. 2. Les italiques sont transposés pour correspondre à ceux présents dans la version originale du texte.

6 Le nihilisme peut également être entendu comme négation de tout absolu. Le propos de cette étude est essentiellement de traiter de la possibilité d’une morale. Celle d’un absolu n’apparaît qu’en arrière fond, objet de désir lointain à la source de déceptions et frustrations.
L’aspect politique de la doctrine nihiliste, tel que défini par Albert Camus dans l’Homme révolté par exemple, avec ses origines russes au XIXe siècle, n’est que la conséquence d’une impossibilité de la morale qu’il est nécessaire d’examiner a priori.

7 Le propos sur la question des révolutions industrielles qui suit reprend les grandes lignes de l’introduction d’AM 2, pp. 15- 33. OH 1, p. 22 ; AM 1, p. 7. La principale critique couramment faite à l’encontre de Günther Anders est à l’origine celle émise par Adorno.

L’argument serait que l’héritage heideggerien reste toujours en arrière plan de ses raisonnements. Si en effet le terme « épochal » renvoie explicitement aux discours d’Heidegger, son utilisation par Günther Anders semble lui ôter son sens d’inéluctable destin. La technique est un phénomène épochal au sens où à l’époque de l’écriture d’AM 1 (1956) et AM 2 (1980) le diagnostic de Günther Anders dépassait la bipolarité mondiale de l’époque : la technique est un destin mais que l’homme doit et peut refuser.

La première, amorcée au début du XVIIIe siècle en Angleterre, est marquée par un principe d’itération : la reproduction des machines n’est plus assurée par l’homme mais par d’autres machines. Le sujet passe en marge de la production et perd son statut de sujet dans la phase de travail.

La seconde révolution industrielle, fondée sur l’énergie, à la fin du XIXe siècle, est marquée par un principe d’inversion. Le sujet est réintégré au processus de production en tant que pièce supplémentaire dont la fonction est déterminée. À la production de marchandises s’ajoute la production des besoins. Le sujet, dans son être-au- monde quotidien, est la cible de cette nouvelle production. Il perd son statut de sujet dans la phase de loisir. La troisième révolution industrielle est, quant à elle, marquée par le principe d’indépassabilité. Celle- ci est née dans la seconde moitié du XXe siècle, avec l’apparition des processus d’informatisation et d’automation.

Elle ne signifie pas la fin de l’Histoire mais la possibilité concrète de sa disparition. En d’autres termes, il ne sert à rien de produire toujours plus d’armes atomiques ou d’en améliorer le fonctionnement. Le monde est déjà anéantissable dans sa totalité. Selon Anders, l’humanité actuelle vit dans le temps de la fin, dans un délai ou sursis (Frist). La technique est « un phénomène déterminant de notre époque, un phénomène épochal »8. Elle définit la nécessité du délai alloué à l’homme de la technique.

Les thèses d’Anders, parallèlement à ce déplacement du point de vue du sujet, se déclinent selon trois ordres.
L’être-né, définitivement privé du retour à soi dans une authenticité par son mode d’être technique reste exposé au choc de la contingence de son être-là. L’homme ne peut plus s’identifier avec lui- même. Nouveau Prométhée, il est réduit à se poser indéfiniment la question « qui suis- je désormais ? ». Comment se manifeste cette non- identité de l’homme avec lui- même ?

Donner sens à tout ce qui lui arrive est source d’un gaspillage de sa force : ni but, ni vérité, ni unité ne semble apparaître dans l’abîme du cercle vicieux formé par le sentiment de honte. Dans la première partie de Die Antiquiertheit des Menschen 1, Anders analyse ce qu’il nomme « honte prométhéenne », honte devant les instruments fabriqués par nous- mêmes. Il cherche à démontrer en quoi les principes moteurs du régime de la technique démystifient le fait de vivre, avilissent nos forces créatrices et nuisent à tout développement de singularités, au- delà d’une quête éperdue d’identité. Les enjeux soulevés par le phénomène de la honte prométhéenne sont à développer dans un premier temps.

L’objectif est de déterminer pourquoi et comment tout individu peut se poser et se constituer dans un processus réflexif sans fin. Suivant la détermination du caractère borné de l’homme en tant qu’être-né et être-pour- la- mort, la description phénoménologique de la honte, comme trouble de l’identité, forme en quelque sorte la clef de voûte de l’anthropologie technique d’Anders à partir du ressenti de l’homme seul et perdu.

Il convient ensuite d’interroger les conditions d’émergence de ce sentiment particulier, symptôme du nihilisme. Quelles sont les conditions du développement de la décadence à la source de l’absence d’horizon moral ? Entre en jeu simultanément la question du « décalage prométhéen », expression forgée par Anders. Elle lui permet de signifier le mode d’être-au- monde technique, socle de l’expérience de la perte du sens. Les manières qu’a l’individu de se rapporter au temps, dans le cadre de la production par le travail et dans le cadre de la consommation par le loisir, forment un second cercle vicieux, intégré dans les pratiques de la vie quotidienne.

Le processus de production, régi par le principe de la division du travail social, aurait pour résultat la transformation progressive de l’homme en automate dont l’action se sépare peu à peu et irréversiblement de la conscience morale. Si l’automate possède encore une représentation d’un monde auquel il appartient malgré lui, le chômeur est quant à lui privé de monde, devenu obsolète. Alors le travailleur, de peur d’être sans monde, adopte les valeurs du travail et se concentre sur ses actions dont il ne voit pas les effets. Adolf Eichmann, en charge de l’organisation nazie des déportations de Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, est un exemple d’homme de la technique soumis à la machine. C’est une figure régulièrement présente dans l’ombre du discours d’Anders, comme archétype du monstrueux. Le pendant de la production est le processus de consommation, établi sur une perversion de la loi de l’offre et de la demande. Celui- ci aurait pour résultat la transformation de l’individu en « homme de masse ». Une réflexion sur l’image et sur le langage, soumis aux principes de l’utilité et de la performance, permettrait d’entrevoir quels procédés régissent la médiation technique des objets de loisir. L’intérêt fondamental de l’analyse est en dernier lieu de développer le concept de machine cher à Anders. Ce concept, comparé aux modèles d’organisations économiques fondées sur l’autonomie de l’État, du marché ou d’une interaction des deux par l’intermédiaire d’une technostructure, est en mesure de décrypter les mécanismes de l’économie actuelle. Le monde technique naturalisé peu à peu par les habitudes quotidiennes, conséquences de la technicisation progressive de l’environnement, serait à la source des idéalités technologiques en décalage avec le monde de la vie.

Le décalage prométhéen diagnostiqué par Anders requiert un traitement pour tenter de le combler. L’objectif est d’éviter que l’homme ne succombe à ses propres productions. Encore faut- il que celui- ci soit en mesure de percevoir, imaginer ou sentir le moindre de leurs effets qualifiés de « supraliminaires ». L’absoluité de la condition de l’homme de la technique exigerait l’actualisation de la catégorie du religieux, seule à même de révéler son statut ignoré d’apprenti sorcier au maître assassiné et au monde en passe de l’être. Là où Adolf Eichmann apparaissait comme l’exécutant discipliné, à la conscience méticuleuse érigée en instrument de contrôle indéfectible de l’agir vidé de son contenu, Claude Eatherly apparaît comme l’homme aux remords sans fin, provoqués par le choc de la représentation cauchemardesque de ce dont il avait été la cause, une fois sa mission de reconnaissance effectuée au- dessus d’Hiroshima le 6 août 1945. Anders a également écrit sur les artistes aux oeuvres d’art dont les enjeux sont proches des questions nihilistes et de leur rapport à la technique. Kafka en littérature et Grosz en peinture ont produit deux esthétiques aux résultats différents mais révélatrices de l’état moral particulier des hommes du XXe siècle, partagés entre soumission silencieuse et révolte sensible. Il ne reste plus au lecteur avisé d’Anders qu’à déceler les outils utiles à une préservation du monde. L’auteur a eu soin d’en léguer à une postérité en sursis.

I. LA HONTE PROMÉTHENNE

Vois, les arbres sont ; les maisons que nous habitons sont encore debout. Il n’y a que nous pour tout longer comme une circulation d’air.
Et tout nous tait, à l’unanimité, moitié honte peut- être, et moitié indicible espoir R. M. RILKE

1.1. L’être-né et l’être fabriqué

1.1.1. Le poids de l’origine

Anders définit la honte prométhéenne comme « la honte qui s’empare du "honteux" ("beschämend") devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui- même fabriquées »9.
L’instance devant laquelle la honte naît serait une chose technique, un produit, aboutissement d’un processus de fabrication et non du déploiement d’un devenir, tel qu’autrui.

L’homme, face à la perfection de l’instrument qu’il a fabriqué, aurait honte de lui- même, de son origine contingente d’être-né.

« Son déshonneur tient donc au fait d’ "être né", à sa naissance qu’il estime triviale (exactement comme le ferait le biographe d’un fondateur de religion) parce qu’elle est une naissance. Mais s’il a honte du caractère obsolète de son origine (antiquierten Herkunft), il a bien sûr également honte du résultat imparfait et inévitable de cette origine, en l’occurrence lui- même »10.

OH 1, p. 37 ; AM 1, p. 23. Traduction modifiée.

L’exemple du biographe d’un fondateur de religion, tel que Moïse, permet d’appréhender la disproportion entre la portée des actions de cet homme en question, dont est réalisée la biographie, et les effets de ses actions, lesquelles par définition, le dépassent : il n’en reste pas moins un Dasein au même titre que les autres hommes11. L’homme contemporain, affecté par la honte prométhéenne, ne peut se résigner à son infériorité ontologique d’être engendré (« natum esse ») et non d’être fabriqué. But, visée et destin ne sont pas inclus aux dispositions naturelles de l’être engendré. Celui- ci n’a qu’un a priori formel de son monde, c’est pourquoi « l’artificialité est la nature de l’homme et son essence est l’instabilité »12 .

L’homme construit son habitat pour s’assurer d’une stabilité environnante. Il éprouve d’abord sa liberté dans l’acte de transformation du monde. Anders précise dans cet article de jeunesse que l’acte de se retrancher en soi, recherche de l’essence par l’expérience de soi, est cependant l’acte fondamental de la liberté. Il s’agit du seul acte où l’homme prend la liberté de rompre avec le monde : il s’expérimente en tant que contingent.

10 Ibid., p. 38 ; p. 24. Traduction modifiée.

11 Afin d’illustrer son propos, Günther Anders apporte une précision, en note de bas de page, toujours d’actualité : le rejet de l’origine est perceptible dans le discours religieux. Le religieux ne parvient pas à accepter le propos évolutionniste où l’homme n’est plus qu’un être né et non un être créé par Dieu.

12 G. STERN (ANDERS), « Pathologie de la liberté ; Essai sur la non- identification », in Recherches philosophiques, tr. fr. E. Levinas, volume VI, Paris, 1937, p. 22.

« Pour cet être seulement, qui est séparé de la réalité dont il provient, pour qui celle- ci n’est pas là pour l’homme seul, cette réalité est quelque chose de particulier ; elle est origine et en tant que telle elle est en quelque sorte douée d’une transcendance qui se présente sous l’aspect de l’antériorité (Transzendenz nach rückwärts). Par l’homme seulement, la liaison avec ce dont il provient peut être maintenue »13.

La catégorie de l’origine est une caractéristique de l’homme pour Anders : elle est la marque de la temporalité et de la conscience de celle- ci qui différencie fondamentalement l’homme de l’animal. Lorsque l’homme découvre d’un acte libre son origine déterminée d’être-né, non- libre, il touche alors du doigt la contingence de son existence14. Cet acte remet en question l’attitude naturelle d’identité à soi présente dans le Je en action. La honte prométhéenne est cet acte particulier qui lui fait perdre cette possibilité de s’identifier avec lui- même.
Le honteux tel que décrit par Anders ne supporte pas ce choc de la contingence. L’attitude de la fuite, par le saut dans la croyance par exemple, lui permet de dissimuler cette liaison15.

13 Ibid., p. 32.

14 Un constat biographique trop rapide pourrait laisser penser qu’un premier Günther Stern traitait d’objets philosophiques dans un style académique pour devenir, à partir de sa période d’exil dans les années 30, un second Günther Anders qui, quant à lui, avait déserté dans la pratique, loin des amphithéâtres. La question de la contingence de l’existence humaine traverse pourtant bien l’oeuvre de Günther Anders et semble en former le fil directeur : « Le concept de "contingent" est apparu chez moi pour la première fois en 1929, dans la conférence que j’avais faite à la Société Kant sur "L’étrangeté de l’homme au monde" ; j’y parlais de la "contingence de l’homme". Cela signifie qu’il fait partie des créatures dues au hasard ; que l’on peut penser un monde dans lequel l’homme n’existerait pas. L’existence de l’homme est tout autant le fait du hasard que celle de l’épinard ou du flet. J’ai formulé ceci avec cette netteté et cette impertinence, pour engager une polémique sur la thèse vaniteuse et immodeste qui veut que nous ayons été créés à l’image de Dieu. Souligner la contingence est en fait se déclarer contre la nécessité de l’existence de l’homme sur Terre ». G. ANDERS, « Brecht ne pouvait pas me sentir », entretien avec Fritz J.Raddatz, in LE RIDER Jacques et PFERSMANN Andreas (éd.), « Günther Anders », Austriaca,, p. 10.

Un écho à la question de l’origine de l’homme et de la douleur qu’elle peut provoquer se trouve déjà chez Nietzsche lorsqu’il affirme que « l’humanité aime à chasser de sa pensée les questions d’origine et de commencement : ne faut- il pas être presque déshumanisé pour sentir en soi le penchant opposé ? »16. L’homme ressent sa déshumanisation lorsqu’il s’expérimente comme étranger à lui- même, comme ayant perdu une part ou la totalité de son humanité. Le cas de la honte prométhéenne est nouveau au sens où l’homme n’a pas honte de sa potentielle déshumanisation mais cherche, à l’inverse, à se débarrasser de son origine imparfaite d’être-né.

Le honteux prométhéen veut oublier que son histoire effective propre n’est que le fruit de « ces mains de fer de la nécessité qui secouent le cornet du hasard »17 et dont la maîtrise est toujours incertaine. L’ataraxie la plus complète de l’objet technique, maîtrisé et maîtrisable, impose la supériorité de sa quiétude aux tourments de l’homme imparfait.

La honte prométhéenne a pour effet particulier de provoquer le désir d’être fabriqué. Le moi désire devenir un produit à l’origine nécessaire, simple et déterminée, voire déshumanisée :

15 Sur ce point particulier se trouve la différence majeure entre Günther Anders et Emmanuel Levinas dont le vocable eschatologique reste intimement lié au domaine du religieux, comme l’ouvrage Totalité et infini semble le démontrer. Anders, y compris dans ses discours sur l’apocalypse et la fin des temps, reste dans le domaine des objets techniques nés de la main de l’homme. Sa religiosité n’est que négative. Voir 3.1.2.

16 F. NIETZSCHE, Humain, trop humain, I, tr. fr. A.- M. Desrousseaux et H. Albert, in OEuvres, Tome 1, Paris, Robert Laffont, 1993, p. 441- 442.

17 F. NIETZSCHE, Aurore, tr. fr. H. Albert, in OEuvres, Tome 1, Paris, Robert Laffont, 1993, p. 1049.

« S’il veut se fabriquer lui- même, ce n’est pas parce qu’il ne supporte plus rien qu’il n’ait fabriqué lui- même, mais parce qu’il refuse d’être quelque chose qui n’a pas été fabriqué ; ce n’est pas parce qu’il s’indigne d’avoir été fabriqué par d’autres (Dieu, les divinités, la Nature), mais parce qu’il n’est pas fabriqué du tout et que, n’ayant pas été fabriqué, il est de ce fait inférieur à ses produits » 18.

Le fait pour un produit d’avoir été fabriqué lui confère une valeur en soi : fruit d’un effort masqué par le résultat du travail, le produit trouve sa nécessité en lui- même alors que l’homme n’en a pas la possibilité a priori. L’homme a honte de son Dasein à l’existence injustifiée par sa qualité d’être-né.
Il est troublé d’exister comme un être engendré naturellement et non comme un produit fabriqué légitimement, à la fonction déterminée. L’homme s’indigne avant tout de ne pas être une chose. Les objets artificiels de son monde valent plus que lui en termes de performance et d’utilité. Ils tiennent ces caractéristiques de leur origine technique.

1.1.2. L’être-né et le moi s’auto-posant

Concernant la question de l’origine, Anders entend s’opposer particulièrement aux conceptions de Fichte et Heidegger. Il utilise l’expression d’être-né (natum esse) au lieu de « moi s’auto- posant » (sich setzendes Ich). Anders accuse Fichte de porter le discrédit sur l’être-né au profit de l’homme qui ne veut devoir qu’à lui- même son Dasein. Chez Fichte cependant, l’homme désire être fabriqué non pas au sens technique mais au sens moral et politique : il se fait citoyen et acquiert sa souveraineté. Fichte affirme l’indépendance absolue du moi et de ses actes sur le soi :

OH 1, p. 40 ; AM 1, p. 25.

« Le concept ou la pensée du moi consiste en l’agir sur soi du moi lui- même ; et inversement, un tel agir sur soi- même donne une pensée du moi et strictement aucune autre pensée. […] Le moi est ce qui se pose soi- même et rien d’autre ; ce qui se pose soi- même est le moi et rien d’autre »19.

La conscience de soi est une représentation du soi dont le moi a conscience. L’être de l’homme est fondé par cet acte d’auto- position du soi. Son origine d’être-né est voilée par ce fondement de l’identité du Je pour lequel se poser et être sont une seule et même chose. Fichte affirme que « le Moi pose absolument originairement son propre être »20. En ce sens, toute médiation est inutile pour fonder l’identité sujet- objet :
seule la conscience immédiate de soi suffit. La réalité se concentre d’abord dans le Moi qui, ensuite, produit toute chose : le Moi est le principe de constitution de l’objectivité.
Or, comme l’explique Anders, cet égoïsme logique occulte jusqu’à la possibilité de l’échec de l’identification du Je. En d’autres termes, l’égoïste n’a jamais honte et a oublié son origine naturelle. Dans le but de se poser comme libre législateur (setzt sich als Gesetztgeber), Fichte opère une « autodéification théorétique de l’ego »21 : le Moi se pose et pose en lui toute réalité.

Anders analyse brièvement la naissance de l’idéalisme allemand dans son article publié initialement aux États- Unis en mars 1948 dans la revue Philosophy and Phenomenological Research, intitulé « On the pseudo- concreteness of Heidegger’s Philosophy » :

19 J.G. FICHTE, La doctrine de la science nova methodo, tr. fr. I. Radrizanni, Lausanne, L’âge de l’homme, 1985, p. 314.

20 J.G. FICHTE, Doctrine de la science, tr. fr. A. Philonenko, in OEuvres choisies de philosophie première, Paris, Vrin, 1980, § 1, p. 22.

21 G. ANDERS, Sur la pseudo- concrétude de la philosophie de Heidegger, tr. fr. Luc Mercier, Paris, Sens & Tonka, 2006, p. 42.

« C’est un trait typique de l’idéalisme (en dernière analyse un héritage stoïcien) que de reformuler tout "devoir" en "pouvoir", tout aspect de l’existence en signe de liberté ; que d’affirmer l’homme en tant qu’être libre parce que (peu importe les circonstances réelles) il pourrait être libre ; que de faire passer le conditionnel ontique de la liberté pour un indicatif ontologique. Ce n’est pas vraiment un hasard si, dans la phase post- kantienne de l’idéalisme allemand, la conception kantienne de la "liberté" a subi une sorte de "déshumanisation", c’est- à- dire si elle a été dépouillée de sa signification exclusivement anthropologique et morale ; si la liberté a été transformée en type d’ "être" »22.

Dans le texte intitulé Le plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand, au contenu représentatif du passage du criticisme à l’idéalisme, le Moi absolument libre est à la source de la création du monde : la représentation de moi- même comme d’un être absolument libre suffit à affirmer la nécessité de la liberté et non plus simplement sa possibilité23. Cet acte de représentation fonde la liberté. Elle devient une constante statique de l’homme qui n’a plus à l’éprouver dans la dynamique de l’action. La liberté n’est plus un postulat de la raison pratique. En absolutisant la liberté, dans le prolongement de l’absolutisation du sujet, les fondateurs de l’idéalisme allemand à la source du « plus ancien programme », Hölderlin, Schelling et Hegel, ont permis l’autarcie morale et avec elle, rendu possible le nihilisme.

22 Ibid., pp. 45- 46.

23 ROSENZWEIG Franz (éd.), « Das älteste Systemprogram des deutschen Idealismus – Ein handschriftlicher Fund », in Ch. JAMME und H.
SCHNEIDER (éd.), Mythologie der Vernunft, Helgels « ältestes Systemprogramm des deutschen Idealismus », Frankfurt Suhrkamp, 1984, pp. 11- 14. Le texte original, rédigé par Hegel, aurait été vraisemblablement composé initialement par Schelling et Hölderlin, entre la fin de l’année 1796 et le début de l’année 1797 à Francfort. Sa découverte, par Franz Rosenzweig, date de mars 1913. Ce manuscrit était classé dans le catalogue des notes de Hegel à la bibliothèque royale de Berlin.

1.1.3. L’être-né et l’être-jeté

Heidegger est pour Anders un « self- made- man acosmique »24, une figure du nihilisme. Anders utilise l’expression d’être-né en remplacement « d’être-jeté » (geworfen- sein). Il accuse Heidegger de ne construire qu’une variante du développement opéré par Fichte. La métamorphose du Dasein en Existenz par le se- faire- soi- même (sich- selbst- machen) n’est plus qu’une quête individuelle et perd tout le sens politique encore présent chez Fichte. La seule charge du Dasein est lui- même, sans tenir compte du monde.

Le point commun entre le criticisme et l’idéalisme est leur objet d’étude, à savoir la condition de possibilité25 (Bedingung der Möglichkeit) : de l’objet pour Kant, du sujet pour les idéalistes. L’auto- position fichtéenne devient auto- appropriation chez Heidegger. La question de la condition de possibilité du sujet devient condition du pouvoir- être sujet : la possibilité (Möglichkeit) est remplacée par le pouvoir (Macht) :

« Il est vraiment caractéristique, en effet, que les mots Eigentum (propriété) et Eigentlichsein (être soi- même en propre, être authentique) soient issus de la même racine. Le Dasein qui, selon Heidegger, se trouve d’abord comme un bien échoué ("jeté dans le monde") devient authentique en se faisant propriétaire de lui- même »26.

24 G. ANDERS, Sur la pseudo- concrétude de la philosophie de Heidegger, op. cit., p. 45.

25 Anders remarque à juste titre que Nietzsche s’oppose à Kant à partir du moment où la question de la Bedingung der Möglichkeit, condition de possibilité, devient la Bedingung der Nötigkeit, condition de nécessité.
En théorisant la condition de l’homme, aussi bien par rapport à l’animal que par rapport à ses instruments et appareils techniques, à partir de la question du besoin, Anders semble reprendre à son compte les héritages nietzschéen et marxiste, au sens où Marx aussi a cherché à déterminer les conditions de nécessité de la vie de l’homme libre.

Le Dasein jeté dans le monde doit se faire authentique par la prise en charge volontaire de sa facticité. Il fait de son existence un projet (Entwurf) à partir de sa force (Wurfkraft) :
la prise en main ou appropriation de soi par le Dasein est avant tout une question de force de la volonté. L’objectif du déploiement de celle- ci est d’assurer l’authenticité du soi, de s’extirper de la masse des anonymes, pour que la contingence devienne existence, dans la réalisation des possibilités propres au Dasein. Ce dernier doit fuir le « on », l’espace de la doxa et de l’indifférenciation. La réappropriation de son temps d’existence, par le projet, offre la possibilité au Dasein de retrouver le sens de cette existence, perdu dans la quotidienneté.

De plus, « l’idée négative de Geworfenheit n’implique aucun Werfenden : personne qui ait jeté l’homme dans le monde »27. Heidegger exclut toute possibilité de supra- naturalisme et, selon Anders, tout naturalisme, car il hérite de l’athéisme. De ce fait, la nature n’est pour le Dasein qu’un mode d’existence parmi d’autres dont l’être dépend uniquement du Dasein. Le naturel, facteur non- humain de l’homme, n’est plus qu’un attribut ontologique. Dans le même ordre d’idée, Heidegger distingue l'histoire événementielle (Geschichte), la réalité elle- même, avec ses destinées et son ordre, de la science historique (Historie), mode de représentation.

26 G. ANDERS, Sur la pseudo- concrétude de la philosophie de Heidegger, op. cit.,, p. 47.

27 Ibid., p. 60.

La Geschichte n’est jamais nécessairement Historie : cette dernière n’est que l’objectivation de la première 28. Le Dasein doit conquérir (erwerben) l’histoire événementielle pour se la réapproprier et la déterminer : la Geschichte devient une possibilité du Dasein dont la seule transcendance se résume au « on », résumée par Heidegger à une instance publique négative, manifestée par « l’État, l’économie, l’esclavage, le droit »29 que doit ignorer le Dasein30. De cette instance il n’est nullement question dans Sein und Zeit. Pour Heidegger, la moralité ne repose ni sur un agir dans un monde donné et reconnu, ni sur la construction d’un monde moral mais sur le devenir soi sans égard pour le monde. Heidegger cherche à faire disparaître l’être précisément- là de l’homme, la contingence du « ici ». Il est un nihiliste paniqué par le paradoxe de la liberté qui consiste à « ne vouloir jamais être précisément- moi et d’être perpétuellement contraint cependant au précisément- moi »31.
La solution pour surmonter ce dilemme est la fixation dans l’ici- précisément, à la manière du paysan et de sa bâtisse en Forêt- Noire au XVIIIe siècle, manière de faire persister sur place le pouvoir- être32. Pour Anders, il y a perte de la signification du ici- précisément dès lors qu’il devient l’espace du monde lui- même. Il décrit cette situation du nihiliste :

28 M. HEIDEGGER, Essais et conférences, tr. fr. A. Préau, Paris, Gallimard, « Tel », 1958, p. 71.

29 G. ANDERS, Sur la pseudo- concrétude de la philosophie de Heidegger, op. cit., p. 67

30 La question de l’historialité chez Heidegger est critiquée plus en détails par Günther Anders dans le chapitre IV de Sur la pseudo- concrétude de la philosophie de Heidegger et nécessiterait une étude à proprement parler. L’idée, dans le cadre de cette sous- partie, est de montrer que la grille de lecture de Sein und Zeit produite par Günther Anders traverse la totalité des développements d’Heidegger, lequel construit son oeuvre à partir d’un dépassement de l’alternative naturalismesupranaturalisme, perspective il est vrai tout à fait novatrice à l’époque.

31 G. STERN (ANDERS), « Pathologie de la liberté ; Essai sur la non- identification », art. cit., p. 36.

32 M. HEIDEGGER, Essais et conférences, op. cit., p. 191. La lecture de « Bâtir, habiter, penser » parallèlement au paragraphe 6 de l’article « Pathologie de la liberté ; Essai sur la non- identification », confère une certaine continuité aux préoccupations heideggeriennes bien que l’habitude en histoire de la philosophie consiste à parler d’un premier et d’un second Heidegger.

« On se trouve maintenant prisonnier du Ici- précisément, malgré le nombre incalculable des fragments du monde qui ne sont pas encore réalisés ;
dans quelque direction que l’on se tourne, on demeure toujours ici- précisément ; c’est- à- dire dans ce monde ; et la tentative de se soustraire à ce monde, de s’en échapper par quelque endroit, se révèle pour cette raison comme impossible, car il n’y aucune paroi qui pourrait, entourant le Ici, se prêter à une quelconque effraction. On est prisonnier du Ici- précisément non pas bien que, mais parce qu’il est justement sans limites. La terreur se transforme en torpeur »33.

L’identification de l’Ici au Moi, même s’il y a mouvement, comme chez l’animal, ne fait que déterminer un espace vital où une possibilité fondamentale de l’homme est occultée : la possibilité du voyage, entendue au sens de l’oubli des appartenances et du principe d’individuation34. Anders, au travers de la honte prométhéenne, traite de l’être-précisément- Ici et de l’être-précisément- Moi dans le cadre des instances ignorées par Heidegger, à savoir principalement l’économie et ses instruments.

33 G. STERN (ANDERS), « Pathologie de la liberté ; Essai sur la non- identification », art. cit., p. 37.

34 La question du rapport entre voyage, monde naturel et histoire se retrouve également dans les réflexions de Jan Patocka lorsqu’il cherche à déterminer le seuil de la problématicité en fondant l’historiographie sur les relations des voyageurs dans les peuples primitifs. Cf. J. PATOCKA, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, tr. fr. E. Abrams, Paris, Verdier, 2007, p. 37.

1.1.4. L’être-né et son auto-réification

Confronté aux critères ontologiques de l’instrument, produit artificiel auquel est associée une fonction, l’homme apparaît moins précis, non reproductible en tant que tel et difficilement modifiable. De prime abord, il pourrait s’agir d’une description du symptôme classique de la réification de l’homme. La conscience douloureuse d’être considéré telle une chose parmi d’autres n’est autre que le symptôme d’une aliénation reconnue et décrite par Marx.

La réflexion d’Anders prolonge ce diagnostic. Il ne s’agit que du premier degré dans l’histoire de la réification de l’individu. Ce développement est à mettre en parallèle avec le déplacement de la perspective du sujet lors des trois révolutions industrielles, décrit en introduction. L’homme n’a tout d’abord plus honte d’être une chose, il a « honte de ne pas être une chose »35. Il franchit ensuite une seconde étape, deuxième degré dans l’histoire de sa réification. Il finit par accepter la supériorité de la chose, accepte d’être mis au pas, approuve sa propre réification ou rejette sa propre non- réification comme un défaut. Il faut s’insérer dans la société technique, trouver l’utilité de son existence, valeur primordiale de l’organisation hiérarchisée en vue d’éprouver du mieux possible cette utilité. Le troisième degré est « le moment où sa propre prise de position – acceptation ou rejet – est devenue pour l’homme réifié une seconde nature, une prise de position si spontanée qu’elle n’est plus pour lui un jugement, mais un sentiment »36. La supériorité de l’instrument ne relève plus d’une comparaison directe entre ses critères ontologiques et ceux de l’homme. Devenue norme de fonctionnement sociétal, la performance maximale de l’individu, imitant l’instrument parfait, forme la valeur suprême.

35 OH 1, p. 45 ; AM 1, p. 30.

36 Ibid.

En soi l’individu est un saboteur de ses propres projets.
En sa contingence d’être-né est contenue la possibilité de l’erreur et de l’échec, sources de crainte. Il est nécessaire pour lui de prendre pour modèle l’instance qui le juge et lui fait avoir honte de lui- même : l’instrument dont l’action est nécessairement parfaite, car application d’une science technicisée, fait figure d’exemple de réussite. L’homme contemporain, pour s’intégrer à la société de la performance doit corriger ses points faibles : il met son corps en jeu dans des situations limites afin de déceler lesquels sont encore modelables.

« Il doit s’efforcer de donner des preuves de piété que lui inspirent les choses, tenter de se livrer d’une "imitatio instrumentorum", essayer de se réformer, ou tout au moins de "s’améliorer" en limitant au maximum ce "sabotage" auquel il se livre, qu’il le veuille ou non, en raison du "pêché originel" que constitue sa naissance »37.

Le modèle de l’homme transformé est celui du soldat :
discipliné, devenu objet technique destiné à exécuter uniquement ce qui lui est ordonné, habitué à construire son quotidien dans un environnement toujours hostile, son être-né comme son être-pour- la- mort passent au second plan. Le soldat n’a jamais honte et revendique fièrement son zèle d’obéissance.

La description d’un cas de honte prométhéenne, à renfort de vocable religieux, permet à Anders d’illustrer sa thèse. Il reste qu’il est besoin d’expliquer en quoi l’homme aurait besoin d’attribuer aux instruments la place de dieux, instances suprêmes de jugement. Sur ce point intervient le rôle de la technique au sein des sciences de la nature : le principe de performance maximale a supprimé les racines des problèmes de la morale comme des actes moraux et immoraux.

Ibid., p. 54 ; p. 37.

La réflexion d’Anders sur la relation entre sciences et techniques semble s’inscrire dans le prolongement des diagnostics effectués par Husserl dans La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale38 . La substitution du moyen à la fin est le moment décrit par Husserl où la rationalité de la physique moderne passe du statut de méthode à celui de modèle. Le moyen technique déployé et déployable à l’infini devient fin en soi et pour soi. Puis à raison d’une sédimentation progressive et d’une traditionalisation, l’élan initial de l’activité d’expérimentation de l’inconnu retombe en systématisme clôt et uniforme avec absence de questionnement sur le sens de la méthode employée. Les actes dérivent désormais sur « l’océan moralement indifférent de l’être »39.

Lorsque l’individu se transforme en prenant l’instrument pour modèle, il en fait une nouvelle instance. Il renonce à faire de lui- même la mesure de ses actes. Il préfère limiter sa liberté morale dans la perspective d’une omnipotence technique : il se débarrasse de sa liberté d’homme en tant qu’homme. « Dans l’exécution de son auto- humiliation, l’homme, pris dans l’engrenage de l’hybris, ne "réquisitionne" pas seulement aux plus hautes instances leur prérogative, mais en invente une nouvelle »40. La transformation en instrument réclame une démesure dans l’acquisition d’un comportement sur mesure.

L’homme se soumet docilement, animé par le principe de la performance. Dans sa réussite, il est pris d’un sentiment de fierté : en se fabriquant, il trouve un sens à ses actes.

38 E. HUSSERL, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, tr. fr. G. Granel, Paris, Gallimard, « Tel », 1976, pp. 57- 60.

39 OH 1, p. 64 ; AM 1, p. 46.

40 Ibid., p. 66 ; p. 48. Traduction modifiée.

L’efficacité, en plus d’être son but, sa visée et sa vérité, devient aussi la source de sa fierté. Alors aux forces majeures classiques, à l’oeuvre dans le déroulement de sa vie, telles que la maladie, la vieillesse et la mort, vient s’ajouter son auto- réification (Selbstverdinglichung), nouvelle instance.

L’objectif initial du progrès technique était la libération de l’homme de ces forces en question. Lutter contre la maladie, la mort, la faim, la misère est le principe du progrès.
Or, si initialement le but était la libération de la nécessité pour acquérir une plus grande liberté, d’en étendre le champ d’application, le choc de la contingence révélé par la honte prométhéenne renvoie l’homme à sa condition initiale d’êtrené.

La démesure des prétentions techniques ne fait qu’accentuer l’abîme de fragilité constitutif de la vie humaine.

Plus dure est la chute. Plus la technique a d’emprise sur la vie de l’homme, plus ce dernier est déchiré par son infériorité reconnue en tant qu’existence injustifiée et absurde. La condition formelle première de la honte prométhéenne vient du fait que l’homme ne peut pas remonter le temps pour changer les déterminations induites par sa condition d’être-né, ce qu’Anders nomme « faux moulage » :

« Si l’homme souffre d’un sentiment d’infériorité vis- à- vis de ses instruments, c’est d’abord parce qu’il a vu quelle "misérable" matière première il était lors de ses tentatives pour se hisser à leur hauteur en devenant lui- même une partie de tel ou tel instrument. Mais s’il a fait ce constat, c’est parce qu’au lieu d’être une véritable matière première, il est "malheureusement" déjà morphologiquement fixé, déjà préformé. Les formes exigées par ses divers instruments étant à chaque fois différentes, toute préformation est une "fausse préformation", un "faux moulage". […] Ce "mauvais moulage" constitue son principal défaut (Hauptdefekt), la raison principale (Hauptgrund) de sa "honte prométhéenne" »41.

Ibid., p. 68 ; p. 50.

Étant morphologiquement fixé, l’homme ne peut non plus pérenniser l’existence de son corps éternellement. La suite logique de sa condition naturelle d’être-né, qui un jour n’était pas là, est celle du retour au non- être, au néant, jour où il ne sera plus là.

1.2. L’être-pour- la- mort et l’être fabriqué

1.2.1. L’homme conforme et remplaçable

La seconde source de la honte prométhéenne provient d’un autre événement qui, lui non plus, ne peut être calculé : la mort ou l’homme en tant qu’il est facilement périssable (die « leichte Verderblichkeit » des Menschen)42. Le fonctionnement idéal du système des instruments implique que l’homme soit remplaçable, comme tout autre instrument qui viendrait à défaillir définitivement. Anders remarque que le monde quotidien de l’individu contemporain est composé en majeure partie de produits de série, standardisés et régularisés.
L’existence de ces produits de série est due à une Idée, modèle, plan ou matrice. Ce caractère standardisé en tant que copie d’une Idée, interchangeable avec d’autres produits issus de cette même Idée, fait qu’aucun de ces produits ne peut prétendre à l’individualité, à être soi- même, sinon en un sens arithmétique. L’homme de rechange (Ersatzmann) est le modèle en soi de l’homme devenu instrument. Il ne peut plus prétendre à autre chose qu’à agir pour la pérennité du système des instruments. Celui- ci lui a offert la liberté d’être fabriqué.

Ibid.

« Pour les institutions, l’économie, l’industrie des loisirs, la politique et la stratégie militaire, qui disposent déjà de nous et nous utilisent comme des instruments de travail, des consommateurs ou des victimes, cette interchangeabilité (Ersetzbarkeit) est un fait avéré. Elle est même plus qu’un simple fait. Elle est chaque jour confirmée par l’opinion publique et explicitement approuvée par les scientifiques ; en outre, la psychologie sociale et l’éthique des rapports sociaux s’empressent d’idéaliser l’ "adaptabilité" et la "normalité", en présentant tout individu qui revendique un début d’identité (Selbstheit) ou un reste de différence personnelle comme un "crank", c’est- à- dire un olibrius, un individu (Sonderling) pathologiquement original »43.

L’enjeu de la psychologie sociale ou de l’éthique des rapports sociaux, dans leur utilisation par le système des instruments, est de le rendre toujours plus performant. Le psychologue d’entreprise est présent pour expliquer aux employés en quoi ils doivent modifier leurs comportements pour s’adapter aux normes en vigueur dans le fonctionnement du système des instruments. L’homme le plus soumis est qualifié d’homme libre : il est libre de s’adapter aux normes qui lui permettront un jour, de diriger les instruments sous ses ordres. L’individualité passe pour être gênante voire handicapante. Un diagnostic similaire est établi par Marcuse lorsqu’il évoque la domination technologique dans l’Homme unidimensionnel :

« Aujourd’hui la domination se perpétue et s’étend non pas seulement grâce à la technologie mais en tant que technologie, et cette dernière fournit sa grande légitimation à un pouvoir politique qui prend de l’extension et absorbe en lui toutes les sphères de la civilisation. Dans cet univers, la technologie fournit aussi à l’absence de liberté de l’homme sa grande rationalisation et démontre qu’il est "techniquement" impossible d’être autonome, de déterminer soi- même sa propre vie. Car ce manque de liberté n’apparaît ni comme irrationnel ni comme un fait politique, il se présente bien plutôt comme la soumission à l’appareil technique qui donne plus de confort à l’existence et augmente la productivité du travail. Ainsi, la rationalité technologique ne met pas en cause la légitimité de la domination, elle la défend plutôt, et l’horizon instrumentaliste de la raison s’ouvre sur une société rationnellement totalitaire »44.

Ibid., p. 73 ; p. 55. Traduction modifiée.

Marcuse part du principe que la technologie n’est plus seulement un moyen mais une fin en soi oeuvrant tel un cheval de Troie politique à la conquête de domaines, sphères de civilisation, vierges de toute maîtrise et domination.

L’impossibilité de l’autonomie provient de l’oubli progressif des différentes strates successives d’avancées techniques, devenues obsolètes. Il n’est plus nécessaire à l’enfant de la cité d’avoir besoin de se représenter un poisson avec ses nageoires et ses écailles : il lui suffit d’acheter des bâtonnets de chairs de poissons agglomérées. L’idée n’est toujours pas de valoriser le stade de connaissance intuitif pré- technique ou la pêche à la ligne. Il s’agit d’établir les risques encourus par l’homme dans le seul fait de se satisfaire du confort d’existence fourni par la technologie. Un des risques majeurs est la naturalisation de cette soumission confortable à l’appareil technique. Les appels individuels à la liberté et à plus d’autonomie passent pour folies de peur que les possibilités d’amélioration du confort soient anéanties.


. MARCUSE, L’Homme unidimensionnel, tr. fr. M. Wittig, Paris, Minuit, 1968, pp. 181- 182.

Pourtant, l’identité de l’homme, celle du « crank » dénommé par Anders, par le fait qu’il ait un nom tout simplement, suffit à introduire une discontinuité dans les fonctions occupées par cet homme et semble affaiblir la tendance à la conformité suggérée par la rationalité technologique. « Le "je suis moi" de l’homme qui me remplace peut bien coïncider littéralement avec le mien, il fera néanmoins référence à un autre moi : le sien. Mon propre moi restera irremplacé et irremplaçable »45. L’objectif d’Anders n’est pas de définir en quoi l’irremplaçabilité de chaque homme fonde le concept d’humanité, ce qui est le propre de la religion. L’idée est d’éprouver l’expression « ich bin ich » en tant qu’elle est opératoire. Cet attribut, constitutif de l’identité individuelle, est- il éprouvé en tant que motif de honte ? Est- ce un défaut de l’homme contemporain que de désirer être autrement que sous la forme d’une potentialité fonctionnelle, d’avoir un nom avant d’avoir une fonction ?

1.2.2. L’être-pour-la-mort et la singularité périssable

Ce malaise de la singularité, pour Anders, est lié à l’angoisse de la mort, au fait que confronté à l’instance de l’instrument, n’étant pas reproductible en tant que tel mais toujours remplaçable en tant que fonction, je ne suis qu’un moi parmi d’autres, périssable. La possibilité d’être remplacé, pour un produit de série, concède à son modèle ou Idée originaire, l’immortalité : si le produit dure, son idée, en tant que telle, perdure. Mais l’homme ne peut pas cloner sa conscience. Il est irrémédiablement mortel. L’immortalité n’est qu’un mythe. « Cette nostalgie ancrée au plus profond de nombreux humains, signifie que le moi pourrait réussir entièrement à se dégager de la contingence des contenus particuliers »46. Un individu immortel contiendrait en lui- même la nécessité de son existence. C’est pourquoi l’êtrepour- la- mort revêt une telle importance dans le Sein und Zeit de Heidegger :

45 OH 1, p. 74 ; AM 1, p. 55.

46 G. SIMMEL, La Tragédie de la culture, « Métaphysique de la mort », tr. fr. S. Cornille et P. Ivernel, Paris, Rivages, 1988.

« La mort est la possibilité la plus propre du Dasein.

L’être pour celle- ci ouvre au Dasein son pouvoir- être le plus propre, où il y va purement et simplement de l’être du Dasein. En ce pouvoir- être, il peut devenir manifeste au Dasein que, dans la possibilité insigne de lui- même, il demeure arraché au On, autrement dit qu’il peut à chaque fois, en devançant, s’y arracher »47.

Avec Heidegger, la mort devient inoffensive : elle n’est plus qu’un attribut de la vie, une propriété du Dasein. La mort serait la seule situation où un homme ne pourrait être remplacé par un autre. La critique d’Anders consiste à affirmer l’irremplaçabilité de l’homme dans la vie même. Cet argument implique cependant la préservation de situations de vie où l’homme n’est ni chair à canon, ni chair à profit. À la lumière de la lecture andersienne de Sein und Zeit, il apparaît que l’ouvrage est construit à partir de cette crainte de la mort.

L’existence du Dasein consiste à assumer, par la force de la volonté, sa mort, eigenste Möglichkeit. « Assumant volontairement et constamment sa mort, l’"existence" selon Heidegger commet un suicide qui dure toute la vie, une mort lamentable, mais qui, puisqu’elle dure aussi longtemps que la vie, offre indéniablement certains avantages »48. L’activité morale du Dasein ne passe plus que par le traitement de soi par soi. La conséquence principale est la disparition de la possibilité même de l’impératif catégorique tel que conçu par Kant : il n’est plus question d’agir ou de faire selon des maximes directrices de la raison mais simplement d’être soi- même, tel quel. L’avantage offert par cette conception est la réduction de l’existence de l’homme à une simple disposition voulue et assumée, laquelle fait de l’acte philosophique non plus seulement un acte théorétique mais également pratique.

47 M. HEIDEGGER, Être et temps, « Projet existential d’un être authentique pour la mort », tr. fr. E. Martineau, Authentica, 1985, § 53, p. 209.

48 G. ANDERS, Sur la pseudo- concrétude de la philosophie de Heidegger, op. cit., p. 54.

La philosophie pour Heidegger est vie active, propos qui ne peut apparaître que séduisant pour tout philosophe amoureux des livres. Or, selon Anders, « sa philosophie n’est active que parce que toute l’action est devenue philosophie »49. Ce constat n’est que la conséquence de la différence ontologique fondamentale entre être et étant :
« La différence entre étant et être ne gagne une évidente légitimité qu’au moment où le non- être de l’étant apparaît à l’horizon comme une éventualité : le clivage entre être et étant est un clivage qui a gagné sa légitimité "par la grâce du non- être". La "différence ontologique" ne doit son existence qu’à l’ombre glacée que le possible non- être projette aujourd’hui sur l’étant. À la différence de l’ "étant", il n’y a de l’ "être" que parce qu’il y a du "non- être" »50.

La différence entre être et étant prend sens devant la mort, possibilité du non- être par excellence. L’essor technique met au jour l’éventualité du passage d’une mortalité comme devoir- être à une mortalité comme pouvoir- être, d’autant plus si l’événement de la mort s’esquisse à une échelle dépassant nos capacités de représentation comme d’imagination. Par la grâce du nucléaire, l’homme est passé, pour Anders, du genre de mortels au genre mortel51.

Dans ce cadre, la honte prométhéenne sonne pour l’homme tel un memento mori : il prend conscience du caractère inéluctable de sa mortalité et souffre de l’immortalité des produits de série qu’il côtoie dans sa vie quotidienne52.

49 Ibid. p. 56.

50 TF, p. 25.

51 La question de la mort de l’humanité et de son irreprésentabilité, car « supraliminaire », est traitée plus en détails dans la troisième partie de cette étude. Voir 3.1.1.

Anders prolonge son raisonnement sur l’être-pour- la- mort en notant la transformation du traitement culturel de la fin de la vie53. L’immortalité posthume de la tombe dans un charmant cimetière, aux accents bucoliques d’un lieu champêtre, serait le dernier produit industriel à acquérir, promesse d’un souvenir éternel. « Il est vrai que nous ne voulons pas mourir.

Il n’est pas vrai, en revanche, que nous souhaitons réellement vivre encore et toujours, pendant des millions et des millions d’années. Nous ne pouvons même pas nous représenter une telle continuité (Und- so- weiter) »54. L’erreur serait de penser que l’angoisse de la mort est positive en ceci qu’elle reflèterait le désir de vie authentique ou produirait une impulsion à résister avec force à cette inéluctable sentence. Or, il est impossible de se construire une représentation positive telle que susceptible de provoquer un arrachement au quotidien, à la faible valeur présumée : tout au mieux, en tant que tonalité affective de l’âme, l’angoisse de la mort peut provoquer colère ou résignation. Autre tonalité affective, l’inquiétude originelle, née de la tension inhérente à la nécessaire satisfaction des besoins primordiaux de l’homme, serait susceptible de rendre la portée constitutive de l’identité individuelle au quotidien.

52 Cette immortalité se décline sur deux plans : tout d’abord le produit de série, en tant qu’il dépend d’une Idée est une concrétisation de l’immortalité de celle- ci. Ensuite, en tant qu’un produit de série possède une « durée de vie » plus longue que celle de l’homme, il se trouve être pour ainsi dire « plus mortel » que son produit. Le sac en plastique qui ne disparaît qu’au bout de 400 ans en fournit un exemple trivial mais en somme assez parlant.

53 Dans le roman d’Evelyn Waugh, intitulé Le cher disparu, il est question de l’évolution du traitement de la mort du tiers dans un style satirique. Y sont confrontés deux mondes : d’une part l’univers aseptisé de l’industrie de l’embaumement dénommée « les Bienheureux Halliers », où Mr. Joyboy convoite les atouts de Mlle Thanatogenos en affichant son humeur en changeant l’expression du visage des morts, simples objets, et d’autre part, l’univers glauque et sale de l’incinérateur d’animaux de compagnie où travaille le héros principal Dennis Barlow, lui aussi attiré par Mlle Thanatogenos.
Devant ce choix d’amant infaisable, celle- ci finit par se suicider sur son lieu de travail, après avoir écouté le conseil du cynique responsable de la rubrique matrimoniale du journal local, fatigué de ses appels.

54 OH 1, p. 77 ; AM 1, pp. 58- 59.

1.2.3. Inquiétude originelle et quotidianisation

L’inquiétude originelle peut être conçue comme étant une représentation positive du quotidien. Ce concept apparaît en complément de la critique andersienne de l’être-pour- la- mort heideggerien. Il offre une alternative entre le saut dans la croyance et l’angoisse de la mort, comme l’explique Bruce Bégout, dans son ouvrage La découverte du quotidien :

« L’inquiétude ne porte pas sur l’être du monde, mais sur son mode d’être, elle s’inquiète non de son Quoi, mais de son Comment. De là suit que l’inquiétude n’est pas à proprement parler ontologique, puisqu’elle ne concerne pas réellement l’être du monde (son Quid), mais modale (son Quomodo). Elle est un trouble comportemental de l’identité »55.

L’inquiétude originelle s’insère entre la croyance en l’être et l’angoisse du néant : il s’agit du sentiment éprouvé lorsque l’homme fait l’expérience de la contingence du monde.
L’expérience du monde est révélatrice de la situation particulière de l’homme. Contrairement à l’animal pour qui le monde est une matière donnée a priori, l’homme, en sa qualité d’être-né, vient au monde et ne peut en avoir une connaissance qu’a posteriori. L’inquiétude est ce sentiment qui nait de la précarité de l’expérience au sens où si je sais que le monde est là, car même si je peux en douter, j’y crois ne serait- ce qu’un peu. Je sais que le monde m’attend mais je ne sais pas ce qu’il est. Le monde n’est pas conçu comme être ou non- être absolu mais comme espace de l’inconnu, du « peut- être ». Le monde comme non- être absolu n’est qu’une possibilité au même titre que l’être autrement du monde.

B. BÉGOUT, La découverte du quotidien, Paris, Allia, 2005, p. 292.

Anders avait déjà évoqué « le problème du monde extérieur » dans son article Une interprétation de l’a posteriori, essentiellement en opposition à la thèse heideggerienne de la définition de la vie comme le fait « d’être d’ores et déjà installé dans le monde » (Je-schon-in-der-Weltsein) :

« [Cette thèse] ne cherche pas, en quelque sorte, la condition anthropologique de la question sur la réalité du monde extérieur. L’éventualité – qui donne naissance à ce problème – de ne jamais atteindre ce monde, imaginaire peut- être, est elle- même l’indice d’une situation existentielle, du fait que l’homme n’est pas dans le monde tout naturellement, qu’il y est étranger, qu’il en est détaché et libre »56.

L’inquiétude originelle est un mode d’être humain, signification de l’indétermination du monde. Elle est la condition de possibilité des désirs et espoirs, élans dynamiques de mobilité et d’épreuves pour la liberté. L’indécision, supposée par ces sentiments, permet à l’homme d’entrevoir le résultat possible de ses actions. À chaque moment d’expression de la volonté, de tension vers un objectif à atteindre, le sentiment d’inquiétude a pour rôle d’accompagner tout mouvement d’un affect. Là où l’angoisse suspend l’action, l’inquiétude provoque l’ouverture de l’homme, être fini, à un monde possible, infini et indéfini. Contrairement à l’angoisse, mobile intentionnel de l’inaction, aboutissant au vide, l’inquiétude est le motif de l’action, révélateur du mouvement existentiel caractéristique de la vie humaine. Elle est le reflet du mouvement d’acceptation de l’homme lorsqu’il entre parmi les étants individués du monde et cherche à s’y intégrer avec harmonie et volupté, soif de profondeur du monde décrite par le Zarathoustra de Nietzsche57. Dans le dynamisme du mouvement, l’homme accepte l’instabilité du monde qui en retour lui révèle sa propre instabilité.

G. STERN (ANDERS), « Une interprétation de l’a posteriori », in Recherches philosophiques, volume IV, Paris, 1934, pp. 68- 69.

Cette inquiétude disparaît toutefois au fur et à mesure de la progression de l’intégration de l’homme dans le monde. Il le fait progressivement sien : une dynamique de familiarisation s’instaure en opposition de la dynamique originelle du sentiment d’inquiétude et d’étrangeté constitutive de la condition d’être-né de l’homme. Or, si l’inquiétude n’est plus possible dans un monde devenu trop familier, il est alors naturel pour Heidegger de critiquer la quotidienneté comme mode d’être inauthentique du Dasein : le quotidien, atténuant le sentiment d’inquiétude du monde, en fait de même de l’angoisse de la mort. L’élément moteur du quotidien est la transformation de l’étrange en familier. Le quotidien est un mode de donation primitive : il est indépassable, il constitue la toile de fond de l’existence de l’homme.

« À partir du moment où ses manifestations récurrentes l’inscrivent dans l’ordre des choses, l’événement le plus exceptionnel devient peu à peu quotidien. Rien ne résiste à la familiarisation quotidienne, pas même l’extraordinaire ou le miraculeux. […] Le quotidien est une force constitutive qui assimile tous les faits et leur procure un style homogène et commun »58.

57 F. NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, « La chanson ivre », tr. fr. G. Bianquis, Paris, GF, 1996, p. 383.

58 B. BÉGOUT, La découverte du quotidien, op. cit., p. 40.

Cette force en question est celle du processus de quotidiannisation, action de dépassement de la condition originelle de l’homme. Les impératifs de maîtrise et de dépassement propres à la technique ne font que répondre à ce besoin de création de formes de vie familières et rassurantes.

Mais le banal montré et instauré par le quotidien n’anéantit pas le sentiment d’inquiétude. Tout au plus le masque et l’atténuet- il. L’élan de dépassement ajouté par la technique accentue cette atténuation. La confiance ainsi instituée se naturalise un peu plus chaque jour et laisse se développer le « mensonge quotidien » :

« Le mensonge quotidien, c’est de croire que les choses sont ce qu’elles sont, que l’évidence naturelle règne partout, que la familiarité constitue notre rapport fondamental au monde. Tout ce qui agit dans le sens de la dissimulation de l’incertitude originelle de notre condition est mensonger. Or, c’est là l’action même du quotidien »59.

Il serait aisé de condamner le quotidien sous l’accusation de ce mensonge et au nom de l’authenticité de l’expérience.

Plus qu’une naïveté, le quotidien instaure une indifférence et une ignorance, nées des habitudes du même qui revient chaque jour. Nietzsche en avait déjà fait le diagnostic lorsqu’il affirmait la nécessité de fuir les habitudes durables et incitait à leur privilégier de « courtes habitudes »60. S’enfermer dans une identité familière accrochée aux rites quotidiens, comme partir à la recherche de l’inconnu chaque matin, ne sont que les deux extrêmes d’un équilibre à découvrir entre la sécurité du même et le mouvement de l’autre. C’est pourquoi le mensonge quotidien, cette tendance à l’atténuation de la tonalité originelle de l’expérience, n’est peut- être qu’un « demi- mensonge »61 : en voilant la situation originaire de l’être-au- monde, il dévoile l’aspiration naturelle à la sécurité ontologique, ce besoin de sûreté dans une identité stable, rempart contre l’insécurité et l’instabilité de la part irréductible d’inconnu du monde. Le sentiment de honte apparaît alors comme une forme d’inquiétude non plus tournée vers l’indéterminé de l’extérieur mais vers le déterminé de l’intérieur.

59 Ibid. p. 337.

60 F. NIETZSCHE, Le gai savoir, tr. fr. P. Klossowski, Gallimard, 1999, trad. Klossowski, § 295, p. 201.

61 B. BÉGOUT, La découverte du quotidien, op. cit., p. 339.

1.3. La honte prométhéenne comme trouble de l’identité à l’instrument

1.3.1. L’expérience de la honte

Afin de ne pas opposer au concept de « honte prométhéenne » son caractère métaphorique, il est d’abord nécessaire de décrire phénoménologiquement la honte en général pour ensuite, a posteriori, vérifier si la honte prométhéenne est une honte véritable. En tant que symptôme du nihilisme, la honte de soi- même a été traitée par Nietzsche comme état psychologique :

« Le nihilisme est alors la connaissance du long gaspillage de la force, la torture qu’occasionne cet "en vain", l’incertitude, le manque d’occasion de se refaire de quelque façon que ce soit, de se tranquilliser au sujet de quoi que ce soit – la honte de soi- même, comme si l’on s’était dupé trop longtemps »62…

La duperie dont il est question provient de l’émergence du sentiment d’inquiétude, jamais totalement disparu, même dans le dépassement de soi et la maîtrise de monde les plus avancés.
Elle naît de ce doute absolu, de cet « à quoi bon » prononcé par l’homme seul qui n’a de compte à rendre à personne.

F. NIETZSCHE, La volonté de puissance, tr. fr. H. Albert, Paris, Le livre de poche, 1991, p. 91.

Devenu le centre du monde, l’homme prométhéen, dans sa situation particulière, est décrit dans un court aphorisme par Nietzsche :

« Centre. – Ce sentiment : "je suis le centre du monde !" se présente avec beaucoup d’intensité, lorsque l’on est soudain accablé de honte ; on est alors comme abasourdi au milieu du ressac et l’on se sent comme aveuglé par un seul oeil énorme qui regarde de tous les côtés, sur nous et au fond de nous- mêmes »63.

La honte décrite par Nietzsche est ce sentiment né de la rupture du principe d’équilibre entre soi et le monde : devenu le centre du monde, l’homme ne l’envisage plus qu’à partir de cette unique perspective où le domaine intérieur, avec toute la sécurité et la confiance qu’il comporte, recouvre le domaine extérieur, indéfini et menaçant. La tension frontalière entre les deux domaines est à la fois nulle part et partout : à chaque moment, à chaque lieu, le menaçant est en mesure de percer le voile de confiance établi sur le monde, brisure dans sa relation de maîtrise par l’homme. La honte est alors ce poids qui supprime les avantages acquis de l’homme sur le monde, terrassé par le doute sur sa capacité réelle d’assumer et d’assurer sa position centrale. Ce doute est également porté par la phrase, « tu n’es pas un homme, mais un dieu »64, lancée au sage athée qui ne sait s’il est capable de maîtriser son vouloir et son pouvoir, d’autant plus si ceux- ci lui sont offerts par la technique. La honte devient un sentiment habituel dévastateur qui pousse Nietzsche à affirmer que ce qu’il y a de plus humain en termes de relation d’un homme à un autre est le fait « d’épargner la honte à quelqu’un »65. Pour conquérir sa liberté individuelle l’homme ne doit plus avoir honte de lui- même. Il doit sortir de ce mauvais état dans lequel sa condition de centre du monde l’a plongé.

63 F. NIETZSCHE, Aurore, op. cit., § 352, p. 1139.

64 F. NIETZSCHE, Humain, trop humain, II, in OEuvres, Tome 1, Paris, Robert Laffont, 1993, § 69, p. 861.

65 F. NIETZSCHE, Le gai savoir, op. cit., § 274, p. 185.

Si le diagnostic est sensiblement proche de celui émis par Nietzsche, Anders envisage la honte en tant qu’elle apparaît à la conscience, comme expérience vécue et non plus comme état. Il la définit selon les critères suivants : c’est un rapport à soi- même (honte de soi), acte réflexif qui échoue66. Sa raison d’être est cet échec : celui qui a honte de soi ne se reconnaît pas lui- même. Il est à la fois identique et non- identique à lui- même. La honte est comme réalité de la conscience du contingent :
« Le fait d’être capable de cette honte morale spéciale exige lui- même déjà comme condition formelle le fait que je suis en même temps identique et non identique avec moi- même ; le fait que je ne puis pas sortir de ma peau, tout autant que je puis la concevoir comme telle ; que je me rencontre dans la liberté de l’expérience de soi – mais en tant que non- libre »67.

Lorsqu’il fait l’expérience de la honte, l’homme effectue un acte intentionnel non- objectivant : c’est un affect. Mais celui- ci est fondé nécessairement par un acte objectivant, perception, imagination ou langage. L’homme se perçoit comme honteux et peut dire « c’est bien moi, mais ce n’est pourtant pas moi », même si, avant tout, il ressent ce sentiment. Il n’a pas conscience d’une affection sensible, en tant que ce n’est pas une expérience non- objectuelle, telle que l’angoisse. L’objet de son expérience est lui- même. La caractéristique principale de la honte est que s’il s’appréhende en tant que soi, l’homme ne se reconnaît pas, il reste interdit. Il est à la fois lui- même, en tant qu’il est conscient de son sentiment de honte (le moi), et un autre, en tant que le support perceptif de cette honte ne lui semble pas être lui- même (le soi). La conséquence est que « l’acte ne prend jamais fin (der Akt findet niemals ein Ende) ». Son caractère dynamique d’acte infini circulaire se transforme en état statique68 : cet état de désorientation (Desorienthiertheit)69 et d’irritation permet à Anders de qualifier la honte de « trouble de l’autoidentification » ou trouble de l’âme (Verstörtheit).

66 OH 1, pp. 84- 85 ; AM 1, pp. 65- 66.

67 G. STERN (ANDERS), « Pathologie de la liberté ; Essai sur la non- identification », art. cit., p. 31.

68 Cet aspect circulaire de la honte n’est pas sans rappeler le cercle vicieux nietzschéen interprété par Pierre Klossowski dans Nietzsche et le cercle vicieux. L’analyse d’Anders semble plus pertinente : la perspective phénoménologique traite de l’acte et non de l’état. Il est à noter également qu’Anders mentionne à de nombreuses reprises Nietzsche dans son oeuvre. Certaines thèses qui seront développées dans la suite de cette étude se feront à nouveau l’écho des textes de Nietzsche, tout en ayant des conséquences politiques différentes.

69 Les termes allemands sont ici précisés dans le cadre où les traductions des termes Desorienthiertheit et Verstörtheit sont parfois réunies par le traducteur sous la seule notion de désorientation, évacuant du même coup la nuance terminologique utilisée par l’auteur.

70 Le traitement phénoménologique de la honte implique, par l’existence de cette instance, d’inclure une référence à l’altérité et permettrait d’envisager un traitement identique pour tous les actes intentionnels sociaux. C’est pourquoi Anders, en tant qu’ancien élève de Husserl, se permet de lui reprocher, au travers de sa philosophie transcendantale, au même titre que celle de Kant, d’avoir réduit la subjectivité au moi connaissant et aux objets « positivement intentionnels », laissant de côté les actes intentionnels sociaux, « négativement intentionnels ».

Il est toutefois besoin de préciser que l’expérience de la honte est un acte particulier en tant qu’il met en jeu une double intentionnalité (Doppel- Intentionalität). L’acte de honte vise un objet intentionnel normal (ihrem (normalen) « intentionalen Gegenstande »), à savoir l’opprobre (Makel).
Mais, simultanément, cet acte implique une présentification reproductive de l’instance devant laquelle le honteux a honte (der Instanz, vor der der Schämende sich schämt)70. Anders nomme cette instance « coram », qui signifie « devant » ou « face à », terme d’origine religieuse. Le coram est une instance indésirable : « La visée intentionnelle est détournement ; le renvoi intentionnel est refus : il s’agit donc d’une "intentionnalité négative" »71. L’auteur résume finalement son analyse en une phrase :

« La honte est un acte réflexif qui dégénère en un état de trouble de l’âme et qui échoue parce que l’homme, face à une instance dont il se détourne, fait dans la honte l’expérience (erfährt) de quelque chose qu’il "n’est pas", mais qu’il "est" (doch ist) pourtant condamné à être »72.

Le moi opère un acte de retour à soi qui échoue. Mais il doit tout de même s’identifier aux aspects qui constituent son corps propre en tant que tel. L’homme est ce qu’il a, à savoir son corps. Même si ce corps, tel qu’il est, peut lui sembler contingent dans ses aspects les plus défectueux, en tant qu’il fait lui aussi partie de l’instance de la honte, « tribunal qui juge comment les hommes doivent être »73, il partage son verdict et ne peut rien y faire.

« Aucune expression n’exprime plus clairement ce qu’est la honte que "je n’y peux rien". Car ce à quoi "je ne peux rien", c’est ce que je ne peux pas faire, c’està- dire ce qui échappe à ma liberté, la dimension du fatum, celle des choses à tous égards "fatales", celle de "l’impuissance" au sens le plus large du terme. La honte naît de la contradiction entre les prétentions de la liberté et ce qui est "fatal", de la contradiction entre pouvoir et ne pas pouvoir. Elle est honte de ne pas pouvoir »74.

71 OH 1, p. 85 ; AM 1, p. 66. Traduction personnelle de la phrase suivante : « Die intentionale Zuwendung ist Abwendung ; der intentionale Hinweis Abweisung : also "negativ intentional" ».

72 Ibid., pp. 86- 87 ; p. 68. Traduction modifiée.

73 Ibid. p. 87 ; p. 68.

De son origine d’être-né, l’homme n’y peut rien. Mais, contrairement à l’animal qui n’a pas accompli le saut de l’origine dans la liberté, cette origine de l’individu est douée d’une transcendance : elle revêt l’aspect de l’antériorité, elle est souvenir d’une perception transcendante, mémoire du passé. Ce détachement dans l’abstraction, essence de la liberté, représente également une possibilité d’évasion. Elle est esprit de fugue, attente d’une perception transcendante, attente de l’avenir.

1.3.2. Pathologie de la liberté et legs ontique

Cette liberté est, pour Anders, pathologique en tant qu’elle est par essence un désir d’absolu. Lorsque l’individu se heurte à la limite de sa liberté, dans la honte par exemple, il fait face à ce qui ne relève pas du moi mais du ça, qui relève du pré- individuel. Ce ça est le legs ontique, ce que doit être le moi malgré lui, ce qui lui a été donné à l’origine.

« Quand le "moi" qui exige sa liberté constate qu’au lieu de s’être "posé" lui- même (au sens de Fichte), il est "devenu" un moi ; quand il constate qu’il ne serait même pas là en tant que "moi libre" s’il n’avait en même temps été rattaché à un homme créé, conditionné et non libre, à un "legs" – le legs de son incapacité à se tirer d’affaire et de son impuissance –, le constat est sa honte »75.


74 Ibid., pp. 87- 88 ; p. 69.

75 Ibid., p. 89 ; p. 70.

La situation fondamentale du honteux est de ne pouvoir rien faire car il n’y peut rien. Il ne peut que constater la fatalité de son Dasein. La honte, selon l’analyse phénoménologique que Anders en propose, n’est pas un état psychologique contingent, comme chez Nietzsche, qui dans une certaine mesure n’atteindrait que les faibles incapables d’atteindre l’état de délire, mais bien une entité métaphysique, incarnation de la dialectique de la singularité et de l’universel. « La "res" (ici, l’individu) a honte d’avoir en elle "l’universale" (ou du moins le général), c’est- à- dire d’être son attribut, voire d’être "l’universale" même »76. Le moi individué et libre, a honte du ça, pré- individué et déterminé. L’exemple le plus classique est la sexualité : en tant qu’assujetti à elle, l’individu n’est pas son propre maître. Mais la sexualité a besoin de l’individu pour se réaliser, c’est pourquoi l’un est l’attribut de l’autre et inversement. Cette amphibologie est la source de la honte sexuelle, qui physiologiquement provient des « parties honteuses ». Toutefois, si le moi peut avoir honte du ça, l’inverse n’est- il pas possible ? « L’insoumis qui s’est "distingué" en prenant la liberté de s’élever au- dessus de la norme et des conventions n’a- t- il pas honte, une fois qu’il s’est fait repérer, d’exister en tant que lui- même ? » 77.

76 Ibid., p. 91 ; p. 71.

77 Ibid., p. 95 ; p. 75.

78 L’utilisation de la notion d’» être-avec » peut en elle- même être critiquée dans le présupposé qu’elle contient : la socialité du Dasein est en effet envisagée à partir de la pré- existence de ce dernier à autrui. Jan Jan Patocka préfère l’usage du terme Mitdasein, être-là- avec, défini « comme ce avec quoi nous vivons et qui, dans ce vivre- l’un- avecl’autre, nous oriente et médiatise notre commerce avec les choses ». J. PATOCKA, Papiers phénoménologiques, tr. fr. E. Abrams, Grenoble, Millon, 1995, p. 133. Détailler l’étendue de la critique de l’être-avec émise par le philosophe tchèque formerait toutefois une digression trop importante en rapport à la question de la honte prométhéenne, sans avoir d’impact majeur sur le raisonnement tenu par Günther Anders.

Le trouble de l’identification, entre l’individu et le préindividué, requiert deux entités : d’une part, l’identifiant, le moi est en quête de l’identification, et d’autre part, l’identifié, le ça auquel l’identifiant cherche à s’identifier mais qu’il juge ne pas lui correspondre : « ce ça n’est pas moi, le moi a honte du ça ». Or, la structure co- originaire de l’être-au- monde qu’est l’être-avec (mit- sein) donne lieu à la possibilité d’un inversement des rôles entre identifiant et identifié78 : « ce moi n’est pas ça, le ça a honte du moi. » Pour ce faire, Anders prend l’exemple de l’enfant timide (das verschämte Kind), non encore préparé au choc de sa naissance à la vie sociale, au fait qu’il doive s’attendre à être considéré en tant que moi individué (ich- sein) par autrui et non comme être-avec. Mais l’enfant ne se distingue pas originairement du fondement auquel il appartient, il ne se reconnaît pas immédiatement comme Dasein : « Sans doute on ne peut contester que la connaissance réciproque qui croît sur le sol de l’être-avec ne dépende souvent de la mesure en laquelle le Dasein propre s’est à chaque fois lui- même compris »79. La reconnaissance de soi en tant que moi individué forme la condition du rapport d’un Dasein à un autre Dasein. Tant que l’enfant ne conçoit son existence propre qu’au travers de son être-avec, il ne peut s’identifier à ce qu’autrui sollicite de lui : il a honte de ne pas être ouvert à un au- delà de son être-avec en tant qu’il ne se constitue pas encore comme être-pour- lui- même. Il reste que si le moi se définit en tant qu’être individué, le ça nécessite d’être ontologiquement déterminé.

1.3.3. Ça naturel et ça technique

Le ça est un concept défini par Freud lorsqu’il cherche à désigner le domaine du psychisme comprenant le refoulé. Il s’agit de l’ensemble des éléments psychiques dans lesquels le moi se prolonge lorsqu’il se comporte de manière inconsciente. Le moi est à considérer comme partie du ça ayant subi des modifications, influencé par le monde extérieur.

M. HEIDEGGER, Être et temps, op. cit., § 26, « L’être-Là- avec des autres et l’être-avec quotidien », p. 113.

Le ça est composé d’un capital inné et héréditaire, reflet de la condition d’être-né de l’homme. Mais il comporte également une part d’acquis, résultat des expériences individuelles et des différents conflits moraux potentiels, à la source de refoulements. Le rapport de maîtrise entre le moi et le ça est détaillé par Freud dans l’essai Le moi et le ça à partir de la métaphore d’un cavalier et sa monture80. La fonction principale du moi est de contrôler les différents mouvements physiques et psychiques par le moyen de la volonté. La domination du moi sur le ça est un rapport de forces déséquilibré : le moi est seulement en mesure d’assurer une conduite, c’est pourquoi, selon Freud, il ne fait que traduire généralement en action la volonté du ça en y ajoutant un caractère d’appropriation.

La fonction de maîtrise du comportement est donc assurée par le moi à partir des forces du ça. Anders rejoint Freud sur l’idée que le ça est un legs ontique, point de vue une fois de plus présent également chez Nietzsche lorsqu’il parle brièvement des « instincts régulateurs inconscients »81. À ce ça d’origine naturelle, Anders ajoute ce qu’il nomme le « ça mécanique » :

« C’est l’objet même de notre enquête. Ici, c’est la machine qui fait figure de "ça", l’activité mécanique dans laquelle l’homme n’est qu’un simple rouage.
C’est dans le rôle d’instrument qu’il se découvre, non pas en tant que moi, mais "comme" une simple pièce de la machine. Appelons ce "ça", pour le distinguer du premier, le "ça mécanique" (Apparat- Es) » 82.

80 S. FREUD, Essais de psychanalyse, tr. fr. A. Bourguignon, Paris, Payot & Rivages, 2001.

81 F. NIETZSCHE, La généalogie de la morale, tr. fr. H. Albert, in OEuvres, Tome 2, Paris, Robert Laffont, 1993, Première dissertation, § 10, p. 789.

82 OH 1, p. 102, AM 1, p. 82.

Si corps et espèce formaient les sources de la puissance du ça naturel, appareils bureaucratiques et machines forment celles de la puissance du ça mécanique. Ce nouveau rapport entre moi et ça mécanique se vérifierait essentiellement, selon Anders, dans le rapport qu’entretient l’homme avec les instruments, particulièrement dans leur relation qui s’instaure dans la situation du travail83. Le rapport particulier de l’homme à l’instrument dont il est question provient de la naturalisation du rapport technique aux choses, peu à peu assimilées comme nouvelles régulations instinctives, codes et normes. Avant de se découvrir comme individu au moi constitué, l’homme se trouve d’abord confronté à la question de son rôle, à sa fonction de partie dans une totalité qui le dépasse. La totalité dans laquelle le ça naturel s’intégrait, l’espèce, la sexualité, les instincts régulateurs inconscients, était caractéristique du legs ontique. Or, la totalité, dans laquelle le ça mécanique tente de s’intégrer, n’a aucune commune mesure avec son corps ou son espèce : il s’agit de l’ensemble de ses propres produits, de ses propres « créations » artificielles, de ses prothèses techniques. Dans ce cadre précis, sa honte ne provient plus des attributs naturels de son corps ou de son espèce mais des instruments et du monde des instruments. Anders résume ce double principe de la honte prométhéenne avec la double signification qu’il implique :

Afin de rendre explicite son propos, Günther Anders confirme dans un premier temps son analyse par une critique de la musique jazz comme rituel mécanique de transformation du danseur en machine sans visage.
Sa critique s’apparenterait plus à une critique culturelle et esthétique qu’à une explication en propre de son concept de « ça mécanique ». Il est à noter que si les digressions volontaires de Günther Anders sont parfois appropriées et assurent une accessibilité plus grande au déroulement de sa pensée, il arrive également que celles- ci donnent l’impression d’être le reflet d’un emportement momentané au cours de l’écriture et fractionnent son propos. Le caractère parfois prosaïque de son discours est probablement dû à son refus de toute forme d’académisme, avec les avantages et les inconvénients que cela peut comporter.

« Ou bien, dans sa rencontre avec lui- même, l’homme ne trouve, au lieu de lui- même, qu’une chose déjà conforme au monde des instruments ; il découvre qu’il n’est qu’une partie d’un instrument.

Ou bien l’homme a déjà cherché à s’intégrer à l’instrument (ou au monde des instruments dans son ensemble) ; mais, comme il a échoué dans sa tentative de devenir un instrument (Gerätkonversion), de s’inscrire dans leur "lignée" (Linientreue) et ne plus faire qu’un avec eux (Ko- substantialität), il se trouve lui- même, et ne se rencontre donc pas sous la forme d’une partie d’instrument.

Dans le premier cas, le "moi" se rencontre en tant que "ça" ; dans le second, le "ça" se rencontre en tant que "moi" »84.

Selon Anders, le premier cas est déjà obsolète. Le modèle de sa représentation est le Chaplin dans Les Temps modernes et n’existe pas dans la réalité : l’homme qui travaille à la chaîne, en rentrant chez lui, ne reproduit pas les mouvements mécaniques et réflexes de la journée. Le second cas correspond plus au phénomène recherché : c’est la confrontation entre le ça mécanique, la disposition de l’homme à se comporter en rouage, et son moi, autre disposition caractéristique de sa faiblesse, devenu véritable poids mort le ralentissant dans sa course à l’intégration dans l’activité de la machine. Sa crainte provient de la possibilité qu’il ne puisse plus suivre les cadences imposées, qu’il ne parvienne plus à s’efforcer (zu bemühen) à prendre le rythme de la machine pour travailler sans effort (mühelos). D’autres contradictions sont présentes dans la situation du travailleur en rapport avec une machine : l’automatisme de l’action à contrôler en permanence, la concentration exigée à ne plus être soi- même mais viser l’adaptation adéquate. Ce qui traditionnellement est désigné par le terme « d’action », qui suppose volonté, est réduit à un « processus », automatisé : la fonction du travailleur se résume à la surveillance de son propre comportement afin d’éviter toute possibilité d’erreur.

OH 1, p. 109 ; AM 1, p. 89. Traduction modifiée.

Sa volonté n’est plus vectrice de son agir mais s’axe sur la vigilance nécessaire au processus qu’il ne fait qu’effectuer « machinalement » jusqu’à ce que le geste devienne « naturel ». Là où le musicien s’exerce à répéter les mêmes motifs pour étendre ses possibilités d’expression, le travailleur à la chaîne s’exerce à répéter les mêmes mouvements pour réduire ses mêmes possibilités à une efficacité accrue. À la différence de l’instrument de musique, qui prolonge l’organisme du musicien, le travailleur à la chaîne fait de lui- même le prolongement organique de l’instrument : sa charge est d’activement se transformer en être passif85. Son identité passe alors pour ambiguë. Il doit à la fois être lui- même, actif, pour se transformer, ne plus être lui- même, être passif.

Anders insiste sur le caractère pratique de sa réflexion en se référant à la rencontre avec soi- même au moment précis du travail avec une machine86. Tant que le comportement du travailleur correspond au modèle du rouage, il n’est pas utile pour lui d’être en tant qu’un moi constitué en propre. À partir du moment où l’homme n’est plus synchrone avec la machine, où l’accord n’est plus parfait, alors il revient à lui, se retrouve en tant que moi ayant failli à sa tâche, en tant que « raté » (als Versager)87. D’une part le moi marque un écart avec le ça mécanique, il n’y est plus conforme, et d’autre part, il ne se constitue qu’en force opposée à l’instrument (als Gegenkraft)88, qu’en tant qu’adversaire (als Widerpart)89.

85 Ibid., p. 111 ; p. 90.

86 Durant sa période d’exil aux États- Unis, Günther Anders a lui- même expérimenté le travail à la chaîne en usine : « Sans mon passage en usine, en effet, je n’aurais jamais été capable de rédiger ma critique de l’ère de la technique, je veux dire le livre Die Antiquiertheit des Menschen. Aujourd’hui encore, en préparant le deuxième tome de cet ouvrage, je me nourris de ces expériences. Si j’ai pu me faire un petit nom, c’est grâce aux connaissances qu’il m’a été permis d’acquérir dans l’anonymat le plus total. » G. ANDERS, Et si je suis désespéré, que voulez- vous que j’y fasse ?, entretien avec M. Geffrath, tr. fr. C. David, Paris, Allia, 2007, p. 54.

L’individualité apparaît en tant qu’elle est négation90 : « Ce n’est pas parce qu’il y a rencontre avec soi- même qu’il y aurait expérience du "trouble de l’identité" ; c’est au contraire seulement parce qu’il y a trouble qu’il y a rencontre avec soi- même »91 . Le ça technique joue le rôle du rencontrant alors que le moi joue le rôle du rencontré : le conformisme assimilé provoque l’étonnement de l’homme lorsque son moi surgit à nouveau. Anders ajoute que la justification de la culpabilité, due à l’échec de l’homme qui ne peut se faire lui- même machine parfaitement, abolit du même coup la différence conflictuelle traditionnelle entre le moi et le corps.

87 OH 1, p. 112 ; AM 1, p. 91 88 Ibid.

89 Ibid. Le terme est absent de la traduction française.

90 La définition de la liberté issue des articles de 1934 et 1937, comme cette mention de la négation constituante, semble montrer une certaine proximité entre Sartre et Anders. Sartre aurait reconnu devoir à Anders sa formule « l’homme est condamné à être libre » (cf. K. P. LIESSMAN, Günther Anders Kontrovers, Munich, Beck, 2002, p. 31). Un autre indice de la lecture mutuelle des deux auteurs est présent à la fin de l’analyse de l’existentialisme heideggerien : « La devise de tous les desesperados actifs « Tout ou Rien » s’est changée dans les mains du desesperado existentiel en « Tout et Rien », et cela amène à comprendre pourquoi le livre qui prolonge cette oeuvre ne s’intitule pas To be or not to be, mais l’Être et le Néant » (G. ANDERS, Sur la pseudo- concrétude de la philosophie de Heidegger, op. cit., p. 98).
Une étude comparative des thèses des deux auteurs serait nécessaire, mais sortirait du cadre de cette étude.

91 OH 1, p. 112 ; AM 1, p. 91. Traduction modifiée.

Pour celui qui s’est évalué selon les critères des instruments, « le fossé qui séparait le moi et le corps a été remplacé par le fossé qui sépare désormais la machine (ou plutôt le conformiste qui la représente) et l’ancien reliquat qui constituent le moi et le corps, désormais solidaires »92.

La situation où la comparaison est formelle reste insuffisante : le terme de honte utilisé dans le cadre d’un homme honteux face à la perfection d’un ordinateur semble plus être de l’ordre de la métaphore, ce qu’admet Anders. Il est nécessaire d’éprouver une situation où l’erreur est effective, où l’homme est privé de monde (weltlos) par son incapacité à se transformer et à être un instrument technique conforme. La honte prométhéenne est un trouble de l’identification à l’instrument qui renvoie l’homme à sa condition de « unadaptable fellow ». Le conformiste, qui prend le ça mécanique pour modèle, ne s’identifie plus à son moi ou à son corps, bien qu’il doive faire avec. Il peut être sujet à la honte prométhéenne, se rencontre alors lui- même et désire disparaître. Il est conscient de l’alternative insurmontable, « supprimez vos vénérations ou bien supprimez vous vous- même »93, où quel que soit son choix il reste sans monde, en décalage permanent. La condition de l’homme sans monde, du honteux tel qu’il a été décrit, est ce « décalage prométhéen ». Celui- ci est révélé par la situation de l’homme, a envisager en tant que producteur puis en tant que consommateur, afin de définir la tendance décrite par Anders qu’aurait le monde à se transformer lui- même en machine technique.

92 Ibid., p. 114 ; p. 93.

93 F. NIETZSCHE, Le gai savoir, op. cit., § 346, p. 244.

II. LE DÉCALAGE PROMÉTHÉEN

Autrefois ils voyaient sans voir, écoutaient sans entendre et, semblables aux formes des songes, ils brouillaient tout au hasard tout le long de leur vie ;
ils ne connaissaient pas les maisons de briques ensoleillées ;
ils ne savaient point travailler le bois ; ils vivaient enfouis comme les fourmis agiles au fond d’antres sans soleil
ESCHYLE

2.1. L’homme producteur

2.1.1. L’activité du travailleur

La situation du travail offre la possibilité d’éprouver la honte prométhéenne, trouble de l’identité. Ce trouble provient de la non- synchronisation des facultés humaines, provoquée par le monde des appareils au sein duquel vit l’homme contemporain : il s’agit de ce que nomme Anders « décalage prométhéen » ou Diskrepanzphilosophie94. L’auteur définit synthétiquement ce concept comme étant « l’a- synchronicité

La question de la classification de l’oeuvre de Günther Anders est résolue par lui- même lors d’un entretien où il explique l’importance du décalage prométhéen dans ses écrits : « Au centre de mon anthropologie philosophique se trouve vraisemblablement le fait déterminant de la non- synchronisation des capacités humaines, et même de leur décalage. Le fait que nous pouvons d’avantage produire que représenter. C’est de là que viendra éventuellement la catastrophe.

G. ANDERS, « Brecht ne pouvait pas me sentir », art. cit., p. 15. Voir également HP, p. 37 ; HÜ, p. 20 et AM 2, p. 67.

Si l’on veut donc absolument trouver un nom à ma réflexion philosophique, il faut le faire par rapport à ce décalage entre production et représentation, appelons la donc "philosophie du décalage" ». chaque jour croissante entre l’homme et le monde qu’il a produit »95. Dans la manière même de produire est contenue cette séparation troublante du travailleur et de son monde.
Cette thèse traverse l’oeuvre d’Anders et se trouve explicitée dans le chapitre intitulé Die Antiquiertheit der Menschenwelt du second tome de Die Antiquiertheit des Menschen96.

Le travailleur contemporain se distingue de ses prédécesseurs en ceci qu’il est frustré de sa production.
Pourtant celui- ci a une espérance de vie plus élevée, sa productivité est plus forte et il jouit d’un salaire plus important que ses grands- parents. Sa frustration provient de la condition particulière de sa vie elle- même en tant que travailleur :

« Ce qu’il doit faire et fait pour vivre aujourd’hui, c’est- à- dire son travail, ne consiste plus à « faire » (machen) véritablement. Si l’on prend au sérieux la définition de l’essence de l’être humain en tant qu’ « homo faber », cela signifie, là encore, qu’on lui dérobe ce qui constitue précisément son être »97.

95 OH 1, p. 31 ; AM 1, p. 16

96 AM 2, pp. 59- 78. Une traduction de ce chapitre est disponible dans la revue Conférence, n° 14, printemps 2002, pp. 247- 276. Christophe David, traducteur de AM 1, juge en note de l’avertissement au lecteur (OH 1, p. 8) que ce second tome présente un caractère disparate et un apport moins décisif que le premier. S’il est vrai que les thèses de Günther Anders sont formulées dans le premier tome, leur thématisation semble être plus systématique et synthétique dans le second où l’enchaînement des chapitres répond à l’impératif de « l’occasionnalisme », causalité justifiant le choix des objets d’études d’Anders (le nucléaire, la guerre, les médias, etc.). Sa particularité est d’en faire une méthode de philosophie pratique avec interdépendance entre les argumentations formulées et les événements socio- politiques.

97 AM 2, p. 65 ; G. ANDERS, « L’humanité dépassée », tr. fr. P. Bouteiller, C. Fallet, P. Peigné, in Conférence, n° 14, printemps 2002, p. 258.

Anders fait certainement référence à la conception d’Hannah Arendt de l’homme en tant qu’homo faber dans le premier chapitre de La condition de l’homme moderne98. Pour Arendt, la distinction entre le travail et l’oeuvre provient du rapport au temps qu’ils présupposent. Le travail est l’activité au service de la reproduction de la vie dans un mouvement indéfini. Il ne comporte ni commencement, ni fin, c’est un processus qui doit toujours se renouveler. Les objets produits par le travail sont consommés, ils n’existent pas en tant qu’objet au sens de réalité qui se pose et s’oppose au sujet. Il n’y a pas non plus d’objectivité dans les objets du travail.

Ceux-ci n’ont pas un caractère de permanence qui pourrait les écarter du processus vital. L’activité de l’oeuvre, productrice également, est différente du travail : sa finalité est celle d’édifier un objet qui ait une durabilité et une stabilité. La temporalité du monde de l’oeuvre excède la durée de vie humaine et lie les générations entre elles. L’oeuvre érige un monde commun. Elle est le monde reçu en héritage à chaque nouvelle génération. Elle représente la lutte contre la destruction du temps. Le monde de l’oeuvre est ce que nous avons en commun avec nos contemporains mais également avec les hommes passés et avec ceux qui viendront après nous.
Ces objets sont apparents et leur apparence, perçue par autrui comme par nous- mêmes, doit être pensée par rapport à la catégorie du public.

* Günther Anders et Hannah Arendt ont été mariés de 1929 à 1937. Ils ont signés ensemble en 1930 un commentaire aux Élégies de Duino de Rainer Maria Rilke, ouvrage traduit en français par Bernard Pautrat et publié en 2007 aux éditions Rivage Poche. La question du nihilisme y était déjà présente, sans sa relation à la technique, aux pages 54- 55 :
« Tant que la vie humaine était soumise à l’évidente détermination de Dieu, l’homme, en tant que creatum esse, en tant qu’être se tenant devant Dieu, n’était qu’un être sans valeur [ein Nichtigsein]. Quand on nie la possibilité de faire l’expérience de Dieu et jusqu’à son existence, l’absence de valeur cesse de déterminer l’être de l’homme et il trouve dès lors dans le monde son chez- lui naturel. Si l’homme continue malgré tout à se comprendre comme un être sans valeur, ce n’est plus face à Dieu, mais dans l’absolu : sa vie ne se déroule plus sous le signe de l’absence de valeur, mais dans l’absence de sens de son être ; on peut même dire qu’elle se déroule sous le signe du nihilisme dès lors qu’elle reconnaît cette absence de sens ».

Élève de Heidegger, Arendt refuse également sa conception de « l’être-pour- la- mort ». Elle organise ses réflexions autour de la natalité, catégorie qui intervient dans le domaine de l’action. Dans l’action, la praxis, il n’y a pas d’objet mettant un terme à la production. L’action lie les hommes dans la sphère politique et publique. Arendt est soucieuse de penser la possibilité du nouveau et de l’imprévisible en prenant pour exemple le commencement absolu de la natalité. Cette possibilité de la natalité n’existe que par le monde de l’oeuvre, le monde construit par les oeuvres avant nous : le monde de l’oeuvre nous accueille en fonction de sa dimension d’être commun, de sa temporalité propre. Arendt pense le caractère de fabrication du monde. La technique est une notion centrale chez elle. Mais la dimension publique définit l’oeuvre. Il n’y a pas de conception instrumentale de la technique. Elle refuse de penser la question de l’utilité, des moyens et des fins, omniprésente chez Anders.

La disparition du monde de l’oeuvre, qui devient la définition de l’activité du travail, est due à la production d’objets qui vont être consommés. Arendt montre une opposition entre l’animal laborans et l’homo faber. Selon elle, les idées de l’homo faber, celles des fabricants du monde, à savoir la permanence, la stabilité, la durée, ont été sacrifiées à l’abondance idéale de l’animal laborans. L’oeuvre a été changée en travail, l’homo faber en animal laborans : l’homme a perdu l’avantage qu’il avait pris sur l’animal.

L’émergence de l’automatisme fait partie des raisons à la source de la disparition du monde de l’oeuvre. Arendt conçoit le travail comme mouvement de renouvellement de la vie99.

Cette conception du travail implique qu’il ne soit possible que sur fondement d’une existence libre, alors que paradoxalement le travail est un frein à la liberté, « un facteur anhistorique ». Sur le rapport entre

Les moyens de production et la technique en sont exclus, point sur lequel elle s’oppose à la conception d’Anders. Selon lui lorsqu’un producteur se sert de travailleurs, il s’en sert afin de s’assurer que les machines fonctionnent correctement, que les processus se déroulent convenablement. L’objectif à atteindre pour un travailleur dans ce type de configuration n’est pas un produit fini mais le fonctionnement idéal de la machine dont il est tenu responsable. Le rapport de maîtrise n’est pas celui, traditionnel, de l’outil, conçu comme prolongement d’un organe : le producteur « ne pourvoit pas les travailleurs de machines, il pourvoit surtout les machines de travailleurs pour pouvoir s’en servir »100.

Anders établit trois spécificités concernant la production du travailleur. La première consiste en l’absence de finalité du travail. L’origine de cette disparition de la finalité (telos- los) est la division du travail. Celle- ci confère au travail une capacité infinie de production : en elle- même est contenu un principe de dépassement. La division du travail est également le moyen efficace pour l’utilisation convenable des forces de chacun, afin d’accroître la richesse sociale. La répartition des tâches, la spécialisation, assure la qualité du produit. L’idée se trouve déjà présente chez Platon :

« Le résultat est que des biens seront produits en plus grande quantité, qu’ils seront de meilleure qualité et produits plus facilement, si chacun ne s’occupe que d’une chose selon ses dispositions naturelles et au moment opportun, et qu’il lui soit loisible de ne pas s’occuper des travaux des autres »

101. travail et histoire, cf. J. PATOCKA, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, op. cit., pp. 39- 43.

100 AM 2, p. 71 ; G. ANDERS, « L’humanité dépassée », Conférence, n° 14, op. cit., p. 265.

101 PLATON, La République, tr. fr. R. Baccou, Paris, GF, 2002, livre 2, 370c, p. 139.

Lors de la montée en puissance de la grande industrie, les économistes comme Smith, Ricardo et Mill ont essentiellement remarqué que la division du travail permettait d’augmenter la quantité de produits et d’améliorer le rendement du travailleur en l’isolant dans sa tâche particulière.

La perspective antique semblait plutôt privilégier le gain en termes de qualité : la finalité du produit restait maîtrisée par le travailleur lui- même. Dès la première révolution industrielle, l’activité humaine est réduite à un mouvement mécanique isolé. Division du travail et utilisation des machines améliorent la productivité des grandes manufactures. La fonction de chaque homme est identique à celle d’une machine. Lui sont confiées le minimum d’opérations techniques, l’ouvrier est spécialisé. Ces conditions permettent la production de richesses en masse. Le diagnostic de Marx au sujet de la division du travail est qu’il est « l’expression visiblement aliénée de l’activité et de la force essentielle de l’homme en tant qu’activité et force essentielle génériques »102. Anders reprend cette perspective en insistant sur la relation entre l’homme et la machine : le processus de production est décomposé en activités partielles, chacun possède la sienne, homme et machine sont sur un pied d’égalité. La division du travail, tendance à la spécialisation, s’accentue peu à peu jusqu’à enfermer chaque homme dans une seule phase de travail, au même titre qu’à chaque détenu correspond une cellule de prison. L’homme est un « détenu (Häftlinge) »103, pris au piège de l’image de son travail spécialisé, exclu de la représentation de l’appareil dans son ensemble, auquel pourtant il appartient. La masse salariale est une propriété du producteur au même titre que les machines sur lesquelles ils travaillent.

102 K. MARX, Manuscrits de 1844, tr. fr. J.- P. Gougeon, Paris, GF, 1996, Troisième manuscrit, p. 205.

103 NE, p. 90 ; WE, p. 48.

La réification de l’homme tient au traitement factuel qui lui est imposé : il est considéré au même titre que l’inerte, exclu du monde de la vie en tant que partie constituante de celui- ci. Il se résume à son utilité de chose, à sa capacité à remplir une fonction déterminée séparée des préoccupations de la vie ou de la survie. L’homme n’est plus seulement devenu un joueur de piano mécanique qui, par son activité, parviendrait toujours à produire une mélodie :

« Alors que la lecture ou le jeu du piano sont, au sens d’Aristote, entelechiai et portent en eux- mêmes leur telos et ainsi leur propre satisfaction, le travail à la machine est en quelque sorte "an- ergeia", car il est exclu de l’ergon, c’est- à- dire de l’intérêt pris à celui- ci, de sa connaissance. Un cheval de mine ne devient pas un promeneur, parce qu’il fait son travail aveuglé.

La finalité de la production disparaît dans ces activités, la production est pour ainsi dire décapitée. Et le travail relève désormais de la simple exécution à cause de cette mutilation »104.

Dans cette situation, l’homme est privé de deux satisfactions pourtant fondamentales : d’une part celle de la réalisation concrète du produit fini, d’autre part celle apportée par une effectuation indépendante, contenant en elle- même sa propre finalité. Si l’isolement du travailleur ne rompt pas le contact du travailleur avec le monde en tant qu’oeuvre humaine et laisse sa productivité intacte, il reste que « lorsque la forme la plus élémentaire de la créativité humaine – c’est- àdire le pouvoir d’ajouter quelque chose de soi au monde commun – est détruite, l’isolement devient absolument insupportable »105.

104 AM 2, p. 72 ; G. ANDERS, « L’humanité dépassée », Conférence, n° 14, op. cit., p. 266.

105 H. ARENDT, Le système totalitaire, tr. fr. J.- L. Bourget, R. Davreu et P.
Lévy, Paris, Seuil, 1972, p. 306.

Pour Arendt, un monde, où toutes les activités seraient conçues à partir du modèle et avec les valeurs du travail, ne laisserait au travailleur que la possibilité de l’effort pour se maintenir en vie. La privation de la première satisfaction, celle de la réalisation du produit fini, semble être une vue commune à Anders et Arendt. Mais la question de l’effort, comme dernier résidu rappelant au travailleur la portée de son activité, est traitée différemment par les deux auteurs. Pour Arendt, l’effort maintient la présence d’une finalité dans le travail alors que pour Anders cette possibilité a disparu : le travailleur ne possède absolument plus rien.

Il s’agit de la seconde spécificité du travail : la disparition de l’effort. L’homme est dépossédé de l’épreuve de la réalité du travail. L’exécution a remplacé la production. Elle est devenue un pseudo- loisir où son énergie est utilisée pour entretenir une vigilance ininterrompue106. « Le travail ne consiste plus qu’à être payé pour une concentration que l’on fournit accompagnée d’un acte d’immobilité physique »107 .

L’attente est devenue la fonction principale du travailleur automate devant sa machine. La troisième spécificité est déjà mentionnée par Anders lorsqu’il détaille dans le chapitre sur la honte prométhéenne (AM 1), ce qu’est l’homme conforme, imitant les instruments108. Pour chaque travail, quel qu’il soit, le travailleur doit se conformer à des conditions a priori. En dans le cas présent de la disparition de l’effort, il s’agit de montrer que c’est une tendance. L’objectif est de parvenir à distinguer la pénibilité de son compagnon l’effort, préjugé tenace qui suppose que l’absence d’effort physique justifie l’allongement de la durée du travail.

106 AM 2, p. 72 ; G. ANDERS, « L’humanité dépassée », Conférence, n° 14, op. cit., p. 266.

107 Ibid., p. 74 ; p. 268.

108 Voir 1.1.4.

L’expression peut paraître inappropriée alors que de nombreux travaux pénibles et physiques forment le quotidien d’une majorité d’hommes dans les pays non industrialisés. Il convient de rappeler que cette exagération est typique du style de Günther Anders :
imitant ses instruments, les machines qu’il « utilise », le travailleur s’approprie leur structure : il effectue une assimilation catégorielle par l’identification avec la chose inhumaine, la machine, qui le déshumanise en ça mécanique109.
La fonction du travailleur est de maintenir son imitation de la machine pour que son exécution soit parfaite :

les proportions d’économique et de comportemental sont inversées au sens où plus il existe de choses produites sur le modèle de la division du travail et de l’action mécanique, plus leur quantité est grande, moins la part des oeuvres produites, au sens de « créées », sera importante110. Exécuter revient à produire. Anders inverse la formule classique, règle générale logique, « causa aequat effectum » qui veut qu’un effet corresponde à sa cause. Selon lui, dans la relation homme- machine, « effectus transcendit causam », ce qui signifie la chose suivante :

« L’effet (le produit fabriqué par le travail ou son rendement) dépasse la prétendue "causa" (le travail du travailleur), non seulement par son échelle de grandeur, mais aussi par sa nature. "L’écart" entre causa et effectus est si important, que (d’un point de vue cette fois psychologique) celui qui en est la cause (c’est- à- dire celui qui travaille) ne reconnaît quasiment plus l’effet de son activité comme le sien, et ne s’identifie donc plus à "son" produit »111.

109 Voir 1.3.3.

110 Il est difficile de rendre probant le raisonnement d’Anders à partir des verbes français. En anglais, il est possible d’utiliser les verbes « to do » et « to make ». En allemand, les verbes « tun » et « machen » permettent eux aussi d’énoncer clairement la distinction voulue. Les verbes « faire », « fabriquer », « créer », « produire » ou encore « exécuter » semblent trop équivoques. Ceci explique certainement la présence d’esprit des trois traducteurs du chapitre publié dans la revue Conférence qui systématiquement précisent les verbes allemands.

Le décalage produit entre cause et effet retire au travailleur la possibilité même de s’identifier à son activité : il ne lui est plus possible de tenter cette identification, ni même d’échouer et avoir honte. Le travailleur n’a plus besoin de s’identifier à son produit pour être efficace : « on ne l’a pas simplement privé de l’envie et de la capacité, mais aussi du droit de réaliser l’identification »112. La tentative d’identification au produit nuirait à l’efficacité de la production. Le travailleur ne doit plus avoir aucun intérêt pour ce qu’il produit, il travaille sans finalité et considère qu’il s’agit de son « droit ».

2.1.2. Anthropologie des chômeurs

Lors de sa première semaine d’émigration, en 1933, Anders a écrit un texte intitulé Versuch einer Selbstverständlichung (tentative d’autocompréhension)113.

111 AM 2, p. 66 ; G. ANDERS, « L’humanité dépassée », Conférence, n° 14, op. cit., p. 259.

112 Ibid., p. 67 ; p. 260.

113 La seconde partie de ce texte, « Anthropologie des chômeurs », a été traduite et publiée dans la revue Tumultes, n° 28- 29, 2007, pp. 399 405. La première partie du texte, « Sieg des Methodenmangels. Zu Sieg des Nationalsozialismus » (« Victoire du manque de méthode. Sur la victoire du national- socialisme ») a paru dans le numéro 480 de décembre 1993 de la revue Forvm.

114 G. ANDERS, « Anthropologie des chômeurs », in Tumultes, n° 28- 29, 2007, p. 400.

Il y définit le chômage comme étant « cet état dans lequel on est rien, on n’appartient à aucun lieu, on n’est plus une chose utilisable [et qui] n’est pas la mort »114. L’homme sans travail ne dispose plus que de son existence physique. Il ne parvient même plus à vendre sa force de travail et se heurte violemment à la contingence absolue de sa présence. Dans le contexte de la montée en puissance du national- socialisme, Anders explique que la condition misérable du chômeur s’est transformée en rage sans objet déterminé. Celui- ci n’était déjà plus en mesure de savoir qui précisément l’avait mis dans cette situation insupportable. Sans qu’il ne soit formulé, cet écrit semble contenir en prémices la description de « l’homme sans monde », de l’homme pris dans un tel décalage au sein du rapport entretenu avec son environnement qu’il ne dispose tout juste encore que de son corps. Ainsi dans l’introduction de l’ouvrage Mensch ohne Welt. Schriften zur Kunst und Literatur, affirme- t- il115 :

« Étaient et sont des "hommes sans monde" tous ceux qui sont contraints de vivre à l’intérieur d’un monde qui n’est pas le leur, d’un monde qui, bien qu’ils le produisent et le fassent fonctionner par leur labeur quotidien, "n’est pas construit pour eux" (Morgenstern)116, n’est pas là pour eux, un monde pour lequel ils sont prévus, utilisés et "là", mais dont les normes, les visées, le langage et le goût ne sont pas les leurs, ne leur sont pas autorisés »117.

115 Deux chapitres de cet ouvrage, celui sur Georg Grosz et celui sur John Heartfield, ont été traduits en français (G. ANDERS, George Grosz, tr. fr. C. Wermester, Paris, Allia, 2005, d’une part et dans la revue Tumultes, n° 28- 29, 2007, pp. 105- 123 d’autre part). Le texte mentionné ici est la première partie de l’introduction de Mensch ohne Welt. Schriften zur Kunst und Literatur, München, Verlag C.H. Beck, 1984, pp. XI- XXVII, traduite en français par Michèle Colombo et publiée dans le numéro 12 de la revue Conférence au printemps 2001.

116 Günther Anders s’inspire ici de Christian Morgenstern (1871- 1914), poète allemand. Dans un entretien, Günther Anders affirme que « cela nous mènerait trop loin de parler des poésies qui constituent 50 % de ma production », signe de l’importance accordée par l’auteur à la fonction poétique. Cf. G. ANDERS, « La mort du monde devant les yeux », Conférence, n° 17, art. cit., p. 270.

Sans contredire la thèse de Marx sur le prolétariat qui ne possède pas les moyens de production, Anders la généralise pour viser ce qu’il nomme de « négativement ontologique », à savoir qu’au- delà des moyens de productions, le produit lui- même, le monde qu’il fabrique, n’est pas celui du travailleur et a fortiori encore moins celui du chômeur118. Sur ce point la définition heideggerienne de l’existence humaine comme « être-dans- le- monde » n’est patente que pour la « classe dominante ». Le travailleur n’a malgré tout que ce monde à l’intérieur duquel il vit : il ne peut en concevoir un autre, ce pourquoi il lutte pour avoir un travail, il défend le peu d’accroches qui le lient à « son » monde. Cette condition rend possible la production d’objets absurdes ou évidemment dangereux pour lui- même dont l’exemple le plus probant n’est autre que la fabrication de bombes nucléaires. C’est un travail auquel le travailleur affirme « avoir un droit, un droit sacré même, [qui] prouve combien il vit peu dans son monde, combien il est, sans en avoir conscience, "privé de monde" »119. Le chômeur dépossédé de son travail est privé de monde à un degré supérieur : même si ce monde n’était pas le sien, il représentait une appartenance minimale à quelque chose.

117 G. ANDERS, « L’homme sans monde », tr. fr. M. Colombo, in Conférence, n° 12, printemps 2001, p. 312.

118 Entrer dans les détails de la conception du prolétariat chez Marx et ses interprètes ne semble pas nécessaire ici. L’idée à retenir est que le phénomène de la dépossession s’étend chez Anders jusqu’au monde lui- même et que, en conséquence, l’antagonisme prolétariat- bourgeoisie n’existe plus au sens où la classe en tant que telle, avec sa force politique d’identification, disparaît au profit d’une communauté de déshérités et désoeuvrés dont le seul espoir ne réside qu’en des objectifs individuels de reconnaissance à court terme (modèle de la réussite économique qualifié « d’ascenseur social » par exemple). La pensée économique d’Anders et ses influences marxistes formeront l’objet d’une future étude à partir de la correspondance entretenue avec des auteurs tels que Marcuse, Bloch, Lukacs ou Adorno, conservée aux archives de la Bibliothèque Nationale d’Autriche, à Vienne.

Anders renomme le travail, somme de mouvements dictés par la machine lors de son effectuation, sous l’appellation de « gymnastique », composée « d’exercices non libres » en lei et place des actes autotéliques. Son désarroi provient de la situation de ceux qui, privés de la possibilité d’effectuer cette tâche répétitive, sont désormais en concurrence avec ceux qui en sont pourvus :

« Ils proclament mordicus droit politique fondamental le droit à cette gymnastique, en fait ils sont contraints de le proclamer, parce que sans cette gymnastique du néant ils se retrouveraient dans le néant, ou assis devant l’écran – mais ce "faire" ("Tun") n’est qu’un déguisement du rien- faire –, et parce qu’ils seraient alors contraints d’avaler quotidiennement la pâtée du temps libre surgissant toujours de nouveau devant eux ». 120 Du fait de cette concurrence entre travailleurs et chômeurs, les « prolétaires »121 seraient actuellement plus nombreux que jamais, mais sous une nouvelle forme déguisée et masquée par l’évolution des contraintes : d’une part, l’immense majorité des travailleurs est vouée à la répétition quotidienne d’exercices non libres et d’autre part, ceux qui sont exclus de la catégorie des travailleurs sont condamnés à réclamer cette « chance de travailler sans liberté (Chance, unfrei zu arbeiten) »122. Selon Anders, l’augmentation progressive du chômage n’est que l’inéluctable conséquence du principe d’automatisation à l’oeuvre dans l’amélioration de la productivité, tendance au dépassement illimité des performances. Si certains ont encore la possibilité de travailler, d’effectuer une « gymnastique », alors cela ne devrait plus durer : la proportion d’attente, avec la concentration qu’elle présuppose, doit prendre le pas sur les exercices non libres.

119 G. ANDERS, « L’homme sans monde », Conférence, n° 12, art. cit., p. 313.

120 AM 2, p. 92 ; G. ANDERS, « Obsolescence du travail », tr. fr. V. Deroche, in Conférence, n° 17, automne 2003, p. 83. Une fois encore ce chapitre du second tome de Die Antiquiertheit des Menschen reprend des thèses déjà présentes en partie sous une forme disséminée et non thématisée dans le second chapitre du premier tome intitulé « Le monde comme fantôme et comme matrice ».

121 Sur l’évolution du prolétaire en « ermite de masse », voir également en 2.2.1.


Trois aspects négatifs relèvent de cette situation de vigilance :

Le premier aspect négatif provient de la transformation progressive du statut du travailleur en un « attendant ». Le travailleur devient peu à peu le « berger des objets (Objekthirte) »123. Il n’effectue rien au sens où sa tâche n’est plus qu’une surveillance avec concentration, dans l’attente des potentielles erreurs de la machine. Contrairement au travailleur à la chaîne, qui malgré sa condition est toujours en mouvement, le travailleur au sein de l’automatisation des processus de production est privé de cette apparence d’action.

La deuxième négativité nait de cette attente : l’attendant attend que rien ne se passe. Contrairement au travailleur à la chaîne confronté à une répétition d’événements, l’attendant n’est confronté qu’à une absence d’événement, dans l’espoir qu’une avarie ait lieu. Son attention est privée à la fois d’objet, il faut que rien n’arrive, et de sens : une fois la journée de « travail » terminée, l’attendant est confronté à la sensation d’avoir été vigilent « pour rien ».

122 AM 2, p. 93 ; G. ANDERS, « Obsolescence du travail », Conférence, n° 17, art. cit., p. 84.

123 Ibid., p. 95 ; p. 86.

Le troisième aspect négatif de la situation d’attente est l’isolement qu’elle présuppose, « l’érémitisme des travailleurs contemporains »124. N’ayant plus de voisin de travail, à la manière de ces cloisonnements de bureaux identiques dans les grandes entreprises, l’attendant ne dispose plus que d’une seule possibilité d’orientation : être tourné en permanence vers le processus à surveiller, vers la chose elle- même, ultime étape de la division du travail. En résulte une asocialité perceptible jusque dans la terminologie utilisée pour désigner l’attendant :
le terme « travailleur » (Arbeiter) passe pour être réservé, à juste titre, aux nostalgiques de la « lutte des classes », remplacé par le terme « demandeur d’emploi » (Arbeitnehmer).

Dès lors que division du travail et rationalisation technique régissent la production de l’homme s’en suit une évolution de sa situation d’actif, en trois étapes. Dans un premier temps, l’homme se fait machine : l’analyse des techniques de production, comme dans le taylorisme, a permis l’augmentation de la productivité de l’homme lorsqu’il travaille à la chaîne125. Le travailleur vit dans une temporalité cyclique où la répétition efface le flux du temps au même titre que l’homme n’est pas conscient en continu de chacune de ses respirations. Malgré sa situation, il possède encore une conscience de classe, ses camarades effectuent les mêmes gestes à côté de lui124 Ibid., p. 96 ; p. 88.

125 Le taylorisme est cité à titre d’exemple, c’est pourquoi la double division du travail (verticale et horizontale), comme le caractère de théorie scientifique qu’il implique ne sont pas détaillés.

Dans un second temps, l’homme devient l’outil de surveillance de la machine : il a pour fonction de s’assurer du bon déroulement du processus de production. Il est isolé dans sa fonction de vigile et confronté au caractère interminable du temps devenu éternelle attente sans objet. La dernière étape est celle où il n’y a plus besoin ni de travailleur à la chaîne, ni de vigile ou « attendant » : l’homme est sans travail. La vocation des améliorations techniques, de l’automatisation toujours croissante, est de faire fonctionner le processus de production sans l’homme. Le troisième stade de l’homme sans travail a pour finalité de se répandre parallèlement à l’accroissement de la part d’automatisation dans les processus de production. « La question n’est plus de répartir équitablement les fruits du travail, mais de rendre supportables les conséquences de l’absence de travail »126 . La rationalisation du travail finit par rendre obsolète la présence de l’homme au sein de la production, jusqu’à provoquer une inversion des moyens et des fins : alors que le travail était le moyen d’obtenir la satisfaction des besoins, il est devenu lui- même un besoin, une finalité à acquérir pour elle- même. Le travail est devenu un produit à fournir pour répondre à sa demande croissante émanant des « demandeurs d’emploi » chaque jour un peu plus nombreux. Dans son texte de 1977, Anders dénonce une contradiction économique, toujours d’actualité, entre rationalisation et plein- emploi : progrès technique et automatisation diminuent le nombre de travailleurs qu’il était autrefois nécessaire d’employer pour effectuer une même tâche. « Le postulat du plein- emploi sera donc d’autant moins réalisable que le niveau technologique d’une société est élevée »127.

À partir d’une analogie avec le QI (intellect quotient), Anders introduit l’idée d’un WQ (workers quotient)128. Cet indice exprime le pourcentage de travailleurs nécessaires au maintien en vie de cent personnes.

126 AM 2, p. 98 ; G. ANDERS, « Obsolescence du travail », Conférence, n° 17, art. cit., p. 90.

127 Ibid., p. 99 ; p. 92.

128 Günther (Stern) Anders était le fils de Clara et William Stern, inventeur du concept de quotient intellectuel et de sa méthode de détermination.

L’idéal d’une société sans chômage est celui d’un WQ chiffré à 100 : chacun disposerait d’un travail, utile et indispensable au bien commun. Mais selon lui, trois raisons, propres au système capitaliste, excluent la possibilité de réalisation de cet idéal :

« En premier lieu parce que c’est le maintien de la production d’un certain nombre de chômeurs qui fait de tout poste de travail un objet de désir et qui affaiblit l’ensemble des travailleurs.

En second lieu parce que la rationalisation, donc la réduction des postes de travail, est recherchée en vue de l’accroissement du profit.

En troisième lieu parce qu’il est plus souhaitable que 10 % suffisent à en entretenir "100 %" – ou encore : toute entreprise vise à ce que son avoir (Haben) dépasse son devoir (Soll) »129.

Le maintien d’une partie de la population de travailleurs à l’état de chômage fait de la possession d’un travail une fin en soi : le chômeur a et doit avoir honte face au poids qu’il représente pour la société en marche. Réduire les coûts engendrés par la main d’oeuvre est toujours une priorité en soi pour qui veut augmenter son profit. Remplacer un travailleur par une machine pour effectuer la même tâche permet d’augmenter la productivité. S’assurer qu’il y a plus de consommateurs que de producteurs permet également de garantir la supériorité de la demande sur l’offre et de la réguler plus facilement si besoin est. La règle énoncée par Anders se résume en une seule phrase : « n personnes ne sont jamais nécessaires pour entretenir n personnes »130.

129 AM 2, p. 100 ; G. ANDERS, « Obsolescence du travail », Conférence,

n° 17, art. cit., p. 93. 130 Ibid.

Celle- ci est valable aussi bien pour les économies capitalistes que pour les économies socialistes de l’époque : le choix du marché libre ou de la planification n’a aucun effet majeur sur les avancées techniques, si ce n’est une différence de vitesse, comme la « course » aux armements ou la « conquête » de l’espace l’ont démontré par le passé. Cette règle, qui veut qu’une société n’ait pas nécessairement besoin de tous ses membres pour fonctionner et que la proportion de chômeurs est destinée à s’amplifier, peut se formuler différemment une fois replacée dans une perspective historique :

« Le chômage qui prédomine maintenant fera apparaître relativement inoffensif celui qui a régné il y a cinquante ans. Si l’on songe que ce dernier a été une des causes essentielles du nazisme, le courage peut vous manquer pour vous représenter ce que produira celui d’aujourd’hui. Il n’est pas du tout exclu que les fours d’Auschwitz (alors absurdes économiquement) servent de modèles pour "maîtriser" (Bewältigung) le fait que, par rapport à la demande de travail, "il y a trop de gens" »131.

131 Ibid. p. 99 ; p. 91.
Le ton parfois prophétique de Günther Anders est le sujet, entre autres, de l’article de Michael Rohrwasser, « Dann war ich anders. Eben ein Ketzer », publié dans la revue Austriaca, Presses Universitaires de Rouen, n° 35, décembre 1992, pp. 125- 140. Les exagérations philosophiques de Günther Anders ont plus une fonction hérétique que prophétique, au sens où l’objectif d’une prophétie de malheur est qu’elle ne se réalise pas : donner un résultat pessimiste à l’avance permet essentiellement de révéler les différentes tendances jugées négatives afin de pouvoir les corriger. En d’autres termes, Günther Anders écrit uniquement dans le but d’avoir tort. Il le revendique essentiellement dans son ouvrage Ketzereien. Sur cette posture une comparaison entre lui et Hans Jonas serait à réaliser mais dépasserait le cadre de cette étude.

Puisqu’il est impossible de vérifier à l’avance quelle évolution suivra le « marché de l’emploi », l’examen de la situation d’un travailleur à l’époque de la Shoah peut en donner un exemple. Anders décrit la Shoah, dans son ouvrage Besuch im Hades, sous la forme d’un journal, à travers ses yeux d’homme qui était « destiné à être assassiné et transformé en déchet »132. Son propos y reste centré sur la question de l’efficacité technique dans la production de cadavres, envisagée du côté de la machinerie mortelle. Il applique le concept de décalage prométhéen aussi bien aux exterminations des camps qu’à celles des bombes atomiques133. Dans le prolongement des examens du travailleur et du chômeur, l’exemple d’Adolf Eichmann, SS Obersturmbannführer, responsable de la section IV- B- 4 du RSHA (Reichssicherheitshauptamt, Office central de la sécurité du Reich), « courroie de transmission la plus importante de l’ensemble de l’opération [de déportation] »134 cristallise le décalage prométhéen au niveau individuel.

2.1.3. Exécuter et faire : l’exemple Eichmann

Tout comme dans la plupart des ouvrages d’Anders, le décalage prométhéen est explicité dans l’ouvrage Nous, fils d’Eichmann, composé de deux lettres adressées au fils d’Adolf Eichmann, restées sans réponse135. Anders y analyse à nouveau l’écart entre deux capacités de l’homme, à savoir ses possibilités de fabrication (Herstellung) dépassant de très loin ses possibilités de représentation (Vorstellung) :

132 G. ANDERS, Besuch im Hades, Auschwitz und Breslau 1966, Nach « Holocaust » 1979, Verlag C.H. Beck, München, 1979, p. 30.

133 Sur cette question voir l’article de Diane Cohen, « Tous fils d’Eichmann ? » publié dans la revue Tumultes, n° 28- 29, 2007, pp. 89 103.

Si l’idée au départ de l’article est judicieuse, la comparaison entre la monstruosité morale de la Shoah et la monstruosité technique d’Hiroshima et Nagasaki peut paraître inappropriée sinon artificielle.

L’auteur de l’article voit des contradictions dans les propos de Günther Anders lorsqu’il affirme la monstruosité de l’une supérieure à l’autre et qu’il inverserait ce rapport à quelques pages d’intervalles. Il est pourtant patent que les comparaisons sont effectuées par Günther Anders sur deux plans distincts et clairement séparés, moral et technique, distinction propre à l’application du concept de « décalage prométhéen ».

134 H. ARENDT, Eichmann à Jérusalem, tr. fr. Anne Guérin, Paris, Gallimard, 2002, p. 282.

135 À noter que la première édition en allemand est datée de 1964, soit une année seulement après la parution de l’ouvrage Eichmann à Jérusalem d’Hannah Arendt. Sur les proximités et différences entre Arendt et Anders, voir l’article de Karin Parienti- Maire, « Éléments d’un dialogue caché », publié dans la revue Tumultes, n° 28- 29, 2007, pp. 273- 286. Globalement, Arendt prend pour point de départ de ces analyses un point de vue politique alors qu’Anders opte pour le point de vue technique sous lequel seulement se range la politique.

L’ouvrage d’Hannah Arendt permet ici d’illustrer de données factuelles les thèses d’Anders précédemment développées. Il est également remarquable que dans un texte de 1946 intitulé « L’idéologie et la vie dans l’idée », Jan Patocka soulignait déjà le lien potentiel entre technique et dépérissement de la conscience morale à partir de la question de la maîtrise de la force, dans une description qui conviendrait à Adolf Eichmann : « La technique trouve tout moyen bon, pour peu qu’il soit efficace, et l’efficacité dépend de la sûreté de l’empire que nous arrivons à prendre sur les forces disponibles.

L’homme est une telle force, maîtrisable aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur. Donnez- lui des garanties économiques, laissez s’affirmer sa conscience de masse, organisez sa pensée par la propagande, ses loisirs et ses récréations par des mesures appropriées, et il vous appartiendra sans réserve, il s’imaginera même qu’il est libre et que tout cela constitue l’authentique réalisation de l’homme. » J. PATOCKA, Liberté et sacrifice, tr. fr. Erika Abrams, Grenoble, Millon, 1990, p. 46.

136 Günther Anders semble perpétuer l’habitude qui consiste à concevoir l’imagination sur le modèle de la conscience d’image. Il apparaît toutefois au vu de ses thèses sur l’imagination et étant donné qu’Husserl admirait ses analyses phénoménologiques, qu’il ne s’agit que d’un abus de langage. Voir 2.2.2.

« Tout d’abord, ce que nous pouvons faire désormais (et ce que nous faisons donc effectivement) est plus grand que ce dont nous pouvons nous faire une image136 ; qu’entre notre capacité de fabrication et notre capacité de représentation un fossé s’est ouvert, qui va s’élargissant de jour en jour ; que notre capacité de fabrication – aucune limite n’étant imposée à l’accroissement des performances techniques – est sans bornes, que notre capacité de représentation est limitée de par sa nature »137.

Cette thèse implique l’idée que le monde technique s’obscurcisse à mesure que les possibilités de fabrication s’accroissent. L’obscurcissement officie en remplacement de « l’aliénation » entendu au sens classique du terme. Selon Anders, les représentants de la doctrine de l’aliénation s’en prennent exclusivement aux questions de propriété des moyens de production et espèrent que leur transformation aidera à la libération définitive de l’homme. Or, l’essentiel n’est pas le mode de production mais le résultat de celle- ci :
Anders invite à une critique des produits et non plus simplement de leur mode de production. Le produit lui- même est en cause. Sous cette appellation sont réunis aussi bien les bombes atomiques, les marchandises industrielles de masse que les hommes contemporains eux- mêmes.

Adolf Eichmann est choisi par Anders comme archétype du monstrueux né de la technique. Il se distingue particulièrement par son absence de sentiment de responsabilité quant aux actes qui lui étaient reprochés et pour lesquels il fut condamné, lors de son procès à Jérusalem en 1962. La thèse d’Anders concernant le sentiment de responsabilité est résumée par la phrase suivante :

« Si infernal que cela puisse paraître, on peut pourtant dire de ce dernier exactement la même chose que de la représentation et de la perception : qu’il devient d’autant plus impuissant que l’effet visé ou déjà atteint augmente ; qu’il devient égal à zéro – et cela veut dire que notre mécanisme de freinage aboutit à l’arrêt total que cette règle infernale fonctionne, la voie est libre pour le "monstrueux" »138. – dès qu’un certain maximum est dépassé. Et parce 137 NE, p. 52 ; WE, pp. 24- 25.

Le fossé entre effet de l’action et responsabilité de celle- ci laisse le champ libre au monstrueux. Mais comment cet écart se génère- t- il ? Quelles étaient les conditions et les motifs des actions entreprises par Eichmann si tant est qu’il soit adéquat d’utiliser le terme d’action ? Le procès d’Adolf Eichmann était un procès en bonne et due forme : il devait répondre de ses actes et non des souffrances de Juifs. Ce n’était pas non plus le procès du peuple allemand dont il aurait formé le représentant, ni celui de l’antisémitisme dont il a cautionné sinon propagé les thèses. Toute l’ambiguïté de la situation d’Eichmann se résume dans la phrase de son avocat, cité par Hannah Arendt :
« Eichmann se sent coupable devant Dieu et non devant la loi »139, propos qui n’a jamais été confirmé par l’accusé. Dans le cadre juridique nazi en vigueur à l’époque des faits qui lui étaient reprochés, Eichmann a agi de manière strictement légale : il n’a donc été jugé que sur la base de sa contribution à la Shoah.

Son incapacité à considérer quoi que ce soit du point de vue d’autrui forme un trait significatif de sa personnalité révélée lors du procès. À plusieurs reprises Arendt décrit Eichmann comme un homme d’un niveau intellectuel relativement médiocre à la mémoire confuse. Il s’exprimait essentiellement par slogans (Schlagworte) et expressions toutes faites (Redensarten) tout en pensant faire usage de « mots ailés » (geflügelte Worte). Eichmann l’avoue lui- même : « Le langage administratif (Amtssprache) est mon seul langage »140. Pour Arendt, ce type de langage était le sien simplement parce qu’il était dans l’incapacité de prononcer une phrase qui ne soit pas un cliché, répétée à plusieurs reprises à l’identique au fil des interrogatoires et contre- interrogatoires, malgré sa piètre mémoire. Cette incapacité a fait d’Eichmann un sujet tout à fait réceptif au discours des ingénieurs de la propagande nazie :

138 NE, p. 59 ; WE, p. 29. La question du seuil maximum ou « supraliminaire » est traitée spécifiquement en 3.1.

139 H. ARENDT, Eichmann à Jérusalem, op. cit., p. 74.

140 Ibid., p. 117

« Pendant la guerre, le mensonge qui eut le plus d’efficacité sur l’ensemble du peuple allemand, est le slogan de la "bataille du destin pour le peuple allemand" (der Schicksalskampf des deutschen Volkes) ; lancé par Hitler ou Goebbels, il suggérait premièrement, que cette guerre n’était pas une guerre ;
deuxièmement que c’était le destin, et non l’Allemagne, qui l’avait commencée ; et, troisièmement, que c’était une question de vie ou de mort pour les Allemands qui devaient anéantir leurs ennemis ou être anéantis eux- mêmes »141.

Le mensonge, érigé en système, a eu un effet d’automystification, de protection, condition morale de la survie, véritable palliatif. Sous le régime nazi, la propagande politique avait pour fonction de produire de telles formes de langage. En témoigne le terme de « réinstallation » utilisé pour qualifier les déportations dans les camps d’extermination.

L’usage de ces automystifications garantissait la bonne conscience des antisémites notoires du gouvernement de Vichy lors des phases les plus zélées de collaboration française. Dans le cas particulier d’Eichmann, son journal rédigé pendant sa période d’exil en Argentine témoigne d’invraisemblances et de contradictions mêlées aux slogans de propagande. « Chaque ligne de ses gribouillages montre sa totale ignorance de tout ce qui n’était pas lié directement, techniquement et bureaucratiquement, à son travail »142.

141 Ibid., p. 123

142 Ibid., p. 126. Concernant le rôle particulier du gouvernement de Vichy, voir le chapitre X de l’ouvrage qui porte sur les déportations d’Europe occidentale. Dès lors que les mensonges contenus dans le langage bureaucratique ont été connus de la population française collaborationniste le zèle à la déportation a disparu.

Eichmann revendiquait son attitude « objective » et méticuleuse dans le cadre du travail, symbolisée par la réutilisation du langage des SS. Les camps de concentration relevaient de problèmes « administratifs » alors que les camps d’extermination relevaient de problèmes « économiques ». Ce décalage entre l’énormité de l’acte et tout type d’affect pouvant lui correspondre est encore plus significatif lorsque Eichmann témoigne de sa réelle sensibilité à la vue du sang :

« Encore aujourd’hui, je suis absolument incapable de regarder une blessure béante. C’est comme ça que je suis et on m’a très souvent dit que je n’aurais jamais pu devenir médecin. Je me souviens encore que je me suis représenté tout ça [les chambres à gaz en fonctionnement], et que j’ai eu un malaise, comme si je venais d’être en proie à une grande agitation. Ce genre de chose arrive à tout le monde et ça vous laisse un certain tremblement à l’intérieur »143.

Afin d’éviter ce malaise et le combat d’un affect désagréable, le retranchement dans la concentration et le zèle au travail de déportation apparaît d’un certain confort moral.
Tortionnaires comme victimes de l’époque témoignent d’un véritable effondrement moral sciemment provoqué par les nazis. La question de la responsabilité, en tant que conscience d’acte, chez Eichmann était épineuse : comment juger un homme qui s’est « simplement » occupé de transport ? Le fait qu’il ait vu de lui- même les chambres à gaz et les camps de concentration, qu’il ait témoigné du malaise ressenti ensuite, forment paradoxalement les rares accroches affectives ayant permis à la cour d’établir sa responsabilité juridique.

143 Ibid., p. 180. Hannah Arendt reprend ici mot à mot les propos d’Eichmann.

Il n’a cessé durant ses interrogatoires de déclarer qu’il n’avait fait que son devoir, qu’il obéissait aux ordres et à la loi. Eichmann avait même lu la Critique de la Raison pratique.

Mais face à la légalisation du meurtre par l’État, l’application de l’impératif catégorique n’était plus possible en tant que telle. Pour faire usage de sa raison pratique, Eichmann avait pour maxime : « Agis de telle manière que le Führer, s’il avait connaissance de ton action, l’approuverait »144. La conduite d’Eichmann ne lui était pas dictée par son fanatisme ou par sadisme mais bien par sa conscience : « les paroles du Führer avaient force de loi (Führerworte haben Gesetzeskraft) »145.

Là où la parole d’Hitler était un ordre pour les militaires, soumis à l’impératif hiérarchique, elle faisait loi pour le personnel administratif tel qu’Eichmann. Celui- ci n’avait de cesse d’admirer ce petit caporal devenu par sa seule force le dirigeant autoritaire d’une grande nation. Il semblait aller jusqu’à s’identifier à lui en terme de réussite professionnelle.
La formule « banalité du mal »146 lui sied parfaitement au sens où dans un régime où le mal est légal, le diable n’est plus un tentateur mais un législateur. La conscience d’Eichmann a donc eu pour fonction de lui éviter la tentation de ne pas laisser les Juifs être déportés.

144 Ibid., p. 257. Hannah Arendt cite « l’impératif catégorique dans le IIIe Reich » de Hans Frank dans son ouvrage Die Technik des Staates, 1942, pp. 15- 16.

145 Ibid., p. 275

146 Günther Anders fait mention de la « Banalität des Bösen » pour qualifier la figure d’Eichmann en page 205 de Besuch im Hades. Il y oppose la figure de Claude Eatherly, « Unschuld des Bösen ». Voir 3.1.3.

2.2. L’homme consommateur147

2.2.1. L’activité du consommateur

À la temporalité du travail, régie par les impératifs de rationalisation et d’automatisation, correspond la temporalité du repos, temps du retour à soi, « temps libre » de la jouissance et du plaisir possibles. Or, pour Anders, en conséquence du déplacement du sujet du travail a lieu un déplacement du sujet du besoin. Le principal moteur de l’économie étant la technologie, la production de la demande précède désormais la production de l’offre. Cette possibilité de perversion de la loi de l’offre et de la demande est déjà contenue en prémices dans la description de la consommation donnée par Marx :

« C’est la consommation qui accomplit l’acte de la production en achevant le produit en tant que tel, en le dissolvant, en consommant sa forme autonome et matérielle ; en élevant à l’habileté, par le besoin de la répétition, l’aptitude développée dans le premier acte de la production. Elle n’est donc pas seulement l’acte final grâce à quoi le produit devient produit, mais encore celui grâce à quoi le producteur devient producteur »148.

147 Envisager la consommation après la production est un préjugé. En effet, pour être en accord avec les thèses sur le besoin de Günther Anders, il aurait paru plus judicieux d’inverser l’ordre de présentation des thèses, à la manière de Kropotkine dans son ouvrage La conquête du pain, auteur anarchiste russe cité une fois dans OH 1 et trois fois dans Ketzereien. Or, le préjugé de la production comme préalable à la consommation étant toujours en vigueur dans le fonctionnement actuel de l’économie de marché, il convient de conserver cet ordre pour mieux montrer son artificialité, sinon sa dangerosité.

La production détermine la consommation en créant le besoin sinon l’instinct de consommer. Production et consommation apparaissent comme les deux moments d’un seul acte de reproduction de soi- même. La distribution assure un rôle de liaison entre production et consommation : les moyens techniques déployés pour l’effectuer renvoient à la question de la médiation en jeu entre le sujet et lui- même dans son acte de reproduction. En partant du principe que la spoliation du fruit du travail n’est pas seulement l’adage du capitalisme mais également de la rationalisation, de la division du travail et de l’automatisation, issus du progrès technique, Anders étend les thèses de Marx. Si le travail renvoyait à la production, le loisir renvoie à la consommation. En conservant l’examen parallèle des deux moments de l’acte de reproduction de soi- même, Anders étend la problématique de la distribution à une problématique de médiation : l’économie n’est plus qu’une catégorie de la technique. La portée de ce qui pourrait être dénommé « aliénation technique » est plus vaste et commence en amont des diagnostics établis par Marx :
si le « machinisme »149 avait déjà massifié les processus de distribution à son époque, la technique a désormais investi jusqu’au métabolisme de l’homme avec la nature. La coïncidence entre production et consommation a pour conséquence la transformation de l’homme en « ermite de masse »150, alter ego du travailleur surveillant soliste de sa machine. La production ne fournit pas seulement la matière au besoin, mais elle fournit également un besoin à la matière :

148 K. MARX, « Introduction générale à la critique de l’économie politique » (1857), in Philosophie, éd. et tr. fr. M. Rubel, Paris, Gallimard, 2003, p. 460.

149 Ibid., p. 365.

150 OH 1, p. 121 ; AM 1, p. 102.

« L’homme "est ce qu’il mange" (ist was er ißt) et par conséquent l’on produit les hommes de masse en leur faisant consommer des marchandises de masse ; ce qui signifie en même temps que le consommateur de marchandises de masse collabore, en consommant, à la production des hommes de masse (ou à sa propre transformation en homme de masse) »151.

Le consommateur de marchandises de masse, en se transformant en homme de masse, n’est plus qu’un travailleur à domicile (Heimarbeiter). Sa seule activité consiste en sa transformation par le biais de ses loisirs (Muße), isolé chez lui.

151 Ibid., p. 121 ; p. 103.

152 Le choix de ce type de distribution technique simultanée d’un unique produit en de multiples exemplaires identiques pourrait paraître arbitraire. A priori, Günther Anders aurait très bien pu illustrer ses thèses à partir de la fabrication de marchandises classiques comme par exemple des boîtes de conserve. Or, tout l’intérêt de porter son attention sur la télévision, outre le fait de poser la question de l’image, repose sur le fractionnement en un nombre maximal d’acheteurs qu’elle suppose. Si la présence des téléviseurs dans les foyers était relativement importante dans les États- Unis des années 50, connus de l’auteur, à titre indicatif, le rapport d’activité du CSA de 2007, en France, donne les chiffres suivants :

- 97,4 % des foyers sont équipés d’au moins un poste de télévision, dont 42,6 % multi- équipés. La multiplication des postes de télévision par foyer progresse en moyenne de 1 à 2 % par an.

- Une progression régulière et constante du temps quotidien consacré à la consommation d’images est constatée sur les sept années de l’étude (2000 à 2007). La durée de celle- ci est en moyenne de 3 heures et 27 minutes toutes catégories d’individus confondues. Parallèlement, le temps moyen d’écoute quotidienne de la radio est de 2 heures et 58 minutes.

Le modèle de consommation et de loisir choisi par Anders est celui de la télévision et de la radio. Le travailleur à domicile consomme des images et du langage par le biais des productions des entreprises de médias152. Ce type de distribution technique est révélateur du fait qu’il n’est plus besoin d’opérer un rassemblement de masse pour fabriquer des hommes de masse. Il reste nécessaire, en amont des analyses de la conscience d’image et de la communication médiatique, de préciser les autres prolongements des thèses de Marx effectués par Anders. Ce dernier continue de s’opposer à Fichte et à la conséquence idéaliste de l’auto- position du moi qui fait du monde un objet produit par sa Tathandlung. Anders actualise la dialectique entre matérialisme et idéalisme :

« L’hypothèse commune à tous les idéalismes, au sens le plus large, est que le monde est là pour l’homme, soit comme un don, soit comme le produit de sa liberté, si bien que l’homme lui- même n’appartient pas au monde : il n’est pas un fragment du monde mais son pôle opposé. Expliquer ce don, cette "donnée", comme "donnée" sensible (dieses "Datums", als "Sinnesdatums") n’est qu’une variété d’idéalisme parmi d’autres, et pas la plus importante »153.

- 7 groupes financiers possèdent la totalité des chaînes de télévision et radio nationales. La plupart d’entre eux possèdent également des clubs de football, des maisons d’édition, des titres de presse écrite, des entreprises de production cinématographique, etc.

Négliger à l’heure actuelle ne serait- ce que la possibilité d’une influence des « mass médias » sur la société et les hommes qui la composent comme ignorer la nécessité d’un examen proprement philosophique de l’imagerie de masse ne peut être que le résultat de l’extrême spécialisation et de la division du travail à l’oeuvre dans le secteur économique de la fabrication de la connaissance. La morale de l’urgence professée par Günther Anders n’est pas un éloge en l’honneur du mythe de l’homme unifié du XIXe siècle. Il s’agit plutôt de combler le décalage prométhéen et l’absence de cohérence inhérente au pluralisme des actions individuelles qu’il présuppose. Eichmann était un bon père de famille.

153 OH 1, p. 133 ; AM 1, p. 113.

Considérer le monde tel un don, comme dans la Genèse où il s’agit d’un royaume, comme image de la perception (Wahrnehmungsbild) dans le « sensualisme »154 ou comme objet de consommation chez Hegel, le réduit au statut d’attribut ou de possession. En refusant ce postulat, Anders s’oppose au préjugé de l’appropriation de l’environnement comme étant une tendance inhérente à la nature humaine. La distribution technique du monde comme un objet de consommation est une caractéristique de la télévision, moyen technique de représentation de ce qui est absent, appareil de transformation du monde en images à vendre.

Dans la continuité de ce raisonnement la question de l’origine ou de l’authentique devient également celle d’une stratégie de vente, à soumettre à une critique économique et non à une herméneutique de la présence dissimulée à la manière de Heidegger dans sa conférence sur la technique155.

La perversion de la loi de l’offre et de la demande devient réelle stratégie lorsqu’il s’agit de produire le besoin d’une marchandise correspondant à chaque organe, à chaque fonction possible de l’homme. Anders qualifie de « faim » le besoin d’être approvisionné sans cesse de marchandises :

« Tout organe croit souffrir de faim dans ces instants où, au lieu d’être approvisionné, il est exposé au vide et donc libre. Pour lui, toute non- consommation momentanée constitue déjà une détresse (Not) ; le meilleur exemple est celui du gros fumeur. Pour lui, horribili dictu, la liberté (= temps libre = ne rien faire

154 Günther Anders semble accuser ici Husserl de sensualisme sans toutefois le nommer, propos qui semble sujet à caution si tel est le cas.

155 M. HEIDEGGER, Essais et conférences, op. cit., pp. 18- 19. Heidegger refuse de décrire la technique en termes de fabrication et préfère parler de mode de dévoilement.

(Nichtstun) = ne pas consommer (Nichtkonsum)) équivaut à la détresse (mit Not identisch) » 156.

La télévision allumée en permanence n’est qu’un exemple parmi d’autres de l’exercice de l’attente analogue à celui effectué lors du travail. Au- delà de la critique purement économique du produit de masse livré par les médias, proche de la critique platonicienne de l’image trompeuse, la transformation en homme de masse et l’uniformisation de l’imagination et du langage potentiellement déclenchées par la consommation des images marchandises est à confirmer.

2.2.2. Critique de la télévision : imagination et conscience d’image

En complément des thèses andersiennes sur la télévision, il est besoin d’analyser la conscience d’image en jeu dans la consommation des images157. L’idée est de situer le point de croisement entre conscience d’image et imagination, lequel permettrait d’entrevoir l’influence potentielle de l’une sur l’autre. L’image en tant que telle est définie par Anders, dans une conférence de 1960, comme étant la catégorie principale du Dasein actuel :

« Par "image", j’entends toute représentation du monde ou de parties du monde, qu’elle consiste en photos, affiches, images télévisées ou en films.

156 OH 1, p. 162 ; AM 1, p. 140. Traduction modifiée.

157 La question de l’image et de sa reproduction technique est thématisée dans une conférence prononcée sous le titre « Infantilisation machinale » à la Comédie de Berlin le 20 novembre 1960 et reprise dans AM 2 sous le titre « Die Antiquiertheit des Wirklichkeit. Thesen für ein Symposion über Massenmedien », pp. 248- 258. Une fois de plus le second volume de l’oeuvre majeure d’Anders montre tout son intérêt dans la clarification apportée aux thèses évoquées dans le premier volume.

"L’image" est la catégorie principale, parce qu’aujourd’hui, les images ne représentent plus des exceptions qui existent également au sein de notre monde, mais parce que nous sommes plutôt encerclés par les images, parce que nous sommes exposés à une pluie permanente d’images »158.

Il importe, en complément de cette constatation sociologique, de décrire phénoménologiquement la conscience d’image, en la différenciant de l’imagination pure, même si Anders le fait de manière intuitive. Dans l’objectif d’une critique de la technique en jeu dans les médias de masse, il paraît nécessaire d’analyser les composants du produit fourni par la télévision. Les recherches de Husserl, en partant du neuvième paragraphe de la première section du volume XXIII des Husserliana, permettent d’abord de faire une distinction entre les trois niveaux qui constituent l’objet intentionnel de la conscience d’image159 :

- Le premier est celui de l’image physique (das Bild als physisches Ding)160 : il s’agit de la strate perceptive, celle des pigments de couleur d’une photographie, de la chose- image.

158 AM 2, p. 250 ; G. ANDERS, « Obsolescence de la réalité », tr. fr. T. Simonelli, in Conférence, n° 21, automne 2005, pp. 345- 346.

159 E. HUSSERL, Phantasie, Bildbewusstsein, Erinnerung : Zur Phänomenologie der Anschaulichen Vergegenwärtigen, Hua XXIII, La Haye, Nijhoff, 1980, « Phantasie und Bildbewusstsein ». Les références des citations correspondent à cette version du texte. Ce volume constituait initialement la troisième partie des cours du semestre d’hiver 1904/1905 portant sur la phénoménologie et la théorie de la connaissance. L’objectif de ce détour argumentaire par la démonstration husserlienne est la suppression de l’équivoque du terme imagination laissée par Günther Anders qu’il ne définit jamais en tant que telle.

160 Hua XXIII, p. 18.

- Le second est celui de l’image- objet (das Bildobjekt)161 : il s’agit du lieu de figuration d’un objet, c’est l’image représentante, la photographie en tant qu’elle est la photographie de quelque chose. L’image- objet est fondée sur l’image physique162. Sans elle il n’y pas de conscience d’image. C’est « l’image de Pierre ».

- Le troisième est celui de l’image- sujet (das Bildsubjekt) : il s’agit du représenté par l’image représentante, ce dont l’image est l’image, le paysage ou la personne sur la photographie.
C’est « Pierre en image ».

Husserl distingue la conscience d’image de l’imagination pure par l’absence du premier niveau dans celle- ci : il n’y aurait qu’un dualisme entre image- objet et image- sujet. Dans l’imagination pure, l’image- objet se produirait en absence de tout lien avec une chose physique. Dans la conscience d’image, l’image- objet a pour fonction d’éveiller une image mentale (ein « geistiges Bild » zu wecken)163.

161 Ibid. p. 19.

162 Les termes Begründung et Fundierung sont utilisés par Husserl lorsqu’il est question de la fondation d’un acte intuitif dans un autre.

Ces termes sont traduits malheureusement par « fondation » dans les deux cas pour la version française du volume XXIII (en dehors de quelques « justification » parfois). L’utilisation du terme de « fondation », dans le cadre de cette étude, signifie le terme allemand Fundierung. La fondation indique un rapport de présupposition entre fondé et fondant sans légitimation ou orientation de sens du fondé, contrairement au terme Begründung qui implique cette justification ou légitimation. Détailler cette problématique et les questions d’herméneutique qui en découlent dépasserait le cadre de l’analyse de la conscience d’image en tant que telle.
Sur le problème de la Fundirung logique, voir NENON T., « Deux modèles de fondation dans les Recherches logiques », in Methodos, n° 9, C. Majolino (éd.), « L’autre Husserl », 2009, URL : http://methodos.revues.org.

L’image- objet n’a absolument aucune existence, que ce soit dans ou hors la conscience : elle n’est ni réelle comme l’image physique, ni idéale comme l’image- sujet. Le lion du documentaire animalier apparaît mais n’existe pas, il ne peut, au mieux, que rendre apparent un lion qui existe, dans une savane en Afrique, mais qui est absent. Il faut donc bien distinguer la capacité de représentation en image ou caractère d’image (Bildlichkeit) des caractéristiques d’une photographie en tant que chose physique.

Husserl détermine le statut de l’image- sujet dans l’acte d’imagination pure, dénuée d’image physique. Dans la perception d’un objet, « véritablement la plus simple des expériences »164, un seul objet est appréhendé : l’objet visé, pointé parmi une pluralité d’objets appréhendés165. Dans l’imagination pure, Husserl précise qu’il est besoin de distinguer deux actes intentionnels, deux appréhensions différentes, liées par un rapport de fondation de l’une sur l’autre. L’appréhension de l’image- sujet est fondée sur l’acte par lequel l’image- objet est visée. Si dans le cadre de la conscience d’image le rapport de fondation s’entretenait entre image physique et image- objet, il semblerait que dans le cadre de l’imagination pure, ce rapport s’entretienne entre image- objet et image- sujet, sans que cela soit évident.

Dans le cadre de l’imagination pure comme de la conscience d’image, le sujet, le visé, n’est pas présent.

L’appréhension de l’image- sujet ne renvoie pas à une apparition correspondante. « Je vois le sujet de manière immanente dans l’image- objet qui apparaît, l’ami dans l’image pour signifier qu’il ne s’agit pas de réinstaurer un représentationnalisme qu’il combattait déjà dans la cinquième des Recherches Logiques.

164 Ibid. p. 405. Cité par le traducteur dans la version anglaise en page XLV.

165 Ibid. p. 24. Husserl parle de « eine pointierende Funktion » lorsqu’il distingue le viser de l’appréhender.

163 Hua XXIII, p. 21. La traduction française propose « image spirituelle ». Husserl met l’expression entre guillemets certainement photographique »166. Que ce soit dans un acte intuitif d’imagination pure comme dans la conscience d’image avec support perceptif, comme l’image à la télévision, l’image- sujet ne peut apparaître que dans et par le biais de l’apparition de l’image- objet : elle n’a pas de valeur pour elle- même. « La conscience de la relation au sujet est la conscience de la présentification de quelque chose qui n’apparaît pas dans ce qui apparaît sur le fondement de la ressemblance »167. Ce qui produit la conscience d’image, qui fait que je sais que c’est une image, provient de cette conscience de la différence entre image- sujet et image- objet, de cette synthèse de la ressemblance, à opposer à la synthèse de l’identité dans la perception168.

Il peut y avoir une telle coïncidence entre image- objet et image- sujet que l’imagination, conscience d’image ou imagination pure, soit prise pour une perception, comme lors de l’appréhension d’un personnage de cire ou lors de l’appréhension d’une hallucination ou d’une vision169. Dans les deux cas, l’écart entre les appréhensions de l’objet- image et du sujet- image est comblé par la suppression de la différence entre image et réalité : le personnage de cire est pris pour un homme réel, prouvant que « sans image, pas d’art »170 ; un salon d’appartement est pris pour une dense forêt vierge d’Amazonie, prouvant que « pour le visionnaire en état de transe, le monde de l’imagination pure est son monde réel »171.

166 MARBACH E., « Imagination, conscience d'image, souvenir [Extrait de R. BERNET – I. KERN – E. MARBACH : Edmund Husserl; Darstellung seines Denkens; ch.5, §1] », Alter, 1996, n° 4, « Espace et imagination », p. 465.

167 Ibid.

168 La « synthèse de la ressemblance » signifie que ce qui apparaît est le référentiel analogue à ce que je vise. Elle vaut pour les deux imaginations. La « synthèse de l’identité » signifie que ce qui apparaît est ce que je vise.

169 Hua XXIII, § 14, p. 32 et § 19, p. 40.

170 Ibid. p. 41.

Le point commun entre imagination pure et conscience d’image semble bien être la synthèse de ressemblance.

À partir de sa propre expérience perceptive de la Théologie de Raphaël accrochée au dessus de son bureau, Husserl pose la question suivante : l’apparition de l’imageobjet est- elle fondée sur l’apparition de l’image physique ?
« Lorsque nous nous imaginons le sujet, nous avons sous les yeux l’image comme chose présente dans l’espace (räumlich) et l’image comme fiction (Fiktum), support (Träger) de l’imagination »172. L’image physique comme l’image- objet ont les mêmes contenus d’appréhension. Mais les sensations visuelles sont porteuses de deux appréhensions, deux sens différents : d’une part, comme points et lignes sur du papier, et d’autre part, comme forme donnant à apparaître quelque chose. Dans les deux cas un même contenu de sensation est appréhendé mais sous deux appréhensions différentes. La seconde appréhension est celle de l’image- objet, laquelle éveille la conscience de sujet : c’est elle qui l’emporte sur la première appréhension. Si je regarde un tableau impressionniste le nez contre la toile, je ne vois qu’un ensemble de tâches de couleurs éparses. Si je regarde ensuite le même tableau d’un peu plus loin, avec plus de recul, alors m’apparaissent les formes. Mais les tâches de couleurs n’ont pas pour autant disparu : elles m’apparaissent maintenant comme dominées par l’appréhension de l’image- objet. Pour Husserl, il y a conflit (Widerstreit) entre les deux appréhensions.

Dans l’exemple du tableau de Raphaël, support perceptif au- dessus du bureau de Husserl, le papier et les lignes de crayon font partie de l’environnement réel, au même titre que l’écran plasma ou le tube cathodique de la télévision :

171 Ibid. p. 42.

172 Ibid. p. 44.

« L’environnement est un environnement réel, le papier est aussi une présence réelle. L’image apparaît mais en conflit avec celle- ci, elle est donc une pure "image", et malgré son apparaître, un rien173 ». L’image- objet n’est rien en ce qu’elle ne consiste qu’en une configuration précise ne servant qu’à faire figurer en elle- même l’apparition du sujet. L’apparition de l’image est caractérisée par Husserl comme apparition d’un non- maintenant dans le maintenant : l’image- objet est qualifiée de rien ou néant car elle n’est qu’opératoire, elle ne sert qu’à rendre possible l’appréhension de l’image- sujet. Elle n’est ni spatiale ni temporelle, tout juste dans un « quasi- temps ». Anders reste assez proche de Husserl lorsqu’il parle d’absence dans la présence. L’omniprésence des images et la quantité qui sont imposées à chaque homme, entre autres par les publicités, a pour conséquence d’affaiblir la distinction entre réalité et représentation, au sens où non pas parce que la représentation prend la place de la réalité, comme pour Platon, mais parce que la réalité est absorbée dans la représentation.
L’étape suivante est le passage de la quantité à la qualité, où une image (Bild) omniprésente et à laquelle personne ne peut échapper finit par être idéalisée (Vorbild) et devient un cliché174.

Le conflit porté par l’image- objet doit être compris dans un sens double, dont les deux parties ont été évoquées : d’une part, le conflit entre l’image comme apparition de l’imageobjet et l’image comme image physique, comme dans l’exemple du tableau impressionniste, et d’autre part, l’écart entre l’apparition de l’image- objet et la représentation du sujet inhérente à cette apparition, comme par exemple dans le cas des différences de couleurs entre un homme réel et sa photographie175. À ce point précis s’insère la critique économique de l’image au sens où celle- ci est vendue en tant que meilleur produit que ce dont elle est la copie.

173 Ibid. p. 46.

174 AM 2, pp. 252- 253 ; G. ANDERS, « Obsolescence de la réalité », Conférence, n° 21, art. cit., p. 350.

La conscience d’image se définit essentiellement comme étant fondée sur une double appréhension conflictuelle entre une image physique en tant qu’image et une image- objet présentificatrice de l’image- sujet. Le second sens du conflit dont il a été question, l’écart entre image- objet et image- sujet, ne semble pas nécessaire à une définition synthétique de la conscience d’image sauf dans le cas particulier de la conscience esthétique176. Lorsqu’un reportage télévisé, en tant que portrait d’un politique, est dite réussie, la personne est intuitionnée directement : image- objet et image- sujet coïncident parfaitement177. L’image a ici une fonction de reconnaissance plus importante que sa fonction esthétique.

175 Le terme « écart » est préféré ici à « conflit » au sens où le rapport conflictuel entre image physique et image- objet ne doit pas être confondu avec l’écart potentiel entre image- objet et image- sujet. Ce sont certes deux conflits empiriques. Mais comme Husserl le précise dans Hua XXIII, appendice VIII aux paragraphes 22, 24- 26 et 32, le premier conflit, dit « conflit par insertion de la fiction dans l’environnement de la réalité », précède le second conflit, dit « conflit empirique ». Le premier est une condition nécessaire à la conscience d’image alors que le second n’est qu’une possibilité au même titre que les couleurs, d’une photographie, peuvent possiblement différer plus ou moins de la réalité copiée. Voir aussi la note de l’appendice IX, p. 157.

176 Dans l’appendice VI au paragraphe 17, Husserl caractérise ce qu’est la conscience esthétique comme « joie de l’apparition » et non joie de la perception. La conscience esthétique me fait préférer une complexité et un maximum de moments sensibles. Une autre caractéristique est un éveil clair de la conscience d’objet qui fait de l’oeuvre un objet extra- mondain le plus expressif possible. En d’autres termes, plus le chemin d’accès à l’image- sujet est long, plus la satisfaction esthétique, qui en résulte, est importante.

177 Le portrait est un genre d’article ou de reportage au même titre que l’enquête et l’interview. La manière de réaliser un bon portrait est enseignée dans toute bonne école de journalisme.

Lorsqu’une peinture de la même personne est dite réussie, la personne est intuitionnée indirectement : l’image- objet est plus ou moins prise en compte par la conscience esthétique, comme par exemple le geste du peintre, le jeu de contraste particulier sur la toile ou la manière d’accentuer certains défauts dans une caricature. La fonction esthétique l’emporte sur la fonction de reconnaissance.

Dans l’imagination pure, comme il a déjà été dit précédemment, le support perceptif est manquant, il n’y a pas d’image physique. L’image- objet dans l’imagination pure peut- elle être identique à celle en jeu dans la conscience d’image ? « Une image- objet est- elle effectivement constituée dans l’imagination pure, à travers laquelle une image- sujet est intuitionnée ? »178. Husserl, avouant être pris d’un sérieux doute sur cette question, établit de nouvelles différences :

- Dans la conscience d’image, les apparitions de l’image- objet sont pleines et stables alors que dans l’imagination pure, les apparitions de l’image- objet sont protéiformes (Proteusartige)

179 : il y a des différences de contenus, propres à l’imagination pure.
- Dans la conscience d’image, les différents changements qui se produisent lorsque le regard glisse sur l’image ou lorsque les images s’enchaînent comme à la télévision, une continuité est préservée, alors que dans l’imagination pure, il y a une discontinuité de la représentation de l’objet : l’image flottante dans la conscience peut être plus ou moins riche et son apparition peut être intermittente. C’est une conséquence de l’instabilité de l’imagination pure, même dans le cas où l’intention est maintenue.

178 Hua XXIII, p. 55.

179 Ibid. p. 59.

Afin de compléter les thèses de Husserl avec celles d’Anders, il est nécessaire à nouveau d’ajouter l’aspect économique de la production industrielle en masse de l’image.
Sa critique serait vaine dans un environnement où l’image resterait le propre de l’art. Ceci permet d’expliquer pourquoi l’art contemporain, en réaction à l’avalanche de représentativité permanente, cherche encore à détruire la Bildlichkeit de l’art. L’époque contemporaine dans les pays industrialisés se caractérise donc par
« le fait que les reproductions qui nous sont livrées à domicile (qu’elles consistent en « oeuvres » ou en images présumées du monde ou en "co- images" (Mitbildern) des événements actuels ou en idéaux (Vorbildern) en vue de conformisation) ne sont plus des îles dans la vie quotidienne, mais qu’inversement, le silence et l’absence d’images sont devenus des brèches dans le continuum du monde d’images »180.

La confusion initiale entre conscience d’image et imagination pure pourrait provenir du rôle de médiation de l’image- objet, caractérisée comme image fictive (Bildfiktum) par Husserl. « Toute forme de conscience d’image fait appel au travail de l’imagination, mais toutes les formes d’imagination ne sont pas pour autant des formes de conscience d’image »181. Dans le cas possible d’une stabilité et d’une clarté des contenus purement imaginés, la distinction entre imagination pure et perception semble alors disparaître.

180 AM 2, p. 250 ; G. ANDERS, « Obsolescence de la réalité », Conférence, n° 21, art. cit., p. 346.

181 N. DE WARREN, « Imagination et incarnation », in Methodos, n° 9, C.MAJOLINO (éd.), « L’autre Husserl », 2009, URL :
http://methodos.revues.org.

En absence du rôle de médiation joué par l’image- objet dans l’imagination, rien ne semble indiquer de différence majeure entre le processus intentionnel mis en jeu dans la perception et celui mis en jeu dans l’imagination pure : la saisie de l’objet semble être directe dans les deux cas. Or, Husserl est parvenu à déterminer que « la conscience de ce qui n’est pas présent (Nichtgegenwärtigkeits- Bewusstsein) appartient à l’essence de l’imagination pure »182. Cette non- présence caractérise l’imagination pure en ce qu’elle montre l’existence d’un conflit entre le champ perceptif et le champ de l’imagination pure : à aucun moment ces deux champs ne peuvent être pris « en même temps (zugleich) »183. L’un est présent, en temps réel, l’autre non, en quasi- temps. L’apparaissant dans l’imagination pure l’est seulement à la manière d’un présent.

« Dans l’imagination pure nous n’avons pas de « présent » (Gegenwärtiges) et, en ce sens, pas d’image- objet »184. D’un côté, les sensations en jeu dans la perception sont à même de constituer une image- objet, support de la conscience de caractère d’image dans le cadre de la conscience d’image.

L’appréhension perceptive appartient aux sensations. De l’autre côté, les contenus sensibles en jeu dans l’imagination pure fondent une conscience modifiée. Ils valent immédiatement pour quelque chose d’autre et résistent à être pris pour présents. La distinction est qualifiée « d’originelle » par Husserl car les contenus sensibles en jeu dans l’imagination pure sont caractérisés primairement comme irréels. Or, lors de l’acte d’imagination pure se pose la question de l’origine de ces contenus sensibles. Sur ce point se situe l’apport particulier de la critique andersienne : lors de l’effectuation de la modification reproductive, les contenus sensibles mobilisés proviennent des expériences vécues de l’individu.

182 Hua XXIII, p. 58.

183 Ibid. p. 70.

184 Ibid. p. 79.

L’omniprésence de l’image, le fait que chacun soit « exposé à une pluie permanente d’images »185 fait de l’expérience des images dans le monde une expérience du monde comme image, comme bien de consommation. Lorsque j’imagine purement un objet en absence, comme une bonne bouteille de bon vin, rien ne me permet d’affirmer que le contenu de sensation mobilisé dans la reproduction d’une perception d’une bouteille de vin provient de la bouteille que j’ai effectivement bue par le passé ou du référentiel analogue par le biais duquel je vise la bouteille, à savoir la personne dans la publicité en train de la boire, image vue et entendue quotidiennement. Ainsi, l’apparition dans l’imagination pure ne renvoie pas à un au- delà d’elle- même. « Lorsque, dis- je, je vis dans l’imagination pure, je ne remarque absolument rien d’une conscience représentative, je ne vois pas une apparition devant moi et ne la saisis pas comme représentant d’autre chose, mais je vois la chose, les événements, etc. »186. Dans la conscience d’imagination pure, je suis bien conscient d’un objet, mais comme si j’étais en train de le percevoir : ma conscience reproduit une quasi- perception, un seul objet est visé comme dans la perception.

L’idée que l’imagination pure comportait une image- objet tout comme dans la conscience d’image est à abandonner :

« La conscience d’image est présentification mais elle n’est pas une présentification purement reproductive comme l’imagination, elle est une présentification perceptive pénétrant une conscience perceptive qui la fonde »187.

185 AM 2, p. 250 ; G. ANDERS, « Obsolescence de la réalité », Conférence, n° 21, art. cit., p. 346.

186 Hua XXIII, p. 150.

187 MARBACH E., « Imagination, conscience d'image, souvenir », art. cit., p. 467.

Dans le cadre de la présentification purement reproductive, l’objet visé est placé dans le champ de l’imagination pure, champ quasi- perceptif : il y a suspension de la question de la croyance, c’est un acte non- positionnel.

C’est une expérience perceptive reproduite et modifiée. Dans le cadre de la présentification perceptive, l’objet visé l’est dans l’au- delà présentifié par l’image- objet, laquelle est initialement apparue à partir de la perception de l’image physique. Il s’agit donc d’un acte non positionnel fondé sur un acte positionnel188.

Lorsque Husserl détermine l’imagination pure comme étant une présentification reproductive et non plus comme une présentification en image, conçue par analogie avec la structure de la conscience d’image, il insiste sur le fait que l’imagination pure, présentification, s’oppose à la perception, présentation, en ce qu’elle reproduit les impressions :

« Dans le cas de la perception d’une maison, toute impression est "consciente", dans le cas de l’imagination pure, de la représentation dans l’imagination pure, nous avons une "quasi- conscience" de ces impressions. Cette quasi- conscience est la conscience de présentification au sens de la reproduction. Mais l’objet, [la maison] n’est pas reproduit en tant que tel mais purement imaginé : c’est un objet représenté présentifié »189.

188 Il se peut toutefois que l’imagination pure passe par l’intermédiaire d’une image. Il s’agit du cas particulier où j’imagine une photographie, je reconstitue la quasi- perception d’une image physique. En d’autres termes, je reproduis une conscience d’image en la modifiant dans le champ de l’imagination pure. Il y a bien une image- objet mais qui, apparaissant en imagination pure, est non présente.

189 Hua XXIII, p. 190.

Lorsque je perçois une bouteille de vin, j’ai des impressions d’elle dans sa totalité comme de chacune de ses parties, ses couleurs, etc. Selon la manière choisie pour l’appréhender, je peux voir certaines configurations, différents moments objectaux. À cet acte de perception correspond un acte d’imagination pure. J’imagine purement la bouteille de vin par une présentification où l’objet est appréhendé en tant qu’objet absent de mon champ de perception, par une modification reproductive des impressions. Je perçois la bouteille de vin et par exemple je l’imagine à moitié pleine. La reproduction n’est pas une copie du vécu d’acte originaire mais bien un nouvel acte en soi, une présentification. Le tout peut être synthétisé par la formule suivante :

R (Wa) = Va R = Reproduktion (reproduction), W = Wahrnehmung (perception), V = Vergegenwärtigung (présentification), a = objet externe190.

Lors de la présentification de la bouteille de vin, je n’ai pas simplement la conscience d’un objet, comme dans la perception, mais une conscience reproductrice de l’impression qui lui correspond. Je reproduis un présent possible, je présentifie une bouteille de vin possible191.

190 Ibid. p. 311.

191 Dans le cadre du souvenir, de la « mémoire du présent » et de l’attente, les conclusions sont bien sûr différentes car il s’agit de représentification, co- présentification et pro- présentification où l’expérience a été, est, ou sera fait réellement, donc acte positionnel.
Dans cadre de l’imagination pure, je n’ai pas bu, je ne bois pas et je ne boirai pas le vin de la bouteille, il s’agit juste de l’évocation d’un possible parmi d’autres, acte non- positionnel. Tout l’objectif de la fabrication du besoin est d’orienter les possibilités multiples vers une seule : celle de la marque de vin qui paie des sommes considérables en marketing et communication pour faire en sorte que la bouteille imaginée soit la sienne. Il peut être inquiétant de voir que le développement accru de ses disciplines, sous le couvert d’être pourvoyeuses d’emplois, ne rencontre que peu voire pas d’opposition de la part des sciences humaines.

J’ai conscience de la bouteille non pas comme d’une image flottante mais au travers d’une conscience reproductive de l’expérience possible constitutive de la possible perception. Lorsque j’imagine purement une forêt vierge d’Amazonie, je la présentifie par le biais d’une modification intentionnelle, reproduction de l’expérience possible, provoquée par ma conscience : c’est une auto- présentification192. À partir de cette redéfinition complète de l’imagination pure, Husserl inverse le rapport initial de sa conception d’après la conscience d’image, dans un texte de 1912. La présentification perceptive est conçue sur le modèle de l’imagination pure à laquelle est ajoutée la fonction imaginale ou iconique. Ce passage, issu de la section n° 15, résume le raisonnement à suivre :

Comme dans l’imagination pure reproductrice, les représentations, perceptions, jugements, sentiments, etc. figurés dans l’image (rendus en image) se distinguent de ceux, actuels, suscités en moi, le spectateur. La figuration elle- même est actuelle.

192 N’étant jamais allé en Amazonie rien ne m’empêche d’en imaginer sa forêt en la visant comme objet intentionnel. Celle- ci sera détruite par la déforestation ou luxuriante et pleine de vitalité selon la présentification perceptive que j’en aurais eu auparavant. Dans la note 16, en page 53 de HP, Günther Anders admet ainsi « qu’il est tout aussi vrai que par les images nous avons (heureusement) la possibilité d’apprendre à connaître beaucoup de choses que nous n’aurions jamais l’occasion de voir en réalité. C’est ainsi que la majeure partie de la population américaine n’a pu que par la seule télévision faire l’expérience de la pure saleté, encrassée d’aucun slogan, de la véritable saleté de la guerre du Vietnam. » Depuis cette guerre précisément, où un reporter de guerre avait plus de droits qu’un soldat, l’image est contrôlée par l’armée elle- même qui a développé un service d’information et communication en interne. Voir les témoignages du journaliste belge P. MASSON, Les guerres d’un grand reporter, Bruxelles, J.M. Collet, 1985.

Autant en vivant la figuration j’accomplis l’imagination pure reproductive, autant j’accomplis l’imagination iconique, la conscience d’image perceptive (perzeptive). Dans la fiction (Fiktum) perceptive un non présent (Nichtgegenwärtiges) (quelque chose qui dans d’autres circonstances serait intuitif et lui- même représenté dans une reproduction ou une autre perception) m’est rendu perceptivement sensible et imagé. La fiction m’occulte la représentation (reproductive) présentifiante. Elle coïncide avec elle. Le présentifié se glisse dans le présenté (das Vergegenwärtigte schlüpft in das Gegenwärtige), lequel devient le figurant. Et dès lors je peux vivre dans l’accomplissement de cette figuration et donc dans l’accomplissement de ce genre étonnant de présentification193.

Dans la conscience d’image, être conscient du présentifié perceptif s’accomplit sur un mode non positionnel. Si je décris le sujet dans le reportage télévisé, je peux le reconnaître, émettre des jugements, ressentir des sentiments, mais ce ne sont que des vécus modifiés. Seule la conscience de l’image physique s’accomplit sur un mode positionnel : je peux croire ou non en la présence du support perceptif. Quand Anders affirme que « nous sommes dépouillés […] de la faculté de prise de position »194 lors de la présentification perceptive d’un homme politique à la télévision par exemple, cela est dû à ce mode non- positionnel. Toute la tromperie de l’industrie de l’image est contenue dans le fait que l’image télévisée de l’homme politique soit le fruit d’un savant calcul et de jugements effectués en amont auxquels le téléspectateur ne peut rien opposer : il ne peut parler de l’homme politique que tel qu’il apparaît dans l’image qui lui est vendue, souvent accompagnée de la prise de position souhaitée (applaudissements du public, complaisance du journaliste, etc.).

193 Hua XXIII, pp. 384- 385.

194 AM 2, p. 251 ; G. ANDERS, « Obsolescence de la réalité », Conférence, n° 21, art. cit., p. 347.

2.2.3. Critique de la radio : communication et langage

En absence de conscience d’image, la radio semble sortir du cadre de la critique telle que posée par Anders. Or, de manière analogue à l’image, est fabriqué le langage avec pour but d’être vendu. Cette langue fabriquée peut aussi bien accompagner l’image à la télévision comme être autonome en radio195. Le rôle du journaliste est de parler de manière à ce que l’information transmise dans une nouvelle n’oppose aucune résistance à son assimilation. Il fabrique un produit dont la qualité fait en sorte que l’auditeur ou le téléspectateur choisisse son émission plutôt qu’une autre. Au même titre qu’un publicitaire hiérarchise les différents prédicats de son produit pour mieux le vendre, le journaliste hiérarchise l’information selon ses objectifs déontologiques individuels, selon les impératifs économiques de la multinationale auquel il appartient ou encore selon les impératifs politiques de l’appareil d’État pour lequel il travaille. Les intentions à la source de ces choix sont laissées de côté pour mieux s’intéresser aux structures du langage techniquement produit, en tant que marchandise reçue par l’auditeur. Celle- ci est qualifiée de « désamorcée » (entschärft) par Anders :

« Parce que, du fait de la livraison, elles s’intègrent déjà dans la classe du reconnu (Anerkannt), avant même qu’elles n’aient pu être connues (erkannt) par nous, le public, avant même que nous n’ayons pu nous positionner à leur égard »196.

195 L’exemple de la nouvelle (Nachricht) est choisi par Günther Anders comme modèle potentiel de privation du jugement dans l’écoute. Voir OH 1, pp. 178- 187 ; AM 1, pp. 154- 163.

196 AM 2, p. 255 ; G. ANDERS, « Obsolescence de la réalité », Conférence, n° 21, art. cit., p. 353.

Contrairement à l’oeuvre d’art qui donne à voir un monde en soi, le langage, comme l’image, vendus par les médias de masse occultent l’opposition à la réalité. Ils fournissent des schémas à visée pragmatique :

« Les stéréotypes (Schablonen) constituent des formes a priori de conditionnement (apriorische Bedingungs- Formen), mais pas seulement de l’intuition, pas seulement de l’entendement, pas seulement du sentiment (Gefühl), mais également du comportement et de l’agir – c’est- à- dire des matrices d’une étendue d’application et d’une universalité d’efficience (Leistung- Universalität) que même les philosophes les plus spéculatifs n’avaient jamais envisagées »197.

La communication médiatique et son langage technicisé, au même titre que son image, déchargent les spectateurs de l’expérience directe de l’objet. Ceci renvoie à la structure de tout acte de communication verbale telle que décrite par Roman Jakobson, schématisée de la manière suivante198 :

197 OH 1, p. 194 ; AM 1, p. 170. Traduction modifiée à partir de celle donnée par Thierry Simonelli dans son petit livre sur Anders intitulé Günther Anders, de la désuétude de l’homme, Clichy, Jasmin, 2004. Le terme de condition a priori ne doit pas être compris dans le sens purement kantien, ce que précise Günther Anders dans la suite de cet extrait. Il s’agit plutôt de dénoncer le conditionnement des marchandises transmises par les médias, condition a priori de la consommation.

198 R. JAKOBSON, Essais de linguistique générale, I, tr. fr. N. Ruwet, Paris, Minuit, 2003, « Les fondations du langage », pp. 214- 220. Les facteurs sont en style de police normal, les fonctions qui leur correspondent sont en italique.

La fonction référentielle concerne principalement le contexte auquel renvoie le message, l’état du monde dont parle le message. Il s’agit de la fonction informative de tout langage.
Elle est particulièrement importante dans le cadre des nouvelles transmises par un bulletin d’information à la radio :
en principe, le journaliste est sensé décrire des données factuelles et ne pas émettre de jugement en dehors de l’acte de hiérarchisation de l’information. Cette fonction référentielle dénotante devrait éclipser toutes les autres afin que l’expérience du spectateur soit la plus proche possible de celle du journaliste envoyé en reportage. « Il est du plus grand intérêt pour l’industrie des stéréotypes que ceux- ci soient les plus réalistes possibles »199 . L’adéquation entre l’original et la copie garantit la crédibilité du produit transmis.

199 OH 1, p. 191 ; AM 1, p. 166.

La fonction expressive est centrée sur le destinateur, sur l’émetteur, dans l’exemple le journaliste. Elle lui permet d’exprimer son attitude, son émotion, et son affectivité par rapport à ce dont il parle. Les traits suprasegmentaux (intonation, timbre de la voix, etc.) du langage parlé se rattachent à la fonction expressive. Les billets d’humeur, éditoriaux et commentaires sportifs du journaliste sont en général l’occasion pour lui d’user de cette fonction. Elle permet en théorie de donner du style au discours. En pratique ces traits suprasegmentaux ont un effet sur le message réceptionné par l’auditeur : l’objectif de l’accentuation de certains mots est d’orienter l’attention de l’auditeur sur les parties les plus importantes du message. La frontière entre fonction expressive et fonction conative est ici relative.

Cette dernière est centrée sur le destinataire, le consommateur, dans l’exemple, le spectateur ou auditeur. Il s’agit de reconnaître au langage une visée intentionnelle sur le destinataire et une capacité d’avoir sur ce dernier un effet.

Cette fonction confère au langage son caractère pragmatique.

En principe l’émetteur de données factuelles dites « objectives » devrait chercher à minimiser cet aspect de la langue. Les formes grammaticales à l’origine de l’instanciation de cette fonction sont par exemple le vocatif et l’impératif. Elles n’ont pas à être employées dans la transmission d’informations, sauf dans la publicité où la consommation est d’emblée l’objectif avoué. Or, provoquer le choc, la peur, déclencher un affect quelconque lors de la communication médiatique permet de s’assurer de l’attention du consommateur. Les pratiques publicitaires font partie intégrante des pratiques de l’information en tant que toute distribution d’information est nécessairement régie par des principes de communication.

La fonction phatique sert à établir la communication, à assurer le contact et l’attention entre les interlocuteurs. Il s’agit des phrases de lancement prononcées par le présentateur du journal, de manière analogue au « allo ? » en début de conversation téléphonique, à la différence près que, dans la distribution technique de l’information, le rapport est unilatéral. « Qui ne fait qu’entendre, mais ne parle pas et qui ne sait, par principe, contredire, n’est pas seulement "rendu passif" (passivisiert), mais il est rendu soumis (hörig) et non libre »200.

La fonction métalinguistique répond au besoin d’expliciter parfois les formes mêmes du langage utilisé. Elle doit être la plus faible possible pour garantir la réception idéale du message. La fonction poétique met l’accent sur le message lui- même et le prend comme objet. Il s’agit de mettre en évidence tout ce qui constitue la matérialité propre des signes, comme dans tous les procédés poétiques tels que l’allitération, les rimes, etc. Dans le cadre de la transmission d’information, cet aspect doit également être minimisé afin que l’attention de l’auditeur reste focalisée sur le contexte, l’information du message. Le rôle de ces trois dernières fonctions est donc relativement mineur au niveau de la production technique du langage sauf pour le cas particulier du slogan et des titres dans les journaux où l’objectif peut être d’attirer l’attention et de faire ruminer au consommateur une formule agréable en bouche.

En reprenant en compte les caractéristiques de l’économie industrielle de masse et l’omniprésence du discours médiatique, produit et transmis par des techniques d’information, au même titre que les images, la sélection du lexique employé dans ce discours est d’autant plus importante comme le décrivait déjà Roman Jakobson :

« L’ingénieur des communications approche le plus justement l’essence de l’acte de parole quand il tient que, dans l’échange optimal d’information, le sujet parlant et l’auditeur ont à leur disposition à peu près le même "fichier de représentations préfabriquées" : le destinateur d’un message verbal choisit l’une de ces "possibilités préconçues" et le destinataire est supposé faire un choix identique parmi le même assemblage de "possibilités déjà prévues et préparées" »201.

200 AM 2, p. 253.

Plusieurs conséquences se déduisent de cette situation particulière de l’homme contemporain confronté d’une part à la communication médiatique et d’autre part à la communication langagière. Dans le premier cas de figure, le rapport est unilatéral et l’auditeur est déchargé du choix des possibilités préconçues. Il consomme ces possibilités, ces choix d’information, de contenus référentiels, produits en amont aussi bien par un journaliste que par un ingénieur en communication. Alors le second cas de figure, celui de la communication langagière non techniquement produite, qui relève elle aussi d’une production de langage, est déterminée par le « fichier de représentations préfabriquées » imposé par les médias de masse202. Le jeu de forces déjà présent entre images du monde et monde en images trouve son corolaire dans le jeu entre langage « naturel » et langage techniquement produit : celui qui ne comprend pas le code institué par les mass médias, machines techniques pour qui plus rien n’est hors image ou hors langage, passe rapidement pour un original ou un inadapté au monde préfabriqué, servi prêt à consommer203, trop conscient de la maxime d’Anders « qui consomme asservi consomme l’asservissement »204.

201 R. JAKOBSON, Essais de linguistique générale, I, op. cit., p. 46.

202 Une remarque possible consisterait à dire que les pays industrialisés, « développés », contrairement aux pays « en voie de développement », n’imposent rien à leurs citoyens : ceux- ci sont déclarés libres de naissance. Or, si « la liberté de remarquer cette perte de liberté » (AM 2, p. 253) dans le rapport unilatéral des médias de masse est encore possible dans les derniers pays totalitaires tels que la Corée du Nord où la radio d’État doit rester allumée en permanence dans les cuisines des foyers, elle a presque disparu des pays « démocratiques » où chacun est « soumis » (hörig) librement à l’écoute divertissante de la radio dans la rue, le métro, les gares, les commerces, etc. En témoigne la durée quotidienne d’écoute de la radio qui peut paraître étonnement élevée de prime abord. Voir note 152.

2.3. Développement du monde- machine

2.3.1. L’essence de la technique et la machine

Il n’est pas question d’affirmer que le rôle dévolu aux machines techniques comme les mass médias est tel que l’indépendance de l’homme serait menacée, thèse fragile à la source de l’apparition de conduites au mieux nostalgiques, au pire réactionnaires. La tendance à la transformation du monde en machine fait suite au principe appliqué transversalement à tous les domaines de savoir et de faire de l’homme : la Maximalleistung ou performance maximale. « Ce que je veux désigner – je sais que cette thèse peut paraître aventureuse – c’est le fait que notre monde actuel, dans son ensemble, se transforme en machine, qu’il est en passe de devenir machine »205. L’erreur d’interprétation consisterait à faire d’Anders un briseur de machine, sur le modèle des ouvriers isolés se révoltant contre leurs instruments de production décrits par Marx dans le Manifeste du parti communiste. Dans un court article de 1987, il réaffirme l’absurdité de cette critique :

203 Inutile de préciser qu’il n’est pas question ici de nier en bloc l’intérêt potentiellement bénéfique des médias. L’idée est bien plutôt de dénoncer la tendance à la centralisation et à la concentration de la production des reproductions distribuées « librement » aux masses. En illustration des différentes thèses d’Anders sur l’évolution de l’activité du travailleur et le résultat du chômage peut être cité le documentaire audiovisuel de Patric Jean, Les enfants du borinage, lettre à Henry Stork, tourné en 1999 en Wallonie. Le réalisateur effectue une comparaison entre le documentaire sur la misère du borinage en 1933 réalisé par Stork et le silence des pauvres dans le dénuement le plus total au même endroit soixante- trois ans plus tard. Concernant la presse en elle- même, outre la particularité du bulletin d’information officiel diffusé dans les premiers cinémas, lié à l’apparition des techniques audiovisuelles, celle- ci était à sa naissance une presse d’opinion. Elle est devenue un ordre dans les pays fascistes des années 20 qu’étaient l’Allemagne et l’Italie et a été institutionnalisée à la même époque sous forme d’écoles en France et en Grande- Bretagne. Sur l’état actuel de la presse en France, voir S. HALIMI, Les nouveaux chiens de garde, Paris, Raisons d’agir, 2005 et BÉNILDE Marie, On achète bien les cerveaux, Paris, Raisons d’agir, 2007.

204 HP, p. 495.

« Mon combat ne vise pas les modes de production, comme au dix- neuvième siècle, mais les produits eux- mêmes. Je n’ai encore jamais proposé que nous produisions des missiles manuellement et dans le cadre d’un travail à domicile au lieu de les produire en usine.
Ce que j’ai toujours proposé, c’est qu’on ne produise pas de missiles du tout »206.

Sa critique de la machine, entendue au sens d’ensemble d’appareils techniques remplissant une fonction déterminée, n’est pas celle d’un réactionnaire. Mais l’expression de « monde se transformant en machine » pourrait sembler métaphorique. Anders définit l’essence de la technique, à partir d’une analyse des principes régissant le fonctionnement d’une machine, dans un chapitre du second tome de Die Antiquiertheit des Menschen207. Le premier de ces principes est celui de l’expansion. Chaque machine tend de façon immanente à se dépasser elle- même, à s’agrandir et à se prolonger. La recherche et l’assimilation de nouveaux processus et appareils est nécessaire à la fiabilité de son fonctionnement et à sa perpétuation dans le temps. Ces processus et appareils externes sont intériorisés par la machine

205 NE, p. 91 ; WE, p. 49

206 G. ANDERS, « Briseur de machines ? », in Das Argument, n° 164, 1987, traduit et publié dans la revue Tumultes, n° 28- 29, 2007, pp. 363- 364.

207 AM 2, pp. 117- 127 ; G. ANDERS, « Obsolescence des machines », tr. fr. V. Deroche, in Conférence, n° 20, printemps 2005, pp. 423- 437.

pour former un second ensemble unique et plus vaste. Les exemples fournis par le secteur de l’économie pourraient convenablement illustrer les thèses d’Anders. La fusion entre deux entreprises née d’une « OPA » (Offre Publique d’Achat) témoigne de la propension d’une machine à en absorber une autre pour former un plus grand groupe.

Cette tendance à la fusion est insatiable : la machine dans son expansion désire l’harmonisation de son monde ambiant (Umwelt). Fiabilité et utilité requièrent automatisation et rationalisation du contexte intégré et fonctionnalisé :
l’entreprise X ayant absorbé l’entreprise Y cherche par exemple à harmoniser les conventions sociales des salariés à partir du modèle le plus compétitif. Cette tendance à l’expansion a également pour conséquence une décroissance du nombre des machines existantes. Comme le précise Anders, cette décroissance doit être pensée comme corollaire au principe d’expansion et non de manière indépendante et empirique, sans quoi le constat serait celui d’une multiplication exponentielle des machines (ordinateurs, téléphones portables, etc.). L’expansion se fait par intégration : il y a une diminution des machines englobantes proportionnellement convergente à l’augmentation des machines individuelles.

« Cela implique que les machines, par le fait même de leur concaténation et de leur collaboration, cessent d’être des machines, qu’elles "chutent ontologiquement" en devenant des composants de systèmes, des éléments de grandes machines »208.

208 Ibid., p. 120 ; p. 427

Les machines individuelles perdent leur autonomie et cessent d’être des machines pour n’être que des rouages du système. Parallèlement à la réification de l’homme, Anders en conclut qu’a lieu une « réification des choses » (Verdinglichung der Dinge) : les machines contre lesquelles se battaient les ouvriers isolés de Marx étaient encore des individualités isolées. Le principe de perte d’autonomie se réitère jusqu’à la convergence terminale vers une machine unique et globale. Le monde s’organise en réseaux et est organisé selon les principes de fonctionnement idéaux de la machine. Cet état final est qualifié de totalitaire :

« Je défends ici la thèse que la tendance au totalitaire tient à l’essence de la machine et qu’à l’origine elle provient du domaine de la technique ; que la tendance inhérente à chaque machine en tant que machine – soumettre le monde, exploiter en parasite les parties insoumises, se combiner avec d’autres machines et fonctionner avec elles comme composantes d’une machine totale unique – constitue la tendance fondamentale ; et que le totalitarisme, si effroyable qu’il soit, n’est jamais qu’une conséquence et une variante de ce fait technologique universel »209.

Deux termes à cette tendance au totalitarisme technique, « la situation (Zustand) technico- totalitaire vers lequel nous nous dirigeons »210, sont possibles : ou bien la fin du monde dans un globocide nucléaire interrompt les fusions de machines entre elles, ou bien ce stade de machine unique est atteint et l’ensemble des processus de production fonctionne en adéquation avec tous ses éléments211. Il n’existerait alors plus rien qui ne soit pas « machinique ».

209 Ibid., n.2 p. 439 ; p. 429. Günther Anders s’oppose clairement à Hannah Arendt et à sa conception du totalitarisme liée à un type de pouvoir politique particulier. Voir H. ARENDT, Le système totalitaire, op. cit., pp. 210- 212.

210 NE, p. 96 ; WE, p. 53. Traduction légèrement modifiée.

211 Voir en cette possibilité une « fin de l’homme » peut être interprétée à partir des aphorismes 220 et 288 du Voyageur et son ombre de Nietzsche où il était déjà question de la relation entre l’homme et la machine.

La possibilité de la fin du monde par une guerre nucléaire est significative, à très grande échelle, du fait que plus l’emprise de la machine est étendue, plus le danger et les risques de catastrophes sont importants. Pour illustrer sa thèse, Anders prend l’exemple d’une panne de réseau électrique aux États- Unis en 1965, mais l’exemple économique de la chaîne de production d’automobiles bloquée par une fabrication défectueuse d’une pièce sous- traitée à une petite structure est également significatif. La multiplication d’appareillages ouvertement dangereux comme les armes nucléaires accentue la possibilité de dysfonctionnement général d’autant plus si ces appareillages sont organisés en réseaux212. Puisque le processus d’expansion recèle indubitablement un danger, il ne peut progresser uniformément et régulièrement : son évolution se fait par le biais de crises successives, autant de moments propices pour les fusions entre machines213. C’est pourquoi « malgré l’intégration des parties dans le tout, chaque partie doit se protéger contre le tout et le tout contre chaque partie – la partie contre la défaillance du tout, le tout contre la défaillance des parties »214. Un rouage étant en mesure de paralyser l’ensemble de la machine, il est paradoxalement nécessaire à celle- ci d’avoir une « ration de survie » (eiserne Ration).

212 War Games, film de science- fiction réalisé par John Badham et sorti en 1983 est un précurseur dans le genre de la dénonciation de l’automatisation de la guerre : en pleine guerre froide, un adolescent pirate sans le savoir le système informatique militaire américain. Ce système est géré par une intelligence artificielle appelée WOPR (pour War Operation Plan Response) et manque de déclencher, en faisant passer le niveau de sécurité américain à DEFCON 1, une guerre thermonucléaire globale contre le bloc de l'Est.

213 Les exemples de crises économiques et le cortège de solutions aveugles sinon hypocrites sont tellement nombreux qu’il n’est nul besoin d’en citer pour illustrer cette thèse.

214 AM 2, p. 124 ; G. ANDERS, « Obsolescence des machines », Conférence, n° 20, art. cit., p. 433.

Une entreprise aux multiples appareils, comme une société de chemins de fer, est poussée à trouver les moyens lui permettant d’éviter qu’une grève de quelques rouages ne grippe l’ensemble de la machine. Le peu d’autonomie des machines individuelles est ainsi fonctionnalisé.

« Autant il est difficile de douter que l’interconnexion (qui a sans doute le plus avancé dans le marché de l’énergie) de tous les appareils et installations a entraîné d’immenses avantages, autant il est difficile de douter que la taille du danger croît avec celle de la grande machine. Plus le système est grand, plus grande est la catastrophe si le système défaille »215.

L’organisation et la gestion des machines dépendent de la dimension des machines englobantes, du réseau et des articulations internes d’interdépendance entre les différents appareils ou machines individuelles. Anders conclut son raisonnement en affirmant que ces thèses valent pour les pays les plus industrialisés et qu’elles peuvent permettre aux pays dit « en voie de développement » d’entrevoir plus aisément le moment où les avantages offerts par la technique, en termes de santé et d’autonomie individuelle, par exemple, se retournent en leur contraire. Selon Anders, seuls les naïfs « à courte vue » (kurzsichtig) restent persuadés que l’usage bon ou mauvais de la technique dépend des fins bonnes ou mauvaises visées, donc des techniciens présumés libres de disposer de la technique à leur guise. « L’une des tâches essentielles de la philosophie de la technique sera de découvrir ce point dialectique [entre avantage et menace] et de déterminer où notre acceptation de la technique doit se muer en scepticisme, voire en dénégation farouche »216.

215 Ibid., p. 125 ; pp. 434- 435.

216 Ibid., p. 127 ; p. 437.

2.3.2. La technostructure, modèle de fonctionnement économique

L’importance du rôle joué par la technique est révélatrice de la situation particulière de l’entreprise industrielle : celle- ci est devenue le lieu de fabrication en série de l’homme médial.
La méticulosité (Gewissenhaftigkeit) y remplace la conscience morale (Gewissen) : le travail, devenu une denrée rare, vaut pour moral en toutes circonstances et son résultat passe pour moralement neutre. Le conformisme est naturel, il fait partie des conditions de fonctionnement idéales d’un travailleur.
Marx avait rendu l’appareil et la technique de la société capitaliste responsables de l’aliénation. Mais les impératifs de planification, au principe de bon fonctionnement de la machine, et la transformation spontanée de sociétés capitalistes en sociétés socialistes, dans certains pays du monde, ont démontré qu’était contenu en prémices dans ses écrits le renversement dialectique dans la technique. Les idéaux politiques et économiques sont désormais un seul et même idéal technique : le meilleur État et la meilleure entreprise sont les meilleures machines qui rendent obsolètes toutes les autres, hommes compris :

« Dans un certain sens, ces États [totalitaires] sont plus honnêtes que les États non totalitaires. Il est parfaitement vraisemblable, aussi effrayant que cela puisse paraître, que les ères totalitaires des régimes hitlérien et stalinien n’aient pas été des intermezzi mais plutôt la réalisation de ce à quoi l’époque veut vraiment en venir. Dans ces régimes, elle a en tout cas montré son visage technique à nu et sans masque, un visage qui met toute son honnêteté dans l’absence de scrupules, c’est- à- dire un visage qui tient un discours politique qui ne diffère en rien de son mode de pensée technique »217.

217 TF, p. 69.

Du point de vue économique, appareil de fabrication de publicités et appareil de fabrication des produits mis en vente et vantés font partie d’un même macro- appareil, de nature technique et sociale. Un principe de concentration de la puissance et de domination oligarchique est inhérent au développement technique. Dans son célèbre ouvrage de 1967 intitulé Le nouvel état industriel, John Kenneth Galbraith dénomme « technostructure » le fonctionnement particulier de l’entreprise à l’époque du progrès technologique. Dans le secteur des grandes sociétés anonymes le pouvoir échappe aux capitalistes pour être concentré entre les mains de l’appareil bureaucratique qu’est la technostructure. Galbraith insiste dès l’introduction de son ouvrage sur « le rôle joué par la théorie classique du marché en tant que stratagème idéologique destiné à masquer commodément l’exercice du pouvoir par la grande société anonyme »218. Il dénonce lui aussi la convergence bureaucratique et culturelle des grandes entreprises capitalistes comme socialistes, ayant pour résultat l’isolement de l’individu dans le travail et les loisirs. À mesure que capacités et tailles des grandes sociétés anonymes s’accroissent, l’économie de marché cède progressivement à la planification. Celles- ci risquent à tout moment de perdre leur stabilité en raison de la nature de la production technologique.
Elle nécessite des coûts élevés et de longues périodes de développement avant que de nouveaux produits arrivent sur le marché. Il est donc nécessaire d’assurer la stabilité du marché pour garantir la stabilité de la production en retour.

« Nous trouvons, en effet, autour de nous, au lieu de [la loi du marché], un système économique qui, quelle que soit sa couverture idéologique formelle, consiste pour une large part en une économie planifiée. […] Ce sont les impératifs de la technologie et de l’organisation et non les conceptions idéologiques qui déterminent la forme de la société économique »219.

218 J. K. GALBRAITH, Le nouvel état industriel, tr. fr. J.- L. Crémieux- Brilhac et M. Le Nan, Paris, Gallimard Tel, 1989, p. IV.

Les impératifs de la technologie obligent l’entreprise à anticiper sur les besoins du consommateur. Se met en place un système planificateur plus complexe que la planification entendue au sens de détermination autoritaire par l’État de ce qui est produit, payé et consommé. La grande entreprise procède d’abord par intégration verticale. En d’autres termes, elle vise l’expansion et la centralisation, telles que décrites par Anders, en cherchant avant tout à contrôler la source de la matière première de sa production, à la manière des compagnies pétrolifères par exemple. Les contrôles des prix et du consommateur permettent de réduire au maximum l’incertitude du marché et d’assurer le bon déroulement de la production technologique. Galbraith va jusqu’à utiliser des termes proches de ceux d’Anders lorsqu’il s’exprime à propos de l’expansion du système planificateur :

« La grande firme occidentale et l’appareil moderne de la planification socialiste sont deux variantes qui expriment l’adaptation à un même besoin. Un esprit libre peut détester cette évolution. Mais c’est à la cause qu’il doit s’en prendre. Il ne doit pas demander que l’avion à réaction, les centrales nucléaires, ou même l’automobile moderne à son rythme actuel de production, sortent de firmes qui s’accommodent de prix fluctuants et d’une demande non organisée. Il doit demander […] qu’on n’en produise pas »220.

Le pouvoir économique dans le cadre de la technologie et de la planification modernes s’associe naturellement à l’agent de production le plus poussé et le plus avancé : le modèle de l’entrepreneur ayant la main mise intégrale sur la capital de sa multinationale est incorrect. Le fonctionnement de la grande entreprise industrielle dépend d’une association d’hommes doués de connaissances techniques, d’expériences et de qualités différentes qui répondent à la division du travail en secteurs d’expertise non maîtrisables par un seul individu. Ce collectif n’est autre que la « technostructure » :

219 Ibid., p. 45.

220 Ibid., p. 73.

« [C’est] un appareil de prise de décision de groupe – destiné à mettre en commun et à évaluer les informations fournies par de nombreux individus, en vue de parvenir à des décisions qui débordent le cadre des connaissances individuelles de chacun »221.

L’autonomie de la technostructure, insérée dans le cadre général du fonctionnement de la grande entreprise industrielle ou société anonyme, est un objectif à atteindre au sens où la planification de la production technologique réclame l’absence d’influences extérieures : les décisions ne dépendent plus des individus pris séparément mais du groupe qu’ils forment pour les prendre. Dès lors que le processus décisionnel d’une entreprise passe par le biais de la technostructure un décalage se produit : la responsabilité est écartée du choix individuel de chaque membre, pour reposer sur la structure collective. Elle a également disparu des mains des propriétaires, y compris des actionnaires qui ne formulent plus de décisions mais ne font plus qu’effectuer des ratifications positives ou négatives.
Ouvriers, ingénieurs techniciens comme propriétaires sont dédouanés de toute responsabilité morale de leurs actions effectuées dans le cadre de leur travail222.

221 Ibid., p. 119.

Galbraith détermine quatre types de motivations en jeu dans la fonction réalisée par l’individu, quel que soit son niveau dans la hiérarchie de la grande entreprise industrielle223.

Ces motivations peuvent être qualifiées d’artificielles au sens où elles sont nécessaires à ce que les « détenus », pour reprendre le terme d’Anders, restent efficaces et performants :

1. La première d’entre elle est la contrainte : l’employé doit accepter les buts de l’entreprise sous peine de sanction négative, tel que la perte de l’emploi ou tout autre moyen de pression.

2. Cette acceptation peut également s’acheter. Il s’agit du second type de motivation, dite motivation pécuniaire, sanction positive. Le travail fourni est une marchandise en tant que telle, ayant sa valeur d’usage et sa valeur d’échange qui fait qu’un employé cherchera à vendre sa force de travail au prix le élevé possible.

3. La troisième forme de motivation décrit le cas de figure où l’homme seul reconnaît la supériorité des objectifs de l’entreprise par rapport aux siens : il s’agit de l’identification. L’employé est fier de travailler pour son entreprise. Par exemple le soldat est heureux de contribuer à la défense des valeurs de liberté et de démocratie pendant ses opérations de pacification.

4. La quatrième forme de motivation décrit le cas de figure où l’homme seul reconnaît la supériorité de ses propres objectifs par rapport à ceux de l’entreprise : il compétitives » (Ibid., p. 161). Cette compétitivité interne et autonome a ensuite formé la source idéale des dérives financières (spéculations infondées, absence de bénéfices camouflée par un système d’emprunts à répétition, sans parler des opérations frauduleuses du type d’un système de fausses factures comme dans l’affaire Enron en 2001) et n’a fait que provoquer l’accélération des processus techniques débouchant sur des crises économiques inévitables.

222 Les doctrines néolibérales de l’école de Chicago dans les années 70, telles que celles de Hayek et Friedman n’ont fait que tenter de déplacer le pouvoir de la technostructure aux actionnaires pour maximiser l’accumulation de capitaux. La conséquence logique est qu’en opérant ce déplacement du pouvoir « décisionnel » collectif, la somme des actionnaires s’est mise à fonctionner sur le modèle d’une technostructure, transformant les firmes en « chaos de rapacités »

223 Ibid., chapitres XI, XII et XIII.

Il s’agit de l’adaptation. L’employé n’est pas nécessairement fier de travailler pour son entreprise mais pense pouvoir avoir une influence sur elle. « Le haut fonctionnaire qui se soumet et à l’occasion contribue à une action qui lui répugne, dans l’espoir de faire prévaloir des mesures qui lui tiennent à coeur, en est un [exemple] »224.

Ce « système des motivations » peut motiver un individu à partir d’un seul type ou d’une combinaison de types décrits ci- dessus. Sans rentrer dans les détails finement exposés par Galbraith, la contrainte n’est compatible ni avec l’identification, ni avec l’adaptation. La production effectuée sous la contrainte a pour résultat l’aliénation, au lieu de l’identification, et la fuite ou l’absence de volonté, au lieu de l’adaptation. La contrainte peut toutefois s’acheter et est compatible avec la motivation pécuniaire. Ainsi à mesure que la contrainte s’efface dans la compensation par de hauts revenus, identification et adaptation peuvent s’effectuer et se combiner librement. En reprenant les trois catégories des ouvriers ou employés, ingénieurs techniciens et propriétaires ou actionnaires, il apparaît que les premiers soumis à la contrainte et sans forte rémunération peuvent vivre l’échec de l’identification et se poser la question « que suis- je en train de faire ? ». Les seconds, à la rémunération plus élevée peuvent influer directement par le biais de la technostructure sur les décisions prises par l’entreprise. Le couple adaptation et identification joue pleinement son rôle : l’ingénieur est rarement honteux. Les troisièmes enfin, à la rémunération la plus élevée, n’ont qu’un pouvoir de ratification mais bénéficient du prestige de l’entreprise : l’identification joue un rôle plus important que l’adaptation.

224 Ibid., p. 175.

« On peut conclure raisonnablement que l’identification – c’est- à- dire l’échange volontaire des buts individuels contre les buts reconnus préférables de l’organisation – et l’adaptation – qui est le fait pour un individu d’adhérer à l’organisation dans l’espoir d’infléchir ses objectifs pour qu’ils s’accordent mieux avec les siens propres – sont deux mobiles puissants de la technostructure et jouent un rôle croissant dans les cercles internes de l’organisation »225.

Le fonctionnement idéal de la grande entreprise avec sa technostructure repose donc d’une part sur la valeur accordée à la rémunération et d’autre part, sur la valeur accordée aux buts poursuivis en tant que tels226. Or, les ingénieurs techniciens comme les propriétaires actionnaires sont, en tant que producteurs, également les produits de leurs propres produits qu’ils consomment eux aussi : l’identification vise les buts de performance maximale et d’efficacité, l’adaptation vise l’amélioration de cette performance maximale et de cette efficacité, règles et objectifs régissant le monde technicisé produit et consommé en masse. Seul celui soumis à la contrainte, et pour qui ces motivations sont interdites, est autorisé à chuter dans la honte pour rebondir sur le sol de la liberté.

225 Ibid., p. 201.

226 Sur la question de l’argent, entre autres, comme produit culturel, de nombreux points communs entre Georg Simmel et Günther Anders pourraient être établis. Une comparaison fouillée des deux auteurs serait souhaitable mais sortirait une fois du plus du cadre de cette étude. À titre informatif toutefois, les quatre phases « objectivation- autonomisation- réification- aliénation » décrites par Simmel (cf. G. SIMMEL, Philosophie de l’argent, tr. fr. S. Cornille et P. Ivernel, Paris, PUF, 1999, partie analytique, premier chapitre, « Valeur et argent », pp. 21- 124) sont les phases du processus dialectique d’extériorisation de la subjectivité dans le monde social et culturel. En s’objectivant, le sujet extériorise son intériorité dans les produits culturels, tels que l’argent dans le cadre précis de la grande entreprise industrielle. Bien que ces produits soient créés par les hommes, ils s’émancipent de leur origine et finissent par suivre leurs propres lois autonomes, comme la machine thématisée par Günther Anders. Lorsque les contenus culturels objectivés deviennent étrangers aux sujets et se retournent contre eux, comme leur propre « ça mécanique » décrit en première partie, l’autonomisation se renverse en réification ou auto- réification et est éprouvée par les sujets comme aliénation (Entfremdung) ou, dans son évolution technique chez Günther Anders, comme distanciation (Verfremdung).


2.3.3. Monde de la vie et monde technique

Lorsqu’Adolf Eichmann est choisi par Anders comme archétype du monstrueux né de la technique, il est visé comme produit efficace d’une société dont les principes sont pré-politiques.

« Quelles sont les racines qui plongent plus profond que les racines politiques ? Qu’est ce qui a rendu possible le "monstrueux" ? La première réponse à cette question semble banale. Effectivement, elle énonce :
c’est le fait que nous sommes devenus, quel que soit le pays industriel dans lequel nous vivons et son étiquette politique, les créatures d’un monde de la technique »227.

Anders pose la question des conditions de possibilité des décisions, gestes et réflexions à la source des assassinats de masse, des camps d’extermination de l’Allemagne nazie jusqu’à l’utilisation de la bombe atomique. La principale cause de ces actions, annihilatrices de l’homme par lui- même, relèverait d’un nihilisme pratique, rendu possible sinon inévitable par le monde de la technique organisé par des principes tel qu’expliqués précédemment. La tendance nihiliste de la société provient de la situation particulière de l’homme contemporain, encore et toujours « créature » au sens d’être-né au même titre que ses prédécesseurs. La vie individuelle comme collective ne peut échapper au monde de la technique, monde où le processus de donation de sens faisant historiquement intervenir une pluralité de consciences co- existantes et co- constituantes n’est plus possible. La coprésence à soi est rendue difficile sinon impossible par la structure même du monde technique qui médiatise peu à peu chacun des rapports intersubjectifs. Le monde technique innerve progressivement ce que Husserl nommait Lebenswelt.

227 NE, p. 51 ; WE, p. 24.

Le monde de la vie est cette structure fondamentale qui détermine nos conditions d’existence dans nos rapports sociaux. La conscience du monde de chacun est en même temps conscience d’un seul et même monde pour tous. Même lorsque nous sommes dans l’abstraction scientifique la plus élaborée il reste que nous sommes toujours dans le monde ambiant de la vie, monde pratique sur lequel s’appuie toute donation de sens et monde vécu de l’agir en commun.

« Il va de soi que cela ne vaut pas seulement pour moi, l’Ego singulier, et que c’est nous, qui vivons ensemble, qui possédons d’avance ensemble le monde en tant que monde qui vaut- comme- étant pour nous et auquel nous appartenons également ensemble – ce monde en tant que monde- pour- nous- tous, en tant que donné dans un tel sens d’être. Et en tant que nous fonctionnons continuellement dans une vie éveillée, c’est également ensemble que nous fonctionnons, selon les différents modes du traitement commun des objets pré- donnés : penser ensemble, évaluer ensemble, se proposer et agir ensemble »228.


228 E. HUSSERL, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., p. 124.

Dans le cadre déterminé par Husserl, la synthèse « nous », socialité universelle, est l’espace des sujets egologiques fonctionnant dans l’intersubjectivité. Les relations collectives existent selon certains modes de traitements des objets pré- donnés dont il conviendrait de construire une ontologie à proprement parler, volonté exprimée par Husserl. Or, la question de l’élaboration d’une ontologie du monde de la vie, tout en sachant qu’il est le lieu d’un changement perpétuel des relativités, pourrait sembler contradictoire. Husserl nous invite à en interroger les structures invariantes en tant que le monde de la vie conserve toujours « sa typique de lois d’essence »229.

Il faut en dégager l’a priori qui conditionne l’expérience, à savoir sa structure générale à laquelle tout étant relatif est lié nécessairement. Cet a priori est cette relativité même en tant que « chacun de nous a son monde la vie, visé comme monde- pour- tous »230. Le terme de vie ne signifie pas une entité biologique mais la vie humaine comme expérience pratique du monde à la source de l’élaboration des valeurs, des buts et des motivations individuelles. Le monde de la vie s’enracine désormais dans un monde technicisé, celui d’une communauté historique particulière à savoir celle des pays fortement industrialisés. « Le monde de tous les jours est d’abord un monde de choses et d’appareils, dont, certes, les hommes font partie ; mais non pas un monde humain, qui comprendrait aussi des choses et des appareils »231. Le monde de la pure et simple intuition est le monde naturel en tant que monde de la vie partagé par une communauté historique déterminée, visé comme monde pour tous. Or ce monde dit naturel, celui de l’expérience intuitive partagée, est un monde naturel technicisé où se côtoient hommes, choses et appareils. « Se mettre ainsi en mesure (Anmessung) "d’habiter" (Wohnung) ce monde artificiel s’appelle contracter une "habitude" (Gewöhnung). Pour celui qui s’est adapté au monde artificiel, ce dernier prend l’apparence d’une "nature", l’a posteriori prend l’apparence de l’a priori, et le contingent l’apparence du nécessaire »232. Une fois quotidiannisée, l’expérience intuitive du monde technique devient une intuition ayant subi l’influence de l’habitude et ayant assimilé les significations de la vie quotidienne.

229 Ibid. p. 197.

230 Ibid. p. 286.

231 AM 2, p. 60 ; G. ANDERS, « L’humanité dépassée », Conférence, n° 14, art. cit., p. 251.

« Nous voyons dans l’efficacité autonome ou automatique de nos produits qui avait encore pour Goethe233 un aspect effrayant quelque chose de normal, ou plutôt même de réjouissant, car c’est la garantie que notre propre existence fonctionnera sans encombre, et que nous serons soulagés du poids de notre responsabilité »234.

Le caractère préthéorique, et donc pré- politique, du monde de la vie n’est plus seulement la structure sensible de l’appréhension du monde. Elle désigne l’ensemble des croyances, des motivations et des pratiques. Celles- ci précèdent tout acte de théorisation sinon le fondent. À l’opposition entre monde de la vie et monde scientifique, sur le plan subjectif chez Husserl, correspondrait, selon l’interprétation possible donnée ici des dires d’Anders, une opposition entre monde naturel et monde technique, sur le plan intersubjectif. La Lebenswelt de l’homme subirait l’influence du Maschinenwelt des choses et des appareils techniques. Le monde de la vie est recouvert de « vêtements d’idées »235, vérités objectivement scientifiques, développées par la mathématisation galiléenne de la nature, à laquelle a été ajoutée la technique. L’ensemble forme des idéalités non plus seulement mathématiques mais technologiques.

232 OH 1, p. 346 ; AM 1, p. 311.

233 Voir 3.1.2.

234 AM 2, p. 402 ; G. ANDERS, « Désuétude de la méchanceté », tr. fr. M.
Colombo, in Conférence, n° 9, automne 1999, p. 175.

235 E. HUSSERL, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., p. 60.

« Nous, qui vivons dans un monde composé d’instruments (Gerätewelt), sommes maintenant à la merci de ces instruments. Puisque, par ailleurs, nous sommes ou semblons être les utilisateurs de ces instruments, puisque nous traitons l’humanité par le biais de ces instruments, nous ne traitons pas nos compagnons humains en fonction de principes et motivations propres mais selon le mode de traitement incarné par ces instruments et donc en fonction de leurs maximes et de leur motivations »236.

La nature et l’homme qu’elle contient n’est plus seulement traitée par le biais de l’activité idéalisante scientifique mais également par le biais de l’activité idéalisante technologique, ajoutant aux vêtements d’idées initiaux l’aspect marchand et économique dont la science était dépourvue. L’homme est- il condamné à suivre les maximes et les motivations des appareils techniques, produits en masse par l’industrie, à savoir les armes et la plus symbolique d’entre elles, la bombe nucléaire ? Ou bien peut- il encore chercher à s’en préserver ?

HP, p. 331 ; HÜ, pp. 224- 225.

Il suffit de songer à l’exemple trivial du téléphone mobile et de l’alerte permanente que sa possession présuppose, y compris pour ceux qui n’en possèdent pas mais partagent un monde avec ces « possesseurs ». Pour l’anecdote, lors de sa conférence intitulée « le sens de la phénoménologie », aux Archives Husserl de Leuven, le 2 avril 2009, Marc Richir, interrompu par une sonnerie dans l’assemblée, affirma « je ne peux pas lutter contre ça ».

III. LA PRÉSERVATION DU MONDE

Nicht was lebendig, kraftvoll sich verkündigt, Ist das gefährlich Furchtbare.
Das ganz gemeine ist’s, das ewig Gestrige, Was immer war und immer wiederkehrt237
F. SCHILLER

3.1. Le supraliminaire : l’exemple atomique

3.1.1. Les raisons de l’aveuglement

Anders fait mention à de nombreuses reprises dans ses ouvrages d’un seuil au- delà duquel le décalage prométhéen est si puissant que la honte prométhéenne, échec de l’identification, ne peut plus être éprouvée. L’auteur est reconnu pour ses prises de positions farouchement antinucléaires et n’a eu de cesse de dénoncer la passivité des peuples face au problème de la possible extinction complète de l’humanité. Il énonce une règle, conséquence du décalage prométhéen : « La force de notre sentir diminue à mesure qu’augmente la médiation dans notre activité et que grandissent les résultats de nos actions ; […] notre mécanisme d’inhibition est inopérant à partir d’un certain seuil (Schwellenpunkt) »238. Ce seuil en question est à chercher au même titre que le point de basculement décrit précédemment, lorsque le dépassement des possibilités offert par la technique se mue en servitude et avant qu’une crise technique ne soit irrémédiable239.

237 « L’horreur qui nous menace n’est pas celle qui s’annonce avec vivacité et force. Elle est dans la banalité, dans le cours éternel de ce qui a toujours été et qui revient toujours ».

238 NE, p. 62 ; WE, pp. 30- 31.

Pour Anders, des millions de personnes sont employées à préparer la possible liquidation de populations, sinon de toute l’humanité. Il en résume les raisons à la fin de Nous, fils d’Eichmann :

« Ce qui s’était appliqué à l’époque [de la Seconde Guerre mondiale], à savoir que les employés remplissaient leurs fonctions de manière consciencieuse,

- parce qu’ils ne voyaient plus rien d’autre en eux- mêmes que les pièces d’une machine ;
- parce qu’ils prenaient à tort l’existence et le bon fonctionnement de celle- ci pour sa justification ;
- parce qu’ils demeuraient les "détenus" de leurs missions spéciales et restaient donc séparés du résultat final par une quantité de murs ;
- parce que, en raison de ses énormes dimensions, ils étaient rendus incapables de se le représenter ; et en raison de la médiateté de leur travail, incapables de percevoir les masses d’êtres humains à la liquidation desquels ils contribuaient ;
239 Pour actualiser le propos d’Anders, il suffit de penser à la crise écologique et au problème de son irreprésentabilité. Comment concevoir les effets futurs d’actions présentes quotidiennes, habituelles et dont l’absence signifierait moins de confort ? Comment est- il possible de se représenter qu’une recherche sur Google équivaut à dépenser l’énergie nécessaire à chauffer une tasse de thé ? La problématique de Günther Anders est encore plus radicale car elle dépasse la question de la disparition du confort : avec le nucléaire la disparition de toute vie est possible.

- ou bien parce que, comme votre père [Adolf Eichmann], ils exploitaient cette incapacité, tout cela donc s’applique encore aujourd’hui. Et s’applique même aujourd’hui aussi – ce qui rend tout à fait étroite la ressemblance entre la situation actuelle et celle d’alors –, que ceux qui se refusent à une telle participation, ou qui la déconseillent à autrui, deviennent déjà suspects de haute trahison »240.

Les raisons de l’aveuglement face à la situation actuelle, du risque de désastre écologique, ou de la situation des années 60, avec le risque de guerre nucléaire sont similaires et conséquentes du décalage prométhéen toujours croissant241. Le sentiment de honte, d’effroi ou de crainte ne peut être dicté par la perception. Anders prend l’exemple de son expérience de perception du monde vu de son hublot dans un voyage aérien transatlantique242 : les hommes vus du ciel ne sont plus qu’une multitude de points quand bien même ils sont encore perceptibles. Ce qui est perçu par le biais d’une trop forte médiation, d’une distanciation sans limites, empêche toute reconnaissance : les objets vus du ciel ne représentent plus rien du tout, il est impossible de percevoir un homme en tant qu’homme si celui- ci s’est fait invisible, est devenu un néant (Nichts) qui du même coup est anéantissable (vernichtbar) sans scrupules243. Ce qui fait le nihilisme n’est plus le fait de considérer tout comme néant mais de voir tout comme anéantissable. Pour Anders, la condition morale de la vérité est désormais la représentation. Il émet la remarque suivante :

240 NE, pp. 102- 103 ; WE, pp. 57- 58.

241 Malgré le nombre important de pays ayant signé le TNP (Traité sur la non- prolifération des armes nucléaires) depuis 1968, Israël, l’Inde et le Pakistan n’ont émis qu’au mieux quelques moratoires pour stopper les essais. L’actualité récente avec la Corée du Nord ou la question du développement du nucléaire civil en Iran démontrent que le problème reste latent, d’autant plus que les pays tels que la France, la Grande- Bretagne, les Etats- Unis, la Russie et la Chine disposent toujours d’un stock considérable d’ogives à l’état actif. Voir G. LE GUELTE, « Günther Anders a raison de dire que plus le nombre d’États possédant la bombe est important, plus le monde est sous pression », in Tumultes, n° 28- 29, 2007, pp. 367- 372, et G. LE GUELTE, « Soixante ans de (non)- prolifération nucléaire) », in Monde diplomatique, novembre 2005, URL :
http://www.monde- diplomatique.fr/2005/11/LE_GUELTE/12904

242 HP, p. 81 ; HÜ, pp. 12- 13.

« Quel renversement de la situation normale ! Quelle absurdité ! Alors qu’en tant qu’étudiant j’avais appris dans d’interminables séminaires phénoménologiques que toute représentation (Vorstellung) doit se "réaliser" (erfüllen) dans l’acte de "donation originelle" (original gebenden). Qu’aurait pensé Husserl, si on lui avait parlé de faits (Tatsachen) qui ne se donnent (dans le meilleur des cas) "comme eux- mêmes" qu’à travers la représentation ? Et de perceptions qui n’atteignent leur point d’évidence que si elles s’accomplissent dans des représentations ? »244.

Dans la première méditation cartésienne, Husserl affirme à propos de l’évidence :

« Je ne pourrai évidemment ni porter ni admettre comme valable aucun jugement, si je ne l’ai puisé dans l’évidence, c’est- à- dire dans des "expériences" où les "choses" et "faits" en question me sont présents "eux- mêmes". Je devrai alors, il est vrai, faire réflexion sur l’évidence en question, évaluer sa portée et me rendre évidents ses limites et son degré de "perfection", c’est- à- dire voir à quel degré les choses me sont réellement données elles- mêmes »245.

243 À propos du caractère total de la situation présenté dans l’analyse andersienne, une comparaison rapprochée avec les thèses d’Ernst Jünger, tant dans La Mobilisation totale avec le couple organisme/organisation, que dans Le Travailleur avec le couple Figure/type, est envisagée dans le cadre d’une prochaine étude.

244 HP, pp. 142- 143 ; HÜ, p. 63.

Tout le problème de la perception médiée et de la non- reconnaissance du décalage prométhéen provient de cette évidence naturelle de la technique. Dans le cas précis de la perception effectuée à partir du hublot d’un avion, il est difficile de réviser son jugement car il est difficile de dépasser l’évidence fournie avec la perception de ces hommes qui n’ont vraiment « l’air de rien du tout ». Il est alors nécessaire de combler l’écart entre perception et réalité par une représentation des hommes en tant qu’hommes. L’habitude que la perception surpasse en efficacité et en force d’impression (Einprägsamkeit) la représentation fait que la confiance en l’anodin de la perception s’est installée246.
L’inhibition morale est alors d’autant plus forte que la confiance en la perception médiée l’est aussi. La capacité de l’imagination, en tant que reproduction d’un acte possible, ne peut rivaliser avec la praxis effective actuellement. Les conséquences de l’» agir » à la source des conséquences potentiellement désastreuses, non pas seulement pour l’existence de l’homme mais surtout pour son essence d’homme en tant qu’homme, sont si éloignées qu’elles peuvent être qualifiées de supraliminaires : elles dépassent les limites de la raison, de l’imagination et du sensible. D’un côté, la perception de petits points indiscernables à partir d’un hublot est d’une intensité trop faible pour provoquer une quelconque sensation : elle est infraliminaire au sens où elle ne dépasse pas le seuil différentiel entre l’excitation et la sensation nécessaire pour raisonner, imaginer ou ressentir. À l’opposé, le supraliminaire qualifie une telle ampleur d’un événement qu’il est impossible de s’en faire la moindre représentation adéquate247. Dans le cas de l’utilisation de la bombe nucléaire, « tout comme les auteurs ne pouvaient pas prévoir le mal qu’ils faisaient, les victimes ne pouvaient plus se rappeler ce qu’on leur avait fait »248.

245 E. HUSSERL, Méditations cartésiennes, tr. fr. G. Peiffer et E. Levinas, Paris, Vrin, 2001, p. 35.

246 Le constat est bien sûr plus grave à partir du moment où la confiance repose sur une perception de transmission de perception comme produit plus efficace encore, où le « je ne crois que ce que je vois » est devenu « je ne crois que ce que je vois retransmis à la télévision ». Le problème récurrent au niveau de la formulation des thèses d’Anders réside dans son utilisation trop équivoque du terme de représentation qui mériterait parfois qu’il y consacre plus qu’un paragraphe illustratif.
Il s’agit probablement de la limite de son mode d’écriture, à mi- chemin entre le journalisme et la philosophie.

247 La conséquence de cette idée est depuis longtemps admise en journalisme. Il s’agit de la règle qui veut que la mort du voisin sera plus importante que celle de la population décimée de l’autre côté de la planète. Généralement les sujets du journal télévisé sont hiérarchisés en fonction d’une part d’une sorte de quotient de représentativité et d’autre part du public visé. À la mi- journée la grève des laitiers l’emportera sur le crash d’un avion alors que le soir ce sera l’inverse.

248 G. ANDERS, Et si je suis désespéré, que voulez- vous que j’y fasse ?, op.
cit., p. 73.

249 OH 1, p. 291 ; AM 1, p. 262.

250 Sauf si bien entendu, en tant que produit susceptible d’être vendu, ce fait devient important. L’impact politique de la narration continue de la vie des starlettes de cinéma n’est pas très significatif. Il n’en est pas de même lorsqu’on songe aux historiens de l’avenir qui travailleront à partir de coupures de journaux de la période pré- électorale de 2005 concernant le projet de constitution européenne. Ils ne seront pas en mesure de comprendre pourquoi les électeurs ont dit l’inverse de ce qui était pourtant rapporté « objectivement » par tous les médias.

Certains faits, le nucléaire comme une catastrophe naturelle de grande ampleur, sont « historiquement supraliminaires »249. Parallèlement au développement précédent, certains faits sont dits infraliminaires. Ils forment la multitude de gestes quotidiens et sont trop peu significatifs pour qu’il en soit question d’un point de vue historique. Ce type de faits n’a pas vocation à être transmis comme connaissance théorisée aux générations suivantes car ils ne dépassent pas le seuil d’intérêt minimal250 : l’histoire opère un tri elle- même (sie siebt sich selbst). La guerre nucléaire serait historiquement supraliminaire au sens où il n’y aurait plus de situation qui soit historique après elle. Le moindre essai nucléaire ou accident est historiquement supraliminaire également au sens où les effets déclenchés sont si durables que plusieurs générations y seront confrontées. Chaque accident nucléaire est un nunc stans, un présent immobile, car ses effets, telle la demi- vie de l’atome radioactif, sont d’une durabilité telle que le déclenchement à la source de la contamination n’a pas seulement été mais aura des effets qui toujours seront251.

3.1.2. Les apprentis sorciers et la catégorie du religieux
Dans le dernier chapitre de Die Antiquiertheit des Menschen 2, intitulé Die Antiquiertheit der Bosheit, Anders réactualise l’histoire de l’apprenti sorcier, contée par Goethe.

251 La ville de Pripiat à côté de la centrale de Tchernobyl en Ukraine ne reverra plus d’hommes fouler son sol avant des siècles. La responsabilité est tellement étendue dans le temps qu’elle a fini par se dissoudre. La nature qui a repris ses droits dans la ville musée sans visiteurs est à jamais une nature contaminée naissant perpétuellement dans une nature contaminée.

252 AM 2, p. 398 ; G. ANDERS, « Désuétude de la méchanceté », Conférence, n° 9, art. cit., p. 170. Le fait d’introduire la catégorie du religieux pourrait paraître étonnant venant de la part de Günther Anders. L’absoluité de l’absurde du nucléaire renvoie plus à une eschatologie qu’à une téléologie. Mais l’auteur précise tout de même que « le problème de la survie est trop grave pour qu’on le laisse à des spécialistes de la vie éternelle. » (AM 2, n. 2, p. 472).

Chaque homme d’aujourd’hui est un apprenti sorcier : « Non seulement nous ne savons pas que nous ne connaissons pas la formule permettant de rompre l’enchantement, ou que celle- ci n’existe pas, mais, qui plus est, nous ne savons même pas que nous sommes des apprentis sorciers »252. De plus, contrairement à l’apprenti sorcier du conte, il n’y a pas de maître pour venir sauver l’homme. La forme actuelle de la division du travail rend possible le triomphe de l’irrationalisme. Lorsque l’homme travaille, il ne sait plus ce qu’il fait. Cet irrationalisme doit son existence au rationalisme de l’application des sciences à la technique. L’ignorance s’ignore comme jamais auparavant. La vie de l’homme se déroule désormais dans un système irrationnellement rationnalisé. « L’irrationalisme actuel ne proclame pas que nous ne pouvons plus savoir telle ou telle chose mais que nous ne devons plus savoir telle ou telle chose. Un irrationalisme comme morale »253. L’exécution des tâches est rationnelle et doit le rester pour tout homme, sans qu’il ne se pose la question du résultat de ses actions. Il faut bien travailler pour vivre, tout en défendant le principe de l’inopportunité de la pensée téléologique254. Le problème de la bonne conscience et de la faute a évolué en problème de mission et d’erreur. Les apprentis sorciers s’exercent à maîtriser leur baguette sans réaliser que l’expérience n’en est plus une : ses effets sont tels qu’elle n’est plus circonscrite à l’intérieur du monde mais appartient au monde même et est constitutive de la réalité historique de l’homme. D’où ce sentiment d’appartenance à un monde rationnel, dense forêt de balais « désirée » par les peuples qui ne seraient pas encore entrés dans « l’histoire ».

253 Ibid. p. 401 ; p. 174.

254 Plusieurs variantes de défense de cette inopportunité sont possibles : minimisation, camouflage, fausses comparaisons, etc. Les remarques d’Anders peuvent peut- être s’appliquer au contexte récent de réchauffement climatique. Les détracteurs pensent que soit la technologie trouvera des solutions, soit la nature reprendra ses droits par un déluge ou bien encore que d’autres problèmes sont plus urgents que la préservation de l’environnement, entendu dans son sens le plus large.

Cette situation d’appartenance nait de la sécurité du sentiment de maîtrise, comme par exemple le fait de posséder la bombe nucléaire pour un État industriellement avancé. « Il appartient à l’essence de la puissance atomique de dépasser la distinction plausible dans d’autres cas entre "avoir" et "utiliser", entre "habere" et "adhibere", et d’imposer à sa place l’équation "habere = adhibere", "avoir = utiliser" »255. La puissance prévaut sur le pouvoir : l’anéantissement de l’ennemi provoqué par un simple déclenchement vaut pour être à la fois menace et potentiel, langage et action. Cela peut être plus ou moins étendu à toutes les armes. La bombe nucléaire fait exception par son absoluité et son caractère définitif. Le renversement de la possession de la puissance en perte de sécurité nait de l’acceptation du statut de maître tout puissant : je possède l’arme qui fait que je me sens en sécurité mais qui menace autrui, lequel ne peut plus que chercher à me menacer en retour256. Puisque l’un s’est fait semblable à un dieu l’autre ne comprend pas pourquoi il lui serait interdit d’être un dieu aussi. « Nous sommes semblables à Dieu au sens négatif uniquement, car il ne saurait être question d’une creatio ex nihilo, mais bien plutôt du fait que nous sommes capables d’une totale reductio ad nihil, du fait qu’en tant que destructeurs nous sommes devenus tout- puissants »257. Que l’homme croit ou non en quoi que ce soit n’est plus important :

255 TF, p. 36.

256 Il est à noter que la menace ici présentée repose sur la possession d’une arme nucléaire (a fortiori de toute arme) et non sur des passions primitives ou une disposition « naturelle » à la guerre telles que décrites par Hobbes. La toute puissance, uniquement négative, due l’arme nucléaire est corrélative au caractère supraliminaire des effets induits par cette possession.

257 AM 2, p. 404 ; G. ANDERS, « Désuétude de la méchanceté », Conférence, n° 9, art. cit., p. 178.

la situation technique réclame les concepts religieux de la toute- puissance et de l’impuissance. Il serait aisé de gloser sur l’état de faiblesse originelle de l’homme. Le religieux pourrait dire : « nous sommes de faibles mortels et je l’ai toujours dit ».

Mais l’ignorance du résultat de ses propres actions comme l’ignorance de cet état d’ignorant appelle la distinction de deux types d’impuissances : celle du croyant et du non croyant, impuissants en tant que créatures d’un dieu ou de la nature, et celle de l’homme prométhéen, impuissant du fait de ses propres actes. « Nous ne sommes pas aujourd’hui essentiellement des êtres "mortels" (sterbliche), mais des êtres "tuables" (tötbare) »258 . L’effet particulier de la situation d’être-au- monde médiée est que la possibilité du meurtre de l’ennemi, telle que Camus la décrivait encore dans L’Étranger, est obsolète. Le travail de liquidation est pris en charge par les instruments de guerre. L’ennemi invisible n’a plus qu’une existence présumée comme initiateur du déclenchement de la bombe, nucléaire ou non. L’homme est désormais tuable non plus seulement en tant qu’individu, en tant que soldat qui verrait sa tombe honorée éternellement pour son sacrifice sur l’autel de la liberté, mais en tant qu’ensemble anonyme. La catégorie du religieux invoquée par Anders n’est en rien positive.

« Nous ne sommes apocalypticiens que pour avoir tort. Que pour jouir chaque jour à nouveau de la chance d’être là, ridicules mais toujours debout. Personne n’a encore jamais eu cet objectif dans l’histoire de l’eschatologie : sur l’arrière- plan des attitudes apocalyptiques connues de l’histoire des religions, cet objectif est probablement absurde. Mais il n’est tel qu’en tant que réaction à une chose elle- même absurde »259.

Elle ne lui sert qu’à désigner le terrible de l’agir humain transcendant toute mesure possible. Il faut empêcher l’apocalypse technique qu’aucun maître bienveillant ne viendra arrêter comme dans le conte de Goethe.

258 Ibid., p. 405 ; p. 179.

259 TF, p. 30.

« Être un apprenti sorcier signifie donc :
ne pas savoir ce que l’on fait, ne pas savoir que produire est un acte, et ne pas se représenter, ou ne pas craindre, ou ne pas être capable de regretter après coup ce que l’on pourrait provoquer par ce que l’on produit ou a produit »260.

En toute bonne conscience et même en tant que porteur d’une mission pour certains, l’homme ignore ce qu’il fait lorsqu’il fabrique ses produits. Persuadé qu’il n’est question que de maîtrise entre lui et ses créations, il ignore les exigences de ses appareils une fois qu’ils ont échappé à son contrôle. Il cherche même à inventer de nouveaux appareils pour récupérer le contrôle perdu, sur ses appareils comme sur ses semblables devenus les produits de leurs propres produits à surveiller eux aussi. Enfin il est victime d’un « paralogisme de la sensation »261, de ce raisonnement faux, fait de bonne foi, sur base de l’immuabilité de la sensation elle- même marchandisée, qui provoque l’indifférence exprimée par la phrase « de toute manière, on crèvera tous ensemble ». Le danger par lequel on est menacé et dont je suis averti, car la bombe a déjà été larguée à deux reprises, ne me menace pas personnellement. Le nous de la communauté intersubjective étendue à la population mondiale du fait de l’existence d’effets d’actes sans limite ni d’espace ni de temps est irreprésentable262. Il ne concerne que ce on que je ne connais pas. Il n’y a plus besoin ni d’avoir peur, ni de changer son agir personnel. L’agent libre devenu agent collaborateur est aussi un patient indolent : l’inconcevabilité et l’insensibilité face à sa situation forme le jeu de facultés le plus improductif qui soit. L’espoir réside dans l’échec des tentatives de représentation, comme l’a vécu l’éclaireur qui prononça le « go ahead » à ses camarades pilotes de bombardier le 6 août 1945 au- dessus d’Hiroshima263.

260 AM 2, p. 410 ; G. ANDERS, « Désuétude de la méchanceté », Conférence, n° 9, art. cit., p. 186.

261 TF, p. 43.


3.1.3. Le cas Eatherly

En ce jour de la « catastrophe »264, trois avions météo américains ont survolé le Japon. Leur mission était de dire oui ou non lorsqu’ils arriveraient au- dessus des villes de Kokura,

262 Une comparaison entre Anders et Patocka serait à faire au niveau de la communauté de désolidarisés appelée par le premier et la communauté des ébranlés appelée par le second. Mais cette question nécessiterait une étude entière.

263 NE, p. 76 ; WE, p. 40 : « Cela parce que, grâce à lui justement, nos yeux se dessillent ; parce que, grâce à lui justement, nous décelons que nous sommes parvenus à la dernière bifurcation ; parce que grâce à lui justement, nous sommes avertis de ne rien mettre en route qui échappe à la portée de notre vue (Unabsehbares) ».

264 Dans une note de mai 1981 ajoutée à la fin de son commentaire aux Élégies de Duino, rédigé avec Hannah Arendt, Günther Anders s’exprime en ces termes pour justifier la réédition de l’ouvrage : « Ce n’est plus ma ou notre production : c’est un document d’une époque depuis longtemps révolue : l’époque d’avant la catastrophe. […] Ce n’est pas sans mélancolie que je livre ce texte à des lecteurs d’aujourd’hui qui pourraient être les petits- enfants des lecteurs d’alors ». RILKE Reiner Maria, Élégies de Duino, tr. fr. B. Pautrat, Paris, Payot & Rivages, 2007, pp. 57- 58. La catastrophe en question est l’événement du 6 août 1945, « premier jour d’une nouvelle ère, le jour à partir duquel l’humanité était devenue capable, de manière irréversible, de s’exterminer elle- même ». G. ANDERS, Et si je suis désespéré, que voulez- vous que j’y fasse ?, op. cit., pp. 64- 65 .

Nagasaki et Hiroshima.

En attente de la confirmation, plus éloigné, volait un bombardier B- 29 du nom d’Enola Gay.
L’avion de reconnaissance qui se dirigeait vers Hiroshima, baptisé Straight Flush, s’orientait au radar dans une épaisse couche de nuages. Puis est apparue la ville d’Hiroshima, à travers un espace plus clair. Le chef pilote de l’appareil, le major Claude Robert Eatherly envoya le signal. L’appareil fit demi- tour alors que le radio transmettait le message capté par l’Enola Gay. Les conditions étaient bonnes. À 8 heures 14, heure locale, Little Boy explosait au- dessus de la ville d’Hiroshima, désintégrant toute forme de vie à proximité de la zone d’explosion et ravageant une grande partie de la ville.

Les personnes les plus directement impliquées dans le bombardement d’Hiroshima ne semblèrent jamais éprouver de remords, félicitées et récompensées pour leur « devoir accompli ». Un homme, moins connu et moins « directement » responsable, ne s’en est jamais remis. Il s’agit du commandant du Straight Flush, le major Eatherly. Pour dire que le ciel au dessus d’Hiroshima était dégagé, Claude Eatherly n’a pas eu besoin de haïr ses victimes :

« Parce que "je suis devenu incapable de devoir". Cela signifie : parce que je suis exclu des choses morales et que je dois le rester. Bref, le geste qui décidera du début de l’apocalypse ne se distinguera d’aucun geste technique et sera accompli (dans la mesure où il ne sera pas accompli de façon totalement automatique, c’est- à- dire comme simple réaction d’un instrument à un autre instrument) avec ennui par un quelconque employé qui suivra innocemment l’instruction d’un signal lumineux »265.

265 TF, p. 53. HP, p. 54 ; HÜ, p. XXIV.

Claude Eatherly est la contre- figure d’Eichmann, le cas idéal de la culpabilité due à une action indirecte. Son repentir est d’autant plus méritoire qu’il n’a fait que transmettre l’ordre signifiant que les conditions étaient réunies pour que la bombe nucléaire soit larguée sur Hiroshima et entraine la mort de 250 000 personnes. La correspondance entretenue entre Claude Eatherly et Günther Anders a été reçue comme « un symbole de l’époque, comme le symbole de la problématique à laquelle nous sommes confrontés mondialement dans notre ère de la troisième révolution industrielle »266. Ayant pris connaissance de ce qu’il s’était produit à Hiroshima, Claude Eatherly resta muet durant plusieurs jours. Il n’avait pas largué la bombe, mais avait transmis l’ordre à l’Enola Gay de le faire.

Il ne pouvait tout simplement pas le supporter. Il a semblé être atteint d’une sérieuse dépression nerveuse et a d’abord pris sur lui afin de reprendre le dessus. Malgré tout, Hiroshima hantait ses nuits. Démobilisé, le « héros » tenta de retrouver une vie normale auprès de sa femme, épousée en 1943. Il trouva un emploi dans une société pétrolière de Houston. Il y progressa jusqu’au poste de directeur des ventes. Pourtant, toutes les nuits, il se retrouvait à Hiroshima. Il tentait d’y échapper en absorbant alcool et médicaments, sans effets notable sur sa culpabilité. Chaque mois, il se mit à prélever une partie de son salaire pour l’envoyer à Hiroshima. Il écrivit également aux autorités d’Hiroshima et à des victimes pour s’excuser.

En 1950, Truman annonça que les États- Unis s’apprêtaient à construire une bombe à hydrogène. Lorsqu’il apprit la nouvelle, Eatherly loua une chambre dans un hôtel de la Nouvelle- Orléans. Il s’y enferma et tenta de mettre fin à ses jours en absorbant des médicaments. Il fut cependant sauvé et, après sa sortie de l'hôpital, se rendit à l'asile psychiatrique de Waco, spécialisé dans les soins des troubles psychologiques des soldats. Il en sortit mais sans que ses troubles n’aient disparu. Pour tenter de dormir, il concentra son énergie dans le travail. Il abandonna son poste de directeur des ventes, devint ouvrier et choisit les tâches les plus épuisantes. Mais ce ne fut pas suffisant une fois de plus : « Eatherly, dans ses rêves, voyait les visages agonisants de ceux qui étaient dévorés par le feu infernal d’Hiroshima »267. Tout comme les autres aviateurs ayant participé au bombardement de la ville japonaise, il fut considéré comme un héros.

Au début de l’année 1953, il comparu devant la justice pour avoir falsifié un chèque d’un montant dérisoire. Ce chèque avait été envoyé à un orphelinat d’Hiroshima chargé de prendre soin des victimes du bombardement. Il écopa de neuf mois de prison, mais fut libéré avant le terme pour bonne conduite. À Dallas, il attaqua un magasin à main armée dont il n’emporta rien. Un non- lieu fut prononcé du fait de « l’irresponsabilité » plaidée par son avocat. Il séjourna à nouveau à Waco pendant quatre mois et y fut reconnu en tant « qu’invalide psychique ». Le médecin chef de l’établissement décrivait son état en ces termes : « Un cas incontestable de transformation de la personnalité. Patient dépourvu de tout sens de la réalité. Complexe d’angoisse, tension nerveuse croissante, émotions émoussées hallucinations »268. Il devint ensuite commis voyageur durant six mois, mais fut retrouvé baignant dans son sang un matin. Il retourna à Waco. Il en sortit à nouveau après six mois, « guéri ». Entre temps sa femme avait obtenu le divorce. De 1954 à 1959, il alterna les braquages, sans toutefois emporter quoi que ce soit, et les séjours en asile psychiatrique.

267 Ibid., p. 300 ; p. 200. Citation extraite de la préface rédigée par Robert Jungk à la correspondance entre Günther Anders et Claude Eatherly.

Ce chapitre avait déjà été traduit et édité seul sous le titre de Avoir détruit Hiroshima, Correspondance de Claude Eatherly le pilote [de l'avion de reconnaissance] d’Hiroshima, avec Günther Anders, Paris, Robert Laffont, 1962. La correspondance entre le philosophe et le pilote s’est déroulée du 3 juillet 1959 au 11 juillet 1961 et Adolf Eichmann a été arrêté le 11 mai 1960. La comparaison entre les deux hommes s’est donc faite naturellement.

268 Ibid., p. 302 ; p. 201.

La presse commença à s’intéresser à lui, alors que partout la nécessité du bombardement d’Hiroshima était remise en question. Anders prit la décision à cette époque de débuter une correspondance avec Eatherly. Cette correspondance a permis à Eatherly de retrouver espoir et de comprendre qu’il n’était absolument pas fou alors qu’il ne parvenait plus à sortir de l’asile de Waco269.

Il fut pris du besoin de témoigner pour appeler le monde à s’opposer à l’arme nucléaire.

« Le cas Eatherly, bien que sans précédent, ne devrait pas être considéré comme isolé ou unique, mais plutôt comme un exemple prophétique qui nous indique comment l’homme de l’âge technique va devoir réagir face à une situation où il se trouvera pris dans des actions qui, de manière paradoxale, sont les siennes sans être les siennes ; des actions qui en font un coupable sans faute »270.

La particularité d’Eatherly réside dans sa volonté de prouver sa culpabilité en commettant des actes répréhensibles par la loi. Alors qu’en temps normal toute personne est jugée en fonction de ses actes, se jugeant lui- même coupable d’un crime non reconnu comme tel, il se mit à commettre des actes pour prouver sa culpabilité. « Si nous pouvons devenir aussi atrocement coupables en n’étant que de simples rouages (Schräubchen), alors nous devons refuser d’être transformés en de tels rouages »271.
269 Les différents faits narrés par Eatherly tels que la connivence des médecins aux étranges diagnostics et des juges avec l’armée américaine ou encore une de ses lettres visiblement écrite dans un état du à l’administration d’une « camisole chimique » sont révélateurs de la terreur douce du conformisme et de sa violence invisible, impitoyable pour celui qui la subit.

270 HP, p. 387 ; HÜ, p. 277.

271 Ibid., p. 461 ; p. 346.

Le crime dont Eatherly portait le poids, contrairement à celui de la machinerie nazie de production industrielle de cadavres, n’avait pas requis la participation d’un grand nombre de personnes pour déclencher le largage de la bombe : là où un rapide changement de conditions météorologiques avait sauvé la ville de Kokura et causé la destruction de Nagasaki le 9 août 1945, le « go ahead » d’Eatherly à lui seul avait été décisif du sort d’Hiroshima.

« Eatherly n’est pas exactement le jumeau d’Eichmann, mais précisément son opposé, porteur d’espoir. Pas l’homme qui utilise la machine comme un prétexte pour renoncer à sa conscience, mais, au contraire, celui qui reconnaît la machine comme le danger ultime pour la conscience »272.

Eatherly représente le refus de la décharge, sous forme de l’activité technique, de la plupart des choses dont chacun s’habitue peu à peu. Car cette décharge signifie simultanément que l’agent devient co- agent de la médiation, de la responsabilité de ses actes et des remords qu’ils peuvent occasionner. Certains actes vont même jusqu’à être commis sans intervention humaine. L’acte n’est plus qu’un événement.


272 Ibid., p. 440 ; p. 327.

273 TF, p. 74.

« La Critique de la raison pratique semble condamnée à mort »273. Pour Kant les actes moraux n’appartiennent pas à la nature. Ils sont des événements connectés dans une série temporelle. La situation de l’homme en rapport avec une machine veut déjà que la série temporelle soit perturbée. Or, une situation sans homme annule toute possibilité de série temporelle, il ne reste plus qu’un délai séparant deux événements. La causalité libre de l’homme ne fait que s’aliéner dans l’égarement de l’homo faber devenu obsolète par ses propres productions d’appareils. « Nous, les hommes d’aujourd’hui, sommes faits d’innombrables Claudes virtuels, à qui il pourrait arriver la même chose qu’à Claude, c’est- à dire de se retrouver complice d’un crime en tant que pièce d’une machine »274. Au lieu que chacun ne consacre son énergie et son inventivité à anéantir le peu de savoir qu’il lui reste sur ce qu’il fait pour des raisons de sécurité psychologique ou physique, Anders en appelle à retrouver la liberté d’avoir peur, même si cette mortelle terreur, telle que vécue par Eatherly, provient de la constatation de la limite des capacités de représentation de l’homme. C’est pourquoi Anders appelait de ses voeux une « critique du sentiment pur » afin d’établir une topologie des limites dans lesquels les sentiments sont circonscrits. Sa morale de l’urgence a voulu qu’il cherche à repousser ces limites par une éducation esthétique formatrice de l’imagination morale avant même de les déterminer275.

3.2. Esthétiques du nihilisme

3.2.1. Kafka et le renoncement

Anders a écrit un essai sur l’esthétique de Kafka, instruit sous la forme d’un procès. Le texte initial était un exposé tenu à Paris en 1934, devant des auditeurs ne connaissant pas Kafka hormis Hannah Arendt et Walter Benjamin276. Oublié par son auteur, le texte a été complété et réédité en 1951 contre la mode du kafkaïsme d’après guerre.

274 HP, p. 45 ; HÜ, p. XVIII.

275 Ibid., p. 41 ; p. XV : « Le désastre dont nous devons à tout prix essayer d’empêcher l’arrivée est si monstrueusement grand, et le rythme auquel il se précipite vers nous s’accélère si manifestement de jour en jour, que nous devons promouvoir l’impatience en vertu ; et même des plus indispensables ».

Kafka est pour Anders un créateur d’images- miroir, comme celle de l’Odradek. Cette chose symbolise les objets manipulés par l’homme quotidiennement sans que leur utilisation ne semble avoir de rapport direct avec un quelconque besoin. C’est une chose qui fonctionne mais sans fonction apparente :

« L’homme d’aujourd’hui tombe des milliers de fois sur des appareils dont le caractère propre lui est inconnu, et avec lesquels il ne peut entretenir d’autres relations qu’"aliénées", puisque leur relation au système des besoins humains est médiatisée à l’infini ; car l’"aliénation n’est pas une astuce du philosophe ou du poète Kafka, mais bien un phénomène qui se manifeste dans le monde actuel, à ce fait près que dans la vie quotidienne, l’aliénation est dissimulée par le paravent d’une accoutumance vide. Par sa technique d’aliénation, Kafka démasque l’aliénation secrète dont est empreinte la vie quotidienne – et en cela aussi, il est, une fois encore, réaliste. Sa "déformation" "informe" »277.

Kafka joue avec une méthode d’inversion. Il s’agit du procédé stylistique que l’on retrouve dans les fables par exemple, où les hommes apparaissent sous les traits des bêtes.

Cette technique d’écriture possède une fonction didactique, telle la table qui se dresse sur sa tête de bois au début du Capital de Marx.

276 Walter Benjamin a lui même écrit sur Kafka (« Franz Kafka : lors de la construction de la muraille de Chine » et « Franz Kafka, pour le dixième anniversaire de sa mort », in OEuvres, t. II, tr. fr. M. de Gandillac, R. Rochlitz, P. Rusch, Paris, Gallimard, 2000, pp. 284- 294 et pp. 410- 454). Les interprétations des deux auteurs diffèrent essentiellement sur le fait que Benjamin reconnaît une certaine beauté dans le désespoir et l’absurde de la soumission des personnages alors qu’Anders ajoute au gain esthétique des situations dépeintes, le risque moral et philosophique encouru par Kafka, qui explique le sous- titre « pour et contre » du livre. Une analyse détaillée réclamerait le parcours du corpus kafkaïen dans sa totalité.

277 G. ANDERS, Kafka pour et contre, tr. fr. H. Plard, Strasbourg, Circé, 1990, p. 30.

« Le sujet et l’objet sont inversés ou permutés entre eux. Cela semble purement grammatical, mais va bien plus loin. Quand Esope veut dire dans ses fables : les hommes sont comme des bêtes, il montre que les bêtes sont des hommes ; quand Brecht, dans son Opéra de quat’ sous, veut dire que les bourgeois sont des truands, il met en scène des truands qui jouent les bourgeois. Ce qui va de soi, ce qui ne stupéfie pas, dans notre monde, est horrible : donc, il inverse l’équation : l’horrible, c’est ce qui ne stupéfie pas »278.

La disjonction habituelle entre l’homme et la bête, entre le père de famille et l’exécutant des meurtres de masse, est réunie sous la forme d’animaux doués de parole. Le stupéfiant est donné sous les traits du non- stupéfiant de façon tout à fait réaliste279. L’objectif est la création d’ « images d’images » par le texte, ce qui, en temps normal, affaiblirait la profondeur du récit en ne laissant voir qu’une succession morne de tableaux comme dans un musée poussiéreux.

« Les images, en tant que telles, même lorsqu’elles figurent des objets familiers du monde réel, favorisent une attitude nouvelle et rendent possible la chance d’une révision du jugement ; en tout cas, elles bloquent les réactions banales et devenues mécaniques qui se déclenchent toutes seules en présence de la "chose elle- même" »280.

278 Ibid., p. 35.

279 Ce passage de La métamorphose semble illustrer ce genre de situation stupéfiante décrite de manière anodine et d’un froid réalisme : « Grete, qui ne quittait pas des yeux le cadavre, dit : "Voyez comme il était maigre. Cela faisait d’ailleurs bien longtemps qu’il ne mangeait rien.

Les plats repartaient tels qu’ils étaient arrivés". De fait, le corps de Gregor était complètement plat et sec, on ne s’en rendait bien compte que maintenant, parce qu’il n’était plus rehaussé par les petites pattes et que rien d’autre ne détournait le regard. » F. KAFKA, La métamorphose, Paris, Flammarion, 1988, p. 59.

La simultanéité de l’irréalité et de la précision produit une a- synchronie entre deux mondes unis dans une même déformation. Le détail descriptif d’objets ou sujets fantastiques, comme dans La métamorphose, introduit une collision avec la réalité qui pour Anders n’a rien d’onirique, contrairement à la plupart des interprétations données habituellement des écrits de Kafka. « Il en résulte une dissonance entre une extrême irréalité et une extrême précision ; cette dissonance produit, à son tour, un effet de choc ; et cet effet de choc, à nouveau, le sentiment de la réalité la plus aiguë »281 . De manière analogue, deux dissonances peuvent être décrites à l’ère de la technologie actuelle : d’une part, le sujet et le monde ne parviennent plus à se synchroniser et d’autre part, monde moral et monde de l’existence empirique sont indépendants l’un de l’autre. La légalité du monde moral n’entre plus qu’en relation violente avec la légitimité du monde technique. Les principes d’égalité et de liberté, pour ne citer qu’eux, sont circonscrits par les motifs du dépassement et de la maîtrise sans cesse renouvelés, au rythme du progrès technologique. Une application concrète de cette idée est donnée par la machine administrative, très présente dans l’oeuvre de Kafka, du Procès à La colonie pénitentiaire.

« Il n’y a pas de différence entre "l’événement objectif" et son "appréciation subjective", – cette dichotomie est absolument incompréhensible pour qui est bien intégré. En effet, la distinction entre l’ethos et l’èthos, entre "ce qui est" et "ce qui devrait être", est toujours révolutionnaire. Mais en outre, c’est la réaction naturelle du "horsain", qui formule des exigences non prévues dans les moeurs du village »282.

280 G. ANDERS, Kafka pour et contre, op. cit., p. 36.

281 Ibid., p. 37.

Dans l’ouvrage Le château, les efforts de l’étranger pour s’intégrer, pour entrer, semblent vains et inutiles. Lorsque Gregor, dans La Métamorphose, se transforme, il ne peut lutter contre son inadaptation progressive au monde environnant.
Anders y voit le message politico- moral de Kafka, présent dans ses aphorismes comme dans ses romans : le sacrifice intellectuel et la soumission muette.

Anders décrit les différentes étapes du cercle vicieux nihiliste dans lequel les personnages de Kafka sont enfermés283. Dans un premier temps, le personnage ressent l’exclusion. Il ne parvient plus à communiquer avec le monde et à en faire une expérience adéquate. La conséquence est qu’en absence de monde et d’appartenance à une sphère sociale quelconque, le personnage n’est plus en mesure de constituer une morale en regard de ses actions par rapport à cette sphère qui lui est inconnue. K. ne sait pas quoi faire pour se faire accepter du village, pris au piège de l’enchaînement des malentendus. La troisième étape est la transformation de l’ignorance des moeurs en mauvaise conscience. « Tout ce qu’il fait maintenant est sage et convenable – et pourtant sa conscience n’est pas tranquille. Car l’exceptionnel, voilà sa tâche »284. L’arpenteur K. ne parvient pas à justifier ni sa qualification ni son utilité. Il fait le nécessaire pour s’intégrer et être accepté mais ceci n’étant pas efficace, il finit par retourner la faute contre lui. Les conséquences de celle- ci sont d’une part la soumission muette à l’absence de droits et d’autre part le sacrifice intellectuel que le tort reproché à soi- même inflige. Alors le personnage, K. dans notre exemple, finit par être exclu du monde.

282 Ibid., p. 50.

283 Ibid., p. 52 284 F. NIETZSCHE, Le gai savoir, op. cit., § 186, p. 170.

L’accès à la plénitude de l’existence humaine est interdit aux personnages mis en scène par Kafka. Comme le précise Anders, beaucoup d’entre eux se réduisent à leur fonction, à leur relation utile à quelque chose. L’homme n’est que sa profession, ce à quoi l’a réduit la division du travail285.

« Cette identification de l’homme et de la profession, corrélative au monde moderne, Kafka la démasque entièrement en inventant des professions absurdes, qui démontrent l’absurdité de l’identification de l’homme à son métier, plus clairement que ces métiers ordinaires et quotidiens que nous percevons sans plus êtres sensibles à ce que cette identité a de stupéfiant »286.

L’arpenteur K. reconnaît comme hommes réels et adultes ceux qui s’identifient à leur fonction, comme l’aubergiste. Il est perdu et ne comprend pas pourquoi il est exclu, il ne sait pas où il en est. La raison est qu’il n’a aucun droit là où il est.

À aucun moment il n’est mis au courant du fait qu’il soit dépourvu des mêmes droits que les autres. « Celui qui n’est "perçu" que comme un être de hasard, ou comme moyen, n’a, quant à lui, pas le moindre accès à la vérité, et vit donc en agnostique. La servitude et l’agnosticisme ne sont que deux noms différents pour un seul et même phénomène »287 . Ce sentiment d’étrangement absolu, ressenti par l’exclu, le pousse à se retrancher dans sa capacité d’interprétation, la seule qui lui soit permise donc possible, dans le but de répondre à la question angoissante de la signification de sa propre personne.

285 Il suffit de penser aux bandeaux de présentations des personnes interviewées en télévision ou lorsque des candidats aux jeux télévisés doivent se présenter : un prénom et un emploi. Honte à celui qui doit avouer qu’il n’en est pas pourvu. Heureusement, si un employeur bienveillant est devant son poste au moment de la diffusion, il est cordialement invité à joindre la chaîne pour embaucher le candidat.

286 G. ANDERS, Kafka pour et contre, op. cit., 1990, p. 73.

287 Ibid., pp. 76- 77.

Selon Anders, l’ouverture du conditionnel permet à Kafka d’exploiter cette césure entre l’homme et le monde pour introduire l’irréalité minutieusement décrite : la multiplication des « si » est significative de la perte de liberté du personnage en situation. Son terrible provient de l’impossibilité de faire le tri parmi de pures possibilités car il vit lui- même parmi ses propres possibilités. La vie de K. n’est plus que l’expression d’un renoncement de la part du Château. Celui- ci ne daigne même pas le détruire et le pétrifie dans son effroi d’homme sans monde. Le jugement d’Anders sur Kafka est alors sans appel :

« Il dissimule une adhésion indirecte et inconsciente à ce terrible état de faits où l’on n’était pas jugé digne d’être renseigné, mais obligé d’agir strictement selon les ordres. Ce qui était physiquement intolérable est maintenant admiré, sous son revêtement poétique ; et l’horreur du passé se trouve, au lieu d’être simplement conservée dans les mémoires, commémorée sous une forme qui l’enjolive »288.

L’obligation indéterminée dans laquelle Kafka enferme ses personnages, qu’ils soient les prisonniers du pénitencier, Gregor Samsa ou K., exclut la liberté : celle- ci n’est plus que formelle et neutre à l’égard de son contenu. Contrairement au formalisme éthique de Kant, où la garantie de la liberté de sujet à sujet, dans la possibilité du refus d’un « tu dois » au contenu déterminé, constitue le contenu de l’acte moral. Le formalisme de Kafka est celui de la dépendance absolue, de la perte de liberté la plus complète, mise en valeur par une esthétique du terrible. Vient à l’esprit l’image de la philistine cultivée si souvent rencontrée, grande lectrice et admiratrice de Kafka, heureuse d’exprimer la terrible beauté de sa situation aliénée d’un « tout ceci est vraiment kafkaïen et je n’y peux rien ». La satisfaction ne provient plus du besoin comblé mais de l’inaccessibilité de l’objet de la quête289. Les écrits de Kafka interprétés par Anders sont les diffuseurs d’une soumission au nihilisme, de tentatives d’exister qui échouent par principe à l’abord du monde dont il respecte la totale infamie et glorifie la déshumanisation par ses froides descriptions.

288 Ibid., p. 112.

3.2.2. Grosz et le choc

Par le fait de ne pas embellir les sujets de ses oeuvres et par le choix de ceux- ci, proches du quotidien, il pourrait être dit de Grosz qu’il fait preuve d’un réalisme290. Or, « le réalisme, de fait, n’est jamais un simple style artistique, mais toujours et simultanément un témoignage de la position que l’artiste adopte à l’égard du réel »291. Celui- ci étant postulé comme contingent, sans fondement absolu quel qu’il soit, il est potentiellement destructible. Il se trouve que l’époque de Grosz, du début de la Première Guerre mondiale à la fin de la seconde, est une époque de destruction massive. Grosz se fait le transmetteur de son époque, il la reflète fidèlement en la déformant, au sens où il lui enlève les « formes » de la même manière qu’un artiste pourrait « mettre les formes » pour faire passer un message de manière plus douce. L’oeuvre de Grosz pourrait peut- être à se titre être qualifiée d’antiréalisme.

289 Dans OH 1, pp. 243- 260 ; AM 1, pp. 213- 232, Anders propose une grille d’interprétation d’En attendant Godot de Beckett similaire à celle développée pour Kafka, hormis deux différences : chez Beckett est dépeinte l’inaccessibilité dans l’attente elle- même de l’objet. Là où les personnages de Kafka se soumettaient au nihilisme et devenaient nihilistes eux- mêmes par défaut, emportés par l’absurde de leur quête, l’attente va jusqu’à empêcher Vladimir et Estragon de renoncer au concept de sens : « Ils restent les gardiens du concept de sens dans une situation manifestement absurde ». (p. 249 ; p. 221). De plus, le temps pétrifié chez Kafka du personnage sans liberté qui n’est plus confronté qu’à de pures possibilités, devient un passe- temps chez Beckett, un ersatz de temps permanent exprimant la seule possibilité de l’attente, qui, sans contraste possible avec aucun temps libre n’est finalement qu’un mode « d’être sans temps ».

290 Les sujets représentés par le dessinateur témoignent d’une certaine proximité entre les visées de Grosz et de Günther Anders, bien que chacun se soit évidemment exprimé sur un terrain différent. L’oeuvre intitulée Chômeurs, par exemple, aquarelle datée de 1934, est consultable sur le site Internet des galeries Pensler, URL :
http://www.pensler.com/grosz.htm.

D’autres oeuvres sont reproduites dans l’ouvrage de Serge Sabarsky : S. SABARSKY, George Grosz : « les années berlinoises » : dessins et aquarelles de 1912 à 1931, Musée Galerie de la Seita, 19 septembre – 25 novembre 1995, Paris, Le Musée, 1995.

« Parce qu’il envisageait l’apparence du monde comme les théoriciens du marxisme envisagent les points de vue sur le monde »292. En détruisant volontairement la réalité des sujets de ses peintures et dessins, Grosz ne laisse voir que leur apparence, dans sa brutalité et dans son actualité, car, pour lui, le monde n’est qu’une apparence, règne du simulacre et du masque. « Au bout du compte, il n’était pas seulement un réaliste agressif, bien plus, il était réaliste parce qu’il était agressif »293. Ressentant fortement les contradictions inhérentes à son époque, Grosz a développé une agressivité qu’il est parvenu à matérialiser sur le papier. L’agressivité de la Première Guerre mondiale et le développement des idées politiques qui s’en suivirent ne font que se concrétiser par sa réaction épidermique, laquelle se manifeste par son art. Mais sa réaction ne reste pas au stade de la simple réponse à une attaque. Elle se transforme en véritable action, guidée par une tendance assumée et réfléchie. La colère se mue en indignation. « Les artistes qui tolèrent de se voir distribuer de bonnes notes au motif qu’ils n’obéiraient à aucune tendance, ne sont pas autre chose qu’accepter des louanges pour un alibi »294. Ils se limitent à émouvoir, à fabriquer du sentiment pour se dispenser d’agir dans la dimension des décisions à l’oeuvre dans le monde de la vie. Le propos d’Anders prend un ton polémique contre l’art marchandisé devenu modèle d’art conventionnel et autorisé. Dans l’art pictural, le rôle de la négation et de l’opposition est tout à fait central.

291 G. ANDERS, George Grosz, op. cit., p. 61.

292 Ibid., p. 27.

293 Ibid., p. 16.

« Seuls ceux qui disent non sont considérés comme des artistes engagés ; ceux qui disent oui, jamais. Plus indignes encore que ceux qui tolèrent la louange sont les artistes qui reprennent l’expression, revendiquant du même coup pour eux- mêmes, et très clairement cette fois, l’absence de tendance »295.

Anders soulève ici le problème des artistes peintres dont les oeuvres ne représentent qu’elles- mêmes. Ces oeuvres ont pour seul motif apparent d’apporter une nouveauté, voire de rénover un courant interne au monde de l’art : leur mode d’existence ne prend sa valeur qu’en interne à ce monde délimité. Les exemples fourmillent en art contemporain où l’absurdité des oeuvres, au lieu d’être dépassée, est imposée selon la tendance du marché de l’art et non celle de l’artiste qui cherche simplement à justifier son existence et son statut social. L’absurdité est, elle aussi, apolitique lorsqu’elle est utilisée pour produire du spectacle.

« Aucune oeuvre d’art, et donc aucune image, ne s’épuise dans son "être-objet". A l’inverse, parce qu’elle veut atteindre son but, communiquer quelque chose, produire un effet précis, toute image est une action ; en tant que telle, un processus ; et dans cette mesure, tendancieuse »296.

294 Ibid., p. 37.

295 Ibid., p. 38.

296 Ibid., p. 44.

En tant que consommateur d’art, que nous le voulions ou non, nous ne sommes pas simplement des sujets s’appropriant des objets. Le développement opéré par Anders affirme la thèse suivante : la contemplation d’une oeuvre d’art, forme de consommation, n’est pas statique mais dynamique. L’oeuvre agit sur nous en tant qu’elle répond à notre besoin de consommateurs d’art : elle apporte la satiété dissimulée par une satisfaction contemplative. Celui qui consomme une oeuvre contemporaine assimile la tendance qu’elle exprime, à savoir un apolitisme assumé, même si celle- ci se dissimule sous le masque de la révolte de musée. Marx déjà à son époque intégrait l’art à l’ensemble des différents secteurs économiques, régis par le circuit classique entre production et consommation :

« La production ne fournit pas seulement au besoin une matière, elle fournit aussi à la matière un besoin.
Quand la consommation se dégage de sa grossièreté primitive et de sa spontanéité première, […] elle est, en tant qu’instinct, stimulée par l’objet, le besoin qu’elle en éprouve, la sensation qu’elle en a. L’objet d’art – comme tout autre produit – crée un public sensible à l’art, un public qui sait jouir de la beauté. La production ne crée donc pas seulement un objet pour le sujet, mais aussi un sujet pour l’objet. Elle produit donc la consommation
a) en lui fournissant la matière ;
b) en déterminant le mode de consommation ;
c) en faisant naître chez le consommateur le besoin de produits qu’elle a d’abord posés sous forme d’objets.
Elle crée par conséquent l’objet, le mode et l’instinct de la consommation. De même la consommation produit le talent du producteur en le sollicitant en tant que besoin mû par une finalité »297.

297 K. MARX, « Introduction générale à la critique de l’économie politique » (1857), in Philosophie, op. cit., p. 458.

Si l’artiste produit des objets d’art, alors il produit nécessairement et conjointement son public qui y sera sensible. La production de Grosz vise à créer un besoin : celui d’être choqué, secoué, celui qui permet d’exercer un jugement moral d’une manière nouvelle. Les tabous, qui ne peuvent être exprimés en langage commun, sont dits en peinture par Grosz.
La matière de la consommation qu’il crée est cette somme de tabous inhérents à son époque. Le mode de consommation est ce choc intellectuel connoté dans ses oeuvres. Enfin, le besoin de tels produits qui naît de cette consommation est cette capacité à nous étonner, à nous remettre en question, bien plus qu’à satisfaire un simple besoin contemplatif.

Grosz cherche à produire, en quelque sorte, un éveil des instincts contre les tabous de la société de son époque. Grosz était- il un peintre marxiste, au sens de cette dénonciation des idéologies dominantes, camouflées par ces tabous ?

« Prenons la conviction que les "images du monde" (philosophiques ou naïves) ne représentant pas la vérité mais constituent des systèmes (idéologiques) trompeurs, produits et inoculés ad hoc par les différentes classes dominantes. La conviction (plus radicale) de Grosz était que la tromperie avait déjà commencé un étage plus bas, que d’emblée l’action idéologique avait falsifié l’aspect effectif du monde créé par l’homme (y compris les hommes eux- mêmes).

Pour Grosz, en conséquence, le monde est déjà une apparence qui impose une défiance égale à celle que l’on oppose aux théories. Cette méfiance est vraisemblablement la pire calamité qui puisse frapper les artistes plasticiens. Un peintre (tout au moins un peintre "figuratif") qui se trouve dans l’impossibilité de pouvoir accorder sa confiance à l’apparence du monde, qui ne peut poser en principe l’existence d’une identité de "l’apparence" et de "l’être", ou au moins celle d’une coordination fiable entre les deux, celui- là, à vrai dire, peut ranger ses pinceaux car produire une "apparence d’apparence", pour reprendre les termes de Platon, équivaudrait dans ces conditions à exercer un métier totalement dépourvu de sens »298.

Comment Grosz parvient- il à dépasser cette contradiction ? Selon Anders, il s’agit pour lui d’assumer l’absurdité de son statut d’artiste et de lutter contre l’angoisse ressentie face au décalage entre être et apparaître du monde.

Grosz peint sa perception de cette contradiction, significative de son époque. Il dessine à la fois l’apparence, représentée par des vêtements bourgeois transparents, et l’être, la nudité et la lubricité féminines, la bestialité et la brutalité de l’homme, sous les vêtements. « Si c’est par essence le propre de la réalité que de se maquiller en "phénomène", alors il convient, pour en donner une image vraie et complète, de montrer simultanément cette dualité : la vérité et le maquillage »299. En ce sens, Grosz peint comme une machine à rayons X, dévoilant la vérité sans occulter le maquillage. Pour s’extirper de la phénoménalité du réel, qui dévoile toujours en dissimulant, Grosz crée des images où squelette et chair sont présents, simultanément, mais perceptibles tous les deux. En ce sens il peint la liberté de l’homme en ce qu’elle réside dans la possibilité d’être ou de ne pas être plus que ce qu’il paraît300.

298 G. ANDERS, George Grosz, op. cit., pp. 27- 28.

299 Ibid., p. 29. 300

Dans un de ses premiers écrits intitulé Équilibre et amplitude dans la vie (1939), Jan Patocka affirme ainsi « qu’il y a une profonde expérience philosophique que Socrate et Platon ont léguée à la méditation de tous ceux venus après eux. C’est le chorismos, la séparation entre ce qui est et ce dont l’être n’est qu’une simple apparence, quand bien même cette apparence dissimulerait initialement l’être et s’imposerait plus impérieusement que l’étant » J. PATOCKA, Liberté et sacrifice, op. cit., p. 31.

Selon Anders, chez Grosz, le concept de nature morte devient celui de nature assassinée. Le fatalisme s’exprime par cette évolution du potentiel en sa réalisation inéluctable. La possibilité de ne pas être ce qu’elle paraît révèle ce qu’elle est condamnée à être nécessairement.

« Dans l’univers de Grosz, les objets semblent froids, muets et sans âme parce qu’ils semblent avoir été faits d’une façon froide, muette et sans âme ; parce que l’on dirait à les voir qu’ils ont été les victimes d’un viol ou d’un meurtre. […] "Être" = "Être victime". Cette équivalence fondamentale ne semble pas valoir pour les seuls êtres humains de Grosz, mais universellement ; pour toutes les choses et les créatures de son monde d’image, pour son monde tout entier »301.

L’être est annexé à sa possibilité de non- être. Les valeurs de beau ou sublime, qui tendraient à refléter une prétention à l’éternité, à l’immortalité ou à la perfection sont niées. Chaque sujet rendu en image ne renvoie plus qu’à sa propre finitude et, avec elle, en appelle à sa contingence et sa faiblesse. Les natures assassinées de Grosz ne sont plus titulaires du paradoxe des natures mortes : la perfection formelle de celles- ci contredisait la vanité qu’elles étaient sensées exprimer. La violence du trait de Grosz abolit ce désir d’excellence technique.

« Je ne connais aucune autre [image] dont la capacité de dévoilement soit aussi évidente ; aucune qui n’ait rendu visible notre monde (et dans la situation apocalyptique où nous nous trouvons cela signifie :

l’ignominie et la possibilité actuelle d’anéantir totalement notre monde) avec aussi peu de ménagement que ces images de Grosz où l’équivalence "être" = "être victime" règne en maître »302.

301 G. ANDERS, George Grosz, op. cit., pp. 54- 55. 302 Ibid., p. 56.

Si est appliqué le principe d’inversion développé à propos de Kafka, il apparaît que ce que l’oeuvre énonce exige d’être compris au moyen d’une lecture inversée. Les dessins de Grosz nous disent que les choses sont susceptibles d’être tuées, comme si elles étaient des êtres humains. Ils affirment donc que les possibilités actuelles, techniques sinon morales, nous considèrent, nous, être humains, comme si nous n’étions que de simples choses. Au- delà du statut de consommateur, en tant que choses, en tant qu’hommes soumis à un processus d’auto- réification, nous devenons nous- mêmes des produits.

En tant que produits, nous sommes à notre tour consommables, jetables, remplaçables. Nous sommes les victimes de cette troisième révolution industrielle qui est parvenue à produire et vendre nos sentiments, dernier territoire vierge de l’économie. L’immatériel est devenu matière : nos sentiments ne sont plus qu’apparences, productibles sinon reproductibles et, par- dessus tout, consommables. Alors la perception de l’être de nos sentiments, dans sa négation, dans la disparition de son authenticité, pourrait, par chance, nous inviter à réviser notre jugement. « Sa peinture s’attachant désormais à représenter le négatif par excellence – le néant, l’indigne, ce qui peut être anéanti et le désir ardent chez l’homme d’extermination – nous serons au plus près de ses vues en empruntant à la photographie l’expression production de "négatifs" »303. Le néant est présent dans la représentation de son absence, représentation qui nécessite une rumination304 de manière à ne pas refuser cette perception, ce qui reviendrait à produire une négation en réaction, née de simples sursauts moraux. Or, un peintre est condamné à la positivité : la représentation du néant en tant que tel est impossible.

303 Ibid., p. 68.

304 Est appliqué ici à l’oeuvre picturale ce que Nietzsche applique à la lecture dans le huitième aphorisme de la préface à la Généalogie de la morale.

« Le peintre ne connaît que le oui, il est prisonnier de Parménide, il ne dispose de corrélats optiques ni pour le "ne pas", ni pour le "peut- être". Il n’est pas en mesure de représenter un homme qui ne vient pas, il ne peut faire apparaître comme par magie sur le papier un homme qui vient peut- être ; qu’il montre un homme, alors il montre un homme ; à l’instar du Roi Midas, tout ce qu’il touche, il le métamorphose en quelque chose de positif »305.

C’est pourquoi le peintre, s’il veut représenter le néant, doit parvenir à lui donner une positivité. Grosz parvient, par ses dessins, à représenter un retranchement de l’essence de l’homme. « Il retranche l’essence précisément pour, grâce à cette essence qu’il ne montre pas, démontrer qu’il appartient à "l’essence" de l’homme d’aujourd’hui d’avoir une "essence" déjà sacrifiée »306 . Le mode d’être de l’oeuvre de Grosz révèle l’essence de l’homme contemporain en tant qu’il est d’ores et déjà sacrifié sur l’autel de sa production technique. L’homme s’en trouve finalement réduit au statut d’animal dans la perte de ce qui le différencie avec celui- ci. Quelle est cette différence fondamentale entre l’homme et l’animal ? Cette reconnaissance de soi comme étant a priori étranger au monde et non comme étant en parfaite adéquation avec ce dernier. Si l’homme se fond ou se désagrège dans le décor, alors il fait corps avec le monde. Il n’est plus un individu mais un dividu, somme de parties sans totalité : il perd sa capacité à s’individuer et perd donc ce qui fait son essence.

Dans de nombreux tableaux sont représentés des corps décharnés, squelettes et soldats. Dans ce cas de figure, l’homme est sacrifié quoi qu’il arrive. Le squelette du soldat n’est plus que le cadre de la matérialisation de la mort et de la guerre, symboles du néant.

305 G. ANDERS, George Grosz, op. cit., p. 69.

306 Ibid., p. 71.

L’être et le non- être sont intervertis, il s’agit d’un message ontologique : l’identité de l’oeuvre dépend de son mode d’être et ne peut exister sans lui.
Ce qui reste, à savoir des ruines de choses et d’hommes, nous donne le sentiment de n’être plus que des fragments ne faisant pas encore partie de l’étant. Ils ne sont plus que traces sensibles à l’intérieur d’un vide qui les englobe. Ils n’existent que par contraste, ils sont sur le plan ontologique, comme l’exprime Anders, « des trous dans le non- étant »307.
L’interversion entre être et non- être a donc pour conséquence que « ce n’est pas le non- étant qui est la négation de l’étant mais, inversement, l’étant la négation du non- étant »308. En représentant cette double négation, tout en étant condamné à la positivité, Grosz parvient ainsi à produire une ontologie négative et un art du choc.

3.3. Outils esthétiques pour la préservation du monde

3.3.1. Exercer son imagination morale

Le nouveau commandement nécessaire à la réduction du décalage prométhéen est d’élargir sa capacité d’imagination pour tenter de saisir l’étendue des effets possibles des actions.


307 Ibid., p. 73.

308 Ibid., p. 74.

309 M. HEIDEGGER, Essais et conférences, op. cit., p. 47.

Lorsque Heidegger cite Hölderlin, dans sa conférence sur la technique, par son célèbre vers « Mais là où est le danger, là aussi croît ce qui sauve »309, il présume que l’apparition du poétique est inhérente à celle de l’objet du danger. Le risque politique de cette conception réside dans l’admiration du terrible rendu esthétiquement appréciable. Selon Anders, « il existe, inhérente au choc de notre impuissance, une force qui nous avertit »310. Cette force provient du choc qui peut avoir lieu en l’homme, lorsqu’il se trouve confronté à lui- même, par exemple dans l’acte de honte prométhéenne. La réaction au choc de la honte brise le silence du conformiste qui se met à dire « qu’ai- je fait ? ». Le décalage entre la praxis des lanceurs de bombes nucléaires et leur statut de héros de la liberté est mis à découvert par la honte d’un seul homme pour qui il était impossible d’éprouver une quelconque admiration pour le simple déclenchement nécessaire à pulvériser deux villes japonaises entières.

Le constat du décalage prométhéen est pour Anders un fait indubitable de l’ère de la technique. Il définit la situation de l’homme contemporain jusqu’au niveau de ses sentiments :
« Puisque les mouvements de notre coeur – nos inhibitions, nos angoisses, notre sollicitude, notre repentir – se transforment en proportion inverse de nos actes (et donc s’affaiblissent à mesure que nos actes prennent de l’ampleur), nous sommes, dans la mesure où les conséquences de ce décalage ne nous anéantissent pas, les hommes les plus déchirés, ceux qui portent en eux le plus de disproportion, les hommes les plus inhumains qui aient jamais existé »311.

La différence essentielle entre le décalage prométhéen et les différents autres « décalages » historiques, tels que celui entre la chair et l’esprit ou encore le devoir et l’inclination, réside dans l’absence de conflit (Streit) chez l’homme contemporain. Celui qui éprouvait ce conflit entre son devoir et son inclination souffrait peut- être moralement. Mais cette souffrance était en même temps la garantie d’identité à soi en tant qu’individu « en lutte avec soi- même », expression à l’aspect étrangement vieillie à l’heure actuelle où les facultés ne se rencontrant plus n’ont plus l’occasion de se combattre.

310 NE, p. 68 ; WE, p. 34.

311 OH 1, p. 303 ; AM 1, p. 271.

« La seule tâche morale décisive aujourd’hui, dans la mesure où tout n’est pas encore perdu, consiste à éduquer l’imagination morale (in der Ausbildung der moralischen Phantasie), c’est- à- dire essayer de surmonter le "décalage", à ajuster la capacité et l’élasticité de notre imagination et de nos sentiments à la disproportion de nos propres produits et au caractère imprévisible des catastrophes que nous pouvons 312 provoquer » .

En d’autres termes, il est nécessaire de faire en sorte que mes représentations soient adéquates aux actions qu’elles représentent. « Du sentir nous ne connaissons pas le contour : uniquement ce qui de dehors le modèle. Qui n’a été assis anxieux devant le rideau de son coeur ? »313. Rilke est pour Anders le premier auteur contemporain ayant formulé l’idée qu’il fallait se rendre capable de mettre à l’épreuve le sentir encore trop insuffisant à surmonter le décalage prométhéen.
L’homme doit tenter de nouvelles expériences afin de remettre en question l’immuabilité présumée de son imagination et de ses sentiments. Il doit combattre le mal par le mal, en utilisant une forme de human engineering opposée à celle utilisée dans le cadre de la recherche de performances physiques toujours plus efficaces314.

312 OH 1, p. 304 ; AM 1, p. 272.

313 R. M. RILKE, Élégies de Duino, op. cit, pp. 101- 103.

Ces expériences en question ne sont pas communicables : tout juste peuvent- elles être décrites. À l’instant où l’homme fixe la tâche qu’il va accomplir, moment de la « station sur le seuil »315, il peut se déclarer (vorsagen) à lui- même qu’il n’est pas capable de se représenter ce qu’il est sur le point d’accomplir. Il doit tenter d’effectuer un appel (Anruf), une sommation d’une faculté à une autre, séparées par un gouffre (Gefälle- Kluft). Anders donne l’exemple, dans l’appendice à la troisième partie de Die Antiquiertheit des Menschen 1, de l’exercice de la musique :
« Ce que le compositeur ressent lorsqu’il compose un morceau, il ne peut le ressentir qu’au moyen de ce morceau. Ce qui signifie que les oeuvres d’art engendrent des sentiments, et même des sentiments sui generis qui, sans les objets qui ont contribué à les produire, n’aurait pas pu devenir réels, des sentiments qui n’existeraient pas en tant que tels, indépendamment de la structure des objets, mais resteraient de simples impressions »316.

314 Une photographie en page 33 de l’ouvrage de Robert Jungk Le futur a déjà commencé (tr. fr. H. Daussy, Paris, Arthaud, 1953) montre un homme sanglé dans une centrifugeuse géante destinée à étendre ses capacités de résistance à des déplacements à vitesse extrême comme lors du décollage d’une fusée. Si Anders reconnaît qu’il ne sait pas lui- même si les sentiments et l’imagination sont immuables ou non, il espère de ses voeux une « critique du sentiment pur » qui permettrait de répondre à la question. En attendant que celle- ci soit produite, il préfère espérer que l’élongation de la capacité de sentir comme d’imaginer est possible au même titre que l’est leur uniformisation par la consommation.

315 OH 1, p. 306 ; AM 1, p. 275.

316 Ibid., p. 351 ; p. 315.

L’idée s’applique également à l’auditeur du morceau en question. Celui- ci éprouve un sentiment particulier qu’il ne ressent qu’à l’écoute de ce morceau précisément et non d’un autre317. La prolixité poétique d’Anders incite à chercher une application de sa théorie au langage et à la poésie. Son discours à ce propos en témoigne :
« L’adresse de mes poèmes – aux enfants pour lesquels mourir est devenu du quotidien, et aux adultes pour lesquels assassiner est devenu du quotidien – exclut tout ésotérisme : il faut trouver un ton direct, un type de poème inventé qui soit aussi loin du précieux objet artistique d’un Hofmannsthal318 que d’une chanson de feu de camp sentimentale ou d’un choeur immense. Par ailleurs, un tel poème devrait réunir les qualités des deux sortes de poèmes : la précision (de l’objet d’art), qui a un effet presque moral, et le caractère d’appel (de la chanson exotérique), qui force à écouter, à chanter, voire à apprendre par coeur »319.

317 Sur ce point serait envisageable un croisement des thèses esthétiques andersiennes avec celle de Walter Benjamin concernant le problème de la reproductibilité technique de l’oeuvre d’art. La perte de l’authenticité de l’expérience esthétique peut provenir de « la perception sensible modifiée par la technique » (W. BENJAMIN, « L’oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », OEuvres, t. III, tr. fr. M. de Gandillac, R. Rochlitz, P. Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 113) comme du sentiment qui naît de cette sensibilité modifiée, avec les problèmes de l’uniformisation de l’homme que cela engendre. Si la massification de la distribution des reproductions d’oeuvres peut entraîner ces problèmes, ceux- ci peuvent être déjoués par la démocratisation des moyens de distribution (changement de la production qui induit un changement de la consommation, donc de l’assimilation). Brièvement, le point commun entre les deux auteurs semble être cette volonté d’envisager la question de l’image et de l’art sous l’angle de la production et de la perception, et non sous celui de la copie et de l’original, critique platonicienne classique dont il est parfois difficile de se sortir.

318 Anders mentionne ici Hugo von Hofmannsthal (1874- 1929), poète, romancier, essayiste, homme de théâtre et librettiste de Richard Strauss, figure de la littérature autrichienne du début du XXe siècle.

319 G. ANDERS, « Écrire de la poésie aujourd’hui », tr. fr. L. Margantin, in Conférence, n° 21, automne 2005, p. 211. Il s’agit de la traduction d’un extrait des Gesammelte Schriften in Einzelbänden, volume 3, « Tagebücher und Gedichte », Munich, Verlag C.H. Beck, 1985, pp. 269- 273.

L’objectif de l’écriture poétique n’est pas celui d’une initiation au mysticisme obscur mais son opposée. En suivant les indications d’Anders, il faudrait reprendre le style précis des descriptions de Kafka en y ajoutant la dimension publique du barde révolutionnaire320. « Chaque poème est INSULAIRE, c’est- à- dire existe hors du désordre infini du réseau langagier quotidien, et que, grâce à cet isolement et à cette insularité, chaque objet a justement une chance d’atteindre la beauté »321.
L’idéal dans le cas d’un poème ayant de telles propriétés serait que la fonction- auteur à sa source finisse par s’effacer et laisse exister le discours lui- même devenu oeuvre intemporelle, sinon mythe. Il serait souhaitable non pas de tenter d’inverser le processus d’affaiblissement des sensations et de l’imagination mais d’inventer de nouveaux modes de subjectivations aptes à donner les capacités à l’homme pour une sortie de lui- même.
Lors de la transformation de soi dans l’expérience mystique non métaphysique, celle du langage par exemple, il ne s’agit pas de s’approcher du métaphysiquement supérieur mais d’accéder aux objets fabriqués qui nous ont échappés.

Lorsqu’il écoute ou crée un morceau de musique ou un poème, sinon les deux simultanément, « l’homme devient identique à son objet, et l’objet devient identique à lui »322. Par l’esthétique l’homme réalise l’identité du sujet et de l’objet. Il n’est pas question de surmonter la transcendance d’un Dieu mais de combler la transcendance immanente du décalage prométhéen323. Subvertir l’usage pragmatique du langage324 par la poésie démontre que la liberté s’exerce dans le domaine de l’imagination alors que l’inverse n’est pas possible :
l’imagination ne peut s’exercer dans le domaine de la morale325.

320 Les chansons Le déserteur de Boris Vian ou Sans la nommer de George Moustaki pourraient illustrer cette combinaison de précision, du « mot juste », avec le caractère exotérique et flamboyant de la chanson dénuée de sentimentalisme mais pleine de ferveur.

321 G. ANDERS, « Écrire de la poésie aujourd’hui », art. cit., p. 212. Les majuscules du terme « insulaire » sont de l’auteur.

322 OH 1, p. 350 ; AM 1, p. 314.

323 Sur le décalage prométhéen voir 2.1.1.

324 Cette idée se retrouve en de multiples moments de l’oeuvre d’Anders :
« Tenter de vaincre le mutisme ambiant ; plus précisément à utiliser ma formation philosophique et littéraire, qui n’était pas due à mon mérite personnel mais avait été une grâce du destin, afin de trouver ou d’inventer un vocabulaire un tant soit peu approprié, un langage à la hauteur de l’énormité de cette situation entièrement nouvelle et inouïe que ses contemporains [de Eatherly] ne parvenaient ni à nommer ni à formuler de façon convenable ». HP, p. 36 ; HÜ, p. XI.

3.3.2. Réflexion sur la fabrication des sentiments

Die Antiquiertheit des Hassen aurait dû être une partie du troisième tome de Die Antiquiertheit des Menschen.

Anders y achève de formuler sa pensée du sentiment humain en prenant l’exemple de la haine. Ce texte permet de clairement distinguer le sentiment né de l’expérience esthétique de celui né de la consommation d’images fabriquées326. Anders y parvient à formuler ses thèses sous la forme d’un dialogue fictif proche du style platonicien. En introduction à ce dialogue, l’auteur offre quelques « pensées préalables ».

325 Dans l’esthétique schillerienne des Lettres sur l’éducation esthétique, seul le jeu des facultés de l’entendement et de la sensibilité dans l’imagination productrice de la beauté permet à l’homme de se délivrer de sa servitude. Contraint d’une part par la puissance législatrice de la raison et d’autre part par la puissance des besoins physiques qui relèvent de sa nature sensible, seule l’activité esthétique permet d’actualiser la liberté absolue du sujet. Anders, dans le sens où celui- ci chercherait à réinstaurer la possibilité de cette double contrainte rendue impossible par le décalage prométhéen, pourrait être perçu comme héritier lointain du romantisme.

326 On retrouve ici la proximité d’Anders avec Benjamin sur la question de l’effet politique de la reproductibilité technique de l’oeuvre.
Benjamin décrit dans L’oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique le caractère dialectique de l’opposition entre l’esthétisation de la vie politique, présente initialement dans le fascisme, et la politique de l’art mise en oeuvre par l’artiste. À noter également que Benjamin est d’une certaine manière au cinéma ce qu’Anders est à la télévision : si le premier note la massification du rapport à l’image, le second remarque que la masse n’est plus nécessaire pour produire l’homme médial (voir 2.3.2) craint par les deux penseurs.

Celles- ci lui permettent à nouveau de prendre position par rapport à Fichte et également par rapport à Husserl. Il définit la haine de la manière suivante :

« La haine n’est pas seulement la forme première (préthéorique) de la négation, elle n’est pas seulement le plaisir anticipé (sadique) d’anéantir l’autre, mais simultanément aussi l’affirmation de soi et la constitution de soi par négation et destruction de l’autre »327.

Le parallèle avec Fichte qui veut que le moi pose le non- moi est perceptible dans l’évolution que lui donne Anders : il fait de la haine un acte de position où le moi se pose lui- même par l’anéantissement du non- moi. Cette idée est au fondement de sa conception de l’objet originaire : ce que vise toujours originairement l’homme est l’objet de son besoin. Sur ce point, Anders explique s’opposer à Husserl pour qui l’objet de la connaissance prévaut dans ses recherches. Ce dernier conçoit l’objet intentionnel par son caractère de vécu, sur le modèle de la perception, alors qu’Anders le conçoit avant tout comme incorporé, sur le modèle du prédateur et de la proie.

Ceci lui permet d’inclure les rapports de force inhérents à la tension entre besoin et consommation. Pour poursuivre le parallèle, là où pour Anders le sujet intentionnel s’accomplit dans l’incorporation, pour Husserl la représentation intentionnelle s’accomplit dans la perception. D’un côté, la posture est dite matérialiste, conçue à partir du couple besoin- consommation. De l’autre, la posture est dire idéaliste, conçue à partir du couple intuition- remplissement.

327 G. ANDERS, La haine à l’état d’antiquité, tr. fr. P. Ivernel, Paris, Payot & Rivages, 2007, p. 33.

Sans besoin de connaissance, il n’y a pas de connaissance possible, tout juste des conduites instinctives. La conscience du besoin précède la conscience de la connaissance, besoin parmi d’autres. Pour Anders, « poursuite, anéantissement et jouissance de consommer constituent […] un syndrome », une caractéristique fondamentale de l’homme. Il applique ce principe au sentiment de haine, dont la honte, en tant que haine de soi, apparaît alors comme une simple variante. Trois étapes de raisonnement permettent de décrire le sentiment de haine entretenu par le sujet, par rapport à son objet :

- Il faut que l’objet ne soit pas pour que moi je sois. Il est nécessaire pour le sujet de parvenir à se poser en tant que tel.

- L’objet n’est plus, donc je suis, moi qui reste l’unique.
Il est nécessaire pour le sujet de se constituer comme un je unifié.

- L’objet est devenu moi, donc je suis (ou il est) moi et uniquement moi. Il est nécessaire pour le sujet d’éprouver du plaisir en ayant conscience de la satisfaction de son besoin.

Anders explique la progression de ces trois étapes dans un premier dialogue intitulé « l’appétit vient en mangeant ». Il met en scène le président d’un État fictif, dénommé Traufe, et un philosophe dénommé Pyrrhon. Leur discussion porte sur la question de la fabrication du sentiment de haine. Le haïssant s’assure de sa propre existence en prononçant « je hais, donc je suis »328. Dans cette confirmation de soi par soi, le philosophe pose la question du statut de la haine, à savoir si celle- ci précède ou non le combat contre son objet. Le président lui répond que l’un forme le corrélat de l’autre et vice versa : « Je combats quelqu’un – de ce fait je me mets à le haïr. L’appétit vient en mangeant, la haine vient en luttant »329. L’utilisation des instruments d’information de masse donne la possibilité au président de livrer de la haine

328 Ibid., p. 42.

329 Ibid., p. 44.

directement au domicile de ses citoyens. Le produit est offert puis consommé. Dans la consommation de cette haine, l’individu se produit lui- même, se transforme en consommateur de haine donc en combattant. Celui- ci aura toujours besoin de se nourrir de haine sans quoi il cessera d’exister. « Haine et combat s’intensifient réciproquement »330.

Pour le président, agir sans motif enlèverait toute dignité à l’homme. Ceci implique la création d’appâts : celui qui travaille sans but, agit sans motif, tue sans haine, ne désire ni but, ni motif, ni haine car il n’en a pas ou plus le besoin. Le président prend l’exemple du boucher charcutier pour justifier la nécessité de produire du sentiment :

« Le boucher charcutier qui abat les cochons n’a pas de haine envers les cochons. Car les cochons ne méritent pas même qu’on les haïsse. Et le boucher charcutier non plus n’a pas besoin de les haïr. N’est peut- être pas même capable encore de les haïr. Et ne désire aucunement non plus les haïr. […] Les bouchers charcutiers ont par conséquent le droit d’être inhumains »331.

Si le raisonnement peut fonctionner face à des cochons, face à un autre être humain, pour rester soi- même humain, il est besoin de haïr. Envie et plaisir d’anéantir forment les représentations en accord avec les valeurs de l’humanisme qui accorde toute valeur à l’homme s’aimant en tant qu’homme et se gratifiant d’une bonne conscience. Le président affirme à nouveau :
« Mes gens n’ont pas besoin de savoir avec tant d’exactitude pourquoi ils combattent leurs ennemis, ni dans quel but ils le font. Ni davantage pourquoi ils haïssent ceux qu’ils combattent. L’essentiel étant qu’ils le fassent. Parce qu’alors ils peuvent se battre avec appétence »332.

330 Ibid., p. 45.

331 Ibid., p. 47.

L’attitude et le discours, mis dans la bouche du président par Anders, révèlent les différentes étapes de l’avilissement progressif de l’homme auto- réifié dont la disparition du besoin de connaissance est symptomatique. D’abord il n’a plus le droit de connaître le pourquoi de son action, il n’en éprouve plus le besoin. Alors il ne souhaite même plus connaître ce pourquoi, celui- ci serait gênant et rendrait son action inefficace. Il finit par perdre même la connaissance de cette absence de souhait de connaître, il n’a plus besoin de souhaiter. Enfin, il parvient à ne plus avoir conscience de la question du pourquoi de son action, il n’a plus besoin de cette question pour « bien » agir.

Pourtant, un haïssant répond sans aucune hésitation qu’il connaît l’objet de sa haine lorsque la question lui est posée. Le président explique tout naturellement au philosophe que cette « connaissance » est particulière :

« Ils ne haïssent pas les personnes ou les groupes parce qu’ils en connaissent les traits haïssables. C’est l’inverse : haïssent- ils quelqu’un, ils croient également le connaître par la haine qu’ils en ont. Et à cause de cette prétendue connaissance, ils le haïssent encore davantage. […] La prétendue haine et la prétendue connaissance s’intensifient mutuellement »333.

La haine n’est pas uniquement un sentiment : elle joue la fonction de mode de connaissance. Lorsque j’éprouve de la haine envers un objet, en ayant conscience de ma haine je crois avoir simultanément conscience de son objet. Le haïssant a nécessairement besoin d’un objet pour haïr et pour exister et s’identifier en tant que tel. Désarmé provisoirement par le cynisme du président, le philosophe conclut le premier dialogue en affirmant que « l’honnêteté perce à jour l’abjection. Mais l’inverse n’est pas vrai »334.

332 Ibid., p. 48.

333 Ibid., p. 51.

Il revient dialoguer avec son interlocuteur, fabricant de haine avoué, dans un deuxième entretien intitulé « Chaque endroit se trouve sur le front ». Pyrrhon affirme l’obsolescence de la haine dès lors que les soldats ne perçoivent même plus leurs ennemis : comment serait- il possible de haïr des personnes ou un peuple jamais rencontrés auparavant ?

Comment faire la guerre sans champ de bataille ?

Le progrès technique permet d’agir à distance, partout, sans discrimination entre civils et militaires. Il n’est plus besoin de haïr ses agresseurs335 et, pire, cela est devenu impossible336. Le soldat ne combat plus, il travaille et fait partie d’une armée de métier envoyée en « mission de maintien de la paix » dans les pays aux frontières éloignées. « Seuls sont toujours aussi prudes dans leur langage ceux qui ne connaissent pas la moindre pruderie dans leurs actes »337. Le soldat produit des cadavres et des déserts. Sa fonction ne réclame rien d’autre. La constance émotionnelle de l’homme apparaît comme une naïveté, un préjugé historico- philosophique. Pour Anders, les émotions sont dépendantes du contexte environnemental, à savoir l’appareillage technique pour l’époque contemporaine. Significatives d’un certain « plaisir de haïr », des expressions désuètes masquaient le travail des combattants en guerre de lutte rapprochée : lors de la Première Guerre mondiale, l’Allemand avait coutume de dire « Jeder Britt ein Tritt, jeder Franzos ein Stoß » (« à chaque Anglais, une ruade, à chaque Français, une bourrade »), expression bien éloignée de la réalité des tranchées.

334 Ibid., p. 52.

335 En témoigne l’attitude des jeunes filles victimes de la bombe nucléaire d’Hiroshima qui écrivent dans leur lettre à Claude Eatherly : « Cette lettre vient jusqu’à vous pour vous assurer de notre compassion, pour vous assurer que nous ne nourrissons aucune inimitié à votre égard ». HP, p. 341 ; HÜ, p. 231.

336 La thèse de Günther Anders devient explicite lorsque, par l’intermédiaire du personnage de Pyrrhon, il affirme que « les sentiments ne sont pas moins historiques, pas moins modifiables, pas moins périssables que les idées, dont l’alternance nous est présentée dans les histoires de la philosophie et de la religion. Sauf que l’histoire des sentiments, elle, n’a jamais été consignée – un des pires manques de ce qu’on appelle "Geistesgeschichte", l’histoire de l’esprit ». À la lecture du Werther de Goethe par exemple, la sensation d’être confronté à un témoignage historique de ce que signifiait la souffrance romantique au XVIIIe siècle est assez frappante.

Dans la poursuite du dialogue, le président Traufe admet avoir vu la guerre mais ne pas connaître ce que lui affirme Pyrrhon sur cette condition du soldat. À quoi le philosophe répond que l’imagination recouvre plus de possibilités de représentation que la connaissance par la perception.

« La plupart des gens, vous inclus, ne savent rien du tout ("savoir" au sens de "se représenter") et ils n’ont pas non plus besoin de savoir ce qui se produit là, par exemple la réduction de millions d’individus en cendres radioactives, opération qu’ils exécutent aux antipodes sur un continent inconnu d’eux. Et même s’ils le souhaitaient, ils ne pourraient ni se représenter les effets, ni les reconnaître, ni, une fois ceux- ci advenus, s’en souvenir ou les regretter ou les réparer.

337 G. ANDERS, La haine à l’état d’antiquité, op. cit., p. 63. Cette constatation peut s’illustrer d’exemples à tous les niveaux professionnels de la société. Du « technicien de surface » au « gardien de la paix » en passant par le « chef de rayon » et « l’hôtesse d’accueil », chacune de ses appellations rappelle chacun à sa fierté et à sa fausse pudeur de simple exécutant.

Car supraliminaires (Überschwelling) sont les effets »338.

Seule la proximité implique les sentiments de l’ordre de la haine339. Si une volonté quelconque désire faire croire que la « guerre » est toujours faite par des « soldats », alors la haine doit être artificiellement produite. Se pose la question des moyens de production de ce sentiment artificiel. Comment produire une haine artificielle à l’aide de laquelle l’individu travaillera sans regret et avec ferveur dans la lutte contre « l’ennemi » ? Il suffit de fabriquer des ennemis de substitution, ce qu’explique Pyrrhon au président Traufe :
« C’est en diabolisant un quelconque type, un groupe, de préférence une minorité sans défense qui la plupart du temps n’a rien à voir avec ceux qu’il s’agit de combattre ou d’éradiquer. Si vous souhaitez que vos gens combattent ou éradiquent un élément A inconnu d’eux, non perçu par eux, également impossible à percevoir et à haïr, vous engendrez en eux, par le moyen du langage ou de la caricature, la haine d’un B qu’ils croient connaître ; une haine qui les enflamme ou les intoxique assez pour qu’ils tuent ensuite »340.

338 Ibid., p. 69.

339 Adolf Eichmann lors de son procès a ainsi affirmé qu’il n’éprouvait aucun sentiment de haine envers les juifs et qu’il avait même aidés ceux de sa propre famille : « La fille issue de ce mariage, à demi juive selon les lois de Nuremberg […] vint me voir pour obtenir mon autorisation d’émigrer en Suisse. J’accédai, naturellement, à sa requête et le même oncle vint aussi me voir pour me demander d’intervenir en faveur d’un certain couple juif de Vienne. Je ne mentionne ces faits que pour montrer que personnellement je n’avais aucune haine pour les Juifs car, tant du côté de ma mère que du côté de mon père, mon éducation a été rigoureusement chrétienne ; ayant des Juifs dans sa famille, ma mère affichait des opinions différentes de celles qui avaient cours dans les milieux SS » (cité in H. ARENDT, Eichmann à Jérusalem, op. cit., p. 87).

340 G. ANDERS, La haine à l’état d’antiquité, op. cit., p. 72.

Dans la fabrication de l’ennemi de substitution, l’impact de l’image prend toute sa valeur. Il suffit de penser aux caricatures des Juifs et des bolchéviques du Stürmer nazi, jusqu’aux jeux de cartes « Most wanted Iraqi » distribué à chaque soldat américain envoyé en Irak. Le préjugé est que la passion et l’action, la haine et le combat, devraient s’appliquer au même objet visé, au même ennemi. Pyrrhon termine ce second dialogue rappelant qu’il n’est pas nécessaire que les ennemis existent. Ils peuvent même être inventés, comme les sorcières de Salem à la fin du XVIIe siècle aux États- Unis. La haine ne permet que de justifier l’acte de guerre commis par ceux qui en ont besoin. Le caractère vertueux de l’action sans haine prend aisément le pas sur la haine sans action341.

Dans la dernière partie de l’ouvrage intitulée Nos chers artilleurs, Anders reprend la parole et affirme que « la production de haine s’accomplit à travers la livraison d’images artificielles de l’ennemi. La haine qui naît alors pourrait sans doute être dite purement idéologique »342. Le raisonnement est poussé dans ses dernières étapes : les soldats, par la technique, ne sont plus que des travailleurs, au même titre que des civils. Il n’est alors plus besoin de « vaincre l’ennemi » mais simplement de produire des « effets » ni imaginés, ni perçus, ni projetés, autrement dit, irréprochables.
« Pour les criminels tout est égal, tout est également valable, tout est indifférent, tout est également non valable : leur agir est totale indifférence, nihilisme en action »343. L’étape suivante de cette évolution vers la disjonction totale de l’agir et de l’affect est celle où l’ultime déclenchement se réaliserait sans l’homme, uniquement présent en tant que victime. La dernière distanciation est celle de la frappe de missile longue portée, donnant la mort vers un là- bas lointain, front de guerre où tout le monde est simultanément atteignable. Anders termine son propos sur une note désespérée, rappelant que l’absence de haine des instruments, leur impossibilité à éprouver ce sentiment, est une carence qu’il est très risqué de copier. « Ceux qui haïssaient mutuellement pouvaient à la rigueur cesser un jour aussi de haïr ; et par là cesser aussi de combattre ; et par là cesser aussi d’anéantir ; ou peut- être même commencer à s’aimer »344.

341 La valorisation de l’action pour elle- même, pour le simple fait d’agir, est une des manoeuvres rhétoriques politiques des mouvements nationalistes, particulièrement au XXe siècle. Sur la naissance de l’idée de nation, voir E. HOBSBAWN, Nations et nationalismes, tr. fr. D.Peters, Paris, Gallimard, 1990. Sur la naissance des « communautés imaginées » en lien avec l’apparition des technologies d’imprimerie, voir B. ANDERSON, L’imaginaire national, tr. fr. P.- E. Dauzat, Paris, La Découverte, 2002.

342 G. ANDERS, La haine à l’état d’antiquité, op. cit., p. 85.

343 Ibid., p. 87.

344 Ibid., p. 91.

CONCLUSION

L’homme découvre sa contingence d’être non libre en actualisant sa liberté. La catégorie de l’origine est une caractéristique de l’humain de l’homme. Temporalité et conscience de celle- ci le différencient fondamentalement des machines qui l’entourent. L’homme a la possibilité d’éprouver la honte qui n’est offerte qu’aux êtres disposant d’une morale.
Mais vivant parmi bon nombre d’appareils techniques et d’objets machiniques, il se met à ressentir peu à peu une déshumanisation. Il lui arrive de s’expérimenter comme étranger à lui- même, comme ayant perdu une part ou la totalité de son humanité. Le cas de la honte prométhéenne diffère de la honte classique au sens où l’homme n’a pas honte de la déshumanisation ressentie. Au contraire, il cherche à se débarrasser de son origine imparfaite d’être-né, à oublier qu’il est tributaire d’un « faux moulage ». La honte prométhéenne a pour effet particulier de provoquer le désir d’être fabriqué.

Elle puise sa source également dans le malaise de la singularité périssable, paralysie face à l’effroyable de la mort et ses terreurs. Le rêve d’être vitrifié à jamais dans un assemblage de pixels, virtualité transmissible ad vitam eternam offre un exutoire moderne au pourrissement du cadavre. À l’alternative entre foi et angoisse, le honteux prométhéen préfère l’inquiétude éprouvée face à la contingence du monde. Alors il s’ouvre au possible et à l’inconnu, puis cherche à s’y intégrer.

La sensation de maîtrise du monde et le dépassement toujours renouvelé de ses instruments de contrôle lui donnent l’impression d’être le centre du monde. De ce statut il ne devrait avoir honte. Mais une expression lancinante le perturbe : « à quoi bon ? ». Il aimerait se débarrasser du coram dont il est forcé de se détourner. Il ne peut se séparer de son legs ontique. L’homme tente d’assumer ses instincts régulateurs inconscients. La difficulté est intense. Un autre ça, né de l’activité mécanique de l’homme au travail, est présent.

Lorsque ce ça mécanique rencontre le résidu gênant qu’est le moi, il en a honte et essaie de le cacher. Dans l’impossibilité de supprimer sa vénération machinique, il peut tenter de se supprimer lui- même ou sombre dans la profonde dépression.

Tout ceci n’est que la conséquence de sa situation.

Le travailleur est séparé de son monde. On lui a dérobé son essence d’homo faber. L’homme se trouve sacrifié sur l’autel de l’animal laborans. Il doit faire face à un concurrent capable d’effectuer ses tâches lorsque lui doit se reposer. Ses collègues sont faits de tôles et de boulons. Il dialogue avec eux en appuyant sur des boutons. Comme ses camarades laborieux, il est privé de la satisfaction du produit fini comme de son effectuation indépendante. Il n’a même plus besoin de fournir un effort physique. L’exécution vigilante a remplacé la production épuisante. Baisser un levier déclenche un processus inimaginable pour un seul exécutant : l’effet transcende sa cause. Cette étrange condition est à relativiser : il vaut mieux gagner trois fois rien en perdant son temps que ne gagner rien du tout en étant sans temps. Le chômeur envie le travailleur.

Ce dernier a la chance d’être un « berger des objets ». Il est à espérer que la contradiction entre progrès technique et recherche du plein emploi finisse par se résoudre. L’homme devenu chômeur parmi tant d’autres pourrait voir à nouveau sortir de terre les camps de suppression des « gens en trop ». Il pourrait toujours être embauché en logistique, dans les calmes bureaux des agences de voyages vers la mort. Adolf Eichmann serait un modèle à suivre de monstrueuse vertu : concentration sur l’efficacité par peur de ses propres affects, soumission à la hiérarchie, association indéfectible de la légitimité à la légalité, etc. Le diable a troqué sa fourche de tentateur contre un costume de législateur. Il délivre l’homme de la tentation du bien.

Au travail consciencieux répond la consommation tranquille. Si la réinstallation de personnes dans d’autres pays est une tâche trop ingrate, l’homme peut rester chez lui et travailler à se transformer en ermite de masse. Télévision et radio distillent en continu le doux confort de l’occupation. La quantité d’images consommées finit par former la matrice des expériences de l’homme. Lorsqu’il s’imagine en train de boire de l’eau, il déguste le contenu d’une bouteille dont il ne sait distinguer s’il l’a déjà goûtée ou si l’homme dans la télévision semblait l’apprécier. Quoi qu’il en soit, l’homme sait si cette eau est bonne ou non. Il pourrait même en débattre avec ses amis. Le dernier bulletin d’information diffusé à la radio lui a fourni les termes adéquats pour en vanter les mérites avant de lui apprendre que des comptables avaient détourné des fonds d’une entreprise à une autre.

La machine judiciaire devrait rétablir une situation stable.
Elle doit vérifier si les fausses factures versées pour que la grande entreprise assure sa perpétuation étaient légales ou non, puis sciemment voulues ou erreurs malheureuses de procédures comptables suivies scrupuleusement. Les réseaux, les articulations d’interdépendance, les motivations des participants à la technostructure de l’entreprise sont peu à peu évaluées et mis à jour par un lent processus d’inspection effectué par des personnes soumises, elles- aussi, à des motivations. Étonnamment l’homme auditeur des informations diffusées à la radio apprendra des années plus tard que les malversations financières n’avaient même pas été motivées ni par volonté d’enrichissement personnel, ni par une contrainte autre que l’effet de groupe ou émulation collective. Face à tant de complexité et à une telle technicité des problèmes, il est difficile de voir à partir de quoi se révolter. Les règles du monde technique deviennent peu à peu celles du sol sur lequel se construisent les édifices d’aujourd’hui et de demain, contre lesquels se révolter semble toujours vain.

L’homme est- il condamné à rester sans monde, donc sans morale ? Le nihiliste s’ignore tristement et se perd à regarder la planète en perdition, vue du ciel. Elle serait peut- être mieux sans « nous », si fragiles et si facilement anéantissables. S’il ne ressent plus rien à aucun moment de ses journées, l’homme est pourtant confronté à des événements. Mais ceux- ci sont soit trop ridicules, infraliminaires, soit trop énormes, supraliminaires, pour qu’il en ait une quelconque conscience maintenant ou jamais. La bombe nucléaire, c’est pour plus tard ou pour hier, pour là- bas mais pas ici. Rien n’empêche l’homme de jouer à l’apprenti sorcier avec sa baguette technologique. Il s’arme de ses têtes au plutonium ou à l’uranium enrichis au cas où son voisin voudrait l’attaquer. Il oublie que la possibilité de ne tuer que son voisin est révolue.

« On crèvera tous ensemble » lui apprend un autre voisin possesseur de bombes. Alors il songe à ce pilote trop innocent pour être coupable d’avoir à lui seul causé la mort des habitants, civils comme militaires, d’Hiroshima. Il se sent comme lui et commence à se révolter contre sa condition. Il se reconnaît aussi en cet arpenteur dénommé K., exclu du monde qui ne veut pas de lui sans lui dire pourquoi. Mais l’homme ne parvient pas à admirer sa terrible beauté, chose pourtant naturelle pour d’autres. À la soif erostratique de certains de ses contemporains, il préfère la destruction théorique des sujets, à la fois nus et vêtus, dans les peintures de Grosz, seules à même de lui offrir une possibilité de révision de ses jugements. Il y voit l’essence sacrifiée de l’homme et se met à lire de la poésie pour enfin trouver les mots adéquats aux pensées qui débordent ses concepts. Il éprouve des sentiments qu’il ne pensait plus possibles : amour, joie, envie, colère et même de la haine. Confronté à la froide placidité de ses contemporains qui rient de sa conscience, il risque toutefois de chercher à se fabriquer lui- même des sentiments de fortune pour éviter d’affronter sa peur de la solitude.

Ce sentiment fatal, dû à l’absence de tout maître et de tout dieu en surplomb, ne semble pas avoir été mentionné par Anders dans ses essais. Ses écrits témoignent d’un nihilisme théorique assumé, celui du penseur seul avec sa machine à écrire, dans son petit appartement à Vienne entouré de ses manuscrits. Selon lui, vouloir réfuter le nihilisme est insensé.

« Les attitudes désespérées peuvent seulement être dépassées :
elles ne sont pas réfutables »345. Son nihilisme est toutefois d’un genre spécial : « Mon prétendu nihilisme n’est autre que la mise à jour de l’annihilation. La seule chose qui doit nous occuper, c’est de veiller (sorgen) à ce que nous ayons tort, qu’un lendemain existe donc tout de même et que demain, nous puissions également dire "demain" à nouveau »346.

Anders réfute l’idée de sauter joyeusement dans le « grand midi », court- circuit opéré par Nietzsche : être par delà bien et mal est devenu un devoir347. Il remplace également la recherche des conditions de possibilité de transformation du monde par celle des conditions de possibilité de sa préservation. La Weltlosigkeit est le seuil qui précède l’extinction de l’humanité.

Anders utilise diverses formes d’écritures pour tenter de transmettre sa volonté de perpétuation du monde et de l’homme. Il invite à remettre en question la forme sous laquelle la philosophie vit et se rend effective :

« La question de savoir s’il existe quelque chose comme la philosophie et si ce que je fais est de la philosophie ou je ne sais quoi, je m’en balance complètement »348. Un exemple possible répondant aux critères d’écriture d’Anders, est cette description de la solitude lors du deuil. La fable intitulée Le caillou, de 1947, exprime de manière significative les différentes thèses de l’auteur sur les sentiments :
« Comme vous avez tenu bon ! » lui dis- je admiratif. « Ce long chemin vers le cimetière ! Et sans la moindre larme ! »
« Je ne m’étais pas fié à ma force », répondit- il, modeste.
« Et puisque je n’aime pas pleurer en public, je m’étais préparé. »
« Préparé ? »
Il inclina la tête, comme s’il eut avoué une faiblesse.
« Avant que nous ne partions, je me suis mis en effet un caillou dans la chaussure. »
« Un caillou ? » m’écriai- je. « Et vous avez marché deux heures durant, avec le caillou dans la chaussure ? »
« Dieu soit loué », dit- il. « C’était vraiment un grand soulagement. » Et comme je le regardai d’un air soupçonneux : « Oui, croyez- vous donc que vous pourriez ressentir la perte de quelqu’un, lorsqu’à chaque pas vous avancez avec une petite pierre dans les semelles ? La contrariété masque l’effroyable. »
« Mais plus tard », lançai- je, « lors du repas en l’honneur du défunt, vous étiez par moments presque enjoué. »
« Exact », dit- il en s’excusant. « Je m’y étais également préparé. »
« À cela également ? »
Il inclina la tête, se sentant coupable. « Avant de nous asseoir à table, j’ai secrètement enlevé le caillou. » Et devançant ma question : « Oui, croyez- vous donc que vous pourriez ressentir la perte de quelqu’un, quand vos pieds jouissent de se reposer ? Car la douceur masque l’effroyable. »
Maintenant je le comprenais. À dire vrai, que je doive le rejeter comme cynique ou l’admirer comme sage, je ne pouvais en juger. Irrésolu, je l’accompagnai jusqu’à sa porte d’entrée.
« Mais maintenant », me signifia- t- il avec une voix, qui soudainement était enrouée. Il fit un mouvement, qui me signalait de partir, « Mais maintenant, je crains que ce ne soit loin. » Il plia le bras devant le visage et marcha en pleurant dans l’entrée de la maison 349.

345 OH 1, p. 360 ; AM 1, p. 323.

346 G. ANDERS, « La mort du monde devant les yeux », Conférence, n° 17, art. cit., p. 279.

347 Anders semble reproduire la critique que Nietzsche avait fait de Schopenhauer dans la troisième dissertation de la Généalogie de la morale : là où Schopenhauer faisait du vouloir une volonté de néant pour Nietzsche, celui- ci fait du devoir, pour Anders, un devoir d’assumer l’absurde de l’Éternel retour. Dans cette perspective, là où Schopenhauer croyait être libre en tant que volonté, Nietzsche croyait être libre en tant que nature, avec les dérives interprétatives que cela suppose.

348 G. ANDERS, « La mort du monde devant les yeux », Conférence, n° 17, art. cit., p. 279.

349 G. ANDERS, Der Blick von Turm, Fabeln von Günther Anders, Verlag C.H. Beck, München, 1988, pp. 8- 9. Traduction personnelle.

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Bibliographie

Ouvrages principaux

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- Nous, fils d’Eichmann, tr. fr. S. Cornille et P. Ivernel, Payot & Rivages, Paris, 2003.

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- « Obsolescence du travail », tr. fr. V. Deroche, in Conférence, n° 17, automne 2003, pp. 81- 104.

- « La mort du monde devant les yeux », entretien avec M. Geffrath, in Conférence, n° 17, automne 2003, pp. 269- 283.

- « Obsolescence des machines », tr. fr. V. Deroche, in Conférence, n° 20, printemps 2005, pp. 423- 437.

« Obsolescence de la réalité », tr. fr. T. Simonelli, in Conférence, n° 21, automne 2005, pp. 343- 358.

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- Die Antiquiertheit des Menschen 2 ; über die Zerstörung des Lebens im Zeitalter der dritten industriellen Revolution, Verlag C.H. Beck, München, 1980.

- Hiroshima ist überall ; Tagebuch aus Hiroshima und Nagasaki, Briefwechsel mit dem Hiroshima- Piloten Claude Eatherly, Rede über die drei Weltkriege, Verlag C.H. Beck, München, 1982.

- Ketzereien, Verlag C.H. Beck, München, 1996.

- Mensch ohne Welt. Schriften zur Kunst und Literatur, München, Verlag C.H. Beck, 1984.

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Autres ouvrages

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