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Origine : http://revues.mshparisnord.org/appareil/index.php?id=577
Giovanni Carrozzini, «Technique et humanisme. Günther
Anders et Gilbert Simondon», Revue Appareil [En ligne],
n° 2, 2008, Numéros, mis à jour le : 05/09/2008
« Ducunt fata volentem, nolentem trahunt ». C’est
avec ces mots de Sénèque, lecteur de Cléante,
que se termine une des plus fameuses apocalypses du XXe siècle.
C’est Oswald Spengler qui les emploie, en 1922, à la
fin de son Déclin de l’Occident, causé par une
naturelle consomption de la Kultur occidentale par la diffusion
d’une Zivilisation qui possède, à son tour,
un visage précis : la Technique. Une technique en majuscules,
qui trace les voies et qui se confond avec le destin de l’Occident.
On pourrait donc se demander avec Lénine : « que faire
? » C’est toujours Spengler qui nous répond,
dans un bref texte, paru en 1931, intitulé L’homme
et la technique : l’Auteur imagine une seule solution à
la question posée par le contexte historique dans lequel
il se trouvait à penser : attendre la ruine sans laisser
sa propre place. C’est la Technique, selon Spengler, qui nous
oblige à cette condamnation à la passivité,
et c’est le cours de l’histoire qui nous pose un terminus
ad quem. Pendant l’époque de la Technique, l’homme
doit donc accepter l’idée stoïcienne d’Epictète
: « Accepte-toi. Renonce-toi ».
Les périodes de crise – et la période pendant
laquelle Spengler pensait et rédigeait son livre était
sans doute une de ces périodes – ont toujours divisé
les hommes en deux groupes : ceux qui cherchent à comprendre
et ceux qui se désespèrent. On peut, donc, penser
l’histoire comme un système sujet à des épisodes
catastrophiques ; René Thom l’a dit parfaitement :
après un épisode catastrophique les dynamiques et
les équilibres du système se dispersent, ou bien ils
changent d’une telle façon qu’on ne peut plus
retrouver dans le présent ce qu’il y avait dans le
passé. Mais aussi l’histoire possède ses lois
et les lois de la science nouvelle ce sont les lois de l’homme,
qui représente, à son tour, l’objet privilégié
de l’histoire. C’est pour cette raison que je crois
pouvoir retrouver des répétitions dans le cours “chaotique”
de l’histoire humaine : ces lois sont les catastrophes, et
les catastrophes sont des crises qui ont une période qui
les prépare et une période pendant laquelle on contemple
ses conséquences. Le XXe siècle pourrait être
pensé comme une phase dans laquelle on a vu se dérouler
trente ans de guerre, et un moment – de presque quarante années
– qui payait les dommages de ces trente ans «de fer,
de sang et d’acier», comme disait Prévert.
3Si j’ai commencé en vous exposant les thèses
conclusives de Spengler, c’est surtout pour vous introduire
à une analogie : celle qu’on pourrait construire entre
les vingt ans qui précèdent la Grande Guerre et ceux
qui séparent les deux guerres mondiales, mais c’est
aussi pour vous illustrer la conscience des intellectuels devant
les catastrophes et leur réflexion à cet égard,
une réflexion qui, à cause de sa structure intrinsèque
même (réfléchir signifie penser après),
est semblable à l’animal que Hegel imaginait pour la
philosophie : la chouette qui vole à la fin du jour, après
que toutes les actions des hommes ont trouvé leur conclusion.
On a déjà dit que les catastrophes influencent les
opinions des hommes, et plus généralement elles vont
changer leur approches du réel : les intellectuels, pendant
ces moments, deviennent des véritables papiers de tournesol
pour saisir la mentalité qui va se diffuser ou bien qui s’est
déjà diffusée dans une “culture”.
Spengler était sans doute l’exemple le plus efficace
pour comprendre l’Allemagne de Weimar, qui voyait approcher
sa fin. C’est le désespoir qui avance : toutefois,
toujours selon Spengler, on doit rester à sa propre place,
même si c’est l’incipit tragoedia. Tout au contraire,
il y a aussi des cas historiques dans lesquels la conscience et
le désespoir se partagent l’âme du même
homme et on les voit surgir dans des moments différents de
son existence. En même temps, ce qui reste de cet homme, c’est
sans doute son dernier mot, sa dernière façon de penser
le réel, et même si conscience et désespoir
se sont défiés en combat singulier dans son esprit,
il y a toujours un vainqueur qui triomphe et qui peint le portrait
futur de cet homme.
J’ai beaucoup réfléchi sur la modalité
la plus efficace de vous présenter Günther Anders, ou
bien, mon Günther Anders, c'est-à-dire la façon
dont – plus ou moins volontairement – j’ai appris
à le lire et à l’entendre. Anders a été
un exceptionnel modulateur de la crise allemande pendant le nazisme,
un miroir pour voir et comprendre la condition des hébreux
pendant le délire hitlérien. C’est pour cela
qu’on pourrait donc le penser – comme a déjà
fait Pierpaolo Portinaro – comme le témoin de l’apocalypse,
en y voyant une approche pas du tout différente de celle
adoptée par Spengler pendant les années de la Grande
Guerre. Toutefois, je ne suis pas sûr que celle-ci serait
la fresque la meilleure qu’on pourrait donner de la complexité
qui est soumise à la philosophie occasionnelle d’Anders,
selon l’expression qu’il avait choisi pour décrire
sa façon de penser le présent. Cette image d’Anders
se limite à nous donner seulement les lignes finales, les
résultats théorétiques d’Anders, mais
elle tait tout ce qui a préparé ce donné. On
sait bien qu’au contraire pour comprendre une pensée
il est mieux de parcourir ses chemins, ses ruptures et ses “longs
détours”, sa chair et son sang, puisque la pensée
est faite de la chair même de son artisan, et moi, je n’ai
jamais cru au ciel platonicien, habité par des idées
éternelles, qui préexistent aux hommes qui les pensent.
Anders a été donc le sismographe d’une crise,
la conscience de cette crise, même si, à la fin de
son parcours intellectuel, il n’a pas réussi à
donner une véritable solution philosophique à cette
crise et il a donc préféré l’abandon,
la seule pars destruens, quelque fois stérile et autoréférentielle,
au statu quo, en choisissant la passivité plutôt que
l’action de la raison qui, si on y croit, possède toujours
des moyens pour sortir des instants dans lesquels toutes les vaches
semblent noires, pour le dire avec Hegel. Mais j’ai dit qu’il
a été aussi une conscience du siècle : cela
veut dire qu’il a aussi essayé de comprendre avant
de critiquer : il y a, en effet, une phase précise dans laquelle
Anders démontre ce besoin illuministe, ce rationalisme critique
à l’égard de sa période. Ce moment correspond
aux années qui ont précédé 1933, une
période durant laquelle l’Allemagne avait eu la possibilité
de comprendre et connaître son futur Führer à
travers le Mein Kampf, publié en 1926, et qui était
le plus clair programme politique du futur nazisme. Anders fait
partie d’une minorité objective : celle de ceux qui
vont lire ce programme et qui en soupèsent le péril.
C’est toujours Anders qui le dénonce et qui accuse
les Allemands, et plus encore les intellectuels de son époque
de n’avoir pas fait une des opérations les plus naturelles
à faire avant d’agir : connaître. Anders avait
lu ce livre, Anders avait analysé les conséquences
d’une victoire politique du national-socialisme, Anders avait
déjà imaginé et écrit les ruines du
futur : toutefois, il était orphelin d’une qualité
nécessaire aux penseurs de toutes époques : il n’avait
pas (encore) une véritable autonomie de pensée pour
le dénoncer et surtout il ne trouvait pas des maîtres
capables de partager ses préoccupations. Cette histoire,
que je vais vous exposer, est vraiment bizarre : élève
intelligent, journaliste habile et aigu, Anders restait encore séduit
par « les yeux » et « les mots » d’un
homme qui tout au contraire n’avait aucune estime de lui,
un « monstre sacré de la pensée philosophique
» qui était conscient d’avoir baptisé
une époque avec son nom et d’avoir ouvert une nouvelle
façon de penser l’Etre : ce personnage, vous l’avez
déjà compris, c’est Heidegger. Dans une lettre
de 1925 à Hannah Arendt, qui épousera plus tard Anders
tout en continuant son rapport avec Heidegger, le philosophe de
Sein und Zeit décrit Stern – Anders, comme vous le
savez déjà, c’était seulement un pseudonyme
– comme un homme pénible, qui cherchait des conseils
tout en démontrant n’avoir pas une véritable
maturité philosophique. Tout au contraire, Anders se disait
en ce temps disciple d’Heidegger, charmé par son œuvre
de 1927, prêt à excuser les humeurs et les velléités
académiques de son maître. Et la fascination qu’Heidegger
avait exercé sur Anders se perpétue aussi au lendemain
de la guerre, de son implication avec le nazisme, qu’Heidegger
n’a jamais reniée, comme on peut le constater en lisant
le terrible entretien avec les correspondants de la revue Der Spiegel
du 1976. Même si Anders démontrera plus tard avoir
compris les limites de la pensée heideggérienne, qu’il
va dénoncer dans plusieurs fragments dédiés
au philosophe, il reste toujours un certain héritage heideggérien
dans sa façon de philosopher : ce n’est pas seulement
son manque de confiance dans la raison humaine qui le rapproche
de Heidegger, c'est-à-dire le fait que les deux penseurs
croyaient à la raison des illuministes comme à une
ratio de la démesure, semblable à une hybris plutôt
qu’à une lumière. C’est aussi et surtout
le fait que tous les deux exigeaient un nouveau sujet pour l’histoire
qui ne pouvait plus être l’homme : c’est leur
commun désespoir à l’égard de chaque
philosophie humaniste qui crée le trait d’union entre
leurs réflexions. Heidegger et Anders voient dans l’homme
un corps cadavérique, une ruine plutôt qu’un
protagoniste : c’est toujours quelque chose d’autre
qui conduit l’histoire et qui en même temps doit être
conduit. Toutefois, dans la mesure où il faudrait le conduire,
c’est toujours comme gardiens et pas comme chef d’orchestre
qu’il faudra le faire. L’histoire, selon Heidegger et
Anders, n’est plus le verum est factum de Vico, parce que
le verum ne coïncide plus avec le factum, et ce n’est
plus l’homme qui bâtit son futur, qui organise ses fêtes
et ses funérailles.
Tandis que Sartre, en 1946, déclarait que l’existentialisme
ne peut qu’être un humanisme, c'est-à-dire un
discours centré autour du « personnage-homme »,
avec toutes ses limites, ses faiblesses, mais surtout avec ses capacités
d’arraisonner le cours de sa propre existence, toujours en
1946, Heidegger lui répondait indirectement avec une Brief
über den “Humanismus” (adressée à
Jean Beaufret), dans laquelle il allaitdénoncer son manque
de confiance à l’égard de l’homme. «
Précisément – il affirme – nous sommes
sur un plan où il y a principalement l’Etre ».
L’usage du mot principalement ne signifie pas qu’il
croit dans une coexistence de l’homme et de l’Etre posés
sur le même plan, tout au contraire, il croit que sur la scène
du monde on observe un seul acteur et quelqu’un qui lui sert
de faire-valoir : celui-ci c’est l’homme, qui doit donc
abandonner sa propre activité pour lui préférer
une sorte de passivité de la pensée. Même si
Heidegger ne croyait pas que l’histoire était arrivée
à sa fin, il ne voyait pas dans l’époque présente
une progression de faits humains trop humains : au contraire, il
y saisissait le triomphe d’une nouvelle philosophie, ou bien,
l’occasion pour rétablir une nouvelle façon
de penser la pensée philosophique : cette nouvelle façon,
il l’appelait Andenken, en employant un terme cher au poète
Hölderlin qui, comme vous le savez, avait inspiré sa
deuxième phase philosophique, celle que nous connaissons
comme Kehre. Les années 40 du XXe siècle n’étaient
pas encore la période dans laquelle Anders avait produit
son chef d’œuvre, qui va paraître en 1956 : au
même moment, il allait préparer son détachement
par rapport à la philosophie de son maître, qu’il
critiquait en employant des métaphores, des argumentations
stylistiques plutôt que purement philosophiques. Heidegger
restait pour lui l’auteur d’une œuvre qui avait
changé le cours de l’histoire de la philosophie et
même au lendemain de son exil, sa haine se confondait encore
avec son estime intellectuelle. En 1953, Heidegger présente
au public une conférence dédiée à un
thème qui deviendra un de ses nouveaux philosophema et qui
était déjà apparu, mais seulement comme corollaire,
dans Sein und Zeit : je parle de la technique et donc de la conférence
intitulée Die Frage nach der Technik, dans laquelle il présente
une transformation radicale des fondements de la technique moderne
par rapport à la technique traditionnelle, conçue,
à la manière des Grecs, comme techné, donc
comme expression d’un dévoilement de l’Etre de
sa propre maison. A cet égard, concédez-moi de vous
rappeler l’image du bûcheron qui connaissait les arbres
de la forêt versus les machines qui sont employées
aujourd’hui pour la déforestation. Mais Heidegger,
en suivant encore une fois Hölderlin, n’est pas un prophète
du déluge. Il réussit à voir une expression
de salut futur pour l’homme par rapport à la technique
moderne : ce n’est pas la philosophie, pas du tout non plus
la science, mère dénaturée de la technique
moderne, mais bien plutôt l’art qui pourrait rétablir
ce lien entre homme et technique, même s’il ne décrit
pas les temps, les conditions et plus encore les raisons intimes
pour lesquelles l’art peut faire le miracle. Je ne sais pas
s’il faut le croire quand, pendant l’entretien de 1976,
que j’ai déjà cité, il arrive à
affirmer que c’était le nazisme qui avait compris cette
nouvelle sorte de coexistence entre homme et technique : ce que
je sais est que Heidegger voyait la place de la philosophie volée
par la Cybernétique, et l’homme toujours semblable
à l’essence de ce wartete Leute qui devait entendre
et conduire l’Etre, un peuple qui, à son tour, possédait
une identité précise : le peuple de Goethe, d’Hölderlin
et de Wagner, c'est-à-dire le peuple de la bête blonde,
comme l’avait défini Nietzsche, le peuple allemand,
le seul capable d’établir cette nouvelle alliance avec
l’Etre, méconnu par l’histoire de la métaphysique
traditionnelle, de Platon à Nietzsche.
Trois année plus tard, en 1956, l’éditeur
Verlag publiait le premier volume de l’œuvre d’Anders
à laquelle son nom restera lié : on parle de Die Antiquietheit
des Menchen, œuvre qui ne présente pas encore le style
qui caractérisera le philosophe, c'est-à-dire l’écriture
occasionnelle qu’il choisira pour présenter son deuxième
volume, paru en 1981, mais qui contient des articles rédigés
de 1956 à 1980. Avant tout, je crois qu’il sera nécessaire
de vous illustrer une première connexion, encore une fois
d’ordre strictement stylistique, entre Anders et son maître
: après 1927, comme vous le savez bien, Heidegger choisit
la forme de l’article ou bien de la conférence pour
véhiculer ses réflexions : l’esprit de système
qu’il avait incarné avec Sein und Zeit l’abandonne.
L’emploi du terme abandon n’est pas casuel : la Kehre
dont il parle n’est pas exactement un changement de sa pensée,
mais plutôt un bouleversement dans l’Etre. C’est
pour cela qu’on ne peut pas utiliser le même style pour
en parler : il nécessite un nouveau langage et même
une diffusion différente de ce qu’on va affirmer à
son égard. Anders n’a pas choisi le style du fragment
pour les raisons qui avaient conduit son maître à le
faire : c’est plutôt une exigence professionnelle qui
l’anime. Mais ce qui reste c’est toujours un certain
parallélisme entre la façon philosophique d’Heidegger
et celle de son ancien élève. Un seul éclaircissement
: Anders avait critiqué l’emploi du nouveau langage
heideggérien, qu’il voyait comme l’expression
la plus complète de son académisme, toutefois la structure
et, comme on va voir, l’humus de leurs recherches restent
communs.
Comme on l’a déjà dit, Heidegger comme Anders
voyaient la place de l’homme remplacée par une nouvelle
entité, qui possède des confins qui ne sont pas clairs
et dont les propriétés sembleraient être celles
d’un malin génie cartesien plutôt que celles
d’un produit authentiquement humain qui peut, toujours à
cause de l’homme et de son incapacité à la contrôler,
s’opposer à son développement. Heidegger disait
de la Technique qu’elle était la nouvelle phase de
l’Etre méconnu par la métaphysique : la technique
moderne c’est le Ge-stell, une puissance qui va faire de l’homme
sa marionnette, pour le dire cette fois avec Platon, et qui va le
mesurer et le calculer comme elle mesure et calcule, par exemple,
les forêts, les champs, les ciels etc.
En 1978, dans un article qui va paraître dans le second
tome de l’œuvre d’Anders qu’on a déjà
citée, l’Auteur se livre a une analyse philosophique
du cours de l’histoire : le titre de son écrit est
L’histoire. La technique comme sujet de l’histoire.
Si Heidegger prophétisait un changement, Anders déclare
la fin de l’histoire. On connaît son bref entretien
intitulé Si je suis désespéré, qu'est-ce
que ça peut bien faire ?, dans lequel il ne fait pas mystère
de sa profession de foi : le désespoir. La conscience des
années 20 et 30, sa rage contre le nazisme est devenue un
souvenir lointain, trop lointain pour interagir avec sa nouvelle
posture philosophique. Mais voila : ce n’est pas le nazisme
qui semblerait lui avoir volé la conscience de l’action,
la nécessité d’être toujours responsable
par rapport au monde. Ce n’est pas ça : comme il va
le déclarer, c’est plutôt cette troisième
révolution industrielle qui monte qui représente la
cause de son état d’âme. Et cette révolution
n’est pas la montée du secteur industriel ou bien la
diffusion et l’emploi d’une nouvelle invention techno-scientifique
extraordinaire : rien de cela ne correspond à l’esprit
qui domine l’époque contemporaine. C’est plutôt
l’ère dans la quelle les machines produisent seulement
des machines contre l’homme, en lui volant la liberté,
l’égalité, la fraternité. Ou bien en
lui donnant une liberté, une égalité et une
fraternité qui ne sont pas le fruit d’une bataille,
d’une victoire : ce sont plutôt la condamnation de l’indistinction,
de l’élision de la présence et de la morale
: les moyens – voilà ce que c’est la technique
pour Anders – ont remplacé les buts. La catastrophe
kantienne n’a rien à voir avec ce que soutenait Philonenko
: c’est la fin de l’homme, la fin de la dernière
question que Kant se posait et donc c’est la destruction de
toutes pensées pour l’homme, pour citer Dufrenne, parce
que ce sont donc les funérailles de l’homme. Si est
vrai ce que Marc Bloch affirmait dans son Apologie pour l’histoire,
et donc que l’histoire est l’affaire des hommes, la
fin de l’homme est donc pour Anders la fin de l’histoire
: nous nous trouvons, avec Anders, dans un scénario semblable
à celui tracé par Fukuyama, selon lequel l’histoire
est terminée, mais ce n’est pas, naturellement, à
cause de la chute du communisme, comme dans le cas de Fukuyama,
qui la condamne ; selon Anders, c’est plutôt la pression
d’un bouton qui a levé le rideau sur la scène
des ruines : selon Anders, ce bouton est celui qui a condamné
à la disparition Hiroshima et Nagasaki, dernier épisode
de la puissance technique.
Maintenant, je crois qu’il faut nous arrêter un instant
et réfléchir : quelle est l’origine de cette
image de la technique ? Y-a-t-il un primum movens qui a inauguré
cette façon de penser la science et plus encore la technique
? La raison illuministe a célébré plusieurs
fois son trépas, toutefois je crois qu’on peut cueillir
un terminus a quo de cette démarche : c’est en 1947,
date de parution de l’œuvre de Horkheimer et Adorno qui
voyaient, dans La dialectique de l’Illuminisme, le germe du
pouvoir réifiant de la raison calculatrice, qui faisait de
tous hommes des Ulysse liés au pilier d’un navire qui
marchait vers l’inouï et l’inimaginable. L’époque
de Horkheimer et Adorno c’est l’époque des hommes
qui se dévorent, les uns les autres, comme le Conte Ugolin
de Dante Alighieri dévore la nuque de l’Archevêque,
tout en employant leur différence spécifique, leur
res humaine, c'est-à-dire la raison, qui, toujours selon
ces Auteurs, s’est traduit dans l’arme du calcul, le
royaume de la science antihumaniste et enfin capitaliste. Et Anders
? Après son départ pour l’Amérique en
1936, il se sépare de sa femme Hannah et de son cousin, Walter
Benjamin, et il va vivre dans la maison d’un autre Auteur
de la théorie critique : Herbert Marcuse. L’Amérique
est pendant ces années l’« Autre Allemagne »,
comme on la connaissait à cause de la présence de
plusieurs intellectuels hébreux et allemands exilés
– plus ou moins volontairement : « A coté de
la maison de Marcuse – dit Anders – , dans laquelle
j’ai habité pendant mon séjour californien,
habitait Brecht. […] Schönberg résidait, si je
ne me trompe pas, à Westwood. Dans un quartier plus élégant
il y avait Horkheimer. A Hollywood Döblin. Et Adorno. »
Une occasion de croissance et de débat, mais aussi un thiasos
d’intellectuels vaincus par l’histoire qui préparaient
leur revanche. L’Amérique était la terre du
progrès, des lumières électriques et des avions
de Roosevelt, l’Amérique c’était la démocratie
: mais aussi pour un apatride comme Anders il y a toujours un coin
dans lequel on se sent chez soi et cela n’était pas
la Californie, mais plutôt la nation qui l’avait obligé
à fuir et dans laquelle la technique s’était
transformée en fours crématoires et en Zyclon-B d’Hitler.
Mais voilà on voit encore un espoir dans cette terre de la
radio et de Charlie Chaplin… elle est peut-être le témoignage
que la technique pourrait aider l’homme. Non ! Ce n’est
pas comme-ça : on va le voir le 25 juillet 1945. Deux siècles
nous séparent d’un autre juillet : celui-la était
la date de naissance de l’Europe contemporaine, libre, responsable
et victorieuse, celui-ci – et Anders en témoigne –
c’est le début de la fin : la Technique nous condamne
au déluge, et on ne dispose d’aucune arche pour nous
sauver. L’homme est fini, l’histoire est finie : ducunt
fata volentem, nolentem trahunt. En 1922 comme en 1945 : c’est
la cour du Roi Peste de Poe qui triomphe, les projets du Docteur
Frankenstein, et les hommes, tous les hommes, vont périr
par perte de conscience, perte de chances pour le futur.
Et maintenant, je crois qu’il sera nécessaire de
nous poser une question, vieille comme l’aube du monde, mais
qui toutefois n’a pas encore trouvé une solution et
qui, je crois, ne pourra pas la trouver dans le futur. La philosophie
possède-t-elle un usage ? C’est une question que Bloch
s’était posée à l’égard
de l’histoire mais, voilà, encore une fois sa mort
nous a empêché de connaître la réponse.
Les néo-positivistes diraient que celle-ci est un pseudo-problème,
qu’on se trouve dans l’espace du Sinnloss. Mais encore
une fois, qui décide du sens des questions ? La logique peut-elle
décider pour l’homme ? Je ne crois pas que Schlick
devant son assassin ait pensé à l’absence totale
de sens d’une question sur le sens de la vie. Et donc, essayons
de trouver – s’il est possible – une solution
partielle à cette question. Je n’ai jamais cru que
le sens de la philosophie soit seulement le sens d’une question
: les philosophes, tous les philosophes “dignes de ce nom”
– pour le dire avec Bergson – ont toujours posé
des questions, c’est vrai, mais ils ont aussi donné
des solutions. Nous ne sommes pas obligés de choisir leur
points de vue, plusieurs d’entre eux ont imaginé un
homme qui n’existe pas, plus semblable à un dieu qu’a
une créature née dans le sang et l’urine, comme
disait Augustín d’Hippone. Et pourtant ils ont donné
leur solution : l’homme doit chercher la vertu de la mesotes
pour Aristote, la contemplation pour Platon, le retour à
l’Un et l’abandon de la matière pour Plotin,
l’amor intellectualis pour Spinoza, la volonté de puissance
pour Nietzsche etc. C’est à cause du fait que dans
sa chair on a inscrit un projet qui l’oblige au choix, ou
bien, le fait qu’il y inscrit un projet qui l’oblige
à sa liberté de choisir. Anders l’avait compris
en 1936-1937, à l’époque de sa Pathologie de
la liberté, deux textes qu’il disait antérieurs
à l’intuition sartrienne, mais voilà en 1956-1981
« tout est abîmé », mis entre parenthèses,
remplacé par l’annonce de la septième trombe,
la rupture du septième sceau. Mais si la philosophie a un
sens, si la philosophie possède un emploi, il est de donner
aux hommes une direction et un vers possible, toujours faillibles
mais objectifs en tant que solutions, propositions de solution.
Anders a manqué sa cible, il est resté regarder la
scène, tout en oubliant le conseil illuministe de «
se salir les mains avec le monde entier ». Toutes les tragédies,
même les plus terribles, même la mort de nos parents,
le génocide de notre peuple, si nous restons occuper une
place sur cette planète, nous obligent à la responsabilité
de comprendre : « pas la mort de ton père – disait
Averroès – peut justifier ta façon d’agir
après vingt ans ».
Il y a un autre problème à résoudre, le
problème qui nous introduira dans la philosophie de Simondon
: le monde, voilà, ne possède plus de lendemain, le
futur est celui du Totale Mobilmachung mais pourquoi faut-il croire
que c’est la technique qui nous a donné ce destin ou
bien qui est ce destin ? La technique reste toujours une des plus
dignes expressions de notre être au monde : mais la technique,
cela est vrai, traverse une période de méconnaissance
qui a paradoxalement commencé avec l’époque
de sa technophanie. Aujourd’hui, mais on pourrait dire dès
le XXe siècle, on voit la technique partout, mais la différence
est qu’aujourd’hui on reste seulement à la contempler
ou bien à l’employer, on l’aliène de la
sphère de la compréhension, on la juge sans la connaître,
on la condamne, on la critique, on lui donne une majuscule qui l’élève
au rang d’un dieu, mais on continue à croire que l’ère
du digital est une sorte de truc de magicien. La plupart des intellectuels
y voient la venue du dispositif, d’un pouvoir qui possède
l’apparence incantatrice et menteuse du mobile, mais ils ne
savent absolument rien des ondes hertziennes, de micro chips, de
la structure de l’ordinateur. Et alors on fait vacance de
la pensée, la pensée qui analyse et cherche à
comprendre : on préfère haranguer le peuple contre
le péril de la Technique, tout en favorisant le pouvoir dans
sa démarche réifiante. Nous sommes fait de la même
étoffe que la technique, parce que la technique c’est
l’apax de notre culture, la même culture qui passe à
travers nos gènes, qui nous rend des artéfacts, nous
qui devrions être fiers d’être les fils de la
roue et du feu, de la charrue comme de la guillotine quand elle
nous a servi pour nous épurer et nous défendre de
l’agresseur et de l’oppresseur, de nos vêtements
comme des avions, des bâtiments comme des cavernes.
Et la France ne se trouvait sans doute pas dans une situation
meilleure que l’Allemagne en 1940 : mais voilà, elle
était la victime d’un agresseur, qui – et il
faut le dire même si cela pèse en tant qu’italien
– n’était pas seul pendant cette agression, parce
qu’il trouvait dans une Italie complice et amorale un allié
fort et maladroit qui venait décider des destins de la patrie
de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Mais la France avait des intellectuels qui – et cela il faut
le dire – comme ceux d’une Italie oubliée ou
méconnue cherchaient l’action plutôt que le désespoir,
croyaient dans l’homme plutôt que dans la race, avaient
le courage de regarder dans les yeux la Gorgone et mouraient pour
la liberté.
C’est donc seulement ainsi qu’on peut chercher à
trouver ce qui à la fois lie et sépare Simondon et
Anders : c’est la bataille éternelle entre ceux qui
soulèvent les épaules et pleurent et ceux qui prennent
en charge la misère et donnent une chance à leur peuple,
en l’invitant à travailler, combattre et repenser le
présent. Nous sommes en 1958, De Gaulle a institué
la cinquième République, la France se soulève,
Sartre prononce ses discours : c’est l’homme qu’on
cherche, c’est la personne qu’il faut légitimer.
Et l’homme, la personne coïncide avec ce qu’il
fait, il n’y aurait jamais rien qui puisse le contraster.
Simondon aussi l’avait vu et compris dès 1953 –
voyez-vous, c’est la même date que le discours d’Heidegger
– et il le disait, à claire lettres, dans un bref article,
où il apparaît encore comme un des jeunes de l’Association,
avec son prénom précédé par un J. plutôt
qu’un G. :
« Le chauvinisme de l’adolescent, l’impétuosité
de son engagement parfois irréfléchi, ce besoin d’action,
cette ardeur brûlante des désirs font de lui plutôt
une force qui va qu’un être qui pense. Sa pensée
est vie ou plutôt exigence de vie. Et pourtant il n’y
a pas d’humanisme sans une certaine maturité, historique
et individuelle. L’histoire des peuples comme la biographie
des hommes montre que l’humanisme n’est pas primitif,
et qu’il n’apparaît que lorsque l’être
a su trouver son équilibre, sa mesure, comme était
d’entéléchie défini par le plein accomplissement
du mevtrion . Mais il n’y a pas non plus d’humanisme
sans une certaine chaleur affective, sans une sorte d’enthousiasme
et de montée de l’être. Le véritable humanisme
sera donc un mixte de maturité et de jeunesse, si l’on
définit par maturité le sens de la mesure interne
et par jeunesse le sens de l’enthousiasme. »
C’est donc ici qu’on peut trouver la première
différence entre Anders et Simondon : ce sens du Tout qui
transpire dans les mots du philosophe de MEOT, et l’air funèbre
qui étouffe les pages d’Anders. Tous les deux avaient
compris que la technique gagne une certaine autonomie, tous les
deux l’avait regardée, mais seul Simondon l’avait
vue vraiment, et pas parce qu’il possédait des yeux
différents de ceux d’Anders, des yeux de l’âme,
pour le dire avec Platon, mais parce que, tout au contraire, Simondon
était le seul des deux qui avait les Yeux de la chair, parce
que, toujours en le disant avec son œuvre de 1989, il se sentait
frère des hommes, il leur reconnaissait le pouvoir de l’action.
On a dit que les deux philosophes avaient compris que la technique
gagne une certaine autonomie : cela est absolument vrai. Mais si
pour Anders cela signifie ce que Mary Shelley avait peint dans son
Doctor Frankenstein – qu’Anders cite directement pour
confirmer son point de vue – Simondon y voyait, vous le savez
bien, une fête, semblable à celle célébrée
par l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
On pourrait donc résoudre le problème en affirmant,
tout simplement, que c’est une question de sensibilités
différentes, de subjectivités disparates mais pas
destinées à une structuration ? Je ne pense pas que
la philosophie puisse être résolue dans une sphère
subjective, même si ce sont toujours des sujets que y contribuent.
Je crois plutôt que la question se pose sur un plan de responsabilité
philosophique : les journalistes, les éditorialistes peuvent
quelquefois soulever des questions sans y donner une solution. La
manie catastrophiste contemporaine est devenue un leitmotiv de la
« société du spectacle » : ça sert
– pour le dire avec Foucault – à mieux «
surveiller et punir ». Mais les philosophes ont un devoir
moral face à la société : c'est-à-dire
celui d’expliquer et d’indiquer des voies. Simondon
n’était pas l’optimiste exacerbé que quelqu’un
nous a fait croire : dans ses articles sur la Psychosociologie de
la technicité de 1960-1961 on le voit bien, en lisant ses
analyses sur la manipulation appliquée par le marché
à l’objet technique : faut-il se rappeler ces observations
sur les voitures de luxe pour en avoir un témoignage ? Mais
Simondon vivait son époque et il sentait l’obligation
morale de parler à ses contemporains pour répondre
à la question qu’on a posée au début
– « Que faire ? » – en leur donnant une
solution humaine et finalement culturelle, s’il est vrai que
l’homme est sa culture, et la « mémoire »
de notre culture, comme dit Bergson, « nous suit toute entière
». La différence donc réside avant tout dans
une façon de concevoir l’histoire, qui reste, pour
Simondon, une affaire strictement humaine. Tout ce qui fait l’histoire,
les sciences et les savoirs pour lesquels il faut trouver une méthode
transductive de communication et pacification, en sont la trame.
Mais comme les branches du même arbre – image que je
prends à d’Alembert – ils appartiennent au même
arbre qui est la faculté de l’intelligence, tendance
humaine, qualité de l’homme. S’il faut donc relever
des obstacles pendant le cours du développement historique,
c’est toujours aux hommes qu’il faut parler et c’est
l’homme qu’il faut présupposer. La mort de l’homme
annoncée par Foucault n’était pas du même
degré que celle bâtie par Anders : pour Foucault c’est
l’idée d’homme qui meurt, pour Anders ce sont
les hommes particuliers qui disparaissent du scénario de
l’histoire. Et la responsabilité en incombe à
la Technique, détentrice d’une morale bien différente
de celle de ses créateurs… voilà donc le problème
qui s’approche : qu'est-ce que la technique pour Anders et
pour Simondon ? Ou bien, est-ce qu’il existe une technique
pour Simondon ? Anders, on l’a déjà vu, avait
fait de la technique le nouveau sujet de l’histoire : faut-il
donc la penser comme douée d’un corps, d’un esprit,
d’une volonté ? La question peut sembler bizarre, mais
ce n’est pas comme ça, parce que pour Anders, la Technique
possède un corps unique , mieux elle est substantielle ,
donc elle est cette chose qui ne nécessite rien d’autre
pour exister que soi-même, et sa structure physiologique –
peut-on dire avec Serge Latouche – c’est la mégamachine
. Si vous vous demandez – comme je l’ai fait –
où peut-on rencontrer ce corps, vous devriez répondre
avec les néo-positivistes : la question est mal posée,
même dieu on ne l’a jamais rencontré et pourtant
il y a quelqu'un qui prétend le représenter sur terre.
Au contraire, Simondon ne pose jamais la question d’une existence
unique de la technique, il préfère analyser les techniques
, qui sont les seules dont on puisse témoigner et que nous
avons le devoir de connaître. Cela signifie avant tout que
Simondon – même indirectement – partage une observation
faite par Bachelard à l’égard des sciences et
de la réalité : « le simple – disait Bachelard
dans La naissance de l’esprit scientifique – n’existe
pas dans la réalité. C’est plutôt la science
qui simplifie avec ses lois. » Et Simondon reste en contact,
comme avait fait l’épistémologie historique
de Bachelard et de Canguilhem, avec cette réalité
: c’est pour cela que ses généralisations sont
toujours des généralisations concrètes, comme
le démontre sa profondeur d’analyse des objets techniques,
qui ne sont pas des choses et des instruments , comme aurait dit
Heidegger (cela Simondon le savait et le critiquait toujours dans
ses articles de 1960 et 1961). Voilà donc qu’on voit
apparaître un autre paradoxe dans la réflexion d’Anders
: sa philosophie était, ou bien devrait être, une critique
des conséquences des sciences exactes ou plus encore des
conséquences techniques et technologiques (même si
pour Anders il n’y a aucune différence entre les deux
secteurs) donc des disciplines qui se fondent sur un système
de règles fait de généralisations , même
probabilitaires comme l’a montré la physique quantique.
Et tout au contraire c’est Anders qui généralise,
sans vraiment connaître ce dont il parle, en se limitant à
un examen, qu’on pourrait peut-être définir comme
sociologique , du phénomène technique, mais qui reste
à la surface du problème. Simondon recueille ce problème
et il est capable de lui donner un nom : nous sommes dans un secteur
qui a soulevé des critiques à l’égard
de Simondon, surtout par les marxistes, mais qui à mon avis
révèle une puissance innovatrice : l’ aliénation
– dit Simondon – n’est pas une condition réservée
aux ouvriers. Elle est plutôt la condition dans laquelle se
trouvent – paradoxalement – les machines dans l’
époque des machines . Elles sont méconnues, oubliées
comme les mains qui servent une société mais qui n’obtiennent
pas la juste reconnaissance. A mon avis, c’est la réflexion
d’Anders qui fait contrepoids à cette thèse
: sa rage contre les avions de l’ennemi, la constatation des
ruines, l’obligent à condamner le réseau technique
qu’il y aurait aux épaules de la Guerre : la Machine
totale. Et maintenant, il faudrait se demander si Anders connaissait
les machines dont il parlait. Sa vie l’a vu ouvrier à
la chaîne de montage, chargé de la haine que ce travail
peut provoquer et la chaîne l’a transformé en
luddiste, privé de la force de se révolter, prophète
d’une eschatologie qui lui dérobe la seule façon
de réagir à l’absurde – pour le dire avec
Camus – , c'est-à-dire « la révolte ».
Simondon, naturellement, n’imaginait pas un syndicat des machines
quand il parlait d’aliénation, mais il parle aux hommes,
ceux que Anders continuait à entendre comme des mémoires
du sou-sol. L’appel de Simondon correspond, donc, à
une prise de conscience , la plus digne des activités que
les philosophes peuvent exercer : c’est la meilleure des nékuia
qu’on peut pratiquer à la mémoire de Socrate,
l’homme en lequel Merleau-Ponty, dans son Eloge de la philosophie
, avait reconnu le modèle le plus emblématique du
philosophe.
Je ne connais pas exactement la situation de la philosophie en
France aujourd’hui, et surtout je ne connais pas son rapport
aux techniques, sauf la position de Bruno Latour à cet égard.
Ce dont je peux témoigner, c’est naturellement de ce
que les philosophes italiens, pour la plus part d’entre eux,
pensent à l’égard de cet argument. Nous avons
assisté, dans les dernières vingt années, à
une véritable diffusion des suggestions heideggériennes,
et cela a conduit quelqu’un a partager aussi la perspective
d’Anders, en cherchant à retrouver une solution à
la question de la technique en proposant une récupération
des mythes grecs, tout en oubliant que même l’usage
des mots grecs, aujourd’hui, ne peut pas nous offrir un véritable
contact avec les Grecs, puisque comme on devrait le savoir –
et comme Vernant nous l’a plusieurs fois rappelé –
parler des Grecs cela pourrait seulement vouloir dire imaginer ce
qu’ils ont cherché de dire : la récupération,
donc, c’est un effort pénible, une passion inutile.
D’autre part, cette façon d’approcher le présent
n’est pas une modalité consciente et active, comme
il me semble au contraire que la philosophie devrait faire. C’est
pour cela que je crois qu’il faudrait encore une fois en appeler
aux mots de Simondon : l’aliénation technique qu’on
a vu s’exprimer aussi par la bouche d’un des philosophes
allemands plus à la page comme Anders, ne correspond pas
seulement à une méconnaissance des machines par les
individus singuliers. Il est plutôt la coutume de toute une
culture qui renonce à la compréhension des phénomènes
actuels en songeant à un âge d’or ou plus encore
en se désespérant à cause d’un présent
qui ne semble préparer aucun futur. C’est ainsi qu’on
peut comprendre les mots qui ouvrent le texte que Simondon a consacré
à la technique : quand il dit que « la culture s’est
constituée en système de défense contre les
techniques » cela pourrait nous sembler absurde si on regarde
la diffusion des techniques contemporaines dans le monde d’aujourd’hui.
Mais c’est là qu’il me semble le moment de rappeler
un aphorisme d’Oscar Wilde selon lequel « ce que nous
ne voyons pas correspond exactement à ce que nous avons sous
les yeux ». Qu’est ce que ça veut dire ? Vous
le voyez, nous sommes dans l’ère d’Internet et
on prépare aussi un WEB 2 qui servira pour transposer une
quantité majeure des donnés, et toutefois, qu’est
ce que c’est vraiment qu’Internet, ou bien, comment
considère-t-on aujourd’hui Internet ? On pense à
Internet seulement comme à un instrument et comme un instrument
dangereux : je ne sais pas si vous avez entendu l’intention
de notre Ministre de la justice, qui maintenant a été
la cause de la chute du gouvernement pour le scandale qu’il
a provoqué avec la magistrature, qui pensait à une
commission de contrôle pour Google. Cela porte un seul nom
: censure. Je ne veux pas dire que l’éthique ne doit
pas interagir avec la science et la technique, mais je suis vraiment
préoccupé par le fait que quand on parle de technique
il faut toujours qu’on nous rappelle seulement les dommages
qu’elle peut causer. C’est un vieux discours, un discours
qui, pensez-vous, était central aussi dans l’Ethique
d’Abélard, qui présentait l’oreiller soit
comme un confort soit comme une arme pour étouffer. Mais
le problème, et Simondon l’avait compris, c’est
le fait qu’on pense à la science et plus encore à
la technique à la manière d’Anders : comme un
moyen qui se substitue aux buts et qui habite exclusivement la sphère
réservée aux esclaves. C’est pour cela que le
premier chapitre de la thèse de doctorat de Simondon n’est
pas seulement un examen de l’individuation de l’inorganique,
mais aussi et surtout une apologie de la technique comme expression
d’un faire et d’un savoir : la brique d’argile
ne serait pas ce qu’elle est sans l’énergie de
l’ouvrier, sans sa connaissance de la matière, de ses
propriétés colloïdales, de sa résistance.
Et encore, voilà un exemple qui permet de comparer l’ouverture
de la pensée simondonienne à un certain snobisme heideggérien
: pour Heidegger, on l’a déjà dit, le temps
des bûcherons est passé, maintenant c’est l’ère
de l’excavateur ; au contraire, Simondon y voit le temps d’une
nouvelle compétence, d’une nouvelle sagesse : celle
de la scie à ruban, de la clavette etc. En suivant sa voie,
nous nous trouvons à repenser les machines en termes d’objets
techniques plutôt que d’instruments, et cela veut dire
comme des synergies de structures et d’opérations,
de théories aiguës et d’applications que j’aimerais
définir comme démocratiques. Je suis sûr que
vous vous rappelez les mots que Canguilhem avait dédiés
au phénomène des cultures génétiquement
modifiées. Il ne faut pas s’enthousiasmer trop : nous
ne serions pas de véritables humanistes selon l’expression
de Simondon, mais il faut toutefois reconnaître avant tout
les emplois positifs que la technique, ou bien les techniques pourraient
avoir en vue d’une progressive libération de la société.
Internet cache sans doute des trucs et obstacles, mais l’heuristique
de la peur – comme la voulait Jonas – ne peut jamais
représenter une solution. Il y a un autre aspect qu’il
faut se rappeler : connaître quelqu’un, ou bien quelque
chose, c’est connaître et respecter son histoire. Anders
avait tué l’histoire, mais il démontre aussi
que ce dont il parle – c’est-à-dire la Technique
– ne semble pas en avoir une. Au contraire, voila que Simondon
nous invite à faire l’histoire des objets : c’est
un défi stimulant, mais qui aujourd’hui ne semblerait
pas avoir rencontré de véritables succès. Vous
le voyez quotidiae : tous les jeunes utilisent Internet, mais quand
on parle d’Arpanet ou bien du CERN on a l’impression
d’être regardé comme un alien. D’où
vient-il cet esprit de finesse de Simondon pour la technique et
plus encore cette exigence de connaissance de ses phénomènes
? Vincent Bontems et Jean-Hugues Bathélémy l’ont
dit bien et avec force : c’est une origine digne et libératrice
qui semble récapituler pas seulement l’histoire de
la France mais celle de toute l’Europe moderne et contemporaine,
c’est l’esprit encyclopédique des illuministes,
un esprit méconnu par Anders et par ceux qui y voyaient le
symptôme d’une catastrophe future. La mission de l’intellectuel
que nous lègue Gilbert Simondon, c’est un effort qui
nécessite surveillance et fraîcheur de pensée
et l’envie de révolte face au statu quo de la culture,
d’une culture qui aujourd’hui semble préférer
la prostitution du spectacle des média à tout encyclopédisme.
Toutefois, il faut croire à ce défi, et alors laissez-moi
terminer avec une invitation illuministe qui reste une invitation
pour tous les temps, une invitation qui nous éperonne en
criant : « Citoyens, allez en avant ! La foi vous viendra
! »
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Annexes Pour citer ce document
Giovanni Carrozzini, «Technique et humanisme. Günther
Anders et Gilbert Simondon», Revue Appareil [En ligne], n°
2, 2008, Numéros, mis à jour le : 05/09/2008,
URL : http://revues.mshparisnord.org/appareil/index.php?id=577.
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