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Étude sur Günther Anders
Nihilisme et technique Édouard Jolly
EuroPhilosophie
Bibliothèque de philosophie sociale et politique
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Cet essai est tiré d’un mémoire de philosophie
réalisé sous la direction de Christian Berner à
l’Université Charles- de- Gaulle Lille 3 en 2008- 2009.
Le présent texte est édité par EuroPhilosophie
et la BIBLIOTHÈQUE DE PHILOSOPHIE SOCIALE ET POLITIQUE
Pour faire un lien ou citer ce texte :
Éouard Jolly, Etude sur Günther Anders Nihilisme et
technique
EuroPhilosophie 2010, Bibliothèque de Philosophie Sociale
et Politique
http://www.europhilosophie- editions.eu
Dépôt légal : Février 2010 EuroPhilosophie
/ BPSP
Site : www.europhilosophie- editions.eu
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À mes parents
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Sommaire
INTRODUCTION
I. LA HONTE PROMÉTHENNE
1.1. L’être-né et l’être fabriqué
1.1.1. Le poids de l’origine
1.1.2. L’être-né et le moi s’auto- posant
1.1.3. L’être-né et l’être-jeté
1.1.4. L’être-né et son auto- réification
1.2. L’être-pour- la- mort et l’être fabriqué
1.2.1. L’homme conforme et remplaçable
1.2.2. L’être-pour- la- mort et la singularité
périssable
1.2.3. Inquiétude originelle et quotidianisation
1.3. La honte prométhéenne comme trouble de l’identité
à l’instrument
1.3.1. L’expérience de la honte
1.3.2. Pathologie de la liberté et legs ontique
1.3.3. Ça naturel et ça technique
II. LE DÉCALAGE PROMÉTHÉEN
2.1. L’homme producteur
2.1.1. L’activité du travailleur
2.1.2. Anthropologie des chômeurs
2.1.3. Exécuter et faire : l’exemple Eichmann
2.2. L’homme consommateur
2.2.1. L’activité du consommateur
2.2.2. Critique de la télévision : imagination et
conscience d’image
2.2.3. Critique de la radio : communication et langage
2.3. Développement du monde- machine
2.3.1. L’essence de la technique et la machine
2.3.2. La technostructure, modèle de fonctionnement économique
2.3.3. Monde de la vie et monde technique
III. LA PRÉSERVATION DU MONDE
3.1. Le supraliminaire : l’exemple atomique
3.1.1. Les raisons de l’aveuglement
3.1.2. Les apprentis sorciers et la catégorie du religieux
3.1.3. Le cas Eatherly
3.2. Esthétiques du nihilisme
3.2.1. Kafka et le renoncement
3.2.2. Grosz et le choc
3.3. Outils esthétiques pour la préservation du monde
3.3.1. Exercer son imagination morale
3.3.2. Réflexion sur la fabrication des sentiments
CONCLUSION
Bibliographie
Ouvrages principaux
Revues et articles
Autres ouvrages
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Liste des abréviations utilisées
Ouvrages en langue française
• HP : Hiroshima est partout, tr. fr. D. Trierweiler, F.
Cazenave, G.R. Veyret et A. Morabia, Paris, Seuil, 2008.
• NE : Nous, fils d’Eichmann, tr. fr. S. Cornille et
P.
Ivernel, Payot & Rivages, Paris, 2003.
• OH 1 : L’obsolescence de l’homme ; Sur l’âme
à l’époque de la deuxième révolution
industrielle, tr. fr. C. David, Paris, Encyclopédie des nuisances
: Ivréa, 2002.
• TF : Le temps de la fin, tr. fr. C. David, Paris, l’Herne,
2007.
Ouvrages en langue allemande
• AM 1 : Die Antiquiertheit des Menschen 1 ; über die Seele im
Zeitalter der zweiten industriellen Revolution, Verlag C.H. Beck,
München, 1956.
• AM 2 : Die Antiquiertheit des Menschen 2 ; über die
Zerstörung des Lebens im Zeitalter der dritten industriellen
Revolution, Verlag C.H. Beck, München, 1980.
• HÜ : Hiroshima ist überall ; Tagebuch aus Hiroshima
und Nagasaki, Briefwechsel mit dem Hiroshima- Piloten Claude Eatherly,
Rede über die drei Weltkriege, Verlag C.H. Beck, München,
1982.
• WE : Wir Eichmannsöhne, Verlag C.H. Beck, München,
1964.
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INTRODUCTION
Je suis l’Homme dans la boîte parce que, pour moi,
le monde est une boîte, ou plutôt ma propre boîte
y est emboîtée de telle façon que je puisse
y survivre, par une pure et complète discontinuité,
c’est dire à quel point ma boîte revêt
une fonction primordiale : elle me permet de vivre dans le monde
sans y vivre, elle me permet d’être dans le monde sans
y être, ainsi, chaque partie du monde, chaque monde est une
boîte emboîtée avec les autres, sauf avec la
mienne. Car la boîte dans laquelle je vis est aussi celle
que je dois faire vivre en moi, sous peine d’en mourir. Cette
boîte dans laquelle j’habite est donc la Boîte
qui contient toutes les autres boîtes de mon esprit, et c’est
la raison pour laquelle elle vit aussi bien à l’intérieur
qu’à l’extérieur de moi.
M. G. DANTEC
Un homme, centré sur lui- même, ne cherche plus à
fonder raisonnablement, ni à entrevoir les conséquences
de ses actes.
Il est nihiliste par dépit. Confronté à l’absurde
de la question du devoir, obsolète une fois confrontée
à la facilité technique de l’agir, il reste
interdit, condamné à se laisser porter par le cours
des choses, le fleuve des événements, bloqué
dans la question du non- sens de sa vie. S’il ne trouve pas
de sens à ses actions, s’il ne trouve pas de fondement
à son devoir, il lui reste toujours cette possibilité
d’agir pour exister. Qu’un acte ne réponde plus
à la question de son sens ne le rend pas pour autant impossible,
d’autant plus si son seul motif est la performance maximale.
La technique dont l’homme dispose lui donne le statut de dieu
prométhéen : sous l’ère de l’atome,
la destruction totale de chaque individu comme du monde est désormais
possible.
Dans son roman de science fiction intitulé Cosmos Incorporated,
Maurice G. Dantec fait parler un homme machine, après avoir
longuement cité Nous, fils d’Eichmann d’Anders.
L’homme- machine pense et agit sans poser la question ni du
sens de ses pensées ni de ses actions. Ce personnage vit
selon les principes d’une machine technique, purement fonctionnel,
et se nomme, « l’Homme dans la boîte ».
Cet hybride fictif symbolise l’homme réduit à
une fonction, habitué à disposer du monde comme d’un
simple fonds, d’une simple autre boîte à utiliser
dans une relation discontinue de dépendance pragmatique.
N’est vrai que ce qui fonctionne et lui est utile. Son objectif
de vie est la perpétuation de sa boîte en tant que
projection de soi en un rempart protecteur des assauts hostiles
de son environnement encore non maîtrisé. Situé
dans un monde fermé qu’il se construit en se l’appropriant,
« l’Homme dans la boîte » n’expérimente
plus son environnement qu’à travers elle, par sa médiation.
Il finit par synchroniser son mode d’être sur cet intermédiaire.
Il devient lui- même la boîte. Il fait corps avec elle.
Il ne connaît plus que ce moyen et l’utilise sans avoir
besoin de donner sens à ses pensées comme à
ses actions. La dépendance s’inverse peu à peu,
« l’Homme dans la boîte » ne peut plus vivre
sans être lui- même cette boîte. Il est nihiliste
par défaut. Il ne peut plus être autrement. Il ne peut
plus sortir de sa boîte. L’homme- machine transforme
le monde qui l’entoure en somme de boîtes, en un monde
technicisé, pour qu’il soit assimilable en tant que
boîte, en tant que produit.
Transformer le monde en boîte permet à cet hybride
de se projeter à l’extérieur comme à
l’intérieur de lui- même. Sa boîte est,
de son point de vue, à la fois lui- même et le monde.
Il parvient à se couper de son environnement comme de son
caractère d’homme, tout en gardant le contrôle
sur ce qui l’entoure et sur le déroulement de sa pensée.
Cette fiction est porteuse d’une thèse implicite :
la technique ne serait pas seulement un instrument mais un véritable
mode d’être-au- monde. Lorsque notre interprétation
quotidienne du monde est placée sous le signe du seul souci,
tel que le souci fonctionnel de « l’Homme dans la boîte
», nos préoccupations ne sont plus qu’utilitaires.
Le monde apparaît comme réserve d’ustensiles,
de moyens, de ressources pour nos moyens et de moyens pour de nouvelles
ressources. Nous vivons selon un mode d’être technique,
fondé sur une mise en exploitation de l’étant.
La critique heideggerienne du règne hégémonique
de la technique est posée dans le cadre où la relation
technique à l’étant devient le seul mode compréhensible
de relation à l’être. Les autres possibilités
sont masquées par la toute- puissance de cette technique
: son progrès est tel que nous sommes en mesure d’agir
sans penser, de calculer sans méditer, d’avoir but
et visée sans retour à soi.
Anders reprend le principe d’une critique de la technique.
Il entend toutefois la refonder sur d’autres principes éloignés
des postulats heideggeriens. Le point de départ semble pourtant
identique à celui de Heidegger : il s’agit de déterminer
en quoi la technique serait susceptible d’être un danger.
Mais son idée n’est pas de valoriser un monde méditatif
pré- technique et pré- scientifique au détriment
d’un quotidien impersonnel et de l’individu égaré
dans l’anonymat de l’ordinaire1. Il cherche simplement
à penser la façon dont notre monde nous échappe
au fur et à mesure que la technique s’autonomise, la
façon dont tend à se substituer au « monde des
hommes » un « monde des appareils ». La technique
ne serait pas seulement un mode d’être-au- monde statique
et décadent, fondé sur le primat l’Avoir et
l’oubli de l’Être, mais avant tout un processus
dynamique de transformation de l’homme, peu à peu rendu
myope de tout horizon moral : la posture nihiliste ne serait pas
la cause du développement de la technique mais un effet provoqué
par la perte de vue du sol originaire qui l’a vue naître.
« Je ne suis pas un fou qui croit que l’évolution
technique pourrait être empêchée, ou que les
problèmes du monde d’aujourd’hui pourraient être
résolus en plantant des radis ou en mangeant des épinards
». G.ANDERS, « La mort du monde devant les yeux »,
entretien avec Mathias Geffrath (1982), in Conférence, n°
17, automne 2003, p. 275. OH 1, p. 16 ; AM 1, p. 2.
La notion de technique peut se décliner sur deux plans.
Le premier est formé par les techniques industrielles, mises
en jeu dans le processus de production économique. Elles
dépendent des principes d’utilité et de performance.
Ces principes se trouvent également appliqués sur
un second plan : celui des techniques humaines, morales et politiques.
La fonction de ces techniques humaines est d’être à
la fois structure et mécanisme d’une praxis. Celle-
ci est mise en oeuvre dans un champ d’application et un ordre
déterminés, comme par exemple au sein d’une
entreprise, d’une armée, d’une institution, etc.
Le concept commun aux deux plans succinctement déterminés
est celui de « moyen ». Il s’agit d’un objet
technique, mis en oeuvre dans le cadre de la réalisation
d’une fin, dépendant des modalités d’application
de la praxis. « Un moyen est par définition quelque
chose de secondaire par rapport à la libre détermination
d’une fin, quelque chose que l’on met en oeuvre après
coup comme "médiation" en vue de cette fin »2.
Le moyen présuppose dans son utilisation la libre détermination
de l’individu ou du groupe d’individus qui s’en
sert. Dans la technique industrielle, la médiation forme
l’une des trois parties en jeu dans la production. Un sujet,
présumé cause libre et indéterminée
par essence, use d’un moyen, instrument technique dans le
cas présent, pour entrer en relation, ici de production,
avec un objet, produit déterminé de la relation de
causalité. Cet objet doit, après vérification
et contrôle terminal, correspondre à la visée
initiale du sujet. Dans cette relation, la question morale, retour
sur soi pour juger de l’action, se résume à
cette fonction de contrôle, par delà tout critère
de bien et de mal. En des termes plus triviaux, l’objectif
est que « ça fonctionne ».
Afin de garantir l’aspect propédeutique de cette introduction,
les notions d’artificiel et de technologique pourraient permettre
de définir plus finement la technique en tant que telle.
L’objectif est d’éviter l’écueil
de la « Kulturkritik » comme celui du propos réactionnaire.
Un objet est dit « artificiel » dès lors qu’il
s’agit du résultat ou du prolongement d’une activité
humaine de production délibérée et finalisée.
Un objet est dit « technologique » dès lors qu’il
s’agit du résultat de l’application consciente
de la science à la technique, ancrée dans l’usage
du savoir rationnel.
L’intelligence humaine, par le biais de la science, parvient
à la technique. La théorie scientifique dans son application
devient technique. Le produit technologique est « à
la pointe » du développement de sa technologie. Il
implique un niveau élevé de la science. Dans ce cadre
précis, certains objets peuvent être produits par l’intermédiaire
d’autres objets.
À partir de ces deux définitions, il apparaît
que la technique qualifie une activité. Deux objectifs s’unissent
dans la réalisation de celle- ci. Il est question en premier
lieu de la maîtrise de ce qui n’est pas maîtrisé
parfaitement sans la technique. L’objectif visé est
celui d’une réduction entropique.
Le second intérêt est le dépassement d’une
limite, ou d’un pouvoir limité, par la prothèse
technique. L’objectif visé est un recul des limites
naturelles de l’homme. Pour exemple, la vision de l’homme
est naturellement limitée à son organe de la vue :
l’oeil. Celui- ci peut se révéler déficient,
corrigé par l’apparition d’une première
prothèse technique, à savoir la paire de lunettes.
Avec les avancées scientifiques en optique, les limites de
la vision ont été peu à peu repoussées
par les télescopes, pour aller jusqu’à créer
un véritable oeil de l’espace avec Hubble, des possibilités
de vision nocturnes, calorimétriques, etc. À chaque
étape, un dépassement infini est toujours suggéré.
Or, l’illimitation de la technique risque de faire oublier
la finitude de départ3. La maîtrise a vocation de régler,
le dépassement a vocation d’intégrer. Heidegger
insiste pour sa part sur la question de la maîtrise. La technique
est une époque de l’histoire de l’être.
Synthétiquement, la technique se définit comme une
activité réglée et maîtrisée,
dans le but de dépasser un pouvoir limité. Les limites
de l’homme sont celles de la technique. Pour un auteur tel
que Foucault, ceci donne naissance à une modification de
l’humain de l’être humain, visible dans l’apparition
de nouveaux modes de subjectivations4. La thèse majeure d’Anders
est que les modifications de l’homme, par les transformations
de son monde induites par la technique, produisent du nouveau mais
entraînent d’inexorables pertes. Obliger la technique
à revenir sur les déchets de son institution offrirait
la possibilité d’une critique non réactionnaire
de la technique, telle qu’Anders entend la fonder.
Contre le préjugé qui présume d’une
neutralité de la technique, celui- ci émet la thèse
suivante :
« Il n’existe pas d’instrument isolé. Le
Vrai, c’est le Tout. Chaque instrument isolé n’est
qu’une partie d’instrument (Gerät- Teil), il n’est
qu’un rouage, un simple morceau du système, un morceau
qui répond aux besoins d’autres instruments et leur
impose à son tour, par son existence même, le besoin
de nouveaux instruments.
3 Il n’est bien sûr aucunement question ici de faire
l’éloge de cette finitude naturelle de l’homme.
Cet objectif réclamerait la définition de valeurs
indubitables en amont du raisonnement, ce qui serait contraire au
déroulement adéquat d’un raisonnement proprement
philosophique.
4 Il serait tentant d’établir ici un lien entre Heidegger
et Foucault, par exemple entre « l’arraisonnement »
de l’un et le « dispositif » de l’autre.
Les conséquences politiques semblant toutefois différentes,
la mention de ces deux auteurs dans ce cadre introductif ne vise
qu’à rappeler les thèses de deux auteurs dont
la comparaison rapprochée nécessiterait une étude
à elle seule.
Affirmer que ce système des instruments, le macro- instrument,
ne serait qu’un "moyen" et qu’il serait donc
à notre disposition pour réaliser des fins que nous
aurions d’abord librement définies, est complètement
absurde. Ce système des instruments est notre "monde".
Et un "monde" est tout autre chose qu’un moyen »5.
Anders dépasse le seul niveau de l’outil, considérable
comme instrument isolé. Il pointe ici le risque encouru,
pour l’homme, d’une technicisation de l’environnement
dans sa totalité en tant que celle- ci exclut, par son fonctionnement,
toute possibilité de questionnement moral. Dans le système
des instruments, il n’est plus question d’action morale.
La seule maxime valable est « performance maximale ».
Cette forme de nihilisme6, en tant que négation par défaut
de toute instance morale, individuelle comme collective, serait
le fruit d’un déplacement progressif du sujet, entendu
en tant que perspective sur ses propres actions. Les notions de
nihilisme et de technique, chez Anders, sont intimement liées.
Le déplacement progressif de la perspective du sujet, signe
et symptôme de cette liaison, est perceptible dans l’évolution
du concept de « révolution industrielle »7, en
trois étapes.
5 OH 1, p. 16 ; AM 1, p. 2. Les italiques sont transposés
pour correspondre à ceux présents dans la version
originale du texte.
6 Le nihilisme peut également être entendu comme négation
de tout absolu. Le propos de cette étude est essentiellement
de traiter de la possibilité d’une morale. Celle d’un
absolu n’apparaît qu’en arrière fond, objet
de désir lointain à la source de déceptions
et frustrations.
L’aspect politique de la doctrine nihiliste, tel que défini
par Albert Camus dans l’Homme révolté par exemple,
avec ses origines russes au XIXe siècle, n’est que
la conséquence d’une impossibilité de la morale
qu’il est nécessaire d’examiner a priori.
7 Le propos sur la question des révolutions industrielles
qui suit reprend les grandes lignes de l’introduction d’AM
2, pp. 15- 33. OH 1, p. 22 ; AM 1, p. 7. La principale critique
couramment faite à l’encontre de Günther Anders
est à l’origine celle émise par Adorno.
L’argument serait que l’héritage heideggerien
reste toujours en arrière plan de ses raisonnements. Si en
effet le terme « épochal » renvoie explicitement
aux discours d’Heidegger, son utilisation par Günther
Anders semble lui ôter son sens d’inéluctable
destin. La technique est un phénomène épochal
au sens où à l’époque de l’écriture
d’AM 1 (1956) et AM 2 (1980) le diagnostic de Günther
Anders dépassait la bipolarité mondiale de l’époque
: la technique est un destin mais que l’homme doit et peut
refuser.
La première, amorcée au début du XVIIIe siècle
en Angleterre, est marquée par un principe d’itération
: la reproduction des machines n’est plus assurée par
l’homme mais par d’autres machines. Le sujet passe en
marge de la production et perd son statut de sujet dans la phase
de travail.
La seconde révolution industrielle, fondée sur l’énergie,
à la fin du XIXe siècle, est marquée par un
principe d’inversion. Le sujet est réintégré
au processus de production en tant que pièce supplémentaire
dont la fonction est déterminée. À la production
de marchandises s’ajoute la production des besoins. Le sujet,
dans son être-au- monde quotidien, est la cible de cette nouvelle
production. Il perd son statut de sujet dans la phase de loisir.
La troisième révolution industrielle est, quant à
elle, marquée par le principe d’indépassabilité.
Celle- ci est née dans la seconde moitié du XXe siècle,
avec l’apparition des processus d’informatisation et
d’automation.
Elle ne signifie pas la fin de l’Histoire mais la possibilité
concrète de sa disparition. En d’autres termes, il
ne sert à rien de produire toujours plus d’armes atomiques
ou d’en améliorer le fonctionnement. Le monde est déjà
anéantissable dans sa totalité. Selon Anders, l’humanité
actuelle vit dans le temps de la fin, dans un délai ou sursis
(Frist). La technique est « un phénomène déterminant
de notre époque, un phénomène épochal
»8. Elle définit la nécessité du délai
alloué à l’homme de la technique.
Les thèses d’Anders, parallèlement à
ce déplacement du point de vue du sujet, se déclinent
selon trois ordres.
L’être-né, définitivement privé
du retour à soi dans une authenticité par son mode
d’être technique reste exposé au choc de la contingence
de son être-là. L’homme ne peut plus s’identifier
avec lui- même. Nouveau Prométhée, il est réduit
à se poser indéfiniment la question « qui suis-
je désormais ? ». Comment se manifeste cette non- identité
de l’homme avec lui- même ?
Donner sens à tout ce qui lui arrive est source d’un
gaspillage de sa force : ni but, ni vérité, ni unité
ne semble apparaître dans l’abîme du cercle vicieux
formé par le sentiment de honte. Dans la première
partie de Die Antiquiertheit des Menschen 1, Anders analyse ce qu’il
nomme « honte prométhéenne », honte devant
les instruments fabriqués par nous- mêmes. Il cherche
à démontrer en quoi les principes moteurs du régime
de la technique démystifient le fait de vivre, avilissent
nos forces créatrices et nuisent à tout développement
de singularités, au- delà d’une quête
éperdue d’identité. Les enjeux soulevés
par le phénomène de la honte prométhéenne
sont à développer dans un premier temps.
L’objectif est de déterminer pourquoi et comment tout
individu peut se poser et se constituer dans un processus réflexif
sans fin. Suivant la détermination du caractère borné
de l’homme en tant qu’être-né et être-pour-
la- mort, la description phénoménologique de la honte,
comme trouble de l’identité, forme en quelque sorte
la clef de voûte de l’anthropologie technique d’Anders
à partir du ressenti de l’homme seul et perdu.
Il convient ensuite d’interroger les conditions d’émergence
de ce sentiment particulier, symptôme du nihilisme. Quelles
sont les conditions du développement de la décadence
à la source de l’absence d’horizon moral ? Entre
en jeu simultanément la question du « décalage
prométhéen », expression forgée par Anders.
Elle lui permet de signifier le mode d’être-au- monde
technique, socle de l’expérience de la perte du sens.
Les manières qu’a l’individu de se rapporter
au temps, dans le cadre de la production par le travail et dans
le cadre de la consommation par le loisir, forment un second cercle
vicieux, intégré dans les pratiques de la vie quotidienne.
Le processus de production, régi par le principe de la division
du travail social, aurait pour résultat la transformation
progressive de l’homme en automate dont l’action se
sépare peu à peu et irréversiblement de la
conscience morale. Si l’automate possède encore une
représentation d’un monde auquel il appartient malgré
lui, le chômeur est quant à lui privé de monde,
devenu obsolète. Alors le travailleur, de peur d’être
sans monde, adopte les valeurs du travail et se concentre sur ses
actions dont il ne voit pas les effets. Adolf Eichmann, en charge
de l’organisation nazie des déportations de Juifs pendant
la Seconde Guerre mondiale, est un exemple d’homme de la technique
soumis à la machine. C’est une figure régulièrement
présente dans l’ombre du discours d’Anders, comme
archétype du monstrueux. Le pendant de la production est
le processus de consommation, établi sur une perversion de
la loi de l’offre et de la demande. Celui- ci aurait pour
résultat la transformation de l’individu en «
homme de masse ». Une réflexion sur l’image et
sur le langage, soumis aux principes de l’utilité et
de la performance, permettrait d’entrevoir quels procédés
régissent la médiation technique des objets de loisir.
L’intérêt fondamental de l’analyse est
en dernier lieu de développer le concept de machine cher
à Anders. Ce concept, comparé aux modèles d’organisations
économiques fondées sur l’autonomie de l’État,
du marché ou d’une interaction des deux par l’intermédiaire
d’une technostructure, est en mesure de décrypter les
mécanismes de l’économie actuelle. Le monde
technique naturalisé peu à peu par les habitudes quotidiennes,
conséquences de la technicisation progressive de l’environnement,
serait à la source des idéalités technologiques
en décalage avec le monde de la vie.
Le décalage prométhéen diagnostiqué
par Anders requiert un traitement pour tenter de le combler. L’objectif
est d’éviter que l’homme ne succombe à
ses propres productions. Encore faut- il que celui- ci soit en mesure
de percevoir, imaginer ou sentir le moindre de leurs effets qualifiés
de « supraliminaires ». L’absoluité de
la condition de l’homme de la technique exigerait l’actualisation
de la catégorie du religieux, seule à même de
révéler son statut ignoré d’apprenti
sorcier au maître assassiné et au monde en passe de
l’être. Là où Adolf Eichmann apparaissait
comme l’exécutant discipliné, à la conscience
méticuleuse érigée en instrument de contrôle
indéfectible de l’agir vidé de son contenu,
Claude Eatherly apparaît comme l’homme aux remords sans
fin, provoqués par le choc de la représentation cauchemardesque
de ce dont il avait été la cause, une fois sa mission
de reconnaissance effectuée au- dessus d’Hiroshima
le 6 août 1945. Anders a également écrit sur
les artistes aux oeuvres d’art dont les enjeux sont proches
des questions nihilistes et de leur rapport à la technique.
Kafka en littérature et Grosz en peinture ont produit deux
esthétiques aux résultats différents mais révélatrices
de l’état moral particulier des hommes du XXe siècle,
partagés entre soumission silencieuse et révolte sensible.
Il ne reste plus au lecteur avisé d’Anders qu’à
déceler les outils utiles à une préservation
du monde. L’auteur a eu soin d’en léguer à
une postérité en sursis.
I. LA HONTE PROMÉTHENNE
Vois, les arbres sont ; les maisons que nous habitons sont encore
debout. Il n’y a que nous pour tout longer comme une circulation
d’air.
Et tout nous tait, à l’unanimité, moitié
honte peut- être, et moitié indicible espoir R. M.
RILKE
1.1. L’être-né et l’être
fabriqué
1.1.1. Le poids de l’origine
Anders définit la honte prométhéenne comme
« la honte qui s’empare du "honteux" ("beschämend")
devant l’humiliante qualité des choses qu’il
a lui- même fabriquées »9.
L’instance devant laquelle la honte naît serait une
chose technique, un produit, aboutissement d’un processus
de fabrication et non du déploiement d’un devenir,
tel qu’autrui.
L’homme, face à la perfection de l’instrument
qu’il a fabriqué, aurait honte de lui- même,
de son origine contingente d’être-né.
« Son déshonneur tient donc au fait d’ "être
né", à sa naissance qu’il estime triviale
(exactement comme le ferait le biographe d’un fondateur de
religion) parce qu’elle est une naissance. Mais s’il
a honte du caractère obsolète de son origine (antiquierten
Herkunft), il a bien sûr également honte du résultat
imparfait et inévitable de cette origine, en l’occurrence
lui- même »10.
OH 1, p. 37 ; AM 1, p. 23. Traduction modifiée.
L’exemple du biographe d’un fondateur de religion,
tel que Moïse, permet d’appréhender la disproportion
entre la portée des actions de cet homme en question, dont
est réalisée la biographie, et les effets de ses actions,
lesquelles par définition, le dépassent : il n’en
reste pas moins un Dasein au même titre que les autres hommes11.
L’homme contemporain, affecté par la honte prométhéenne,
ne peut se résigner à son infériorité
ontologique d’être engendré (« natum esse
») et non d’être fabriqué. But, visée
et destin ne sont pas inclus aux dispositions naturelles de l’être
engendré. Celui- ci n’a qu’un a priori formel
de son monde, c’est pourquoi « l’artificialité
est la nature de l’homme et son essence est l’instabilité
»12 .
L’homme construit son habitat pour s’assurer d’une
stabilité environnante. Il éprouve d’abord sa
liberté dans l’acte de transformation du monde. Anders
précise dans cet article de jeunesse que l’acte de
se retrancher en soi, recherche de l’essence par l’expérience
de soi, est cependant l’acte fondamental de la liberté.
Il s’agit du seul acte où l’homme prend la liberté
de rompre avec le monde : il s’expérimente en tant
que contingent.
10 Ibid., p. 38 ; p. 24. Traduction modifiée.
11 Afin d’illustrer son propos, Günther Anders apporte
une précision, en note de bas de page, toujours d’actualité
: le rejet de l’origine est perceptible dans le discours religieux.
Le religieux ne parvient pas à accepter le propos évolutionniste
où l’homme n’est plus qu’un être
né et non un être créé par Dieu.
12 G. STERN (ANDERS), « Pathologie de la liberté ;
Essai sur la non- identification », in Recherches philosophiques,
tr. fr. E. Levinas, volume VI, Paris, 1937, p. 22.
« Pour cet être seulement, qui est séparé
de la réalité dont il provient, pour qui celle- ci
n’est pas là pour l’homme seul, cette réalité
est quelque chose de particulier ; elle est origine et en tant que
telle elle est en quelque sorte douée d’une transcendance
qui se présente sous l’aspect de l’antériorité
(Transzendenz nach rückwärts). Par l’homme seulement,
la liaison avec ce dont il provient peut être maintenue »13.
La catégorie de l’origine est une caractéristique
de l’homme pour Anders : elle est la marque de la temporalité
et de la conscience de celle- ci qui différencie fondamentalement
l’homme de l’animal. Lorsque l’homme découvre
d’un acte libre son origine déterminée d’être-né,
non- libre, il touche alors du doigt la contingence de son existence14.
Cet acte remet en question l’attitude naturelle d’identité
à soi présente dans le Je en action. La honte prométhéenne
est cet acte particulier qui lui fait perdre cette possibilité
de s’identifier avec lui- même.
Le honteux tel que décrit par Anders ne supporte pas ce choc
de la contingence. L’attitude de la fuite, par le saut dans
la croyance par exemple, lui permet de dissimuler cette liaison15.
13 Ibid., p. 32.
14 Un constat biographique trop rapide pourrait laisser penser
qu’un premier Günther Stern traitait d’objets philosophiques
dans un style académique pour devenir, à partir de
sa période d’exil dans les années 30, un second
Günther Anders qui, quant à lui, avait déserté
dans la pratique, loin des amphithéâtres. La question
de la contingence de l’existence humaine traverse pourtant
bien l’oeuvre de Günther Anders et semble en former le
fil directeur : « Le concept de "contingent" est
apparu chez moi pour la première fois en 1929, dans la conférence
que j’avais faite à la Société Kant sur
"L’étrangeté de l’homme au monde"
; j’y parlais de la "contingence de l’homme".
Cela signifie qu’il fait partie des créatures dues
au hasard ; que l’on peut penser un monde dans lequel l’homme
n’existerait pas. L’existence de l’homme est tout
autant le fait du hasard que celle de l’épinard ou
du flet. J’ai formulé ceci avec cette netteté
et cette impertinence, pour engager une polémique sur la
thèse vaniteuse et immodeste qui veut que nous ayons été
créés à l’image de Dieu. Souligner la
contingence est en fait se déclarer contre la nécessité
de l’existence de l’homme sur Terre ». G.
ANDERS, « Brecht ne pouvait pas me sentir », entretien
avec Fritz J.Raddatz, in LE RIDER Jacques et PFERSMANN Andreas (éd.),
« Günther Anders », Austriaca,, p. 10.
Un écho à la question de l’origine de l’homme
et de la douleur qu’elle peut provoquer se trouve déjà
chez Nietzsche lorsqu’il affirme que « l’humanité
aime à chasser de sa pensée les questions d’origine
et de commencement : ne faut- il pas être presque déshumanisé
pour sentir en soi le penchant opposé ? »16. L’homme
ressent sa déshumanisation lorsqu’il s’expérimente
comme étranger à lui- même, comme ayant perdu
une part ou la totalité de son humanité. Le cas de
la honte prométhéenne est nouveau au sens où
l’homme n’a pas honte de sa potentielle déshumanisation
mais cherche, à l’inverse, à se débarrasser
de son origine imparfaite d’être-né.
Le honteux prométhéen veut oublier que son histoire
effective propre n’est que le fruit de « ces mains de
fer de la nécessité qui secouent le cornet du hasard
»17 et dont la maîtrise est toujours incertaine. L’ataraxie
la plus complète de l’objet technique, maîtrisé
et maîtrisable, impose la supériorité de sa
quiétude aux tourments de l’homme imparfait.
La honte prométhéenne a pour effet particulier de
provoquer le désir d’être fabriqué. Le
moi désire devenir un produit à l’origine nécessaire,
simple et déterminée, voire déshumanisée
:
15 Sur ce point particulier se trouve la différence majeure
entre Günther Anders et Emmanuel Levinas dont le vocable eschatologique
reste intimement lié au domaine du religieux, comme l’ouvrage
Totalité et infini semble le démontrer. Anders, y
compris dans ses discours sur l’apocalypse et la fin des temps,
reste dans le domaine des objets techniques nés de la main
de l’homme. Sa religiosité n’est que négative.
Voir 3.1.2.
16 F. NIETZSCHE, Humain, trop humain, I, tr. fr. A.- M. Desrousseaux
et H. Albert, in OEuvres, Tome 1, Paris, Robert Laffont, 1993, p.
441- 442.
17 F. NIETZSCHE, Aurore, tr. fr. H. Albert, in OEuvres, Tome 1,
Paris, Robert Laffont, 1993, p. 1049.
« S’il veut se fabriquer lui- même, ce n’est
pas parce qu’il ne supporte plus rien qu’il n’ait
fabriqué lui- même, mais parce qu’il refuse d’être
quelque chose qui n’a pas été fabriqué
; ce n’est pas parce qu’il s’indigne d’avoir
été fabriqué par d’autres (Dieu, les
divinités, la Nature), mais parce qu’il n’est
pas fabriqué du tout et que, n’ayant pas été
fabriqué, il est de ce fait inférieur à ses
produits » 18.
Le fait pour un produit d’avoir été fabriqué
lui confère une valeur en soi : fruit d’un effort masqué
par le résultat du travail, le produit trouve sa nécessité
en lui- même alors que l’homme n’en a pas la possibilité
a priori. L’homme a honte de son Dasein à l’existence
injustifiée par sa qualité d’être-né.
Il est troublé d’exister comme un être engendré
naturellement et non comme un produit fabriqué légitimement,
à la fonction déterminée. L’homme s’indigne
avant tout de ne pas être une chose. Les objets artificiels
de son monde valent plus que lui en termes de performance et d’utilité.
Ils tiennent ces caractéristiques de leur origine technique.
1.1.2. L’être-né et le moi s’auto-posant
Concernant la question de l’origine, Anders entend s’opposer
particulièrement aux conceptions de Fichte et Heidegger.
Il utilise l’expression d’être-né (natum
esse) au lieu de « moi s’auto- posant » (sich
setzendes Ich). Anders accuse Fichte de porter le discrédit
sur l’être-né au profit de l’homme qui
ne veut devoir qu’à lui- même son Dasein. Chez
Fichte cependant, l’homme désire être fabriqué
non pas au sens technique mais au sens moral et politique : il se
fait citoyen et acquiert sa souveraineté. Fichte affirme
l’indépendance absolue du moi et de ses actes sur le
soi :
OH 1, p. 40 ; AM 1, p. 25.
« Le concept ou la pensée du moi consiste en l’agir
sur soi du moi lui- même ; et inversement, un tel agir sur
soi- même donne une pensée du moi et strictement aucune
autre pensée. […] Le moi est ce qui se pose soi- même
et rien d’autre ; ce qui se pose soi- même est le moi
et rien d’autre »19.
La conscience de soi est une représentation du soi dont
le moi a conscience. L’être de l’homme est fondé
par cet acte d’auto- position du soi. Son origine d’être-né
est voilée par ce fondement de l’identité du
Je pour lequel se poser et être sont une seule et même
chose. Fichte affirme que « le Moi pose absolument originairement
son propre être »20. En ce sens, toute médiation
est inutile pour fonder l’identité sujet- objet :
seule la conscience immédiate de soi suffit. La réalité
se concentre d’abord dans le Moi qui, ensuite, produit toute
chose : le Moi est le principe de constitution de l’objectivité.
Or, comme l’explique Anders, cet égoïsme logique
occulte jusqu’à la possibilité de l’échec
de l’identification du Je. En d’autres termes, l’égoïste
n’a jamais honte et a oublié son origine naturelle.
Dans le but de se poser comme libre législateur (setzt sich
als Gesetztgeber), Fichte opère une « autodéification
théorétique de l’ego »21 : le Moi se pose
et pose en lui toute réalité.
Anders analyse brièvement la naissance de l’idéalisme
allemand dans son article publié initialement aux États-
Unis en mars 1948 dans la revue Philosophy and Phenomenological
Research, intitulé « On the pseudo- concreteness of
Heidegger’s Philosophy » :
19 J.G. FICHTE, La doctrine de la science nova methodo, tr. fr.
I. Radrizanni, Lausanne, L’âge de l’homme, 1985,
p. 314.
20 J.G. FICHTE, Doctrine de la science, tr. fr. A. Philonenko,
in OEuvres choisies de philosophie première, Paris, Vrin,
1980, § 1, p. 22.
21 G. ANDERS, Sur la pseudo- concrétude de la philosophie
de Heidegger, tr. fr. Luc Mercier, Paris, Sens & Tonka, 2006,
p. 42.
« C’est un trait typique de l’idéalisme
(en dernière analyse un héritage stoïcien) que
de reformuler tout "devoir" en "pouvoir", tout
aspect de l’existence en signe de liberté ; que d’affirmer
l’homme en tant qu’être libre parce que (peu importe
les circonstances réelles) il pourrait être libre ;
que de faire passer le conditionnel ontique de la liberté
pour un indicatif ontologique. Ce n’est pas vraiment un hasard
si, dans la phase post- kantienne de l’idéalisme allemand,
la conception kantienne de la "liberté" a subi
une sorte de "déshumanisation", c’est- à-
dire si elle a été dépouillée de sa
signification exclusivement anthropologique et morale ; si la liberté
a été transformée en type d’ "être"
»22.
Dans le texte intitulé Le plus ancien programme systématique
de l’idéalisme allemand, au contenu représentatif
du passage du criticisme à l’idéalisme, le Moi
absolument libre est à la source de la création du
monde : la représentation de moi- même comme d’un
être absolument libre suffit à affirmer la nécessité
de la liberté et non plus simplement sa possibilité23.
Cet acte de représentation fonde la liberté. Elle
devient une constante statique de l’homme qui n’a plus
à l’éprouver dans la dynamique de l’action.
La liberté n’est plus un postulat de la raison pratique.
En absolutisant la liberté, dans le prolongement de l’absolutisation
du sujet, les fondateurs de l’idéalisme allemand à
la source du « plus ancien programme », Hölderlin,
Schelling et Hegel, ont permis l’autarcie morale et avec elle,
rendu possible le nihilisme.
22 Ibid., pp. 45- 46.
23 ROSENZWEIG Franz (éd.), « Das älteste Systemprogram
des deutschen Idealismus – Ein handschriftlicher Fund »,
in Ch. JAMME und H.
SCHNEIDER (éd.), Mythologie der Vernunft, Helgels «
ältestes Systemprogramm des deutschen Idealismus », Frankfurt
Suhrkamp, 1984, pp. 11- 14. Le texte original, rédigé
par Hegel, aurait été vraisemblablement composé
initialement par Schelling et Hölderlin, entre la fin de l’année
1796 et le début de l’année 1797 à Francfort.
Sa découverte, par Franz Rosenzweig, date de mars 1913. Ce
manuscrit était classé dans le catalogue des notes
de Hegel à la bibliothèque royale de Berlin.
1.1.3. L’être-né et l’être-jeté
Heidegger est pour Anders un « self- made- man acosmique
»24, une figure du nihilisme. Anders utilise l’expression
d’être-né en remplacement « d’être-jeté
» (geworfen- sein). Il accuse Heidegger de ne construire qu’une
variante du développement opéré par Fichte.
La métamorphose du Dasein en Existenz par le se- faire- soi-
même (sich- selbst- machen) n’est plus qu’une
quête individuelle et perd tout le sens politique encore présent
chez Fichte. La seule charge du Dasein est lui- même, sans
tenir compte du monde.
Le point commun entre le criticisme et l’idéalisme
est leur objet d’étude, à savoir la condition
de possibilité25 (Bedingung der Möglichkeit) : de l’objet
pour Kant, du sujet pour les idéalistes. L’auto- position
fichtéenne devient auto- appropriation chez Heidegger. La
question de la condition de possibilité du sujet devient
condition du pouvoir- être sujet : la possibilité (Möglichkeit)
est remplacée par le pouvoir (Macht) :
« Il est vraiment caractéristique, en effet, que les
mots Eigentum (propriété) et Eigentlichsein (être
soi- même en propre, être authentique) soient issus
de la même racine. Le Dasein qui, selon Heidegger, se trouve
d’abord comme un bien échoué ("jeté
dans le monde") devient authentique en se faisant propriétaire
de lui- même »26.
24 G. ANDERS, Sur la pseudo- concrétude de la philosophie
de Heidegger, op. cit., p. 45.
25 Anders remarque à juste titre que Nietzsche s’oppose
à Kant à partir du moment où la question de
la Bedingung der Möglichkeit, condition de possibilité,
devient la Bedingung der Nötigkeit, condition de nécessité.
En théorisant la condition de l’homme, aussi bien par
rapport à l’animal que par rapport à ses instruments
et appareils techniques, à partir de la question du besoin,
Anders semble reprendre à son compte les héritages
nietzschéen et marxiste, au sens où Marx aussi a cherché
à déterminer les conditions de nécessité
de la vie de l’homme libre.
Le Dasein jeté dans le monde doit se faire authentique par
la prise en charge volontaire de sa facticité. Il fait de
son existence un projet (Entwurf) à partir de sa force (Wurfkraft)
:
la prise en main ou appropriation de soi par le Dasein est avant
tout une question de force de la volonté. L’objectif
du déploiement de celle- ci est d’assurer l’authenticité
du soi, de s’extirper de la masse des anonymes, pour que la
contingence devienne existence, dans la réalisation des possibilités
propres au Dasein. Ce dernier doit fuir le « on », l’espace
de la doxa et de l’indifférenciation. La réappropriation
de son temps d’existence, par le projet, offre la possibilité
au Dasein de retrouver le sens de cette existence, perdu dans la
quotidienneté.
De plus, « l’idée négative de Geworfenheit
n’implique aucun Werfenden : personne qui ait jeté
l’homme dans le monde »27. Heidegger exclut toute possibilité
de supra- naturalisme et, selon Anders, tout naturalisme, car il
hérite de l’athéisme. De ce fait, la nature
n’est pour le Dasein qu’un mode d’existence parmi
d’autres dont l’être dépend uniquement
du Dasein. Le naturel, facteur non- humain de l’homme, n’est
plus qu’un attribut ontologique. Dans le même ordre
d’idée, Heidegger distingue l'histoire événementielle
(Geschichte), la réalité elle- même, avec ses
destinées et son ordre, de la science historique (Historie),
mode de représentation.
26 G. ANDERS, Sur la pseudo- concrétude de la philosophie
de Heidegger, op. cit.,, p. 47.
27 Ibid., p. 60.
La Geschichte n’est jamais nécessairement Historie
: cette dernière n’est que l’objectivation de
la première 28. Le Dasein doit conquérir (erwerben)
l’histoire événementielle pour se la réapproprier
et la déterminer : la Geschichte devient une possibilité
du Dasein dont la seule transcendance se résume au «
on », résumée par Heidegger à une instance
publique négative, manifestée par « l’État,
l’économie, l’esclavage, le droit »29 que
doit ignorer le Dasein30. De cette instance il n’est nullement
question dans Sein und Zeit. Pour Heidegger, la moralité
ne repose ni sur un agir dans un monde donné et reconnu,
ni sur la construction d’un monde moral mais sur le devenir
soi sans égard pour le monde. Heidegger cherche à
faire disparaître l’être précisément-
là de l’homme, la contingence du « ici ».
Il est un nihiliste paniqué par le paradoxe de la liberté
qui consiste à « ne vouloir jamais être précisément-
moi et d’être perpétuellement contraint cependant
au précisément- moi »31.
La solution pour surmonter ce dilemme est la fixation dans l’ici-
précisément, à la manière du paysan
et de sa bâtisse en Forêt- Noire au XVIIIe siècle,
manière de faire persister sur place le pouvoir- être32.
Pour Anders, il y a perte de la signification du ici- précisément
dès lors qu’il devient l’espace du monde lui-
même. Il décrit cette situation du nihiliste :
28 M. HEIDEGGER, Essais et conférences, tr. fr. A. Préau,
Paris, Gallimard, « Tel », 1958, p. 71.
29 G. ANDERS, Sur la pseudo- concrétude de la philosophie
de Heidegger, op. cit., p. 67
30 La question de l’historialité chez Heidegger est
critiquée plus en détails par Günther Anders
dans le chapitre IV de Sur la pseudo- concrétude de la philosophie
de Heidegger et nécessiterait une étude à proprement
parler. L’idée, dans le cadre de cette sous- partie,
est de montrer que la grille de lecture de Sein und Zeit produite
par Günther Anders traverse la totalité des développements
d’Heidegger, lequel construit son oeuvre à partir d’un
dépassement de l’alternative naturalismesupranaturalisme,
perspective il est vrai tout à fait novatrice à l’époque.
31 G. STERN (ANDERS), « Pathologie de la liberté ;
Essai sur la non- identification », art. cit., p. 36.
32 M. HEIDEGGER, Essais et conférences, op. cit., p. 191.
La lecture de « Bâtir, habiter, penser » parallèlement
au paragraphe 6 de l’article « Pathologie de la liberté
; Essai sur la non- identification », confère une certaine
continuité aux préoccupations heideggeriennes bien
que l’habitude en histoire de la philosophie consiste à
parler d’un premier et d’un second Heidegger.
« On se trouve maintenant prisonnier du Ici- précisément,
malgré le nombre incalculable des fragments du monde qui
ne sont pas encore réalisés ;
dans quelque direction que l’on se tourne, on demeure toujours
ici- précisément ; c’est- à- dire dans
ce monde ; et la tentative de se soustraire à ce monde, de
s’en échapper par quelque endroit, se révèle
pour cette raison comme impossible, car il n’y aucune paroi
qui pourrait, entourant le Ici, se prêter à une quelconque
effraction. On est prisonnier du Ici- précisément
non pas bien que, mais parce qu’il est justement sans limites.
La terreur se transforme en torpeur »33.
L’identification de l’Ici au Moi, même s’il
y a mouvement, comme chez l’animal, ne fait que déterminer
un espace vital où une possibilité fondamentale de
l’homme est occultée : la possibilité du voyage,
entendue au sens de l’oubli des appartenances et du principe
d’individuation34. Anders, au travers de la honte prométhéenne,
traite de l’être-précisément- Ici et de
l’être-précisément- Moi dans le cadre
des instances ignorées par Heidegger, à savoir principalement
l’économie et ses instruments.
33 G. STERN (ANDERS), « Pathologie de la liberté ;
Essai sur la non- identification », art. cit., p. 37.
34 La question du rapport entre voyage, monde naturel et histoire
se retrouve également dans les réflexions de Jan Patocka
lorsqu’il cherche à déterminer le seuil de la
problématicité en fondant l’historiographie
sur les relations des voyageurs dans les peuples primitifs. Cf.
J. PATOCKA, Essais hérétiques sur la philosophie de
l’histoire, tr. fr. E. Abrams, Paris, Verdier, 2007, p. 37.
1.1.4. L’être-né et son auto-réification
Confronté aux critères ontologiques de l’instrument,
produit artificiel auquel est associée une fonction, l’homme
apparaît moins précis, non reproductible en tant que
tel et difficilement modifiable. De prime abord, il pourrait s’agir
d’une description du symptôme classique de la réification
de l’homme. La conscience douloureuse d’être considéré
telle une chose parmi d’autres n’est autre que le symptôme
d’une aliénation reconnue et décrite par Marx.
La réflexion d’Anders prolonge ce diagnostic. Il ne
s’agit que du premier degré dans l’histoire de
la réification de l’individu. Ce développement
est à mettre en parallèle avec le déplacement
de la perspective du sujet lors des trois révolutions industrielles,
décrit en introduction. L’homme n’a tout d’abord
plus honte d’être une chose, il a « honte de ne
pas être une chose »35. Il franchit ensuite une seconde
étape, deuxième degré dans l’histoire
de sa réification. Il finit par accepter la supériorité
de la chose, accepte d’être mis au pas, approuve sa
propre réification ou rejette sa propre non- réification
comme un défaut. Il faut s’insérer dans la société
technique, trouver l’utilité de son existence, valeur
primordiale de l’organisation hiérarchisée en
vue d’éprouver du mieux possible cette utilité.
Le troisième degré est « le moment où
sa propre prise de position – acceptation ou rejet –
est devenue pour l’homme réifié une seconde
nature, une prise de position si spontanée qu’elle
n’est plus pour lui un jugement, mais un sentiment »36.
La supériorité de l’instrument ne relève
plus d’une comparaison directe entre ses critères ontologiques
et ceux de l’homme. Devenue norme de fonctionnement sociétal,
la performance maximale de l’individu, imitant l’instrument
parfait, forme la valeur suprême.
35 OH 1, p. 45 ; AM 1, p. 30.
36 Ibid.
En soi l’individu est un saboteur de ses propres projets.
En sa contingence d’être-né est contenue la possibilité
de l’erreur et de l’échec, sources de crainte.
Il est nécessaire pour lui de prendre pour modèle
l’instance qui le juge et lui fait avoir honte de lui- même
: l’instrument dont l’action est nécessairement
parfaite, car application d’une science technicisée,
fait figure d’exemple de réussite. L’homme contemporain,
pour s’intégrer à la société de
la performance doit corriger ses points faibles : il met son corps
en jeu dans des situations limites afin de déceler lesquels
sont encore modelables.
« Il doit s’efforcer de donner des preuves de piété
que lui inspirent les choses, tenter de se livrer d’une "imitatio
instrumentorum", essayer de se réformer, ou tout au
moins de "s’améliorer" en limitant au maximum
ce "sabotage" auquel il se livre, qu’il le veuille
ou non, en raison du "pêché originel" que
constitue sa naissance »37.
Le modèle de l’homme transformé est celui du
soldat :
discipliné, devenu objet technique destiné à
exécuter uniquement ce qui lui est ordonné, habitué
à construire son quotidien dans un environnement toujours
hostile, son être-né comme son être-pour- la-
mort passent au second plan. Le soldat n’a jamais honte et
revendique fièrement son zèle d’obéissance.
La description d’un cas de honte prométhéenne,
à renfort de vocable religieux, permet à Anders d’illustrer
sa thèse. Il reste qu’il est besoin d’expliquer
en quoi l’homme aurait besoin d’attribuer aux instruments
la place de dieux, instances suprêmes de jugement. Sur ce
point intervient le rôle de la technique au sein des sciences
de la nature : le principe de performance maximale a supprimé
les racines des problèmes de la morale comme des actes moraux
et immoraux.
Ibid., p. 54 ; p. 37.
La réflexion d’Anders sur la relation entre sciences
et techniques semble s’inscrire dans le prolongement des diagnostics
effectués par Husserl dans La crise des sciences européennes
et la phénoménologie transcendantale38 . La substitution
du moyen à la fin est le moment décrit par Husserl
où la rationalité de la physique moderne passe du
statut de méthode à celui de modèle. Le moyen
technique déployé et déployable à l’infini
devient fin en soi et pour soi. Puis à raison d’une
sédimentation progressive et d’une traditionalisation,
l’élan initial de l’activité d’expérimentation
de l’inconnu retombe en systématisme clôt et
uniforme avec absence de questionnement sur le sens de la méthode
employée. Les actes dérivent désormais sur
« l’océan moralement indifférent de l’être
»39.
Lorsque l’individu se transforme en prenant l’instrument
pour modèle, il en fait une nouvelle instance. Il renonce
à faire de lui- même la mesure de ses actes. Il préfère
limiter sa liberté morale dans la perspective d’une
omnipotence technique : il se débarrasse de sa liberté
d’homme en tant qu’homme. « Dans l’exécution
de son auto- humiliation, l’homme, pris dans l’engrenage
de l’hybris, ne "réquisitionne" pas seulement
aux plus hautes instances leur prérogative, mais en invente
une nouvelle »40. La transformation en instrument réclame
une démesure dans l’acquisition d’un comportement
sur mesure.
L’homme se soumet docilement, animé par le principe
de la performance. Dans sa réussite, il est pris d’un
sentiment de fierté : en se fabriquant, il trouve un sens
à ses actes.
38 E. HUSSERL, La crise des sciences européennes et la phénoménologie
transcendantale, tr. fr. G. Granel, Paris, Gallimard, « Tel
», 1976, pp. 57- 60.
39 OH 1, p. 64 ; AM 1, p. 46.
40 Ibid., p. 66 ; p. 48. Traduction modifiée.
L’efficacité, en plus d’être son but,
sa visée et sa vérité, devient aussi la source
de sa fierté. Alors aux forces majeures classiques, à
l’oeuvre dans le déroulement de sa vie, telles que
la maladie, la vieillesse et la mort, vient s’ajouter son
auto- réification (Selbstverdinglichung), nouvelle instance.
L’objectif initial du progrès technique était
la libération de l’homme de ces forces en question.
Lutter contre la maladie, la mort, la faim, la misère est
le principe du progrès.
Or, si initialement le but était la libération de
la nécessité pour acquérir une plus grande
liberté, d’en étendre le champ d’application,
le choc de la contingence révélé par la honte
prométhéenne renvoie l’homme à sa condition
initiale d’êtrené.
La démesure des prétentions techniques ne fait qu’accentuer
l’abîme de fragilité constitutif de la vie humaine.
Plus dure est la chute. Plus la technique a d’emprise sur
la vie de l’homme, plus ce dernier est déchiré
par son infériorité reconnue en tant qu’existence
injustifiée et absurde. La condition formelle première
de la honte prométhéenne vient du fait que l’homme
ne peut pas remonter le temps pour changer les déterminations
induites par sa condition d’être-né, ce qu’Anders
nomme « faux moulage » :
« Si l’homme souffre d’un sentiment d’infériorité
vis- à- vis de ses instruments, c’est d’abord
parce qu’il a vu quelle "misérable" matière
première il était lors de ses tentatives pour se hisser
à leur hauteur en devenant lui- même une partie de
tel ou tel instrument. Mais s’il a fait ce constat, c’est
parce qu’au lieu d’être une véritable matière
première, il est "malheureusement" déjà
morphologiquement fixé, déjà préformé.
Les formes exigées par ses divers instruments étant
à chaque fois différentes, toute préformation
est une "fausse préformation", un "faux moulage".
[…] Ce "mauvais moulage" constitue son principal
défaut (Hauptdefekt), la raison principale (Hauptgrund) de
sa "honte prométhéenne" »41.
Ibid., p. 68 ; p. 50.
Étant morphologiquement fixé, l’homme ne peut
non plus pérenniser l’existence de son corps éternellement.
La suite logique de sa condition naturelle d’être-né,
qui un jour n’était pas là, est celle du retour
au non- être, au néant, jour où il ne sera plus
là.
1.2. L’être-pour- la- mort et l’être
fabriqué
1.2.1. L’homme conforme et remplaçable
La seconde source de la honte prométhéenne provient
d’un autre événement qui, lui non plus, ne peut
être calculé : la mort ou l’homme en tant qu’il
est facilement périssable (die « leichte Verderblichkeit
» des Menschen)42. Le fonctionnement idéal du système
des instruments implique que l’homme soit remplaçable,
comme tout autre instrument qui viendrait à défaillir
définitivement. Anders remarque que le monde quotidien de
l’individu contemporain est composé en majeure partie
de produits de série, standardisés et régularisés.
L’existence de ces produits de série est due à
une Idée, modèle, plan ou matrice. Ce caractère
standardisé en tant que copie d’une Idée, interchangeable
avec d’autres produits issus de cette même Idée,
fait qu’aucun de ces produits ne peut prétendre à
l’individualité, à être soi- même,
sinon en un sens arithmétique. L’homme de rechange
(Ersatzmann) est le modèle en soi de l’homme devenu
instrument. Il ne peut plus prétendre à autre chose
qu’à agir pour la pérennité du système
des instruments. Celui- ci lui a offert la liberté d’être
fabriqué.
Ibid.
« Pour les institutions, l’économie, l’industrie
des loisirs, la politique et la stratégie militaire, qui
disposent déjà de nous et nous utilisent comme des
instruments de travail, des consommateurs ou des victimes, cette
interchangeabilité (Ersetzbarkeit) est un fait avéré.
Elle est même plus qu’un simple fait. Elle est chaque
jour confirmée par l’opinion publique et explicitement
approuvée par les scientifiques ; en outre, la psychologie
sociale et l’éthique des rapports sociaux s’empressent
d’idéaliser l’ "adaptabilité"
et la "normalité", en présentant tout individu
qui revendique un début d’identité (Selbstheit)
ou un reste de différence personnelle comme un "crank",
c’est- à- dire un olibrius, un individu (Sonderling)
pathologiquement original »43.
L’enjeu de la psychologie sociale ou de l’éthique
des rapports sociaux, dans leur utilisation par le système
des instruments, est de le rendre toujours plus performant. Le psychologue
d’entreprise est présent pour expliquer aux employés
en quoi ils doivent modifier leurs comportements pour s’adapter
aux normes en vigueur dans le fonctionnement du système des
instruments. L’homme le plus soumis est qualifié d’homme
libre : il est libre de s’adapter aux normes qui lui permettront
un jour, de diriger les instruments sous ses ordres. L’individualité
passe pour être gênante voire handicapante. Un diagnostic
similaire est établi par Marcuse lorsqu’il évoque
la domination technologique dans l’Homme unidimensionnel :
« Aujourd’hui la domination se perpétue et s’étend
non pas seulement grâce à la technologie mais en tant
que technologie, et cette dernière fournit sa grande légitimation
à un pouvoir politique qui prend de l’extension et
absorbe en lui toutes les sphères de la civilisation. Dans
cet univers, la technologie fournit aussi à l’absence
de liberté de l’homme sa grande rationalisation et
démontre qu’il est "techniquement" impossible
d’être autonome, de déterminer soi- même
sa propre vie. Car ce manque de liberté n’apparaît
ni comme irrationnel ni comme un fait politique, il se présente
bien plutôt comme la soumission à l’appareil
technique qui donne plus de confort à l’existence et
augmente la productivité du travail. Ainsi, la rationalité
technologique ne met pas en cause la légitimité de
la domination, elle la défend plutôt, et l’horizon
instrumentaliste de la raison s’ouvre sur une société
rationnellement totalitaire »44.
Ibid., p. 73 ; p. 55. Traduction modifiée.
Marcuse part du principe que la technologie n’est plus seulement
un moyen mais une fin en soi oeuvrant tel un cheval de Troie politique
à la conquête de domaines, sphères de civilisation,
vierges de toute maîtrise et domination.
L’impossibilité de l’autonomie provient de l’oubli
progressif des différentes strates successives d’avancées
techniques, devenues obsolètes. Il n’est plus nécessaire
à l’enfant de la cité d’avoir besoin de
se représenter un poisson avec ses nageoires et ses écailles
: il lui suffit d’acheter des bâtonnets de chairs de
poissons agglomérées. L’idée n’est
toujours pas de valoriser le stade de connaissance intuitif pré-
technique ou la pêche à la ligne. Il s’agit d’établir
les risques encourus par l’homme dans le seul fait de se satisfaire
du confort d’existence fourni par la technologie. Un des risques
majeurs est la naturalisation de cette soumission confortable à
l’appareil technique. Les appels individuels à la liberté
et à plus d’autonomie passent pour folies de peur que
les possibilités d’amélioration du confort soient
anéanties.
. MARCUSE, L’Homme unidimensionnel, tr. fr. M. Wittig, Paris,
Minuit, 1968, pp. 181- 182.
Pourtant, l’identité de l’homme, celle du «
crank » dénommé par Anders, par le fait qu’il
ait un nom tout simplement, suffit à introduire une discontinuité
dans les fonctions occupées par cet homme et semble affaiblir
la tendance à la conformité suggérée
par la rationalité technologique. « Le "je suis
moi" de l’homme qui me remplace peut bien coïncider
littéralement avec le mien, il fera néanmoins référence
à un autre moi : le sien. Mon propre moi restera irremplacé
et irremplaçable »45. L’objectif d’Anders
n’est pas de définir en quoi l’irremplaçabilité
de chaque homme fonde le concept d’humanité, ce qui
est le propre de la religion. L’idée est d’éprouver
l’expression « ich bin ich » en tant qu’elle
est opératoire. Cet attribut, constitutif de l’identité
individuelle, est- il éprouvé en tant que motif de
honte ? Est- ce un défaut de l’homme contemporain que
de désirer être autrement que sous la forme d’une
potentialité fonctionnelle, d’avoir un nom avant d’avoir
une fonction ?
1.2.2. L’être-pour-la-mort et la singularité
périssable
Ce malaise de la singularité, pour Anders, est lié
à l’angoisse de la mort, au fait que confronté
à l’instance de l’instrument, n’étant
pas reproductible en tant que tel mais toujours remplaçable
en tant que fonction, je ne suis qu’un moi parmi d’autres,
périssable. La possibilité d’être remplacé,
pour un produit de série, concède à son modèle
ou Idée originaire, l’immortalité : si le produit
dure, son idée, en tant que telle, perdure. Mais l’homme
ne peut pas cloner sa conscience. Il est irrémédiablement
mortel. L’immortalité n’est qu’un mythe.
« Cette nostalgie ancrée au plus profond de nombreux
humains, signifie que le moi pourrait réussir entièrement
à se dégager de la contingence des contenus particuliers
»46. Un individu immortel contiendrait en lui- même
la nécessité de son existence. C’est pourquoi
l’êtrepour- la- mort revêt une telle importance
dans le Sein und Zeit de Heidegger :
45 OH 1, p. 74 ; AM 1, p. 55.
46 G. SIMMEL, La Tragédie de la culture, « Métaphysique
de la mort », tr. fr. S. Cornille et P. Ivernel, Paris, Rivages,
1988.
« La mort est la possibilité la plus propre du Dasein.
L’être pour celle- ci ouvre au Dasein son pouvoir-
être le plus propre, où il y va purement et simplement
de l’être du Dasein. En ce pouvoir- être, il peut
devenir manifeste au Dasein que, dans la possibilité insigne
de lui- même, il demeure arraché au On, autrement dit
qu’il peut à chaque fois, en devançant, s’y
arracher »47.
Avec Heidegger, la mort devient inoffensive : elle n’est
plus qu’un attribut de la vie, une propriété
du Dasein. La mort serait la seule situation où un homme
ne pourrait être remplacé par un autre. La critique
d’Anders consiste à affirmer l’irremplaçabilité
de l’homme dans la vie même. Cet argument implique cependant
la préservation de situations de vie où l’homme
n’est ni chair à canon, ni chair à profit. À
la lumière de la lecture andersienne de Sein und Zeit, il
apparaît que l’ouvrage est construit à partir
de cette crainte de la mort.
L’existence du Dasein consiste à assumer, par la force
de la volonté, sa mort, eigenste Möglichkeit. «
Assumant volontairement et constamment sa mort, l’"existence"
selon Heidegger commet un suicide qui dure toute la vie, une mort
lamentable, mais qui, puisqu’elle dure aussi longtemps que
la vie, offre indéniablement certains avantages »48.
L’activité morale du Dasein ne passe plus que par le
traitement de soi par soi. La conséquence principale est
la disparition de la possibilité même de l’impératif
catégorique tel que conçu par Kant : il n’est
plus question d’agir ou de faire selon des maximes directrices
de la raison mais simplement d’être soi- même,
tel quel. L’avantage offert par cette conception est la réduction
de l’existence de l’homme à une simple disposition
voulue et assumée, laquelle fait de l’acte philosophique
non plus seulement un acte théorétique mais également
pratique.
47 M. HEIDEGGER, Être et temps, « Projet existential
d’un être authentique pour la mort », tr. fr.
E. Martineau, Authentica, 1985, § 53, p. 209.
48 G. ANDERS, Sur la pseudo- concrétude de la philosophie
de Heidegger, op. cit., p. 54.
La philosophie pour Heidegger est vie active, propos qui ne peut
apparaître que séduisant pour tout philosophe amoureux
des livres. Or, selon Anders, « sa philosophie n’est
active que parce que toute l’action est devenue philosophie
»49. Ce constat n’est que la conséquence de la
différence ontologique fondamentale entre être et étant
:
« La différence entre étant et être ne
gagne une évidente légitimité qu’au moment
où le non- être de l’étant apparaît
à l’horizon comme une éventualité : le
clivage entre être et étant est un clivage qui a gagné
sa légitimité "par la grâce du non- être".
La "différence ontologique" ne doit son existence
qu’à l’ombre glacée que le possible non-
être projette aujourd’hui sur l’étant.
À la différence de l’ "étant",
il n’y a de l’ "être" que parce qu’il
y a du "non- être" »50.
La différence entre être et étant prend sens
devant la mort, possibilité du non- être par excellence.
L’essor technique met au jour l’éventualité
du passage d’une mortalité comme devoir- être
à une mortalité comme pouvoir- être, d’autant
plus si l’événement de la mort s’esquisse
à une échelle dépassant nos capacités
de représentation comme d’imagination. Par la grâce
du nucléaire, l’homme est passé, pour Anders,
du genre de mortels au genre mortel51.
Dans ce cadre, la honte prométhéenne sonne pour l’homme
tel un memento mori : il prend conscience du caractère inéluctable
de sa mortalité et souffre de l’immortalité
des produits de série qu’il côtoie dans sa vie
quotidienne52.
49 Ibid. p. 56.
50 TF, p. 25.
51 La question de la mort de l’humanité et de son
irreprésentabilité, car « supraliminaire »,
est traitée plus en détails dans la troisième
partie de cette étude. Voir 3.1.1.
Anders prolonge son raisonnement sur l’être-pour- la-
mort en notant la transformation du traitement culturel de la fin
de la vie53. L’immortalité posthume de la tombe dans
un charmant cimetière, aux accents bucoliques d’un
lieu champêtre, serait le dernier produit industriel à
acquérir, promesse d’un souvenir éternel. «
Il est vrai que nous ne voulons pas mourir.
Il n’est pas vrai, en revanche, que nous souhaitons réellement
vivre encore et toujours, pendant des millions et des millions d’années.
Nous ne pouvons même pas nous représenter une telle
continuité (Und- so- weiter) »54. L’erreur serait
de penser que l’angoisse de la mort est positive en ceci qu’elle
reflèterait le désir de vie authentique ou produirait
une impulsion à résister avec force à cette
inéluctable sentence. Or, il est impossible de se construire
une représentation positive telle que susceptible de provoquer
un arrachement au quotidien, à la faible valeur présumée
: tout au mieux, en tant que tonalité affective de l’âme,
l’angoisse de la mort peut provoquer colère ou résignation.
Autre tonalité affective, l’inquiétude originelle,
née de la tension inhérente à la nécessaire
satisfaction des besoins primordiaux de l’homme, serait susceptible
de rendre la portée constitutive de l’identité
individuelle au quotidien.
52 Cette immortalité se décline sur deux plans :
tout d’abord le produit de série, en tant qu’il
dépend d’une Idée est une concrétisation
de l’immortalité de celle- ci. Ensuite, en tant qu’un
produit de série possède une « durée
de vie » plus longue que celle de l’homme, il se trouve
être pour ainsi dire « plus mortel » que son produit.
Le sac en plastique qui ne disparaît qu’au bout de 400
ans en fournit un exemple trivial mais en somme assez parlant.
53 Dans le roman d’Evelyn Waugh, intitulé Le cher
disparu, il est question de l’évolution du traitement
de la mort du tiers dans un style satirique. Y sont confrontés
deux mondes : d’une part l’univers aseptisé de
l’industrie de l’embaumement dénommée
« les Bienheureux Halliers », où Mr. Joyboy convoite
les atouts de Mlle Thanatogenos en affichant son humeur en changeant
l’expression du visage des morts, simples objets, et d’autre
part, l’univers glauque et sale de l’incinérateur
d’animaux de compagnie où travaille le héros
principal Dennis Barlow, lui aussi attiré par Mlle Thanatogenos.
Devant ce choix d’amant infaisable, celle- ci finit par se
suicider sur son lieu de travail, après avoir écouté
le conseil du cynique responsable de la rubrique matrimoniale du
journal local, fatigué de ses appels.
54 OH 1, p. 77 ; AM 1, pp. 58- 59.
1.2.3. Inquiétude originelle et quotidianisation
L’inquiétude originelle peut être conçue
comme étant une représentation positive du quotidien.
Ce concept apparaît en complément de la critique andersienne
de l’être-pour- la- mort heideggerien. Il offre une
alternative entre le saut dans la croyance et l’angoisse de
la mort, comme l’explique Bruce Bégout, dans son ouvrage
La découverte du quotidien :
« L’inquiétude ne porte pas sur l’être
du monde, mais sur son mode d’être, elle s’inquiète
non de son Quoi, mais de son Comment. De là suit que l’inquiétude
n’est pas à proprement parler ontologique, puisqu’elle
ne concerne pas réellement l’être du monde (son
Quid), mais modale (son Quomodo). Elle est un trouble comportemental
de l’identité »55.
L’inquiétude originelle s’insère entre
la croyance en l’être et l’angoisse du néant
: il s’agit du sentiment éprouvé lorsque l’homme
fait l’expérience de la contingence du monde.
L’expérience du monde est révélatrice
de la situation particulière de l’homme. Contrairement
à l’animal pour qui le monde est une matière
donnée a priori, l’homme, en sa qualité d’être-né,
vient au monde et ne peut en avoir une connaissance qu’a posteriori.
L’inquiétude est ce sentiment qui nait de la précarité
de l’expérience au sens où si je sais que le
monde est là, car même si je peux en douter, j’y
crois ne serait- ce qu’un peu. Je sais que le monde m’attend
mais je ne sais pas ce qu’il est. Le monde n’est pas
conçu comme être ou non- être absolu mais comme
espace de l’inconnu, du « peut- être ».
Le monde comme non- être absolu n’est qu’une possibilité
au même titre que l’être autrement du monde.
B. BÉGOUT, La découverte du quotidien, Paris, Allia,
2005, p. 292.
Anders avait déjà évoqué « le
problème du monde extérieur » dans son article
Une interprétation de l’a posteriori, essentiellement
en opposition à la thèse heideggerienne de la définition
de la vie comme le fait « d’être d’ores
et déjà installé dans le monde » (Je-schon-in-der-Weltsein)
:
« [Cette thèse] ne cherche pas, en quelque sorte,
la condition anthropologique de la question sur la réalité
du monde extérieur. L’éventualité –
qui donne naissance à ce problème – de ne jamais
atteindre ce monde, imaginaire peut- être, est elle- même
l’indice d’une situation existentielle, du fait que
l’homme n’est pas dans le monde tout naturellement,
qu’il y est étranger, qu’il en est détaché
et libre »56.
L’inquiétude originelle est un mode d’être
humain, signification de l’indétermination du monde.
Elle est la condition de possibilité des désirs et
espoirs, élans dynamiques de mobilité et d’épreuves
pour la liberté. L’indécision, supposée
par ces sentiments, permet à l’homme d’entrevoir
le résultat possible de ses actions. À chaque moment
d’expression de la volonté, de tension vers un objectif
à atteindre, le sentiment d’inquiétude a pour
rôle d’accompagner tout mouvement d’un affect.
Là où l’angoisse suspend l’action, l’inquiétude
provoque l’ouverture de l’homme, être fini, à
un monde possible, infini et indéfini. Contrairement à
l’angoisse, mobile intentionnel de l’inaction, aboutissant
au vide, l’inquiétude est le motif de l’action,
révélateur du mouvement existentiel caractéristique
de la vie humaine. Elle est le reflet du mouvement d’acceptation
de l’homme lorsqu’il entre parmi les étants individués
du monde et cherche à s’y intégrer avec harmonie
et volupté, soif de profondeur du monde décrite par
le Zarathoustra de Nietzsche57. Dans le dynamisme du mouvement,
l’homme accepte l’instabilité du monde qui en
retour lui révèle sa propre instabilité.
G. STERN (ANDERS), « Une interprétation de l’a
posteriori », in Recherches philosophiques, volume IV, Paris,
1934, pp. 68- 69.
Cette inquiétude disparaît toutefois au fur et à
mesure de la progression de l’intégration de l’homme
dans le monde. Il le fait progressivement sien : une dynamique de
familiarisation s’instaure en opposition de la dynamique originelle
du sentiment d’inquiétude et d’étrangeté
constitutive de la condition d’être-né de l’homme.
Or, si l’inquiétude n’est plus possible dans
un monde devenu trop familier, il est alors naturel pour Heidegger
de critiquer la quotidienneté comme mode d’être
inauthentique du Dasein : le quotidien, atténuant le sentiment
d’inquiétude du monde, en fait de même de l’angoisse
de la mort. L’élément moteur du quotidien est
la transformation de l’étrange en familier. Le quotidien
est un mode de donation primitive : il est indépassable,
il constitue la toile de fond de l’existence de l’homme.
« À partir du moment où ses manifestations
récurrentes l’inscrivent dans l’ordre des choses,
l’événement le plus exceptionnel devient peu
à peu quotidien. Rien ne résiste à la familiarisation
quotidienne, pas même l’extraordinaire ou le miraculeux.
[…] Le quotidien est une force constitutive qui assimile tous
les faits et leur procure un style homogène et commun »58.
57 F. NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, « La chanson
ivre », tr. fr. G. Bianquis, Paris, GF, 1996, p. 383.
58 B. BÉGOUT, La découverte du quotidien, op. cit.,
p. 40.
Cette force en question est celle du processus de quotidiannisation,
action de dépassement de la condition originelle de l’homme.
Les impératifs de maîtrise et de dépassement
propres à la technique ne font que répondre à
ce besoin de création de formes de vie familières
et rassurantes.
Mais le banal montré et instauré par le quotidien
n’anéantit pas le sentiment d’inquiétude.
Tout au plus le masque et l’atténuet- il. L’élan
de dépassement ajouté par la technique accentue cette
atténuation. La confiance ainsi instituée se naturalise
un peu plus chaque jour et laisse se développer le «
mensonge quotidien » :
« Le mensonge quotidien, c’est de croire que les choses
sont ce qu’elles sont, que l’évidence naturelle
règne partout, que la familiarité constitue notre
rapport fondamental au monde. Tout ce qui agit dans le sens de la
dissimulation de l’incertitude originelle de notre condition
est mensonger. Or, c’est là l’action même
du quotidien »59.
Il serait aisé de condamner le quotidien sous l’accusation
de ce mensonge et au nom de l’authenticité de l’expérience.
Plus qu’une naïveté, le quotidien instaure une
indifférence et une ignorance, nées des habitudes
du même qui revient chaque jour. Nietzsche en avait déjà
fait le diagnostic lorsqu’il affirmait la nécessité
de fuir les habitudes durables et incitait à leur privilégier
de « courtes habitudes »60. S’enfermer dans une
identité familière accrochée aux rites quotidiens,
comme partir à la recherche de l’inconnu chaque matin,
ne sont que les deux extrêmes d’un équilibre
à découvrir entre la sécurité du même
et le mouvement de l’autre. C’est pourquoi le mensonge
quotidien, cette tendance à l’atténuation de
la tonalité originelle de l’expérience, n’est
peut- être qu’un « demi- mensonge »61 :
en voilant la situation originaire de l’être-au- monde,
il dévoile l’aspiration naturelle à la sécurité
ontologique, ce besoin de sûreté dans une identité
stable, rempart contre l’insécurité et l’instabilité
de la part irréductible d’inconnu du monde. Le sentiment
de honte apparaît alors comme une forme d’inquiétude
non plus tournée vers l’indéterminé de
l’extérieur mais vers le déterminé de
l’intérieur.
59 Ibid. p. 337.
60 F. NIETZSCHE, Le gai savoir, tr. fr. P. Klossowski, Gallimard,
1999, trad. Klossowski, § 295, p. 201.
61 B. BÉGOUT, La découverte du quotidien, op. cit.,
p. 339.
1.3. La honte prométhéenne comme trouble
de l’identité à l’instrument
1.3.1. L’expérience de la honte
Afin de ne pas opposer au concept de « honte prométhéenne
» son caractère métaphorique, il est d’abord
nécessaire de décrire phénoménologiquement
la honte en général pour ensuite, a posteriori, vérifier
si la honte prométhéenne est une honte véritable.
En tant que symptôme du nihilisme, la honte de soi- même
a été traitée par Nietzsche comme état
psychologique :
« Le nihilisme est alors la connaissance du long gaspillage
de la force, la torture qu’occasionne cet "en vain",
l’incertitude, le manque d’occasion de se refaire de
quelque façon que ce soit, de se tranquilliser au sujet de
quoi que ce soit – la honte de soi- même, comme si l’on
s’était dupé trop longtemps »62…
La duperie dont il est question provient de l’émergence
du sentiment d’inquiétude, jamais totalement disparu,
même dans le dépassement de soi et la maîtrise
de monde les plus avancés.
Elle naît de ce doute absolu, de cet « à quoi
bon » prononcé par l’homme seul qui n’a
de compte à rendre à personne.
F. NIETZSCHE, La volonté de puissance, tr. fr. H. Albert,
Paris, Le livre de poche, 1991, p. 91.
Devenu le centre du monde, l’homme prométhéen,
dans sa situation particulière, est décrit dans un
court aphorisme par Nietzsche :
« Centre. – Ce sentiment : "je suis le centre
du monde !" se présente avec beaucoup d’intensité,
lorsque l’on est soudain accablé de honte ; on est
alors comme abasourdi au milieu du ressac et l’on se sent
comme aveuglé par un seul oeil énorme qui regarde
de tous les côtés, sur nous et au fond de nous- mêmes
»63.
La honte décrite par Nietzsche est ce sentiment né
de la rupture du principe d’équilibre entre soi et
le monde : devenu le centre du monde, l’homme ne l’envisage
plus qu’à partir de cette unique perspective où
le domaine intérieur, avec toute la sécurité
et la confiance qu’il comporte, recouvre le domaine extérieur,
indéfini et menaçant. La tension frontalière
entre les deux domaines est à la fois nulle part et partout
: à chaque moment, à chaque lieu, le menaçant
est en mesure de percer le voile de confiance établi sur
le monde, brisure dans sa relation de maîtrise par l’homme.
La honte est alors ce poids qui supprime les avantages acquis de
l’homme sur le monde, terrassé par le doute sur sa
capacité réelle d’assumer et d’assurer
sa position centrale. Ce doute est également porté
par la phrase, « tu n’es pas un homme, mais un dieu
»64, lancée au sage athée qui ne sait s’il
est capable de maîtriser son vouloir et son pouvoir, d’autant
plus si ceux- ci lui sont offerts par la technique. La honte devient
un sentiment habituel dévastateur qui pousse Nietzsche à
affirmer que ce qu’il y a de plus humain en termes de relation
d’un homme à un autre est le fait « d’épargner
la honte à quelqu’un »65. Pour conquérir
sa liberté individuelle l’homme ne doit plus avoir
honte de lui- même. Il doit sortir de ce mauvais état
dans lequel sa condition de centre du monde l’a plongé.
63 F. NIETZSCHE, Aurore, op. cit., § 352, p. 1139.
64 F. NIETZSCHE, Humain, trop humain, II, in OEuvres, Tome 1, Paris,
Robert Laffont, 1993, § 69, p. 861.
65 F. NIETZSCHE, Le gai savoir, op. cit., § 274, p. 185.
Si le diagnostic est sensiblement proche de celui émis par
Nietzsche, Anders envisage la honte en tant qu’elle apparaît
à la conscience, comme expérience vécue et
non plus comme état. Il la définit selon les critères
suivants : c’est un rapport à soi- même (honte
de soi), acte réflexif qui échoue66. Sa raison d’être
est cet échec : celui qui a honte de soi ne se reconnaît
pas lui- même. Il est à la fois identique et non- identique
à lui- même. La honte est comme réalité
de la conscience du contingent :
« Le fait d’être capable de cette honte morale
spéciale exige lui- même déjà comme condition
formelle le fait que je suis en même temps identique et non
identique avec moi- même ; le fait que je ne puis pas sortir
de ma peau, tout autant que je puis la concevoir comme telle ; que
je me rencontre dans la liberté de l’expérience
de soi – mais en tant que non- libre »67.
Lorsqu’il fait l’expérience de la honte, l’homme
effectue un acte intentionnel non- objectivant : c’est un
affect. Mais celui- ci est fondé nécessairement par
un acte objectivant, perception, imagination ou langage. L’homme
se perçoit comme honteux et peut dire « c’est
bien moi, mais ce n’est pourtant pas moi », même
si, avant tout, il ressent ce sentiment. Il n’a pas conscience
d’une affection sensible, en tant que ce n’est pas une
expérience non- objectuelle, telle que l’angoisse.
L’objet de son expérience est lui- même. La caractéristique
principale de la honte est que s’il s’appréhende
en tant que soi, l’homme ne se reconnaît pas, il reste
interdit. Il est à la fois lui- même, en tant qu’il
est conscient de son sentiment de honte (le moi), et un autre, en
tant que le support perceptif de cette honte ne lui semble pas être
lui- même (le soi). La conséquence est que «
l’acte ne prend jamais fin (der Akt findet niemals ein Ende)
». Son caractère dynamique d’acte infini circulaire
se transforme en état statique68 : cet état de désorientation
(Desorienthiertheit)69 et d’irritation permet à Anders
de qualifier la honte de « trouble de l’autoidentification
» ou trouble de l’âme (Verstörtheit).
66 OH 1, pp. 84- 85 ; AM 1, pp. 65- 66.
67 G. STERN (ANDERS), « Pathologie de la liberté ;
Essai sur la non- identification », art. cit., p. 31.
68 Cet aspect circulaire de la honte n’est pas sans rappeler
le cercle vicieux nietzschéen interprété par
Pierre Klossowski dans Nietzsche et le cercle vicieux. L’analyse
d’Anders semble plus pertinente : la perspective phénoménologique
traite de l’acte et non de l’état. Il est à
noter également qu’Anders mentionne à de nombreuses
reprises Nietzsche dans son oeuvre. Certaines thèses qui
seront développées dans la suite de cette étude
se feront à nouveau l’écho des textes de Nietzsche,
tout en ayant des conséquences politiques différentes.
69 Les termes allemands sont ici précisés dans le
cadre où les traductions des termes Desorienthiertheit et
Verstörtheit sont parfois réunies par le traducteur
sous la seule notion de désorientation, évacuant du
même coup la nuance terminologique utilisée par l’auteur.
70 Le traitement phénoménologique de la honte implique,
par l’existence de cette instance, d’inclure une référence
à l’altérité et permettrait d’envisager
un traitement identique pour tous les actes intentionnels sociaux.
C’est pourquoi Anders, en tant qu’ancien élève
de Husserl, se permet de lui reprocher, au travers de sa philosophie
transcendantale, au même titre que celle de Kant, d’avoir
réduit la subjectivité au moi connaissant et aux objets
« positivement intentionnels », laissant de côté
les actes intentionnels sociaux, « négativement intentionnels
».
Il est toutefois besoin de préciser que l’expérience
de la honte est un acte particulier en tant qu’il met en jeu
une double intentionnalité (Doppel- Intentionalität).
L’acte de honte vise un objet intentionnel normal (ihrem (normalen)
« intentionalen Gegenstande »), à savoir l’opprobre
(Makel).
Mais, simultanément, cet acte implique une présentification
reproductive de l’instance devant laquelle le honteux a honte
(der Instanz, vor der der Schämende sich schämt)70. Anders
nomme cette instance « coram », qui signifie «
devant » ou « face à », terme d’origine
religieuse. Le coram est une instance indésirable : «
La visée intentionnelle est détournement ; le renvoi
intentionnel est refus : il s’agit donc d’une "intentionnalité
négative" »71. L’auteur résume finalement
son analyse en une phrase :
« La honte est un acte réflexif qui dégénère
en un état de trouble de l’âme et qui échoue
parce que l’homme, face à une instance dont il se détourne,
fait dans la honte l’expérience (erfährt) de quelque
chose qu’il "n’est pas", mais qu’il
"est" (doch ist) pourtant condamné à être
»72.
Le moi opère un acte de retour à soi qui échoue.
Mais il doit tout de même s’identifier aux aspects qui
constituent son corps propre en tant que tel. L’homme est
ce qu’il a, à savoir son corps. Même si ce corps,
tel qu’il est, peut lui sembler contingent dans ses aspects
les plus défectueux, en tant qu’il fait lui aussi partie
de l’instance de la honte, « tribunal qui juge comment
les hommes doivent être »73, il partage son verdict
et ne peut rien y faire.
« Aucune expression n’exprime plus clairement ce qu’est
la honte que "je n’y peux rien". Car ce à
quoi "je ne peux rien", c’est ce que je ne peux
pas faire, c’està- dire ce qui échappe à
ma liberté, la dimension du fatum, celle des choses à
tous égards "fatales", celle de "l’impuissance"
au sens le plus large du terme. La honte naît de la contradiction
entre les prétentions de la liberté et ce qui est
"fatal", de la contradiction entre pouvoir et ne pas pouvoir.
Elle est honte de ne pas pouvoir »74.
71 OH 1, p. 85 ; AM 1, p. 66. Traduction personnelle de la phrase
suivante : « Die intentionale Zuwendung ist Abwendung ; der
intentionale Hinweis Abweisung : also "negativ intentional"
».
72 Ibid., pp. 86- 87 ; p. 68. Traduction modifiée.
73 Ibid. p. 87 ; p. 68.
De son origine d’être-né, l’homme n’y
peut rien. Mais, contrairement à l’animal qui n’a
pas accompli le saut de l’origine dans la liberté,
cette origine de l’individu est douée d’une transcendance
: elle revêt l’aspect de l’antériorité,
elle est souvenir d’une perception transcendante, mémoire
du passé. Ce détachement dans l’abstraction,
essence de la liberté, représente également
une possibilité d’évasion. Elle est esprit de
fugue, attente d’une perception transcendante, attente de
l’avenir.
1.3.2. Pathologie de la liberté et legs ontique
Cette liberté est, pour Anders, pathologique en tant qu’elle
est par essence un désir d’absolu. Lorsque l’individu
se heurte à la limite de sa liberté, dans la honte
par exemple, il fait face à ce qui ne relève pas du
moi mais du ça, qui relève du pré- individuel.
Ce ça est le legs ontique, ce que doit être le moi
malgré lui, ce qui lui a été donné à
l’origine.
« Quand le "moi" qui exige sa liberté constate
qu’au lieu de s’être "posé" lui-
même (au sens de Fichte), il est "devenu" un moi
; quand il constate qu’il ne serait même pas là
en tant que "moi libre" s’il n’avait en même
temps été rattaché à un homme créé,
conditionné et non libre, à un "legs" –
le legs de son incapacité à se tirer d’affaire
et de son impuissance –, le constat est sa honte »75.
74 Ibid., pp. 87- 88 ; p. 69.
75 Ibid., p. 89 ; p. 70.
La situation fondamentale du honteux est de ne pouvoir rien faire
car il n’y peut rien. Il ne peut que constater la fatalité
de son Dasein. La honte, selon l’analyse phénoménologique
que Anders en propose, n’est pas un état psychologique
contingent, comme chez Nietzsche, qui dans une certaine mesure n’atteindrait
que les faibles incapables d’atteindre l’état
de délire, mais bien une entité métaphysique,
incarnation de la dialectique de la singularité et de l’universel.
« La "res" (ici, l’individu) a honte d’avoir
en elle "l’universale" (ou du moins le général),
c’est- à- dire d’être son attribut, voire
d’être "l’universale" même »76.
Le moi individué et libre, a honte du ça, pré-
individué et déterminé. L’exemple le
plus classique est la sexualité : en tant qu’assujetti
à elle, l’individu n’est pas son propre maître.
Mais la sexualité a besoin de l’individu pour se réaliser,
c’est pourquoi l’un est l’attribut de l’autre
et inversement. Cette amphibologie est la source de la honte sexuelle,
qui physiologiquement provient des « parties honteuses ».
Toutefois, si le moi peut avoir honte du ça, l’inverse
n’est- il pas possible ? « L’insoumis qui s’est
"distingué" en prenant la liberté de s’élever
au- dessus de la norme et des conventions n’a- t- il pas honte,
une fois qu’il s’est fait repérer, d’exister
en tant que lui- même ? » 77.
76 Ibid., p. 91 ; p. 71.
77 Ibid., p. 95 ; p. 75.
78 L’utilisation de la notion d’» être-avec
» peut en elle- même être critiquée dans
le présupposé qu’elle contient : la socialité
du Dasein est en effet envisagée à partir de la pré-
existence de ce dernier à autrui. Jan Jan Patocka préfère
l’usage du terme Mitdasein, être-là- avec, défini
« comme ce avec quoi nous vivons et qui, dans ce vivre- l’un-
avecl’autre, nous oriente et médiatise notre commerce
avec les choses ». J. PATOCKA, Papiers phénoménologiques,
tr. fr. E. Abrams, Grenoble, Millon, 1995, p. 133. Détailler
l’étendue de la critique de l’être-avec
émise par le philosophe tchèque formerait toutefois
une digression trop importante en rapport à la question de
la honte prométhéenne, sans avoir d’impact majeur
sur le raisonnement tenu par Günther Anders.
Le trouble de l’identification, entre l’individu et
le préindividué, requiert deux entités : d’une
part, l’identifiant, le moi est en quête de l’identification,
et d’autre part, l’identifié, le ça auquel
l’identifiant cherche à s’identifier mais qu’il
juge ne pas lui correspondre : « ce ça n’est
pas moi, le moi a honte du ça ». Or, la structure co-
originaire de l’être-au- monde qu’est l’être-avec
(mit- sein) donne lieu à la possibilité d’un
inversement des rôles entre identifiant et identifié78
: « ce moi n’est pas ça, le ça a honte
du moi. » Pour ce faire, Anders prend l’exemple de l’enfant
timide (das verschämte Kind), non encore préparé
au choc de sa naissance à la vie sociale, au fait qu’il
doive s’attendre à être considéré
en tant que moi individué (ich- sein) par autrui et non comme
être-avec. Mais l’enfant ne se distingue pas originairement
du fondement auquel il appartient, il ne se reconnaît pas
immédiatement comme Dasein : « Sans doute on ne peut
contester que la connaissance réciproque qui croît
sur le sol de l’être-avec ne dépende souvent
de la mesure en laquelle le Dasein propre s’est à chaque
fois lui- même compris »79. La reconnaissance de soi
en tant que moi individué forme la condition du rapport d’un
Dasein à un autre Dasein. Tant que l’enfant ne conçoit
son existence propre qu’au travers de son être-avec,
il ne peut s’identifier à ce qu’autrui sollicite
de lui : il a honte de ne pas être ouvert à un au-
delà de son être-avec en tant qu’il ne se constitue
pas encore comme être-pour- lui- même. Il reste que
si le moi se définit en tant qu’être individué,
le ça nécessite d’être ontologiquement
déterminé.
1.3.3. Ça naturel et ça technique
Le ça est un concept défini par Freud lorsqu’il
cherche à désigner le domaine du psychisme comprenant
le refoulé. Il s’agit de l’ensemble des éléments
psychiques dans lesquels le moi se prolonge lorsqu’il se comporte
de manière inconsciente. Le moi est à considérer
comme partie du ça ayant subi des modifications, influencé
par le monde extérieur.
M. HEIDEGGER, Être et temps, op. cit., § 26, «
L’être-Là- avec des autres et l’être-avec
quotidien », p. 113.
Le ça est composé d’un capital inné
et héréditaire, reflet de la condition d’être-né
de l’homme. Mais il comporte également une part d’acquis,
résultat des expériences individuelles et des différents
conflits moraux potentiels, à la source de refoulements.
Le rapport de maîtrise entre le moi et le ça est détaillé
par Freud dans l’essai Le moi et le ça à partir
de la métaphore d’un cavalier et sa monture80. La fonction
principale du moi est de contrôler les différents mouvements
physiques et psychiques par le moyen de la volonté. La domination
du moi sur le ça est un rapport de forces déséquilibré
: le moi est seulement en mesure d’assurer une conduite, c’est
pourquoi, selon Freud, il ne fait que traduire généralement
en action la volonté du ça en y ajoutant un caractère
d’appropriation.
La fonction de maîtrise du comportement est donc assurée
par le moi à partir des forces du ça. Anders rejoint
Freud sur l’idée que le ça est un legs ontique,
point de vue une fois de plus présent également chez
Nietzsche lorsqu’il parle brièvement des « instincts
régulateurs inconscients »81. À ce ça
d’origine naturelle, Anders ajoute ce qu’il nomme le
« ça mécanique » :
« C’est l’objet même de notre enquête.
Ici, c’est la machine qui fait figure de "ça",
l’activité mécanique dans laquelle l’homme
n’est qu’un simple rouage.
C’est dans le rôle d’instrument qu’il se
découvre, non pas en tant que moi, mais "comme"
une simple pièce de la machine. Appelons ce "ça",
pour le distinguer du premier, le "ça mécanique"
(Apparat- Es) » 82.
80 S. FREUD, Essais de psychanalyse, tr. fr. A. Bourguignon, Paris,
Payot & Rivages, 2001.
81 F. NIETZSCHE, La généalogie de la morale, tr.
fr. H. Albert, in OEuvres, Tome 2, Paris, Robert Laffont, 1993,
Première dissertation, § 10, p. 789.
82 OH 1, p. 102, AM 1, p. 82.
Si corps et espèce formaient les sources de la puissance
du ça naturel, appareils bureaucratiques et machines forment
celles de la puissance du ça mécanique. Ce nouveau
rapport entre moi et ça mécanique se vérifierait
essentiellement, selon Anders, dans le rapport qu’entretient
l’homme avec les instruments, particulièrement dans
leur relation qui s’instaure dans la situation du travail83.
Le rapport particulier de l’homme à l’instrument
dont il est question provient de la naturalisation du rapport technique
aux choses, peu à peu assimilées comme nouvelles régulations
instinctives, codes et normes. Avant de se découvrir comme
individu au moi constitué, l’homme se trouve d’abord
confronté à la question de son rôle, à
sa fonction de partie dans une totalité qui le dépasse.
La totalité dans laquelle le ça naturel s’intégrait,
l’espèce, la sexualité, les instincts régulateurs
inconscients, était caractéristique du legs ontique.
Or, la totalité, dans laquelle le ça mécanique
tente de s’intégrer, n’a aucune commune mesure
avec son corps ou son espèce : il s’agit de l’ensemble
de ses propres produits, de ses propres « créations
» artificielles, de ses prothèses techniques. Dans
ce cadre précis, sa honte ne provient plus des attributs
naturels de son corps ou de son espèce mais des instruments
et du monde des instruments. Anders résume ce double principe
de la honte prométhéenne avec la double signification
qu’il implique :
Afin de rendre explicite son propos, Günther Anders confirme
dans un premier temps son analyse par une critique de la musique
jazz comme rituel mécanique de transformation du danseur
en machine sans visage.
Sa critique s’apparenterait plus à une critique culturelle
et esthétique qu’à une explication en propre
de son concept de « ça mécanique ». Il
est à noter que si les digressions volontaires de Günther
Anders sont parfois appropriées et assurent une accessibilité
plus grande au déroulement de sa pensée, il arrive
également que celles- ci donnent l’impression d’être
le reflet d’un emportement momentané au cours de l’écriture
et fractionnent son propos. Le caractère parfois prosaïque
de son discours est probablement dû à son refus de
toute forme d’académisme, avec les avantages et les
inconvénients que cela peut comporter.
« Ou bien, dans sa rencontre avec lui- même, l’homme
ne trouve, au lieu de lui- même, qu’une chose déjà
conforme au monde des instruments ; il découvre qu’il
n’est qu’une partie d’un instrument.
Ou bien l’homme a déjà cherché à
s’intégrer à l’instrument (ou au monde
des instruments dans son ensemble) ; mais, comme il a échoué
dans sa tentative de devenir un instrument (Gerätkonversion),
de s’inscrire dans leur "lignée" (Linientreue)
et ne plus faire qu’un avec eux (Ko- substantialität),
il se trouve lui- même, et ne se rencontre donc pas sous la
forme d’une partie d’instrument.
Dans le premier cas, le "moi" se rencontre en tant que
"ça" ; dans le second, le "ça"
se rencontre en tant que "moi" »84.
Selon Anders, le premier cas est déjà obsolète.
Le modèle de sa représentation est le Chaplin dans
Les Temps modernes et n’existe pas dans la réalité
: l’homme qui travaille à la chaîne, en rentrant
chez lui, ne reproduit pas les mouvements mécaniques et réflexes
de la journée. Le second cas correspond plus au phénomène
recherché : c’est la confrontation entre le ça
mécanique, la disposition de l’homme à se comporter
en rouage, et son moi, autre disposition caractéristique
de sa faiblesse, devenu véritable poids mort le ralentissant
dans sa course à l’intégration dans l’activité
de la machine. Sa crainte provient de la possibilité qu’il
ne puisse plus suivre les cadences imposées, qu’il
ne parvienne plus à s’efforcer (zu bemühen) à
prendre le rythme de la machine pour travailler sans effort (mühelos).
D’autres contradictions sont présentes dans la situation
du travailleur en rapport avec une machine : l’automatisme
de l’action à contrôler en permanence, la concentration
exigée à ne plus être soi- même mais viser
l’adaptation adéquate. Ce qui traditionnellement est
désigné par le terme « d’action »,
qui suppose volonté, est réduit à un «
processus », automatisé : la fonction du travailleur
se résume à la surveillance de son propre comportement
afin d’éviter toute possibilité d’erreur.
OH 1, p. 109 ; AM 1, p. 89. Traduction modifiée.
Sa volonté n’est plus vectrice de son agir mais s’axe
sur la vigilance nécessaire au processus qu’il ne fait
qu’effectuer « machinalement » jusqu’à
ce que le geste devienne « naturel ». Là où
le musicien s’exerce à répéter les mêmes
motifs pour étendre ses possibilités d’expression,
le travailleur à la chaîne s’exerce à
répéter les mêmes mouvements pour réduire
ses mêmes possibilités à une efficacité
accrue. À la différence de l’instrument de musique,
qui prolonge l’organisme du musicien, le travailleur à
la chaîne fait de lui- même le prolongement organique
de l’instrument : sa charge est d’activement se transformer
en être passif85. Son identité passe alors pour ambiguë.
Il doit à la fois être lui- même, actif, pour
se transformer, ne plus être lui- même, être passif.
Anders insiste sur le caractère pratique de sa réflexion
en se référant à la rencontre avec soi- même
au moment précis du travail avec une machine86. Tant que
le comportement du travailleur correspond au modèle du rouage,
il n’est pas utile pour lui d’être en tant qu’un
moi constitué en propre. À partir du moment où
l’homme n’est plus synchrone avec la machine, où
l’accord n’est plus parfait, alors il revient à
lui, se retrouve en tant que moi ayant failli à sa tâche,
en tant que « raté » (als Versager)87. D’une
part le moi marque un écart avec le ça mécanique,
il n’y est plus conforme, et d’autre part, il ne se
constitue qu’en force opposée à l’instrument
(als Gegenkraft)88, qu’en tant qu’adversaire (als Widerpart)89.
85 Ibid., p. 111 ; p. 90.
86 Durant sa période d’exil aux États- Unis,
Günther Anders a lui- même expérimenté
le travail à la chaîne en usine : « Sans mon
passage en usine, en effet, je n’aurais jamais été
capable de rédiger ma critique de l’ère de la
technique, je veux dire le livre Die Antiquiertheit des Menschen.
Aujourd’hui encore, en préparant le deuxième
tome de cet ouvrage, je me nourris de ces expériences. Si
j’ai pu me faire un petit nom, c’est grâce aux
connaissances qu’il m’a été permis d’acquérir
dans l’anonymat le plus total. » G. ANDERS, Et si je
suis désespéré, que voulez- vous que j’y
fasse ?, entretien avec M. Geffrath, tr. fr. C. David, Paris, Allia,
2007, p. 54.
L’individualité apparaît en tant qu’elle
est négation90 : « Ce n’est pas parce qu’il
y a rencontre avec soi- même qu’il y aurait expérience
du "trouble de l’identité" ; c’est
au contraire seulement parce qu’il y a trouble qu’il
y a rencontre avec soi- même »91 . Le ça technique
joue le rôle du rencontrant alors que le moi joue le rôle
du rencontré : le conformisme assimilé provoque l’étonnement
de l’homme lorsque son moi surgit à nouveau. Anders
ajoute que la justification de la culpabilité, due à
l’échec de l’homme qui ne peut se faire lui-
même machine parfaitement, abolit du même coup la différence
conflictuelle traditionnelle entre le moi et le corps.
87 OH 1, p. 112 ; AM 1, p. 91 88 Ibid.
89 Ibid. Le terme est absent de la traduction française.
90 La définition de la liberté issue des articles
de 1934 et 1937, comme cette mention de la négation constituante,
semble montrer une certaine proximité entre Sartre et Anders.
Sartre aurait reconnu devoir à Anders sa formule «
l’homme est condamné à être libre »
(cf. K. P. LIESSMAN, Günther Anders Kontrovers, Munich, Beck,
2002, p. 31). Un autre indice de la lecture mutuelle des deux auteurs
est présent à la fin de l’analyse de l’existentialisme
heideggerien : « La devise de tous les desesperados actifs
« Tout ou Rien » s’est changée dans les
mains du desesperado existentiel en « Tout et Rien »,
et cela amène à comprendre pourquoi le livre qui prolonge
cette oeuvre ne s’intitule pas To be or not to be, mais l’Être
et le Néant » (G. ANDERS, Sur la pseudo- concrétude
de la philosophie de Heidegger, op. cit., p. 98).
Une étude comparative des thèses des deux auteurs
serait nécessaire, mais sortirait du cadre de cette étude.
91 OH 1, p. 112 ; AM 1, p. 91. Traduction modifiée.
Pour celui qui s’est évalué selon les critères
des instruments, « le fossé qui séparait le
moi et le corps a été remplacé par le fossé
qui sépare désormais la machine (ou plutôt le
conformiste qui la représente) et l’ancien reliquat
qui constituent le moi et le corps, désormais solidaires
»92.
La situation où la comparaison est formelle reste insuffisante
: le terme de honte utilisé dans le cadre d’un homme
honteux face à la perfection d’un ordinateur semble
plus être de l’ordre de la métaphore, ce qu’admet
Anders. Il est nécessaire d’éprouver une situation
où l’erreur est effective, où l’homme
est privé de monde (weltlos) par son incapacité à
se transformer et à être un instrument technique conforme.
La honte prométhéenne est un trouble de l’identification
à l’instrument qui renvoie l’homme à sa
condition de « unadaptable fellow ». Le conformiste,
qui prend le ça mécanique pour modèle, ne s’identifie
plus à son moi ou à son corps, bien qu’il doive
faire avec. Il peut être sujet à la honte prométhéenne,
se rencontre alors lui- même et désire disparaître.
Il est conscient de l’alternative insurmontable, « supprimez
vos vénérations ou bien supprimez vous vous- même
»93, où quel que soit son choix il reste sans monde,
en décalage permanent. La condition de l’homme sans
monde, du honteux tel qu’il a été décrit,
est ce « décalage prométhéen ».
Celui- ci est révélé par la situation de l’homme,
a envisager en tant que producteur puis en tant que consommateur,
afin de définir la tendance décrite par Anders qu’aurait
le monde à se transformer lui- même en machine technique.
92 Ibid., p. 114 ; p. 93.
93 F. NIETZSCHE, Le gai savoir, op. cit., § 346, p. 244.
II. LE DÉCALAGE PROMÉTHÉEN
Autrefois ils voyaient sans voir, écoutaient sans entendre
et, semblables aux formes des songes, ils brouillaient tout au hasard
tout le long de leur vie ;
ils ne connaissaient pas les maisons de briques ensoleillées
;
ils ne savaient point travailler le bois ; ils vivaient enfouis
comme les fourmis agiles au fond d’antres sans soleil
ESCHYLE
2.1. L’homme producteur
2.1.1. L’activité du travailleur
La situation du travail offre la possibilité d’éprouver
la honte prométhéenne, trouble de l’identité.
Ce trouble provient de la non- synchronisation des facultés
humaines, provoquée par le monde des appareils au sein duquel
vit l’homme contemporain : il s’agit de ce que nomme
Anders « décalage prométhéen »
ou Diskrepanzphilosophie94. L’auteur définit synthétiquement
ce concept comme étant « l’a- synchronicité
La question de la classification de l’oeuvre de Günther
Anders est résolue par lui- même lors d’un entretien
où il explique l’importance du décalage prométhéen
dans ses écrits : « Au centre de mon anthropologie
philosophique se trouve vraisemblablement le fait déterminant
de la non- synchronisation des capacités humaines, et même
de leur décalage. Le fait que nous pouvons d’avantage
produire que représenter. C’est de là que viendra
éventuellement la catastrophe.
G. ANDERS, « Brecht ne pouvait pas me sentir », art.
cit., p. 15. Voir également HP, p. 37 ; HÜ, p. 20 et
AM 2, p. 67.
Si l’on veut donc absolument trouver un nom à ma réflexion
philosophique, il faut le faire par rapport à ce décalage
entre production et représentation, appelons la donc "philosophie
du décalage" ». chaque jour croissante entre l’homme
et le monde qu’il a produit »95. Dans la manière
même de produire est contenue cette séparation troublante
du travailleur et de son monde.
Cette thèse traverse l’oeuvre d’Anders et se
trouve explicitée dans le chapitre intitulé Die Antiquiertheit
der Menschenwelt du second tome de Die Antiquiertheit des Menschen96.
Le travailleur contemporain se distingue de ses prédécesseurs
en ceci qu’il est frustré de sa production.
Pourtant celui- ci a une espérance de vie plus élevée,
sa productivité est plus forte et il jouit d’un salaire
plus important que ses grands- parents. Sa frustration provient
de la condition particulière de sa vie elle- même en
tant que travailleur :
« Ce qu’il doit faire et fait pour vivre aujourd’hui,
c’est- à- dire son travail, ne consiste plus à
« faire » (machen) véritablement. Si l’on
prend au sérieux la définition de l’essence
de l’être humain en tant qu’ « homo faber
», cela signifie, là encore, qu’on lui dérobe
ce qui constitue précisément son être »97.
95 OH 1, p. 31 ; AM 1, p. 16
96 AM 2, pp. 59- 78. Une traduction de ce chapitre est disponible
dans la revue Conférence, n° 14, printemps 2002, pp.
247- 276. Christophe David, traducteur de AM 1, juge en note de
l’avertissement au lecteur (OH 1, p. 8) que ce second tome
présente un caractère disparate et un apport moins
décisif que le premier. S’il est vrai que les thèses
de Günther Anders sont formulées dans le premier tome,
leur thématisation semble être plus systématique
et synthétique dans le second où l’enchaînement
des chapitres répond à l’impératif de
« l’occasionnalisme », causalité justifiant
le choix des objets d’études d’Anders (le nucléaire,
la guerre, les médias, etc.). Sa particularité est
d’en faire une méthode de philosophie pratique avec
interdépendance entre les argumentations formulées
et les événements socio- politiques.
97 AM 2, p. 65 ; G. ANDERS, « L’humanité dépassée
», tr. fr. P. Bouteiller, C. Fallet, P. Peigné, in
Conférence, n° 14, printemps 2002, p. 258.
Anders fait certainement référence à la conception
d’Hannah Arendt de l’homme en tant qu’homo faber
dans le premier chapitre de La condition de l’homme moderne98.
Pour Arendt, la distinction entre le travail et l’oeuvre provient
du rapport au temps qu’ils présupposent. Le travail
est l’activité au service de la reproduction de la
vie dans un mouvement indéfini. Il ne comporte ni commencement,
ni fin, c’est un processus qui doit toujours se renouveler.
Les objets produits par le travail sont consommés, ils n’existent
pas en tant qu’objet au sens de réalité qui
se pose et s’oppose au sujet. Il n’y a pas non plus
d’objectivité dans les objets du travail.
Ceux-ci n’ont pas un caractère de permanence qui pourrait
les écarter du processus vital. L’activité de
l’oeuvre, productrice également, est différente
du travail : sa finalité est celle d’édifier
un objet qui ait une durabilité et une stabilité.
La temporalité du monde de l’oeuvre excède la
durée de vie humaine et lie les générations
entre elles. L’oeuvre érige un monde commun. Elle est
le monde reçu en héritage à chaque nouvelle
génération. Elle représente la lutte contre
la destruction du temps. Le monde de l’oeuvre est ce que nous
avons en commun avec nos contemporains mais également avec
les hommes passés et avec ceux qui viendront après
nous.
Ces objets sont apparents et leur apparence, perçue par autrui
comme par nous- mêmes, doit être pensée par rapport
à la catégorie du public.
* Günther Anders et Hannah Arendt ont été mariés
de 1929 à 1937. Ils ont signés ensemble en 1930 un
commentaire aux Élégies de Duino de Rainer Maria Rilke,
ouvrage traduit en français par Bernard Pautrat et publié
en 2007 aux éditions Rivage Poche. La question du nihilisme
y était déjà présente, sans sa relation
à la technique, aux pages 54- 55 :
« Tant que la vie humaine était soumise à l’évidente
détermination de Dieu, l’homme, en tant que creatum
esse, en tant qu’être se tenant devant Dieu, n’était
qu’un être sans valeur [ein Nichtigsein]. Quand on nie
la possibilité de faire l’expérience de Dieu
et jusqu’à son existence, l’absence de valeur
cesse de déterminer l’être de l’homme et
il trouve dès lors dans le monde son chez- lui naturel. Si
l’homme continue malgré tout à se comprendre
comme un être sans valeur, ce n’est plus face à
Dieu, mais dans l’absolu : sa vie ne se déroule plus
sous le signe de l’absence de valeur, mais dans l’absence
de sens de son être ; on peut même dire qu’elle
se déroule sous le signe du nihilisme dès lors qu’elle
reconnaît cette absence de sens ».
Élève de Heidegger, Arendt refuse également
sa conception de « l’être-pour- la- mort ».
Elle organise ses réflexions autour de la natalité,
catégorie qui intervient dans le domaine de l’action.
Dans l’action, la praxis, il n’y a pas d’objet
mettant un terme à la production. L’action lie les
hommes dans la sphère politique et publique. Arendt est soucieuse
de penser la possibilité du nouveau et de l’imprévisible
en prenant pour exemple le commencement absolu de la natalité.
Cette possibilité de la natalité n’existe que
par le monde de l’oeuvre, le monde construit par les oeuvres
avant nous : le monde de l’oeuvre nous accueille en fonction
de sa dimension d’être commun, de sa temporalité
propre. Arendt pense le caractère de fabrication du monde.
La technique est une notion centrale chez elle. Mais la dimension
publique définit l’oeuvre. Il n’y a pas de conception
instrumentale de la technique. Elle refuse de penser la question
de l’utilité, des moyens et des fins, omniprésente
chez Anders.
La disparition du monde de l’oeuvre, qui devient la définition
de l’activité du travail, est due à la production
d’objets qui vont être consommés. Arendt montre
une opposition entre l’animal laborans et l’homo faber.
Selon elle, les idées de l’homo faber, celles des fabricants
du monde, à savoir la permanence, la stabilité, la
durée, ont été sacrifiées à l’abondance
idéale de l’animal laborans. L’oeuvre a été
changée en travail, l’homo faber en animal laborans
: l’homme a perdu l’avantage qu’il avait pris
sur l’animal.
L’émergence de l’automatisme fait partie des
raisons à la source de la disparition du monde de l’oeuvre.
Arendt conçoit le travail comme mouvement de renouvellement
de la vie99.
Cette conception du travail implique qu’il ne soit possible
que sur fondement d’une existence libre, alors que paradoxalement
le travail est un frein à la liberté, « un facteur
anhistorique ». Sur le rapport entre
Les moyens de production et la technique en sont exclus, point
sur lequel elle s’oppose à la conception d’Anders.
Selon lui lorsqu’un producteur se sert de travailleurs, il
s’en sert afin de s’assurer que les machines fonctionnent
correctement, que les processus se déroulent convenablement.
L’objectif à atteindre pour un travailleur dans ce
type de configuration n’est pas un produit fini mais le fonctionnement
idéal de la machine dont il est tenu responsable. Le rapport
de maîtrise n’est pas celui, traditionnel, de l’outil,
conçu comme prolongement d’un organe : le producteur
« ne pourvoit pas les travailleurs de machines, il pourvoit
surtout les machines de travailleurs pour pouvoir s’en servir
»100.
Anders établit trois spécificités concernant
la production du travailleur. La première consiste en l’absence
de finalité du travail. L’origine de cette disparition
de la finalité (telos- los) est la division du travail. Celle-
ci confère au travail une capacité infinie de production
: en elle- même est contenu un principe de dépassement.
La division du travail est également le moyen efficace pour
l’utilisation convenable des forces de chacun, afin d’accroître
la richesse sociale. La répartition des tâches, la
spécialisation, assure la qualité du produit. L’idée
se trouve déjà présente chez Platon :
« Le résultat est que des biens seront produits en
plus grande quantité, qu’ils seront de meilleure qualité
et produits plus facilement, si chacun ne s’occupe que d’une
chose selon ses dispositions naturelles et au moment opportun, et
qu’il lui soit loisible de ne pas s’occuper des travaux
des autres »
101. travail et histoire, cf. J. PATOCKA, Essais hérétiques
sur la philosophie de l’histoire, op. cit., pp. 39- 43.
100 AM 2, p. 71 ; G. ANDERS, « L’humanité dépassée
», Conférence, n° 14, op. cit., p. 265.
101 PLATON, La République, tr. fr. R. Baccou, Paris, GF,
2002, livre 2, 370c, p. 139.
Lors de la montée en puissance de la grande industrie, les
économistes comme Smith, Ricardo et Mill ont essentiellement
remarqué que la division du travail permettait d’augmenter
la quantité de produits et d’améliorer le rendement
du travailleur en l’isolant dans sa tâche particulière.
La perspective antique semblait plutôt privilégier
le gain en termes de qualité : la finalité du produit
restait maîtrisée par le travailleur lui- même.
Dès la première révolution industrielle, l’activité
humaine est réduite à un mouvement mécanique
isolé. Division du travail et utilisation des machines améliorent
la productivité des grandes manufactures. La fonction de
chaque homme est identique à celle d’une machine. Lui
sont confiées le minimum d’opérations techniques,
l’ouvrier est spécialisé. Ces conditions permettent
la production de richesses en masse. Le diagnostic de Marx au sujet
de la division du travail est qu’il est « l’expression
visiblement aliénée de l’activité et
de la force essentielle de l’homme en tant qu’activité
et force essentielle génériques »102. Anders
reprend cette perspective en insistant sur la relation entre l’homme
et la machine : le processus de production est décomposé
en activités partielles, chacun possède la sienne,
homme et machine sont sur un pied d’égalité.
La division du travail, tendance à la spécialisation,
s’accentue peu à peu jusqu’à enfermer
chaque homme dans une seule phase de travail, au même titre
qu’à chaque détenu correspond une cellule de
prison. L’homme est un « détenu (Häftlinge)
»103, pris au piège de l’image de son travail
spécialisé, exclu de la représentation de l’appareil
dans son ensemble, auquel pourtant il appartient. La masse salariale
est une propriété du producteur au même titre
que les machines sur lesquelles ils travaillent.
102 K. MARX, Manuscrits de 1844, tr. fr. J.- P. Gougeon, Paris,
GF, 1996, Troisième manuscrit, p. 205.
103 NE, p. 90 ; WE, p. 48.
La réification de l’homme tient au traitement factuel
qui lui est imposé : il est considéré au même
titre que l’inerte, exclu du monde de la vie en tant que partie
constituante de celui- ci. Il se résume à son utilité
de chose, à sa capacité à remplir une fonction
déterminée séparée des préoccupations
de la vie ou de la survie. L’homme n’est plus seulement
devenu un joueur de piano mécanique qui, par son activité,
parviendrait toujours à produire une mélodie :
« Alors que la lecture ou le jeu du piano sont, au sens d’Aristote,
entelechiai et portent en eux- mêmes leur telos et ainsi leur
propre satisfaction, le travail à la machine est en quelque
sorte "an- ergeia", car il est exclu de l’ergon,
c’est- à- dire de l’intérêt pris
à celui- ci, de sa connaissance. Un cheval de mine ne devient
pas un promeneur, parce qu’il fait son travail aveuglé.
La finalité de la production disparaît dans ces activités,
la production est pour ainsi dire décapitée. Et le
travail relève désormais de la simple exécution
à cause de cette mutilation »104.
Dans cette situation, l’homme est privé de deux satisfactions
pourtant fondamentales : d’une part celle de la réalisation
concrète du produit fini, d’autre part celle apportée
par une effectuation indépendante, contenant en elle- même
sa propre finalité. Si l’isolement du travailleur ne
rompt pas le contact du travailleur avec le monde en tant qu’oeuvre
humaine et laisse sa productivité intacte, il reste que «
lorsque la forme la plus élémentaire de la créativité
humaine – c’est- àdire le pouvoir d’ajouter
quelque chose de soi au monde commun – est détruite,
l’isolement devient absolument insupportable »105.
104 AM 2, p. 72 ; G. ANDERS, « L’humanité dépassée
», Conférence, n° 14, op. cit., p. 266.
105 H. ARENDT, Le système totalitaire, tr. fr. J.- L. Bourget,
R. Davreu et P.
Lévy, Paris, Seuil, 1972, p. 306.
Pour Arendt, un monde, où toutes les activités seraient
conçues à partir du modèle et avec les valeurs
du travail, ne laisserait au travailleur que la possibilité
de l’effort pour se maintenir en vie. La privation de la première
satisfaction, celle de la réalisation du produit fini, semble
être une vue commune à Anders et Arendt. Mais la question
de l’effort, comme dernier résidu rappelant au travailleur
la portée de son activité, est traitée différemment
par les deux auteurs. Pour Arendt, l’effort maintient la présence
d’une finalité dans le travail alors que pour Anders
cette possibilité a disparu : le travailleur ne possède
absolument plus rien.
Il s’agit de la seconde spécificité du travail
: la disparition de l’effort. L’homme est dépossédé
de l’épreuve de la réalité du travail.
L’exécution a remplacé la production. Elle est
devenue un pseudo- loisir où son énergie est utilisée
pour entretenir une vigilance ininterrompue106. « Le travail
ne consiste plus qu’à être payé pour une
concentration que l’on fournit accompagnée d’un
acte d’immobilité physique »107 .
L’attente est devenue la fonction principale du travailleur
automate devant sa machine. La troisième spécificité
est déjà mentionnée par Anders lorsqu’il
détaille dans le chapitre sur la honte prométhéenne
(AM 1), ce qu’est l’homme conforme, imitant les instruments108.
Pour chaque travail, quel qu’il soit, le travailleur doit
se conformer à des conditions a priori. En dans le cas présent
de la disparition de l’effort, il s’agit de montrer
que c’est une tendance. L’objectif est de parvenir à
distinguer la pénibilité de son compagnon l’effort,
préjugé tenace qui suppose que l’absence d’effort
physique justifie l’allongement de la durée du travail.
106 AM 2, p. 72 ; G. ANDERS, « L’humanité dépassée
», Conférence, n° 14, op. cit., p. 266.
107 Ibid., p. 74 ; p. 268.
108 Voir 1.1.4.
L’expression peut paraître inappropriée alors
que de nombreux travaux pénibles et physiques forment le
quotidien d’une majorité d’hommes dans les pays
non industrialisés. Il convient de rappeler que cette exagération
est typique du style de Günther Anders :
imitant ses instruments, les machines qu’il « utilise
», le travailleur s’approprie leur structure : il effectue
une assimilation catégorielle par l’identification
avec la chose inhumaine, la machine, qui le déshumanise en
ça mécanique109.
La fonction du travailleur est de maintenir son imitation de la
machine pour que son exécution soit parfaite :
les proportions d’économique et de comportemental
sont inversées au sens où plus il existe de choses
produites sur le modèle de la division du travail et de l’action
mécanique, plus leur quantité est grande, moins la
part des oeuvres produites, au sens de « créées
», sera importante110. Exécuter revient à produire.
Anders inverse la formule classique, règle générale
logique, « causa aequat effectum » qui veut qu’un
effet corresponde à sa cause. Selon lui, dans la relation
homme- machine, « effectus transcendit causam », ce
qui signifie la chose suivante :
« L’effet (le produit fabriqué par le travail
ou son rendement) dépasse la prétendue "causa"
(le travail du travailleur), non seulement par son échelle
de grandeur, mais aussi par sa nature. "L’écart"
entre causa et effectus est si important, que (d’un point
de vue cette fois psychologique) celui qui en est la cause (c’est-
à- dire celui qui travaille) ne reconnaît quasiment
plus l’effet de son activité comme le sien, et ne s’identifie
donc plus à "son" produit »111.
109 Voir 1.3.3.
110 Il est difficile de rendre probant le raisonnement d’Anders
à partir des verbes français. En anglais, il est possible
d’utiliser les verbes « to do » et « to
make ». En allemand, les verbes « tun » et «
machen » permettent eux aussi d’énoncer clairement
la distinction voulue. Les verbes « faire », «
fabriquer », « créer », « produire
» ou encore « exécuter » semblent trop
équivoques. Ceci explique certainement la présence
d’esprit des trois traducteurs du chapitre publié dans
la revue Conférence qui systématiquement précisent
les verbes allemands.
Le décalage produit entre cause et effet retire au travailleur
la possibilité même de s’identifier à
son activité : il ne lui est plus possible de tenter cette
identification, ni même d’échouer et avoir honte.
Le travailleur n’a plus besoin de s’identifier à
son produit pour être efficace : « on ne l’a pas
simplement privé de l’envie et de la capacité,
mais aussi du droit de réaliser l’identification »112.
La tentative d’identification au produit nuirait à
l’efficacité de la production. Le travailleur ne doit
plus avoir aucun intérêt pour ce qu’il produit,
il travaille sans finalité et considère qu’il
s’agit de son « droit ».
2.1.2. Anthropologie des chômeurs
Lors de sa première semaine d’émigration, en
1933, Anders a écrit un texte intitulé Versuch einer
Selbstverständlichung (tentative d’autocompréhension)113.
111 AM 2, p. 66 ; G. ANDERS, « L’humanité dépassée
», Conférence, n° 14, op. cit., p. 259.
112 Ibid., p. 67 ; p. 260.
113 La seconde partie de ce texte, « Anthropologie des chômeurs
», a été traduite et publiée dans la
revue Tumultes, n° 28- 29, 2007, pp. 399 405. La première
partie du texte, « Sieg des Methodenmangels. Zu Sieg des Nationalsozialismus
» (« Victoire du manque de méthode. Sur la victoire
du national- socialisme ») a paru dans le numéro 480
de décembre 1993 de la revue Forvm.
114 G. ANDERS, « Anthropologie des chômeurs »,
in Tumultes, n° 28- 29, 2007, p. 400.
Il y définit le chômage comme étant «
cet état dans lequel on est rien, on n’appartient à
aucun lieu, on n’est plus une chose utilisable [et qui] n’est
pas la mort »114. L’homme sans travail ne dispose plus
que de son existence physique. Il ne parvient même plus à
vendre sa force de travail et se heurte violemment à la contingence
absolue de sa présence. Dans le contexte de la montée
en puissance du national- socialisme, Anders explique que la condition
misérable du chômeur s’est transformée
en rage sans objet déterminé. Celui- ci n’était
déjà plus en mesure de savoir qui précisément
l’avait mis dans cette situation insupportable. Sans qu’il
ne soit formulé, cet écrit semble contenir en prémices
la description de « l’homme sans monde », de l’homme
pris dans un tel décalage au sein du rapport entretenu avec
son environnement qu’il ne dispose tout juste encore que de
son corps. Ainsi dans l’introduction de l’ouvrage Mensch
ohne Welt. Schriften zur Kunst und Literatur, affirme- t- il115
:
« Étaient et sont des "hommes sans monde"
tous ceux qui sont contraints de vivre à l’intérieur
d’un monde qui n’est pas le leur, d’un monde qui,
bien qu’ils le produisent et le fassent fonctionner par leur
labeur quotidien, "n’est pas construit pour eux"
(Morgenstern)116, n’est pas là pour eux, un monde pour
lequel ils sont prévus, utilisés et "là",
mais dont les normes, les visées, le langage et le goût
ne sont pas les leurs, ne leur sont pas autorisés »117.
115 Deux chapitres de cet ouvrage, celui sur Georg Grosz et celui
sur John Heartfield, ont été traduits en français
(G. ANDERS, George Grosz, tr. fr. C. Wermester, Paris, Allia, 2005,
d’une part et dans la revue Tumultes, n° 28- 29, 2007,
pp. 105- 123 d’autre part). Le texte mentionné ici
est la première partie de l’introduction de Mensch
ohne Welt. Schriften zur Kunst und Literatur, München, Verlag
C.H. Beck, 1984, pp. XI- XXVII, traduite en français par
Michèle Colombo et publiée dans le numéro 12
de la revue Conférence au printemps 2001.
116 Günther Anders s’inspire ici de Christian Morgenstern
(1871- 1914), poète allemand. Dans un entretien, Günther
Anders affirme que « cela nous mènerait trop loin de
parler des poésies qui constituent 50 % de ma production
», signe de l’importance accordée par l’auteur
à la fonction poétique. Cf. G. ANDERS, « La
mort du monde devant les yeux », Conférence, n°
17, art. cit., p. 270.
Sans contredire la thèse de Marx sur le prolétariat
qui ne possède pas les moyens de production, Anders la généralise
pour viser ce qu’il nomme de « négativement ontologique
», à savoir qu’au- delà des moyens de
productions, le produit lui- même, le monde qu’il fabrique,
n’est pas celui du travailleur et a fortiori encore moins
celui du chômeur118. Sur ce point la définition heideggerienne
de l’existence humaine comme « être-dans- le-
monde » n’est patente que pour la « classe dominante
». Le travailleur n’a malgré tout que ce monde
à l’intérieur duquel il vit : il ne peut en
concevoir un autre, ce pourquoi il lutte pour avoir un travail,
il défend le peu d’accroches qui le lient à
« son » monde. Cette condition rend possible la production
d’objets absurdes ou évidemment dangereux pour lui-
même dont l’exemple le plus probant n’est autre
que la fabrication de bombes nucléaires. C’est un travail
auquel le travailleur affirme « avoir un droit, un droit sacré
même, [qui] prouve combien il vit peu dans son monde, combien
il est, sans en avoir conscience, "privé de monde"
»119. Le chômeur dépossédé de son
travail est privé de monde à un degré supérieur
: même si ce monde n’était pas le sien, il représentait
une appartenance minimale à quelque chose.
117 G. ANDERS, « L’homme sans monde », tr. fr.
M. Colombo, in Conférence, n° 12, printemps 2001, p.
312.
118 Entrer dans les détails de la conception du prolétariat
chez Marx et ses interprètes ne semble pas nécessaire
ici. L’idée à retenir est que le phénomène
de la dépossession s’étend chez Anders jusqu’au
monde lui- même et que, en conséquence, l’antagonisme
prolétariat- bourgeoisie n’existe plus au sens où
la classe en tant que telle, avec sa force politique d’identification,
disparaît au profit d’une communauté de déshérités
et désoeuvrés dont le seul espoir ne réside
qu’en des objectifs individuels de reconnaissance à
court terme (modèle de la réussite économique
qualifié « d’ascenseur social » par exemple).
La pensée économique d’Anders et ses influences
marxistes formeront l’objet d’une future étude
à partir de la correspondance entretenue avec des auteurs
tels que Marcuse, Bloch, Lukacs ou Adorno, conservée aux
archives de la Bibliothèque Nationale d’Autriche, à
Vienne.
Anders renomme le travail, somme de mouvements dictés par
la machine lors de son effectuation, sous l’appellation de
« gymnastique », composée « d’exercices
non libres » en lei et place des actes autotéliques.
Son désarroi provient de la situation de ceux qui, privés
de la possibilité d’effectuer cette tâche répétitive,
sont désormais en concurrence avec ceux qui en sont pourvus
:
« Ils proclament mordicus droit politique fondamental le
droit à cette gymnastique, en fait ils sont contraints de
le proclamer, parce que sans cette gymnastique du néant ils
se retrouveraient dans le néant, ou assis devant l’écran
– mais ce "faire" ("Tun") n’est
qu’un déguisement du rien- faire –, et parce
qu’ils seraient alors contraints d’avaler quotidiennement
la pâtée du temps libre surgissant toujours de nouveau
devant eux ». 120 Du fait de cette concurrence entre travailleurs
et chômeurs, les « prolétaires »121 seraient
actuellement plus nombreux que jamais, mais sous une nouvelle forme
déguisée et masquée par l’évolution
des contraintes : d’une part, l’immense majorité
des travailleurs est vouée à la répétition
quotidienne d’exercices non libres et d’autre part,
ceux qui sont exclus de la catégorie des travailleurs sont
condamnés à réclamer cette « chance de
travailler sans liberté (Chance, unfrei zu arbeiten) »122.
Selon Anders, l’augmentation progressive du chômage
n’est que l’inéluctable conséquence du
principe d’automatisation à l’oeuvre dans l’amélioration
de la productivité, tendance au dépassement illimité
des performances. Si certains ont encore la possibilité de
travailler, d’effectuer une « gymnastique », alors
cela ne devrait plus durer : la proportion d’attente, avec
la concentration qu’elle présuppose, doit prendre le
pas sur les exercices non libres.
119 G. ANDERS, « L’homme sans monde », Conférence,
n° 12, art. cit., p. 313.
120 AM 2, p. 92 ; G. ANDERS, « Obsolescence du travail »,
tr. fr. V. Deroche, in Conférence, n° 17, automne 2003,
p. 83. Une fois encore ce chapitre du second tome de Die Antiquiertheit
des Menschen reprend des thèses déjà présentes
en partie sous une forme disséminée et non thématisée
dans le second chapitre du premier tome intitulé «
Le monde comme fantôme et comme matrice ».
121 Sur l’évolution du prolétaire en «
ermite de masse », voir également en 2.2.1.
Trois aspects négatifs relèvent de cette situation
de vigilance :
Le premier aspect négatif provient de la transformation
progressive du statut du travailleur en un « attendant ».
Le travailleur devient peu à peu le « berger des objets
(Objekthirte) »123. Il n’effectue rien au sens où
sa tâche n’est plus qu’une surveillance avec concentration,
dans l’attente des potentielles erreurs de la machine. Contrairement
au travailleur à la chaîne, qui malgré sa condition
est toujours en mouvement, le travailleur au sein de l’automatisation
des processus de production est privé de cette apparence
d’action.
La deuxième négativité nait de cette attente
: l’attendant attend que rien ne se passe. Contrairement au
travailleur à la chaîne confronté à une
répétition d’événements, l’attendant
n’est confronté qu’à une absence d’événement,
dans l’espoir qu’une avarie ait lieu. Son attention
est privée à la fois d’objet, il faut que rien
n’arrive, et de sens : une fois la journée de «
travail » terminée, l’attendant est confronté
à la sensation d’avoir été vigilent «
pour rien ».
122 AM 2, p. 93 ; G. ANDERS, « Obsolescence du travail »,
Conférence, n° 17, art. cit., p. 84.
123 Ibid., p. 95 ; p. 86.
Le troisième aspect négatif de la situation d’attente
est l’isolement qu’elle présuppose, « l’érémitisme
des travailleurs contemporains »124. N’ayant plus de
voisin de travail, à la manière de ces cloisonnements
de bureaux identiques dans les grandes entreprises, l’attendant
ne dispose plus que d’une seule possibilité d’orientation
: être tourné en permanence vers le processus à
surveiller, vers la chose elle- même, ultime étape
de la division du travail. En résulte une asocialité
perceptible jusque dans la terminologie utilisée pour désigner
l’attendant :
le terme « travailleur » (Arbeiter) passe pour être
réservé, à juste titre, aux nostalgiques de
la « lutte des classes », remplacé par le terme
« demandeur d’emploi » (Arbeitnehmer).
Dès lors que division du travail et rationalisation technique
régissent la production de l’homme s’en suit
une évolution de sa situation d’actif, en trois étapes.
Dans un premier temps, l’homme se fait machine : l’analyse
des techniques de production, comme dans le taylorisme, a permis
l’augmentation de la productivité de l’homme
lorsqu’il travaille à la chaîne125. Le travailleur
vit dans une temporalité cyclique où la répétition
efface le flux du temps au même titre que l’homme n’est
pas conscient en continu de chacune de ses respirations. Malgré
sa situation, il possède encore une conscience de classe,
ses camarades effectuent les mêmes gestes à côté
de lui124 Ibid., p. 96 ; p. 88.
125 Le taylorisme est cité à titre d’exemple,
c’est pourquoi la double division du travail (verticale et
horizontale), comme le caractère de théorie scientifique
qu’il implique ne sont pas détaillés.
Dans un second temps, l’homme devient l’outil de surveillance
de la machine : il a pour fonction de s’assurer du bon déroulement
du processus de production. Il est isolé dans sa fonction
de vigile et confronté au caractère interminable du
temps devenu éternelle attente sans objet. La dernière
étape est celle où il n’y a plus besoin ni de
travailleur à la chaîne, ni de vigile ou « attendant
» : l’homme est sans travail. La vocation des améliorations
techniques, de l’automatisation toujours croissante, est de
faire fonctionner le processus de production sans l’homme.
Le troisième stade de l’homme sans travail a pour finalité
de se répandre parallèlement à l’accroissement
de la part d’automatisation dans les processus de production.
« La question n’est plus de répartir équitablement
les fruits du travail, mais de rendre supportables les conséquences
de l’absence de travail »126 . La rationalisation du
travail finit par rendre obsolète la présence de l’homme
au sein de la production, jusqu’à provoquer une inversion
des moyens et des fins : alors que le travail était le moyen
d’obtenir la satisfaction des besoins, il est devenu lui-
même un besoin, une finalité à acquérir
pour elle- même. Le travail est devenu un produit à
fournir pour répondre à sa demande croissante émanant
des « demandeurs d’emploi » chaque jour un peu
plus nombreux. Dans son texte de 1977, Anders dénonce une
contradiction économique, toujours d’actualité,
entre rationalisation et plein- emploi : progrès technique
et automatisation diminuent le nombre de travailleurs qu’il
était autrefois nécessaire d’employer pour effectuer
une même tâche. « Le postulat du plein- emploi
sera donc d’autant moins réalisable que le niveau technologique
d’une société est élevée »127.
À partir d’une analogie avec le QI (intellect quotient),
Anders introduit l’idée d’un WQ (workers quotient)128.
Cet indice exprime le pourcentage de travailleurs nécessaires
au maintien en vie de cent personnes.
126 AM 2, p. 98 ; G. ANDERS, « Obsolescence du travail »,
Conférence, n° 17, art. cit., p. 90.
127 Ibid., p. 99 ; p. 92.
128 Günther (Stern) Anders était le fils de Clara et
William Stern, inventeur du concept de quotient intellectuel et
de sa méthode de détermination.
L’idéal d’une société sans chômage
est celui d’un WQ chiffré à 100 : chacun disposerait
d’un travail, utile et indispensable au bien commun. Mais
selon lui, trois raisons, propres au système capitaliste,
excluent la possibilité de réalisation de cet idéal
:
« En premier lieu parce que c’est le maintien de la
production d’un certain nombre de chômeurs qui fait
de tout poste de travail un objet de désir et qui affaiblit
l’ensemble des travailleurs.
En second lieu parce que la rationalisation, donc la réduction
des postes de travail, est recherchée en vue de l’accroissement
du profit.
En troisième lieu parce qu’il est plus souhaitable
que 10 % suffisent à en entretenir "100 %" –
ou encore : toute entreprise vise à ce que son avoir (Haben)
dépasse son devoir (Soll) »129.
Le maintien d’une partie de la population de travailleurs
à l’état de chômage fait de la possession
d’un travail une fin en soi : le chômeur a et doit avoir
honte face au poids qu’il représente pour la société
en marche. Réduire les coûts engendrés par la
main d’oeuvre est toujours une priorité en soi pour
qui veut augmenter son profit. Remplacer un travailleur par une
machine pour effectuer la même tâche permet d’augmenter
la productivité. S’assurer qu’il y a plus de
consommateurs que de producteurs permet également de garantir
la supériorité de la demande sur l’offre et
de la réguler plus facilement si besoin est. La règle
énoncée par Anders se résume en une seule phrase
: « n personnes ne sont jamais nécessaires pour entretenir
n personnes »130.
129 AM 2, p. 100 ; G. ANDERS, « Obsolescence du travail »,
Conférence,
n° 17, art. cit., p. 93. 130 Ibid.
Celle- ci est valable aussi bien pour les économies capitalistes
que pour les économies socialistes de l’époque
: le choix du marché libre ou de la planification n’a
aucun effet majeur sur les avancées techniques, si ce n’est
une différence de vitesse, comme la « course »
aux armements ou la « conquête » de l’espace
l’ont démontré par le passé. Cette règle,
qui veut qu’une société n’ait pas nécessairement
besoin de tous ses membres pour fonctionner et que la proportion
de chômeurs est destinée à s’amplifier,
peut se formuler différemment une fois replacée dans
une perspective historique :
« Le chômage qui prédomine maintenant fera apparaître
relativement inoffensif celui qui a régné il y a cinquante
ans. Si l’on songe que ce dernier a été une
des causes essentielles du nazisme, le courage peut vous manquer
pour vous représenter ce que produira celui d’aujourd’hui.
Il n’est pas du tout exclu que les fours d’Auschwitz
(alors absurdes économiquement) servent de modèles
pour "maîtriser" (Bewältigung) le fait que,
par rapport à la demande de travail, "il y a trop de
gens" »131.
131 Ibid. p. 99 ; p. 91.
Le ton parfois prophétique de Günther Anders est le
sujet, entre autres, de l’article de Michael Rohrwasser, «
Dann war ich anders. Eben ein Ketzer », publié dans
la revue Austriaca, Presses Universitaires de Rouen, n° 35,
décembre 1992, pp. 125- 140. Les exagérations philosophiques
de Günther Anders ont plus une fonction hérétique
que prophétique, au sens où l’objectif d’une
prophétie de malheur est qu’elle ne se réalise
pas : donner un résultat pessimiste à l’avance
permet essentiellement de révéler les différentes
tendances jugées négatives afin de pouvoir les corriger.
En d’autres termes, Günther Anders écrit uniquement
dans le but d’avoir tort. Il le revendique essentiellement
dans son ouvrage Ketzereien. Sur cette posture une comparaison entre
lui et Hans Jonas serait à réaliser mais dépasserait
le cadre de cette étude.
Puisqu’il est impossible de vérifier à l’avance
quelle évolution suivra le « marché de l’emploi
», l’examen de la situation d’un travailleur à
l’époque de la Shoah peut en donner un exemple. Anders
décrit la Shoah, dans son ouvrage Besuch im Hades, sous la
forme d’un journal, à travers ses yeux d’homme
qui était « destiné à être assassiné
et transformé en déchet »132. Son propos y reste
centré sur la question de l’efficacité technique
dans la production de cadavres, envisagée du côté
de la machinerie mortelle. Il applique le concept de décalage
prométhéen aussi bien aux exterminations des camps
qu’à celles des bombes atomiques133. Dans le prolongement
des examens du travailleur et du chômeur, l’exemple
d’Adolf Eichmann, SS Obersturmbannführer, responsable
de la section IV- B- 4 du RSHA (Reichssicherheitshauptamt, Office
central de la sécurité du Reich), « courroie
de transmission la plus importante de l’ensemble de l’opération
[de déportation] »134 cristallise le décalage
prométhéen au niveau individuel.
2.1.3. Exécuter et faire : l’exemple Eichmann
Tout comme dans la plupart des ouvrages d’Anders, le décalage
prométhéen est explicité dans l’ouvrage
Nous, fils d’Eichmann, composé de deux lettres adressées
au fils d’Adolf Eichmann, restées sans réponse135.
Anders y analyse à nouveau l’écart entre deux
capacités de l’homme, à savoir ses possibilités
de fabrication (Herstellung) dépassant de très loin
ses possibilités de représentation (Vorstellung) :
132 G. ANDERS, Besuch im Hades, Auschwitz und Breslau 1966, Nach
« Holocaust » 1979, Verlag C.H. Beck, München,
1979, p. 30.
133 Sur cette question voir l’article de Diane Cohen, «
Tous fils d’Eichmann ? » publié dans la revue
Tumultes, n° 28- 29, 2007, pp. 89 103.
Si l’idée au départ de l’article est
judicieuse, la comparaison entre la monstruosité morale de
la Shoah et la monstruosité technique d’Hiroshima et
Nagasaki peut paraître inappropriée sinon artificielle.
L’auteur de l’article voit des contradictions dans
les propos de Günther Anders lorsqu’il affirme la monstruosité
de l’une supérieure à l’autre et qu’il
inverserait ce rapport à quelques pages d’intervalles.
Il est pourtant patent que les comparaisons sont effectuées
par Günther Anders sur deux plans distincts et clairement séparés,
moral et technique, distinction propre à l’application
du concept de « décalage prométhéen ».
134 H. ARENDT, Eichmann à Jérusalem, tr. fr. Anne
Guérin, Paris, Gallimard, 2002, p. 282.
135 À noter que la première édition en allemand
est datée de 1964, soit une année seulement après
la parution de l’ouvrage Eichmann à Jérusalem
d’Hannah Arendt. Sur les proximités et différences
entre Arendt et Anders, voir l’article de Karin Parienti-
Maire, « Éléments d’un dialogue caché
», publié dans la revue Tumultes, n° 28- 29, 2007,
pp. 273- 286. Globalement, Arendt prend pour point de départ
de ces analyses un point de vue politique alors qu’Anders
opte pour le point de vue technique sous lequel seulement se range
la politique.
L’ouvrage d’Hannah Arendt permet ici d’illustrer
de données factuelles les thèses d’Anders précédemment
développées. Il est également remarquable que
dans un texte de 1946 intitulé « L’idéologie
et la vie dans l’idée », Jan Patocka soulignait
déjà le lien potentiel entre technique et dépérissement
de la conscience morale à partir de la question de la maîtrise
de la force, dans une description qui conviendrait à Adolf
Eichmann : « La technique trouve tout moyen bon, pour peu
qu’il soit efficace, et l’efficacité dépend
de la sûreté de l’empire que nous arrivons à
prendre sur les forces disponibles.
L’homme est une telle force, maîtrisable aussi bien
de l’intérieur que de l’extérieur. Donnez-
lui des garanties économiques, laissez s’affirmer sa
conscience de masse, organisez sa pensée par la propagande,
ses loisirs et ses récréations par des mesures appropriées,
et il vous appartiendra sans réserve, il s’imaginera
même qu’il est libre et que tout cela constitue l’authentique
réalisation de l’homme. » J. PATOCKA, Liberté
et sacrifice, tr. fr. Erika Abrams, Grenoble, Millon, 1990, p. 46.
136 Günther Anders semble perpétuer l’habitude
qui consiste à concevoir l’imagination sur le modèle
de la conscience d’image. Il apparaît toutefois au vu
de ses thèses sur l’imagination et étant donné
qu’Husserl admirait ses analyses phénoménologiques,
qu’il ne s’agit que d’un abus de langage. Voir
2.2.2.
« Tout d’abord, ce que nous pouvons faire désormais
(et ce que nous faisons donc effectivement) est plus grand que ce
dont nous pouvons nous faire une image136 ; qu’entre notre
capacité de fabrication et notre capacité de représentation
un fossé s’est ouvert, qui va s’élargissant
de jour en jour ; que notre capacité de fabrication –
aucune limite n’étant imposée à l’accroissement
des performances techniques – est sans bornes, que notre capacité
de représentation est limitée de par sa nature »137.
Cette thèse implique l’idée que le monde technique
s’obscurcisse à mesure que les possibilités
de fabrication s’accroissent. L’obscurcissement officie
en remplacement de « l’aliénation » entendu
au sens classique du terme. Selon Anders, les représentants
de la doctrine de l’aliénation s’en prennent
exclusivement aux questions de propriété des moyens
de production et espèrent que leur transformation aidera
à la libération définitive de l’homme.
Or, l’essentiel n’est pas le mode de production mais
le résultat de celle- ci :
Anders invite à une critique des produits et non plus simplement
de leur mode de production. Le produit lui- même est en cause.
Sous cette appellation sont réunis aussi bien les bombes
atomiques, les marchandises industrielles de masse que les hommes
contemporains eux- mêmes.
Adolf Eichmann est choisi par Anders comme archétype du
monstrueux né de la technique. Il se distingue particulièrement
par son absence de sentiment de responsabilité quant aux
actes qui lui étaient reprochés et pour lesquels il
fut condamné, lors de son procès à Jérusalem
en 1962. La thèse d’Anders concernant le sentiment
de responsabilité est résumée par la phrase
suivante :
« Si infernal que cela puisse paraître, on peut pourtant
dire de ce dernier exactement la même chose que de la représentation
et de la perception : qu’il devient d’autant plus impuissant
que l’effet visé ou déjà atteint augmente
; qu’il devient égal à zéro – et
cela veut dire que notre mécanisme de freinage aboutit à
l’arrêt total que cette règle infernale fonctionne,
la voie est libre pour le "monstrueux" »138. –
dès qu’un certain maximum est dépassé.
Et parce 137 NE, p. 52 ; WE, pp. 24- 25.
Le fossé entre effet de l’action et responsabilité
de celle- ci laisse le champ libre au monstrueux. Mais comment cet
écart se génère- t- il ? Quelles étaient
les conditions et les motifs des actions entreprises par Eichmann
si tant est qu’il soit adéquat d’utiliser le
terme d’action ? Le procès d’Adolf Eichmann était
un procès en bonne et due forme : il devait répondre
de ses actes et non des souffrances de Juifs. Ce n’était
pas non plus le procès du peuple allemand dont il aurait
formé le représentant, ni celui de l’antisémitisme
dont il a cautionné sinon propagé les thèses.
Toute l’ambiguïté de la situation d’Eichmann
se résume dans la phrase de son avocat, cité par Hannah
Arendt :
« Eichmann se sent coupable devant Dieu et non devant la loi
»139, propos qui n’a jamais été confirmé
par l’accusé. Dans le cadre juridique nazi en vigueur
à l’époque des faits qui lui étaient
reprochés, Eichmann a agi de manière strictement légale
: il n’a donc été jugé que sur la base
de sa contribution à la Shoah.
Son incapacité à considérer quoi que ce soit
du point de vue d’autrui forme un trait significatif de sa
personnalité révélée lors du procès.
À plusieurs reprises Arendt décrit Eichmann comme
un homme d’un niveau intellectuel relativement médiocre
à la mémoire confuse. Il s’exprimait essentiellement
par slogans (Schlagworte) et expressions toutes faites (Redensarten)
tout en pensant faire usage de « mots ailés »
(geflügelte Worte). Eichmann l’avoue lui- même
: « Le langage administratif (Amtssprache) est mon seul langage
»140. Pour Arendt, ce type de langage était le sien
simplement parce qu’il était dans l’incapacité
de prononcer une phrase qui ne soit pas un cliché, répétée
à plusieurs reprises à l’identique au fil des
interrogatoires et contre- interrogatoires, malgré sa piètre
mémoire. Cette incapacité a fait d’Eichmann
un sujet tout à fait réceptif au discours des ingénieurs
de la propagande nazie :
138 NE, p. 59 ; WE, p. 29. La question du seuil maximum ou «
supraliminaire » est traitée spécifiquement
en 3.1.
139 H. ARENDT, Eichmann à Jérusalem, op. cit., p.
74.
140 Ibid., p. 117
« Pendant la guerre, le mensonge qui eut le plus d’efficacité
sur l’ensemble du peuple allemand, est le slogan de la "bataille
du destin pour le peuple allemand" (der Schicksalskampf des
deutschen Volkes) ; lancé par Hitler ou Goebbels, il suggérait
premièrement, que cette guerre n’était pas une
guerre ;
deuxièmement que c’était le destin, et non l’Allemagne,
qui l’avait commencée ; et, troisièmement, que
c’était une question de vie ou de mort pour les Allemands
qui devaient anéantir leurs ennemis ou être anéantis
eux- mêmes »141.
Le mensonge, érigé en système, a eu un effet
d’automystification, de protection, condition morale de la
survie, véritable palliatif. Sous le régime nazi,
la propagande politique avait pour fonction de produire de telles
formes de langage. En témoigne le terme de « réinstallation
» utilisé pour qualifier les déportations dans
les camps d’extermination.
L’usage de ces automystifications garantissait la bonne conscience
des antisémites notoires du gouvernement de Vichy lors des
phases les plus zélées de collaboration française.
Dans le cas particulier d’Eichmann, son journal rédigé
pendant sa période d’exil en Argentine témoigne
d’invraisemblances et de contradictions mêlées
aux slogans de propagande. « Chaque ligne de ses gribouillages
montre sa totale ignorance de tout ce qui n’était pas
lié directement, techniquement et bureaucratiquement, à
son travail »142.
141 Ibid., p. 123
142 Ibid., p. 126. Concernant le rôle particulier du gouvernement
de Vichy, voir le chapitre X de l’ouvrage qui porte sur les
déportations d’Europe occidentale. Dès lors
que les mensonges contenus dans le langage bureaucratique ont été
connus de la population française collaborationniste le zèle
à la déportation a disparu.
Eichmann revendiquait son attitude « objective » et
méticuleuse dans le cadre du travail, symbolisée par
la réutilisation du langage des SS. Les camps de concentration
relevaient de problèmes « administratifs » alors
que les camps d’extermination relevaient de problèmes
« économiques ». Ce décalage entre l’énormité
de l’acte et tout type d’affect pouvant lui correspondre
est encore plus significatif lorsque Eichmann témoigne de
sa réelle sensibilité à la vue du sang :
« Encore aujourd’hui, je suis absolument incapable
de regarder une blessure béante. C’est comme ça
que je suis et on m’a très souvent dit que je n’aurais
jamais pu devenir médecin. Je me souviens encore que je me
suis représenté tout ça [les chambres à
gaz en fonctionnement], et que j’ai eu un malaise, comme si
je venais d’être en proie à une grande agitation.
Ce genre de chose arrive à tout le monde et ça vous
laisse un certain tremblement à l’intérieur
»143.
Afin d’éviter ce malaise et le combat d’un affect
désagréable, le retranchement dans la concentration
et le zèle au travail de déportation apparaît
d’un certain confort moral.
Tortionnaires comme victimes de l’époque témoignent
d’un véritable effondrement moral sciemment provoqué
par les nazis. La question de la responsabilité, en tant
que conscience d’acte, chez Eichmann était épineuse
: comment juger un homme qui s’est « simplement »
occupé de transport ? Le fait qu’il ait vu de lui-
même les chambres à gaz et les camps de concentration,
qu’il ait témoigné du malaise ressenti ensuite,
forment paradoxalement les rares accroches affectives ayant permis
à la cour d’établir sa responsabilité
juridique.
143 Ibid., p. 180. Hannah Arendt reprend ici mot à mot les
propos d’Eichmann.
Il n’a cessé durant ses interrogatoires de déclarer
qu’il n’avait fait que son devoir, qu’il obéissait
aux ordres et à la loi. Eichmann avait même lu la Critique
de la Raison pratique.
Mais face à la légalisation du meurtre par l’État,
l’application de l’impératif catégorique
n’était plus possible en tant que telle. Pour faire
usage de sa raison pratique, Eichmann avait pour maxime : «
Agis de telle manière que le Führer, s’il avait
connaissance de ton action, l’approuverait »144. La
conduite d’Eichmann ne lui était pas dictée
par son fanatisme ou par sadisme mais bien par sa conscience : «
les paroles du Führer avaient force de loi (Führerworte
haben Gesetzeskraft) »145.
Là où la parole d’Hitler était un ordre
pour les militaires, soumis à l’impératif hiérarchique,
elle faisait loi pour le personnel administratif tel qu’Eichmann.
Celui- ci n’avait de cesse d’admirer ce petit caporal
devenu par sa seule force le dirigeant autoritaire d’une grande
nation. Il semblait aller jusqu’à s’identifier
à lui en terme de réussite professionnelle.
La formule « banalité du mal »146 lui sied parfaitement
au sens où dans un régime où le mal est légal,
le diable n’est plus un tentateur mais un législateur.
La conscience d’Eichmann a donc eu pour fonction de lui éviter
la tentation de ne pas laisser les Juifs être déportés.
144 Ibid., p. 257. Hannah Arendt cite « l’impératif
catégorique dans le IIIe Reich » de Hans Frank dans
son ouvrage Die Technik des Staates, 1942, pp. 15- 16.
145 Ibid., p. 275
146 Günther Anders fait mention de la « Banalität
des Bösen » pour qualifier la figure d’Eichmann
en page 205 de Besuch im Hades. Il y oppose la figure de Claude
Eatherly, « Unschuld des Bösen ». Voir 3.1.3.
2.2. L’homme consommateur147
2.2.1. L’activité du consommateur
À la temporalité du travail, régie par les
impératifs de rationalisation et d’automatisation,
correspond la temporalité du repos, temps du retour à
soi, « temps libre » de la jouissance et du plaisir
possibles. Or, pour Anders, en conséquence du déplacement
du sujet du travail a lieu un déplacement du sujet du besoin.
Le principal moteur de l’économie étant la technologie,
la production de la demande précède désormais
la production de l’offre. Cette possibilité de perversion
de la loi de l’offre et de la demande est déjà
contenue en prémices dans la description de la consommation
donnée par Marx :
« C’est la consommation qui accomplit l’acte
de la production en achevant le produit en tant que tel, en le dissolvant,
en consommant sa forme autonome et matérielle ; en élevant
à l’habileté, par le besoin de la répétition,
l’aptitude développée dans le premier acte de
la production. Elle n’est donc pas seulement l’acte
final grâce à quoi le produit devient produit, mais
encore celui grâce à quoi le producteur devient producteur
»148.
147 Envisager la consommation après la production est un
préjugé. En effet, pour être en accord avec
les thèses sur le besoin de Günther Anders, il aurait
paru plus judicieux d’inverser l’ordre de présentation
des thèses, à la manière de Kropotkine dans
son ouvrage La conquête du pain, auteur anarchiste russe cité
une fois dans OH 1 et trois fois dans Ketzereien. Or, le préjugé
de la production comme préalable à la consommation
étant toujours en vigueur dans le fonctionnement actuel de
l’économie de marché, il convient de conserver
cet ordre pour mieux montrer son artificialité, sinon sa
dangerosité.
La production détermine la consommation en créant
le besoin sinon l’instinct de consommer. Production et consommation
apparaissent comme les deux moments d’un seul acte de reproduction
de soi- même. La distribution assure un rôle de liaison
entre production et consommation : les moyens techniques déployés
pour l’effectuer renvoient à la question de la médiation
en jeu entre le sujet et lui- même dans son acte de reproduction.
En partant du principe que la spoliation du fruit du travail n’est
pas seulement l’adage du capitalisme mais également
de la rationalisation, de la division du travail et de l’automatisation,
issus du progrès technique, Anders étend les thèses
de Marx. Si le travail renvoyait à la production, le loisir
renvoie à la consommation. En conservant l’examen parallèle
des deux moments de l’acte de reproduction de soi- même,
Anders étend la problématique de la distribution à
une problématique de médiation : l’économie
n’est plus qu’une catégorie de la technique.
La portée de ce qui pourrait être dénommé
« aliénation technique » est plus vaste et commence
en amont des diagnostics établis par Marx :
si le « machinisme »149 avait déjà massifié
les processus de distribution à son époque, la technique
a désormais investi jusqu’au métabolisme de
l’homme avec la nature. La coïncidence entre production
et consommation a pour conséquence la transformation de l’homme
en « ermite de masse »150, alter ego du travailleur
surveillant soliste de sa machine. La production ne fournit pas
seulement la matière au besoin, mais elle fournit également
un besoin à la matière :
148 K. MARX, « Introduction générale à
la critique de l’économie politique » (1857),
in Philosophie, éd. et tr. fr. M. Rubel, Paris, Gallimard,
2003, p. 460.
149 Ibid., p. 365.
150 OH 1, p. 121 ; AM 1, p. 102.
« L’homme "est ce qu’il mange" (ist
was er ißt) et par conséquent l’on produit les
hommes de masse en leur faisant consommer des marchandises de masse
; ce qui signifie en même temps que le consommateur de marchandises
de masse collabore, en consommant, à la production des hommes
de masse (ou à sa propre transformation en homme de masse)
»151.
Le consommateur de marchandises de masse, en se transformant en
homme de masse, n’est plus qu’un travailleur à
domicile (Heimarbeiter). Sa seule activité consiste en sa
transformation par le biais de ses loisirs (Muße), isolé
chez lui.
151 Ibid., p. 121 ; p. 103.
152 Le choix de ce type de distribution technique simultanée
d’un unique produit en de multiples exemplaires identiques
pourrait paraître arbitraire. A priori, Günther Anders
aurait très bien pu illustrer ses thèses à
partir de la fabrication de marchandises classiques comme par exemple
des boîtes de conserve. Or, tout l’intérêt
de porter son attention sur la télévision, outre le
fait de poser la question de l’image, repose sur le fractionnement
en un nombre maximal d’acheteurs qu’elle suppose. Si
la présence des téléviseurs dans les foyers
était relativement importante dans les États- Unis
des années 50, connus de l’auteur, à titre indicatif,
le rapport d’activité du CSA de 2007, en France, donne
les chiffres suivants :
- 97,4 % des foyers sont équipés d’au moins
un poste de télévision, dont 42,6 % multi- équipés.
La multiplication des postes de télévision par foyer
progresse en moyenne de 1 à 2 % par an.
- Une progression régulière et constante du temps
quotidien consacré à la consommation d’images
est constatée sur les sept années de l’étude
(2000 à 2007). La durée de celle- ci est en moyenne
de 3 heures et 27 minutes toutes catégories d’individus
confondues. Parallèlement, le temps moyen d’écoute
quotidienne de la radio est de 2 heures et 58 minutes.
Le modèle de consommation et de loisir choisi par Anders
est celui de la télévision et de la radio. Le travailleur
à domicile consomme des images et du langage par le biais
des productions des entreprises de médias152. Ce type de
distribution technique est révélateur du fait qu’il
n’est plus besoin d’opérer un rassemblement de
masse pour fabriquer des hommes de masse. Il reste nécessaire,
en amont des analyses de la conscience d’image et de la communication
médiatique, de préciser les autres prolongements des
thèses de Marx effectués par Anders. Ce dernier continue
de s’opposer à Fichte et à la conséquence
idéaliste de l’auto- position du moi qui fait du monde
un objet produit par sa Tathandlung. Anders actualise la dialectique
entre matérialisme et idéalisme :
« L’hypothèse commune à tous les idéalismes,
au sens le plus large, est que le monde est là pour l’homme,
soit comme un don, soit comme le produit de sa liberté, si
bien que l’homme lui- même n’appartient pas au
monde : il n’est pas un fragment du monde mais son pôle
opposé. Expliquer ce don, cette "donnée",
comme "donnée" sensible (dieses "Datums",
als "Sinnesdatums") n’est qu’une variété
d’idéalisme parmi d’autres, et pas la plus importante
»153.
- 7 groupes financiers possèdent la totalité des
chaînes de télévision et radio nationales. La
plupart d’entre eux possèdent également des
clubs de football, des maisons d’édition, des titres
de presse écrite, des entreprises de production cinématographique,
etc.
Négliger à l’heure actuelle ne serait- ce que
la possibilité d’une influence des « mass médias
» sur la société et les hommes qui la composent
comme ignorer la nécessité d’un examen proprement
philosophique de l’imagerie de masse ne peut être que
le résultat de l’extrême spécialisation
et de la division du travail à l’oeuvre dans le secteur
économique de la fabrication de la connaissance. La morale
de l’urgence professée par Günther Anders n’est
pas un éloge en l’honneur du mythe de l’homme
unifié du XIXe siècle. Il s’agit plutôt
de combler le décalage prométhéen et l’absence
de cohérence inhérente au pluralisme des actions individuelles
qu’il présuppose. Eichmann était un bon père
de famille.
153 OH 1, p. 133 ; AM 1, p. 113.
Considérer le monde tel un don, comme dans la Genèse
où il s’agit d’un royaume, comme image de la
perception (Wahrnehmungsbild) dans le « sensualisme »154
ou comme objet de consommation chez Hegel, le réduit au statut
d’attribut ou de possession. En refusant ce postulat, Anders
s’oppose au préjugé de l’appropriation
de l’environnement comme étant une tendance inhérente
à la nature humaine. La distribution technique du monde comme
un objet de consommation est une caractéristique de la télévision,
moyen technique de représentation de ce qui est absent, appareil
de transformation du monde en images à vendre.
Dans la continuité de ce raisonnement la question de l’origine
ou de l’authentique devient également celle d’une
stratégie de vente, à soumettre à une critique
économique et non à une herméneutique de la
présence dissimulée à la manière de
Heidegger dans sa conférence sur la technique155.
La perversion de la loi de l’offre et de la demande devient
réelle stratégie lorsqu’il s’agit de produire
le besoin d’une marchandise correspondant à chaque
organe, à chaque fonction possible de l’homme. Anders
qualifie de « faim » le besoin d’être approvisionné
sans cesse de marchandises :
« Tout organe croit souffrir de faim dans ces instants où,
au lieu d’être approvisionné, il est exposé
au vide et donc libre. Pour lui, toute non- consommation momentanée
constitue déjà une détresse (Not) ; le meilleur
exemple est celui du gros fumeur. Pour lui, horribili dictu, la
liberté (= temps libre = ne rien faire
154 Günther Anders semble accuser ici Husserl de sensualisme
sans toutefois le nommer, propos qui semble sujet à caution
si tel est le cas.
155 M. HEIDEGGER, Essais et conférences, op. cit., pp. 18-
19. Heidegger refuse de décrire la technique en termes de
fabrication et préfère parler de mode de dévoilement.
(Nichtstun) = ne pas consommer (Nichtkonsum)) équivaut à
la détresse (mit Not identisch) » 156.
La télévision allumée en permanence n’est
qu’un exemple parmi d’autres de l’exercice de
l’attente analogue à celui effectué lors du
travail. Au- delà de la critique purement économique
du produit de masse livré par les médias, proche de
la critique platonicienne de l’image trompeuse, la transformation
en homme de masse et l’uniformisation de l’imagination
et du langage potentiellement déclenchées par la consommation
des images marchandises est à confirmer.
2.2.2. Critique de la télévision : imagination
et conscience d’image
En complément des thèses andersiennes sur la télévision,
il est besoin d’analyser la conscience d’image en jeu
dans la consommation des images157. L’idée est de situer
le point de croisement entre conscience d’image et imagination,
lequel permettrait d’entrevoir l’influence potentielle
de l’une sur l’autre. L’image en tant que telle
est définie par Anders, dans une conférence de 1960,
comme étant la catégorie principale du Dasein actuel
:
« Par "image", j’entends toute représentation
du monde ou de parties du monde, qu’elle consiste en photos,
affiches, images télévisées ou en films.
156 OH 1, p. 162 ; AM 1, p. 140. Traduction modifiée.
157 La question de l’image et de sa reproduction technique
est thématisée dans une conférence prononcée
sous le titre « Infantilisation machinale » à
la Comédie de Berlin le 20 novembre 1960 et reprise dans
AM 2 sous le titre « Die Antiquiertheit des Wirklichkeit.
Thesen für ein Symposion über Massenmedien », pp.
248- 258. Une fois de plus le second volume de l’oeuvre majeure
d’Anders montre tout son intérêt dans la clarification
apportée aux thèses évoquées dans le
premier volume.
"L’image" est la catégorie principale, parce
qu’aujourd’hui, les images ne représentent plus
des exceptions qui existent également au sein de notre monde,
mais parce que nous sommes plutôt encerclés par les
images, parce que nous sommes exposés à une pluie
permanente d’images »158.
Il importe, en complément de cette constatation sociologique,
de décrire phénoménologiquement la conscience
d’image, en la différenciant de l’imagination
pure, même si Anders le fait de manière intuitive.
Dans l’objectif d’une critique de la technique en jeu
dans les médias de masse, il paraît nécessaire
d’analyser les composants du produit fourni par la télévision.
Les recherches de Husserl, en partant du neuvième paragraphe
de la première section du volume XXIII des Husserliana, permettent
d’abord de faire une distinction entre les trois niveaux qui
constituent l’objet intentionnel de la conscience d’image159
:
- Le premier est celui de l’image physique (das Bild als
physisches Ding)160 : il s’agit de la strate perceptive, celle
des pigments de couleur d’une photographie, de la chose- image.
158 AM 2, p. 250 ; G. ANDERS, « Obsolescence de la réalité
», tr. fr. T. Simonelli, in Conférence, n° 21,
automne 2005, pp. 345- 346.
159 E. HUSSERL, Phantasie, Bildbewusstsein, Erinnerung : Zur Phänomenologie
der Anschaulichen Vergegenwärtigen, Hua XXIII, La Haye, Nijhoff,
1980, « Phantasie und Bildbewusstsein ». Les références
des citations correspondent à cette version du texte. Ce
volume constituait initialement la troisième partie des cours
du semestre d’hiver 1904/1905 portant sur la phénoménologie
et la théorie de la connaissance. L’objectif de ce
détour argumentaire par la démonstration husserlienne
est la suppression de l’équivoque du terme imagination
laissée par Günther Anders qu’il ne définit
jamais en tant que telle.
160 Hua XXIII, p. 18.
- Le second est celui de l’image- objet (das Bildobjekt)161
: il s’agit du lieu de figuration d’un objet, c’est
l’image représentante, la photographie en tant qu’elle
est la photographie de quelque chose. L’image- objet est fondée
sur l’image physique162. Sans elle il n’y pas de conscience
d’image. C’est « l’image de Pierre ».
- Le troisième est celui de l’image- sujet (das Bildsubjekt)
: il s’agit du représenté par l’image
représentante, ce dont l’image est l’image, le
paysage ou la personne sur la photographie.
C’est « Pierre en image ».
Husserl distingue la conscience d’image de l’imagination
pure par l’absence du premier niveau dans celle- ci : il n’y
aurait qu’un dualisme entre image- objet et image- sujet.
Dans l’imagination pure, l’image- objet se produirait
en absence de tout lien avec une chose physique. Dans la conscience
d’image, l’image- objet a pour fonction d’éveiller
une image mentale (ein « geistiges Bild » zu wecken)163.
161 Ibid. p. 19.
162 Les termes Begründung et Fundierung sont utilisés
par Husserl lorsqu’il est question de la fondation d’un
acte intuitif dans un autre.
Ces termes sont traduits malheureusement par « fondation
» dans les deux cas pour la version française du volume
XXIII (en dehors de quelques « justification » parfois).
L’utilisation du terme de « fondation », dans
le cadre de cette étude, signifie le terme allemand Fundierung.
La fondation indique un rapport de présupposition entre fondé
et fondant sans légitimation ou orientation de sens du fondé,
contrairement au terme Begründung qui implique cette justification
ou légitimation. Détailler cette problématique
et les questions d’herméneutique qui en découlent
dépasserait le cadre de l’analyse de la conscience
d’image en tant que telle.
Sur le problème de la Fundirung logique, voir NENON T., «
Deux modèles de fondation dans les Recherches logiques »,
in Methodos, n° 9, C. Majolino (éd.), « L’autre
Husserl », 2009, URL : http://methodos.revues.org.
L’image- objet n’a absolument aucune existence, que
ce soit dans ou hors la conscience : elle n’est ni réelle
comme l’image physique, ni idéale comme l’image-
sujet. Le lion du documentaire animalier apparaît mais n’existe
pas, il ne peut, au mieux, que rendre apparent un lion qui existe,
dans une savane en Afrique, mais qui est absent. Il faut donc bien
distinguer la capacité de représentation en image
ou caractère d’image (Bildlichkeit) des caractéristiques
d’une photographie en tant que chose physique.
Husserl détermine le statut de l’image- sujet dans
l’acte d’imagination pure, dénuée d’image
physique. Dans la perception d’un objet, « véritablement
la plus simple des expériences »164, un seul objet
est appréhendé : l’objet visé, pointé
parmi une pluralité d’objets appréhendés165.
Dans l’imagination pure, Husserl précise qu’il
est besoin de distinguer deux actes intentionnels, deux appréhensions
différentes, liées par un rapport de fondation de
l’une sur l’autre. L’appréhension de l’image-
sujet est fondée sur l’acte par lequel l’image-
objet est visée. Si dans le cadre de la conscience d’image
le rapport de fondation s’entretenait entre image physique
et image- objet, il semblerait que dans le cadre de l’imagination
pure, ce rapport s’entretienne entre image- objet et image-
sujet, sans que cela soit évident.
Dans le cadre de l’imagination pure comme de la conscience
d’image, le sujet, le visé, n’est pas présent.
L’appréhension de l’image- sujet ne renvoie
pas à une apparition correspondante. « Je vois le sujet
de manière immanente dans l’image- objet qui apparaît,
l’ami dans l’image pour signifier qu’il ne s’agit
pas de réinstaurer un représentationnalisme qu’il
combattait déjà dans la cinquième des Recherches
Logiques.
164 Ibid. p. 405. Cité par le traducteur dans la version
anglaise en page XLV.
165 Ibid. p. 24. Husserl parle de « eine pointierende Funktion
» lorsqu’il distingue le viser de l’appréhender.
163 Hua XXIII, p. 21. La traduction française propose «
image spirituelle ». Husserl met l’expression entre
guillemets certainement photographique »166. Que ce soit dans
un acte intuitif d’imagination pure comme dans la conscience
d’image avec support perceptif, comme l’image à
la télévision, l’image- sujet ne peut apparaître
que dans et par le biais de l’apparition de l’image-
objet : elle n’a pas de valeur pour elle- même. «
La conscience de la relation au sujet est la conscience de la présentification
de quelque chose qui n’apparaît pas dans ce qui apparaît
sur le fondement de la ressemblance »167. Ce qui produit la
conscience d’image, qui fait que je sais que c’est une
image, provient de cette conscience de la différence entre
image- sujet et image- objet, de cette synthèse de la ressemblance,
à opposer à la synthèse de l’identité
dans la perception168.
Il peut y avoir une telle coïncidence entre image- objet et
image- sujet que l’imagination, conscience d’image ou
imagination pure, soit prise pour une perception, comme lors de
l’appréhension d’un personnage de cire ou lors
de l’appréhension d’une hallucination ou d’une
vision169. Dans les deux cas, l’écart entre les appréhensions
de l’objet- image et du sujet- image est comblé par
la suppression de la différence entre image et réalité
: le personnage de cire est pris pour un homme réel, prouvant
que « sans image, pas d’art »170 ; un salon d’appartement
est pris pour une dense forêt vierge d’Amazonie, prouvant
que « pour le visionnaire en état de transe, le monde
de l’imagination pure est son monde réel »171.
166 MARBACH E., « Imagination, conscience d'image, souvenir
[Extrait de R. BERNET – I. KERN – E. MARBACH : Edmund
Husserl; Darstellung seines Denkens; ch.5, §1] », Alter,
1996, n° 4, « Espace et imagination », p. 465.
167 Ibid.
168 La « synthèse de la ressemblance » signifie
que ce qui apparaît est le référentiel analogue
à ce que je vise. Elle vaut pour les deux imaginations. La
« synthèse de l’identité » signifie
que ce qui apparaît est ce que je vise.
169 Hua XXIII, § 14, p. 32 et § 19, p. 40.
170 Ibid. p. 41.
Le point commun entre imagination pure et conscience d’image
semble bien être la synthèse de ressemblance.
À partir de sa propre expérience perceptive de la
Théologie de Raphaël accrochée au dessus de son
bureau, Husserl pose la question suivante : l’apparition de
l’imageobjet est- elle fondée sur l’apparition
de l’image physique ?
« Lorsque nous nous imaginons le sujet, nous avons sous les
yeux l’image comme chose présente dans l’espace
(räumlich) et l’image comme fiction (Fiktum), support
(Träger) de l’imagination »172. L’image physique
comme l’image- objet ont les mêmes contenus d’appréhension.
Mais les sensations visuelles sont porteuses de deux appréhensions,
deux sens différents : d’une part, comme points et
lignes sur du papier, et d’autre part, comme forme donnant
à apparaître quelque chose. Dans les deux cas un même
contenu de sensation est appréhendé mais sous deux
appréhensions différentes. La seconde appréhension
est celle de l’image- objet, laquelle éveille la conscience
de sujet : c’est elle qui l’emporte sur la première
appréhension. Si je regarde un tableau impressionniste le
nez contre la toile, je ne vois qu’un ensemble de tâches
de couleurs éparses. Si je regarde ensuite le même
tableau d’un peu plus loin, avec plus de recul, alors m’apparaissent
les formes. Mais les tâches de couleurs n’ont pas pour
autant disparu : elles m’apparaissent maintenant comme dominées
par l’appréhension de l’image- objet. Pour Husserl,
il y a conflit (Widerstreit) entre les deux appréhensions.
Dans l’exemple du tableau de Raphaël, support perceptif
au- dessus du bureau de Husserl, le papier et les lignes de crayon
font partie de l’environnement réel, au même
titre que l’écran plasma ou le tube cathodique de la
télévision :
171 Ibid. p. 42.
172 Ibid. p. 44.
« L’environnement est un environnement réel,
le papier est aussi une présence réelle. L’image
apparaît mais en conflit avec celle- ci, elle est donc une
pure "image", et malgré son apparaître, un
rien173 ». L’image- objet n’est rien en ce qu’elle
ne consiste qu’en une configuration précise ne servant
qu’à faire figurer en elle- même l’apparition
du sujet. L’apparition de l’image est caractérisée
par Husserl comme apparition d’un non- maintenant dans le
maintenant : l’image- objet est qualifiée de rien ou
néant car elle n’est qu’opératoire, elle
ne sert qu’à rendre possible l’appréhension
de l’image- sujet. Elle n’est ni spatiale ni temporelle,
tout juste dans un « quasi- temps ». Anders reste assez
proche de Husserl lorsqu’il parle d’absence dans la
présence. L’omniprésence des images et la quantité
qui sont imposées à chaque homme, entre autres par
les publicités, a pour conséquence d’affaiblir
la distinction entre réalité et représentation,
au sens où non pas parce que la représentation prend
la place de la réalité, comme pour Platon, mais parce
que la réalité est absorbée dans la représentation.
L’étape suivante est le passage de la quantité
à la qualité, où une image (Bild) omniprésente
et à laquelle personne ne peut échapper finit par
être idéalisée (Vorbild) et devient un cliché174.
Le conflit porté par l’image- objet doit être
compris dans un sens double, dont les deux parties ont été
évoquées : d’une part, le conflit entre l’image
comme apparition de l’imageobjet et l’image comme image
physique, comme dans l’exemple du tableau impressionniste,
et d’autre part, l’écart entre l’apparition
de l’image- objet et la représentation du sujet inhérente
à cette apparition, comme par exemple dans le cas des différences
de couleurs entre un homme réel et sa photographie175. À
ce point précis s’insère la critique économique
de l’image au sens où celle- ci est vendue en tant
que meilleur produit que ce dont elle est la copie.
173 Ibid. p. 46.
174 AM 2, pp. 252- 253 ; G. ANDERS, « Obsolescence de la
réalité », Conférence, n° 21, art.
cit., p. 350.
La conscience d’image se définit essentiellement comme
étant fondée sur une double appréhension conflictuelle
entre une image physique en tant qu’image et une image- objet
présentificatrice de l’image- sujet. Le second sens
du conflit dont il a été question, l’écart
entre image- objet et image- sujet, ne semble pas nécessaire
à une définition synthétique de la conscience
d’image sauf dans le cas particulier de la conscience esthétique176.
Lorsqu’un reportage télévisé, en tant
que portrait d’un politique, est dite réussie, la personne
est intuitionnée directement : image- objet et image- sujet
coïncident parfaitement177. L’image a ici une fonction
de reconnaissance plus importante que sa fonction esthétique.
175 Le terme « écart » est préféré
ici à « conflit » au sens où le rapport
conflictuel entre image physique et image- objet ne doit pas être
confondu avec l’écart potentiel entre image- objet
et image- sujet. Ce sont certes deux conflits empiriques. Mais comme
Husserl le précise dans Hua XXIII, appendice VIII aux paragraphes
22, 24- 26 et 32, le premier conflit, dit « conflit par insertion
de la fiction dans l’environnement de la réalité
», précède le second conflit, dit « conflit
empirique ». Le premier est une condition nécessaire
à la conscience d’image alors que le second n’est
qu’une possibilité au même titre que les couleurs,
d’une photographie, peuvent possiblement différer plus
ou moins de la réalité copiée. Voir aussi la
note de l’appendice IX, p. 157.
176 Dans l’appendice VI au paragraphe 17, Husserl caractérise
ce qu’est la conscience esthétique comme « joie
de l’apparition » et non joie de la perception. La conscience
esthétique me fait préférer une complexité
et un maximum de moments sensibles. Une autre caractéristique
est un éveil clair de la conscience d’objet qui fait
de l’oeuvre un objet extra- mondain le plus expressif possible.
En d’autres termes, plus le chemin d’accès à
l’image- sujet est long, plus la satisfaction esthétique,
qui en résulte, est importante.
177 Le portrait est un genre d’article ou de reportage au
même titre que l’enquête et l’interview.
La manière de réaliser un bon portrait est enseignée
dans toute bonne école de journalisme.
Lorsqu’une peinture de la même personne est dite réussie,
la personne est intuitionnée indirectement : l’image-
objet est plus ou moins prise en compte par la conscience esthétique,
comme par exemple le geste du peintre, le jeu de contraste particulier
sur la toile ou la manière d’accentuer certains défauts
dans une caricature. La fonction esthétique l’emporte
sur la fonction de reconnaissance.
Dans l’imagination pure, comme il a déjà été
dit précédemment, le support perceptif est manquant,
il n’y a pas d’image physique. L’image- objet
dans l’imagination pure peut- elle être identique à
celle en jeu dans la conscience d’image ? « Une image-
objet est- elle effectivement constituée dans l’imagination
pure, à travers laquelle une image- sujet est intuitionnée
? »178. Husserl, avouant être pris d’un sérieux
doute sur cette question, établit de nouvelles différences
:
- Dans la conscience d’image, les apparitions de l’image-
objet sont pleines et stables alors que dans l’imagination
pure, les apparitions de l’image- objet sont protéiformes
(Proteusartige)
179 : il y a des différences de contenus, propres à
l’imagination pure.
- Dans la conscience d’image, les différents changements
qui se produisent lorsque le regard glisse sur l’image ou
lorsque les images s’enchaînent comme à la télévision,
une continuité est préservée, alors que dans
l’imagination pure, il y a une discontinuité de la
représentation de l’objet : l’image flottante
dans la conscience peut être plus ou moins riche et son apparition
peut être intermittente. C’est une conséquence
de l’instabilité de l’imagination pure, même
dans le cas où l’intention est maintenue.
178 Hua XXIII, p. 55.
179 Ibid. p. 59.
Afin de compléter les thèses de Husserl avec celles
d’Anders, il est nécessaire à nouveau d’ajouter
l’aspect économique de la production industrielle en
masse de l’image.
Sa critique serait vaine dans un environnement où l’image
resterait le propre de l’art. Ceci permet d’expliquer
pourquoi l’art contemporain, en réaction à l’avalanche
de représentativité permanente, cherche encore à
détruire la Bildlichkeit de l’art. L’époque
contemporaine dans les pays industrialisés se caractérise
donc par
« le fait que les reproductions qui nous sont livrées
à domicile (qu’elles consistent en « oeuvres
» ou en images présumées du monde ou en "co-
images" (Mitbildern) des événements actuels ou
en idéaux (Vorbildern) en vue de conformisation) ne sont
plus des îles dans la vie quotidienne, mais qu’inversement,
le silence et l’absence d’images sont devenus des brèches
dans le continuum du monde d’images »180.
La confusion initiale entre conscience d’image et imagination
pure pourrait provenir du rôle de médiation de l’image-
objet, caractérisée comme image fictive (Bildfiktum)
par Husserl. « Toute forme de conscience d’image fait
appel au travail de l’imagination, mais toutes les formes
d’imagination ne sont pas pour autant des formes de conscience
d’image »181. Dans le cas possible d’une stabilité
et d’une clarté des contenus purement imaginés,
la distinction entre imagination pure et perception semble alors
disparaître.
180 AM 2, p. 250 ; G. ANDERS, « Obsolescence de la réalité
», Conférence, n° 21, art. cit., p. 346.
181 N. DE WARREN, « Imagination et incarnation », in
Methodos, n° 9, C.MAJOLINO (éd.), « L’autre
Husserl », 2009, URL :
http://methodos.revues.org.
En absence du rôle de médiation joué par l’image-
objet dans l’imagination, rien ne semble indiquer de différence
majeure entre le processus intentionnel mis en jeu dans la perception
et celui mis en jeu dans l’imagination pure : la saisie de
l’objet semble être directe dans les deux cas. Or, Husserl
est parvenu à déterminer que « la conscience
de ce qui n’est pas présent (Nichtgegenwärtigkeits-
Bewusstsein) appartient à l’essence de l’imagination
pure »182. Cette non- présence caractérise l’imagination
pure en ce qu’elle montre l’existence d’un conflit
entre le champ perceptif et le champ de l’imagination pure
: à aucun moment ces deux champs ne peuvent être pris
« en même temps (zugleich) »183. L’un est
présent, en temps réel, l’autre non, en quasi-
temps. L’apparaissant dans l’imagination pure l’est
seulement à la manière d’un présent.
« Dans l’imagination pure nous n’avons pas de
« présent » (Gegenwärtiges) et, en ce sens,
pas d’image- objet »184. D’un côté,
les sensations en jeu dans la perception sont à même
de constituer une image- objet, support de la conscience de caractère
d’image dans le cadre de la conscience d’image.
L’appréhension perceptive appartient aux sensations.
De l’autre côté, les contenus sensibles en jeu
dans l’imagination pure fondent une conscience modifiée.
Ils valent immédiatement pour quelque chose d’autre
et résistent à être pris pour présents.
La distinction est qualifiée « d’originelle »
par Husserl car les contenus sensibles en jeu dans l’imagination
pure sont caractérisés primairement comme irréels.
Or, lors de l’acte d’imagination pure se pose la question
de l’origine de ces contenus sensibles. Sur ce point se situe
l’apport particulier de la critique andersienne : lors de
l’effectuation de la modification reproductive, les contenus
sensibles mobilisés proviennent des expériences vécues
de l’individu.
182 Hua XXIII, p. 58.
183 Ibid. p. 70.
184 Ibid. p. 79.
L’omniprésence de l’image, le fait que chacun
soit « exposé à une pluie permanente d’images
»185 fait de l’expérience des images dans le
monde une expérience du monde comme image, comme bien de
consommation. Lorsque j’imagine purement un objet en absence,
comme une bonne bouteille de bon vin, rien ne me permet d’affirmer
que le contenu de sensation mobilisé dans la reproduction
d’une perception d’une bouteille de vin provient de
la bouteille que j’ai effectivement bue par le passé
ou du référentiel analogue par le biais duquel je
vise la bouteille, à savoir la personne dans la publicité
en train de la boire, image vue et entendue quotidiennement. Ainsi,
l’apparition dans l’imagination pure ne renvoie pas
à un au- delà d’elle- même. « Lorsque,
dis- je, je vis dans l’imagination pure, je ne remarque absolument
rien d’une conscience représentative, je ne vois pas
une apparition devant moi et ne la saisis pas comme représentant
d’autre chose, mais je vois la chose, les événements,
etc. »186. Dans la conscience d’imagination pure, je
suis bien conscient d’un objet, mais comme si j’étais
en train de le percevoir : ma conscience reproduit une quasi- perception,
un seul objet est visé comme dans la perception.
L’idée que l’imagination pure comportait une
image- objet tout comme dans la conscience d’image est à
abandonner :
« La conscience d’image est présentification
mais elle n’est pas une présentification purement reproductive
comme l’imagination, elle est une présentification
perceptive pénétrant une conscience perceptive qui
la fonde »187.
185 AM 2, p. 250 ; G. ANDERS, « Obsolescence de la réalité
», Conférence, n° 21, art. cit., p. 346.
186 Hua XXIII, p. 150.
187 MARBACH E., « Imagination, conscience d'image, souvenir
», art. cit., p. 467.
Dans le cadre de la présentification purement reproductive,
l’objet visé est placé dans le champ de l’imagination
pure, champ quasi- perceptif : il y a suspension de la question
de la croyance, c’est un acte non- positionnel.
C’est une expérience perceptive reproduite et modifiée.
Dans le cadre de la présentification perceptive, l’objet
visé l’est dans l’au- delà présentifié
par l’image- objet, laquelle est initialement apparue à
partir de la perception de l’image physique. Il s’agit
donc d’un acte non positionnel fondé sur un acte positionnel188.
Lorsque Husserl détermine l’imagination pure comme
étant une présentification reproductive et non plus
comme une présentification en image, conçue par analogie
avec la structure de la conscience d’image, il insiste sur
le fait que l’imagination pure, présentification, s’oppose
à la perception, présentation, en ce qu’elle
reproduit les impressions :
« Dans le cas de la perception d’une maison, toute
impression est "consciente", dans le cas de l’imagination
pure, de la représentation dans l’imagination pure,
nous avons une "quasi- conscience" de ces impressions.
Cette quasi- conscience est la conscience de présentification
au sens de la reproduction. Mais l’objet, [la maison] n’est
pas reproduit en tant que tel mais purement imaginé : c’est
un objet représenté présentifié »189.
188 Il se peut toutefois que l’imagination pure passe par
l’intermédiaire d’une image. Il s’agit
du cas particulier où j’imagine une photographie, je
reconstitue la quasi- perception d’une image physique. En
d’autres termes, je reproduis une conscience d’image
en la modifiant dans le champ de l’imagination pure. Il y
a bien une image- objet mais qui, apparaissant en imagination pure,
est non présente.
189 Hua XXIII, p. 190.
Lorsque je perçois une bouteille de vin, j’ai des
impressions d’elle dans sa totalité comme de chacune
de ses parties, ses couleurs, etc. Selon la manière choisie
pour l’appréhender, je peux voir certaines configurations,
différents moments objectaux. À cet acte de perception
correspond un acte d’imagination pure. J’imagine purement
la bouteille de vin par une présentification où l’objet
est appréhendé en tant qu’objet absent de mon
champ de perception, par une modification reproductive des impressions.
Je perçois la bouteille de vin et par exemple je l’imagine
à moitié pleine. La reproduction n’est pas une
copie du vécu d’acte originaire mais bien un nouvel
acte en soi, une présentification. Le tout peut être
synthétisé par la formule suivante :
R (Wa) = Va R = Reproduktion (reproduction), W = Wahrnehmung (perception),
V = Vergegenwärtigung (présentification), a = objet
externe190.
Lors de la présentification de la bouteille de vin, je n’ai
pas simplement la conscience d’un objet, comme dans la perception,
mais une conscience reproductrice de l’impression qui lui
correspond. Je reproduis un présent possible, je présentifie
une bouteille de vin possible191.
190 Ibid. p. 311.
191 Dans le cadre du souvenir, de la « mémoire du
présent » et de l’attente, les conclusions sont
bien sûr différentes car il s’agit de représentification,
co- présentification et pro- présentification où
l’expérience a été, est, ou sera fait
réellement, donc acte positionnel.
Dans cadre de l’imagination pure, je n’ai pas bu, je
ne bois pas et je ne boirai pas le vin de la bouteille, il s’agit
juste de l’évocation d’un possible parmi d’autres,
acte non- positionnel. Tout l’objectif de la fabrication du
besoin est d’orienter les possibilités multiples vers
une seule : celle de la marque de vin qui paie des sommes considérables
en marketing et communication pour faire en sorte que la bouteille
imaginée soit la sienne. Il peut être inquiétant
de voir que le développement accru de ses disciplines, sous
le couvert d’être pourvoyeuses d’emplois, ne rencontre
que peu voire pas d’opposition de la part des sciences humaines.
J’ai conscience de la bouteille non pas comme d’une
image flottante mais au travers d’une conscience reproductive
de l’expérience possible constitutive de la possible
perception. Lorsque j’imagine purement une forêt vierge
d’Amazonie, je la présentifie par le biais d’une
modification intentionnelle, reproduction de l’expérience
possible, provoquée par ma conscience : c’est une auto-
présentification192. À partir de cette redéfinition
complète de l’imagination pure, Husserl inverse le
rapport initial de sa conception d’après la conscience
d’image, dans un texte de 1912. La présentification
perceptive est conçue sur le modèle de l’imagination
pure à laquelle est ajoutée la fonction imaginale
ou iconique. Ce passage, issu de la section n° 15, résume
le raisonnement à suivre :
Comme dans l’imagination pure reproductrice, les représentations,
perceptions, jugements, sentiments, etc. figurés dans l’image
(rendus en image) se distinguent de ceux, actuels, suscités
en moi, le spectateur. La figuration elle- même est actuelle.
192 N’étant jamais allé en Amazonie rien ne
m’empêche d’en imaginer sa forêt en la visant
comme objet intentionnel. Celle- ci sera détruite par la
déforestation ou luxuriante et pleine de vitalité
selon la présentification perceptive que j’en aurais
eu auparavant. Dans la note 16, en page 53 de HP, Günther Anders
admet ainsi « qu’il est tout aussi vrai que par les
images nous avons (heureusement) la possibilité d’apprendre
à connaître beaucoup de choses que nous n’aurions
jamais l’occasion de voir en réalité. C’est
ainsi que la majeure partie de la population américaine n’a
pu que par la seule télévision faire l’expérience
de la pure saleté, encrassée d’aucun slogan,
de la véritable saleté de la guerre du Vietnam. »
Depuis cette guerre précisément, où un reporter
de guerre avait plus de droits qu’un soldat, l’image
est contrôlée par l’armée elle- même
qui a développé un service d’information et
communication en interne. Voir les témoignages du journaliste
belge P. MASSON, Les guerres d’un grand reporter, Bruxelles,
J.M. Collet, 1985.
Autant en vivant la figuration j’accomplis l’imagination
pure reproductive, autant j’accomplis l’imagination
iconique, la conscience d’image perceptive (perzeptive). Dans
la fiction (Fiktum) perceptive un non présent (Nichtgegenwärtiges)
(quelque chose qui dans d’autres circonstances serait intuitif
et lui- même représenté dans une reproduction
ou une autre perception) m’est rendu perceptivement sensible
et imagé. La fiction m’occulte la représentation
(reproductive) présentifiante. Elle coïncide avec elle.
Le présentifié se glisse dans le présenté
(das Vergegenwärtigte schlüpft in das Gegenwärtige),
lequel devient le figurant. Et dès lors je peux vivre dans
l’accomplissement de cette figuration et donc dans l’accomplissement
de ce genre étonnant de présentification193.
Dans la conscience d’image, être conscient du présentifié
perceptif s’accomplit sur un mode non positionnel. Si je décris
le sujet dans le reportage télévisé, je peux
le reconnaître, émettre des jugements, ressentir des
sentiments, mais ce ne sont que des vécus modifiés.
Seule la conscience de l’image physique s’accomplit
sur un mode positionnel : je peux croire ou non en la présence
du support perceptif. Quand Anders affirme que « nous sommes
dépouillés […] de la faculté de prise
de position »194 lors de la présentification perceptive
d’un homme politique à la télévision
par exemple, cela est dû à ce mode non- positionnel.
Toute la tromperie de l’industrie de l’image est contenue
dans le fait que l’image télévisée de
l’homme politique soit le fruit d’un savant calcul et
de jugements effectués en amont auxquels le téléspectateur
ne peut rien opposer : il ne peut parler de l’homme politique
que tel qu’il apparaît dans l’image qui lui est
vendue, souvent accompagnée de la prise de position souhaitée
(applaudissements du public, complaisance du journaliste, etc.).
193 Hua XXIII, pp. 384- 385.
194 AM 2, p. 251 ; G. ANDERS, « Obsolescence de la réalité
», Conférence, n° 21, art. cit., p. 347.
2.2.3. Critique de la radio : communication et langage
En absence de conscience d’image, la radio semble sortir
du cadre de la critique telle que posée par Anders. Or, de
manière analogue à l’image, est fabriqué
le langage avec pour but d’être vendu. Cette langue
fabriquée peut aussi bien accompagner l’image à
la télévision comme être autonome en radio195.
Le rôle du journaliste est de parler de manière à
ce que l’information transmise dans une nouvelle n’oppose
aucune résistance à son assimilation. Il fabrique
un produit dont la qualité fait en sorte que l’auditeur
ou le téléspectateur choisisse son émission
plutôt qu’une autre. Au même titre qu’un
publicitaire hiérarchise les différents prédicats
de son produit pour mieux le vendre, le journaliste hiérarchise
l’information selon ses objectifs déontologiques individuels,
selon les impératifs économiques de la multinationale
auquel il appartient ou encore selon les impératifs politiques
de l’appareil d’État pour lequel il travaille.
Les intentions à la source de ces choix sont laissées
de côté pour mieux s’intéresser aux structures
du langage techniquement produit, en tant que marchandise reçue
par l’auditeur. Celle- ci est qualifiée de «
désamorcée » (entschärft) par Anders :
« Parce que, du fait de la livraison, elles s’intègrent
déjà dans la classe du reconnu (Anerkannt), avant
même qu’elles n’aient pu être connues (erkannt)
par nous, le public, avant même que nous n’ayons pu
nous positionner à leur égard »196.
195 L’exemple de la nouvelle (Nachricht) est choisi par Günther
Anders comme modèle potentiel de privation du jugement dans
l’écoute. Voir OH 1, pp. 178- 187 ; AM 1, pp. 154-
163.
196 AM 2, p. 255 ; G. ANDERS, « Obsolescence de la réalité
», Conférence, n° 21, art. cit., p. 353.
Contrairement à l’oeuvre d’art qui donne à
voir un monde en soi, le langage, comme l’image, vendus par
les médias de masse occultent l’opposition à
la réalité. Ils fournissent des schémas à
visée pragmatique :
« Les stéréotypes (Schablonen) constituent
des formes a priori de conditionnement (apriorische Bedingungs-
Formen), mais pas seulement de l’intuition, pas seulement
de l’entendement, pas seulement du sentiment (Gefühl),
mais également du comportement et de l’agir –
c’est- à- dire des matrices d’une étendue
d’application et d’une universalité d’efficience
(Leistung- Universalität) que même les philosophes les
plus spéculatifs n’avaient jamais envisagées
»197.
La communication médiatique et son langage technicisé,
au même titre que son image, déchargent les spectateurs
de l’expérience directe de l’objet. Ceci renvoie
à la structure de tout acte de communication verbale telle
que décrite par Roman Jakobson, schématisée
de la manière suivante198 :
197 OH 1, p. 194 ; AM 1, p. 170. Traduction modifiée à
partir de celle donnée par Thierry Simonelli dans son petit
livre sur Anders intitulé Günther Anders, de la désuétude
de l’homme, Clichy, Jasmin, 2004. Le terme de condition a
priori ne doit pas être compris dans le sens purement kantien,
ce que précise Günther Anders dans la suite de cet extrait.
Il s’agit plutôt de dénoncer le conditionnement
des marchandises transmises par les médias, condition a priori
de la consommation.
198 R. JAKOBSON, Essais de linguistique générale,
I, tr. fr. N. Ruwet, Paris, Minuit, 2003, « Les fondations
du langage », pp. 214- 220. Les facteurs sont en style de
police normal, les fonctions qui leur correspondent sont en italique.
La fonction référentielle concerne principalement
le contexte auquel renvoie le message, l’état du monde
dont parle le message. Il s’agit de la fonction informative
de tout langage.
Elle est particulièrement importante dans le cadre des nouvelles
transmises par un bulletin d’information à la radio
:
en principe, le journaliste est sensé décrire des
données factuelles et ne pas émettre de jugement en
dehors de l’acte de hiérarchisation de l’information.
Cette fonction référentielle dénotante devrait
éclipser toutes les autres afin que l’expérience
du spectateur soit la plus proche possible de celle du journaliste
envoyé en reportage. « Il est du plus grand intérêt
pour l’industrie des stéréotypes que ceux- ci
soient les plus réalistes possibles »199 . L’adéquation
entre l’original et la copie garantit la crédibilité
du produit transmis.
199 OH 1, p. 191 ; AM 1, p. 166.
La fonction expressive est centrée sur le destinateur, sur
l’émetteur, dans l’exemple le journaliste. Elle
lui permet d’exprimer son attitude, son émotion, et
son affectivité par rapport à ce dont il parle. Les
traits suprasegmentaux (intonation, timbre de la voix, etc.) du
langage parlé se rattachent à la fonction expressive.
Les billets d’humeur, éditoriaux et commentaires sportifs
du journaliste sont en général l’occasion pour
lui d’user de cette fonction. Elle permet en théorie
de donner du style au discours. En pratique ces traits suprasegmentaux
ont un effet sur le message réceptionné par l’auditeur
: l’objectif de l’accentuation de certains mots est
d’orienter l’attention de l’auditeur sur les parties
les plus importantes du message. La frontière entre fonction
expressive et fonction conative est ici relative.
Cette dernière est centrée sur le destinataire, le
consommateur, dans l’exemple, le spectateur ou auditeur. Il
s’agit de reconnaître au langage une visée intentionnelle
sur le destinataire et une capacité d’avoir sur ce
dernier un effet.
Cette fonction confère au langage son caractère pragmatique.
En principe l’émetteur de données factuelles
dites « objectives » devrait chercher à minimiser
cet aspect de la langue. Les formes grammaticales à l’origine
de l’instanciation de cette fonction sont par exemple le vocatif
et l’impératif. Elles n’ont pas à être
employées dans la transmission d’informations, sauf
dans la publicité où la consommation est d’emblée
l’objectif avoué. Or, provoquer le choc, la peur, déclencher
un affect quelconque lors de la communication médiatique
permet de s’assurer de l’attention du consommateur.
Les pratiques publicitaires font partie intégrante des pratiques
de l’information en tant que toute distribution d’information
est nécessairement régie par des principes de communication.
La fonction phatique sert à établir la communication,
à assurer le contact et l’attention entre les interlocuteurs.
Il s’agit des phrases de lancement prononcées par le
présentateur du journal, de manière analogue au «
allo ? » en début de conversation téléphonique,
à la différence près que, dans la distribution
technique de l’information, le rapport est unilatéral.
« Qui ne fait qu’entendre, mais ne parle pas et qui
ne sait, par principe, contredire, n’est pas seulement "rendu
passif" (passivisiert), mais il est rendu soumis (hörig)
et non libre »200.
La fonction métalinguistique répond au besoin d’expliciter
parfois les formes mêmes du langage utilisé. Elle doit
être la plus faible possible pour garantir la réception
idéale du message. La fonction poétique met l’accent
sur le message lui- même et le prend comme objet. Il s’agit
de mettre en évidence tout ce qui constitue la matérialité
propre des signes, comme dans tous les procédés poétiques
tels que l’allitération, les rimes, etc. Dans le cadre
de la transmission d’information, cet aspect doit également
être minimisé afin que l’attention de l’auditeur
reste focalisée sur le contexte, l’information du message.
Le rôle de ces trois dernières fonctions est donc relativement
mineur au niveau de la production technique du langage sauf pour
le cas particulier du slogan et des titres dans les journaux où
l’objectif peut être d’attirer l’attention
et de faire ruminer au consommateur une formule agréable
en bouche.
En reprenant en compte les caractéristiques de l’économie
industrielle de masse et l’omniprésence du discours
médiatique, produit et transmis par des techniques d’information,
au même titre que les images, la sélection du lexique
employé dans ce discours est d’autant plus importante
comme le décrivait déjà Roman Jakobson :
« L’ingénieur des communications approche le
plus justement l’essence de l’acte de parole quand il
tient que, dans l’échange optimal d’information,
le sujet parlant et l’auditeur ont à leur disposition
à peu près le même "fichier de représentations
préfabriquées" : le destinateur d’un message
verbal choisit l’une de ces "possibilités préconçues"
et le destinataire est supposé faire un choix identique parmi
le même assemblage de "possibilités déjà
prévues et préparées" »201.
200 AM 2, p. 253.
Plusieurs conséquences se déduisent de cette situation
particulière de l’homme contemporain confronté
d’une part à la communication médiatique et
d’autre part à la communication langagière.
Dans le premier cas de figure, le rapport est unilatéral
et l’auditeur est déchargé du choix des possibilités
préconçues. Il consomme ces possibilités, ces
choix d’information, de contenus référentiels,
produits en amont aussi bien par un journaliste que par un ingénieur
en communication. Alors le second cas de figure, celui de la communication
langagière non techniquement produite, qui relève
elle aussi d’une production de langage, est déterminée
par le « fichier de représentations préfabriquées
» imposé par les médias de masse202. Le jeu
de forces déjà présent entre images du monde
et monde en images trouve son corolaire dans le jeu entre langage
« naturel » et langage techniquement produit : celui
qui ne comprend pas le code institué par les mass médias,
machines techniques pour qui plus rien n’est hors image ou
hors langage, passe rapidement pour un original ou un inadapté
au monde préfabriqué, servi prêt à consommer203,
trop conscient de la maxime d’Anders « qui consomme
asservi consomme l’asservissement »204.
201 R. JAKOBSON, Essais de linguistique générale,
I, op. cit., p. 46.
202 Une remarque possible consisterait à dire que les pays
industrialisés, « développés »,
contrairement aux pays « en voie de développement »,
n’imposent rien à leurs citoyens : ceux- ci sont déclarés
libres de naissance. Or, si « la liberté de remarquer
cette perte de liberté » (AM 2, p. 253) dans le rapport
unilatéral des médias de masse est encore possible
dans les derniers pays totalitaires tels que la Corée du
Nord où la radio d’État doit rester allumée
en permanence dans les cuisines des foyers, elle a presque disparu
des pays « démocratiques » où chacun est
« soumis » (hörig) librement à l’écoute
divertissante de la radio dans la rue, le métro, les gares,
les commerces, etc. En témoigne la durée quotidienne
d’écoute de la radio qui peut paraître étonnement
élevée de prime abord. Voir note 152.
2.3. Développement du monde- machine
2.3.1. L’essence de la technique et la machine
Il n’est pas question d’affirmer que le rôle
dévolu aux machines techniques comme les mass médias
est tel que l’indépendance de l’homme serait
menacée, thèse fragile à la source de l’apparition
de conduites au mieux nostalgiques, au pire réactionnaires.
La tendance à la transformation du monde en machine fait
suite au principe appliqué transversalement à tous
les domaines de savoir et de faire de l’homme : la Maximalleistung
ou performance maximale. « Ce que je veux désigner
– je sais que cette thèse peut paraître aventureuse
– c’est le fait que notre monde actuel, dans son ensemble,
se transforme en machine, qu’il est en passe de devenir machine
»205. L’erreur d’interprétation consisterait
à faire d’Anders un briseur de machine, sur le modèle
des ouvriers isolés se révoltant contre leurs instruments
de production décrits par Marx dans le Manifeste du parti
communiste. Dans un court article de 1987, il réaffirme l’absurdité
de cette critique :
203 Inutile de préciser qu’il n’est pas question
ici de nier en bloc l’intérêt potentiellement
bénéfique des médias. L’idée est
bien plutôt de dénoncer la tendance à la centralisation
et à la concentration de la production des reproductions
distribuées « librement » aux masses. En illustration
des différentes thèses d’Anders sur l’évolution
de l’activité du travailleur et le résultat
du chômage peut être cité le documentaire audiovisuel
de Patric Jean, Les enfants du borinage, lettre à Henry Stork,
tourné en 1999 en Wallonie. Le réalisateur effectue
une comparaison entre le documentaire sur la misère du borinage
en 1933 réalisé par Stork et le silence des pauvres
dans le dénuement le plus total au même endroit soixante-
trois ans plus tard. Concernant la presse en elle- même, outre
la particularité du bulletin d’information officiel
diffusé dans les premiers cinémas, lié à
l’apparition des techniques audiovisuelles, celle- ci était
à sa naissance une presse d’opinion. Elle est devenue
un ordre dans les pays fascistes des années 20 qu’étaient
l’Allemagne et l’Italie et a été institutionnalisée
à la même époque sous forme d’écoles
en France et en Grande- Bretagne. Sur l’état actuel
de la presse en France, voir S. HALIMI, Les nouveaux chiens de garde,
Paris, Raisons d’agir, 2005 et BÉNILDE Marie, On achète
bien les cerveaux, Paris, Raisons d’agir, 2007.
204 HP, p. 495.
« Mon combat ne vise pas les modes de production, comme au
dix- neuvième siècle, mais les produits eux- mêmes.
Je n’ai encore jamais proposé que nous produisions
des missiles manuellement et dans le cadre d’un travail à
domicile au lieu de les produire en usine.
Ce que j’ai toujours proposé, c’est qu’on
ne produise pas de missiles du tout »206.
Sa critique de la machine, entendue au sens d’ensemble d’appareils
techniques remplissant une fonction déterminée, n’est
pas celle d’un réactionnaire. Mais l’expression
de « monde se transformant en machine » pourrait sembler
métaphorique. Anders définit l’essence de la
technique, à partir d’une analyse des principes régissant
le fonctionnement d’une machine, dans un chapitre du second
tome de Die Antiquiertheit des Menschen207. Le premier de ces principes
est celui de l’expansion. Chaque machine tend de façon
immanente à se dépasser elle- même, à
s’agrandir et à se prolonger. La recherche et l’assimilation
de nouveaux processus et appareils est nécessaire à
la fiabilité de son fonctionnement et à sa perpétuation
dans le temps. Ces processus et appareils externes sont intériorisés
par la machine
205 NE, p. 91 ; WE, p. 49
206 G. ANDERS, « Briseur de machines ? », in Das Argument,
n° 164, 1987, traduit et publié dans la revue Tumultes,
n° 28- 29, 2007, pp. 363- 364.
207 AM 2, pp. 117- 127 ; G. ANDERS, « Obsolescence des machines
», tr. fr. V. Deroche, in Conférence, n° 20, printemps
2005, pp. 423- 437.
pour former un second ensemble unique et plus vaste. Les exemples
fournis par le secteur de l’économie pourraient convenablement
illustrer les thèses d’Anders. La fusion entre deux
entreprises née d’une « OPA » (Offre Publique
d’Achat) témoigne de la propension d’une machine
à en absorber une autre pour former un plus grand groupe.
Cette tendance à la fusion est insatiable : la machine dans
son expansion désire l’harmonisation de son monde ambiant
(Umwelt). Fiabilité et utilité requièrent automatisation
et rationalisation du contexte intégré et fonctionnalisé
:
l’entreprise X ayant absorbé l’entreprise Y cherche
par exemple à harmoniser les conventions sociales des salariés
à partir du modèle le plus compétitif. Cette
tendance à l’expansion a également pour conséquence
une décroissance du nombre des machines existantes. Comme
le précise Anders, cette décroissance doit être
pensée comme corollaire au principe d’expansion et
non de manière indépendante et empirique, sans quoi
le constat serait celui d’une multiplication exponentielle
des machines (ordinateurs, téléphones portables, etc.).
L’expansion se fait par intégration : il y a une diminution
des machines englobantes proportionnellement convergente à
l’augmentation des machines individuelles.
« Cela implique que les machines, par le fait même
de leur concaténation et de leur collaboration, cessent d’être
des machines, qu’elles "chutent ontologiquement"
en devenant des composants de systèmes, des éléments
de grandes machines »208.
208 Ibid., p. 120 ; p. 427
Les machines individuelles perdent leur autonomie et cessent d’être
des machines pour n’être que des rouages du système.
Parallèlement à la réification de l’homme,
Anders en conclut qu’a lieu une « réification
des choses » (Verdinglichung der Dinge) : les machines contre
lesquelles se battaient les ouvriers isolés de Marx étaient
encore des individualités isolées. Le principe de
perte d’autonomie se réitère jusqu’à
la convergence terminale vers une machine unique et globale. Le
monde s’organise en réseaux et est organisé
selon les principes de fonctionnement idéaux de la machine.
Cet état final est qualifié de totalitaire :
« Je défends ici la thèse que la tendance au
totalitaire tient à l’essence de la machine et qu’à
l’origine elle provient du domaine de la technique ; que la
tendance inhérente à chaque machine en tant que machine
– soumettre le monde, exploiter en parasite les parties insoumises,
se combiner avec d’autres machines et fonctionner avec elles
comme composantes d’une machine totale unique – constitue
la tendance fondamentale ; et que le totalitarisme, si effroyable
qu’il soit, n’est jamais qu’une conséquence
et une variante de ce fait technologique universel »209.
Deux termes à cette tendance au totalitarisme technique,
« la situation (Zustand) technico- totalitaire vers lequel
nous nous dirigeons »210, sont possibles : ou bien la fin
du monde dans un globocide nucléaire interrompt les fusions
de machines entre elles, ou bien ce stade de machine unique est
atteint et l’ensemble des processus de production fonctionne
en adéquation avec tous ses éléments211. Il
n’existerait alors plus rien qui ne soit pas « machinique
».
209 Ibid., n.2 p. 439 ; p. 429. Günther Anders s’oppose
clairement à Hannah Arendt et à sa conception du totalitarisme
liée à un type de pouvoir politique particulier. Voir
H. ARENDT, Le système totalitaire, op. cit., pp. 210- 212.
210 NE, p. 96 ; WE, p. 53. Traduction légèrement
modifiée.
211 Voir en cette possibilité une « fin de l’homme
» peut être interprétée à partir
des aphorismes 220 et 288 du Voyageur et son ombre de Nietzsche
où il était déjà question de la relation
entre l’homme et la machine.
La possibilité de la fin du monde par une guerre nucléaire
est significative, à très grande échelle, du
fait que plus l’emprise de la machine est étendue,
plus le danger et les risques de catastrophes sont importants. Pour
illustrer sa thèse, Anders prend l’exemple d’une
panne de réseau électrique aux États- Unis
en 1965, mais l’exemple économique de la chaîne
de production d’automobiles bloquée par une fabrication
défectueuse d’une pièce sous- traitée
à une petite structure est également significatif.
La multiplication d’appareillages ouvertement dangereux comme
les armes nucléaires accentue la possibilité de dysfonctionnement
général d’autant plus si ces appareillages sont
organisés en réseaux212. Puisque le processus d’expansion
recèle indubitablement un danger, il ne peut progresser uniformément
et régulièrement : son évolution se fait par
le biais de crises successives, autant de moments propices pour
les fusions entre machines213. C’est pourquoi « malgré
l’intégration des parties dans le tout, chaque partie
doit se protéger contre le tout et le tout contre chaque
partie – la partie contre la défaillance du tout, le
tout contre la défaillance des parties »214. Un rouage
étant en mesure de paralyser l’ensemble de la machine,
il est paradoxalement nécessaire à celle- ci d’avoir
une « ration de survie » (eiserne Ration).
212 War Games, film de science- fiction réalisé par
John Badham et sorti en 1983 est un précurseur dans le genre
de la dénonciation de l’automatisation de la guerre
: en pleine guerre froide, un adolescent pirate sans le savoir le
système informatique militaire américain. Ce système
est géré par une intelligence artificielle appelée
WOPR (pour War Operation Plan Response) et manque de déclencher,
en faisant passer le niveau de sécurité américain
à DEFCON 1, une guerre thermonucléaire globale contre
le bloc de l'Est.
213 Les exemples de crises économiques et le cortège
de solutions aveugles sinon hypocrites sont tellement nombreux qu’il
n’est nul besoin d’en citer pour illustrer cette thèse.
214 AM 2, p. 124 ; G. ANDERS, « Obsolescence des machines
», Conférence, n° 20, art. cit., p. 433.
Une entreprise aux multiples appareils, comme une société
de chemins de fer, est poussée à trouver les moyens
lui permettant d’éviter qu’une grève de
quelques rouages ne grippe l’ensemble de la machine. Le peu
d’autonomie des machines individuelles est ainsi fonctionnalisé.
« Autant il est difficile de douter que l’interconnexion
(qui a sans doute le plus avancé dans le marché de
l’énergie) de tous les appareils et installations a
entraîné d’immenses avantages, autant il est
difficile de douter que la taille du danger croît avec celle
de la grande machine. Plus le système est grand, plus grande
est la catastrophe si le système défaille »215.
L’organisation et la gestion des machines dépendent
de la dimension des machines englobantes, du réseau et des
articulations internes d’interdépendance entre les
différents appareils ou machines individuelles. Anders conclut
son raisonnement en affirmant que ces thèses valent pour
les pays les plus industrialisés et qu’elles peuvent
permettre aux pays dit « en voie de développement »
d’entrevoir plus aisément le moment où les avantages
offerts par la technique, en termes de santé et d’autonomie
individuelle, par exemple, se retournent en leur contraire. Selon
Anders, seuls les naïfs « à courte vue »
(kurzsichtig) restent persuadés que l’usage bon ou
mauvais de la technique dépend des fins bonnes ou mauvaises
visées, donc des techniciens présumés libres
de disposer de la technique à leur guise. « L’une
des tâches essentielles de la philosophie de la technique
sera de découvrir ce point dialectique [entre avantage et
menace] et de déterminer où notre acceptation de la
technique doit se muer en scepticisme, voire en dénégation
farouche »216.
215 Ibid., p. 125 ; pp. 434- 435.
216 Ibid., p. 127 ; p. 437.
2.3.2. La technostructure, modèle de fonctionnement
économique
L’importance du rôle joué par la technique est
révélatrice de la situation particulière de
l’entreprise industrielle : celle- ci est devenue le lieu
de fabrication en série de l’homme médial.
La méticulosité (Gewissenhaftigkeit) y remplace la
conscience morale (Gewissen) : le travail, devenu une denrée
rare, vaut pour moral en toutes circonstances et son résultat
passe pour moralement neutre. Le conformisme est naturel, il fait
partie des conditions de fonctionnement idéales d’un
travailleur.
Marx avait rendu l’appareil et la technique de la société
capitaliste responsables de l’aliénation. Mais les
impératifs de planification, au principe de bon fonctionnement
de la machine, et la transformation spontanée de sociétés
capitalistes en sociétés socialistes, dans certains
pays du monde, ont démontré qu’était
contenu en prémices dans ses écrits le renversement
dialectique dans la technique. Les idéaux politiques et économiques
sont désormais un seul et même idéal technique
: le meilleur État et la meilleure entreprise sont les meilleures
machines qui rendent obsolètes toutes les autres, hommes
compris :
« Dans un certain sens, ces États [totalitaires] sont
plus honnêtes que les États non totalitaires. Il est
parfaitement vraisemblable, aussi effrayant que cela puisse paraître,
que les ères totalitaires des régimes hitlérien
et stalinien n’aient pas été des intermezzi
mais plutôt la réalisation de ce à quoi l’époque
veut vraiment en venir. Dans ces régimes, elle a en tout
cas montré son visage technique à nu et sans masque,
un visage qui met toute son honnêteté dans l’absence
de scrupules, c’est- à- dire un visage qui tient un
discours politique qui ne diffère en rien de son mode de
pensée technique »217.
217 TF, p. 69.
Du point de vue économique, appareil de fabrication de publicités
et appareil de fabrication des produits mis en vente et vantés
font partie d’un même macro- appareil, de nature technique
et sociale. Un principe de concentration de la puissance et de domination
oligarchique est inhérent au développement technique.
Dans son célèbre ouvrage de 1967 intitulé Le
nouvel état industriel, John Kenneth Galbraith dénomme
« technostructure » le fonctionnement particulier de
l’entreprise à l’époque du progrès
technologique. Dans le secteur des grandes sociétés
anonymes le pouvoir échappe aux capitalistes pour être
concentré entre les mains de l’appareil bureaucratique
qu’est la technostructure. Galbraith insiste dès l’introduction
de son ouvrage sur « le rôle joué par la théorie
classique du marché en tant que stratagème idéologique
destiné à masquer commodément l’exercice
du pouvoir par la grande société anonyme »218.
Il dénonce lui aussi la convergence bureaucratique et culturelle
des grandes entreprises capitalistes comme socialistes, ayant pour
résultat l’isolement de l’individu dans le travail
et les loisirs. À mesure que capacités et tailles
des grandes sociétés anonymes s’accroissent,
l’économie de marché cède progressivement
à la planification. Celles- ci risquent à tout moment
de perdre leur stabilité en raison de la nature de la production
technologique.
Elle nécessite des coûts élevés et de
longues périodes de développement avant que de nouveaux
produits arrivent sur le marché. Il est donc nécessaire
d’assurer la stabilité du marché pour garantir
la stabilité de la production en retour.
« Nous trouvons, en effet, autour de nous, au lieu de [la
loi du marché], un système économique qui,
quelle que soit sa couverture idéologique formelle, consiste
pour une large part en une économie planifiée. […]
Ce sont les impératifs de la technologie et de l’organisation
et non les conceptions idéologiques qui déterminent
la forme de la société économique »219.
218 J. K. GALBRAITH, Le nouvel état industriel, tr. fr.
J.- L. Crémieux- Brilhac et M. Le Nan, Paris, Gallimard Tel,
1989, p. IV.
Les impératifs de la technologie obligent l’entreprise
à anticiper sur les besoins du consommateur. Se met en place
un système planificateur plus complexe que la planification
entendue au sens de détermination autoritaire par l’État
de ce qui est produit, payé et consommé. La grande
entreprise procède d’abord par intégration verticale.
En d’autres termes, elle vise l’expansion et la centralisation,
telles que décrites par Anders, en cherchant avant tout à
contrôler la source de la matière première de
sa production, à la manière des compagnies pétrolifères
par exemple. Les contrôles des prix et du consommateur permettent
de réduire au maximum l’incertitude du marché
et d’assurer le bon déroulement de la production technologique.
Galbraith va jusqu’à utiliser des termes proches de
ceux d’Anders lorsqu’il s’exprime à propos
de l’expansion du système planificateur :
« La grande firme occidentale et l’appareil moderne
de la planification socialiste sont deux variantes qui expriment
l’adaptation à un même besoin. Un esprit libre
peut détester cette évolution. Mais c’est à
la cause qu’il doit s’en prendre. Il ne doit pas demander
que l’avion à réaction, les centrales nucléaires,
ou même l’automobile moderne à son rythme actuel
de production, sortent de firmes qui s’accommodent de prix
fluctuants et d’une demande non organisée. Il doit
demander […] qu’on n’en produise pas »220.
Le pouvoir économique dans le cadre de la technologie et
de la planification modernes s’associe naturellement à
l’agent de production le plus poussé et le plus avancé
: le modèle de l’entrepreneur ayant la main mise intégrale
sur la capital de sa multinationale est incorrect. Le fonctionnement
de la grande entreprise industrielle dépend d’une association
d’hommes doués de connaissances techniques, d’expériences
et de qualités différentes qui répondent à
la division du travail en secteurs d’expertise non maîtrisables
par un seul individu. Ce collectif n’est autre que la «
technostructure » :
219 Ibid., p. 45.
220 Ibid., p. 73.
« [C’est] un appareil de prise de décision de
groupe – destiné à mettre en commun et à
évaluer les informations fournies par de nombreux individus,
en vue de parvenir à des décisions qui débordent
le cadre des connaissances individuelles de chacun »221.
L’autonomie de la technostructure, insérée
dans le cadre général du fonctionnement de la grande
entreprise industrielle ou société anonyme, est un
objectif à atteindre au sens où la planification de
la production technologique réclame l’absence d’influences
extérieures : les décisions ne dépendent plus
des individus pris séparément mais du groupe qu’ils
forment pour les prendre. Dès lors que le processus décisionnel
d’une entreprise passe par le biais de la technostructure
un décalage se produit : la responsabilité est écartée
du choix individuel de chaque membre, pour reposer sur la structure
collective. Elle a également disparu des mains des propriétaires,
y compris des actionnaires qui ne formulent plus de décisions
mais ne font plus qu’effectuer des ratifications positives
ou négatives.
Ouvriers, ingénieurs techniciens comme propriétaires
sont dédouanés de toute responsabilité morale
de leurs actions effectuées dans le cadre de leur travail222.
221 Ibid., p. 119.
Galbraith détermine quatre types de motivations en jeu dans
la fonction réalisée par l’individu, quel que
soit son niveau dans la hiérarchie de la grande entreprise
industrielle223.
Ces motivations peuvent être qualifiées d’artificielles
au sens où elles sont nécessaires à ce que
les « détenus », pour reprendre le terme d’Anders,
restent efficaces et performants :
1. La première d’entre elle est la contrainte : l’employé
doit accepter les buts de l’entreprise sous peine de sanction
négative, tel que la perte de l’emploi ou tout autre
moyen de pression.
2. Cette acceptation peut également s’acheter. Il
s’agit du second type de motivation, dite motivation pécuniaire,
sanction positive. Le travail fourni est une marchandise en tant
que telle, ayant sa valeur d’usage et sa valeur d’échange
qui fait qu’un employé cherchera à vendre sa
force de travail au prix le élevé possible.
3. La troisième forme de motivation décrit le cas
de figure où l’homme seul reconnaît la supériorité
des objectifs de l’entreprise par rapport aux siens : il s’agit
de l’identification. L’employé est fier de travailler
pour son entreprise. Par exemple le soldat est heureux de contribuer
à la défense des valeurs de liberté et de démocratie
pendant ses opérations de pacification.
4. La quatrième forme de motivation décrit le cas
de figure où l’homme seul reconnaît la supériorité
de ses propres objectifs par rapport à ceux de l’entreprise
: il compétitives » (Ibid., p. 161). Cette compétitivité
interne et autonome a ensuite formé la source idéale
des dérives financières (spéculations infondées,
absence de bénéfices camouflée par un système
d’emprunts à répétition, sans parler
des opérations frauduleuses du type d’un système
de fausses factures comme dans l’affaire Enron en 2001) et
n’a fait que provoquer l’accélération
des processus techniques débouchant sur des crises économiques
inévitables.
222 Les doctrines néolibérales de l’école
de Chicago dans les années 70, telles que celles de Hayek
et Friedman n’ont fait que tenter de déplacer le pouvoir
de la technostructure aux actionnaires pour maximiser l’accumulation
de capitaux. La conséquence logique est qu’en opérant
ce déplacement du pouvoir « décisionnel »
collectif, la somme des actionnaires s’est mise à fonctionner
sur le modèle d’une technostructure, transformant les
firmes en « chaos de rapacités »
223 Ibid., chapitres XI, XII et XIII.
Il s’agit de l’adaptation. L’employé n’est
pas nécessairement fier de travailler pour son entreprise
mais pense pouvoir avoir une influence sur elle. « Le haut
fonctionnaire qui se soumet et à l’occasion contribue
à une action qui lui répugne, dans l’espoir
de faire prévaloir des mesures qui lui tiennent à
coeur, en est un [exemple] »224.
Ce « système des motivations » peut motiver
un individu à partir d’un seul type ou d’une
combinaison de types décrits ci- dessus. Sans rentrer dans
les détails finement exposés par Galbraith, la contrainte
n’est compatible ni avec l’identification, ni avec l’adaptation.
La production effectuée sous la contrainte a pour résultat
l’aliénation, au lieu de l’identification, et
la fuite ou l’absence de volonté, au lieu de l’adaptation.
La contrainte peut toutefois s’acheter et est compatible avec
la motivation pécuniaire. Ainsi à mesure que la contrainte
s’efface dans la compensation par de hauts revenus, identification
et adaptation peuvent s’effectuer et se combiner librement.
En reprenant les trois catégories des ouvriers ou employés,
ingénieurs techniciens et propriétaires ou actionnaires,
il apparaît que les premiers soumis à la contrainte
et sans forte rémunération peuvent vivre l’échec
de l’identification et se poser la question « que suis-
je en train de faire ? ». Les seconds, à la rémunération
plus élevée peuvent influer directement par le biais
de la technostructure sur les décisions prises par l’entreprise.
Le couple adaptation et identification joue pleinement son rôle
: l’ingénieur est rarement honteux. Les troisièmes
enfin, à la rémunération la plus élevée,
n’ont qu’un pouvoir de ratification mais bénéficient
du prestige de l’entreprise : l’identification joue
un rôle plus important que l’adaptation.
224 Ibid., p. 175.
« On peut conclure raisonnablement que l’identification
– c’est- à- dire l’échange volontaire
des buts individuels contre les buts reconnus préférables
de l’organisation – et l’adaptation – qui
est le fait pour un individu d’adhérer à l’organisation
dans l’espoir d’infléchir ses objectifs pour
qu’ils s’accordent mieux avec les siens propres –
sont deux mobiles puissants de la technostructure et jouent un rôle
croissant dans les cercles internes de l’organisation »225.
Le fonctionnement idéal de la grande entreprise avec sa
technostructure repose donc d’une part sur la valeur accordée
à la rémunération et d’autre part, sur
la valeur accordée aux buts poursuivis en tant que tels226.
Or, les ingénieurs techniciens comme les propriétaires
actionnaires sont, en tant que producteurs, également les
produits de leurs propres produits qu’ils consomment eux aussi
: l’identification vise les buts de performance maximale et
d’efficacité, l’adaptation vise l’amélioration
de cette performance maximale et de cette efficacité, règles
et objectifs régissant le monde technicisé produit
et consommé en masse. Seul celui soumis à la contrainte,
et pour qui ces motivations sont interdites, est autorisé
à chuter dans la honte pour rebondir sur le sol de la liberté.
225 Ibid., p. 201.
226 Sur la question de l’argent, entre autres, comme produit
culturel, de nombreux points communs entre Georg Simmel et Günther
Anders pourraient être établis. Une comparaison fouillée
des deux auteurs serait souhaitable mais sortirait une fois du plus
du cadre de cette étude. À titre informatif toutefois,
les quatre phases « objectivation- autonomisation- réification-
aliénation » décrites par Simmel (cf. G. SIMMEL,
Philosophie de l’argent, tr. fr. S. Cornille et P. Ivernel,
Paris, PUF, 1999, partie analytique, premier chapitre, « Valeur
et argent », pp. 21- 124) sont les phases du processus dialectique
d’extériorisation de la subjectivité dans le
monde social et culturel. En s’objectivant, le sujet extériorise
son intériorité dans les produits culturels, tels
que l’argent dans le cadre précis de la grande entreprise
industrielle. Bien que ces produits soient créés par
les hommes, ils s’émancipent de leur origine et finissent
par suivre leurs propres lois autonomes, comme la machine thématisée
par Günther Anders. Lorsque les contenus culturels objectivés
deviennent étrangers aux sujets et se retournent contre eux,
comme leur propre « ça mécanique » décrit
en première partie, l’autonomisation se renverse en
réification ou auto- réification et est éprouvée
par les sujets comme aliénation (Entfremdung) ou, dans son
évolution technique chez Günther Anders, comme distanciation
(Verfremdung).
2.3.3. Monde de la vie et monde technique
Lorsqu’Adolf Eichmann est choisi par Anders comme archétype du
monstrueux né de la technique, il est visé comme produit
efficace d’une société dont les principes sont
pré-politiques.
« Quelles sont les racines qui plongent plus profond que
les racines politiques ? Qu’est ce qui a rendu possible le
"monstrueux" ? La première réponse à
cette question semble banale. Effectivement, elle énonce
:
c’est le fait que nous sommes devenus, quel que soit le pays
industriel dans lequel nous vivons et son étiquette politique,
les créatures d’un monde de la technique »227.
Anders pose la question des conditions de possibilité des
décisions, gestes et réflexions à la source
des assassinats de masse, des camps d’extermination de l’Allemagne
nazie jusqu’à l’utilisation de la bombe atomique.
La principale cause de ces actions, annihilatrices de l’homme
par lui- même, relèverait d’un nihilisme pratique,
rendu possible sinon inévitable par le monde de la technique
organisé par des principes tel qu’expliqués
précédemment. La tendance nihiliste de la société
provient de la situation particulière de l’homme contemporain,
encore et toujours « créature » au sens d’être-né
au même titre que ses prédécesseurs. La vie
individuelle comme collective ne peut échapper au monde de
la technique, monde où le processus de donation de sens faisant
historiquement intervenir une pluralité de consciences co-
existantes et co- constituantes n’est plus possible. La coprésence
à soi est rendue difficile sinon impossible par la structure
même du monde technique qui médiatise peu à
peu chacun des rapports intersubjectifs. Le monde technique innerve
progressivement ce que Husserl nommait Lebenswelt.
227 NE, p. 51 ; WE, p. 24.
Le monde de la vie est cette structure fondamentale qui détermine
nos conditions d’existence dans nos rapports sociaux. La conscience
du monde de chacun est en même temps conscience d’un
seul et même monde pour tous. Même lorsque nous sommes
dans l’abstraction scientifique la plus élaborée
il reste que nous sommes toujours dans le monde ambiant de la vie,
monde pratique sur lequel s’appuie toute donation de sens
et monde vécu de l’agir en commun.
« Il va de soi que cela ne vaut pas seulement pour moi, l’Ego
singulier, et que c’est nous, qui vivons ensemble, qui possédons
d’avance ensemble le monde en tant que monde qui vaut- comme-
étant pour nous et auquel nous appartenons également
ensemble – ce monde en tant que monde- pour- nous- tous, en
tant que donné dans un tel sens d’être. Et en
tant que nous fonctionnons continuellement dans une vie éveillée,
c’est également ensemble que nous fonctionnons, selon
les différents modes du traitement commun des objets pré-
donnés : penser ensemble, évaluer ensemble, se proposer
et agir ensemble »228.
228 E. HUSSERL, La crise des sciences européennes et la phénoménologie
transcendantale, op. cit., p. 124.
Dans le cadre déterminé par Husserl, la synthèse
« nous », socialité universelle, est l’espace
des sujets egologiques fonctionnant dans l’intersubjectivité.
Les relations collectives existent selon certains modes de traitements
des objets pré- donnés dont il conviendrait de construire
une ontologie à proprement parler, volonté exprimée
par Husserl. Or, la question de l’élaboration d’une
ontologie du monde de la vie, tout en sachant qu’il est le
lieu d’un changement perpétuel des relativités,
pourrait sembler contradictoire. Husserl nous invite à en
interroger les structures invariantes en tant que le monde de la
vie conserve toujours « sa typique de lois d’essence
»229.
Il faut en dégager l’a priori qui conditionne l’expérience,
à savoir sa structure générale à laquelle
tout étant relatif est lié nécessairement.
Cet a priori est cette relativité même en tant que
« chacun de nous a son monde la vie, visé comme monde-
pour- tous »230. Le terme de vie ne signifie pas une entité
biologique mais la vie humaine comme expérience pratique
du monde à la source de l’élaboration des valeurs,
des buts et des motivations individuelles. Le monde de la vie s’enracine
désormais dans un monde technicisé, celui d’une
communauté historique particulière à savoir
celle des pays fortement industrialisés. « Le monde
de tous les jours est d’abord un monde de choses et d’appareils,
dont, certes, les hommes font partie ; mais non pas un monde humain,
qui comprendrait aussi des choses et des appareils »231. Le
monde de la pure et simple intuition est le monde naturel en tant
que monde de la vie partagé par une communauté historique
déterminée, visé comme monde pour tous. Or
ce monde dit naturel, celui de l’expérience intuitive
partagée, est un monde naturel technicisé où
se côtoient hommes, choses et appareils. « Se mettre
ainsi en mesure (Anmessung) "d’habiter" (Wohnung)
ce monde artificiel s’appelle contracter une "habitude"
(Gewöhnung). Pour celui qui s’est adapté au monde
artificiel, ce dernier prend l’apparence d’une "nature",
l’a posteriori prend l’apparence de l’a priori,
et le contingent l’apparence du nécessaire »232.
Une fois quotidiannisée, l’expérience intuitive
du monde technique devient une intuition ayant subi l’influence
de l’habitude et ayant assimilé les significations
de la vie quotidienne.
229 Ibid. p. 197.
230 Ibid. p. 286.
231 AM 2, p. 60 ; G. ANDERS, « L’humanité dépassée
», Conférence, n° 14, art. cit., p. 251.
« Nous voyons dans l’efficacité autonome ou
automatique de nos produits qui avait encore pour Goethe233 un aspect
effrayant quelque chose de normal, ou plutôt même de
réjouissant, car c’est la garantie que notre propre
existence fonctionnera sans encombre, et que nous serons soulagés
du poids de notre responsabilité »234.
Le caractère préthéorique, et donc pré-
politique, du monde de la vie n’est plus seulement la structure
sensible de l’appréhension du monde. Elle désigne
l’ensemble des croyances, des motivations et des pratiques.
Celles- ci précèdent tout acte de théorisation
sinon le fondent. À l’opposition entre monde de la
vie et monde scientifique, sur le plan subjectif chez Husserl, correspondrait,
selon l’interprétation possible donnée ici des
dires d’Anders, une opposition entre monde naturel et monde
technique, sur le plan intersubjectif. La Lebenswelt de l’homme
subirait l’influence du Maschinenwelt des choses et des appareils
techniques. Le monde de la vie est recouvert de « vêtements
d’idées »235, vérités objectivement
scientifiques, développées par la mathématisation
galiléenne de la nature, à laquelle a été
ajoutée la technique. L’ensemble forme des idéalités
non plus seulement mathématiques mais technologiques.
232 OH 1, p. 346 ; AM 1, p. 311.
233 Voir 3.1.2.
234 AM 2, p. 402 ; G. ANDERS, « Désuétude de
la méchanceté », tr. fr. M.
Colombo, in Conférence, n° 9, automne 1999, p. 175.
235 E. HUSSERL, La crise des sciences européennes et la
phénoménologie transcendantale, op. cit., p. 60.
« Nous, qui vivons dans un monde composé d’instruments
(Gerätewelt), sommes maintenant à la merci de ces instruments.
Puisque, par ailleurs, nous sommes ou semblons être les utilisateurs
de ces instruments, puisque nous traitons l’humanité
par le biais de ces instruments, nous ne traitons pas nos compagnons
humains en fonction de principes et motivations propres mais selon
le mode de traitement incarné par ces instruments et donc
en fonction de leurs maximes et de leur motivations »236.
La nature et l’homme qu’elle contient n’est plus
seulement traitée par le biais de l’activité
idéalisante scientifique mais également par le biais
de l’activité idéalisante technologique, ajoutant
aux vêtements d’idées initiaux l’aspect
marchand et économique dont la science était dépourvue.
L’homme est- il condamné à suivre les maximes
et les motivations des appareils techniques, produits en masse par
l’industrie, à savoir les armes et la plus symbolique
d’entre elles, la bombe nucléaire ? Ou bien peut- il
encore chercher à s’en préserver ?
HP, p. 331 ; HÜ, pp. 224- 225.
Il suffit de songer à l’exemple trivial du téléphone
mobile et de l’alerte permanente que sa possession présuppose,
y compris pour ceux qui n’en possèdent pas mais partagent
un monde avec ces « possesseurs ». Pour l’anecdote,
lors de sa conférence intitulée « le sens de
la phénoménologie », aux Archives Husserl de
Leuven, le 2 avril 2009, Marc Richir, interrompu par une sonnerie
dans l’assemblée, affirma « je ne peux pas lutter
contre ça ».
III. LA PRÉSERVATION DU MONDE
Nicht was lebendig, kraftvoll sich verkündigt, Ist das gefährlich
Furchtbare.
Das ganz gemeine ist’s, das ewig Gestrige, Was immer war und
immer wiederkehrt237
F. SCHILLER
3.1. Le supraliminaire : l’exemple atomique
3.1.1. Les raisons de l’aveuglement
Anders fait mention à de nombreuses reprises dans ses ouvrages
d’un seuil au- delà duquel le décalage prométhéen
est si puissant que la honte prométhéenne, échec
de l’identification, ne peut plus être éprouvée.
L’auteur est reconnu pour ses prises de positions farouchement
antinucléaires et n’a eu de cesse de dénoncer
la passivité des peuples face au problème de la possible
extinction complète de l’humanité. Il énonce
une règle, conséquence du décalage prométhéen
: « La force de notre sentir diminue à mesure qu’augmente
la médiation dans notre activité et que grandissent
les résultats de nos actions ; […] notre mécanisme
d’inhibition est inopérant à partir d’un
certain seuil (Schwellenpunkt) »238. Ce seuil en question
est à chercher au même titre que le point de basculement
décrit précédemment, lorsque le dépassement
des possibilités offert par la technique se mue en servitude
et avant qu’une crise technique ne soit irrémédiable239.
237 « L’horreur qui nous menace n’est pas celle
qui s’annonce avec vivacité et force. Elle est dans
la banalité, dans le cours éternel de ce qui a toujours
été et qui revient toujours ».
238 NE, p. 62 ; WE, pp. 30- 31.
Pour Anders, des millions de personnes sont employées à
préparer la possible liquidation de populations, sinon de
toute l’humanité. Il en résume les raisons à
la fin de Nous, fils d’Eichmann :
« Ce qui s’était appliqué à l’époque
[de la Seconde Guerre mondiale], à savoir que les employés
remplissaient leurs fonctions de manière consciencieuse,
- parce qu’ils ne voyaient plus rien d’autre en eux-
mêmes que les pièces d’une machine ;
- parce qu’ils prenaient à tort l’existence et
le bon fonctionnement de celle- ci pour sa justification ;
- parce qu’ils demeuraient les "détenus"
de leurs missions spéciales et restaient donc séparés
du résultat final par une quantité de murs ;
- parce que, en raison de ses énormes dimensions, ils étaient
rendus incapables de se le représenter ; et en raison de
la médiateté de leur travail, incapables de percevoir
les masses d’êtres humains à la liquidation desquels
ils contribuaient ;
239 Pour actualiser le propos d’Anders, il suffit de penser
à la crise écologique et au problème de son
irreprésentabilité. Comment concevoir les effets futurs
d’actions présentes quotidiennes, habituelles et dont
l’absence signifierait moins de confort ? Comment est- il
possible de se représenter qu’une recherche sur Google
équivaut à dépenser l’énergie
nécessaire à chauffer une tasse de thé ? La
problématique de Günther Anders est encore plus radicale
car elle dépasse la question de la disparition du confort
: avec le nucléaire la disparition de toute vie est possible.
- ou bien parce que, comme votre père [Adolf Eichmann],
ils exploitaient cette incapacité, tout cela donc s’applique
encore aujourd’hui. Et s’applique même aujourd’hui
aussi – ce qui rend tout à fait étroite la ressemblance
entre la situation actuelle et celle d’alors –, que
ceux qui se refusent à une telle participation, ou qui la
déconseillent à autrui, deviennent déjà
suspects de haute trahison »240.
Les raisons de l’aveuglement face à la situation actuelle,
du risque de désastre écologique, ou de la situation
des années 60, avec le risque de guerre nucléaire
sont similaires et conséquentes du décalage prométhéen
toujours croissant241. Le sentiment de honte, d’effroi ou
de crainte ne peut être dicté par la perception. Anders
prend l’exemple de son expérience de perception du
monde vu de son hublot dans un voyage aérien transatlantique242
: les hommes vus du ciel ne sont plus qu’une multitude de
points quand bien même ils sont encore perceptibles. Ce qui
est perçu par le biais d’une trop forte médiation,
d’une distanciation sans limites, empêche toute reconnaissance
: les objets vus du ciel ne représentent plus rien du tout,
il est impossible de percevoir un homme en tant qu’homme si
celui- ci s’est fait invisible, est devenu un néant
(Nichts) qui du même coup est anéantissable (vernichtbar)
sans scrupules243. Ce qui fait le nihilisme n’est plus le
fait de considérer tout comme néant mais de voir tout
comme anéantissable. Pour Anders, la condition morale de
la vérité est désormais la représentation.
Il émet la remarque suivante :
240 NE, pp. 102- 103 ; WE, pp. 57- 58.
241 Malgré le nombre important de pays ayant signé
le TNP (Traité sur la non- prolifération des armes
nucléaires) depuis 1968, Israël, l’Inde et le
Pakistan n’ont émis qu’au mieux quelques moratoires
pour stopper les essais. L’actualité récente
avec la Corée du Nord ou la question du développement
du nucléaire civil en Iran démontrent que le problème
reste latent, d’autant plus que les pays tels que la France,
la Grande- Bretagne, les Etats- Unis, la Russie et la Chine disposent
toujours d’un stock considérable d’ogives à
l’état actif. Voir G. LE GUELTE, « Günther
Anders a raison de dire que plus le nombre d’États
possédant la bombe est important, plus le monde est sous
pression », in Tumultes, n° 28- 29, 2007, pp. 367- 372,
et G. LE GUELTE, « Soixante ans de (non)- prolifération
nucléaire) », in Monde diplomatique, novembre 2005,
URL :
http://www.monde- diplomatique.fr/2005/11/LE_GUELTE/12904
242 HP, p. 81 ; HÜ, pp. 12- 13.
« Quel renversement de la situation normale ! Quelle absurdité
! Alors qu’en tant qu’étudiant j’avais
appris dans d’interminables séminaires phénoménologiques
que toute représentation (Vorstellung) doit se "réaliser"
(erfüllen) dans l’acte de "donation originelle"
(original gebenden). Qu’aurait pensé Husserl, si on
lui avait parlé de faits (Tatsachen) qui ne se donnent (dans
le meilleur des cas) "comme eux- mêmes" qu’à
travers la représentation ? Et de perceptions qui n’atteignent
leur point d’évidence que si elles s’accomplissent
dans des représentations ? »244.
Dans la première méditation cartésienne, Husserl
affirme à propos de l’évidence :
« Je ne pourrai évidemment ni porter ni admettre comme
valable aucun jugement, si je ne l’ai puisé dans l’évidence,
c’est- à- dire dans des "expériences"
où les "choses" et "faits" en question
me sont présents "eux- mêmes". Je devrai
alors, il est vrai, faire réflexion sur l’évidence
en question, évaluer sa portée et me rendre évidents
ses limites et son degré de "perfection", c’est-
à- dire voir à quel degré les choses me sont
réellement données elles- mêmes »245.
243 À propos du caractère total de la situation présenté
dans l’analyse andersienne, une comparaison rapprochée
avec les thèses d’Ernst Jünger, tant dans La Mobilisation
totale avec le couple organisme/organisation, que dans Le Travailleur
avec le couple Figure/type, est envisagée dans le cadre d’une
prochaine étude.
244 HP, pp. 142- 143 ; HÜ, p. 63.
Tout le problème de la perception médiée et
de la non- reconnaissance du décalage prométhéen
provient de cette évidence naturelle de la technique. Dans
le cas précis de la perception effectuée à
partir du hublot d’un avion, il est difficile de réviser
son jugement car il est difficile de dépasser l’évidence
fournie avec la perception de ces hommes qui n’ont vraiment
« l’air de rien du tout ». Il est alors nécessaire
de combler l’écart entre perception et réalité
par une représentation des hommes en tant qu’hommes.
L’habitude que la perception surpasse en efficacité
et en force d’impression (Einprägsamkeit) la représentation
fait que la confiance en l’anodin de la perception s’est
installée246.
L’inhibition morale est alors d’autant plus forte que
la confiance en la perception médiée l’est aussi.
La capacité de l’imagination, en tant que reproduction
d’un acte possible, ne peut rivaliser avec la praxis effective
actuellement. Les conséquences de l’» agir »
à la source des conséquences potentiellement désastreuses,
non pas seulement pour l’existence de l’homme mais surtout
pour son essence d’homme en tant qu’homme, sont si éloignées
qu’elles peuvent être qualifiées de supraliminaires
: elles dépassent les limites de la raison, de l’imagination
et du sensible. D’un côté, la perception de petits
points indiscernables à partir d’un hublot est d’une
intensité trop faible pour provoquer une quelconque sensation
: elle est infraliminaire au sens où elle ne dépasse
pas le seuil différentiel entre l’excitation et la
sensation nécessaire pour raisonner, imaginer ou ressentir.
À l’opposé, le supraliminaire qualifie une telle
ampleur d’un événement qu’il est impossible
de s’en faire la moindre représentation adéquate247.
Dans le cas de l’utilisation de la bombe nucléaire,
« tout comme les auteurs ne pouvaient pas prévoir le
mal qu’ils faisaient, les victimes ne pouvaient plus se rappeler
ce qu’on leur avait fait »248.
245 E. HUSSERL, Méditations cartésiennes, tr. fr.
G. Peiffer et E. Levinas, Paris, Vrin, 2001, p. 35.
246 Le constat est bien sûr plus grave à partir du
moment où la confiance repose sur une perception de transmission
de perception comme produit plus efficace encore, où le «
je ne crois que ce que je vois » est devenu « je ne
crois que ce que je vois retransmis à la télévision
». Le problème récurrent au niveau de la formulation
des thèses d’Anders réside dans son utilisation
trop équivoque du terme de représentation qui mériterait
parfois qu’il y consacre plus qu’un paragraphe illustratif.
Il s’agit probablement de la limite de son mode d’écriture,
à mi- chemin entre le journalisme et la philosophie.
247 La conséquence de cette idée est depuis longtemps
admise en journalisme. Il s’agit de la règle qui veut
que la mort du voisin sera plus importante que celle de la population
décimée de l’autre côté de la planète.
Généralement les sujets du journal télévisé
sont hiérarchisés en fonction d’une part d’une
sorte de quotient de représentativité et d’autre
part du public visé. À la mi- journée la grève
des laitiers l’emportera sur le crash d’un avion alors
que le soir ce sera l’inverse.
248 G. ANDERS, Et si je suis désespéré, que
voulez- vous que j’y fasse ?, op.
cit., p. 73.
249 OH 1, p. 291 ; AM 1, p. 262.
250 Sauf si bien entendu, en tant que produit susceptible d’être
vendu, ce fait devient important. L’impact politique de la
narration continue de la vie des starlettes de cinéma n’est
pas très significatif. Il n’en est pas de même
lorsqu’on songe aux historiens de l’avenir qui travailleront
à partir de coupures de journaux de la période pré-
électorale de 2005 concernant le projet de constitution européenne.
Ils ne seront pas en mesure de comprendre pourquoi les électeurs
ont dit l’inverse de ce qui était pourtant rapporté
« objectivement » par tous les médias.
Certains faits, le nucléaire comme une catastrophe naturelle
de grande ampleur, sont « historiquement supraliminaires »249.
Parallèlement au développement précédent,
certains faits sont dits infraliminaires. Ils forment la multitude
de gestes quotidiens et sont trop peu significatifs pour qu’il
en soit question d’un point de vue historique. Ce type de
faits n’a pas vocation à être transmis comme
connaissance théorisée aux générations
suivantes car ils ne dépassent pas le seuil d’intérêt
minimal250 : l’histoire opère un tri elle- même
(sie siebt sich selbst). La guerre nucléaire serait historiquement
supraliminaire au sens où il n’y aurait plus de situation
qui soit historique après elle. Le moindre essai nucléaire
ou accident est historiquement supraliminaire également au
sens où les effets déclenchés sont si durables
que plusieurs générations y seront confrontées.
Chaque accident nucléaire est un nunc stans, un présent
immobile, car ses effets, telle la demi- vie de l’atome radioactif,
sont d’une durabilité telle que le déclenchement
à la source de la contamination n’a pas seulement été
mais aura des effets qui toujours seront251.
3.1.2. Les apprentis sorciers et la catégorie du religieux
Dans le dernier chapitre de Die Antiquiertheit des Menschen 2, intitulé
Die Antiquiertheit der Bosheit, Anders réactualise l’histoire
de l’apprenti sorcier, contée par Goethe.
251 La ville de Pripiat à côté de la centrale
de Tchernobyl en Ukraine ne reverra plus d’hommes fouler son
sol avant des siècles. La responsabilité est tellement
étendue dans le temps qu’elle a fini par se dissoudre.
La nature qui a repris ses droits dans la ville musée sans
visiteurs est à jamais une nature contaminée naissant
perpétuellement dans une nature contaminée.
252 AM 2, p. 398 ; G. ANDERS, « Désuétude de
la méchanceté », Conférence, n° 9,
art. cit., p. 170. Le fait d’introduire la catégorie
du religieux pourrait paraître étonnant venant de la
part de Günther Anders. L’absoluité de l’absurde
du nucléaire renvoie plus à une eschatologie qu’à
une téléologie. Mais l’auteur précise
tout de même que « le problème de la survie est
trop grave pour qu’on le laisse à des spécialistes
de la vie éternelle. » (AM 2, n. 2, p. 472).
Chaque homme d’aujourd’hui est un apprenti sorcier
: « Non seulement nous ne savons pas que nous ne connaissons
pas la formule permettant de rompre l’enchantement, ou que
celle- ci n’existe pas, mais, qui plus est, nous ne savons
même pas que nous sommes des apprentis sorciers »252.
De plus, contrairement à l’apprenti sorcier du conte,
il n’y a pas de maître pour venir sauver l’homme.
La forme actuelle de la division du travail rend possible le triomphe
de l’irrationalisme. Lorsque l’homme travaille, il ne
sait plus ce qu’il fait. Cet irrationalisme doit son existence
au rationalisme de l’application des sciences à la
technique. L’ignorance s’ignore comme jamais auparavant.
La vie de l’homme se déroule désormais dans
un système irrationnellement rationnalisé. «
L’irrationalisme actuel ne proclame pas que nous ne pouvons
plus savoir telle ou telle chose mais que nous ne devons plus savoir
telle ou telle chose. Un irrationalisme comme morale »253.
L’exécution des tâches est rationnelle et doit
le rester pour tout homme, sans qu’il ne se pose la question
du résultat de ses actions. Il faut bien travailler pour
vivre, tout en défendant le principe de l’inopportunité
de la pensée téléologique254. Le problème
de la bonne conscience et de la faute a évolué en
problème de mission et d’erreur. Les apprentis sorciers
s’exercent à maîtriser leur baguette sans réaliser
que l’expérience n’en est plus une : ses effets
sont tels qu’elle n’est plus circonscrite à l’intérieur
du monde mais appartient au monde même et est constitutive
de la réalité historique de l’homme. D’où
ce sentiment d’appartenance à un monde rationnel, dense
forêt de balais « désirée » par
les peuples qui ne seraient pas encore entrés dans «
l’histoire ».
253 Ibid. p. 401 ; p. 174.
254 Plusieurs variantes de défense de cette inopportunité
sont possibles : minimisation, camouflage, fausses comparaisons,
etc. Les remarques d’Anders peuvent peut- être s’appliquer
au contexte récent de réchauffement climatique. Les
détracteurs pensent que soit la technologie trouvera des
solutions, soit la nature reprendra ses droits par un déluge
ou bien encore que d’autres problèmes sont plus urgents
que la préservation de l’environnement, entendu dans
son sens le plus large.
Cette situation d’appartenance nait de la sécurité
du sentiment de maîtrise, comme par exemple le fait de posséder
la bombe nucléaire pour un État industriellement avancé.
« Il appartient à l’essence de la puissance atomique
de dépasser la distinction plausible dans d’autres
cas entre "avoir" et "utiliser", entre "habere"
et "adhibere", et d’imposer à sa place l’équation
"habere = adhibere", "avoir = utiliser" »255.
La puissance prévaut sur le pouvoir : l’anéantissement
de l’ennemi provoqué par un simple déclenchement
vaut pour être à la fois menace et potentiel, langage
et action. Cela peut être plus ou moins étendu à
toutes les armes. La bombe nucléaire fait exception par son
absoluité et son caractère définitif. Le renversement
de la possession de la puissance en perte de sécurité
nait de l’acceptation du statut de maître tout puissant
: je possède l’arme qui fait que je me sens en sécurité
mais qui menace autrui, lequel ne peut plus que chercher à
me menacer en retour256. Puisque l’un s’est fait semblable
à un dieu l’autre ne comprend pas pourquoi il lui serait
interdit d’être un dieu aussi. « Nous sommes semblables
à Dieu au sens négatif uniquement, car il ne saurait
être question d’une creatio ex nihilo, mais bien plutôt
du fait que nous sommes capables d’une totale reductio ad
nihil, du fait qu’en tant que destructeurs nous sommes devenus
tout- puissants »257. Que l’homme croit ou non en quoi
que ce soit n’est plus important :
255 TF, p. 36.
256 Il est à noter que la menace ici présentée
repose sur la possession d’une arme nucléaire (a fortiori
de toute arme) et non sur des passions primitives ou une disposition
« naturelle » à la guerre telles que décrites
par Hobbes. La toute puissance, uniquement négative, due
l’arme nucléaire est corrélative au caractère
supraliminaire des effets induits par cette possession.
257 AM 2, p. 404 ; G. ANDERS, « Désuétude de
la méchanceté », Conférence, n° 9,
art. cit., p. 178.
la situation technique réclame les concepts religieux de
la toute- puissance et de l’impuissance. Il serait aisé
de gloser sur l’état de faiblesse originelle de l’homme.
Le religieux pourrait dire : « nous sommes de faibles mortels
et je l’ai toujours dit ».
Mais l’ignorance du résultat de ses propres actions
comme l’ignorance de cet état d’ignorant appelle
la distinction de deux types d’impuissances : celle du croyant
et du non croyant, impuissants en tant que créatures d’un
dieu ou de la nature, et celle de l’homme prométhéen,
impuissant du fait de ses propres actes. « Nous ne sommes
pas aujourd’hui essentiellement des êtres "mortels"
(sterbliche), mais des êtres "tuables" (tötbare)
»258 . L’effet particulier de la situation d’être-au-
monde médiée est que la possibilité du meurtre
de l’ennemi, telle que Camus la décrivait encore dans
L’Étranger, est obsolète. Le travail de liquidation
est pris en charge par les instruments de guerre. L’ennemi
invisible n’a plus qu’une existence présumée
comme initiateur du déclenchement de la bombe, nucléaire
ou non. L’homme est désormais tuable non plus seulement
en tant qu’individu, en tant que soldat qui verrait sa tombe
honorée éternellement pour son sacrifice sur l’autel
de la liberté, mais en tant qu’ensemble anonyme. La
catégorie du religieux invoquée par Anders n’est
en rien positive.
« Nous ne sommes apocalypticiens que pour avoir tort. Que
pour jouir chaque jour à nouveau de la chance d’être
là, ridicules mais toujours debout. Personne n’a encore
jamais eu cet objectif dans l’histoire de l’eschatologie
: sur l’arrière- plan des attitudes apocalyptiques
connues de l’histoire des religions, cet objectif est probablement
absurde. Mais il n’est tel qu’en tant que réaction
à une chose elle- même absurde »259.
Elle ne lui sert qu’à désigner le terrible
de l’agir humain transcendant toute mesure possible. Il faut
empêcher l’apocalypse technique qu’aucun maître
bienveillant ne viendra arrêter comme dans le conte de Goethe.
258 Ibid., p. 405 ; p. 179.
259 TF, p. 30.
« Être un apprenti sorcier signifie donc :
ne pas savoir ce que l’on fait, ne pas savoir que produire
est un acte, et ne pas se représenter, ou ne pas craindre,
ou ne pas être capable de regretter après coup ce que
l’on pourrait provoquer par ce que l’on produit ou a
produit »260.
En toute bonne conscience et même en tant que porteur d’une
mission pour certains, l’homme ignore ce qu’il fait
lorsqu’il fabrique ses produits. Persuadé qu’il
n’est question que de maîtrise entre lui et ses créations,
il ignore les exigences de ses appareils une fois qu’ils ont
échappé à son contrôle. Il cherche même
à inventer de nouveaux appareils pour récupérer
le contrôle perdu, sur ses appareils comme sur ses semblables
devenus les produits de leurs propres produits à surveiller
eux aussi. Enfin il est victime d’un « paralogisme de
la sensation »261, de ce raisonnement faux, fait de bonne
foi, sur base de l’immuabilité de la sensation elle-
même marchandisée, qui provoque l’indifférence
exprimée par la phrase « de toute manière, on
crèvera tous ensemble ». Le danger par lequel on est
menacé et dont je suis averti, car la bombe a déjà
été larguée à deux reprises, ne me menace
pas personnellement. Le nous de la communauté intersubjective
étendue à la population mondiale du fait de l’existence
d’effets d’actes sans limite ni d’espace ni de
temps est irreprésentable262. Il ne concerne que ce on que
je ne connais pas. Il n’y a plus besoin ni d’avoir peur,
ni de changer son agir personnel. L’agent libre devenu agent
collaborateur est aussi un patient indolent : l’inconcevabilité
et l’insensibilité face à sa situation forme
le jeu de facultés le plus improductif qui soit. L’espoir
réside dans l’échec des tentatives de représentation,
comme l’a vécu l’éclaireur qui prononça
le « go ahead » à ses camarades pilotes de bombardier
le 6 août 1945 au- dessus d’Hiroshima263.
260 AM 2, p. 410 ; G. ANDERS, « Désuétude de
la méchanceté », Conférence, n° 9,
art. cit., p. 186.
261 TF, p. 43.
3.1.3. Le cas Eatherly
En ce jour de la « catastrophe »264, trois avions météo
américains ont survolé le Japon. Leur mission était
de dire oui ou non lorsqu’ils arriveraient au- dessus des
villes de Kokura,
262 Une comparaison entre Anders et Patocka serait à faire
au niveau de la communauté de désolidarisés
appelée par le premier et la communauté des ébranlés
appelée par le second. Mais cette question nécessiterait
une étude entière.
263 NE, p. 76 ; WE, p. 40 : « Cela parce que, grâce
à lui justement, nos yeux se dessillent ; parce que, grâce
à lui justement, nous décelons que nous sommes parvenus
à la dernière bifurcation ; parce que grâce
à lui justement, nous sommes avertis de ne rien mettre en
route qui échappe à la portée de notre vue
(Unabsehbares) ».
264 Dans une note de mai 1981 ajoutée à la fin de
son commentaire aux Élégies de Duino, rédigé
avec Hannah Arendt, Günther Anders s’exprime en ces termes
pour justifier la réédition de l’ouvrage : «
Ce n’est plus ma ou notre production : c’est un document
d’une époque depuis longtemps révolue : l’époque
d’avant la catastrophe. […] Ce n’est pas sans
mélancolie que je livre ce texte à des lecteurs d’aujourd’hui
qui pourraient être les petits- enfants des lecteurs d’alors
». RILKE Reiner Maria, Élégies de Duino, tr.
fr. B. Pautrat, Paris, Payot & Rivages, 2007, pp. 57- 58. La
catastrophe en question est l’événement du 6
août 1945, « premier jour d’une nouvelle ère,
le jour à partir duquel l’humanité était
devenue capable, de manière irréversible, de s’exterminer
elle- même ». G. ANDERS, Et si je suis désespéré,
que voulez- vous que j’y fasse ?, op. cit., pp. 64- 65 .
Nagasaki et Hiroshima.
En attente de la confirmation, plus éloigné, volait
un bombardier B- 29 du nom d’Enola Gay.
L’avion de reconnaissance qui se dirigeait vers Hiroshima,
baptisé Straight Flush, s’orientait au radar dans une
épaisse couche de nuages. Puis est apparue la ville d’Hiroshima,
à travers un espace plus clair. Le chef pilote de l’appareil,
le major Claude Robert Eatherly envoya le signal. L’appareil
fit demi- tour alors que le radio transmettait le message capté
par l’Enola Gay. Les conditions étaient bonnes. À
8 heures 14, heure locale, Little Boy explosait au- dessus de la
ville d’Hiroshima, désintégrant toute forme
de vie à proximité de la zone d’explosion et
ravageant une grande partie de la ville.
Les personnes les plus directement impliquées dans le bombardement
d’Hiroshima ne semblèrent jamais éprouver de
remords, félicitées et récompensées
pour leur « devoir accompli ». Un homme, moins connu
et moins « directement » responsable, ne s’en
est jamais remis. Il s’agit du commandant du Straight Flush,
le major Eatherly. Pour dire que le ciel au dessus d’Hiroshima
était dégagé, Claude Eatherly n’a pas
eu besoin de haïr ses victimes :
« Parce que "je suis devenu incapable de devoir".
Cela signifie : parce que je suis exclu des choses morales et que
je dois le rester. Bref, le geste qui décidera du début
de l’apocalypse ne se distinguera d’aucun geste technique
et sera accompli (dans la mesure où il ne sera pas accompli
de façon totalement automatique, c’est- à- dire
comme simple réaction d’un instrument à un autre
instrument) avec ennui par un quelconque employé qui suivra
innocemment l’instruction d’un signal lumineux »265.
265 TF, p. 53. HP, p. 54 ; HÜ, p. XXIV.
Claude Eatherly est la contre- figure d’Eichmann, le cas
idéal de la culpabilité due à une action indirecte.
Son repentir est d’autant plus méritoire qu’il
n’a fait que transmettre l’ordre signifiant que les
conditions étaient réunies pour que la bombe nucléaire
soit larguée sur Hiroshima et entraine la mort de 250 000
personnes. La correspondance entretenue entre Claude Eatherly et
Günther Anders a été reçue comme «
un symbole de l’époque, comme le symbole de la problématique
à laquelle nous sommes confrontés mondialement dans
notre ère de la troisième révolution industrielle
»266. Ayant pris connaissance de ce qu’il s’était
produit à Hiroshima, Claude Eatherly resta muet durant plusieurs
jours. Il n’avait pas largué la bombe, mais avait transmis
l’ordre à l’Enola Gay de le faire.
Il ne pouvait tout simplement pas le supporter. Il a semblé
être atteint d’une sérieuse dépression
nerveuse et a d’abord pris sur lui afin de reprendre le dessus.
Malgré tout, Hiroshima hantait ses nuits. Démobilisé,
le « héros » tenta de retrouver une vie normale
auprès de sa femme, épousée en 1943. Il trouva
un emploi dans une société pétrolière
de Houston. Il y progressa jusqu’au poste de directeur des
ventes. Pourtant, toutes les nuits, il se retrouvait à Hiroshima.
Il tentait d’y échapper en absorbant alcool et médicaments,
sans effets notable sur sa culpabilité. Chaque mois, il se
mit à prélever une partie de son salaire pour l’envoyer
à Hiroshima. Il écrivit également aux autorités
d’Hiroshima et à des victimes pour s’excuser.
En 1950, Truman annonça que les États- Unis s’apprêtaient
à construire une bombe à hydrogène. Lorsqu’il
apprit la nouvelle, Eatherly loua une chambre dans un hôtel
de la Nouvelle- Orléans. Il s’y enferma et tenta de
mettre fin à ses jours en absorbant des médicaments.
Il fut cependant sauvé et, après sa sortie de l'hôpital,
se rendit à l'asile psychiatrique de Waco, spécialisé
dans les soins des troubles psychologiques des soldats. Il en sortit
mais sans que ses troubles n’aient disparu. Pour tenter de
dormir, il concentra son énergie dans le travail. Il abandonna
son poste de directeur des ventes, devint ouvrier et choisit les
tâches les plus épuisantes. Mais ce ne fut pas suffisant
une fois de plus : « Eatherly, dans ses rêves, voyait
les visages agonisants de ceux qui étaient dévorés
par le feu infernal d’Hiroshima »267. Tout comme les
autres aviateurs ayant participé au bombardement de la ville
japonaise, il fut considéré comme un héros.
Au début de l’année 1953, il comparu devant
la justice pour avoir falsifié un chèque d’un
montant dérisoire. Ce chèque avait été
envoyé à un orphelinat d’Hiroshima chargé
de prendre soin des victimes du bombardement. Il écopa de
neuf mois de prison, mais fut libéré avant le terme
pour bonne conduite. À Dallas, il attaqua un magasin à
main armée dont il n’emporta rien. Un non- lieu fut
prononcé du fait de « l’irresponsabilité
» plaidée par son avocat. Il séjourna à
nouveau à Waco pendant quatre mois et y fut reconnu en tant
« qu’invalide psychique ». Le médecin chef
de l’établissement décrivait son état
en ces termes : « Un cas incontestable de transformation de
la personnalité. Patient dépourvu de tout sens de
la réalité. Complexe d’angoisse, tension nerveuse
croissante, émotions émoussées hallucinations
»268. Il devint ensuite commis voyageur durant six mois, mais
fut retrouvé baignant dans son sang un matin. Il retourna
à Waco. Il en sortit à nouveau après six mois,
« guéri ». Entre temps sa femme avait obtenu
le divorce. De 1954 à 1959, il alterna les braquages, sans
toutefois emporter quoi que ce soit, et les séjours en asile
psychiatrique.
267 Ibid., p. 300 ; p. 200. Citation extraite de la préface
rédigée par Robert Jungk à la correspondance
entre Günther Anders et Claude Eatherly.
Ce chapitre avait déjà été traduit
et édité seul sous le titre de Avoir détruit
Hiroshima, Correspondance de Claude Eatherly le pilote [de l'avion
de reconnaissance] d’Hiroshima, avec Günther Anders,
Paris, Robert Laffont, 1962. La correspondance entre le philosophe
et le pilote s’est déroulée du 3 juillet 1959
au 11 juillet 1961 et Adolf Eichmann a été arrêté
le 11 mai 1960. La comparaison entre les deux hommes s’est
donc faite naturellement.
268 Ibid., p. 302 ; p. 201.
La presse commença à s’intéresser à
lui, alors que partout la nécessité du bombardement
d’Hiroshima était remise en question. Anders prit la
décision à cette époque de débuter une
correspondance avec Eatherly. Cette correspondance a permis à
Eatherly de retrouver espoir et de comprendre qu’il n’était
absolument pas fou alors qu’il ne parvenait plus à
sortir de l’asile de Waco269.
Il fut pris du besoin de témoigner pour appeler le monde
à s’opposer à l’arme nucléaire.
« Le cas Eatherly, bien que sans précédent,
ne devrait pas être considéré comme isolé
ou unique, mais plutôt comme un exemple prophétique
qui nous indique comment l’homme de l’âge technique
va devoir réagir face à une situation où il
se trouvera pris dans des actions qui, de manière paradoxale,
sont les siennes sans être les siennes ; des actions qui en
font un coupable sans faute »270.
La particularité d’Eatherly réside dans sa
volonté de prouver sa culpabilité en commettant des
actes répréhensibles par la loi. Alors qu’en
temps normal toute personne est jugée en fonction de ses
actes, se jugeant lui- même coupable d’un crime non
reconnu comme tel, il se mit à commettre des actes pour prouver
sa culpabilité. « Si nous pouvons devenir aussi atrocement
coupables en n’étant que de simples rouages (Schräubchen),
alors nous devons refuser d’être transformés
en de tels rouages »271.
269 Les différents faits narrés par Eatherly tels
que la connivence des médecins aux étranges diagnostics
et des juges avec l’armée américaine ou encore
une de ses lettres visiblement écrite dans un état
du à l’administration d’une « camisole
chimique » sont révélateurs de la terreur douce
du conformisme et de sa violence invisible, impitoyable pour celui
qui la subit.
270 HP, p. 387 ; HÜ, p. 277.
271 Ibid., p. 461 ; p. 346.
Le crime dont Eatherly portait le poids, contrairement à
celui de la machinerie nazie de production industrielle de cadavres,
n’avait pas requis la participation d’un grand nombre
de personnes pour déclencher le largage de la bombe : là
où un rapide changement de conditions météorologiques
avait sauvé la ville de Kokura et causé la destruction
de Nagasaki le 9 août 1945, le « go ahead » d’Eatherly
à lui seul avait été décisif du sort
d’Hiroshima.
« Eatherly n’est pas exactement le jumeau d’Eichmann,
mais précisément son opposé, porteur d’espoir.
Pas l’homme qui utilise la machine comme un prétexte
pour renoncer à sa conscience, mais, au contraire, celui
qui reconnaît la machine comme le danger ultime pour la conscience
»272.
Eatherly représente le refus de la décharge, sous
forme de l’activité technique, de la plupart des choses
dont chacun s’habitue peu à peu. Car cette décharge
signifie simultanément que l’agent devient co- agent
de la médiation, de la responsabilité de ses actes
et des remords qu’ils peuvent occasionner. Certains actes
vont même jusqu’à être commis sans intervention
humaine. L’acte n’est plus qu’un événement.
272 Ibid., p. 440 ; p. 327.
273 TF, p. 74.
« La Critique de la raison pratique semble condamnée
à mort »273. Pour Kant les actes moraux n’appartiennent
pas à la nature. Ils sont des événements connectés
dans une série temporelle. La situation de l’homme
en rapport avec une machine veut déjà que la série
temporelle soit perturbée. Or, une situation sans homme annule
toute possibilité de série temporelle, il ne reste
plus qu’un délai séparant deux événements.
La causalité libre de l’homme ne fait que s’aliéner
dans l’égarement de l’homo faber devenu obsolète
par ses propres productions d’appareils. « Nous, les
hommes d’aujourd’hui, sommes faits d’innombrables
Claudes virtuels, à qui il pourrait arriver la même
chose qu’à Claude, c’est- à dire de se
retrouver complice d’un crime en tant que pièce d’une
machine »274. Au lieu que chacun ne consacre son énergie
et son inventivité à anéantir le peu de savoir
qu’il lui reste sur ce qu’il fait pour des raisons de
sécurité psychologique ou physique, Anders en appelle
à retrouver la liberté d’avoir peur, même
si cette mortelle terreur, telle que vécue par Eatherly,
provient de la constatation de la limite des capacités de
représentation de l’homme. C’est pourquoi Anders
appelait de ses voeux une « critique du sentiment pur »
afin d’établir une topologie des limites dans lesquels
les sentiments sont circonscrits. Sa morale de l’urgence a
voulu qu’il cherche à repousser ces limites par une
éducation esthétique formatrice de l’imagination
morale avant même de les déterminer275.
3.2. Esthétiques du nihilisme
3.2.1. Kafka et le renoncement
Anders a écrit un essai sur l’esthétique de
Kafka, instruit sous la forme d’un procès. Le texte
initial était un exposé tenu à Paris en 1934,
devant des auditeurs ne connaissant pas Kafka hormis Hannah Arendt
et Walter Benjamin276. Oublié par son auteur, le texte a
été complété et réédité
en 1951 contre la mode du kafkaïsme d’après guerre.
274 HP, p. 45 ; HÜ, p. XVIII.
275 Ibid., p. 41 ; p. XV : « Le désastre dont nous
devons à tout prix essayer d’empêcher l’arrivée
est si monstrueusement grand, et le rythme auquel il se précipite
vers nous s’accélère si manifestement de jour
en jour, que nous devons promouvoir l’impatience en vertu
; et même des plus indispensables ».
Kafka est pour Anders un créateur d’images- miroir,
comme celle de l’Odradek. Cette chose symbolise les objets
manipulés par l’homme quotidiennement sans que leur
utilisation ne semble avoir de rapport direct avec un quelconque
besoin. C’est une chose qui fonctionne mais sans fonction
apparente :
« L’homme d’aujourd’hui tombe des milliers
de fois sur des appareils dont le caractère propre lui est
inconnu, et avec lesquels il ne peut entretenir d’autres relations
qu’"aliénées", puisque leur relation
au système des besoins humains est médiatisée
à l’infini ; car l’"aliénation n’est
pas une astuce du philosophe ou du poète Kafka, mais bien
un phénomène qui se manifeste dans le monde actuel,
à ce fait près que dans la vie quotidienne, l’aliénation
est dissimulée par le paravent d’une accoutumance vide.
Par sa technique d’aliénation, Kafka démasque
l’aliénation secrète dont est empreinte la vie
quotidienne – et en cela aussi, il est, une fois encore, réaliste.
Sa "déformation" "informe" »277.
Kafka joue avec une méthode d’inversion. Il s’agit
du procédé stylistique que l’on retrouve dans
les fables par exemple, où les hommes apparaissent sous les
traits des bêtes.
Cette technique d’écriture possède une fonction
didactique, telle la table qui se dresse sur sa tête de bois
au début du Capital de Marx.
276 Walter Benjamin a lui même écrit sur Kafka («
Franz Kafka : lors de la construction de la muraille de Chine »
et « Franz Kafka, pour le dixième anniversaire de sa
mort », in OEuvres, t. II, tr. fr. M. de Gandillac, R. Rochlitz,
P. Rusch, Paris, Gallimard, 2000, pp. 284- 294 et pp. 410- 454).
Les interprétations des deux auteurs diffèrent essentiellement
sur le fait que Benjamin reconnaît une certaine beauté
dans le désespoir et l’absurde de la soumission des
personnages alors qu’Anders ajoute au gain esthétique
des situations dépeintes, le risque moral et philosophique
encouru par Kafka, qui explique le sous- titre « pour et contre
» du livre. Une analyse détaillée réclamerait
le parcours du corpus kafkaïen dans sa totalité.
277 G. ANDERS, Kafka pour et contre, tr. fr. H. Plard, Strasbourg,
Circé, 1990, p. 30.
« Le sujet et l’objet sont inversés ou permutés
entre eux. Cela semble purement grammatical, mais va bien plus loin.
Quand Esope veut dire dans ses fables : les hommes sont comme des
bêtes, il montre que les bêtes sont des hommes ; quand
Brecht, dans son Opéra de quat’ sous, veut dire que
les bourgeois sont des truands, il met en scène des truands
qui jouent les bourgeois. Ce qui va de soi, ce qui ne stupéfie
pas, dans notre monde, est horrible : donc, il inverse l’équation
: l’horrible, c’est ce qui ne stupéfie pas »278.
La disjonction habituelle entre l’homme et la bête,
entre le père de famille et l’exécutant des
meurtres de masse, est réunie sous la forme d’animaux
doués de parole. Le stupéfiant est donné sous
les traits du non- stupéfiant de façon tout à
fait réaliste279. L’objectif est la création
d’ « images d’images » par le texte, ce
qui, en temps normal, affaiblirait la profondeur du récit
en ne laissant voir qu’une succession morne de tableaux comme
dans un musée poussiéreux.
« Les images, en tant que telles, même lorsqu’elles
figurent des objets familiers du monde réel, favorisent une
attitude nouvelle et rendent possible la chance d’une révision
du jugement ; en tout cas, elles bloquent les réactions banales
et devenues mécaniques qui se déclenchent toutes seules
en présence de la "chose elle- même" »280.
278 Ibid., p. 35.
279 Ce passage de La métamorphose semble illustrer ce genre
de situation stupéfiante décrite de manière
anodine et d’un froid réalisme : « Grete, qui
ne quittait pas des yeux le cadavre, dit : "Voyez comme il
était maigre. Cela faisait d’ailleurs bien longtemps
qu’il ne mangeait rien.
Les plats repartaient tels qu’ils étaient arrivés".
De fait, le corps de Gregor était complètement plat
et sec, on ne s’en rendait bien compte que maintenant, parce
qu’il n’était plus rehaussé par les petites
pattes et que rien d’autre ne détournait le regard.
» F. KAFKA, La métamorphose, Paris, Flammarion, 1988,
p. 59.
La simultanéité de l’irréalité
et de la précision produit une a- synchronie entre deux mondes
unis dans une même déformation. Le détail descriptif
d’objets ou sujets fantastiques, comme dans La métamorphose,
introduit une collision avec la réalité qui pour Anders
n’a rien d’onirique, contrairement à la plupart
des interprétations données habituellement des écrits
de Kafka. « Il en résulte une dissonance entre une
extrême irréalité et une extrême précision
; cette dissonance produit, à son tour, un effet de choc
; et cet effet de choc, à nouveau, le sentiment de la réalité
la plus aiguë »281 . De manière analogue, deux
dissonances peuvent être décrites à l’ère
de la technologie actuelle : d’une part, le sujet et le monde
ne parviennent plus à se synchroniser et d’autre part,
monde moral et monde de l’existence empirique sont indépendants
l’un de l’autre. La légalité du monde
moral n’entre plus qu’en relation violente avec la légitimité
du monde technique. Les principes d’égalité
et de liberté, pour ne citer qu’eux, sont circonscrits
par les motifs du dépassement et de la maîtrise sans
cesse renouvelés, au rythme du progrès technologique.
Une application concrète de cette idée est donnée
par la machine administrative, très présente dans
l’oeuvre de Kafka, du Procès à La colonie pénitentiaire.
« Il n’y a pas de différence entre "l’événement
objectif" et son "appréciation subjective",
– cette dichotomie est absolument incompréhensible
pour qui est bien intégré. En effet, la distinction
entre l’ethos et l’èthos, entre "ce qui
est" et "ce qui devrait être", est toujours
révolutionnaire. Mais en outre, c’est la réaction
naturelle du "horsain", qui formule des exigences non
prévues dans les moeurs du village »282.
280 G. ANDERS, Kafka pour et contre, op. cit., p. 36.
281 Ibid., p. 37.
Dans l’ouvrage Le château, les efforts de l’étranger
pour s’intégrer, pour entrer, semblent vains et inutiles.
Lorsque Gregor, dans La Métamorphose, se transforme, il ne
peut lutter contre son inadaptation progressive au monde environnant.
Anders y voit le message politico- moral de Kafka, présent
dans ses aphorismes comme dans ses romans : le sacrifice intellectuel
et la soumission muette.
Anders décrit les différentes étapes du cercle
vicieux nihiliste dans lequel les personnages de Kafka sont enfermés283.
Dans un premier temps, le personnage ressent l’exclusion.
Il ne parvient plus à communiquer avec le monde et à
en faire une expérience adéquate. La conséquence
est qu’en absence de monde et d’appartenance à
une sphère sociale quelconque, le personnage n’est
plus en mesure de constituer une morale en regard de ses actions
par rapport à cette sphère qui lui est inconnue. K.
ne sait pas quoi faire pour se faire accepter du village, pris au
piège de l’enchaînement des malentendus. La troisième
étape est la transformation de l’ignorance des moeurs
en mauvaise conscience. « Tout ce qu’il fait maintenant
est sage et convenable – et pourtant sa conscience n’est
pas tranquille. Car l’exceptionnel, voilà sa tâche
»284. L’arpenteur K. ne parvient pas à justifier
ni sa qualification ni son utilité. Il fait le nécessaire
pour s’intégrer et être accepté mais ceci
n’étant pas efficace, il finit par retourner la faute
contre lui. Les conséquences de celle- ci sont d’une
part la soumission muette à l’absence de droits et
d’autre part le sacrifice intellectuel que le tort reproché
à soi- même inflige. Alors le personnage, K. dans notre
exemple, finit par être exclu du monde.
282 Ibid., p. 50.
283 Ibid., p. 52 284 F. NIETZSCHE, Le gai savoir, op. cit., §
186, p. 170.
L’accès à la plénitude de l’existence
humaine est interdit aux personnages mis en scène par Kafka.
Comme le précise Anders, beaucoup d’entre eux se réduisent
à leur fonction, à leur relation utile à quelque
chose. L’homme n’est que sa profession, ce à
quoi l’a réduit la division du travail285.
« Cette identification de l’homme et de la profession,
corrélative au monde moderne, Kafka la démasque entièrement
en inventant des professions absurdes, qui démontrent l’absurdité
de l’identification de l’homme à son métier,
plus clairement que ces métiers ordinaires et quotidiens
que nous percevons sans plus êtres sensibles à ce que
cette identité a de stupéfiant »286.
L’arpenteur K. reconnaît comme hommes réels
et adultes ceux qui s’identifient à leur fonction,
comme l’aubergiste. Il est perdu et ne comprend pas pourquoi
il est exclu, il ne sait pas où il en est. La raison est
qu’il n’a aucun droit là où il est.
À aucun moment il n’est mis au courant du fait qu’il
soit dépourvu des mêmes droits que les autres. «
Celui qui n’est "perçu" que comme un être
de hasard, ou comme moyen, n’a, quant à lui, pas le
moindre accès à la vérité, et vit donc
en agnostique. La servitude et l’agnosticisme ne sont que
deux noms différents pour un seul et même phénomène
»287 . Ce sentiment d’étrangement absolu, ressenti
par l’exclu, le pousse à se retrancher dans sa capacité
d’interprétation, la seule qui lui soit permise donc
possible, dans le but de répondre à la question angoissante
de la signification de sa propre personne.
285 Il suffit de penser aux bandeaux de présentations des
personnes interviewées en télévision ou lorsque
des candidats aux jeux télévisés doivent se
présenter : un prénom et un emploi. Honte à
celui qui doit avouer qu’il n’en est pas pourvu. Heureusement,
si un employeur bienveillant est devant son poste au moment de la
diffusion, il est cordialement invité à joindre la
chaîne pour embaucher le candidat.
286 G. ANDERS, Kafka pour et contre, op. cit., 1990, p. 73.
287 Ibid., pp. 76- 77.
Selon Anders, l’ouverture du conditionnel permet à
Kafka d’exploiter cette césure entre l’homme
et le monde pour introduire l’irréalité minutieusement
décrite : la multiplication des « si » est significative
de la perte de liberté du personnage en situation. Son terrible
provient de l’impossibilité de faire le tri parmi de
pures possibilités car il vit lui- même parmi ses propres
possibilités. La vie de K. n’est plus que l’expression
d’un renoncement de la part du Château. Celui- ci ne
daigne même pas le détruire et le pétrifie dans
son effroi d’homme sans monde. Le jugement d’Anders
sur Kafka est alors sans appel :
« Il dissimule une adhésion indirecte et inconsciente
à ce terrible état de faits où l’on n’était
pas jugé digne d’être renseigné, mais
obligé d’agir strictement selon les ordres. Ce qui
était physiquement intolérable est maintenant admiré,
sous son revêtement poétique ; et l’horreur du
passé se trouve, au lieu d’être simplement conservée
dans les mémoires, commémorée sous une forme
qui l’enjolive »288.
L’obligation indéterminée dans laquelle Kafka
enferme ses personnages, qu’ils soient les prisonniers du
pénitencier, Gregor Samsa ou K., exclut la liberté
: celle- ci n’est plus que formelle et neutre à l’égard
de son contenu. Contrairement au formalisme éthique de Kant,
où la garantie de la liberté de sujet à sujet,
dans la possibilité du refus d’un « tu dois »
au contenu déterminé, constitue le contenu de l’acte
moral. Le formalisme de Kafka est celui de la dépendance
absolue, de la perte de liberté la plus complète,
mise en valeur par une esthétique du terrible. Vient à
l’esprit l’image de la philistine cultivée si
souvent rencontrée, grande lectrice et admiratrice de Kafka,
heureuse d’exprimer la terrible beauté de sa situation
aliénée d’un « tout ceci est vraiment
kafkaïen et je n’y peux rien ». La satisfaction
ne provient plus du besoin comblé mais de l’inaccessibilité
de l’objet de la quête289. Les écrits de Kafka
interprétés par Anders sont les diffuseurs d’une
soumission au nihilisme, de tentatives d’exister qui échouent
par principe à l’abord du monde dont il respecte la
totale infamie et glorifie la déshumanisation par ses froides
descriptions.
288 Ibid., p. 112.
3.2.2. Grosz et le choc
Par le fait de ne pas embellir les sujets de ses oeuvres et par
le choix de ceux- ci, proches du quotidien, il pourrait être
dit de Grosz qu’il fait preuve d’un réalisme290.
Or, « le réalisme, de fait, n’est jamais un simple
style artistique, mais toujours et simultanément un témoignage
de la position que l’artiste adopte à l’égard
du réel »291. Celui- ci étant postulé
comme contingent, sans fondement absolu quel qu’il soit, il
est potentiellement destructible. Il se trouve que l’époque
de Grosz, du début de la Première Guerre mondiale
à la fin de la seconde, est une époque de destruction
massive. Grosz se fait le transmetteur de son époque, il
la reflète fidèlement en la déformant, au sens
où il lui enlève les « formes » de la
même manière qu’un artiste pourrait « mettre
les formes » pour faire passer un message de manière
plus douce. L’oeuvre de Grosz pourrait peut- être à
se titre être qualifiée d’antiréalisme.
289 Dans OH 1, pp. 243- 260 ; AM 1, pp. 213- 232, Anders propose
une grille d’interprétation d’En attendant Godot
de Beckett similaire à celle développée pour
Kafka, hormis deux différences : chez Beckett est dépeinte
l’inaccessibilité dans l’attente elle- même
de l’objet. Là où les personnages de Kafka se
soumettaient au nihilisme et devenaient nihilistes eux- mêmes
par défaut, emportés par l’absurde de leur quête,
l’attente va jusqu’à empêcher Vladimir
et Estragon de renoncer au concept de sens : « Ils restent
les gardiens du concept de sens dans une situation manifestement
absurde ». (p. 249 ; p. 221). De plus, le temps pétrifié
chez Kafka du personnage sans liberté qui n’est plus
confronté qu’à de pures possibilités,
devient un passe- temps chez Beckett, un ersatz de temps permanent
exprimant la seule possibilité de l’attente, qui, sans
contraste possible avec aucun temps libre n’est finalement
qu’un mode « d’être sans temps ».
290 Les sujets représentés par le dessinateur témoignent
d’une certaine proximité entre les visées de
Grosz et de Günther Anders, bien que chacun se soit évidemment
exprimé sur un terrain différent. L’oeuvre intitulée
Chômeurs, par exemple, aquarelle datée de 1934, est
consultable sur le site Internet des galeries Pensler, URL :
http://www.pensler.com/grosz.htm.
D’autres oeuvres sont reproduites dans l’ouvrage de
Serge Sabarsky : S. SABARSKY, George Grosz : « les années
berlinoises » : dessins et aquarelles de 1912 à 1931,
Musée Galerie de la Seita, 19 septembre – 25 novembre
1995, Paris, Le Musée, 1995.
« Parce qu’il envisageait l’apparence du monde
comme les théoriciens du marxisme envisagent les points de
vue sur le monde »292. En détruisant volontairement
la réalité des sujets de ses peintures et dessins,
Grosz ne laisse voir que leur apparence, dans sa brutalité
et dans son actualité, car, pour lui, le monde n’est
qu’une apparence, règne du simulacre et du masque.
« Au bout du compte, il n’était pas seulement
un réaliste agressif, bien plus, il était réaliste
parce qu’il était agressif »293. Ressentant fortement
les contradictions inhérentes à son époque,
Grosz a développé une agressivité qu’il
est parvenu à matérialiser sur le papier. L’agressivité
de la Première Guerre mondiale et le développement
des idées politiques qui s’en suivirent ne font que
se concrétiser par sa réaction épidermique,
laquelle se manifeste par son art. Mais sa réaction ne reste
pas au stade de la simple réponse à une attaque. Elle
se transforme en véritable action, guidée par une
tendance assumée et réfléchie. La colère
se mue en indignation. « Les artistes qui tolèrent
de se voir distribuer de bonnes notes au motif qu’ils n’obéiraient
à aucune tendance, ne sont pas autre chose qu’accepter
des louanges pour un alibi »294. Ils se limitent à
émouvoir, à fabriquer du sentiment pour se dispenser
d’agir dans la dimension des décisions à l’oeuvre
dans le monde de la vie. Le propos d’Anders prend un ton polémique
contre l’art marchandisé devenu modèle d’art
conventionnel et autorisé. Dans l’art pictural, le
rôle de la négation et de l’opposition est tout
à fait central.
291 G. ANDERS, George Grosz, op. cit., p. 61.
292 Ibid., p. 27.
293 Ibid., p. 16.
« Seuls ceux qui disent non sont considérés
comme des artistes engagés ; ceux qui disent oui, jamais.
Plus indignes encore que ceux qui tolèrent la louange sont
les artistes qui reprennent l’expression, revendiquant du
même coup pour eux- mêmes, et très clairement
cette fois, l’absence de tendance »295.
Anders soulève ici le problème des artistes peintres
dont les oeuvres ne représentent qu’elles- mêmes.
Ces oeuvres ont pour seul motif apparent d’apporter une nouveauté,
voire de rénover un courant interne au monde de l’art
: leur mode d’existence ne prend sa valeur qu’en interne
à ce monde délimité. Les exemples fourmillent
en art contemporain où l’absurdité des oeuvres,
au lieu d’être dépassée, est imposée
selon la tendance du marché de l’art et non celle de
l’artiste qui cherche simplement à justifier son existence
et son statut social. L’absurdité est, elle aussi,
apolitique lorsqu’elle est utilisée pour produire du
spectacle.
« Aucune oeuvre d’art, et donc aucune image, ne s’épuise
dans son "être-objet". A l’inverse, parce
qu’elle veut atteindre son but, communiquer quelque chose,
produire un effet précis, toute image est une action ; en
tant que telle, un processus ; et dans cette mesure, tendancieuse
»296.
294 Ibid., p. 37.
295 Ibid., p. 38.
296 Ibid., p. 44.
En tant que consommateur d’art, que nous le voulions ou non,
nous ne sommes pas simplement des sujets s’appropriant des
objets. Le développement opéré par Anders affirme
la thèse suivante : la contemplation d’une oeuvre d’art,
forme de consommation, n’est pas statique mais dynamique.
L’oeuvre agit sur nous en tant qu’elle répond
à notre besoin de consommateurs d’art : elle apporte
la satiété dissimulée par une satisfaction
contemplative. Celui qui consomme une oeuvre contemporaine assimile
la tendance qu’elle exprime, à savoir un apolitisme
assumé, même si celle- ci se dissimule sous le masque
de la révolte de musée. Marx déjà à
son époque intégrait l’art à l’ensemble
des différents secteurs économiques, régis
par le circuit classique entre production et consommation :
« La production ne fournit pas seulement au besoin une matière,
elle fournit aussi à la matière un besoin.
Quand la consommation se dégage de sa grossièreté
primitive et de sa spontanéité première, […]
elle est, en tant qu’instinct, stimulée par l’objet,
le besoin qu’elle en éprouve, la sensation qu’elle
en a. L’objet d’art – comme tout autre produit
– crée un public sensible à l’art, un
public qui sait jouir de la beauté. La production ne crée
donc pas seulement un objet pour le sujet, mais aussi un sujet pour
l’objet. Elle produit donc la consommation
a) en lui fournissant la matière ;
b) en déterminant le mode de consommation ;
c) en faisant naître chez le consommateur le besoin de produits
qu’elle a d’abord posés sous forme d’objets.
Elle crée par conséquent l’objet, le mode et
l’instinct de la consommation. De même la consommation
produit le talent du producteur en le sollicitant en tant que besoin
mû par une finalité »297.
297 K. MARX, « Introduction générale à
la critique de l’économie politique » (1857),
in Philosophie, op. cit., p. 458.
Si l’artiste produit des objets d’art, alors il produit
nécessairement et conjointement son public qui y sera sensible.
La production de Grosz vise à créer un besoin : celui
d’être choqué, secoué, celui qui permet
d’exercer un jugement moral d’une manière nouvelle.
Les tabous, qui ne peuvent être exprimés en langage
commun, sont dits en peinture par Grosz.
La matière de la consommation qu’il crée est
cette somme de tabous inhérents à son époque.
Le mode de consommation est ce choc intellectuel connoté
dans ses oeuvres. Enfin, le besoin de tels produits qui naît
de cette consommation est cette capacité à nous étonner,
à nous remettre en question, bien plus qu’à
satisfaire un simple besoin contemplatif.
Grosz cherche à produire, en quelque sorte, un éveil
des instincts contre les tabous de la société de son
époque. Grosz était- il un peintre marxiste, au sens
de cette dénonciation des idéologies dominantes, camouflées
par ces tabous ?
« Prenons la conviction que les "images du monde"
(philosophiques ou naïves) ne représentant pas la vérité
mais constituent des systèmes (idéologiques) trompeurs,
produits et inoculés ad hoc par les différentes classes
dominantes. La conviction (plus radicale) de Grosz était
que la tromperie avait déjà commencé un étage
plus bas, que d’emblée l’action idéologique
avait falsifié l’aspect effectif du monde créé
par l’homme (y compris les hommes eux- mêmes).
Pour Grosz, en conséquence, le monde est déjà
une apparence qui impose une défiance égale à
celle que l’on oppose aux théories. Cette méfiance
est vraisemblablement la pire calamité qui puisse frapper
les artistes plasticiens. Un peintre (tout au moins un peintre "figuratif")
qui se trouve dans l’impossibilité de pouvoir accorder
sa confiance à l’apparence du monde, qui ne peut poser
en principe l’existence d’une identité de "l’apparence"
et de "l’être", ou au moins celle d’une
coordination fiable entre les deux, celui- là, à vrai
dire, peut ranger ses pinceaux car produire une "apparence
d’apparence", pour reprendre les termes de Platon, équivaudrait
dans ces conditions à exercer un métier totalement
dépourvu de sens »298.
Comment Grosz parvient- il à dépasser cette contradiction
? Selon Anders, il s’agit pour lui d’assumer l’absurdité
de son statut d’artiste et de lutter contre l’angoisse
ressentie face au décalage entre être et apparaître
du monde.
Grosz peint sa perception de cette contradiction, significative
de son époque. Il dessine à la fois l’apparence,
représentée par des vêtements bourgeois transparents,
et l’être, la nudité et la lubricité féminines,
la bestialité et la brutalité de l’homme, sous
les vêtements. « Si c’est par essence le propre
de la réalité que de se maquiller en "phénomène",
alors il convient, pour en donner une image vraie et complète,
de montrer simultanément cette dualité : la vérité
et le maquillage »299. En ce sens, Grosz peint comme une machine
à rayons X, dévoilant la vérité sans
occulter le maquillage. Pour s’extirper de la phénoménalité
du réel, qui dévoile toujours en dissimulant, Grosz
crée des images où squelette et chair sont présents,
simultanément, mais perceptibles tous les deux. En ce sens
il peint la liberté de l’homme en ce qu’elle
réside dans la possibilité d’être ou de
ne pas être plus que ce qu’il paraît300.
298 G. ANDERS, George Grosz, op. cit., pp. 27- 28.
299 Ibid., p. 29. 300
Dans un de ses premiers écrits intitulé Équilibre
et amplitude dans la vie (1939), Jan Patocka affirme ainsi «
qu’il y a une profonde expérience philosophique que
Socrate et Platon ont léguée à la méditation
de tous ceux venus après eux. C’est le chorismos, la
séparation entre ce qui est et ce dont l’être
n’est qu’une simple apparence, quand bien même
cette apparence dissimulerait initialement l’être et
s’imposerait plus impérieusement que l’étant
» J. PATOCKA, Liberté et sacrifice, op. cit., p. 31.
Selon Anders, chez Grosz, le concept de nature morte devient celui
de nature assassinée. Le fatalisme s’exprime par cette
évolution du potentiel en sa réalisation inéluctable.
La possibilité de ne pas être ce qu’elle paraît
révèle ce qu’elle est condamnée à
être nécessairement.
« Dans l’univers de Grosz, les objets semblent froids,
muets et sans âme parce qu’ils semblent avoir été
faits d’une façon froide, muette et sans âme
; parce que l’on dirait à les voir qu’ils ont
été les victimes d’un viol ou d’un meurtre.
[…] "Être" = "Être victime".
Cette équivalence fondamentale ne semble pas valoir pour
les seuls êtres humains de Grosz, mais universellement ; pour
toutes les choses et les créatures de son monde d’image,
pour son monde tout entier »301.
L’être est annexé à sa possibilité
de non- être. Les valeurs de beau ou sublime, qui tendraient
à refléter une prétention à l’éternité,
à l’immortalité ou à la perfection sont
niées. Chaque sujet rendu en image ne renvoie plus qu’à
sa propre finitude et, avec elle, en appelle à sa contingence
et sa faiblesse. Les natures assassinées de Grosz ne sont
plus titulaires du paradoxe des natures mortes : la perfection formelle
de celles- ci contredisait la vanité qu’elles étaient
sensées exprimer. La violence du trait de Grosz abolit ce
désir d’excellence technique.
« Je ne connais aucune autre [image] dont la capacité
de dévoilement soit aussi évidente ; aucune qui n’ait
rendu visible notre monde (et dans la situation apocalyptique où
nous nous trouvons cela signifie :
l’ignominie et la possibilité actuelle d’anéantir
totalement notre monde) avec aussi peu de ménagement que
ces images de Grosz où l’équivalence "être"
= "être victime" règne en maître »302.
301 G. ANDERS, George Grosz, op. cit., pp. 54- 55. 302 Ibid., p.
56.
Si est appliqué le principe d’inversion développé
à propos de Kafka, il apparaît que ce que l’oeuvre
énonce exige d’être compris au moyen d’une
lecture inversée. Les dessins de Grosz nous disent que les
choses sont susceptibles d’être tuées, comme
si elles étaient des êtres humains. Ils affirment donc
que les possibilités actuelles, techniques sinon morales,
nous considèrent, nous, être humains, comme si nous
n’étions que de simples choses. Au- delà du
statut de consommateur, en tant que choses, en tant qu’hommes
soumis à un processus d’auto- réification, nous
devenons nous- mêmes des produits.
En tant que produits, nous sommes à notre tour consommables,
jetables, remplaçables. Nous sommes les victimes de cette
troisième révolution industrielle qui est parvenue
à produire et vendre nos sentiments, dernier territoire vierge
de l’économie. L’immatériel est devenu
matière : nos sentiments ne sont plus qu’apparences,
productibles sinon reproductibles et, par- dessus tout, consommables.
Alors la perception de l’être de nos sentiments, dans
sa négation, dans la disparition de son authenticité,
pourrait, par chance, nous inviter à réviser notre
jugement. « Sa peinture s’attachant désormais
à représenter le négatif par excellence –
le néant, l’indigne, ce qui peut être anéanti
et le désir ardent chez l’homme d’extermination
– nous serons au plus près de ses vues en empruntant
à la photographie l’expression production de "négatifs"
»303. Le néant est présent dans la représentation
de son absence, représentation qui nécessite une rumination304
de manière à ne pas refuser cette perception, ce qui
reviendrait à produire une négation en réaction,
née de simples sursauts moraux. Or, un peintre est condamné
à la positivité : la représentation du néant
en tant que tel est impossible.
303 Ibid., p. 68.
304 Est appliqué ici à l’oeuvre picturale ce
que Nietzsche applique à la lecture dans le huitième
aphorisme de la préface à la Généalogie
de la morale.
« Le peintre ne connaît que le oui, il est prisonnier
de Parménide, il ne dispose de corrélats optiques
ni pour le "ne pas", ni pour le "peut- être".
Il n’est pas en mesure de représenter un homme qui
ne vient pas, il ne peut faire apparaître comme par magie
sur le papier un homme qui vient peut- être ; qu’il
montre un homme, alors il montre un homme ; à l’instar
du Roi Midas, tout ce qu’il touche, il le métamorphose
en quelque chose de positif »305.
C’est pourquoi le peintre, s’il veut représenter
le néant, doit parvenir à lui donner une positivité.
Grosz parvient, par ses dessins, à représenter un
retranchement de l’essence de l’homme. « Il retranche
l’essence précisément pour, grâce à
cette essence qu’il ne montre pas, démontrer qu’il
appartient à "l’essence" de l’homme
d’aujourd’hui d’avoir une "essence"
déjà sacrifiée »306 . Le mode d’être
de l’oeuvre de Grosz révèle l’essence
de l’homme contemporain en tant qu’il est d’ores
et déjà sacrifié sur l’autel de sa production
technique. L’homme s’en trouve finalement réduit
au statut d’animal dans la perte de ce qui le différencie
avec celui- ci. Quelle est cette différence fondamentale
entre l’homme et l’animal ? Cette reconnaissance de
soi comme étant a priori étranger au monde et non
comme étant en parfaite adéquation avec ce dernier.
Si l’homme se fond ou se désagrège dans le décor,
alors il fait corps avec le monde. Il n’est plus un individu
mais un dividu, somme de parties sans totalité : il perd
sa capacité à s’individuer et perd donc ce qui
fait son essence.
Dans de nombreux tableaux sont représentés des corps
décharnés, squelettes et soldats. Dans ce cas de figure,
l’homme est sacrifié quoi qu’il arrive. Le squelette
du soldat n’est plus que le cadre de la matérialisation
de la mort et de la guerre, symboles du néant.
305 G. ANDERS, George Grosz, op. cit., p. 69.
306 Ibid., p. 71.
L’être et le non- être sont intervertis, il s’agit
d’un message ontologique : l’identité de l’oeuvre
dépend de son mode d’être et ne peut exister
sans lui.
Ce qui reste, à savoir des ruines de choses et d’hommes,
nous donne le sentiment de n’être plus que des fragments
ne faisant pas encore partie de l’étant. Ils ne sont
plus que traces sensibles à l’intérieur d’un
vide qui les englobe. Ils n’existent que par contraste, ils
sont sur le plan ontologique, comme l’exprime Anders, «
des trous dans le non- étant »307.
L’interversion entre être et non- être a donc
pour conséquence que « ce n’est pas le non- étant
qui est la négation de l’étant mais, inversement,
l’étant la négation du non- étant »308.
En représentant cette double négation, tout en étant
condamné à la positivité, Grosz parvient ainsi
à produire une ontologie négative et un art du choc.
3.3. Outils esthétiques pour la préservation
du monde
3.3.1. Exercer son imagination morale
Le nouveau commandement nécessaire à la réduction
du décalage prométhéen est d’élargir
sa capacité d’imagination pour tenter de saisir l’étendue
des effets possibles des actions.
307 Ibid., p. 73.
308 Ibid., p. 74.
309 M. HEIDEGGER, Essais et conférences, op. cit., p. 47.
Lorsque Heidegger cite Hölderlin, dans sa conférence
sur la technique, par son célèbre vers « Mais
là où est le danger, là aussi croît ce
qui sauve »309, il présume que l’apparition du
poétique est inhérente à celle de l’objet
du danger. Le risque politique de cette conception réside
dans l’admiration du terrible rendu esthétiquement
appréciable. Selon Anders, « il existe, inhérente
au choc de notre impuissance, une force qui nous avertit »310.
Cette force provient du choc qui peut avoir lieu en l’homme,
lorsqu’il se trouve confronté à lui- même,
par exemple dans l’acte de honte prométhéenne.
La réaction au choc de la honte brise le silence du conformiste
qui se met à dire « qu’ai- je fait ? ».
Le décalage entre la praxis des lanceurs de bombes nucléaires
et leur statut de héros de la liberté est mis à
découvert par la honte d’un seul homme pour qui il
était impossible d’éprouver une quelconque admiration
pour le simple déclenchement nécessaire à pulvériser
deux villes japonaises entières.
Le constat du décalage prométhéen est pour
Anders un fait indubitable de l’ère de la technique.
Il définit la situation de l’homme contemporain jusqu’au
niveau de ses sentiments :
« Puisque les mouvements de notre coeur – nos inhibitions,
nos angoisses, notre sollicitude, notre repentir – se transforment
en proportion inverse de nos actes (et donc s’affaiblissent
à mesure que nos actes prennent de l’ampleur), nous
sommes, dans la mesure où les conséquences de ce décalage
ne nous anéantissent pas, les hommes les plus déchirés,
ceux qui portent en eux le plus de disproportion, les hommes les
plus inhumains qui aient jamais existé »311.
La différence essentielle entre le décalage prométhéen
et les différents autres « décalages »
historiques, tels que celui entre la chair et l’esprit ou
encore le devoir et l’inclination, réside dans l’absence
de conflit (Streit) chez l’homme contemporain. Celui qui éprouvait
ce conflit entre son devoir et son inclination souffrait peut- être
moralement. Mais cette souffrance était en même temps
la garantie d’identité à soi en tant qu’individu
« en lutte avec soi- même », expression à
l’aspect étrangement vieillie à l’heure
actuelle où les facultés ne se rencontrant plus n’ont
plus l’occasion de se combattre.
310 NE, p. 68 ; WE, p. 34.
311 OH 1, p. 303 ; AM 1, p. 271.
« La seule tâche morale décisive aujourd’hui,
dans la mesure où tout n’est pas encore perdu, consiste
à éduquer l’imagination morale (in der Ausbildung
der moralischen Phantasie), c’est- à- dire essayer
de surmonter le "décalage", à ajuster la
capacité et l’élasticité de notre imagination
et de nos sentiments à la disproportion de nos propres produits
et au caractère imprévisible des catastrophes que
nous pouvons 312 provoquer » .
En d’autres termes, il est nécessaire de faire en
sorte que mes représentations soient adéquates aux
actions qu’elles représentent. « Du sentir nous
ne connaissons pas le contour : uniquement ce qui de dehors le modèle.
Qui n’a été assis anxieux devant le rideau de
son coeur ? »313. Rilke est pour Anders le premier auteur
contemporain ayant formulé l’idée qu’il
fallait se rendre capable de mettre à l’épreuve
le sentir encore trop insuffisant à surmonter le décalage
prométhéen.
L’homme doit tenter de nouvelles expériences afin de
remettre en question l’immuabilité présumée
de son imagination et de ses sentiments. Il doit combattre le mal
par le mal, en utilisant une forme de human engineering opposée
à celle utilisée dans le cadre de la recherche de
performances physiques toujours plus efficaces314.
312 OH 1, p. 304 ; AM 1, p. 272.
313 R. M. RILKE, Élégies de Duino, op. cit, pp. 101-
103.
Ces expériences en question ne sont pas communicables :
tout juste peuvent- elles être décrites. À l’instant
où l’homme fixe la tâche qu’il va accomplir,
moment de la « station sur le seuil »315, il peut se
déclarer (vorsagen) à lui- même qu’il
n’est pas capable de se représenter ce qu’il
est sur le point d’accomplir. Il doit tenter d’effectuer
un appel (Anruf), une sommation d’une faculté à
une autre, séparées par un gouffre (Gefälle-
Kluft). Anders donne l’exemple, dans l’appendice à
la troisième partie de Die Antiquiertheit des Menschen 1,
de l’exercice de la musique :
« Ce que le compositeur ressent lorsqu’il compose un
morceau, il ne peut le ressentir qu’au moyen de ce morceau.
Ce qui signifie que les oeuvres d’art engendrent des sentiments,
et même des sentiments sui generis qui, sans les objets qui
ont contribué à les produire, n’aurait pas pu
devenir réels, des sentiments qui n’existeraient pas
en tant que tels, indépendamment de la structure des objets,
mais resteraient de simples impressions »316.
314 Une photographie en page 33 de l’ouvrage de Robert Jungk
Le futur a déjà commencé (tr. fr. H. Daussy,
Paris, Arthaud, 1953) montre un homme sanglé dans une centrifugeuse
géante destinée à étendre ses capacités
de résistance à des déplacements à vitesse
extrême comme lors du décollage d’une fusée.
Si Anders reconnaît qu’il ne sait pas lui- même
si les sentiments et l’imagination sont immuables ou non,
il espère de ses voeux une « critique du sentiment
pur » qui permettrait de répondre à la question.
En attendant que celle- ci soit produite, il préfère
espérer que l’élongation de la capacité
de sentir comme d’imaginer est possible au même titre
que l’est leur uniformisation par la consommation.
315 OH 1, p. 306 ; AM 1, p. 275.
316 Ibid., p. 351 ; p. 315.
L’idée s’applique également à
l’auditeur du morceau en question. Celui- ci éprouve
un sentiment particulier qu’il ne ressent qu’à
l’écoute de ce morceau précisément et
non d’un autre317. La prolixité poétique d’Anders
incite à chercher une application de sa théorie au
langage et à la poésie. Son discours à ce propos
en témoigne :
« L’adresse de mes poèmes – aux enfants
pour lesquels mourir est devenu du quotidien, et aux adultes pour
lesquels assassiner est devenu du quotidien – exclut tout
ésotérisme : il faut trouver un ton direct, un type
de poème inventé qui soit aussi loin du précieux
objet artistique d’un Hofmannsthal318 que d’une chanson
de feu de camp sentimentale ou d’un choeur immense. Par ailleurs,
un tel poème devrait réunir les qualités des
deux sortes de poèmes : la précision (de l’objet
d’art), qui a un effet presque moral, et le caractère
d’appel (de la chanson exotérique), qui force à
écouter, à chanter, voire à apprendre par coeur
»319.
317 Sur ce point serait envisageable un croisement des thèses
esthétiques andersiennes avec celle de Walter Benjamin concernant
le problème de la reproductibilité technique de l’oeuvre
d’art. La perte de l’authenticité de l’expérience
esthétique peut provenir de « la perception sensible
modifiée par la technique » (W. BENJAMIN, « L’oeuvre
d’art à l’ère de sa reproductibilité
technique », OEuvres, t. III, tr. fr. M. de Gandillac, R.
Rochlitz, P. Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 113) comme du sentiment
qui naît de cette sensibilité modifiée, avec
les problèmes de l’uniformisation de l’homme
que cela engendre. Si la massification de la distribution des reproductions
d’oeuvres peut entraîner ces problèmes, ceux-
ci peuvent être déjoués par la démocratisation
des moyens de distribution (changement de la production qui induit
un changement de la consommation, donc de l’assimilation).
Brièvement, le point commun entre les deux auteurs semble
être cette volonté d’envisager la question de
l’image et de l’art sous l’angle de la production
et de la perception, et non sous celui de la copie et de l’original,
critique platonicienne classique dont il est parfois difficile de
se sortir.
318 Anders mentionne ici Hugo von Hofmannsthal (1874- 1929), poète,
romancier, essayiste, homme de théâtre et librettiste
de Richard Strauss, figure de la littérature autrichienne
du début du XXe siècle.
319 G. ANDERS, « Écrire de la poésie aujourd’hui
», tr. fr. L. Margantin, in Conférence, n° 21,
automne 2005, p. 211. Il s’agit de la traduction d’un
extrait des Gesammelte Schriften in Einzelbänden, volume 3,
« Tagebücher und Gedichte », Munich, Verlag C.H.
Beck, 1985, pp. 269- 273.
L’objectif de l’écriture poétique n’est
pas celui d’une initiation au mysticisme obscur mais son opposée.
En suivant les indications d’Anders, il faudrait reprendre
le style précis des descriptions de Kafka en y ajoutant la
dimension publique du barde révolutionnaire320. « Chaque
poème est INSULAIRE, c’est- à- dire existe hors
du désordre infini du réseau langagier quotidien,
et que, grâce à cet isolement et à cette insularité,
chaque objet a justement une chance d’atteindre la beauté
»321.
L’idéal dans le cas d’un poème ayant de
telles propriétés serait que la fonction- auteur à
sa source finisse par s’effacer et laisse exister le discours
lui- même devenu oeuvre intemporelle, sinon mythe. Il serait
souhaitable non pas de tenter d’inverser le processus d’affaiblissement
des sensations et de l’imagination mais d’inventer de
nouveaux modes de subjectivations aptes à donner les capacités
à l’homme pour une sortie de lui- même.
Lors de la transformation de soi dans l’expérience
mystique non métaphysique, celle du langage par exemple,
il ne s’agit pas de s’approcher du métaphysiquement
supérieur mais d’accéder aux objets fabriqués
qui nous ont échappés.
Lorsqu’il écoute ou crée un morceau de musique
ou un poème, sinon les deux simultanément, «
l’homme devient identique à son objet, et l’objet
devient identique à lui »322. Par l’esthétique
l’homme réalise l’identité du sujet et
de l’objet. Il n’est pas question de surmonter la transcendance
d’un Dieu mais de combler la transcendance immanente du décalage
prométhéen323. Subvertir l’usage pragmatique
du langage324 par la poésie démontre que la liberté
s’exerce dans le domaine de l’imagination alors que
l’inverse n’est pas possible :
l’imagination ne peut s’exercer dans le domaine de la
morale325.
320 Les chansons Le déserteur de Boris Vian ou Sans la nommer
de George Moustaki pourraient illustrer cette combinaison de précision,
du « mot juste », avec le caractère exotérique
et flamboyant de la chanson dénuée de sentimentalisme
mais pleine de ferveur.
321 G. ANDERS, « Écrire de la poésie aujourd’hui
», art. cit., p. 212. Les majuscules du terme « insulaire
» sont de l’auteur.
322 OH 1, p. 350 ; AM 1, p. 314.
323 Sur le décalage prométhéen voir 2.1.1.
324 Cette idée se retrouve en de multiples moments de l’oeuvre
d’Anders :
« Tenter de vaincre le mutisme ambiant ; plus précisément
à utiliser ma formation philosophique et littéraire,
qui n’était pas due à mon mérite personnel
mais avait été une grâce du destin, afin de
trouver ou d’inventer un vocabulaire un tant soit peu approprié,
un langage à la hauteur de l’énormité
de cette situation entièrement nouvelle et inouïe que
ses contemporains [de Eatherly] ne parvenaient ni à nommer
ni à formuler de façon convenable ». HP, p.
36 ; HÜ, p. XI.
3.3.2. Réflexion sur la fabrication des sentiments
Die Antiquiertheit des Hassen aurait dû être une partie
du troisième tome de Die Antiquiertheit des Menschen.
Anders y achève de formuler sa pensée du sentiment
humain en prenant l’exemple de la haine. Ce texte permet de
clairement distinguer le sentiment né de l’expérience
esthétique de celui né de la consommation d’images
fabriquées326. Anders y parvient à formuler ses thèses
sous la forme d’un dialogue fictif proche du style platonicien.
En introduction à ce dialogue, l’auteur offre quelques
« pensées préalables ».
325 Dans l’esthétique schillerienne des Lettres sur
l’éducation esthétique, seul le jeu des facultés
de l’entendement et de la sensibilité dans l’imagination
productrice de la beauté permet à l’homme de
se délivrer de sa servitude. Contraint d’une part par
la puissance législatrice de la raison et d’autre part
par la puissance des besoins physiques qui relèvent de sa
nature sensible, seule l’activité esthétique
permet d’actualiser la liberté absolue du sujet. Anders,
dans le sens où celui- ci chercherait à réinstaurer
la possibilité de cette double contrainte rendue impossible
par le décalage prométhéen, pourrait être
perçu comme héritier lointain du romantisme.
326 On retrouve ici la proximité d’Anders avec Benjamin
sur la question de l’effet politique de la reproductibilité
technique de l’oeuvre.
Benjamin décrit dans L’oeuvre d’art à
l’ère de sa reproductibilité technique le caractère
dialectique de l’opposition entre l’esthétisation
de la vie politique, présente initialement dans le fascisme,
et la politique de l’art mise en oeuvre par l’artiste.
À noter également que Benjamin est d’une certaine
manière au cinéma ce qu’Anders est à
la télévision : si le premier note la massification
du rapport à l’image, le second remarque que la masse
n’est plus nécessaire pour produire l’homme médial
(voir 2.3.2) craint par les deux penseurs.
Celles- ci lui permettent à nouveau de prendre position
par rapport à Fichte et également par rapport à
Husserl. Il définit la haine de la manière suivante
:
« La haine n’est pas seulement la forme première
(préthéorique) de la négation, elle n’est
pas seulement le plaisir anticipé (sadique) d’anéantir
l’autre, mais simultanément aussi l’affirmation
de soi et la constitution de soi par négation et destruction
de l’autre »327.
Le parallèle avec Fichte qui veut que le moi pose le non-
moi est perceptible dans l’évolution que lui donne
Anders : il fait de la haine un acte de position où le moi
se pose lui- même par l’anéantissement du non-
moi. Cette idée est au fondement de sa conception de l’objet
originaire : ce que vise toujours originairement l’homme est
l’objet de son besoin. Sur ce point, Anders explique s’opposer
à Husserl pour qui l’objet de la connaissance prévaut
dans ses recherches. Ce dernier conçoit l’objet intentionnel
par son caractère de vécu, sur le modèle de
la perception, alors qu’Anders le conçoit avant tout
comme incorporé, sur le modèle du prédateur
et de la proie.
Ceci lui permet d’inclure les rapports de force inhérents
à la tension entre besoin et consommation. Pour poursuivre
le parallèle, là où pour Anders le sujet intentionnel
s’accomplit dans l’incorporation, pour Husserl la représentation
intentionnelle s’accomplit dans la perception. D’un
côté, la posture est dite matérialiste, conçue
à partir du couple besoin- consommation. De l’autre,
la posture est dire idéaliste, conçue à partir
du couple intuition- remplissement.
327 G. ANDERS, La haine à l’état d’antiquité,
tr. fr. P. Ivernel, Paris, Payot & Rivages, 2007, p. 33.
Sans besoin de connaissance, il n’y a pas de connaissance
possible, tout juste des conduites instinctives. La conscience du
besoin précède la conscience de la connaissance, besoin
parmi d’autres. Pour Anders, « poursuite, anéantissement
et jouissance de consommer constituent […] un syndrome »,
une caractéristique fondamentale de l’homme. Il applique
ce principe au sentiment de haine, dont la honte, en tant que haine
de soi, apparaît alors comme une simple variante. Trois étapes
de raisonnement permettent de décrire le sentiment de haine
entretenu par le sujet, par rapport à son objet :
- Il faut que l’objet ne soit pas pour que moi je sois. Il
est nécessaire pour le sujet de parvenir à se poser
en tant que tel.
- L’objet n’est plus, donc je suis, moi qui reste l’unique.
Il est nécessaire pour le sujet de se constituer comme un
je unifié.
- L’objet est devenu moi, donc je suis (ou il est) moi et
uniquement moi. Il est nécessaire pour le sujet d’éprouver
du plaisir en ayant conscience de la satisfaction de son besoin.
Anders explique la progression de ces trois étapes dans
un premier dialogue intitulé « l’appétit
vient en mangeant ». Il met en scène le président
d’un État fictif, dénommé Traufe, et
un philosophe dénommé Pyrrhon. Leur discussion porte
sur la question de la fabrication du sentiment de haine. Le haïssant
s’assure de sa propre existence en prononçant «
je hais, donc je suis »328. Dans cette confirmation de soi
par soi, le philosophe pose la question du statut de la haine, à
savoir si celle- ci précède ou non le combat contre
son objet. Le président lui répond que l’un
forme le corrélat de l’autre et vice versa : «
Je combats quelqu’un – de ce fait je me mets à
le haïr. L’appétit vient en mangeant, la haine
vient en luttant »329. L’utilisation des instruments
d’information de masse donne la possibilité au président
de livrer de la haine
328 Ibid., p. 42.
329 Ibid., p. 44.
directement au domicile de ses citoyens. Le produit est offert
puis consommé. Dans la consommation de cette haine, l’individu
se produit lui- même, se transforme en consommateur de haine
donc en combattant. Celui- ci aura toujours besoin de se nourrir
de haine sans quoi il cessera d’exister. « Haine et
combat s’intensifient réciproquement »330.
Pour le président, agir sans motif enlèverait toute
dignité à l’homme. Ceci implique la création
d’appâts : celui qui travaille sans but, agit sans motif,
tue sans haine, ne désire ni but, ni motif, ni haine car
il n’en a pas ou plus le besoin. Le président prend
l’exemple du boucher charcutier pour justifier la nécessité
de produire du sentiment :
« Le boucher charcutier qui abat les cochons n’a pas
de haine envers les cochons. Car les cochons ne méritent
pas même qu’on les haïsse. Et le boucher charcutier
non plus n’a pas besoin de les haïr. N’est peut-
être pas même capable encore de les haïr. Et ne
désire aucunement non plus les haïr. […] Les bouchers
charcutiers ont par conséquent le droit d’être
inhumains »331.
Si le raisonnement peut fonctionner face à des cochons,
face à un autre être humain, pour rester soi- même
humain, il est besoin de haïr. Envie et plaisir d’anéantir
forment les représentations en accord avec les valeurs de
l’humanisme qui accorde toute valeur à l’homme
s’aimant en tant qu’homme et se gratifiant d’une
bonne conscience. Le président affirme à nouveau :
« Mes gens n’ont pas besoin de savoir avec tant d’exactitude
pourquoi ils combattent leurs ennemis, ni dans quel but ils le font.
Ni davantage pourquoi ils haïssent ceux qu’ils combattent.
L’essentiel étant qu’ils le fassent. Parce qu’alors
ils peuvent se battre avec appétence »332.
330 Ibid., p. 45.
331 Ibid., p. 47.
L’attitude et le discours, mis dans la bouche du président
par Anders, révèlent les différentes étapes
de l’avilissement progressif de l’homme auto- réifié
dont la disparition du besoin de connaissance est symptomatique.
D’abord il n’a plus le droit de connaître le pourquoi
de son action, il n’en éprouve plus le besoin. Alors
il ne souhaite même plus connaître ce pourquoi, celui-
ci serait gênant et rendrait son action inefficace. Il finit
par perdre même la connaissance de cette absence de souhait
de connaître, il n’a plus besoin de souhaiter. Enfin,
il parvient à ne plus avoir conscience de la question du
pourquoi de son action, il n’a plus besoin de cette question
pour « bien » agir.
Pourtant, un haïssant répond sans aucune hésitation
qu’il connaît l’objet de sa haine lorsque la question
lui est posée. Le président explique tout naturellement
au philosophe que cette « connaissance » est particulière
:
« Ils ne haïssent pas les personnes ou les groupes parce
qu’ils en connaissent les traits haïssables. C’est
l’inverse : haïssent- ils quelqu’un, ils croient
également le connaître par la haine qu’ils en
ont. Et à cause de cette prétendue connaissance, ils
le haïssent encore davantage. […] La prétendue
haine et la prétendue connaissance s’intensifient mutuellement
»333.
La haine n’est pas uniquement un sentiment : elle joue la
fonction de mode de connaissance. Lorsque j’éprouve
de la haine envers un objet, en ayant conscience de ma haine je
crois avoir simultanément conscience de son objet. Le haïssant
a nécessairement besoin d’un objet pour haïr et
pour exister et s’identifier en tant que tel. Désarmé
provisoirement par le cynisme du président, le philosophe
conclut le premier dialogue en affirmant que « l’honnêteté
perce à jour l’abjection. Mais l’inverse n’est
pas vrai »334.
332 Ibid., p. 48.
333 Ibid., p. 51.
Il revient dialoguer avec son interlocuteur, fabricant de haine
avoué, dans un deuxième entretien intitulé
« Chaque endroit se trouve sur le front ». Pyrrhon affirme
l’obsolescence de la haine dès lors que les soldats
ne perçoivent même plus leurs ennemis : comment serait-
il possible de haïr des personnes ou un peuple jamais rencontrés
auparavant ?
Comment faire la guerre sans champ de bataille ?
Le progrès technique permet d’agir à distance,
partout, sans discrimination entre civils et militaires. Il n’est
plus besoin de haïr ses agresseurs335 et, pire, cela est devenu
impossible336. Le soldat ne combat plus, il travaille et fait partie
d’une armée de métier envoyée en «
mission de maintien de la paix » dans les pays aux frontières
éloignées. « Seuls sont toujours aussi prudes
dans leur langage ceux qui ne connaissent pas la moindre pruderie
dans leurs actes »337. Le soldat produit des cadavres et des
déserts. Sa fonction ne réclame rien d’autre.
La constance émotionnelle de l’homme apparaît
comme une naïveté, un préjugé historico-
philosophique. Pour Anders, les émotions sont dépendantes
du contexte environnemental, à savoir l’appareillage
technique pour l’époque contemporaine. Significatives
d’un certain « plaisir de haïr », des expressions
désuètes masquaient le travail des combattants en
guerre de lutte rapprochée : lors de la Première Guerre
mondiale, l’Allemand avait coutume de dire « Jeder Britt
ein Tritt, jeder Franzos ein Stoß » (« à
chaque Anglais, une ruade, à chaque Français, une
bourrade »), expression bien éloignée de la
réalité des tranchées.
334 Ibid., p. 52.
335 En témoigne l’attitude des jeunes filles victimes
de la bombe nucléaire d’Hiroshima qui écrivent
dans leur lettre à Claude Eatherly : « Cette lettre
vient jusqu’à vous pour vous assurer de notre compassion,
pour vous assurer que nous ne nourrissons aucune inimitié
à votre égard ». HP, p. 341 ; HÜ, p. 231.
336 La thèse de Günther Anders devient explicite lorsque,
par l’intermédiaire du personnage de Pyrrhon, il affirme
que « les sentiments ne sont pas moins historiques, pas moins
modifiables, pas moins périssables que les idées,
dont l’alternance nous est présentée dans les
histoires de la philosophie et de la religion. Sauf que l’histoire
des sentiments, elle, n’a jamais été consignée
– un des pires manques de ce qu’on appelle "Geistesgeschichte",
l’histoire de l’esprit ». À la lecture
du Werther de Goethe par exemple, la sensation d’être
confronté à un témoignage historique de ce
que signifiait la souffrance romantique au XVIIIe siècle
est assez frappante.
Dans la poursuite du dialogue, le président Traufe admet
avoir vu la guerre mais ne pas connaître ce que lui affirme
Pyrrhon sur cette condition du soldat. À quoi le philosophe
répond que l’imagination recouvre plus de possibilités
de représentation que la connaissance par la perception.
« La plupart des gens, vous inclus, ne savent rien du tout
("savoir" au sens de "se représenter")
et ils n’ont pas non plus besoin de savoir ce qui se produit
là, par exemple la réduction de millions d’individus
en cendres radioactives, opération qu’ils exécutent
aux antipodes sur un continent inconnu d’eux. Et même
s’ils le souhaitaient, ils ne pourraient ni se représenter
les effets, ni les reconnaître, ni, une fois ceux- ci advenus,
s’en souvenir ou les regretter ou les réparer.
337 G. ANDERS, La haine à l’état d’antiquité,
op. cit., p. 63. Cette constatation peut s’illustrer d’exemples
à tous les niveaux professionnels de la société.
Du « technicien de surface » au « gardien de la
paix » en passant par le « chef de rayon » et
« l’hôtesse d’accueil », chacune de
ses appellations rappelle chacun à sa fierté et à
sa fausse pudeur de simple exécutant.
Car supraliminaires (Überschwelling) sont les effets »338.
Seule la proximité implique les sentiments de l’ordre
de la haine339. Si une volonté quelconque désire faire
croire que la « guerre » est toujours faite par des
« soldats », alors la haine doit être artificiellement
produite. Se pose la question des moyens de production de ce sentiment
artificiel. Comment produire une haine artificielle à l’aide
de laquelle l’individu travaillera sans regret et avec ferveur
dans la lutte contre « l’ennemi » ? Il suffit
de fabriquer des ennemis de substitution, ce qu’explique Pyrrhon
au président Traufe :
« C’est en diabolisant un quelconque type, un groupe,
de préférence une minorité sans défense
qui la plupart du temps n’a rien à voir avec ceux qu’il
s’agit de combattre ou d’éradiquer. Si vous souhaitez
que vos gens combattent ou éradiquent un élément
A inconnu d’eux, non perçu par eux, également
impossible à percevoir et à haïr, vous engendrez
en eux, par le moyen du langage ou de la caricature, la haine d’un
B qu’ils croient connaître ; une haine qui les enflamme
ou les intoxique assez pour qu’ils tuent ensuite »340.
338 Ibid., p. 69.
339 Adolf Eichmann lors de son procès a ainsi affirmé
qu’il n’éprouvait aucun sentiment de haine envers
les juifs et qu’il avait même aidés ceux de sa
propre famille : « La fille issue de ce mariage, à
demi juive selon les lois de Nuremberg […] vint me voir pour
obtenir mon autorisation d’émigrer en Suisse. J’accédai,
naturellement, à sa requête et le même oncle
vint aussi me voir pour me demander d’intervenir en faveur
d’un certain couple juif de Vienne. Je ne mentionne ces faits
que pour montrer que personnellement je n’avais aucune haine
pour les Juifs car, tant du côté de ma mère
que du côté de mon père, mon éducation
a été rigoureusement chrétienne ; ayant des
Juifs dans sa famille, ma mère affichait des opinions différentes
de celles qui avaient cours dans les milieux SS » (cité
in H. ARENDT, Eichmann à Jérusalem, op. cit., p. 87).
340 G. ANDERS, La haine à l’état d’antiquité,
op. cit., p. 72.
Dans la fabrication de l’ennemi de substitution, l’impact
de l’image prend toute sa valeur. Il suffit de penser aux
caricatures des Juifs et des bolchéviques du Stürmer
nazi, jusqu’aux jeux de cartes « Most wanted Iraqi »
distribué à chaque soldat américain envoyé
en Irak. Le préjugé est que la passion et l’action,
la haine et le combat, devraient s’appliquer au même
objet visé, au même ennemi. Pyrrhon termine ce second
dialogue rappelant qu’il n’est pas nécessaire
que les ennemis existent. Ils peuvent même être inventés,
comme les sorcières de Salem à la fin du XVIIe siècle
aux États- Unis. La haine ne permet que de justifier l’acte
de guerre commis par ceux qui en ont besoin. Le caractère
vertueux de l’action sans haine prend aisément le pas
sur la haine sans action341.
Dans la dernière partie de l’ouvrage intitulée
Nos chers artilleurs, Anders reprend la parole et affirme que «
la production de haine s’accomplit à travers la livraison
d’images artificielles de l’ennemi. La haine qui naît
alors pourrait sans doute être dite purement idéologique
»342. Le raisonnement est poussé dans ses dernières
étapes : les soldats, par la technique, ne sont plus que
des travailleurs, au même titre que des civils. Il n’est
alors plus besoin de « vaincre l’ennemi » mais
simplement de produire des « effets » ni imaginés,
ni perçus, ni projetés, autrement dit, irréprochables.
« Pour les criminels tout est égal, tout est également
valable, tout est indifférent, tout est également
non valable : leur agir est totale indifférence, nihilisme
en action »343. L’étape suivante de cette évolution
vers la disjonction totale de l’agir et de l’affect
est celle où l’ultime déclenchement se réaliserait
sans l’homme, uniquement présent en tant que victime.
La dernière distanciation est celle de la frappe de missile
longue portée, donnant la mort vers un là- bas lointain,
front de guerre où tout le monde est simultanément
atteignable. Anders termine son propos sur une note désespérée,
rappelant que l’absence de haine des instruments, leur impossibilité
à éprouver ce sentiment, est une carence qu’il
est très risqué de copier. « Ceux qui haïssaient
mutuellement pouvaient à la rigueur cesser un jour aussi
de haïr ; et par là cesser aussi de combattre ; et par
là cesser aussi d’anéantir ; ou peut- être
même commencer à s’aimer »344.
341 La valorisation de l’action pour elle- même, pour
le simple fait d’agir, est une des manoeuvres rhétoriques
politiques des mouvements nationalistes, particulièrement
au XXe siècle. Sur la naissance de l’idée de
nation, voir E. HOBSBAWN, Nations et nationalismes, tr. fr. D.Peters,
Paris, Gallimard, 1990. Sur la naissance des « communautés
imaginées » en lien avec l’apparition des technologies
d’imprimerie, voir B. ANDERSON, L’imaginaire national,
tr. fr. P.- E. Dauzat, Paris, La Découverte, 2002.
342 G. ANDERS, La haine à l’état d’antiquité,
op. cit., p. 85.
343 Ibid., p. 87.
344 Ibid., p. 91.
CONCLUSION
L’homme découvre sa contingence d’être
non libre en actualisant sa liberté. La catégorie
de l’origine est une caractéristique de l’humain
de l’homme. Temporalité et conscience de celle- ci
le différencient fondamentalement des machines qui l’entourent.
L’homme a la possibilité d’éprouver la
honte qui n’est offerte qu’aux êtres disposant
d’une morale.
Mais vivant parmi bon nombre d’appareils techniques et d’objets
machiniques, il se met à ressentir peu à peu une déshumanisation.
Il lui arrive de s’expérimenter comme étranger
à lui- même, comme ayant perdu une part ou la totalité
de son humanité. Le cas de la honte prométhéenne
diffère de la honte classique au sens où l’homme
n’a pas honte de la déshumanisation ressentie. Au contraire,
il cherche à se débarrasser de son origine imparfaite
d’être-né, à oublier qu’il est tributaire
d’un « faux moulage ». La honte prométhéenne
a pour effet particulier de provoquer le désir d’être
fabriqué.
Elle puise sa source également dans le malaise de la singularité
périssable, paralysie face à l’effroyable de
la mort et ses terreurs. Le rêve d’être vitrifié
à jamais dans un assemblage de pixels, virtualité
transmissible ad vitam eternam offre un exutoire moderne au pourrissement
du cadavre. À l’alternative entre foi et angoisse,
le honteux prométhéen préfère l’inquiétude
éprouvée face à la contingence du monde. Alors
il s’ouvre au possible et à l’inconnu, puis cherche
à s’y intégrer.
La sensation de maîtrise du monde et le dépassement
toujours renouvelé de ses instruments de contrôle lui
donnent l’impression d’être le centre du monde.
De ce statut il ne devrait avoir honte. Mais une expression lancinante
le perturbe : « à quoi bon ? ». Il aimerait se
débarrasser du coram dont il est forcé de se détourner.
Il ne peut se séparer de son legs ontique. L’homme
tente d’assumer ses instincts régulateurs inconscients.
La difficulté est intense. Un autre ça, né
de l’activité mécanique de l’homme au
travail, est présent.
Lorsque ce ça mécanique rencontre le résidu
gênant qu’est le moi, il en a honte et essaie de le
cacher. Dans l’impossibilité de supprimer sa vénération
machinique, il peut tenter de se supprimer lui- même ou sombre
dans la profonde dépression.
Tout ceci n’est que la conséquence de sa situation.
Le travailleur est séparé de son monde. On lui a
dérobé son essence d’homo faber. L’homme
se trouve sacrifié sur l’autel de l’animal laborans.
Il doit faire face à un concurrent capable d’effectuer
ses tâches lorsque lui doit se reposer. Ses collègues
sont faits de tôles et de boulons. Il dialogue avec eux en
appuyant sur des boutons. Comme ses camarades laborieux, il est
privé de la satisfaction du produit fini comme de son effectuation
indépendante. Il n’a même plus besoin de fournir
un effort physique. L’exécution vigilante a remplacé
la production épuisante. Baisser un levier déclenche
un processus inimaginable pour un seul exécutant : l’effet
transcende sa cause. Cette étrange condition est à
relativiser : il vaut mieux gagner trois fois rien en perdant son
temps que ne gagner rien du tout en étant sans temps. Le
chômeur envie le travailleur.
Ce dernier a la chance d’être un « berger des
objets ». Il est à espérer que la contradiction
entre progrès technique et recherche du plein emploi finisse
par se résoudre. L’homme devenu chômeur parmi
tant d’autres pourrait voir à nouveau sortir de terre
les camps de suppression des « gens en trop ». Il pourrait
toujours être embauché en logistique, dans les calmes
bureaux des agences de voyages vers la mort. Adolf Eichmann serait
un modèle à suivre de monstrueuse vertu : concentration
sur l’efficacité par peur de ses propres affects, soumission
à la hiérarchie, association indéfectible de
la légitimité à la légalité,
etc. Le diable a troqué sa fourche de tentateur contre un
costume de législateur. Il délivre l’homme de
la tentation du bien.
Au travail consciencieux répond la consommation tranquille.
Si la réinstallation de personnes dans d’autres pays
est une tâche trop ingrate, l’homme peut rester chez
lui et travailler à se transformer en ermite de masse. Télévision
et radio distillent en continu le doux confort de l’occupation.
La quantité d’images consommées finit par former
la matrice des expériences de l’homme. Lorsqu’il
s’imagine en train de boire de l’eau, il déguste
le contenu d’une bouteille dont il ne sait distinguer s’il
l’a déjà goûtée ou si l’homme
dans la télévision semblait l’apprécier.
Quoi qu’il en soit, l’homme sait si cette eau est bonne
ou non. Il pourrait même en débattre avec ses amis.
Le dernier bulletin d’information diffusé à
la radio lui a fourni les termes adéquats pour en vanter
les mérites avant de lui apprendre que des comptables avaient
détourné des fonds d’une entreprise à
une autre.
La machine judiciaire devrait rétablir une situation stable.
Elle doit vérifier si les fausses factures versées
pour que la grande entreprise assure sa perpétuation étaient
légales ou non, puis sciemment voulues ou erreurs malheureuses
de procédures comptables suivies scrupuleusement. Les réseaux,
les articulations d’interdépendance, les motivations
des participants à la technostructure de l’entreprise
sont peu à peu évaluées et mis à jour
par un lent processus d’inspection effectué par des
personnes soumises, elles- aussi, à des motivations. Étonnamment
l’homme auditeur des informations diffusées à
la radio apprendra des années plus tard que les malversations
financières n’avaient même pas été
motivées ni par volonté d’enrichissement personnel,
ni par une contrainte autre que l’effet de groupe ou émulation
collective. Face à tant de complexité et à
une telle technicité des problèmes, il est difficile
de voir à partir de quoi se révolter. Les règles
du monde technique deviennent peu à peu celles du sol sur
lequel se construisent les édifices d’aujourd’hui
et de demain, contre lesquels se révolter semble toujours
vain.
L’homme est- il condamné à rester sans monde,
donc sans morale ? Le nihiliste s’ignore tristement et se
perd à regarder la planète en perdition, vue du ciel.
Elle serait peut- être mieux sans « nous », si
fragiles et si facilement anéantissables. S’il ne ressent
plus rien à aucun moment de ses journées, l’homme
est pourtant confronté à des événements.
Mais ceux- ci sont soit trop ridicules, infraliminaires, soit trop
énormes, supraliminaires, pour qu’il en ait une quelconque
conscience maintenant ou jamais. La bombe nucléaire, c’est
pour plus tard ou pour hier, pour là- bas mais pas ici. Rien
n’empêche l’homme de jouer à l’apprenti
sorcier avec sa baguette technologique. Il s’arme de ses têtes
au plutonium ou à l’uranium enrichis au cas où
son voisin voudrait l’attaquer. Il oublie que la possibilité
de ne tuer que son voisin est révolue.
« On crèvera tous ensemble » lui apprend un
autre voisin possesseur de bombes. Alors il songe à ce pilote
trop innocent pour être coupable d’avoir à lui
seul causé la mort des habitants, civils comme militaires,
d’Hiroshima. Il se sent comme lui et commence à se
révolter contre sa condition. Il se reconnaît aussi
en cet arpenteur dénommé K., exclu du monde qui ne
veut pas de lui sans lui dire pourquoi. Mais l’homme ne parvient
pas à admirer sa terrible beauté, chose pourtant naturelle
pour d’autres. À la soif erostratique de certains de
ses contemporains, il préfère la destruction théorique
des sujets, à la fois nus et vêtus, dans les peintures
de Grosz, seules à même de lui offrir une possibilité
de révision de ses jugements. Il y voit l’essence sacrifiée
de l’homme et se met à lire de la poésie pour
enfin trouver les mots adéquats aux pensées qui débordent
ses concepts. Il éprouve des sentiments qu’il ne pensait
plus possibles : amour, joie, envie, colère et même
de la haine. Confronté à la froide placidité
de ses contemporains qui rient de sa conscience, il risque toutefois
de chercher à se fabriquer lui- même des sentiments
de fortune pour éviter d’affronter sa peur de la solitude.
Ce sentiment fatal, dû à l’absence de tout maître
et de tout dieu en surplomb, ne semble pas avoir été
mentionné par Anders dans ses essais. Ses écrits témoignent
d’un nihilisme théorique assumé, celui du penseur
seul avec sa machine à écrire, dans son petit appartement
à Vienne entouré de ses manuscrits. Selon lui, vouloir
réfuter le nihilisme est insensé.
« Les attitudes désespérées peuvent
seulement être dépassées :
elles ne sont pas réfutables »345. Son nihilisme est
toutefois d’un genre spécial : « Mon prétendu
nihilisme n’est autre que la mise à jour de l’annihilation.
La seule chose qui doit nous occuper, c’est de veiller (sorgen)
à ce que nous ayons tort, qu’un lendemain existe donc
tout de même et que demain, nous puissions également
dire "demain" à nouveau »346.
Anders réfute l’idée de sauter joyeusement
dans le « grand midi », court- circuit opéré
par Nietzsche : être par delà bien et mal est devenu
un devoir347. Il remplace également la recherche des conditions
de possibilité de transformation du monde par celle des conditions
de possibilité de sa préservation. La Weltlosigkeit
est le seuil qui précède l’extinction de l’humanité.
Anders utilise diverses formes d’écritures pour tenter
de transmettre sa volonté de perpétuation du monde
et de l’homme. Il invite à remettre en question la
forme sous laquelle la philosophie vit et se rend effective :
« La question de savoir s’il existe quelque chose comme
la philosophie et si ce que je fais est de la philosophie ou je
ne sais quoi, je m’en balance complètement »348.
Un exemple possible répondant aux critères d’écriture
d’Anders, est cette description de la solitude lors du deuil.
La fable intitulée Le caillou, de 1947, exprime de manière
significative les différentes thèses de l’auteur
sur les sentiments :
« Comme vous avez tenu bon ! » lui dis- je admiratif.
« Ce long chemin vers le cimetière ! Et sans la moindre
larme ! »
« Je ne m’étais pas fié à ma force
», répondit- il, modeste.
« Et puisque je n’aime pas pleurer en public, je m’étais
préparé. »
« Préparé ? »
Il inclina la tête, comme s’il eut avoué une
faiblesse.
« Avant que nous ne partions, je me suis mis en effet un caillou
dans la chaussure. »
« Un caillou ? » m’écriai- je. «
Et vous avez marché deux heures durant, avec le caillou dans
la chaussure ? »
« Dieu soit loué », dit- il. « C’était
vraiment un grand soulagement. » Et comme je le regardai d’un
air soupçonneux : « Oui, croyez- vous donc que vous
pourriez ressentir la perte de quelqu’un, lorsqu’à
chaque pas vous avancez avec une petite pierre dans les semelles
? La contrariété masque l’effroyable. »
« Mais plus tard », lançai- je, « lors
du repas en l’honneur du défunt, vous étiez
par moments presque enjoué. »
« Exact », dit- il en s’excusant. « Je m’y
étais également préparé. »
« À cela également ? »
Il inclina la tête, se sentant coupable. « Avant de
nous asseoir à table, j’ai secrètement enlevé
le caillou. » Et devançant ma question : « Oui,
croyez- vous donc que vous pourriez ressentir la perte de quelqu’un,
quand vos pieds jouissent de se reposer ? Car la douceur masque
l’effroyable. »
Maintenant je le comprenais. À dire vrai, que je doive le
rejeter comme cynique ou l’admirer comme sage, je ne pouvais
en juger. Irrésolu, je l’accompagnai jusqu’à
sa porte d’entrée.
« Mais maintenant », me signifia- t- il avec une voix,
qui soudainement était enrouée. Il fit un mouvement,
qui me signalait de partir, « Mais maintenant, je crains que
ce ne soit loin. » Il plia le bras devant le visage et marcha
en pleurant dans l’entrée de la maison 349.
345 OH 1, p. 360 ; AM 1, p. 323.
346 G. ANDERS, « La mort du monde devant les yeux »,
Conférence, n° 17, art. cit., p. 279.
347 Anders semble reproduire la critique que Nietzsche avait fait
de Schopenhauer dans la troisième dissertation de la Généalogie
de la morale : là où Schopenhauer faisait du vouloir
une volonté de néant pour Nietzsche, celui- ci fait
du devoir, pour Anders, un devoir d’assumer l’absurde
de l’Éternel retour. Dans cette perspective, là
où Schopenhauer croyait être libre en tant que volonté,
Nietzsche croyait être libre en tant que nature, avec les
dérives interprétatives que cela suppose.
348 G. ANDERS, « La mort du monde devant les yeux »,
Conférence, n° 17, art. cit., p. 279.
349 G. ANDERS, Der Blick von Turm, Fabeln von Günther Anders,
Verlag C.H. Beck, München, 1988, pp. 8- 9. Traduction personnelle.
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Bibliographie
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tr. fr. P. Bouteiller, C. Fallet, P. Peigné, in Conférence,
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- « Obsolescence du travail », tr. fr. V. Deroche,
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M. Geffrath, in Conférence, n° 17, automne 2003, pp.
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in Conférence, n° 20, printemps 2005, pp. 423- 437.
« Obsolescence de la réalité », tr. fr.
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der zweiten industriellen Revolution, Verlag C.H. Beck, München,
1956.
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L’homme révolté, Paris, Gallimard, 1951.
Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942.
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