|
Origine :
http://arbeitmachtnichtfrei.skynetblogs.be/post/7700506/arbeit-macht-nicht-frei
Il est relativement facile à qui fait preuve de bonne volonté
et de ne pas marcher sur la tête de pour pénétrer
l’univers des philosophes. La langue de Günther Anders
n’est pas que magistrale, elle est aussi courante, au meilleur
sens du terme, sans jamais devenir banale. Anders laisse beaucoup
de portes grand ouvertes : nulle part il ne donne à ses propos
le caractère illustre et sublime d’une aura. Les questions,
les thèmes et même les formes littéraires changent
en fonction des exigences du moment. L’écriture qu’il
reconnaît comme adéquate ne revendique aucun genre
(PS, 132 sq.). Ne se laissant pas enfermer, Anders est par conséquent
difficile à classer dans une catégorie.
Anders n’a jamais été un penseur systématique,
et pas seulement dans le sens où il n’a jamais voulu
construire de système philosophique (AM, 411 sq.). Ses questionnements
sont toujours esquissés plutôt que véritablement
traités. Son œuvre n’est pas pour autant caractérisée
par un manque de précision, mais par l’idée
que la précision n’est pas toujours de mise. Il ne
faut pas voir ici un reproche. Ce qui est contradictoire ne peut
souvent être représenté que de manière
contradictoire. Simplement, les lecteurs doivent se montrer attentifs
à ces contradictions dont certaines sont effectivement bien
réelles. L’une d’elles touche à notre
sujet : les passages de l’œuvre d’Anders qui fétichisent
le travail et ceux qui le critiquent se succèdent parfois
sans transition. Il nous faudra donc montrer, d’un côté,
qu’Anders a détruit le mythe du travail mais, de l’autre,
qu’il ne s’est pourtant jamais totalement débarrassé
de son éthos.
Du point de vue de la méthode, la catégorie du «
travail » n’est pas assez différenciée.
Elle sert à désigner divers aspects de l’activité
humaine, ce qui peut parfois engendrer çà et là
des confusions. Hannah Arendt en a pris acte dans Condition de l’homme
moderne et distingué strictement travail, œuvre et action.
Du point de vue de la terminologie, cela offre effectivement quelques
avantages, même si la distinction n’est jamais entièrement
nette et présente à son tour d’autres difficultés.
Il faut aussi tenir compte du fait que, contrairement à ce
qui se passe en anglais (où l’on distingue «
labour » et « work »), le mot allemand «
Arbeit » sert plus ou moins à désigner les deux
idées dans le langage quotidien. Il y a bien le substantif
« Werk » et le verbe « werken », mais ils
ne sont pas d’usage courant.
1. Commençons par ce qu’il y a de conservateur dans
l’approche anderssienne du travail. Pour Anders, le travail
est une activité élémentaire à laquelle
on ne peut se soustraire. Voilà pourquoi il peut en venir
dans le deuxième tome de L’Obsolescence de l’homme
à défendre l’idée qu’une «
existence sans travail » serait « infernale »
(AM, 27). Être contraint à une oisiveté hébétée
— « Tu dois rester assis sur ton derrière et
regarder la télévision bouche bée pendant toute
ta vie » (AM, 28) — constitue pour lui un cauchemar
terrible. « Ce que je crois, c’est que l’homme
privé du travail — auquel il a été une
fois pour toutes condamné — ne peut pas vivre, qu’il
est incapable de supporter vingt-quatre heures de divertissement
sur vingt-quatre. […] La question n’est plus : comment
répartir justement les fruits du travail ? mais : comment
rendre supportables les conséquences du non-travail [Nichtarbeit]
» (AM, 98). Anders reprend ici une conception bien connue
et on ne peut plus conventionnelle du travail. Il emprunte sans
hésiter l’adverbe « wesensmäßig »
à Husserl pour dire que l’homme est fait « par
essence » pour le travail (AM, 103). C’est ce que dit
aussi la sagesse quotidienne, qu’« on ne peut pas vivre
sans travailler ». Ici, le non-travail est appréhendé
comme une non-activité.
Pour quelles raisons ? N’est-il pas possible de réfléchir
de façon créative à toutes sortes de choses
et de s’engager dans des pratiques sans s’arrêter
à telle ou telle conception du travail ? L’occupation
libre ne commence-t-elle pas justement là où cesse
la contrainte d’exercer une activité ? Ne doit-on se
représenter le non-travail que sous la forme du chômage
? Ne peut-on pas également le penser comme une façon
de s’émanciper du travail ? Les formules d’Anders
laissent parfois l’impression d’une conception bornée
du travail.
Ainsi, Anders regrette que l’application [Fleiss] soit devenue
obsolète (AM, 101). Pourtant, l’application (en latin,
industria) ne peut pas être considérée indépendamment
de la fin en vue de laquelle elle est mobilisée. En tant
que grandeur abstraite, elle est devenue une vertu secondaire et
mal famée ; en tant que principe, elle est considérée
comme l’ennemi public numéro un. Que l’application
ne soit plus reconnue aujourd’hui par tout le monde n’est
pas vraiment un problème. Juste après, Anders déclare
que nous nous sentons spoliés aujourd’hui de «
l’envie de faire des efforts, de l’indispensable voluptas
laborandi. L’homme a été privé de la
preuve que le travail lui fournissait autrefois de son existence
: “Je sue donc je suis” » (AM, 102). Selon Anders,
le sport serait la conséquence du fait que le travail est
devenu aujourd’hui trop léger (AM, 103). Contre lui,
nous ne devons pas hésiter à affirmer que nous ne
voulons nous appliquer que lorsque la fin de notre activité
est une fin pour nous et non une fin en soi. Nous ne voulons mouiller
notre chemise que lorsque nous en avons envie. Nous existons aussi
lorsque nous ne suons pas. Tout ce qu’il faut faire «
à la sueur de son front » dégage une odeur effrayante.
Ces descriptions d’Anders convergent vers un refus du plaisir.
Il va même jusqu’à s’en prendre d’une
façon très catégorique aux « coureurs,
nageurs et skieurs » (AM, 104) dont il ne perçoit l’activité
que sous l’angle de la concurrence et comme un choix imposé.
Il ne lui est pas venu à l’esprit qu’on pouvait
aussi bien trouver dans le sport des moments de non-réification
que des moments de réification. Si l’on fait abstraction
du culte qu’engendre le sport et de la folie du fitness, force
est de reconnaître qu’une pratique raisonnable du sport
peut contribuer à assurer un bon fonctionnement du corps
alors que le travail, lui, est la première cause de maladie
de l’organisme humain du fait des nuisances irréversibles
qu’il lui cause. Le sport de masse lui-même ne peut
être réduit à sa dimension concurrentielle (même
si, bien sûr, elle existe). On ne devrait pas non plus voir
derrière son caractère de succédané
l’ombre de la guerre et de l’anéantissement.
On sous-estime trop souvent l’importance de telles satisfactions
de substitution. Elles n’ont pas qu’un caractère
destructeur. Cela vaut autant pour la pratique personnelle du sport
que pour celle des spectateurs ou des auditeurs. En refusant de
comprendre ce que cela signifie, on finit purement et simplement
par tout enlever aux hommes.
Jusqu’ici, rien que de très traditionnel. S’il
ne faut pas ignorer cette dimension culturellement conservatrice
de la pensée d’Anders, ne le figeons toutefois pas
dans cette vision des choses.
Celui qui découvre l’œuvre d’Anders à
travers des séquences particulières sait pourtant
bien qu’il s’agit constamment pour lui de penser les
conditions d’une vie vivable et non de supprimer les plaisirs.
« Réjouis-toi », peut-on lire dans Mariechen,
l’« histoire du soir pour les amoureux, les philosophes
et ceux qui appartiennent à d’autres groupes professionnels
», « réjouis-toi d’exister 1 ». À
l’inverse de Heidegger et de son être-jeté, Anders
dit ici un « oui » franc et massif à la vie :
« Quel privilège immérité que le jet
ait été aussi bien dirigé et que nous soyons
devenus ce que nous sommes ! Mais ce remerciement vaut surtout pour
la chance que nous avons d’être libres en amour, de
pouvoir aimer quand nous le voulons et pas au seul moment où
notre génération prend part au devoir général 2.
»
2. Anders était avant tout un fin observateur. « Mes
réflexions partent toujours de phénomènes très
concrets de notre vie actuelle » (AM, 414). Pas un détail
qui n’aurait pu, selon lui, être relié à
une interprétation substantielle. Ainsi, il n’est pas
rare qu’il relève des événements quotidiens
en les théorisant à peine : « Dans la pièce
d’à côté, le laveur de carreaux nettoie
mes fenêtres. Que lui importent mes fenêtres ? Et les
fenêtres des autres, qu’il va nettoyer demain et après-demain
tout en se réjouissant de ne pas être au chômage
? Qu’importent mes draps à la blanchisseuse ? Et ceux
de ses clients des jours à venir ? Quand je pense que la
plupart des gens ne souhaitent même pas, n’ont pas le
droit de souhaiter, ne doivent absolument pas ou ne peuvent pas
souhaiter faire un autre type de travail ! Et qu’en plus,
ils sont tous contents d’avoir ces emplois qui sont pour eux
synonymes de non-chômage ! Et même que beaucoup d’entre
eux mettent toute leur fierté à effectuer ce travail
qui ne les concerne en rien, cette “perte de temps”,
aussi “fidèlement” et “joyeusement”
que possible, comme si c’était tout de même “leur”
travail » (K, 92).
Si ce n’est pas leur tâche au sens le plus propre,
c’est du moins « leur » emploi. Les travailleurs
doivent s’identifier à cet emploi car ils y sont existentiellement
renvoyés. En tant que travailleurs, ils sont tenus à
l’indifférence : « Le produit de notre travail
ne nous concerne pas » (AM, 364). Ils n’ont pas à
se prononcer sur ce sujet, ce n’est pas à cette fin
qu’on leur a acheté leur force de travail. L’essentiel,
c’est qu’ils nettoient bien les vitres ou les vêtements
ou fabriquent consciencieusement des missiles mortels de moyenne
portée. En tant que simples travailleurs, ils n’ont
pas à décider de tout cela. Ce qu’ils font est
leur gagne-pain et pour manger, tous les moyens sont bons.
Dans la « liste noire » de concepts et de mots-clés
(« valeurs », « être », « sens
», « aura », « vrai », « l’authen-tique
»…) qui figure dans Ketzereien, on trouve également
le « droit à l’emploi » [das « Recht
auf Arbeitsplatz »]. Anders note : « Si moi, qui suis
à raison décrié comme un extrémiste
de gauche, je doute du bien-fondé de cette expression à
laquelle on recourt si facilement, on n’osera pas me traiter
d’“ennemi de classe réactionnaire”. Mais,
en tant que philosophe, je me demande tout de même : sur quoi
se fonde en fait cette exigence, ce “droit” ? De quelle
nature est ce prétendu droit ? » (K, 134). Ce «
droit » se révèle rapidement être un devoir.
Aujourd’hui encore, beaucoup de socialistes ne veulent pas
se mettre dans la tête que le socialisme est autre chose qu’une
maison de redressement par le travail [Arbeitshaus] où ce
dernier est donc un devoir. La gauche partage avec la droite l’apologie
du travail, elle n’est pas moins fanatique sur ce point. Seuls
quelques auteurs comme Paul Lafargue ou l’austromarxiste Max
Adler 3 ont développé une pensée critique du
travail. Sur cette question, la position de Marx est parfaitement
ambivalente. Les textes les plus connus figurent dans le premier
livre du Capital, où Marx présente le travail comme
« la condition naturelle éternelle de la vie des hommes 4
». Le marxisme s’inscrit, lui aussi, dans cette tradition.
Cela dit, on trouve également dans l’œuvre de
Marx beaucoup d’éléments qui contredisent cette
vision des choses. Moishe Postone a étudié cette question
de près dans son livre Time, labor and social domination
[Temps, travail et domination sociale] 5.
Les passages cités ci-dessus montrent qu’Anders a
toujours eu tendance à tenir des propos hérétiques
sur le travail. Ce n’est pas de la défense du travail
qu’il fit sa véritable cause, mais de l’attaque
du travail. « Lorsque, en présence de G., un fou de
travail, je mentionnais en passant que le travail n’existait
que depuis relativement peu de temps, comparé à l’âge
de l’humanité, le souffle lui manqua » (K, 230).
Ce qui signifie clairement que le travail ne peut pas prétendre
déterminer l’essence humaine. On ne peut pas lui donner
la valeur d’une constante anthropologique ; on ne peut que
le réinscrire à sa place dans l’Histoire. Mais
ce n’est pas tout. Anders ne voit pas non plus d’avenir
au travail. Le tableau qu’il peint est des plus sombres :
« Le chômage qui va se développer fera passer
celui qui régnait il y a cinquante ans pour une bagatelle.
Et quand on pense que le chômage fut à l’époque
l’une des premières causes du national-socialisme,
le courage manque pour imaginer quelles seront les conséquences
de ce qui se prépare. Il n’est pas impossible que les
chambres à gaz d’Auschwitz (qui, à l’époque,
étaient économiquement absurdes) deviennent un modèle
de “solution” pour résoudre le problème
posé par le fait qu’il y a “trop d’hommes”
par rapport aux opportunités de travail offertes »
(AM, 98 sq.).
« Le postulat du plein emploi est d’autant moins réalisable
que le niveau technique d’une société est élevé
», écrit Anders (AM, 99). « La dialectique actuelle
consiste dans cette contradiction entre la rationalisation et le
plein emploi. Le déclarer ouvertement ne fera renoncer aucun
homme politique à ses attaches partisanes » (AM, 99.
sq.). « De fait, les “emplois” sont devenus des
produits d’appel si importants que les hommes politiques qui
n’en créent jamais peuvent aussi bien quitter tout
de suite la scène. Il n’y en a pas un qui n’ait
un jour promis des emplois. Pas un non plus bien sûr qui n’ait
aussi une réponse à la dialectique actuelle d’une
technique dont la croissance est devenue notre quotidien et de la
baisse du besoin d’ouvriers et, par conséquent, d’emplois 6.
»
L’idée qu’avance ici Anders est qu’il
existe un lien très fort entre travail et politique : le
travail en tant qu’élément constitutif du capital
et la politique dans la mesure où elle est déterminée
par le capital sont pensés ensemble. On ne peut qu’être
d’accord avec lui. La tâche de la politique et de son
personnel est de réactualiser sans cesse la promesse du travail
sous la forme d’une promesse de travail. Il est évident
aujourd’hui que ce geste fonctionne de moins en moins bien
; c’était beaucoup plus difficile à voir il
y a vingt-cinq ans, à l’époque où Anders
a publié ces lignes. C’est pendant les années
du plein emploi que ce dernier a repéré la tendance
suivant laquelle le travail rémunéré allait
devenir précaire.
3. Le langage a fait l’objet d’une préoccupation
toute particulière de la part d’Anders (PS, 126, 131,
137-140). Il ne voulait pas juste écrire de manière
lisible, il voulait aussi constamment inventer et employer des concepts
justes et mettre à l’index les concepts faux (K, 95
sq., 107 sq., 130 sq.7). « Au lieu d’utiliser le vieux
et solide terme de “travailleur” [Arbeiter], [un petit
entrepreneur et un soudeur] parlent systématiquement de “preneur
de travail” [Arbeitnehmer] » (K, 262). « Peu de
noms sont aussi révélateurs aujourd’hui que
celui de “preneur de travail”. Il a bien sûr été
créé par les “donneurs de travail” [Arbeitgeber].
Comme il est bien plus noble de donner que de prendre, le nom “Arbeitgeber”
— qui désigne le pendant de l’“Arbeitnehmer”
— possède quelque chose comme une aura religieuse.
Dans ma jeunesse, il n’y avait que des travailleurs. Ils savaient
ce qu’ils valaient, ce qu’ils donnaient et ce qu’on
leur prenait. Le cri de guerre “Prolétaires de tous
les pays, unissez vous !” aurait pu rester sans écho.
Bien sûr, les travailleurs avaient aussi pensé à
“prendre” : ils veillaient à se battre pour un
salaire aussi élevé que possible et ceux qui parmi
eux étaient socialistes songeaient à s’emparer
des moyens de production. Mais il ne serait venu à l’idée
d’aucun d’eux qu’ils “prenaient” l’emploi
qu’ils avaient — ou qui les avait — déjà
de toute façon (dans la mesure où ils n’étaient
pas au chômage). À l’inverse, aujourd’hui,
beaucoup de travailleurs ressentent comme un honneur d’intégrer
telle ou telle entreprise, une embauche qui, faussement présentée
comme une chose qui vaut la peine d’être “prise”,
scelle un renoncement total aux objectifs précédemment
affichés. Il semble que cette nouvelle étiquette leur
procure un sentiment de fierté, comme s’ils avaient
véritablement “pris” quelque chose et étaient
véritablement parvenus à atteindre un sommet, celui
du partenariat social. Qu’il s’agit ici du laborieux
sommet de Godesberg 8 et non de celui que leurs grands-pères
avaient en vue il y a cent ans, ils ne le sentent pas et ne veulent
d’ailleurs pas le sentir » (VBV, 130 sq.).
Friedrich Engels mettait déjà en garde dans son «
Avertissement à la 3e édition » du Capital contre
« ce jargon dans lequel les économistes allemands ont
pris l’habitude de s’exprimer, où l’on
donne par exemple le nom de “donneur de travail”, Arbeitgeber,
à celui qui se fait donner par les autres leur travail contre
un paiement comptant, et le nom de “preneur de travail”,
Arbeitnehmer, à celui dont on prend le travail contre un
salaire 9 ». Depuis l’époque d’Engels, ce
savoir élémentaire s’est totalement perdu. Il
ne fait plus l’objet de réflexions, ni dans le mouvement
ouvrier ou autour de lui, ni ailleurs. En analysant une seule expression
fausse, Anders démonte un jugement erroné qui est
aussi une erreur intellectuelle. Il était impitoyable avec
ce genre de choses.
S’il a déconstruit avec précision le concept
faux de « preneur de travail », le concept de prolétariat
d’Anders est en revanche resté assez flou. Sa thèse
est qu’il y aurait de plus en plus de prolétaires,
statut social qu’il ne définit plus par rapport au
« niveau de vie » mais par rapport au « niveau
de liberté » (AM, 91, 174). Au § 9 de «
L’Obsolescence du prolétariat », Anders définit
cinq non-libertés [Unfreiheiten] 10. Hormis le fait que les
prolétaires ne possèdent pas les moyens de production,
ils sont en même temps dépossédés : «
1. de tout choix des produits qu’ils contribuent à
fabriquer, 2. de tout contact avec les produits finis, 3. de toute
décision relative à leur utilisation ultérieure,
4. de toute opinion propre (et même de tout intérêt
pour leur opinion propre) sur la finalité des produits qu’ils
contribuent à fabriquer, 5. de leur travail (car on l’a
transformé en une activité qui ne mérite plus
ce nom) 11 ».
Le prolétariat est défini négativement : «
Que le prolétariat ne soit pas solidaire ne prouve pas son
inexistence, c’est au contraire ce qui définit son
existence. Un prolétaire est celui que sa vie empêche
de formuler l’idée de solidarité 12. »
Anders dénonce explicitement leur « style de vie contraint,
l’obligation de consommer à laquelle ils sont soumis,
leur solitude devant la télévision 13 » et les
qualifie de « prolétaires végétatifs 14
». Dans un passage de ce texte, il va même jusqu’à
soutenir le paradoxe que, « si le salarié actuel n’est
pas libre, c’est parce qu’il a trop de temps 15 ».
En fin de compte, les prolétaires, ce sont tous ceux qui
sont contraints de consommer 16. Cette extension importante d’un
concept qui, à l’origine, était tout de même
déterminé par la question de la propriété
privée des moyens de production et parlait surtout de classes
et de lutte des classes, a-t-elle encore un sens ? À cela
s’ajoute le fait qu’Anders considère les classes
et la lutte des classes elles-mêmes comme obsolètes 17.
« Il n’y a aucune conscience de classe chez ceux qui
sont menacés », écrit-il, par exemple, dans
l’un des textes recueillis dans La Menace nucléaire
(103).
4. « Tant que le travail mécanique se déroule
sans accroc — c’est-à-dire sans friction entre
l’homme et la machine —, tant que celui qui travaille
le fait avec l’enthousiasme d’un “converti”
et se comporte en tout point comme un “rouage”, le moi
n’est absolument pas “chez lui” : il ne l’est
pas, ou du moins pas en tant que “moi”. C’est
au moment où la conformité de l’ouvrier à
ce que la machine attend de lui laisse à désirer,
ou lorsqu’un raté interrompt le travail, que le moi
revient pour la première fois “vers lui-même”
et se rencontre pour la première fois comme quelque chose
de scandaleux : comme un moi qui a failli à sa tâche
» (OH, 110 sq.). La rencontre avec soi-même est présentée
ici comme un dérangement, comme une dissonance fonctionnelle.
Le travailleur est décrit ici comme un masque et non comme
un véritable individu : dans le travail, l’homme est
littéralement hors de lui, il est un rouage de l’entreprise
à laquelle il appartient.
Voilà maintenant ce qu’Anders a dit sur la division
du travail : « Tout le monde sait que notre façon d’agir
et donc de travailler a aujourd’hui fondamentalement changé.
À l’exception de quelques survivances dépourvues
de signification, le travail est devenu une “collaboration”
organisée et imposée par l’entreprise »
(OH, 318). Selon lui, l’« agir » s’est transformé
en un « faire » et le « faire » en un «
collaborer ». Chaque travailleur spécialisé
n’est donc responsable que de la réussite formelle
de la tâche qu’on lui a attribuée, il n’a
pas la responsabilité de l’ensemble du processus de
production. « L’aggravation de l’actuelle division
du travail ne signifie pas autre chose que ceci : nous sommes condamnés,
travaillant et agissant à nous concentrer sur d’infimes
segments du processus d’ensemble : nous sommes enfermés
dans les phases de travail auxquelles nous sommes affectés,
tels des détenus dans leurs cellules de prison » (NF,
48). Ou pour l’exprimer plus brièvement : « La
division du travail rend idiot 18. »
« L’entreprise est le lieu où l’on crée
le type de l’homme “médial et privé de
conscience morale”. C’est là que naissent les
conformistes. Il suffit qu’un représentant de ce type
d’homme soit placé dans un autre domaine d’activité,
dans une autre “entreprise”, pour que soudain —
sans pourtant se transformer du tout au tout — il devienne
monstrueux ; pour qu’il nous remplisse soudain d’effroi
; pour que la suspension de sa conscience morale — qui était
pourtant déjà un fait accompli — revête
soudain l’aspect d’une pure absence de conscience morale,
et la suspension de sa responsabilité celui d’une pure
“moral insanity”. Tant que nous ne voyons pas cela,
nous ne voyons pas que l’entreprise actuelle est le creuset,
le modèle de ce type de travail qui exige notre mise au pas,
et nous restons incapables de comprendre la figure du conformiste
contemporain et le cas particulier de ces hommes “entêtés”
qui refusaient […] de se repentir ou seulement d’accepter
la responsabilité des crimes auxquels ils avaient effectivement
“collaboré” » (OH, 322 sq.).
Le « collaborateur » est le type même du suiveur
qui se comprend comme étant d’avance excusé
de tout (OH, 319 sq.). « Qu’aurions-nous dû faire
? » bredouille l’entendement commun dans les situations
les plus différentes de la vie. Une des caractéristiques
du fascisme est, entre autres, que les gens ont même accueilli
de bon cœur ce qu’on leur infligeait, qu’ils se
sont aveuglément identifiés à lui bien au-delà
de ses attentes. La souffrance s’y était perfectionnée
parce que la victime s’y était hissée inconsciemment
mais énergiquement au rang de coupable. Ailleurs, Anders
a défini le national-socialisme comme une « soumission
totale qui était en fait une appartenance totale. Le négatif
absolu […] devenu le positif absolu 19 ».
Qui ne connaît en Autriche la phrase fatale : « Je
n’ai fait que mon devoir » ? Peu importe de quel devoir
il s’agit, comment et pourquoi il a été accompli.
La plupart n’ont effectivement fait « que » leur
devoir, tous les coupables ne l’ont pas été
par conviction, la plupart n’ont été «
que » des gratte-papier assassins. « L’employé
du camp d’extermination n’a pas “agi” mais,
aussi épouvantable que cela puisse paraître, il a seulement
fait son travail » (OH, 324). « Puisqu’il est
habitué à exercer une activité qui ne requiert
aucune conscience morale — et qu’on ne souhaite d’ailleurs
pas qu’il en ait — il n’a pas de conscience morale.
Et ce avec la meilleure conscience du monde » (OH, 327). L’absence
de conscience morale est un élément constitutif du
travail. On accomplit quelque chose, peu importe ce qu’on
accomplit, comment et pourquoi. Quand les choses deviennent sérieuses,
on se présente comme un subordonné et on prétend
qu’on n’aurait pas pu faire autrement même si
on l’avait voulu. Le cercle vicieux du travail se referme.
« Si l’on reconnaît aujourd’hui une forme
d’“égalité”, c’est celle qui
existe en droit entre les travaux qui, en tant que tels, sont tous
égaux et ont tous par conséquent la même valeur.
En termes moraux, cela revient à dire que cette égalité
tient au fait qu’aucun travail ne rend le travailleur plus
coupable qu’un autre, parce que le travail ne saurait en aucun
cas rendre coupable 20. » « Aucune mauvaise finalité
ne peut flétrir le travailleur » (MN, 155). Le travail
semble donc être l’innocence originelle. Il est l’activité
conformiste du sujet, une activité interchangeable à
volonté — et pas uniquement au cours des inévitables
échanges où elle s’achète et se vend
—, mais il concerne aussi le principe profond de tous les
actions, concepts et situations de la vie. « Le monde des
machines dispose de nous de façon bien plus dictatoriale,
irrésistible et inévitable que ne pourrait jamais
le faire et n’a jamais pu le faire la terreur ou la vision
du monde d’un dictateur que suppose cette dernière
» (AM, 205).
Penser d’un même geste l’employé des camps
d’extermination et le brave travailleur de l’époque
de la technocratie est toujours allé de soi pour Anders (AM,
178). Dans sa structure fondamentale, le lieu spécifique
de l’horreur est un lieu familier. Le point commun à
l’employé des camps d’extermination et au brave
travailleur de l’époque de la technocratie, c’est
l’entreprise ou peut-être, pour emprunter une expression
à la technologie informatique, le « système
d’exploitation ».
Anders se fit donc quasiment un devoir de s’opposer aux devoirs
et de ne se soumettre à aucune contrainte matérielle.
« Celui qui invoque un prétendu devoir pour se concentrer
sur son affaire, pour se mettre des œillères au point
de ne plus voir ni à droite ni à gauche, est non seulement
amoral mais même amoral par principe. Être moral, cela
signifie se préoccuper des choses qui, bien qu’elles
se situent en dehors de mes intentions propres ou d’intentions
fixées par un tiers et bien qu’elles excèdent
les compétences que me reconnaît la division du travail,
ne sont pourtant pas extérieures à ma sphère
d’influence personnelle. Être moral, cela signifie dépasser
les frontières tracées par l’administration
ou la division du travail, se préoccuper de ce dont on prétend
que cela ne me “concerne” pas bien que cela me “concerne”,
me menace ou me détruise 21. » « Dis moi ce que
tu “dois” faire et je te dirai ce que tu […] n’as
pas le droit de faire », lit-on dans un texte qu’Anders
destinait au troisième tome de L’Obsolescence de l’homme 22.
Même si cela ne saute pas aux yeux, Anders s’appuie
de façon implicite sur les analyses de Marx : « La
spécialité d’un ouvrier qui manie toute sa vie
un outil partiel devient celle d’un homme qui toute sa vie
sert une machine partielle 23. » « Dans la manufacture
et l’artisanat, l’ouvrier se sert de l’outil,
dans la fabrique il sert la machine. Dans le premier cas, c’est
de lui que procède le mouvement du moyen de travail ; dans
le second, il doit suivre le mouvement du moyen de travail. Dans
la manufacture, les ouvriers sont les membres d’un mécanisme
vivant. Dans la fabrique, il existe, indépendamment d’eux,
un mécanisme mort auquel on les incorpore comme des appendices
vivants 24 ». Les hommes conçus comme membres de dispositifs
mécaniques et sériels, c’est très exactement
le sujet d’Anders. Chez Marx, la valeur est présentée
comme un « sujet automate 25 ». Cela veut aussi dire
que la valeur de cette marchandise singulière qu’est
la « force de travail » crée des « sujets
automates » de forme humaine.
Les réflexions d’Anders que nous avons commentées
dans cet article appartiennent sans aucun doute aux critiques du
travail les meilleures et les plus radicales que le vingtième
siècle aura produites. Le conformisme moral, la réduction
de l’homme à une fonction et à un masque ont
leur origine dans la monstruosité du travail. Dans le deuxième
tome de L’Obsolescence de l’homme, Anders évoque
la « structure intentionnellement négative du travail
actuel » (AM, 362). « Le discours consensuel qui demande
un “travail plus humain” est par conséquent malhonnête
: c’est une contradictio in adjecto. Une telle humanisation
n’est pas plus possible qu’une humanisation de la guerre,
parce que ce qu’on prétend vouloir humaniser porte
partout en soi le principe même de l’inhumanité
» (AM, 363).
La finalité du travail n’est donc pas définie
par le rôle décisif qu’il joue dans « la
transformation du singe en homme », comme dit Engels 26, mais
doit être déchiffrée tout autrement. La libération
sociale ne signifie pas la libération dans le travail, mais
la libération du travail. Contre toute évidence, le
travail ne rend pas libre : Arbeit macht nicht frei.
Traduit de l’allemand par Aurélie Marx
Abréviations – références bibliographiques
:
AM : Die Antiquiertheit des Menschen, Bd. 2, Beck, Munich, 1980.
K : Ketzereien, Beck, Munich, 1996.
PS : Philosophische Stenogramme, Beck, Munich, 1965.
VBV : Visit beautiful Vietnam, Pahl-Rugenstein, Cologne, 1968.
OH : L’Obsolescence de l’homme, L’Encyclopédie
des nuisances/Ivrea, Paris, 2002.
NF : Nous, fils d’Eichmann, Rivages, 1999.
Notes
1. Anders, Mariechen. Eine Gutenachtgeschichte für Liebende,
Philosophen und Angehörige anderer Berufsgruppen [Petite Marie.
Une histoire du soir pour les amoureux, les philosophes et ceux
qui appartiennent à d’autres groupes professionnels],
Beck, Munich, 1987, p. 79.
2. Ibid., p. 36.
3. Max Adler, Wegweiser. Studien zur Geistesgeschichte des Sozialismus
[Poteau indicateur. Études pour une histoire intellectuelle
du socialisme] (1914), Wiener Volksbuchhandlung, Vienne, 1965, p.
202.
4. Marx, Le Capital, « Quadrige », PUF, p. 207.
5. Moische Postone, Time, labor and social domination, Cambridge
University Press, 1993.
6. Anders, « Sprache und Endzeit (IV) » [Langage et
fin des temps (IV)], texte destiné au troisième tome
de L’Obsolescence de l’homme et paru dans Forvm, n°430-431,
octobre-novembre 1989, p. 41.
7. On ne peut pas reprocher à Anders d’avoir à
l’occasion dérogé à cette règle.
Nous ne pouvons pas renoncer à toutes nos habitudes de langage.
Quoi qu’il en soit, il était clair pour lui qu’il
fallait « se méfier du langage » (K, 136).
8. Allusion au sommet au cours duquel le SPD a adopté en
1959 le Programme de Bad Godesberg par lequel il a rompu avec le
marxisme et « accepté » l’économie
de marché (« Le marché autant que possible,
l’intervention publique autant que nécessaire »)
(N.d.T.).
9. Engels, « Avertissement à la 3e édition
allemande », dans Marx, Le Capital, trad. cit., p. 22.
10. Günther Anders, « Die Antiquiertheit des Proletariats
» [L’Obsolescence du prolétariat], texte destiné
au troisième tome de L’Obsolescence de l’homme
et paru dans Forvm, n°462-464, juin 1992, p. 10.
11. Idem.
12. Ibid., p. 7.
13. Idem.
14. Ibid., p. 10.
15. Idem.
16. Idem.
17. Ibid., p. 11.
18. Anders, « Sprache und Endzeit (III) » [Langage
et fin des temps (III)], texte destiné au troisième
tome de L’Obsolescence de l’homme et paru dans Forvm,
n°428-429, août-septembre 1989, p. 50.
19. Voir supra, p. 213.
20. Anders, « Sprache und Endzeit (III) », op. cit.,
p. 50.
21. Anders, « Notizen aus dem Tagebuch. Heiratsannoncen »
[Notes extraites de mon journal. Annonces matrimoniales], Forvm,
n°436-438, avril-juin 1990, pp. 58 sq.
22. Anders, « Sprache und Endzeit (III) », op. cit.,
p. 51.
23. Marx, Le Capital, trad. cit., p. 473.
24. Ibid., p. 474.
25. Ibid., p. 173.
26. Engels, Dialectique de la nature, Éditions sociales,
1952, pp. 171-183.
|
|