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Origine : http://culturopoing.com/Livres/Gunther+Anders+Et+si+je+suis+desespere+que+voulez+vous+que+j+y+fasse+-2946
"Le courage ? Je ne sais rien du courage. Il est à peine
nécessaire à mon action. La consolation ? Je n’en
ai pas encore eu besoin. L’espoir ? Je ne peux vous répondre
qu’une chose : par principe, connais pas. Mon principe est
: s’il existe la moindre chance, aussi infime soit-elle, de
pouvoir contribuer à quelque chose en intervenant dans cette
situation épouvantable, dans laquelle nous nous sommes mis,
alors il faut le faire." - Günther Anders.
Günther Anders, de son vrai nom Stern, a poussé son
premier cri - il y en eut bien d'autres par la suite - en période
estivale. Un 12 Juillet 1902 à Breslau, actuelle Wroclaw.
Issue d'une famille juive aisée - ses parents étaient
tous deux psychologues - Anders a suivi des études de philosophie.
Il fut élève d'Heidegger et d'Husserl. On notera au
passage qu'il s'émancipa bien vite d'Heidegger. Son rédacteur
en chef au Börsen-Courier exige sur un caprice qu'il change
de signature. Avec une ironie de circonstance, Stern lui répondit
: Eh bien, Anders. 'Autant s'appeler autrement'.
S'intéresser à l'oeuvre d'Anders, c'est en fait réfléchir
sur notre monde et son devenir. S'interroger sur la notion d'engagement
individuel face à des problématiques contemporaines
majeures.
C'est pourquoi l'entretien paru aux éditions Allia en 2001
parait servir de tremplin bienvenu à l'exploration plus approfondie
de ses écrits. Cet entretien fut à l'origine publié
en 1977 dans Die Zerstörung einer Zukunft (La destruction d'un
avenir). Le journaliste Mathias Greffrath eut l'idée heureuse
de converser (pour conserver) avec des personnalités intellectuelles
ayant fui le nazisme en 1933. Günther Anders fut sollicité,
lui qui gagna Paris avec bon nombre d'intellectuels allemands après
l'arrivée d'Hitler au pouvoir. Passionné de musique,
il songea à y consacrer son activité de philosophe
mais l'observation du monde modifia radicalement ses projets. Comme
il le dit lui-même, quatre coupures sont à l'origine
de son militantisme et de son activisme : la saignée provoquée
par la première guerre mondiale, l'arrivée d'Hitler
au pouvoir, les camps de concentration, la bombe atomique.
A travers ses combats multiples, c'est l'homme qui ne cesse d'être
posé au centre de ses préoccupations. Cet homme confronté
à l'évolution sans fin des technologies industrielles,
cet homme encore, en prise avec le conditionnement de masse, pris
dans la tourmente des enjeux géopolitiques mondiaux.
Pour Anders, la philosophie ne peut se construire qu'à partir
du réel, qu'en phase avec l'histoire contemporaine. L'actualité
est déjà bien suffisamment source de questionnements
sans que l'on ait à céder à l'aveuglante masturbation
intellectuelle sur abstractions déconnectées. A ce
titre, on peut le taxer d'anti-philosophe des concepts. 'Entre 1931
et 1945, les seuls sujets que j'aie traités ont été
le national-socialisme et la guerre'. D'où sa rédaction
de Die molussische Katakombe pour décrire les mécanismes
du nazisme.
A cette époque cruciale, il privilégie, dans le choix
des genres littéraires, la satire, la fable, la poésie,
vecteurs idéaux de dénonciation. On peut d'ailleurs
noter - car il est source d'éclaircissement sur son action
- qu'Anders côtoya durant sa vie tout ce que le monde comptait
d'intellectuels, mais ne s'engagea dans aucun parti, même
si on lui prêta des sympathies communistes. 'Notre résistance
doit d'abord être universelle avant de devenir politique'.
Avec ce livre d'entretiens, on suit donc, au fil des questions
prises dans le flot de la chronologie historique, le parcours de
cet homme marquant. Un des atouts-phares de la forme : nous plonger
dans le coeur d'un vécu, allier en permanence l'expérience
empirique et l'expérience du monde social et politique en
mouvement, en construction.
Par un témoin direct à la voix unique, au regard
très lucide, ancré dans le pratique. Sur des sujets
clefs : le nucléaire, la critique de la technique, l'abrutissement
de masse, le totalitarisme, la tyrannie des machines, celle de la
société de consommation.
Quand Anders fuit l'Allemagne pour rejoindre Paris, il nous explique
pourquoi il est si dur pour un étranger d'y trouver un travail
- juste parce que des chômeurs, il y en a déjà
des files grossissantes à vue d'oeil et que, par conséquent,
tout étranger était perçu d'emblée de
façon hostile. "A ceux qui pouvaient payer la somme
requise pour les autorisations de séjour, ce qu'on appelait
le récépissé ainsi que la carte d'identité,
on demandait d'un ton méfiant : "D'où tenez-vous
cet argent? Vous ne travailleriez pas au noir, par hasard?".
Et lorsque l'on ne pouvait pas fournir la somme en question, alors
on nous disait : "Et bien, qu'est-ce qui vous fait croire qu'on
va continuer à vous tolérer ici, en France?".
L'Amérique sera plus accueillante. C'est là qu'il
participera à la passionnante aventure de l'école
de Francfort, institut de recherche sociale créée
en Allemagne en 1923, critique sur l'industrie culturelle et stoppée
à cause de la guerre. Il eut comme collègues de recherche,
Marcuse et Adorno.
Sa parole posée sur le monde est étonnamment vivifiante,
éclairante et éclairée, malgré un profond
pessimisme que lui reprocha sa première femme Hannah Harendt.
Pessimiste - plutôt normal pour un homme proche de la condition
ouvrière. Les petits boulots, il connut bien. Scénariste,
répétiteur, ouvrier dans une usine. Cette expérience
personnelle fut déterminante pour sa pensée résolument
moraliste depuis le début. Et de morale il en est bien sûr
question avec le problème nucléaire.
Hiroshima, Nagasaki - deux villes, deux zones, théâtres
de l'aberration humaine. Nouveaux terrains d'analyse, de réflexion,
de combat. L'amenant à la création en 1954, avec Robert
Jungk, du mouvement anti-nucléaire. 'Dans un premier temps,
je suis resté muet - non parce que je n'avais pas saisi la
monstruosité de l'évènement, mais parce qu'au
contraire, mon imagination, ma pensée (...) tout cela refusait
de travailler devant la monstruosité de l'évènement.'
D'abord 'inaudible' car comment traduire en signes signifiants l'indescriptible.
'Je compris aussitôt, dès le 7 Août probablement,
soit un jour après Hiroshima et deux jours avant Nagasaki,
que le 6 Août était le premier jour d'une nouvelle
ère : le jour à partir duquel l'humanité était
devenue capable, de manière irréversible, de s'exterminer
elle-même.'
En 1956 il rédige Sur la bombe et les causes de notre aveuglement
face à l'apocalypse. L'avènement de 'L'âge atomique',
naissance d'un fort militantisme anti-nucléaire. De ses acteurs,
il leur reproche de chercher parfois à en cacher ou amoindrir
les cicatrices. Au maire d'Hiroshima - 'Vous avez détruit
la destruction. Doit-on détruire deux fois? Aucun enfant
d'aujourd'hui ne sait plus à quoi la catastrophe a ressemblé.
Vous avez ravagé l'image du souvenir.' Voire pire. Refouler
l'évènement en en rejetant les victimes, en en camouflant
les stigmates - "On punira celui qui souffre précisément
parce qu'il souffre".
Après le choc de la bombe atomique, vint le choc de la guerre
du Vietnam. 'La monstruosité vient justement de notre incapacité
croissante à nous représenter les choses, de les imaginer.'
Il en arrive à la conclusion que les guerres sont faites
pour répondre aux exigeances du marché de l'armement.
'L'industrie ne produit pas des armes pour les guerres, mais provoque
des guerres pour les armes'. Arguments qu'il exposera dans Visit
beautiful Vietnam.
Adepte d'un activisme pacifiste, partisan acharné de la
vigilance, ses inquiétudes face aux crimes contre l'humanité
se reflèteront dans sa participation en tant que juré
au tribunal de Bertrand Russell en 1966. Ce tribunal suivit la sortie
du bouquin de Bertrand Russell, War crimes in Vietnam, avec lequel
Anders était déjà lié pour la campagne
du désarmement nucléaire. Il faut savoir que ce tribunal
est toujours en activité. Il se consacre tout de suite au
cas palestinien.
On pourrait, des heures durant, évoquer ce penseur libre.
Pour abréger : plongez-vous dans ce petit livre indispensable,
d'une intelligence remarquable. Le prix en est modique, la lecture
aisée et l'effet durable.
'Dire la vérité sans marquer sa différence
ou ne pas dire la vérité du tout, alors je suis, malgré
tout - à contre-coeur - pour qu'on dise la vérité
sans marquer la différence'- Günther Anders.
Bibliographie de Günther Anders.
ANDERS, Günther - Hiroshima est partout - La couleur des idées
- Le seuil - 2008.
ANDERS, Günther - Le temps de la fin - Cahiers de l'Herne
- 2007.
ANDERS, Günther - La haine à l'état d'antiquité
- Payot - 2007.
ANDERS, Günther - La menace nucléaire - Considérations
radicales sur l’âge atomique - Le Serpent à Plumes
- 2006.
ANDERS, Günther - L'obsolescence du monde - Encyclopédies
des nuisances - 2002.
ANDERS, Günther - De la bombe et de notre aveuglement face
à l’apocalypse - Titanic, Éguilles - 1995.
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