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Origine : http://www.ogmdangers.org/enjeu/philosophique/document/Anders_Terrades.htm
1. Je me propose de vous entretenir de la pensée d'un homme
dont l'œuvre, presque exactement contemporaine des premiers
grands livres d'Ellul sur la question de la technique, est pourtant
restée très largement ignorée en France, même
dans les cercles spécialisés, jusqu'à une date
récente. Cet homme, c'est Gunther Anders, et cette œuvre,
c'est, pour l'essentiel, un gros livre intitulé L'obsolescence
de l'homme [Die antikiertheit des menshen], sous titré Sur
l'âme à l'époque de la deuxième révolution
industrielle, ouvrage paru à Munich en 1956 et qui attendu
presque 50 ans avant d'être traduit en français, en
2002, aux éditions de l'Encyclopédie des Nuisances,
dans une traduction de Christophe David.
2. Je pense qu'il ressortira très rapidement de cet exposé
à quel point, sur des points essentiels, les idées
de Anders convergent, sont en quelque sorte en consonance avec certaines
de celles qu'Ellul avait, dès 1954, commencé de développer
dans La technique ou l'enjeu du siècle. En même temps
il n'y a aucune preuve et à vrai dire il est fort peu probable
qu'Anders ait pris, dès cette époque, connaissance
de l'œuvre d'Ellul et qu'il en ait été influencé
pour rédiger son propre livre. Il apparaît clairement
à la lecture que L'obsolescence de l'homme relève
d'une urgente nécessité intérieure qui ne doit
rien à personne. Par là-même, l'étonnante
convergence des points de vue, à une époque où
les yeux de tant d'autres étaient incapables de voir, est
un puissant témoignage en faveur de la réalité
objective effective, constamment niée par les idéologues,
de ce dont il ici question : le potentiel monstrueux du la technique
moderne. S'agissant de l'idéologie, Anders ne dit-il pas
d'ailleurs joliment – je cite – qu'« on ne mesure
pas la puissance d'une idéologie aux seules réponses
qu'elle est capable de donner, mais aussi aux questions qu'elle
parvient à étouffer » ? ( op. cit, p. 312, n.
24)
3. Quelques mots d'abord sur Anders. De son vrai nom Gunther Stern
[1] , Gunther Anders appartient à cette catégorie
d'intellectuels judéo-allemands qui ont marqué la
culture européenne du XXe siècle, comme Walter Benjamin
dont Anders était d'ailleurs le (lointain) cousin et l'ami.
Anders naît en 1902 à Wroclaw, en Silésie (actuellement
en Pologne). Son père, William Stern, fut en son temps un
psychologue réputé, théoricien d'une sorte
de personnalisme. Ce qui n'est pas indifférent car c'est
précisément à la disparition de la personne
dans un monde de choses que va s'intéresser Gunther Anders.
La dédicace de l'ouvrage aujourd'hui traduit en français
constitue d'ailleurs un vibrant hommage, empreint d'amertume, aux
nobles illusions de son père, piétinées par
l'histoire.
Gunther, dans sa jeunesse, fut l'élève de Heidegger,
dont il suivit les cours à Fribourg au début des années
20. Après 1933, il quitte l'Allemagne devenue nazie et s'exile
en France avant de s'installer aux Etats Unis à partir de
1936. Après la deuxième guerre mondiale et en pleine
guerre froide, il revient en Europe où il s'installe à
Vienne, ce qui est une manière de signifier son refus de
la division du monde en deux blocs (ni RDA ni RFA). Cela le condamne
à vivre un peu en marge des grands courants de l'époque
et explique qu'il n'ait pas eu, après guerre, la même
notoriété que d'autres qui furent ses amis comme Herbert
Marcuse et Hans Jonas ou encore celle dont il avait été,
dans les années 30, le premier mari, Hannah Arendt. Il meurt
en 1992.
4. Anders a toujours tenu à rappeler qu'il avait existé
4 grandes ruptures dans son existence : la 1ère guerre mondiale
à laquelle il a dû participer très jeune puisqu'il
se retrouva enrôlé en France à l'âge de
15 ans, en 1917, dans une formation paramilitaire, 1933 et l'exil,
1944 et la découverte d'Auschwitz, enfin août 1945
avec Hiroshima. C'est un fait que la méditation d'Anders
sur la technique est principalement suscitée par la bombe
atomique, qui incarne à ses yeux, plus que toute autre technique,
la vérité de la technique moderne.
Le livre traduit aujourd'hui en français ne représente
en fait que la première partie de l'ouvrage originel en allemand,
qui comprend un second tome constitué, comme le premier,
d'une collection d'essais sur le même thème de l'obsolescence
de l'Homme. Il est très possible que ce style de composition,
un recueil passablement hétéroclite de textes seulement
unis par une commune inspiration, peu conforme à la tradition
française de l'essai philosophique en forme, avec introduction,
axe central fort et progressivité d'un seul et unique raisonnement,
ait été cause des réticences à le traduire
chez nous, malgré cinq rééditions en Allemagne,
et pour finir, de sa publication chez un éditeur confidentiel.
5. Il faut commenter ce titre ainsi que son sous-titre.
Commençons par le sous-titre. Anders entend par «
deuxième révolution industrielle » l'avènement
d'une époque marquée par la toute-puissance de la
technique, c'est-à-dire par le fait majeur que nous ne vivons
plus seulement désormais dans un monde où il y a de
plus en plus de machines (ce qui s'était amorcé lors
de la première révolution industrielle) mais dans
un monde où ces machines, ayant en quelque sorte pris le
pouvoir, entraînent une « dévastation »
de l'humanité même de l'homme, son « obsolescence
». Dans un tel univers, l'essentielle humanité de l'homme
devient « obsolète », périmée,
dépassée. Elle est vouée au rebut comme devenue
incompatible avec les exigences du système technique.
Notons que Anders ne croît pas le processus achevé
puisqu'il annonce l'avènement d'une troisième révolution
industrielle qui sera marquée, cette fois-ci, par la «
cannibalisation » pure et simple de l'humanité de l'homme
par la technique, c'est-à-dire non plus seulement sa mise
au rebut mais sa transformation radicale selon les normes de la
technique : l'avènement de l'homme technicisé. A ce
moment-là seulement sera surmontée la « honte
prométhéenne », concept central du premier essai
dont se compose le livre, qui caractérise le stade actuel
de simple obsolescence.
Cette évolution introduit-elle une différence de
nature ou seulement de degré ? Dans la mesure où la
troisième révolution apparaît comme une conséquence
logique de la seconde qui, en quelque sorte, ne peut qu'en être
grosse, il s'agit d'une simple différence de degré
mais par ses conséquences sur l'humanité même
de l'homme, il s'agirait d'une rupture absolument inouïe. La
question que pose Anders est de savoir s'il est encore possible
de s'opposer à ce processus.
6. Avant cela, je voudrais dégager rapidement les principaux
axes de la réflexion d'Anders dans L'obsolescence de l'Homme.
Il n'est pas question ici de présenter ce livre dense et
parfois touffu par le menu. Je me contenterai donc de relever ce
qui fait figure de concepts directeurs dans une démarche
qui demeure essentiellement philosophique (donc créatrice
de concepts par définition).
Ces concepts directeurs sont au nombre de deux : il s'agit du décalage
prométhéen et de la honte prométhéenne.
Ces deux concepts (et les phénomènes qu'ils recouvrent)
sont d'ailleurs étroitement articulés entre eux :
on peut dire que la honte prométhéenne est tout à
la fois le moteur psychologique le plus actif du décalage
prométhéen et son effet subjectif le plus sensible.
Parallèlement à ces deux thèmes, on trouve
également dans le livre d'Anders une très intéressante
analyse de ce qu'on pourrait nommer l'ontologie de la technique,
c'est-à-dire un effort pour dégager les nouvelles
structures de l'Etre dans un univers dominé par la technique.
Personnellement je serai tenté de dire que cette orientation
typiquement philosophique et même, plus précisément,
métaphysique, de la critique d'Anders, est sans doute ce
qui distingue le plus l'ouvrage d'Anders de La Technique ou l'enjeu
du siècle d'Ellul, qui puise parfois aux mêmes références
(par exemple, pour dénoncer l'arraisonnement de l'humanité
de l'homme par la technique et son « impuissance à
suivre », la référence aux travaux de R. Jungk,
Le Futur a déjà commencé (1953), auteur d'impeccables
formules comme « L'homme est un obstacle au progrès
» ou « l'homme est une faulty construction » (une
construction défectueuse, par rapport aux machines techniques
et aux missions que la technique lui demande de remplir) qu'Ellul
cite aussi). A ce niveau, et bien qu'il prenne parfois ses distances
avec le maître à penser de sa jeunesse, Anders demeure
profondément Heideggérien et reste fidèle à
une problématique de la Technique moderne qui la questionne
avant tout quant à sa signification ontologique, c'est-à-dire
quant à son rapport le plus général à
l'Etre.
7. Commençons donc par la notion de décalage
prométhéen.
Disons-le d'emblée : avec ce concept, Anders s'inscrit résolument
en faux contre toutes les utopies techniciennes en les attaquant
directement en leur point aveugle : une foi indéracinable
dans la maîtrise prétendument inhérente à
l'activité technicienne. Aux yeux d'Anders, cette maîtrise,
loin de constituer son héroïque titre de gloire, est
précisément ce qui manque à l'homme engagé
dans l'aventure prométhéenne.
Avec cette expression de décalage prométhéen,
Anders pointe en effet un hiatus, qui est essentiellement un hiatus
entre les différentes facultés humaines. Anders mène
là une réflexion très approfondie, qui relève
proprement de l'anthropologie philosophique.
Ce hiatus, Anders le décrit ainsi, je cite :
J'appelle " prométhéenne " la différence
qui résulte du décalage entre notre "réussite
prométhéenne" - les produits fabriqués
par nous, "fils de Prométhée" - et toutes
nos autres performances, la différence qui existe une fois
que nous avons réalisé que nous ne sommes pas à
la hauteur du "Prométhée" qui est en nous
(op. cit., p. 301).
Le décalage qui existe, par exemple, entre " faire
" et “sentir" n'est pas moins important que celui
qui existe entre “savoir" et “comprendre".
Il est indiscutable que nous “savons" quelles conséquences
entraînerait une guerre atomique. Mais justement, nous le
“savons" seulement. Ce “seulement" veut dire
que ce “savoir" qui est le nôtre est en fait très
proche de l'ignorance. Face à l'idée de l'apocalypse,
notre âme déclare forfait. Dans ces conditions, l'idée
de l'apocalypse n'est plus pour nous qu'un simple mot (op. cit.,
p. 300-301).
En d'autres termes, bien que nous disposions de facultés
variées : intelligence, imagination, sensibilité,
mémoire…il n'y a pas de synchronicité entre
elles. Indiscutablement, notre intelligence calculatrice est parfaitement
capable de concevoir ce que serait une apocalypse nucléaire,
une guerre bactériologique, les conséquences d'un
réchauffement cataclysmique de la planète etc. L'intelligence
calculatrice est apte à embrasser, avec ses instruments propres
: courbes et statistiques, un tel tableau. Mais ni l'imagination
ni la sensibilité ne le peuvent. Ces deux facultés
peuvent très bien embrasser un phénomène limité
comme par exemple un accident limité ou un crime de sang.
Elles ne sont pas à la mesure d'un phénomène
global comme ceux que la Technique moderne a désormais les
moyens de produire. Elles ne « suivent » pas. Or ceci
n'est pas sans graves conséquences, comme nous allons le
voir.
Anders suggère donc que l'homo technicus moderne est un
« utopiste inversé » : l'utopiste d'autrefois
imaginait un monde qu'il était incapable de produire, l'utopie
moderne en acte produit aveuglément un monde qu'elle n'est
pas capable d'imaginer, de sentir, de véritablement se représenter.
8. Il importe de souligner ici, par parenthèses (car Anders
lui-même ne pousse pas sa réflexion jusqu'à
ce point), combien l'existence même du décalage prométhéen,
comme donnée constitutive de l'activité technicienne
moderne, aboutit à ébranler le concept même
de la technique. Jusqu'à présent toute la tradition
s'accordait pour définir la technique comme une activité
essentiellement réglée, méthodique, consciente
de ses fins et des moyens à mettre en œuvre pour les
atteindre. Bref l'idée de technique semblait essentiellement
liée à celle de maîtrise. Par là le technicien
vrai se distinguait du dilettante bricolant au pif. Or il semble
bien que cette définition de la technique, dans les conditions
actuelles, soit elle même devenue obsolète. La technique,
en d'autres termes, n'est plus technique. Certes, en termes purement
fonctionnels, nous continuons à fabriquer des choses qui
marchent, c'est-à-dire que nous mettons en œuvre des
procédures assez bien déterminées qui aboutissent
à un certain résultat voulu d'avance mais en fait,
faute de pouvoir nous représenter réellement les effets
de nos techniques, de pouvoir imaginer réellement le monde
qui s'annonce par leur mise en œuvre, c'est justement ce que
nous voulons que nous ne sommes plus à même de savoir.
Sans compter que dans bien d'autres cas, la technique moderne n'est
même plus sûre des procédures elles-mêmes
et confine au simple bricolage aveugle, comme on le voit à
propos des expériences de thérapie génique
ou de culture en plein air des OGM. Bref, en plein emballement de
la Technique, nous assistons peut-être et paradoxalement à
un curieux processus de détéchnicisation de la technique
dont un autre indice pourrait être fourni par l'apparition
du phénomène également paradoxal mais étroitement
lié à l'univers technique moderne d'accident programmé.
9. Dans cette incapacité à imaginer les implications
véritables de ce que, par ailleurs, nous savons faire, ce
décalage entre savoir (savoir-faire) et comprendre ce que
nous faisons, gît le danger majeur qui est en définitive
l'inaptitude à la peur : « Nous sommes des analphabètes
de la peur », écrit Anders. Or l'absence de peur est
la source de l'irresponsabilité. Dans les conditions actuelles
du développement de la technique, l'irresponsabilité
se rencontre à tous les niveaux, y compris les plus élevés,
de la hiérarchie sociale : il ne s'agit pas là d'une
imputation d'ordre moral mais d'un constat de fait, d'un phénomène
structurel inhérent au décalage prométhéen.
Comme l'écrit Anders :
Il se peut que certains en sachent plus que d'autres sur la bombe,
et même beaucoup plus. Mais quelles que soient nos connaissances,
aucun d'entre nous ne dispose d'un “ savoir " qui serait
à la mesure de ce que pourrait être une guerre atomique
le général et le président n'en savent pas
plus que le fantassin et l'homme de la rue. Car le décalage
entre savoir et comprendre ne tient aucun compte des personnes ni
du rang qu'elles occupent dans la société. Aucun de
nous ne fait exception. Ce qui signifie que, dans ce domaine, personne
n'est compétent et que l'apocalypse est donc, par essence,
entre les mains d'incompétents (op. cit., p. 301).
Il n'est pas impossible que cette atmosphère déprimante
de cynisme généralisé, qui a son modèle
dans les sphères supérieures du pouvoir et de la société,
et qui est si souvent dénoncée comme constitutive
du cadre d'existence de l'homme moderne, trouve en définitive
sa source dans ce décalage que le développement accéléré
de la Technique promeut mécaniquement comme une forme normale
de la vie à tous les niveaux.
10. Le deuxième volet de la critique que fait Anders de
l'univers technique moderne s'exprime dans le concept de honte prométhéenne.
La honte prométhéenne est le sentiment typique de
l'homme dévasté, au stade de la deuxième révolution
industrielle. En même temps, ce sentiment doit être
tenu, en parallèle avec la logique d'auto-développement
du système technique, comme le principal moteur psychologique
du passage au stade de la troisième révolution industrielle,
encore à peine amorcé de nos jours mais de plus en
plus sensible à une multitude d'indices.
Par « honte prométhéenne », Anders vise
une émotion proprement sidérante : celle qui s'empare
de l'homme moderne lorsqu'il prend conscience qu'en tant qu'être
naturel, il se situe désormais très en dessous de
ses propres productions techniques. Et s'il leur est tellement inférieur,
c'est que contrairement à elles, il ne relève pas
lui-même, à l'origine, du processus de fabrication
intégralement rationalisé qui leur a donné
naissance. La honte prométhéenne est donc avant tout
honte de son origine, honte de devoir son être et sa nature
à une origine qui ne relève pas elle-même d'un
processus technique.
Anders écrit :
[On] a honte d'être devenu plutôt que d'avoir été
fabriqué. [On] a honte de devoir son existence - à
la différence des produits qui, eux, sont irréprochables
parce qu'ils ont été calculés dans les moindres
détails - au processus aveugle, non calculé et ancestral
de la procréation et de la naissance. Son déshonneur
tient donc au fait d'“ être né ", à
sa naissance qu'on estime triviale (exactement comme le ferait le
biographe d'un fondateur de religion) pour cette seule raison qu'elle
est une naissance. Mais si on a honte du caractère obsolète
de son origine, on a bien sûr également honte du résultat
imparfait et inévitable de cette origine, en l'occurrence
soi-même. (op. cit., p. 38)
Bien que, comme le dit Anders, la honte prométhéenne
constitue, en un certain sens, le renversement de la fierté
prométhéenne qu'on peut situer comme l'origine anthropologique
de l'aventure technique dans laquelle s'est engagée l'humanité,
on ne peut toutefois s'empêcher de penser que cette honte
comme cette fierté participe du même noyau d'exigence
: la revendication de soi comme liberté absolue. Si la fierté
prométhéenne témoignait de l'exigence toujours
mieux remplie d'une appropriation intégrale des conditions
de sa propre existence, la fierté d'une humanité autocréatrice
qui ne doit rien aux Dieux, la honte prométhéenne
relève de la conscience que quelque chose, in fine, forme
un résidu intolérable qui fait obstacle à cette
entreprise de maîtrise intégrale : notre propre origine,
notre « être né » lui-même non technique.
11. Pour Anders, ce qui s'amorce dans le passage à la troisième
révolution industrielle, c'est le souci de liquider ce résidu.
Ellul, dans La technique ou l'enjeu du siècle, insistait
sur l'inéluctabilité, inscrite dans le système,
d'une transformation de l'homme, âme et corps, pour l'adapter,
moyennant l'intervention de nouvelles techniques, aux exigences
d'un univers intégralement technicisé. Anders voit
s'amorcer le même processus mais il le pense autrement, il
l'éclaire sous une autre lumière en introduisant une
médiation supplémentaire qui fait trop souvent défaut
dans les premiers ouvrages d'Ellul : la volonté humaine,
ses mobiles et ses projets consciemment et énergiquement
revendiqués, fussent-ils, à l'instar de l'ivrogne
de Spinoza qui croit librement désirer son pinard, secrètement
déterminés. Personnellement, et tout en m'empressant
de préciser que je ne prétends pas maîtriser
intégralement l'œuvre d'Ellul et que certains éléments
ont pu m'échapper, il m'a toujours paru que la grande faiblesse
de son analyse résidait en ce point où il s'agit de
penser l'exacte articulation entre le système et le sujet
humain. Ellul me semble avoir manqué le problème de
la médiation, lorsqu'il s'agissait d'appréhender non
pas simplement l'aliénation du sujet par le système,
en tant qu'effet en quelque sorte mécanique du développement
du système, mais les phénomènes absolument
essentiels d'appropriation subjective ou si l'on veut d'intériorisation
des valeurs techniques secrétées par le système
et leur transformation en « volonté » assumée
sans plus de problèmes, revendiquée même, par
le sujet. De ce point de vue, les analyses d'Anders, qui au contraire
mettent plus particulièrement l'accent sur cet aspect, me
paraissent non pas contradictoires mais bien plutôt complémentaires,
de façon très satisfaisante, de celles d'Ellul à
la même époque.
12. La honte prométhéenne ne s'exprime pas seulement
dans les tentatives d'avant-garde pour dépouiller le vieil
homme et construire techniquement l'homme nouveau, entièrement
technicisé, dans ces laboratoires de l'extrême modernité
que sont, pour moderniser l'exemple pris par Anders (et aussi Ellul),
les centres de formation des spationautes, ces héros de la
Technique et tout aussi bien, de nos jours, les centres d'entraînement
des sportifs de haut niveau, pour ne pas parler des cauchemardesques
soldats des armées professionnalisées et hyper-technicisées
d'aujourd'hui et de demain. Elle s'exprime aussi dans les démarches
les plus quotidiennes de l'homme du commun (vivement encouragé
par la pub et les media). C'est l'occasion pour Anders de pointer
très exactement la mutation ontologique enveloppée
par la technique moderne.
Anders lui-même parle d'axiomes de la nouvelle ontologie
technicienne. Je me suis efforcé d'en dresser l'inventaire
systématique.
Premier axiome :
Seul ce qui est techniquement produit, ce qui est produit selon
les normes et les critères de l'ingénierie technique,
dispose d'une véritable perfection ontologique, d'une véritable
perfection d'être. Les êtres « naturels »,
non techniquement produits, occupent, dans la hiérarchie
ontologique, une position inférieure et sont d'une moindre
dignité. L'ontologie de la Technique renverse la hiérarchie
traditionnelle (disons aristotélicienne) entre nature et
artefact.
Deuxième axiome :
Dans l'univers technique, l'être vrai, la véritable
réalité, appartient au produit de série. Dans
une intéressante digression sur la photographie, Anders écrit
:
Si l'on se demande qui, du modèle ou de la reproduction,
est réel - “ réel " au sens économique
, la réponse est la reproduction, la marchandise de série.
Car le modèle n'existe que pour être reproduit.
La marchandise est d'autant plus réelle qu'elle est vendue
à un plus grand nombre d'exemplaires, des exemplaires dont
le modèle n'est à son tour réel que du fait
qu'il rend possible, de par sa qualité de modèle,
la "réalisation " d'une vente optimale de ses reproductions.
Si l'économie avait développé une ontologie,
c'est-à-dire une doctrine de l'être tel qu'il apparaît
aujourd'hui dans la perspective de la production et de la vente,
son premier axiome aurait sans doute été : "
La réalité est le produit de la reproduction ; l'Etre
ne se dit d'abord qu'au pluriel, en tant que série "
et sous sa forme inversée : " Une fois n'est pas coutume
; ce qui n'a lieu qu 'une fois n'est pas ; ce qui se dit au singulier
appartient encore au non-être" (op. cit., p. 205).
Cette ontologie sérielle de la technique n'est pas sans
conséquences pratiques : dans le monde dominé par
la technique, il est urgent de « réduire » la
singularité de l'être naturel (il faut entendre par
là non seulement les êtres naturels au sens propre
du terme, comme les personnes ou les paysages, mais également
les productions « naturelles » i-e émanant de
la libre subjectivité, des êtres naturels, comme les
œuvres d'art : sur ce point Anders s'inscrit dans la même
optique que son cousin W. Benjamin, analyste du déclin de
l'œuvre d'art à l'époque de sa reproduction industrielle),
et de la sérialiser autant que possible. Cette urgence se
développe universellement en tant qu'attitude existentielle
généralisée observable aux plus humbles niveaux
de la vie quotidienne. Elle s'inscrit dans les structures mêmes
de la sensibilité, elle devient la modalité la plus
générale de notre rapport à l'Etre.
Troisième axiome :
Ce qui n'est pas exploitable n'est pas. Il n'est guère besoin
d'insister sur cet axiome qui reconduit l'analyse heidegerienne
de la Technique comme arraisonnement généralisé
de l'Etre et pro-vocation systématisée non seulement
des réalités naturelles mais de la réalité
humaine elle-même :
Notre époque, écrit-il, démontre avec une
clarté suffisante que tout, absolument tout, peut - en fonction
du contexte économique - être condamné à
une telle non-valeur et devenir ainsi un résidu à
éliminer : des hommes aussi bien que des déchets radioactifs.
Comparée à l'existence respectable des produits finis
fabriqués en série qui sont prévus pour apaiser
les besoins (ou qui " prévoient " eux-mêmes
paisiblement ces mêmes besoins), la nature comme Tout ne relève
pas, aux yeux des ontologues de l'économie - et ce malgré
son immensité - du domaine de la prévision, du domaine
de ce qui pour eux constitue la " Providence ". Pour eux,
la nature était seulement une chose contingente avant qu'ils
lui donnent " être " et " valeur " en
en faisant la matière première de leurs produits.
Mais " être " et " valeur "ne lui ont
été donnés qu'à titre d'avance sur les
produits qu'on tirera d'elle. Ce qui, en revanche, n'est absolument
pas rentable dans la nature, les fragments que non seulement le
producteur ne peut pas utiliser mais qu'il ne peut pas non plus
éliminer, le surplus de l'univers (comme la voie lactée,
par exemple), tout cela constitue à ses yeux - pour autant
qu'il en tienne compte - un scandale métaphysique, un amas
de matériaux que rien ne peut justifier, un amas de matériaux
installés là sans la moindre raison et que seule peut
expliquer l'incompétence commerciale du cosmos (op. cit.
p. 210).
13. Ici, naturellement, on repère un certain flottement
dans l'analyse, flottement extrêmement préjudiciable,
en règle générale, aux discours critiques sur
la Technique. Anders parle d'une ontologie de l'Economie. Est-ce
donc l'économie qui est en cause ou la Technique ?
En l'absence d'analyse établissant clairement que l'Economique
institue le rapport spécifique à l'Etre qui est aujourd'hui
le sien en vertu de sa propre soumission aux exigences de la Technique,
autrement dit que ce que nous visons très généralement
sous l'expression « avènement de d'Economie de marché
» relève historiquement d'un processus de technicisation
de l'économique, la critique de la modernité technique
continuera de reposer sur des bases théoriques incertaines
et de se heurter aux objections convenues.
En particulier il ne sera jamais bien clair si c'est la révolution
économique qui a suscité la technicisation du monde
ou le triomphe des valeurs techniques qui commande y compris les
pratiques économiques. Dans la première hypothèse,
la critique spécifique de la technique se voit inévitablement
déboutée au profit d'une critique du système
économique, seul responsable de tous les maux et la «
technophobie » n'apparaît plus que comme le soupir de
la créature accablée, incapable de comprendre l'origine
réelle de sa misère, en même temps qu'une critique
convenablement réorientée vers son véritable
objet (l'infrastructure économique et le mode de production)
laisse intacte la technique comme promesse de bonheur dans un monde
à venir économiquement réformé. Ce fut
l'orientation fondamentale du messianisme marxiste.
Quatrième axiome :
L'univers technique constitue un système intégré
en auto-développement. Son ontologie est une ontologie de
l'interdépendance, de l'interconnexion. Analyse familière
aux lecteurs d'Ellul. Anders aborde le problème sous l'angle
du consommateur mais c'est bien la dynamique d'ensemble d'un système,
la logique interne de son développement, qui sont visées.
La technique constitue un monde complet dont chaque élément
appelle tous les autres, de sorte que nous ne saurions vouloir conserver
l'un de ces éléments sans vouloir par là-même
tous les autres qui constituent autant de conditions de possibilité
de l'existence même du premier. Sans doute est-il légitime,
à tous points de vue, de « vouloir » les progrès
(bien réels) de la médecine moderne. Mais il est impossible
de « vouloir » ces progrès sans « vouloir
» du même coup une foultitude de techniques (pas seulement
matérielles), et à la vérité, tout un
« monde » technicisé, sans lesquels ces «
progrès » sont inconcevables en théorie autant
qu'inapplicables en pratique. Bref, l'«être» de
ces progrès n'est pas un être autonome, et cela rend
particulièrement problématique la possibilité
pour l'homme moderne d'opérer de véritables choix
discriminants.
Cinquième axiome :
Dans l'univers technique « les moyens justifient les fins
». Anders pointe ici le statut ontologique de toute chose
dans un univers globalement dépourvu de fins ultimes. Le
couple moyen-fin est soumis dit-il à un « processus
de dégénérescence ». A quelle fin produisons-nous
tout ce que nous produisons ? Ce n'est pas que la question n'a pas
de réponse, c'est qu'elle est incongrue. C'est une question
interdite. Car la poser conduirait à dévoiler au grand
jour l'inanité réelle des « fins » servant
seulement à justifier la production des moyens, à
leur fournir une « raison d'être ». L'idée
même de fin, de fin ultime et en soi, est devenue indécente,
au point que les anciennes fins elles-mêmes sont sommées
de se justifier à leur tour en tant que moyens, de prouver
qu'elles peuvent « servir comme moyens ». Je le cite
:
Il arrive souvent (et dans tous les pays, car cette évolution
est générale) qu'on essaie de justifier l'existence
de choses qui étaient autrefois considérées
comme des fins en montrant qu'elles peuvent également être
considérées comme des moyens et faire leurs preuves
en tant que tels : comme des moyens assurant une fonction simplement
hygiénique, par exemple, ou encore des moyens qui entraînent
ou facilitent l'acquisition ou la production d'autres moyens. (Il
en va ainsi des loisirs et de l'amour; et même de la religion.)
Bien qu'évidemment ironique, le titre du petit livre américain
Is sex necessary ? est à cet égard symptomatique.
Ce qui ne se laisse pas identifier comme moyen se voit interdire
l'accès à l'univers actuel des choses. Parce qu'elles
ne sont pas des moyens, on considère que les fins sont sans
finalité. En tout cas, les fins en tant que telles. Elles
sont sans finalité mais peuvent aussi, comme nous l'avons
dit, fonctionner comme des moyens. Et même parfois les moyens
par excellence dans la mesure où elles se révèlent
être de parfaites médiations pour les moyens proprement
dits, de parfaites médiations pour les rendre vendables,
par exemple. La finalité de la fin peut très bien
être aujourd'hui de faire office de moyen pour les moyens
proprement dits. C'est un fait avéré dont la formulation
n'est paradoxale que parce qu'il est lui-même un paradoxe.
14. J'aborde à présent le dernier volet de la réflexion
de Anders dans son livre et cette réflexion porte sur le
Mal. S'agissant de la figure moderne du mal, celle qui surgit à
l'horizon d'un monde dominé par la technique, Anders forge
l'expression d'« Innocence du mal ». Dans un essai figurant
dans le deuxième volume du livre et publié à
part, dans la revue Conférence (1999), intitulé la
« désuétude de la méchanceté »,
Anders évoque une autre forme d'obsolescence, celle de situations
où il suffisait de combattre des « méchants
» clairement identifiables comme cause du mal pour bannir
le mal. Dans un monde intégralement technicisé, il
ne s'agit plus de méchanceté ni de perversité
mais d'un ennemi plus redoutable : l'innocence du mal. Curieusement,
cette expression d'innocence du mal n'est, bien sûr, pas sans
faire immédiatement penser à celle que forgera quelques
années plus tard son ex-épouse Hannah Arendt, à
l'occasion du procès d'Eichmann à Jérusalem
: la banalité du mal. Cette innocence du mal fleurit sur
le terreau de la structure technique du monde. Elle a certainement
à voir avec le décalage prométhéen que
nous évoquions plus haut et la promotion généralisée
de l'irresponsabilité que ce décalage enveloppe. Mais
elle a aussi à voir, plus généralement, avec
l'organisation globale de l'existence en milieu technicisé,
avec la technicisation des conditions d'existence à tous
les niveaux, à commencer par le niveau professionnel. Sur
ce terreau, le mal surgit comme effet quasi mécanique dont
l'explication ne requiert le recours à aucun mobile psychologique
particulier. Je terminerai en lisant à ce propos un dernier
texte de Anders qui se passe de tout commentaire :
Aussi horribles que soient les crimes totalitaires, qui les regarderait
avec étonnement comme des blocs erratiques égarés
dans notre époque s'interdirait par là même
de les comprendre, parce que ces crimes perdent toute réalité,
du moins toute réalité compréhensible, dès
lors qu'on les considère comme des faits isolés. On
ne peut comprendre ces crimes qu'à partir du moment où
on les envisage dans leur contexte, c'est-à-dire quand on
se demande à quel type d'action ils correspondent, à
quel modèle d'activité ils se conforment. La réponse
est que, dans la situation où ils les ont commis, leurs auteurs
- du moins bon nombre d'entre eux - ont fondamentalement adopté
le comportement auquel ils avaient été conditionnés
par l'entreprise, auquel celle-ci les avait habitués. Cette
affirmation peut bien sûr sembler choquante. Il est sans doute
inévitable qu'elle soit tout d'abord mal comprise, car il
n'existe pas d'entreprise (du moins parmi celles qui se nomment
“usines" ou “bureaux") où l'on prépare
à tuer en masse ou à torturer. Ce que nous voulons
dire est bien plus trivial […]Il est caractéristique
de l'entreprise en général, du moins de la grande
entreprise telle qu'elle domine aujourd'hui, d'exiger (quelle que
soit la fin qu'elle poursuit) un engagement total de la part de
ceux qui travaillent pour elle ; il est caractéristique,
par ailleurs, de celui qui travaille pour l'entreprise d'“
agir passivement ", de n'avoir aucune part à la définition
des buts de l'entreprise, même si son unique raison d'être
est pourtant de contribuer jour après jour à les atteindre
; de n'être jamais (pour recourir à une formulation
analogue à celle du problème fondamental du marxisme)
" propriétaire " des fins de la production, parce
que ces fins ne le concernent pas. S'il en va ainsi pour lui et
si, par conséquent, il ne connaît pas, n'a pas besoin
de connaître ou ne doit pas connaître la fin de son
activité, il n'a manifestement pas non plus besoin d'avoir
une conscience morale […] S'il existe une " bonne conscience
" dans l'entreprise, elle consiste paradoxalement en la satisfaction
- ou même en la fierté - d'avoir réussi à
déconnecter complètement sa propre conscience morale
de son activité. L'ouvrier d'usine ou l'employé de
bureau qui refuserait de continuer à collaborer à
la bonne marche de l'entreprise en alléguant que ce qu'elle
produit est en contradiction avec sa conscience morale ou avec une
loi morale universelle, ou bien que l'utilisation de ce produit
est immorale (du moins qu'elle peut l'être), celui-là
passerait dans le meilleur des cas pour un fou et ne tarderait pas
à subir en tout cas rapidement les conséquences d'un
comportement aussi extravagant. Tandis que le travail en tant que
tel est considéré en toutes circonstances comme "
moral ", sa fin et son résultat sont considérés
dans l'acte même du travail - c'est l'un des traits les plus
funestes de notre époque - comme fondamentalement "
neutres au regard de la morale ". Quel que soit le travail
que l'on fait, le produit de ce travail reste toujours “ par
delà le bien et le mal ". Toute caractérisation
non nihiliste du produit du travail passe aujourd'hui pour un mensonge.
En tout cas - et c'est là que culmine le caractère
funeste de l'époque -, le travail lui-même n'a pas
d'odeur. Il est psychologiquement inadmissible que le produit à
la fabrication duquel on travaille, fût-il le plus répugnant,
puisse contaminer le travail lui-même. Le produit et sa fabrication
sont, moralement parlant, coupés l'un de l'autre. Le statut
moral du produit (le statut des gaz toxiques ou celui de la bombe
à hydrogène, par exemple) ne porte aucun ombrage à
la moralité du travailleur qui participe à sa fabrication.
Peu importe qu'il sache ou non ce qu'il fait, il n'a pas besoin
d'une conscience morale pour le faire. Comme nous l'avons déjà
dit, c'est l'“absence de conscience morale " qui règne
dans l'entreprise. L'entreprise est le lieu où l'on crée
le type de l'homme “ instrumentalisé et privé
de conscience morale". C'est là que naissent les conformistes.
Il suffit qu'un représentant de ce type d'homme soit placé
dans un autre domaine d'activité, dans une autre “
entreprise ", pour que soudain - sans pourtant se transformer
du tout au tout - il devienne monstrueux ; pour qu'il nous remplisse
soudain d'effroi ; pour que la suspension de sa conscience morale,
qui était pourtant déjà un fait accompli, revête
soudain l'aspect d'une pure absence de conscience morale, et la
suspension de sa responsabilité celui d'une pure " moral
insanity ". Tant que nous ne voyons pas cela, nous ne voyons
pas que l'entreprise actuelle est le creuset, le modèle de
ce type de travail qui exige notre mise au pas, et nous restons
incapables de comprendre la figure du conformiste contemporain et
le cas particulier de ces hommes “entêtés "
qui refusaient, dans les procès évoqués plus
haut, de se repentir ou seulement d'accepter la responsabilité
des crimes auxquels ils avaient effectivement “ collaboré
". Qu'on ne se méprenne pas. Rien n'est plus étranger
à l'auteur que l'idée qu'il faille ici “ comprendre
pour pardonner"; rien ne peut lui être plus étranger,
puisqu'il ne doit lui-même qu'à un pur hasard de ne
pas avoir été comme les siens victime de ces hommes.
Ce qu'il veut montrer, c'est bien plutôt que ces crimes, ayant
pour base l'“instrumentalisation " qui caractérise
le mode de travail actuel, correspondent de la façon la plus
étroite à l'essence de l'époque contemporaine
(op. cit., p. 320 sq).
_________________
[1] C'est à l'époque de Weimar où, grâce
à l'appui de Brecht, il travailla comme journaliste-essayiste,
que Gunther choisit le pseudonyme d'Anders, qui connotait l'altérité
(ander = autre), l'indépendance voulue vis à vis de
toute institution.
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